Figuration, projection et géométrie :
Thalès l’actionniste de Gizeh
La géométrie est-elle de l’ordre de la mimésis
De façon à compléter les fragments déjà donnés ici sur l’appareil projectif, j’ai travaillé sur les
origines de la géométrie et le sens du geste de Thalès mesurant la pyramide de Kheops. Le livre
de Michel Serres Les origines de la géométrie, typique des pièges du récit littéraire en matière
de science, participe de la confusion entre la géométrie et la perception mimétique de l’espace.
L’espace directement perceptible dans lequel nous vivons n’est tridimensionnel que par la
médiation d’une abstraction : le point. Fertile pour la mathématisation du monde, cette
abstraction n’est pas indispensable à sa connaissance1. La géométrie a évolué d’une science
des figures à une science de l'espace, puis d’une science de l'espace physique à une science
abstraite de l'espace fondée sur les transformations. Lorsqu'il affirme : « Pour comprendre les
événements du plan, les graphes et l’écriture, il faut bien s’élever vers une nouvelle
représentation dans l’espace à 3 dimensions : toute cette histoire de Thalès se développe en
effet devant ou dans des corps volumineux dont on ne peut jamais obtenir une complète
représentation parce que les divers plans projetés dessinés ou écrits ne montrent jamais que
des profils partiels difficiles à déchiffrer.2 » Serres ne voit pas, dans la démarche de Thalès, la
mise en place d’une abstraction efficace : la figure géométrique pensée indépendamment de
tout référent concret. Cette abstraction a permis à la pensée grecque de parvenir à une
description complète, par le langage, non d’un objet mais d’une idéalisation.
Serres ancre les origines de la géométrie dans l’agriculture, qui, selon lui, a pour départ une
terre dévastée par le feu ou le retrait d’un fleuve. Cette table rase n’est pas convaincante, toute
friche revit vite. Le contrôle d’un territoire n’est pas une question d’espace mais de maîtrise du
temps. L’agriculture invente le fruit décalé du labeur, une nouvelle temporalité : travailler
aujourd’hui pour récolter demain. Tracer, griffer, repérer ont des origines très primitives, le
marquage du territoire a précédé l’agriculture. On imagine le chasseur cassant des branches ou
disposant des pierres pour informer ses compagnons. La relation que l’on peut établir entre la
naissance de l’agriculture - événement qui, comme tel, ne connaît ni commencement ni acte
fondateur - et une protogéométrie passe par la médiation des besoins de gestion des récoltes et
des terres. C’est le besoin d’abstraction d’appareils politiques naissant en Mésopotamie, en
Egypte, qui est à l’origine des protomathématiques.
A propos de L’origine de la géométrie
Suivant un conseil de Jean-Louis Déotte, je suis passé par une lecture de L’origine de la
géométrie de Husserl, un incontournable de la question du sens en mathématiques. Dès les
années 30, l’impossibilité de fonder les mathématiques sur elles-mêmes est devenue une
évidence. Le problème du fondement doit être posé à l'extérieur des mathématiques3, en les
reconnaissant comme partie du monde, comme émergentes de notre rapport avec le monde.
Une recherche des fondements des mathématiques et de la logique, qui questionne le monde
1 Voir à ce propos, P.Feyerabend : Dialogues sur la connaissance. Seuil, Paris 1996.
2 M.Serres : Les origines de la géométrie. Flammarion, Paris, 1993 p 202.
3 L’affirmation : « Le critère de ce qui est mathématique se situe au sein des mathématiques, celui de la logique, dans la
logique, celui de l’éthique, au sein de l’éthique, etc. » [E.Husserl : La philosophie comme science rigoureuse. Epiméthée
PUF, Paris 1989 p 67] n’est pas évidente pour les mathématiques. Le besoin, établi par Gödel, systématisé par Tarski (ce
dernier étant critiqué par Wittgenstein) de recourir à un langage de niveau supérieur pour traiter des questions de sens
débouche in fine sur le langage naturel. En conséquence, il n’y a pas de langage formel sensé sans langue naturelle. Le
critère de ce qui est mathématique ne se situe pas « au sein des mathématiques », mais est défini par la communauté des
mathématiciens.
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sous l’angle de son intelligibilité, est au centre du projet philosophique de la phénoménologie
transcendantale de Husserl. L’origine de la géométrie est à la fois une illustration et un
aboutissement de cette démarche : « interroger, dans une question en retour, le sens originaire
de la géométrie qui nous est livrée et ne cesse d’avoir cours avec ce sens même.4 ». A contre-
courant des mathématiques de son temps (Hilbert, Bourbaki naissant, etc.). Husserl critique les
démarches purement axiomatiques : « L'évidence originaire ne peut pas être interchangée avec
l'évidence des « axiomes » ; car les axiomes sont principiellement déjà les résultats d'une
formation de sens originaire et ont cette formation elle-même toujours déjà derrière eux.5 » Vers
la fin de son texte, il souligne que :
« Il est d’avance évident que ce genre nouveau sera un produit qui naît d’un acte spirituel
d’idéalisation, d’un penser « pur » qui a son matériel dans les pré-données universelles déjà
décrites de cette humanité et de ce monde environnant humain factice et crée à partir d’eux des
objectivités idéales.
Le problème serait alors, dans un recours à l’essentiel de l’histoire de découvrir le sens
d’origine historique qui a pu et dû nécessairement donner à tout le devenir de la
géométrie son sens de vérité persistant.6 »
Dans la conclusion de la philosophie comme science rigoureuse Husserl décrite le but qu’il
poursuit : « De par sa nature, la philosophie est la science des vrais commencements, des
origines, [ … ] Or, puisqu’elle remonte à ce qui est le plus absolument originaire, il est de
l’essence de la philosophie que son travail scientifique s’effectue dans le domaine de l’intuition
directe ; et le plus grand progrès que puisse accomplir notre époque sera de reconnaître que
l’intuition philosophique bien comprise, c'est-à-dire l’appréhension phénoménologique des
essences, ouvre un champ illimité de travail, et donne le jour à une science qui, sans la moindre
méthode recourant aux mathématiques et à la symbolisation indirecte, sans l’appareil déductif et
démonstratif, parvient à une profusion de connaissances absolument rigoureuses et décisives
pour toute philosophie à venir.7 »
Un retour à Husserl se justifie, ne serait-ce qu’en raison des critiques du formalisme apparue
dans les développements des mathématiques théoriques postérieurs à son texte. Les
conséquences tangibles des résultats de Gödel8 ont mis du temps à être percées. Les trois
théories au cœur de la logique mathématique du 20ème siècle (Théories de la Démonstration, des
Ensembles, des Modèles) ont su démontrer leur propre limite. Il y a un retour au sens et au
support de l'intuition en mathématiques. Cette remise en cause d’un certain logicisme souligne le
rôle constitutif irréductible de l'espace et du temps dans notre représentation des phénomènes,
et entraîne un retour à la géométrie qui n’est plus réduite à une application de l’algèbre.
Différents groupes de recherche s’appuient sur la phénoménologie pour développer les sciences
cognitives9. Le groupe de travail « Geo-Co »10 s’est donné pour objectif d’intégrer certaines
descriptions développées par Husserl aux analyses cognitivistes actuelles, de les modéliser
mathématiquement pour les naturaliser. Il n’est pas étonnant que, dans une tentative de
rechercher l’esprit sans recourir à l’idée pure, tout un courant des sciences cognitives se
reconnaisse dans une phénoménologie. Je ne suis pas convaincu qu’une reprise, sur des bases
4 E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962. p 173.
5 E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962. p 192.
6 E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962. p 212 souligné par Husserl.
7 E.Husserl : La philosophie comme science rigoureuse. Epiméthée PUF, Paris 1989. P 85.
8 C’est à dire des conséquences qui ne soient ni catastrophistes (rien n’est fondé tout est relatif) ni exagérément optimistes
(cela ne change rien). On sait, par exemple, qu’il ne peut exister un programme d’ordinateur capable de déterminer si
d’autres programmes évitent les boucles infinies.
9 Citons en particulier les travaux P. Vermersch au CNRS et dans le cadre de l’association GREX.
10 L’atelier Géométrie et Cognition (GEO-CO) de l’Ecole Normale Supérieure (G. Longo, B. Teissier, J. Petitot) a évolué dans
la nouvelle équipe "Complexité et information morphologiques" (CIM), Laboratoire d'Informatique de l'ENS.
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naturalistes (physico-mathématiques et neuro-cognitives), des descriptions héritées de la
phénoménologie soit pleinement fidèle à la pensée de Husserl qui a toujours combattu la
naturalisation de la conscience.
Le sens d'un objet ou d'une opération mathématique est un concept flou que l'on ne peut étudier
que par un discours renvoyant à d'autres concepts flous. Si les mathématiques se prêtent à une
interprétation univoque c’est en s’éloignant du sens par la formalisation. On n’accède à la
rigueur absolue qu’en éliminant la signification : l’absolue rigueur n’est possible que dans et par
l’insignifiance. Si la logique formelle ne traite pas du sens, ce dernier n’est pas totalement absent
de son mouvement même. En mathématique, on opère pratiquement toujours dans une situation
semi-formalisée : même quand l’explicitation est purement logique, le mathématicien pense le
sens. Cette présence du sens, dans toutes les manipulations, même formelles, est source de
contaminations mutuelles11. On voit mal comment, compte tenu de sa fragilité, le sens, au moins
au niveau ou les mathématiciens sont susceptibles de s’en saisir peut se maintenir au travers
d’une longue chaîne d’enchaînements logiques de façon suffisante pour qu’il soit concevable d’y
revenir en remontant la chaîne. Seul un sens radicalement transcendantal, et c’est bien ce dont
traite Husserl, peut survivre. Mais saisi à ce niveau, il devient un objet étranger à toute science
réalisée.
Selon Husserl, qui oppose la passivité à la réactivation12, le processus de création ultérieur se
fonde en particulier sur la réactivation de la fondation / origine. Il parle du ressouvenu, de re-
compréhension comme condition du partage. Cette idée est fondamentale pour ceux qui
étudient les mécanismes de la création. La production, devenue reproduction, est première dans
la transmission. Ce n’est pas la découverte qui est transmissible, mais le ressouvenu de la
découverte, sa reproduction (dont la démarche diffère de la démarche initiale). C’est
probablement dans cet écart qu’il faut rechercher les sources de la créativité. La découverte
s’esquisse dans des couches enfouies de notre pensée, elle se fait dans une passivité qui
justement rend nécessaire sa re-fondation active13. Dans le domaine de la technique ou de la
science, cette refondation s’appuie sur une trace, une forme d’écriture.
L’objet dont traite l’argumentation de Husserl est beaucoup plus global : c’est la spatio-
temporalité pure14 (cinématique et mécanique théorique y sont incluses) et il ajoute la nécessaire
présence perdurante des « objets idéaux ». Alors, l’être-là de la géométrie est-il la sensibilité a
priori, et Husserl ajoute-t-il quelque chose à Platon ou Kant ? Pourquoi, alors qu’il dit que c’est
bien son sujet, laisse-t-il la spatio-temporalité comme une sorte d’arrière plan ? En centrant son
texte exclusivement sur une géométrie (étendue) veut-il lui conférer une sorte de monopole de la
science de la spatio-temporalité ?
Husserl fait, à plusieurs reprises, référence à Galilée, parlant même (du moins dans la traduction
de Derrida) de « géométrie galiléenne », formule que je n’ai jamais lue ailleurs. S’il est possible
d’invoquer une géométrie galiléenne c’est autour du concept d’indivisibles développé par
Cavalieri (un élève de Galilée). Pour la Renaissance, dans le prolongement d’Euclide, le point,
qui ne peut être divisé en parties, est à l’origine de tout. Il engendre la ligne, qui compose la
figure du géomètre euclidien ou délimite la surface du peintre. La construction géométrique a
priori est la règle générale d’approche de tout objet visé dans la nature ou dans l’art. Le disegno
qui naît géométrique se transforme pour se rapprocher de l’agencement du réel. Plus qu’une
11 H.Lefebvre « Logique formelle et logique dialectique », Terrains, Ed. Sociales, Paris 1982. étudie le rapport forme/contenu
en logique. Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, Socrate est mortel : il faut une
solide indifférence à l’humain pour prétendre que ce syllogisme, probablement le plus cité, n’est qu’une instance
particulière de A est un B, tous les B ont la propriété C, donc A a la propriété C.
12 E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962 p 194.
13 Selon moi, mais cela ne semble pas le cas dans les quelques documents que j’ai lu, c’est cette partie du texte de Husserl
qui devrait interpeller les cogniticiens.
14 E. Husserl : L'origine de la Géométrie PUF Paris 1962 p 174.
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simple ligne, il est et représente, pour Vasari, la pensée qui donne lieu au contour : l’idée qui naît
par le designo est indissociable de la mise en forme15. Cavalieri considère une ligne comme une
accumulation de points, un plan comme une accumulation de droites et l'espace comme une
accumulation de plans mais, s’écartant des principes d'Euclide, il suppose, pour les points une
certaine étendue "indivisible", pour les droites une certaine "largeur" et pour les plans une
certaine "épaisseur", ces grandeurs étant inaccessibles dans leur petitesse, mais non
absolument nulles16. Torricelli (lui aussi élève de Galilée) explore cette méthode. Voulant la
rendre plus accessible et la débarrasser des paradoxes, il la modifie complètement. Ses
indivisibles ne sont plus des vraies lignes, mais des lignes épaisses (trapèzes d'épaisseur
infinitésimale). Pascal qualifie de méthode des indivisibles la méthode à l’œuvre dans son Traité
de la roulette (cycloïde), mais ses « indivisibles » ne sont ni ceux de Cavalieri, ni ceux
deTorricelli et Roberval. Dans ce livre, premier traité de calcul intégral, les objets mathématiques
sont les deux côtés évanouissants du trapèze, le côté droit (qui intervient dans les calculs
d’aires) et le côté oblique (pour calculer les chemins). La méthode des indivisibles, disparaîtra
rapidement pour laisser la place au calcul différentiel et intégral de Leibniz et Newton. Elle n’en
reste pas moins une des manifestations des transformations profondes de la perception de
l’espace et du temps qui intervient à la Renaissance. La compréhension des « idéaux » sur
lesquels se fonde la géométrie est transformée et ouvre à la modernité. Un ensemble de
questions théoriques sera reposé, à partir de la mécanique, à la fin du 19ème siècle avec
l’affirmation des géométries non euclidiennes.
Pour Husserl, Galilée est le fondateur de la science moderne. « C’est Galilée qui, le premier, on
le sait, a franchi de la manière la plus nette, cette étape décisive pour la connaissance de la
nature qui conduit de l’expérience naïve à l’expérience scientifique, des notions courantes et
floues aux concepts scientifiques.17 » Dans la science moderne les découvertes se font en
dérivant une hypothèse de certaines expériences et en cherchant ensuite à montrer
déductivement que l'hypothèse posée concorde avec d'autres expériences. Pour fonder la
physique moderne Galilée se livre à une réduction : « La théorie générale du mouvement
d’Aristote n’a pas été réfutée, elle a disparu de l’astronomie et de la physique mais a continué à
soutenir la recherche en électricité et en biologie et, plus tard, en épidémiologie.18 » Antonio
Nardi, ami de Torricelli et disciple lui aussi de Galilée, exprime de la façon la plus nette le sens
de la science du mouvement fondée par ce dernier : « La science mécanique est de deux
ordres ; soit elle considère le moment [au sens de ce terme dans la dynamique galiléenne] le
mouvement des grandeurs dans l’abstrait, et elle est alors une science authentique et parfaite ;
soit elle applique sa considération aux grandeurs naturelles ou artificielles, et dans ce cas elle
est mélangée et imparfaite.19 » Cette conception des galiléens est confirmée par Torricelli
répondant aux objections des « bombardiers » concernant la validité des trajectoires
paraboliques : « Si, par contre les boulets de plomb, les boules de fer, les pierres ne suivent pas
la relation que nous avons supposée, tant pis pour elles, nous dirons que ce n’est pas d’elles
que nous parlons. ». Les faits qui ne sont pas conformes à la théorie ne la réfutent pas, ils sont
tout simplement écartés, et c’est bien ce programme que mettra en œuvre la physique moderne.
C’est, je pense, à cette vision de la science que renvoie le terme de Husserl géométrie
Galiléenne.
15 J.Ciaravino : Un art paradoxal : la notion de disegno en Italie (XVème XVIème siècles). Esthétiques, l’Harmattan, Paris
2004.
16 Dans les Essais sur la Peinture publiés en 1635 Diderot convoque l'autorité mathématique de la géométrie des indivisibles
de Cavalieri pour justifier la vision du tableau « à la loupe » dans son analyse esthétique.
17 E.Husserl : La philosophie comme science rigoureuse. Epiméthée PUF, Paris 1989 p 38.
18 P.Feyerabend : Adieu la Raison. Seuil, Paris 1987 p 257.
19 Cette citation et la suivante sont extraites de : Ed. par F.De Gand : L’œuvre de Torricelli science galiléenne et nouvelle
géométrie. Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Nice, 1987.
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Husserl, ne dit rien de ce qui se passe quand la géométrie n’est pas étendue mais refondée. La
topologie n’est pas construite au-dessus de la géométrie mais se situe à sa base, elle en forme
le socle dans les géométries modernes. Le mouvement historique concret n’est pas simplement
construction sur la base originaire, mais c’est une démarche d’abstraction croissante. Cette
démarche n’est pas réductible à la recherche d’une origine, elle va dans le sens d’une série de
nouvelles fondations. D’un point de vue purement abstrait on peut imaginer une « géométrie »
directement, et dès son origine, fondée sur la plasticité : le volume infiniment déformable
devenant l’objet fondamental et la topologie précédant la géométrie. Ce n’est pourtant qu’après
un long développement, absolument nécessaire, de l’abstraction mathématique, à partir de
l’activité originaire de tracé, qu’une géométrie d’origine plastique (la topologie) peut venir
concurrencer la géométrie traditionnelle. C’est partant de la double relation avec le langage et
l’expérience directe20 que l’on peut comprendre pourquoi un tel « détour » n’est pas accidentel
mais inévitable. Certains, dont je fais partie, sont prêts à n’attribuer aux « idéaux » comme le
point qu’une certaine contingence historique, liée au mouvement même de la construction
d’abstractions, au travers des nécessités de la vie pratique socialisée (le tracé)21.
Le tracé et le raisonnement calculatoire préexistent à l’arithmétique et à la géométrie grecque.
Fondant les mathématiques en les détachant de la nature et de la facticité, les Grecs ont inventé
les nombres purs et les idéalités géométriques. Ils leur ont conféré un statut particulier et ont
introduit l’idée même de démonstration rigoureuse qui confère au récit, à l’argumentation, une
supériorité intrinsèque sur le calcul ou le tracé. Pour Husserl, la philosophie grecque a fait subir
à l'idée d'humanité une transformation définitive : l'expérience humaine devient avant tout
l'expérience de la pensée et des idées22. Il souligne la singularité de l'expérience historique de la
raison dont notre culture est l'héritière et insiste sur le caractère époqual, qui évoque à la fois la
précarité et l'unicité historique de cette expérience. Dans L’origine de la géométrie il ne dit rien
ou presque d’une origine grecque. Les nombres rationnels et la géométrie euclidienne
entretiennent un rapport étroit avec la raison. Il y a là un ancrage si profond que le
mathématicien contemporain, même s’il est anti-platonicien, n’invente pas mais « recherche » et
« découvre ». L’énoncé canonique d’un problème mathématique est totalement platonicien :
« Soit la CHOSE ON doit établir… ». La CHOSE est là, elle préexiste à l’énoncé, ON doit en
convoquer une instance particulière. Husserl affirme que la géométrie est identique dans la
langue originale d’Euclide et dans toutes les traductions23. Cette affirmation ne s’applique au
sens que dans le cadre de sa conception universaliste, à défaut, le sens ne survit que si l’idéalité
platonicienne trouve un écho dans la langue de traduction, sinon la géométrie se réduit à une
pure forme ou à un procédé technique.
La science n’est pas abordable hors de son « sujet collectif », ce qui limite son traitement par les
philosophies de la transcendance qui n’envisagent que la singularité (qui seule pense) et
l’universalité. Les mathématiques ne sont pas une pratique solitaire mais donnent un rôle
privilégié à l’intersubjectivité. La question du sens est immédiatement celle du partage du sens.
Mais qui partage ? Dès que l’on aborde science et technique, apparaissent des groupes
particuliers. Restreint, le groupe forme une profession, une école, voire s’il s’enferme une
chapelle, La Renaissance voit naître des groupes scientifiques informels, qui s'intitulent
cabinets, académies (France, Italie) ou Collège Invisible (Londres), et vivent de l'apport des
participants, ainsi que parfois de l'appui de mécènes. Tous les grands noms du siècle peuvent
être rattachés à un tel cercle. La correspondance est le grand vecteur de la diffusion des idées
20 Les milieux plastiques réels permettent de modifier et mémoriser la forme, mais ne tolèrent pas d’importantes variations
du volume.
21 Je garde un vieux fond marxiste. Une approche plus philosophique est donnée dans le séminaire présenté par Gilles
Deleuze à Vincennes le 27 février 1979 dans lequel, sur le thème matière-mouvement, il parle de Husserl et de Simondon.
22 E.Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Paris, Gallimard, 1976, p. 352.
23 E.Husserl : L'origine de la Géométrie PUF Paris 1962 p 179.
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