leur œuvre dans tous les rangs de la société religieuse. Le spirituel ne se distinguait plus du temporel, le sacerdoce était
tombé sous la domination des princes et avait perdu avec l'indépendance la conscience de son rôle. L'Eglise avait
laissé le monde envahir le sanctuaire et le monde lui avait apporté tous ses vices et toutes ses habitudes criminelles.
Ainsi l'on avait vu la grossièreté et la licence la plus éhontée déshonorer des fonctions dont le prestige avait grandi par
les vertus et les services. L'Eglise, qui représentait la force morale et les idées directrices, semblait s'abîmer dans le dé-
sordre, entraînant avec elle la société tout entière.
La papauté asservie par la puissance séculière portait la première les marques de cette déchéance qui caractéri-
sait l'Eglise féodale. La restauration impériale de l'an 800 avait eu, il est vrai, pour effet d'affermir l'autorité du pontife ro-
main sur toute l'Eglise occidentale, de donner à tout le corps ecclésiastique un principe de gouvernement spirituel qui
était le pape et un pouvoir disciplinaire qui était l'empereur. Mais la dissolution de l'empire avait compromis ce résultat et
l'on avait vu, avec les premiers essais de nationalités nouvelles, des tentatives pour constituer des Eglises nationales.
L'archevêque de Reims, Hincmar, représenta avec éclat la prétention des évêques qui voulaient rendre le pape à l'Ita-
lie ; il répondit à une menace d'excommunication lancée par le pape contre les évêques français : «S'il vient pour nous
excommunier, il s'en retournera excommunié lui-même».
De 883 à 955, pendant plus de soixante-dix ans, l'Eglise romaine vécut dans l'humiliation et dans la servitude : la
chaire apostolique était alors la proie et le jouet des factions rivales de la noblesse, elle fut même livrée, pendant un cer-
tain temps, aux mains de femmes ambitieuses et débauchées. Elle se releva un moment dans la personne de Grégoire V
(996-999) et de Sylvestre II (999-1003), lors de l'intervention des empereurs saxons. Mais bientôt après, la papauté re-
tomba dans l'ancienne anarchie et dans l'impuissance morale. Les comtes de Tusculum la rendirent héréditaire («Quo-
dam jure hereditario». Bonitho, l. v) dans leur famille. C'est alors qu'un enfant méprisable s'assit sur le Saint Siège pour le
déshonorer, sous le nom de Benoît IX (1033-1044), par de publiques débauches1, c'est alors que le trône pontifical fut
vendu et acheté comme une marchandise. Cette époque fut véritablement «l'âme de fer» de la Papauté (Léon Chaine,
Les catholiques français et leurs difficultés actuelles). N'avait-on pas vu trois papes à la fois se disputer la tiare ? Les em-
pereurs allemands crurent pouvoir mettre un terme à ces désordres en prenant eux-mêmes le gouvernement de l'Eglise.
Henri III ne craignit pas de disposer cinq fois du pouvoir pontifical en faveur de ses chapelains. Mais à partir du jour où
l'empereur d'Allemagne usurpa le droit de nommer lui-même les papes, la plus haute dignité de l'Eglise se trouva sou-
mise à un laïque. C'était bien l'affaissement de la papauté sous la domination impériale. Jamais l'Eglise n'avait été aussi
«complètement asservie à l'Etat.
Le clergé engagé comme son chef dans le lac des obligations féodales offrait à son tour au monde le spectacle de la
plus complète déchéance. Le laïcisme avec ses mœurs et ses ambitions semblait avoir vicié l'esprit même de l'institution
ecclésiastique en la ramenant aux temps éloignés où la distinction des deux pouvoirs n'avait pas encore été pressentie.
Les évêques de l'époque féodale n'étaient pas seulement des chefs religieux, ils avaient encore une forte part de pouvoir
politique. A cause de leurs domaines, ils étaient grands seigneurs, c'est-à-dire souverains sur leurs paysans et sur leurs
vassaux. Mais en acquérant les pouvoirs d'un seigneur laïque, ils avaient dû accepter les obligations attachées à cette
dignité. Or ces obligations n'étaient guère conformes à leur pacifique et saint état. On voyait, par exemple, des évêques
s'armer en guerre comme les laïques et suivre, la mitre en tête et le haubert au dos, les rois et les empereurs dans leurs
expéditions2. Parfois non moins redoutables que les barons qui infestaient leurs domaines, ils guerroyaient pour leur
compte, pillant même les abbayes dont les lois ecclésiastiques leur confiaient la tutelle (Hist. littér., t. VII, p. 5 et ss.). De
là ces exemptions concédées par les papes, exemptions qui affranchissaient les monastères de la juridiction épiscopale
pour les placer sous l'autorité directe du Saint-Siège (Cf. F. Rocquain : La cour de Rome et l'esprit de la Réforme). L'es-
Et encore : «Beaucoup de crimes, assurément, ont été commis alors comme aujourd'hui. L'humanité, depuis les jours de Caïn
et Abel, a été et sera toujours divisée en deux camps. Parfois même les passions ont été plus violentes, plus énergiques en face
des vertus plus fortes et de la sainteté plus éclatante. Mais personne de sensé ne le niera : tout ce qui subsiste aujourd'hui encore
de vraie civilisation, de vraie liberté, de vraie égalité et fraternité a été le produit du christianisme européen ; l'affaiblissement du
droit chrétien de l'Europe a été le signal de la décadence et de l'instabilité des pouvoirs humains ; enfin ce que l'œuvre d'ailleurs si
négative et si désastreuse des révolutions modernes pourra laisser de bon et de salutaire après elle, aura été la réaction contre
des excès et des abus que réprouvait le régime chrétien» a.
Le passé, malgré ses vices et ses misères, reste donc la belle époque pour l'Europe. Jésus-Christ était alors reconnu et proclamé Roi
des peuples et des nations.
a V, 189 Cf. aussi VII, 134 et sv. Dans son instruction pastorale sur les malheurs actuels de la France (Carême 1871) Mgr Pie établit
ainsi la supériorité morale du passé sur le présent. Après avoir affirmé qu'il n'est donné à aucune balance humaine, mais à la seule ba-
lance de Dieu, d'établir la proportion exacte entre la moralité du présent et celle du passé, il ajoute : «Mais, en ce qui est de la gravité
respective de tel ou tel péché, nous possédons des principes certains. Le mal moral, comme le mal physique, se discerne et se gradue
d'après le genre et l'espèce». Il note, ensuite, d'après saint Hilaire, une différence considérable entre l'impiété et le péché. «Par la
grâce de Dieu, tout pécheur n'est pas impie, parce que tout péché n'est pas impiété ; au contraire l'impie ne peut pas n'être point pé-
cheur, attendu que l'impiété implique par elle-même le plus grand péché». C'est sur la gravité et la multiplicité du péché d'impiété que
Mgr Pie se base pour affirmer que la société actuelle, sous un certain vernis de décence, est pourtant inférieure au point de vue moral
à la société du Moyen-Age. «N'est-il pas trop manifeste, dit-il, que le nombre des impies s'est étendu parmi nous et qu'il a prodigieu-
sement grandi dans les temps modernes ? Et ce qui est infiniment plus injurieux pour Dieu et plus pernicieux pour la terre, n'est-il pas
trop établi, que sous plusieurs de ses aspects, le crime d'impiété n'est plus seulement le crime des particuliers, mais qu'il est devenu le
crime de la société ? » VII, 98-100 ; X, 206-207.
1 Chassé de Rome par le peuple en 1044, Benoît IX y était rentré à main armée. A un moment il conçut le projet d'épouser la fille d'un
baron de la Sabine, et peu s'en fallut que la chaire de Pierre, devenue presque héréditaire ne fût occupée par un prêtre marié. (Bonitho)
l. v. - Desider, Dialog., l. III. Cf. Regesta pontific. Jaffé, Wattenbach, anno 1044).
2 Comme vassaux des rois les prélats étaient tenus, il est vrai, au service militaire ; mais la loi civile, d'accord en cela avec les prescrip-
tions de l'Eglise, les autorisait à se faire remplacer par des séculiers à la tête du contingent qu'ils étaient obligés de fournir. En France,
on appelait vidames ceux qui à la place des évêques commandaient aux hommes et aux vassaux des églises. (Guérard, Castal. de
Saint-Père de Chartres, t. I, p. 78).