Thalès l`actionniste de Gizeh

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Figuration, projection et géométrie :
Thalès l’actionniste de Gizeh
La géométrie est­elle de l’ordre de la mimésis
De façon à compléter les fragments déjà donnés ici sur l’appareil projectif, j’ai travaillé sur les origines de la géométrie et le sens du geste de Thalès mesurant la pyramide de Kheops. Le livre de Michel Serres Les origines de la géométrie, typique des pièges du récit littéraire en matière de science, participe de la confusion entre la géométrie et la perception mimétique de l’espace. L’espace directement perceptible dans lequel nous vivons n’est tridimensionnel que par la médiation d’une abstraction : le point. Fertile pour la mathématisation du monde, cette abstraction n’est pas indispensable à sa connaissance 1. La géométrie a évolué d’une science des figures à une science de l'espace, puis d’une science de l'espace physique à une science abstraite de l'espace fondée sur les transformations. Lorsqu'il affirme : « Pour comprendre les événements du plan, les graphes et l’écriture, il faut bien s’élever vers une nouvelle représentation dans l’espace à 3 dimensions : toute cette histoire de Thalès se développe en effet devant ou dans des corps volumineux dont on ne peut jamais obtenir une complète représentation parce que les divers plans projetés dessinés ou écrits ne montrent jamais que des profils partiels difficiles à déchiffrer. 2 » Serres ne voit pas, dans la démarche de Thalès, la mise en place d’une abstraction efficace : la figure géométrique pensée indépendamment de tout référent concret. Cette abstraction a permis à la pensée grecque de parvenir à une description complète, par le langage, non d’un objet mais d’une idéalisation. Serres ancre les origines de la géométrie dans l’agriculture, qui, selon lui, a pour départ une terre dévastée par le feu ou le retrait d’un fleuve. Cette table rase n’est pas convaincante, toute friche revit vite. Le contrôle d’un territoire n’est pas une question d’espace mais de maîtrise du temps. L’agriculture invente le fruit décalé du labeur, une nouvelle temporalité : travailler aujourd’hui pour récolter demain. Tracer, griffer, repérer ont des origines très primitives, le marquage du territoire a précédé l’agriculture. On imagine le chasseur cassant des branches ou disposant des pierres pour informer ses compagnons. La relation que l’on peut établir entre la naissance de l’agriculture ­ événement qui, comme tel, ne connaît ni commencement ni acte fondateur ­ et une protogéométrie passe par la médiation des besoins de gestion des récoltes et des terres. C’est le besoin d’abstraction d’appareils politiques naissant en Mésopotamie, en Egypte, qui est à l’origine des protomathématiques.
A propos de L’origine de la géométrie
Suivant un conseil de Jean­Louis Déotte, je suis passé par une lecture de L’origine de la géométrie de Husserl, un incontournable de la question du sens en mathématiques. Dès les années 30, l’impossibilité de fonder les mathématiques sur elles­mêmes est devenue une évidence. Le problème du fondement doit être posé à l'extérieur des mathématiques 3, en les reconnaissant comme partie du monde, comme émergentes de notre rapport avec le monde. Une recherche des fondements des mathématiques et de la logique, qui questionne le monde 1
Voir à ce propos, P.Feyerabend : Dialogues sur la connaissance. Seuil, Paris 1996.
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M.Serres : Les origines de la géométrie. Flammarion, Paris, 1993 p 202.
3
L’affirmation : « Le critère de ce qui est mathématique se situe au sein des mathématiques, celui de la logique, dans la logique, celui de l’éthique, au sein de l’éthique, etc. » [E.Husserl : La philosophie comme science rigoureuse. Epiméthée PUF, Paris 1989 p 67] n’est pas évidente pour les mathématiques. Le besoin, établi par Gödel, systématisé par Tarski (ce dernier étant critiqué par Wittgenstein) de recourir à un langage de niveau supérieur pour traiter des questions de sens débouche in fine sur le langage naturel. En conséquence, il n’y a pas de langage formel sensé sans langue naturelle. Le critère de ce qui est mathématique ne se situe pas « au sein des mathématiques », mais est défini par la communauté des mathématiciens.
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sous l’angle de son intelligibilité, est au centre du projet philosophique de la phénoménologie transcendantale de Husserl. L’origine de la géométrie est à la fois une illustration et un aboutissement de cette démarche : « interroger, dans une question en retour, le sens originaire de la géométrie qui nous est livrée et ne cesse d’avoir cours avec ce sens même. 4 ». A contre­
courant des mathématiques de son temps (Hilbert, Bourbaki naissant, etc.). Husserl critique les démarches purement axiomatiques : « L'évidence originaire ne peut pas être interchangée avec l'évidence des « axiomes » ; car les axiomes sont principiellement déjà les résultats d'une formation de sens originaire et ont cette formation elle­même toujours déjà derrière eux. 5 » Vers la fin de son texte, il souligne que :
« Il est d’avance évident que ce genre nouveau sera un produit qui naît d’un acte spirituel d’idéalisation, d’un penser « pur » qui a son matériel dans les pré­données universelles déjà décrites de cette humanité et de ce monde environnant humain factice et crée à partir d’eux des objectivités idéales.
Le problème serait alors, dans un recours à l’essentiel de l’histoire de découvrir le sens d’origine historique qui a pu et dû nécessairement donner à tout le devenir de la géométrie son sens de vérité persistant.6 »
Dans la conclusion de la philosophie comme science rigoureuse Husserl décrite le but qu’il poursuit : « De par sa nature, la philosophie est la science des vrais commencements, des origines, [ … ] Or, puisqu’elle remonte à ce qui est le plus absolument originaire, il est de l’essence de la philosophie que son travail scientifique s’effectue dans le domaine de l’intuition directe ; et le plus grand progrès que puisse accomplir notre époque sera de reconnaître que l’intuition philosophique bien comprise, c'est­à­dire l’appréhension phénoménologique des essences, ouvre un champ illimité de travail, et donne le jour à une science qui, sans la moindre méthode recourant aux mathématiques et à la symbolisation indirecte, sans l’appareil déductif et démonstratif, parvient à une profusion de connaissances absolument rigoureuses et décisives pour toute philosophie à venir.7 »
Un retour à Husserl se justifie, ne serait­ce qu’en raison des critiques du formalisme apparue dans les développements des mathématiques théoriques postérieurs à son texte. Les conséquences tangibles des résultats de Gödel8 ont mis du temps à être percées. Les trois théories au cœur de la logique mathématique du 20ème siècle (Théories de la Démonstration, des Ensembles, des Modèles) ont su démontrer leur propre limite. Il y a un retour au sens et au support de l'intuition en mathématiques. Cette remise en cause d’un certain logicisme souligne le rôle constitutif irréductible de l'espace et du temps dans notre représentation des phénomènes, et entraîne un retour à la géométrie qui n’est plus réduite à une application de l’algèbre. Différents groupes de recherche s’appuient sur la phénoménologie pour développer les sciences cognitives9. Le groupe de travail « Geo­Co »10 s’est donné pour objectif d’intégrer certaines descriptions développées par Husserl aux analyses cognitivistes actuelles, de les modéliser mathématiquement pour les naturaliser. Il n’est pas étonnant que, dans une tentative de rechercher l’esprit sans recourir à l’idée pure, tout un courant des sciences cognitives se reconnaisse dans une phénoménologie. Je ne suis pas convaincu qu’une reprise, sur des bases 4
E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962. p 173.
5
E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962. p 192.
6
E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962. p 212 souligné par Husserl.
7
E.Husserl : La philosophie comme science rigoureuse. Epiméthée PUF, Paris 1989. P 85.
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C’est à dire des conséquences qui ne soient ni catastrophistes (rien n’est fondé tout est relatif) ni exagérément optimistes (cela ne change rien). On sait, par exemple, qu’il ne peut exister un programme d’ordinateur capable de déterminer si d’autres programmes évitent les boucles infinies.
9
Citons en particulier les travaux P. Vermersch au CNRS et dans le cadre de l’association GREX.
10
L’atelier Géométrie et Cognition (GEO­CO) de l’Ecole Normale Supérieure (G. Longo, B. Teissier, J. Petitot) a évolué dans la nouvelle équipe "Complexité et information morphologiques" (CIM), Laboratoire d'Informatique de l'ENS.
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naturalistes (physico­mathématiques et neuro­cognitives), des descriptions héritées de la phénoménologie soit pleinement fidèle à la pensée de Husserl qui a toujours combattu la naturalisation de la conscience.
Le sens d'un objet ou d'une opération mathématique est un concept flou que l'on ne peut étudier que par un discours renvoyant à d'autres concepts flous. Si les mathématiques se prêtent à une interprétation univoque c’est en s’éloignant du sens par la formalisation. On n’accède à la rigueur absolue qu’en éliminant la signification : l’absolue rigueur n’est possible que dans et par l’insignifiance. Si la logique formelle ne traite pas du sens, ce dernier n’est pas totalement absent de son mouvement même. En mathématique, on opère pratiquement toujours dans une situation semi­formalisée : même quand l’explicitation est purement logique, le mathématicien pense le sens. Cette présence du sens, dans toutes les manipulations, même formelles, est source de contaminations mutuelles11. On voit mal comment, compte tenu de sa fragilité, le sens, au moins au niveau ou les mathématiciens sont susceptibles de s’en saisir peut se maintenir au travers d’une longue chaîne d’enchaînements logiques de façon suffisante pour qu’il soit concevable d’y revenir en remontant la chaîne. Seul un sens radicalement transcendantal, et c’est bien ce dont traite Husserl, peut survivre. Mais saisi à ce niveau, il devient un objet étranger à toute science réalisée.
Selon Husserl, qui oppose la passivité à la réactivation12, le processus de création ultérieur se fonde en particulier sur la réactivation de la fondation / origine. Il parle du ressouvenu, de re­
compréhension comme condition du partage. Cette idée est fondamentale pour ceux qui étudient les mécanismes de la création. La production, devenue reproduction, est première dans la transmission. Ce n’est pas la découverte qui est transmissible, mais le ressouvenu de la découverte, sa reproduction (dont la démarche diffère de la démarche initiale). C’est probablement dans cet écart qu’il faut rechercher les sources de la créativité. La découverte s’esquisse dans des couches enfouies de notre pensée, elle se fait dans une passivité qui justement rend nécessaire sa re­fondation active13. Dans le domaine de la technique ou de la science, cette refondation s’appuie sur une trace, une forme d’écriture. L’objet dont traite l’argumentation de Husserl est beaucoup plus global : c’est la spatio­
temporalité pure14 (cinématique et mécanique théorique y sont incluses) et il ajoute la nécessaire présence perdurante des « objets idéaux ». Alors, l’être­là de la géométrie est­il la sensibilité a priori, et Husserl ajoute­t­il quelque chose à Platon ou Kant ? Pourquoi, alors qu’il dit que c’est bien son sujet, laisse­t­il la spatio­temporalité comme une sorte d’arrière plan ? En centrant son texte exclusivement sur une géométrie (étendue) veut­il lui conférer une sorte de monopole de la science de la spatio­temporalité ?
Husserl fait, à plusieurs reprises, référence à Galilée, parlant même (du moins dans la traduction de Derrida) de « géométrie galiléenne », formule que je n’ai jamais lue ailleurs. S’il est possible d’invoquer une géométrie galiléenne c’est autour du concept d’indivisibles développé par Cavalieri (un élève de Galilée). Pour la Renaissance, dans le prolongement d’Euclide, le point, qui ne peut être divisé en parties, est à l’origine de tout. Il engendre la ligne, qui compose la figure du géomètre euclidien ou délimite la surface du peintre. La construction géométrique a priori est la règle générale d’approche de tout objet visé dans la nature ou dans l’art. Le disegno qui naît géométrique se transforme pour se rapprocher de l’agencement du réel. Plus qu’une 11
H.Lefebvre « Logique formelle et logique dialectique », Terrains, Ed. Sociales, Paris 1982. étudie le rapport forme/contenu en logique. Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, Socrate est mortel : il faut une solide indifférence à l’humain pour prétendre que ce syllogisme, probablement le plus cité, n’est qu’une instance particulière de A est un B, tous les B ont la propriété C, donc A a la propriété C.
12
E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962 p 194.
13
Selon moi, mais cela ne semble pas le cas dans les quelques documents que j’ai lu, c’est cette partie du texte de Husserl qui devrait interpeller les cogniticiens.
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E. Husserl : L'origine de la Géométrie PUF Paris 1962 p 174.
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simple ligne, il est et représente, pour Vasari, la pensée qui donne lieu au contour : l’idée qui naît par le designo est indissociable de la mise en forme15. Cavalieri considère une ligne comme une accumulation de points, un plan comme une accumulation de droites et l'espace comme une accumulation de plans mais, s’écartant des principes d'Euclide, il suppose, pour les points une certaine étendue "indivisible", pour les droites une certaine "largeur" et pour les plans une certaine "épaisseur", ces grandeurs étant inaccessibles dans leur petitesse, mais non absolument nulles16. Torricelli (lui aussi élève de Galilée) explore cette méthode. Voulant la rendre plus accessible et la débarrasser des paradoxes, il la modifie complètement. Ses indivisibles ne sont plus des vraies lignes, mais des lignes épaisses (trapèzes d'épaisseur infinitésimale). Pascal qualifie de méthode des indivisibles la méthode à l’œuvre dans son Traité de la roulette (cycloïde), mais ses « indivisibles » ne sont ni ceux de Cavalieri, ni ceux deTorricelli et Roberval. Dans ce livre, premier traité de calcul intégral, les objets mathématiques sont les deux côtés évanouissants du trapèze, le côté droit (qui intervient dans les calculs d’aires) et le côté oblique (pour calculer les chemins). La méthode des indivisibles, disparaîtra rapidement pour laisser la place au calcul différentiel et intégral de Leibniz et Newton. Elle n’en reste pas moins une des manifestations des transformations profondes de la perception de l’espace et du temps qui intervient à la Renaissance. La compréhension des « idéaux » sur lesquels se fonde la géométrie est transformée et ouvre à la modernité. Un ensemble de questions théoriques sera reposé, à partir de la mécanique, à la fin du 19ème siècle avec l’affirmation des géométries non euclidiennes.
Pour Husserl, Galilée est le fondateur de la science moderne. « C’est Galilée qui, le premier, on le sait, a franchi de la manière la plus nette, cette étape décisive pour la connaissance de la nature qui conduit de l’expérience naïve à l’expérience scientifique, des notions courantes et floues aux concepts scientifiques.17 » Dans la science moderne les découvertes se font en dérivant une hypothèse de certaines expériences et en cherchant ensuite à montrer déductivement que l'hypothèse posée concorde avec d'autres expériences. Pour fonder la physique moderne Galilée se livre à une réduction : « La théorie générale du mouvement d’Aristote n’a pas été réfutée, elle a disparu de l’astronomie et de la physique mais a continué à soutenir la recherche en électricité et en biologie et, plus tard, en épidémiologie.18 » Antonio Nardi, ami de Torricelli et disciple lui aussi de Galilée, exprime de la façon la plus nette le sens de la science du mouvement fondée par ce dernier : « La science mécanique est de deux ordres ; soit elle considère le moment [au sens de ce terme dans la dynamique galiléenne] le mouvement des grandeurs dans l’abstrait, et elle est alors une science authentique et parfaite ; soit elle applique sa considération aux grandeurs naturelles ou artificielles, et dans ce cas elle est mélangée et imparfaite.19 » Cette conception des galiléens est confirmée par Torricelli répondant aux objections des « bombardiers » concernant la validité des trajectoires paraboliques : « Si, par contre les boulets de plomb, les boules de fer, les pierres ne suivent pas la relation que nous avons supposée, tant pis pour elles, nous dirons que ce n’est pas d’elles que nous parlons. ». Les faits qui ne sont pas conformes à la théorie ne la réfutent pas, ils sont tout simplement écartés, et c’est bien ce programme que mettra en œuvre la physique moderne. C’est, je pense, à cette vision de la science que renvoie le terme de Husserl géométrie Galiléenne. 15
J.Ciaravino : Un art paradoxal : la notion de disegno en Italie (XVème – XVIème siècles). Esthétiques, l’Harmattan, Paris 2004. 16
Dans les Essais sur la Peinture publiés en 1635 Diderot convoque l'autorité mathématique de la géométrie des indivisibles de Cavalieri pour justifier la vision du tableau « à la loupe » dans son analyse esthétique.
17
E.Husserl : La philosophie comme science rigoureuse. Epiméthée PUF, Paris 1989 p 38.
18
P.Feyerabend : Adieu la Raison. Seuil, Paris 1987 p 257.
19
Cette citation et la suivante sont extraites de : Ed. par F.De Gand : L’œuvre de Torricelli science galiléenne et nouvelle géométrie. Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Nice, 1987.
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Husserl, ne dit rien de ce qui se passe quand la géométrie n’est pas étendue mais refondée. La topologie n’est pas construite au­dessus de la géométrie mais se situe à sa base, elle en forme le socle dans les géométries modernes. Le mouvement historique concret n’est pas simplement construction sur la base originaire, mais c’est une démarche d’abstraction croissante. Cette démarche n’est pas réductible à la recherche d’une origine, elle va dans le sens d’une série de nouvelles fondations. D’un point de vue purement abstrait on peut imaginer une « géométrie » directement, et dès son origine, fondée sur la plasticité : le volume infiniment déformable devenant l’objet fondamental et la topologie précédant la géométrie. Ce n’est pourtant qu’après un long développement, absolument nécessaire, de l’abstraction mathématique, à partir de l’activité originaire de tracé, qu’une géométrie d’origine plastique (la topologie) peut venir concurrencer la géométrie traditionnelle. C’est partant de la double relation avec le langage et l’expérience directe20 que l’on peut comprendre pourquoi un tel « détour » n’est pas accidentel mais inévitable. Certains, dont je fais partie, sont prêts à n’attribuer aux « idéaux » comme le point qu’une certaine contingence historique, liée au mouvement même de la construction d’abstractions, au travers des nécessités de la vie pratique socialisée (le tracé)21.
Le tracé et le raisonnement calculatoire préexistent à l’arithmétique et à la géométrie grecque. Fondant les mathématiques en les détachant de la nature et de la facticité, les Grecs ont inventé les nombres purs et les idéalités géométriques. Ils leur ont conféré un statut particulier et ont introduit l’idée même de démonstration rigoureuse qui confère au récit, à l’argumentation, une supériorité intrinsèque sur le calcul ou le tracé. Pour Husserl, la philosophie grecque a fait subir à l'idée d'humanité une transformation définitive : l'expérience humaine devient avant tout l'expérience de la pensée et des idées22. Il souligne la singularité de l'expérience historique de la raison dont notre culture est l'héritière et insiste sur le caractère époqual, qui évoque à la fois la précarité et l'unicité historique de cette expérience. Dans L’origine de la géométrie il ne dit rien ou presque d’une origine grecque. Les nombres rationnels et la géométrie euclidienne entretiennent un rapport étroit avec la raison. Il y a là un ancrage si profond que le mathématicien contemporain, même s’il est anti­platonicien, n’invente pas mais « recherche » et « découvre ». L’énoncé canonique d’un problème mathématique est totalement platonicien : « Soit la CHOSE … ON doit établir… ». La CHOSE est là, elle préexiste à l’énoncé, ON doit en convoquer une instance particulière. Husserl affirme que la géométrie est identique dans la langue originale d’Euclide et dans toutes les traductions23. Cette affirmation ne s’applique au sens que dans le cadre de sa conception universaliste, à défaut, le sens ne survit que si l’idéalité platonicienne trouve un écho dans la langue de traduction, sinon la géométrie se réduit à une pure forme ou à un procédé technique.
La science n’est pas abordable hors de son « sujet collectif », ce qui limite son traitement par les philosophies de la transcendance qui n’envisagent que la singularité (qui seule pense) et l’universalité. Les mathématiques ne sont pas une pratique solitaire mais donnent un rôle privilégié à l’intersubjectivité. La question du sens est immédiatement celle du partage du sens. Mais qui partage ? Dès que l’on aborde science et technique, apparaissent des groupes particuliers. Restreint, le groupe forme une profession, une école, voire s’il s’enferme une chapelle, … La Renaissance voit naître des groupes scientifiques informels, qui s'intitulent cabinets, académies (France, Italie) ou Collège Invisible (Londres), et vivent de l'apport des participants, ainsi que parfois de l'appui de mécènes. Tous les grands noms du siècle peuvent être rattachés à un tel cercle. La correspondance est le grand vecteur de la diffusion des idées 20
Les milieux plastiques réels permettent de modifier et mémoriser la forme, mais ne tolèrent pas d’importantes variations du volume.
21
Je garde un vieux fond marxiste. Une approche plus philosophique est donnée dans le séminaire présenté par Gilles Deleuze à Vincennes le 27 février 1979 dans lequel, sur le thème matière­mouvement, il parle de Husserl et de Simondon.
22
E.Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Paris, Gallimard, 1976, p. 352.
23
E.Husserl : L'origine de la Géométrie PUF Paris 1962 p 179.
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et des problèmes. Mersenne est le correspondant de Descartes, de Galilée, des Huygens, de Fermat, de Torricelli, de Gassendi, de Hobbes, de Crusius. Fermat correspond avec Descartes, Toricelli, Pascal, Frenicle, Roberval, Huygens... Avant même le livre, Le papier est l’outil fondamental de partage. Si le groupe s’étend, il est alors question de culture et l’outil de communication devient le livre. Dans la logique de l’inscription et des appareils, mots, nombres et figures sont des objets culturels. Il résulte de tout cela une évolution historique, un processus d’accumulations, de remises en cause, de re­fondations qui, contrairement à ce qui se passe dans l’art ou en philosophie légitime une idée de progrès, en particulier de progrès de la connaissance24.
On peut aujourd’hui approcher les structures neurologiques liées à la perception de l’espace et du temps et on commence à connaître les mécanismes permettant au cortex de faire de la géométrie. Il est possible d'émettre l’hypothèse que l'arithmétique trouve son origine dans le comptage élémentaire (partagé par certains animaux), affiné et étendu par le langage, et dans nos représentations spatiales. L’homme contemporain donne un sens à l’arithmétique en rangeant les grandeurs dans un espace mental, une ligne qu’il voit dans sa tête et qui reste le lieu de la signification, des ambiguïtés ou approximations, de l'analogie. Ce n’est pas sur l'induction logico­formelle, sur le jeu de symboles décrit par Dedekind et Peano, que se fonde l'arithmétique mais sur le 'bon­ordre' dans lequel nous rangeons, dans un espace mental, la suite croissante des nombres. Cet espace est essentiel du point de vue de la signification. L'élément commun aux différentes organisations spatiales est le fait d'être bien­ordonnées, donc inductives. L'induction logique ou formelle, que l'on exprime dans le langage, est alors une conséquence et non un fondement du monde du comptage, de l'arithmétique. Dehaene 25, à la suite de beaucoup d’autres, souligne la faiblesse du cerveau dans les pratiques formelles des mathématiques : tables de multiplications et algorithmes abstraits ne sont que difficilement acquis. En mathématiques, l'objectivité se situe dans les processus constitutifs, non pas dans les résultats de ces processus. Les nombres réels, par exemple, ne sont pas déjà là, ils n'acquièrent une objectivité que grâce à la construction de Cantor­Dedekind. Leur 'définition' n'est pas une réduction des 'points réels' aux entiers, mais elle constitue les réels standards, à partir des entiers26. De façon un peu similaire, le constructivisme de Piaget est aujourd’hui critiqué pour son logicisme et son recours systématique à la théorie des ensembles, particulièrement à la mode de son temps27. La géométrie des Grecs était une « science des figures » ; avec Riemann, et après Descartes, elle est devenue une « science de l'espace ». Poincaré est allé plus loin, en soulignant le rôle du mouvement du corps dans l'espace : « un être immobile n'aurait jamais pu acquérir la notion d'espace puisque, ne pouvant corriger par ses mouvements les effets des changements des objets extérieurs, il n'aurait eu aucune raison de les distinguer des changements d'état »28 « localiser un objet en un point quelconque signifie se représenter le mouvement (c'est­à­dire les sensations musculaires qui les accompagnent et qui n'ont aucun caractère géométrique) qu'il faut faire pour l'atteindre29 ». Pour lui, comme pour Riemann (visions récemment reprises par A. Berthoz30), il n'y a pas une théorie géométrique a priori du monde, donnée par une axiomatique 24
Mais Husserl croît en un progrès à venir de la philosophie, là aussi, la phénoménologie ne se laisse pas découper en tranches. Je pense qu’il est possible de penser les appareils sans recourir à la phénoménologie. Quant à savoir si cette dernière peut apporter quelque chose à notre réflexion, il faut être phénoménologue pour répondre.
25
S.Dehaene : La bosse des maths, Odile Jacob, 1997.
26
Le point lui­même est déjà une idéalisation et, en plus, d'autres constructions, suivant d'autres parcours, sont concevables et existent (les constructions non­standards).
27
Je rappelle, et ce n’est pas purement anecdotique que Piaget n’avait pas d’empathie particulière pour les enfants, mais qu’il cherchait un terrain vierge comme sujet d’une recherche épistémologique, un retour à l’avant de la projection.
28
H.Poincaré : La Science et l'Hypothèse, Flammarion, Paris, 1902 p. 78.
29
H.Poincaré : La valeur de la Science, Flammarion, Paris, 1905 p 67.
30
A.Berthoz : Le sens du mouvement, Odile Jacob, 1997.
21
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formelle. C'est plutôt « la présence des corps, les solides naturels » et notre propre corps, notre mouvement et les changements d'état qui constituent l'espace et qui nous le font appréhender ; « les axiomes ne sont que des définitions déguisées », dont on choisit « les plus commodes31 ». Toutefois, pour Poincaré, la géométrie du monde sensible n'est pas la géométrie mathématique, car les sensations musculaires n'ont aucun caractère géométrique. Je persiste à penser que l’action concrète de corps joue un rôle déterminant et qu’il est nécessaire de l’aborder. Husserl ne dit que peu de choses de ce que sont les activités protogéométriques et l’on pourrait croire à le lire que ce n’est que l’observation visuelle du monde. Or, des concepts comme l’orthogonalité doivent tout à la pesanteur et les archers n’ont pas attendu Galilée ou Newton pour atteindre leur cible. A lire certains philosophes je me demande si, enfants, ils jouaient à la balle. Ces arguments sont certes vulgaires, mais ils me conduisent, nonobstant Husserl, à invoquer « quelque Thalès imaginaire32 ». Le geste de Thalès est fondateur
La mesure des pyramides par Thalès, un des sept sages de la Grèce primitive et le fondateur de la cité de Milet, est présentée comme un acte fondateur, parfaitement gratuit, mais les récits diffèrent ontologiquement. Diogène Laërce fait de Thalès un physicien observant la nature : « Hiéronyme33 dit que Thalès mesura les pyramides d’après leur ombre, ayant observé le temps où notre propre ombre égale notre hauteur.34 » Ce récit nous entraîne sur une piste peu satisfaisante. La première objection est qu’il faut une conscience bien improbable de sa propre taille pour constater une telle égalité. Il est évident pour chacun que son ombre est tantôt plus grande, tantôt plus petite, que soi. Seule une hypothèse de continuité permet d’admettre qu’elle passe par une égalité. On imagine plutôt le berger s’apercevant qu’à certains moments de la journée, lorsqu’il relève son bâton, l’ombre de ce dernier vient occuper l’espace au sol qu’il occupait l’instant d’avant. Un tel constat ne peut être généralisé que pour des objets que l'on qualifierait d'unidimensionnels, le problème est plus complexe pour un solide comme une pyramide. L’ombre portée d’un solide est le résultat de la combinaison d’ombres de surfaces éclairées. L'ombre au sol de la pyramide se limite au triangle le plus sombre de l’image ci dessus. L'application naïve de la méthode proposée déboucherait sur un résultat faux. Pour traiter l'ombre portée d'un solide, il est nécessaire de le décomposer en éléments géométriques. 31
H.Poincaré : La Science et l'Hypothèse, Flammarion, Paris, 1902 p.75­76.
32
E.Husserl : L'origine de la Géométrie. PUF Paris 1962 p200.
33
Selon J. Yoyotte, souvent sévère à propos des visions de l’Egypte transmises par les hellénistes, les Grecs ont souvent utilisé cette source de manière apocryphe pour placer leurs propres découvertes sous l’autorité des anciens.
34
Citation tirée du livre de M.Serres : Les origines de la géométrie. Flammarion, Paris, 1993. 21
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On peut conjecturer que Thalès considère le sommet de la pyramide. Il sait que le point de départ de sa mesure est nécessairement un point inaccessible : la projection au sol de ce sommet. Un tracé relativement complexe ou un calcul est alors nécessaire. En se livrant à un travail de métrologie, Thalès serait allé beaucoup moins loin que le vizir Hémon, cousin de Kheops, qui dirigea les travaux de construction de la pyramide. Ce dernier avait nécessairement dû se livrer à des tracés subtils (qui sont le miel de nombreux ésotéristes) pour construire une pyramide à base carrée de 150 mètres de haut et de 230 mètres de côté avec des erreurs de l'ordre de la dizaine de centimètres. On peut imaginer le degré d'élaboration des procédures techniques de vérification pour parvenir à un tel résultat. Inventeur d’une métrologie, Thalès n'avait de quoi impressionner ni les Egyptiens, ni la postérité.
La description de Plutarque est plus convaincante : « Il a aimé ta façon de mesurer la pyramide en plaçant seulement ton bâton à la limite de l’ombre portée par la pyramide, le rayon de soleil tangent rapprochant deux triangles, tu as montré que le rapport de la première ombre à la seconde était aussi celui de la pyramide au bâton. 35 » Plutarque souligne que la démarche géométrique proposée par Thalès n’est pas une astuce métrologique mais bien la démonstration de la supériorité d'une abstraction, on dirait aujourd'hui d'une modélisation, sur l’observation directe de la réalité. L’acte est fondateur, ce que souligne le récit. Michel Serres qualifie de « miracle grec » le fait de transformer le tracé et les figures en une science formalisée et abstraite. La géométrie de Thalès n'est plus un art graphique, elle devient un langage qui parle de ce dessin tracé, présent ou absent. Ce n’est pas une représentation plane fondamentalement réductrice du monde des pyramides. Au contraire, l’abstraction proposée, bien sûr réductrice mais contrôlée, va permettre de déduire, par des moyens simples, une information difficilement accessible par des moyens plus ou moins directs. C’est un modèle plan du problème de la hauteur de la pyramide, et non une figuration de cette dernière, qui est proposé. Le problème est ainsi déplacé dans le domaine de l’idéal démontrable, donc d’une forme de discours36. Le discours sur la droite parfaite produite par la règle idéalisée et illimitée, le cercle parfait produit par le compas idéalisé remplace le tracé. Comme le souligne Piero della Francesca, le trait du géomètre, contrairement à celui du peintre, n’a pas d’épaisseur. Formulé différemment : le géomètre, même malhabile, a le pouvoir, ou plutôt même le devoir, de dire que son trait n’a pas d’épaisseur.
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Citation tirée du livre de M.Serres : Les origines de la géométrie. Flammarion, Paris, 1993. La science grecque est une science du discours (philosophie, logique, démonstration mathématique). Toute démonstration est in fine une argumentation, un discours destiné à convaincre la communauté des mathématiciens de la validité d'un théorème. Elle diffère en cela d’un algorithme qui est une procédure mécanique.
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Les triangles visibles, images projectives des faces de la pyramide et ombre de celle­ci, ne jouent aucun rôle dans la démonstration de Thalès. Il a l’audace de situer son raisonnement dans un plan purement fictif : le plan de symétrie de la pyramide parallèle aux rayons du soleil. Dans ce plan, il ne retient de la pyramide que son axe de symétrie (une idéalité) et un point fictif (son sommet, lieu de rencontre de ses quatre faces). Les triangles tracés dans ce plan sont purement abstraits. La ligne horizontale figure le sol, les deux lignes obliques figurent un rayon lumineux, un rayon limite, que personne ne voit. Seul le segment vertical représente un objet réel et accessible : le bâton de Thalès, un artefact plus ou moins arbitraire introduit pour permettre la mesure.
On peut, au nom de l’évidence, affirmer que ce n’est pas au pied de la pyramide que Thalès a eu l’idée de la propriété qu’il utilise. Il est probable que la connaissance du geste technique soit bien antérieure à son époque. Bien que l’exigence de rayons du soleil dans un plan de symétrie de la pyramide, avec une inclinaison à 45° par rapport à l’horizontale, détermine le moment de son action, la science que fonde Thalès se débarrasse du temps. Elle se débarrasse du grave (le compas ou le triangle 3/4/5 (que généralisera le théorème de Pythagore) s'y substitue au fil à plomb et au plan d'eau dans la détermination de l’orthogonalité). La géométrie de Thalès se moque de toute forme d'effectivité, la figure peut ne pas être tracée 37. Il n’a pas à se préoccuper de réellement repérer le sommet de la pyramide par rapport à sa base, la symétrie idéale lui suffit. L’acte de Thalès, à la fois synthèse et coupure, signifie reproduction, relecture des faits, élimination des artefacts (purification). Il est une nette coupure avec la représentation, la projection, le tracé, une coupure à la fois nécessaire et contingente. Il faut rompre avec un passé empirique pour ancrer fermement la géométrie dans la theoria. Comme le signale Serres, sans une telle coupure : « Plus de miracle originaire : les techniques s’engendrent et se perpétuent dans la répétition [je dirai la reproduction], la mesure voit le théorème autrement que l’architecte voilà tout. Et nous demeurons dans la grande ombre du saut car, de nouveau, on ne saurait penser l’origine de la technique, sauf l’origine de l’homme même, faber dès son émergence, ou mieux, émergent parce que faber. A l’origine, la technique permet la perpétuation et la répétition de l’homme et de la technique.38 »
Ici, l’authenticité du récit n’importe pas. Le geste de Thalès, déjà géomètre lorsqu’il se livre à sa démonstration, n’est pas originaire au sens où l’entend Husserl, l’anecdote ne résout pas la question de l’origine. Ce geste, qui peut être admis fondateur, marque une rupture décisive en plaçant la géométrie sous l’hégémonie du langage : règle et compas métaphoriques se substituant aux instruments réels du tracé. Les Grecs ont réalisé une véritable synthèse de la perception sensible de l’espace, qui est première, et d’une langue, partiellement formalisée, qui ne se contente pas de la description mais passe en quelque sorte en dessous, affirmant, par la démonstration, sa suprématie. Thalès se met en scène et sa « performance », loin d’être gratuite, établit la supériorité de la raison (grecque) sur tout ce qui l’a précédée. La science fondée par la raison est suffisamment puissante pour que le modeste bâton utilisé devienne le semblable de la première des merveilles du monde. Eclairé de cette façon, le récit de Diogène Laërce prend tout son sens. L’actionniste de Gizeh, confrontant son corps à la pyramide, est l’auteur d’un acte politique avant tout : un des sept sages de la Grèce primitive devient le semblable de la première merveille du monde. Sauf que là je me suis laissé aller à un bon mot. En effet, l’acte de Thalès est dépourvu de littéralité, il n’a pas un sens en lui­même et par lui­même mais appelle un récit. L’expérience scientifique et la démonstration mathématique n’ont que faire d’un témoin. D’ailleurs où localiser un témoin pour que la scène ait un sens ? L’illustration montre une image que nul n’a pu voir 37
Comme cela se passe dans le dialogue entre Godard et sa monteuse au sujet du cube dans JLG/JLG évoqué ici l’année dernière.
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Michel Serres : Les origines de la géométrie. Flammarion, Paris, 1993 p 207.
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avant le 20ème siècle. Comment regarder d’en haut la plus grande des pyramides de Gizeh ? La science n’a que faire de l’acte, avec ou sans témoin, elle est tout entière dans le compte rendu qui en est établi par le ou les protagonistes. Le récit doit être suffisamment complet pour permettre à quiconque de reproduire l’action décrite. Il est donc nécessairement accompagné de croquis, de figures ou à tout le moins de l’indication des procédures à suivre pour reproduire la ou les figures initiales.
Enfin, et pour conclure sur Thalès, je veux souligner le caractère non projectif de son action. Si le soleil projette sur le sol les ombres de la pyramide et du bâton, Thalès lui ne projette rien du tout. Il n’a pas pour objectif de construire quelque objet que ce soit et la figure sur laquelle il raisonne n’est en rien projective. Son dessin / dessein, purement abstrait et démonstratif, n’est pas un point de départ mais un aboutissement et c’est bien là que se situe son caractère fondateur. La figuration dans le travail de l’ingénieur : le “théâtre de machines”
Aucune réalisation un peu complexe n’est possible sans une forme ou l’autre de tracé c’est donc une activité presque aussi vieille que l’humanité. Pendant longtemps, cette activité ne retient guère l’attention : « Même si personne ne retient le dessin comme quelque chose d’important, il n’en demeure pas moins que rien ne peut se faire sans le dessin 39 ». Le dessin est l’instrument de la conception de la première ébauche à la définition complète. Il se décline en relevés, esquisses, épures géométriques, tracés constructifs et figurations. Le dessin est un instrument d’observation. Le relevé du terrain débouchant sur un dessin permet de prendre connaissance d’une situation particulière. L’esquisse permet de trouver où sont les problèmes et comment les résoudre. A la vue de ses dessins, le constructeur, confronté à son projet, trouve les « mutations » nécessaires à l’adaptation des règles générales à la situation particulière. Le tracé définit les consignes que devront appliquer ceux qui sont en charge de la réalisation, permet la conduite des travaux et le contrôle de la conformité de la réalisation au projet. Ces consignes ne sont pas impératives, le tracé est plutôt un contrat destiné à cadrer des décisions ultérieures. La représentation figurée des ouvrages proposés va permettre au constructeur de prendre plusieurs avis, de mettre son projet en délibération. On peut dater de la Renaissance l’activité de dessin, telle que la connaissent ingénieurs et architectes. Ce dessin est enfant de la raison grecque, garante de son caractère scientifique, et du papier, garant de sa conservation. Pendant des millénaires, le tracé, activité méprisée, se faisant sur n’importe quelle surface disponible, et avait, le plus souvent, un caractère provisoire. Du fait de l’absence de valeur reconnue, rien n’était fait pour le conserver. A partir du 13ème siècle, le papier, peu coûteux, à la fois durable et facile à ranger et à conserver, devient accessible à tous. Tout dessin préparatoire peut alors perdurer, on assiste à la naissance de la mémoire du dessin et non plus seulement de la réalisation du dessein. Les arts, et pas seulement les beaux­arts, changent de statut. La Renaissance introduit l’exigence d’un projet préparatoire à la réalisation d’un ensemble architectural. Le mot « proujet » est d’origine militaire. Il désigne, au 12ème siècle, la reconnaissance d’une place en vue de préparer le dispositif de siège40. L’ampleur de certains projets civils ou militaires impose de convaincre le tyran, le gouvernement et la hiérarchie, voire les milieux cultivés. Le savoir­faire doit devenir faire savoir et la figuration réaliste, seule forme accessible aux non initiés, s’impose. Le dessin projet change de statut, il devient œuvre, attribuée ou à tout le moins dédiée au seigneur qui en décide, il devient cadre de la réalisation de l’objet. Cette période est aussi celle de l’émergence des ingénieurs qui récupèrent certaines techniques développées par les artistes mais les placent 39
Filarête cité par J.Ciaravino : Un art paradoxal : la notion de disegno en Italie (XVème – XVIème siècles). Esthétiques, l’Harmattan, Paris 2004. 40
H.Vérin : La gloire des ingénieurs Albin Michel, Paris 1993.
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résolument sous le signe de l’utilité. Comme les artistes, les ingénieurs revendiquent le statut intellectuel de leur profession, et tentent de se ranger, en particulier par le recours à la géométrie, sous la bannière des arts libéraux socialement mieux considérés. C’est dans ce but qu’ils publient dès le dernier quart du 16ème siècle des recueils de dessin, connus en France sous la dénomination « théâtre de machines ». L'imprimerie va contribuer à faire de la machine le symbole, l'emblème d'un monde où l'invention est promue comme une valeur. En ouvrant un « théâtre de machines »41, généralement un grand in­folio, on découvre d'abord le frontispice (qui présente le titre dans une composition plus ou moins ornementée), suivi d'une dédicace à un grand personnage42, puis d'un avis au lecteur, parfois accompagné d'une préface, où l'auteur annonce comment et pourquoi il a décidé de rendre publiques ses inventions (on peut reconnaître, au fil des théâtres successifs, les termes d'une rhétorique bien rodée : l'écrasant labeur / les longues soirées de veille / la précarité du statut d'inventeur / l'amour du bien public qui guide l'auteur / le souci religieux / le désir de connaissance). C'est dans cette partie des livres que sont concentrées pour l'essentiel, les références à la science mécanique, sous l'autorité supérieure des grandes figures tutélaires : Euclide, Vitruve, Archimède, Héron, Aristote. Les inventions43 apparaissent dans la suite des planches gravées en pleine page qui constituent l'essentiel de l'ouvrage44. Chacune représente un instrument ou une machine, avec la légende. Un texte plus ou moins développé l'accompagne, la « déclaration de la figure » qui précise en quoi la machine est utile, à quelle condition l'utiliser, et aussi comment mouvements et forces s'y propagent et sont transformés. Les dessins de machines ont alors valeur de témoin, au sens de quelque chose qui se tient en tiers, pour attester et certifier la réalité d'un acte. On joue sur l'impact de l'image, sur le pouvoir de la figuration à évoquer l'existence physique des inventions présentées selon une scénographie minutieuse. Les machines trônent au milieu d'un paysage, l'atelier, la nature, la ville, entourées de leurs servants en pleine action. Chaque planche est un tableau où se déploient les artifices de la meilleure gravure, pour le plus grand plaisir du lecteur.
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Ce passage est tiré de H.Vérin & L.Dolza : Une mise en scène de la technique : Les théâtres de machines. Alliage. 50­51.
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La dédicace est affaire sérieuse, puisque l'avenir de l'auteur dépend souvent de la généreuse protection d'un grand, on est alors ingénieur de quelque puissant, attaché à sa personne autant qu'à sa fonction politique.
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Encore faut­il rester attentif à ce que signifie alors invention : le mot a les trois sens contemporains du mot engin, ingegno en italien : l'esprit d'invention, l'exercice de cet esprit dans les dispositifs de l'art, les inventions pour lesquelles leur auteur peut recevoir un privilège d'exploitation.
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Ces planches constituèrent longtemps la principale source des études sur la technique au début de l'époque moderne.
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Du dessin et de la connaissance
Compétent, éduqué le geste technique devient une pratique, un outil de la connaissance. C’est vrai en particulier pour le dessin qui sous le vocable de disegno est reconnu comme tel outil dès la Renaissance. « L’art et plus précisément la ligne du disegno représente le domaine où l’homme, dans sa finitude s’élance de façon productive et dialectique vers l’infini.45 » Comme pour tout langage, une certaine complicité entre émetteur et récepteur est indispensable. Dans les formes orales, l’échange de phrases usuelles, de quelques banalités, permet aux interlocuteurs de se reconnaître comme tels. En ce qui concerne le dessin, la compétence doit être affichée. Intentionnellement produit par un dessinateur compétent, le dessin n’est pas un reflet plus ou moins déformé du subconscient mais contient un message qui répond à une ou des grammaires abstraites que celui qui lit le dessin est censé connaître. Un tel dessin n’est pas une image, même s’il peut le devenir. Pour concevoir un objet il faut se le représenter. Réflexion et création exigent un support concret. Toute production est reproduction : l’objet construit reproduit son tracé, ce tracé qui est lui aussi un objet reproduit son esquisse et rien n’interdit de poursuivre la régression encore plus loin. Avant d’être destiné à la communication, le dessin est l’instrument de dialogue du créateur avec lui­même. Situé à un carrefour entre intuition et géométrie / idée et forme / conception et réalisation, il entretient un rapport particulier à l’esprit et à la création. En se diffusant massivement, en se banalisant, le dessin a perdu la reconnaissance accordée au disegno. En tant qu’outil de recherche, en tant qu’alternative à l’introspection dans le dialogue avec soi­
même, le dessin attire la méfiance du philosophe. Il est nié en tant qu’outil de connaissance ou alors limité à une connaissance de second rang, ni philosophique ni scientifique, même la géométrie se sépare de la représentation de la figure. Il faut souligner le caractère « impur » de cette activité, à la fois simulation et analogie, qui a une relation directe avec des couches profondes de la pensée et fait appel à certains automatismes et à des courts circuits. C’est pour permettre une réactivation rapide de ce qui se situe à l’intérieur même de l’esprit et pour suivre le rythme de la pensée que la virtuosité technique est indispensable : le dessin lui­même ne doit pas occuper l’esprit, seule l’idée doit être présente. Le dessin est ouvert à la fulgurance, situé en amont du langage il pose la question d’une pensée dégagée de la langue. L’idée se précise par des chemins situés quelque part entre la forme plastique que l’on triture et le langage. Pendant tout le 20ème siècle, il y a eu une tendance à retarder le passage au tracé, aussi bien en ingénierie qu’en architecture et ce n’est pas que le reflet idéologique du logicisme ambiant. Les méthodes textuelles de spécification ont acquis une importance croissante pour deux ordres de raisons : elles sont réputées mieux à même de capter les intentions du constructeur mais aussi, et probablement surtout, elles permettent de confronter l’objet à créer à la norme, au droit. Le balancier semble repartir dans l’autre sens : informatisé, le tracé retrouve sa dignité comme méthode cognitive. Pourtant, l’interposition du dispositif informatique qui ne sait pas se faire aussi bien oublier que la feuille de papier et le crayon affectent le dessin dans sa relation à la pensée. Le dessin a une relation relativement directe à la perception visuelle. Tout tracé contient une part de figuration, a un contenu dans une certaine mesure mimétique, et restitue des formes déjà rencontrées. Faiblement codifié, il a un contenu analogique fort et prend des formes multiples avec un maximum d’ouverture. On peut opposer la liberté du story­board ou de la notation de chorégraphies à la rigueur de la notation musicale qui limite l’écriture. Le dessin est généralement ouvert à un maximum d’interprétation. La construction impose de maîtriser le temps et le grave ainsi que de mesurer in situ avec des instruments imparfaits, toutes choses dont la géométrie ne dit rien. C’est pourquoi le dessin d’ingénieur ou le plan d’architecte ne sont pas des géométries bâtardes. Si les techniques virtuoses peuvent être proches, il y a une 45
J.Ciaravino : Un art paradoxal : la notion de disegno en Italie (XVème – XVIème siècles). Esthétiques, l’Harmattan, Paris 2004, p 117. 21
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profonde divergence entre le dessin de l’artiste et celui de l’ingénieur. Le technicien n’est pas le sujet de sa propre démarche, il refoule son intériorité et la masque en permanence derrière l’utile et le faisable. Il s’interdit que son dessin ait une âme il limite sa pensée à l’objet recherché et agit en spécialiste. L’artiste lui, recherche l’ouverture maximale. Si, dans les deux cas, il s’agit bien de connaissances en relation à une spatio­temporalité, l’objet même de la connaissance et le rôle du sujet connaissant divergent profondément. L’architecte se situe quelque part dans un grand écart entre ces deux positions.
Le dessin a aussi une relation à la géométrie. L’épure sur papier, contrairement à la maquette, favorise la géométrisation des problèmes constructifs. Avec le tracé, le dessin devient un instrument de simulation contrôlée. En géométrie pure, la représentation de la figure n’est qu’un appui pour la raison, le cercle ou le triangle tracé n’a pas d’autre fonction que d’aider à penser la figure idéale. Au contraire, dans l’épure, outil du constructeur, la géométrie appli
quée fonctionne comme un auxiliaire précieux du tracé qui devient essentiel. Les dimensions prélevées du dessin ne sont pas soumises exclusivement à la rigueur du raisonnement mais aussi à la qualité technique de son exécution. L’inexactitude du tracé rend tentant le recours à des méthodes imparfaites au niveau théorique. L’utilisation de la géométrie devient quelque fois caution idéologique de la proposition avancée. Mais la relation est plus fondamentale que ces quelques perversions. La formalisation partielle du tracé des figures donne un privilège certain à la géométrie euclidienne. La logique aristotélicienne est un appui au langage et un socle de toutes les autres logiques, y compris celles qui rejettent le tiers exclus. Elle a un statut spécial et universel. Un tel statut peut être donné non à toute géométrie, mais à la seule géométrie euclidienne dans sa relation à la raison grecque. La question du rapport entre construction géométrique (conceptuelle, proposée par l'homme dans l'histoire) et la perception / simulation mentale des espaces physiques et du mouvement du corps dans ces espaces n’est pas résolue par là. Simplement, en terme d’appareils, s’il est une géométrie qui entretient un rapport privilégié avec le tracé, en particulier sur papier, c’est bien la géométrie euclidienne.
M Porchet
novembre 2004
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