Regards historiques sur le monde actuel Histoire LIVRE DU PROFESSEUR T les L/ES Sous la direction de Vincent ADOUMIÉ Pascal ZACHARY Lycée Dumont-d’Urville, Toulon (83) Lycée Henri-Poincaré, Nancy (54) Auteurs Géraldine ANCEL-GERY Lycée Charles-Baudelaire, Cran-Gevrier (74) Christian BARDOT Lycée Lakanal, Sceaux (92) Catherine BARICHNIKOFF Lycée Carnot, Paris (75) Fabien BÉNÉZECH Lycée Rouvière, Toulon (83) Fabien CONORD Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand II (63) Emmanuelle IARDELLA-BLANC Lycée Christophe-Colomb, Sucy-en-Brie (94) Pascale JOUSSELIN-MISERY Lycée Charles-Baudelaire, Cran-Gevrier (74) Sahondra LIMANE Lycée Albert-Schweitzer, Le Raincy (93) Emmanuel MOUREY Lycée Jacques-Callot, Vandœuvre-lès-Nancy (54) Étienne PAQUIN Lycée Henri-Poincaré, Nancy (54) Jean-Yves PENNERATH Lycée Jean-Victor-Poncelet, Saint-Avold (57) Corentin SELLIN Lycée de Costebelle, Hyères (83) Alain VIGNAL Lycée Dumont-d’Urville, Toulon (83) David YENDT Lycée René-Descartes, Saint-Genis-Laval (69) © Hachette Livre SOMMAIRE THÈME 1 Le rapport des sociétés à leur passé Chapitre 1 Le patrimoine : lecture historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Chapitre 2 Les mémoires : lecture historique THÈME 2 Idéologies, opinions et croyances en Europe et aux États-Unis de la fin du xixe siècle à nos jours Chapitre 3 Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 Chapitre 4 Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Chapitre 5 Religion et société aux États-Unis depuis 1890 THÈME 3 Puissances et tensions dans le monde de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours Chapitre 6 Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 Chapitre 7 Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88 Chapitre 8 Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 THÈME 4 Les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours Chapitre 9 Gouverner la France depuis 1946 Chapitre 10 Le projet d’une Europe politique depuis 1948 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Chapitre 11 La gouvernance économique mondiale depuis 1944 17 .................................................................. ............................................... ............... .................................................................. ...................................... 60 72 120 145 1 Le rapport des sociétés à leur passé 1 p. 16-53 Le patrimoine : lecture historique Thème 1 – Le rapport des sociétés à leur passé Question Mise en œuvre Le patrimoine : lecture historique Une étude au choix parmi les trois suivantes : - le centre historique de Rome ; - la vieille ville de Jérusalem ; - le centre historique de Paris. La question aborde sous un angle historique la notion de patrimoine. Cette approche est nouvelle et doit permettre aux lycéens, à travers l’exemple que le professeur choisira (Rome, Jérusalem ou Paris), de poser les problématiques essentielles liées à la lecture historique du patrimoine des villes anciennes. L’histoire du patrimoine urbain n’est pas synonyme de l’étude de l’histoire de la ville. Pour autant on ne saurait s’abstraire des connaissances factuelles et chronologiques. C’est pourquoi les études débutent par une double page « Repères » consacrée à dresser un tableau synthétique de l’histoire plurimillénaire de chacune des trois villes. La transmission du patrimoine se fait toujours au présent, et c’est ce dernier qu’il s’agit de faire émerger pour chaque époque, le regard de l’histoire permettant cette mise à distance. Pour l’élève, il s’agit d’apprendre à voir. négligeables pour valoriser ceux qui s’accordent avec les impératifs nouveaux. • Patrimoine et histoire Le patrimoine est à décrypter, le paysage urbain ne parle pas de lui-même. L’historien est le médiateur qui donne à comprendre le bâti en le replaçant dans un passé restauré dans toutes ses dimensions. L’histoire révèle les usages successifs que chaque époque attribue au patrimoine des périodes qui l’ont précédée. L’histoire montre que le patrimoine est constitué de morceaux choisis, sélection faite à chaque époque pour des motifs qui varient selon les enjeux que l’on prête au patrimoine. Pour comprendre la notion de patrimoine et son usage, celui-ci doit faire l’objet d’une enquête historique. Les méthodes de l’historien arrachent au vestige et à l’archive les éléments qui expliquent l’action d’origine, l’élément déclencheur. Évolution de la notion La notion de monument historique se construit progressivement entre le xve siècle et la première moitié du xixe siècle. Celle de patrimoine urbain historique est plus tardive et date du milieu du xixe siècle. Les « secteurs sauvegardés », créés par André Malraux, ont pour but d’amener le visiteur à découvrir le bâti dans son environnement. Car ce n’est pas seulement la qualité du bâtiment qui fait son intérêt mais également le tissu urbain auquel il est lié, qui le rattache à une histoire, à des pratiques collectives. Les quartiers anciens sont alors pris en compte dans leur globalité, constituant des tissus dont la trame doit être traitée dans son ensemble. Cet intérêt pour le patrimoine s’inscrit dans une volonté de se prémunir contre la perte de mémoire et la dilution d’une identité, et c’est ainsi que ce fort désir de mémoire émerge pour faire face aux mutations économiques et sociales contemporaines. La réflexion porte sur ce qui doit être préservé, comme témoignage exceptionnel ou signifiant d’une époque, d’une société. Le culte du patrimoine amène parfois à des versions d’un passé qui se teinte de nostalgie. La dévotion au patrimoine ne fait pas histoire. Le concept est d’une grande richesse, les champs concernés s’étendent du patrimoine matériel au patrimoine immatériel mais le programme, par les choix des « Mises en œuvre », invite à concentrer la réflexion sur le patrimoine urbain. Il s’agit de mettre en valeur les sens politique, culturel et sociétal qui, dans leurs liens avec la mémoire collective, l’héritage national et l’identité, forgent la compréhension des centres historiques des trois villes du programme. • • ◗ Problématiques scientifiques du chapitre • Les villes anciennes Les villes anciennes sont le fruit de contributions millénaires, de couches successives qui forment des strates à l’origine d’un patrimoine archéologique à découvrir. Elles sont formées d’une partie visible et d’une autre enfouie. La dialectique entre ville ancienne et ville nouvelle émerge à chaque époque. La superposition des époques conduit à détruire, à construire mais l’usage fréquent du remploi, qui consiste à réutiliser dans une construction un élément architectural qui a appartenu à un édifice antérieur, peut être considéré comme un fil liant les époques et les hommes. Le vandalisme dénoncé pendant la Révolution française oblige à s’interroger sur la conservation ou non des vestiges d’un passé avec lequel on se considère en rupture. Comment se défaire des emblèmes de la monarchie tout en conservant les bâtiments ? L’évolution du patrimoine des villes est marquée par de vastes entreprises de modernisation, d’interventions autoritaires, sélection de modèles, éliminations d’éléments jugés Enjeux contemporains Depuis les années 1960, les pays occidentaux portent davantage d’attention à la notion de patrimoine, notamment à travers les politiques culturelles qu’ils développent. Le patrimoine et sa conservation s’inscrivent dans un cadre plus large, celui des modalités politiques, culturelles, sociales par lesquelles une société définit son rapport avec le passé et la conception de son présent comme de son futur. Les villes anciennes fascinent par le pittoresque de leurs monuments et de leurs rues mais les nécessités de la modernité et des besoins contemporains obligent à s’interroger sur les usages du passé. Aujourd’hui, de nouveaux usages sont assignés au patrimoine, il doit être rentable. Les coûts de préservation, de conservation, de restauration, mènent parfois à des choix qui soulèvent des oppositions, font appel à la privatisation d’un patrimoine public. Les enjeux commerciaux ou les concurrences mémorielles freinent parfois les investigations critiques du passé. Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique •3 © Hachette Livre ◗ Nouveauté du programme de terminale La question est bien celle de savoir pour quel usage conserver ou restaurer et quel état privilégier tout en s’affranchissant des modes et des pressions. Le xixe siècle négligeait le xviiie et n’admirait que les bâtiments anciens ; le désintérêt du xxe siècle pour l’architecture du xixe est largement lié à la méconnaissance de techniques de conservation efficaces pour l’architecture métallique ; actuellement, la prime à l’ancien s’accompagne souvent d’une certaine indifférence pour l’actuel. Le patrimoine a un rôle fédérateur, c’est un instrument de lien social et d’identité collective, mais la vigilance est nécessaire car nul pays n’est à l’abri de tentatives de récupération à des fins nationalistes ou identitaires. ◗ Quelques notions-clés du chapitre • Patrimoine : le terme romain de patrimonium manifeste une légitimité familiale qu’entretient le patrimoine. Le mot désigne l’ensemble des biens, des droits hérités du père (quelquefois par opposition, en ancien français, à matremoigne, matrimoine). En France, la notion de patrimoine s’élabore au moment de la Révolution française. L’État doit prendre en charge le patrimoine de la noblesse et de l’Église, les deux ordres les plus riches, dans le souci d’inventorier, d’identifier, de reconnaître et d’inscrire au crédit de la nation « qui donne une sorte d’existence au passé ». S’élabore alors la notion d’un patrimoine supérieur aux vicissitudes de l’histoire et digne d’échapper à la destruction, soit du fait de la valeur des œuvres menacées, soit du fait de l’intérêt pour l’éducation et pour l’histoire. • Enjeux du patrimoine : concept évolutif qui se conjugue au pluriel. Longtemps considéré comme une affaire de spécialistes, le patrimoine est aujourd’hui l’objet de manifestations qui rencontrent un public toujours plus nombreux, mais il ne peut se résumer à une accumulation de monuments ou d’objets et doit être mis à disposition de manière raisonnée. Une pédagogie du patrimoine doit accompagner une politique culturelle refondée pour éviter deux écueils majeurs : que la pression patrimoniale soit non sélective, ce qui ferait du tout patrimonial un obstacle à une cité vivante, et tendre vers un patrimoine qui favoriserait les divisions au sein des sociétés. ◗ Débat historiographique L’intérêt grandissant pour le patrimoine convoque un champ de plus en plus large, tout paraît patrimoine car tout est chargé d’histoire et de société. Le concept est objet d’histoire récent, Les Lieux de mémoire, de Pierre Nora, et les travaux d’André Chastel ont jeté les bases d’un appareil critique. Certains dénoncent un culte du patrimoine qui se transforme en fétichisme (Françoise Choay). Les débats liés aux questions patrimoniales ont toujours été virulents, rappelons que les travaux de Violletle-Duc voient encore s’opposer pourfendeurs et partisans, ou comment les passions patrimoniales déclenchent d’épiques joutes verbales ici, qui prennent parfois un caractère violent, là. Les groupes d’intérêts, les pouvoirs de toutes sortes peuvent instrumentaliser le patrimoine et en faire un espace qui divise. A contrario, le patrimoine peut permettre la rencontre avec l’altérité, les valeurs qui nous sont parvenues à travers le patrimoine peuvent être utilisées pour construire. © Hachette Livre ◗ Bibliographie sélective Généralités et Paris J.-Y. Andrieux, Patrimoine et histoire, Belin Sup, 1997. P. Béghain, Le Patrimoine : culture et lien social, Presses de Sciences Po, 1996. F. Bercé, Des monuments historiques au patrimoine, du xviiie siècle à nos jours, Flammarion, 2000. P. Bouchain, M. Nuridsany, Histoire du Palais Royal, Actes Sud, 2010. F. Choay, L’Allégorie du patrimoine, Seuil, 1999. Paris, une capitale dans l’histoire, Scérén, coll. Dévédoc, CNDP, 2005. 4 • Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique Y. Lamy, L’Alchimie du Patrimoine, éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1996. J. Le Goff (dir.) Patrimoine et passions identitaires. Actes des Entretiens du Patrimoine, Fayard, 1997. F. Loyer (dir.), Ville d’hier, ville d’aujourd’hui en Europe, Actes des Entretiens du Patrimoine, Fayard, 2001. P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I. et II, Gallimard, 1986. P. Nora (dir.), Science et conscience du patrimoine, Actes des Entretiens du Patrimoine, Fayard, 1997. H. Rousso (dir.), Le Regard de l’Histoire, Actes des Entretiens du Patrimoine, Fayard, 2003. M.-A. Sire, La France du patrimoine, Découvertes Gallimard, 1996. Rome M. Augé, Le Temps en ruines, Galilée, 2003. A. Augenti, Rome, Art et Archéologie, Scala, Florence, 2000. « Fellini Roma », l’Avant-Scène Cinéma, n° 129, 1972. « Rome et ses palais », Dossiers d’archéologie, n° 336, nov.-déc. 2009. A. Giardina, A. Vauchez, Rome, L’idée et le Mythe, du Moyen Âge à nos jours, Fayard, 2000. C. Moatti, À la recherche de la Rome antique, Découvertes Gallimard, 1989. J. Neutres, Rome, ville ouverte au cinéma, édition de L’Aube, 2010. J.-N. Robert, Rome, Les Belles Lettres, 2002. Jérusalem J.-P. Chagnollaud, S.-A. Souiah, Atlas des Palestiniens, un peuple en quête d’un État, éditions Autrement, 2011. Dossiers Archéologie, Jérusalem, 5000 ans d’histoire, n° 165-166, nov.-déc. 1991. F. Encel, A. Nicolas, Atlas géopolitique d’Israël, éditions Autrement, 2008. F. Encel, F. Thual, Géopolitique d’Israël, Point essais, 2006. l. Grabas, S. Nuseibej, Dôme du Rocher, Albin Michel, 1996. R. Grover, Les Mosquées, Novebook, 2006. A. Grynberg, Vers la terre d’Israël, Découvertes Gallimard, 2008. National Geographic Jerusalem, décembre 2008. « Jérusalem, La ferveur et la guerre », Qantara, Magazine des cultures arabe et méditerranéenne, Institut du monde arabe, 2009. ◗ Sites internet Rome http://whc.unesco.org/fr/list/91 : site de l’Unesco. http://fr.museociviltaromana.it/ : site du musée de la civilisation romaine. Jérusalem http://whc.unesco.org/fr/list/148 : site de l’Unesco. Paris http://alpage.tge-adonis.fr/index.php/fr/ : Alpage est un programme de recherche, initié en 2006. Des historiens, géomaticiens et informaticiens construisent ensemble un système d’information géographique (SIG) sur l’espace parisien préindustriel. http://paris-atlas-historique.fr/1.html : ce site est dédié à la représentation de l’évolution historique de Paris. http://whc.unesco.org/fr/list/600 : site de l’Unesco. Une vidéo très intéressante est consultable sur le site de l’UNESCO à l’adresse suivante : http://whc.unesco.org/fr/ list/600/video Introduction au chapitre p. 16-17 À travers l’exemple d’une grande ville ancienne, le programme invite à s’interroger sur la place du passé dans les sociétés contemporaines à travers l’étude du paysage urbain. Traiter de →Doc. 1 : Détail de l’arc de Titus sur le forum antique de Rome, fin du ier siècle. Le bas-relief de l’arc de Vespasien et de Titus à Rome rappelle la prise de Jérusalem par les Romains en 70 et la destruction du Temple. Les soldats romains portent en triomphe les objets pillés dans le temple de Jérusalem en particulier le chandelier à sept branches en or. On peut voir les ustensiles du Temple (le chandelier et les trompettes), portés en cortège par des légionnaires romains couronnés de lauriers. La représentation du chandelier à sept branches ne correspond pas exactement à celle qui en était donnée au moment du règne d’Hérode. →Doc. 2 : La tour Eiffel illuminée par Citroën, 1925. Inaugurée le 15 avril 1889, la tour Eiffel reçut 28 millions de visiteurs dès les six premiers mois de son ouverture. Jugée « monstrueuse et inutile », elle choqua à l’époque. Bâtie en deux ans à l’occasion de l’Exposition universelle, elle fut, jusqu’en 1931, le plus haut bâtiment du monde. La tour Eiffel, aisément reconnaissable à sa forme, dominant tout Paris, est omniprésente sur de multiples supports et connaît immédiatement une rapide et considérable fortune iconographique. Expression de la France industrielle et de la République triomphante, monument laïc et démocratique, objet de fierté nationale, la tour Eiffel est le symbole du progrès technique. À la veille de l’ouverture de l’exposition internationale des Arts Décoratifs en 1925, le fabricant d’enseignes lumineuses Jacopozzi vient proposer à André Citroën de faire de la tour Eiffel une enseigne publicitaire. Elle s’éteindra définitivement en 1935 lors de la reprise de l’entreprise par Michelin. La tour Eiffel est le monument le plus visité de Paris, elle reçoit chaque année 6 millions de visiteurs. Repères p. 18-19 Rome Il ne saurait être question de retracer en détail l’histoire plurimillénaire de Rome tant celle-ci est foisonnante et marquée par nombre d’affrontements et de conquêtes pour cette ville capitale. Il s’agit ici de rappeler quelques-uns des moments-clés qui jalonnent l’histoire de la ville pour mieux comprendre les enjeux politiques et religieux que revêt l’histoire du centre historique de Rome sans cesse remanié. →Doc. 1 : La Rome antique vue à l’époque moderne. Le Colisée est visible à travers les trois colonnes remontées du temps de Castor et Pollux, les Dioscures. La présence de personnages et la reconquête de la nature sur la pierre donnent à ce tableau une vision romantique des ruines dont le succès sera immense au xixe siècle. →Doc. 2 : Le centre historique de Rome. La « Rome historique » est comprise dans l’anneau des murs d’Aurélien (iiie siècle) : la Rome de l’Antiquité et du bas Moyen Âge, ainsi que celle qui vit le jour entre 1500 et 1600. Elle condense la majeure partie des témoignages architecturaux du passé. La Rome contemporaine s’est peu à peu superposée à cette Rome monumentale. Rome est aussi la capitale d’un État dit « moderne » et ne peut être traitée comme un grand monument historique à préserver, soumis à des contraintes et à des normes. Il faut faire coexister d’exceptionnels témoignages historiques et artistiques avec les fonctions et les besoins d’une ville moderne. →Doc. 3 : Plan du centre historique de Rome. Centre historique de Rome, les biens du Saint-Siège situés dans cette ville bénéficient des droits d’extra-territorialité tout comme Saint-Paul-hors-les-Murs. Le site du patrimoine mondial, étendu en 1990 jusqu’aux murs d’Urbain VIII, comporte quelques-uns des principaux monuments de l’Antiquité tels que les forums et le mausolée d’Auguste, les colonnes de Trajan et de Marc Aurèle, le mausolée d’Hadrien, le Panthéon, ainsi que les édifices religieux et publics de la Rome papale. Étude 1 p. 20-23 Rome, une mise en scène de la puissance sans cesse renouvelée Rome se prête tout particulièrement à l’étude historique du patrimoine du fait de l’ancienneté de l’occupation humaine et de l’imbrication des époques à travers les monuments. Deux moments phares de l’histoire de Rome sont ici privilégiés : la Rome antique et la Rome papale. L’accent est mis sur des éléments-clés du patrimoine : le rôle du pouvoir et des mécènes pour faire de Rome tour à tour la ville maîtresse d’un vaste empire et la capitale de la chrétienté. Il s’agit aussi de montrer que le regard porté sur le passé varie à chaque époque et que la Rome d’aujourd’hui ne restitue pas celle d’hier. 1. Qu’est-ce que la lecture historique du forum nous apprend de la Rome antique ? p. 20-21 →Doc. 1 : Les vestiges du forum. Le Forum romain se développe progressivement à partir du viie siècle av. J.-C. Pendant plus de 1 000 ans, il fut le cœur de la vie spirituelle, politique et commerciale de la ville. Pavé, cet immense espace ouvert s’enrichit progressivement d’un certain nombre de bâtiments, de statues, de colonnes, de temples et de sanctuaires, d’arcs de triomphe qui témoignent de la grandeur de Rome. À partir du viie siècle ap. J.-C., il fut peu à peu délaissé. Utilisé comme forteresse au Moyen Âge, pillé puis abandonné, il est devenu « champ aux vaches » (Campo Vaccino). Les seuls édifices conservés furent ceux transformés en église. S’y côtoient des édifices d’époques différentes rendus uniformes par le temps. →Doc. 2 : La colonne Trajane sur le forum antique, IIe siècle. La colonne de Trajan est haute de plus de 30 m. Elle est constituée de 17 cylindres de marbre. La colonne devait servir de tombe à l’empereur, ses cendres y furent placées dans une urne. Elles furent volées au Moyen Âge. Sur l’extérieur de la colonne, se déroule une spirale recouverte de bas-reliefs racontant les deux guerres conduites au début du IIe siècle par Trajan contre les Daces. La précision des détails est extrême (2 500 personnages). La largeur des bandes augmente au fur et à mesure que l’on va vers le haut, de sorte que du bas, elles apparaissent toutes de même dimension. Un escalier en colimaçon occupe l’intérieur. Des terrasses permettaient, à l’époque, d’admirer les bas-reliefs ; elles sont évoquées dans le document 4 (l. 24 à 28). Une petite chapelle fut construite bien plus tard, adossée au soubassement de la colonne, appelée Saint-Nicolas-de-la-Colonne, dont le clocher était dans la colonne elle-même. Elle fut démolie en 1500 par ordre de Paul III. Autour de 1587, la statue de Trajan sur le Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique •5 © Hachette Livre ce que nous apprend la lecture du patrimoine par les historiens sur les sociétés du passé est la question centrale. Il s’agit bien de montrer comment les historiens interrogent le patrimoine et quels outils ils élaborent pour le comprendre. Par ailleurs, si le patrimoine est le résultat des choix faits à toutes les époques, il est l’objet d’enjeux majeurs pour les sociétés du temps présent. Ces enjeux ne sont pour autant pas du même ordre selon l’étude choisie. Si Paris et Rome, malgré leurs particularités, partagent un nombre important d’enjeux communs, la lecture historique du patrimoine de Jérusalem invite nécessairement à une analyse géopolitique de la situation du Moyen-Orient. sommet de la colonne fut remplacée par celle de saint Pierre en bronze à la demande du pape Sixte Quint. →Doc. 3 : Les fouilles sur le forum. L’histoire des fouilles accompagne celle des différentes phases de croissance de la ville. Au début du xixe siècle, le forum est remis en valeur grâce aux fouilles archéologiques entreprises sous l’ordre de Napoléon. En 1870, la proclamation de Rome comme capitale du nouveau royaume d’Italie provoque le doublement de sa population, se traduisant par l’urbanisation de vastes zones accompagnant la découverte, et souvent la destruction d’innombrables vestiges antiques. La restauration pose de délicats problèmes de restructuration notamment des forums coupés en deux par la via dei Fori Imperiali percée sous Mussolini. Les questions financières sont tout autant primordiales. Depuis 1997, les revenus du jeu Lotto financent en partie les restaurations, et les responsables de l’archéologie s’orientent actuellement vers une rentabilisation accrue des ressources patrimoniales et un recours systématique au mécénat. →Doc. 4 : Une lecture historique du forum. Même si plusieurs empereurs font construire des fora adjacents, le forum reste le cœur de Rome. Auguste y place le Milliaire d’or, km 0, centre de l’Empire. Cette place de 60 m de large comprend aussi un fouillis de statues, colonnes votives, arbres sacrés… qui soulignent son caractère hautement symbolique. Plusieurs basiliques s’y trouvent également : émilienne, 179 av. J.-C. ; julienne, voulue par César. Ce sont des édifices d’origine grecque destinés au commerce et aux réunions ou à rendre la justice. Le forum est traversé par la Via Sacra qui descend du Capitole. ◗ Réponses aux questions 1. L’archéologie permet de dater et de connaître la fonction © Hachette Livre des bâtiments ou objets découverts au cours des différentes campagnes de fouilles. Elle permet de confirmer des éléments connus ou bien de faire de nouvelles découvertes et analyses montrant mieux l’évolution du patrimoine antique tout au long de l’histoire. En effet, ce patrimoine a toujours été en perpétuelle évolution. Les démolitions successives l’ont transformé. La destruction totale ou partielle des constructions, le remploi des pierres pour de nouveaux usages affectés aux bâtiments sont les principaux risques encourus par le forum. 2. Dans l’Antiquité, les empereurs transforment le forum et y adjoignent de nouveaux bâtiments, temples, arcs de triomphe. Au Moyen Âge, des maisons antiques et médiévales sont détruites. À l’époque fasciste, des fouilles et des travaux importants transforment le quartier. Aujourd’hui, le forum est l’objet d’importantes campagnes de fouilles. La construction du forum s’étend du ve siècle av. J.-C. au iiie siècle, sur huit siècles. 3. Les fouilles du forum et l’étude des auteurs classiques permettent aux historiens de localiser les combats de gladiateurs. Ils se sont longtemps déroulés dans le forum, avant d’être circonscrits dans des lieux fermés comme les cirques ou les amphithéâtres. 4. La place du forum se répartit en trois grands ensembles. L’espace dédié à la religion, à l’est (sanctuaire de Vesta, viie siècle av. J.-C.), l’espace politique à l’ouest (les rostres, tribune aux harangues), l’espace judiciaire (grandes basiliques). 5. L’empereur, en faisant construire un marché, assure l’approvisionnement des Romains mais met aussi à leur disposition les produits venant du vaste empire qu’il contrôle. 6 • Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique 2. Que nous apprend la lecture historique de la Rome des papes ? p. 22-23 →Doc. 5 : La place et la basilique Saint-Pierre du Vatican, des symboles de la puissance de l’Église et du Saint-Siège. La photographie montre la Via Della Concilliazone, percée sous Mussolini, qui relie le Château Saint-Ange à la place Saint-Pierre et à la Basilique. La place, gigantesque théâtre ovale (340 m de long sur 240 m de large) bordé d’une quadruple colonnade (284 colonnes), fut commandée en 1656 par Alexandre VII au Bernin. L’obélisque provient d’Alexandrie en Égypte et fut transporté à Rome en 37 par Caligula pour orner le cirque. Sixte Quint le fit placer en 1586 devant la basilique. Édifié pour faire face à la Réforme protestante, le bâtiment a pour missions de réaffirmer la primauté du souverain pontife, d’exalter l’unité de l’église universelle et d’impressionner les fidèles. Le Vatican accueille 6 millions de pèlerins et de touristes par an. →Doc. 6 : La nouvelle Rome s’édifie sur les vestiges de l’ancienne. Dès le xve siècle, nombreux sont ceux qui appellent à la conservation et à une protection des monuments romains. La conversion de la Ville en carrières qui alimentent les constructions neuves et les fours à chaux est dénoncée. « Le squelette dépouillé » et « l’infamie qui succède à la gloire » sont des thèmes développés notamment dans la lettre de Raphaël à Léon X. Un nombre important de bulles posent des règles strictes pour la conservation et restauration des antiquités. Dans les faits, comme les deux textes le montrent, les contradictions guident les mécènes, qui protègent et dégradent à la fois. →Doc. 7 : Le Laocoon, pièce maîtresse de la collection du pape Jules II. Laocoon et ses fils sont prisonniers de deux immenses serpents et victimes de la vengeance d’Apollon, dont le prêtre troyen avait profané le sanctuaire. Découvert en 1506, dans la Domus Aurea, sa datation est incertaine. Il pourrait s’agir d’une copie ou d’une création de l’époque de Tibère. →Doc. 8 : Rome à la Renaissance : un chantier au service de la puissance des papes. La « haute » Renaissance est l’âge des grandes réalisations artistiques mais aussi l’apogée de l’humanisme. La destruction de la Rome médiévale se fait dans un souci de préservation de l’héritage antique. Les papes veulent faire de Rome la véritable capitale d’un monde renaissant. Les travaux sont d’une telle ampleur sous Jules II que Bramante est surnommé il ruinante. Les musées du Vatican se sont constitués autour d’un premier groupe de sculptures : l’Apollon, le Laocoon et l’Ariane, enrichies par le pape Jules II (1503-1513) et rassemblées dans la cour du palais du Belvédère. ◗ Réponses aux questions 6. La basilique Saint-Pierre a été édifiée sur le lieu présumé du tombeau de l’apôtre Pierre. À cet emplacement, l’empereur Constantin avait érigé une première basilique au ive siècle. Il s’agit donc pour Jules II de s’inscrire dans la continuité historique à la fois de l’Antiquité et du christianisme. 7. Les constructions ou les vestiges sont détruits et réemployés pour les besoins des architectes de la Renaissance, les marbres sont convertis en chaux. 8. Les papes, le haut clergé et la noblesse sont les principaux acteurs de l’aménagement de la ville. 9. Les grands travaux consistent à élever des églises surmontées de coupoles, aménager des places, collectionner des sculptures antiques. Il s’agit de transformer la ville pour faire de la capitale d’un ancien empire de l’Antiquité celle de la chrétienté de la Renaissance. marbres au goût des contemporains, cherchent à faire l’admiration des visiteurs. Ils exposent les découvertes dans des espaces aménagés à cet effet, ancêtres des musées actuels. ◗ Texte argumenté Rome, dont la fondation mythique date du viiie siècle av. J.-C., est une ville en perpétuelle transformation. Les aménagements, à toutes les époques, s’inscrivent sur ceux du passé : destructions, reconstructions, transformations, remplois. Ce qui est sauvegardé ne l’est jamais par le fait du hasard mais le résultat de véritables choix. C’est pourquoi la ville antique visible aujourd’hui n’est pas réellement celle de l’Antiquité mais le produit des décisions prises à différentes époques. L’histoire de Rome est empreinte de la volonté des empereurs ou des papes de mettre en scène la puissance de la ville. Les aménagements sont, dans l’Antiquité, destinés à faire de la ville la capitale d’un vaste empire, glorifiant les exploits des empereurs (arc de triomphe). Se succèdent des édifices de plus en plus majestueux, aux fonctions diverses : économique (basilique), politique (rostres) et/ou religieuse (temple). À la Renaissance, les papes veulent faire de Rome la capitale de la chrétienté. Pour cela, ils transforment à leur tour le patrimoine antique et médiéval. Le percement de vastes avenues pour édifier perspectives et places destinées à accueillir les pèlerins ou la construction de la basilique Saint-Pierre sur l’ancienne basilique de Constantin sont autant d’éléments qui visent à mettre en évidence à travers la puissance de la ville, la puissance des papes, commanditaires des grands travaux, et la puissance de l’Église de Rome elle-même. La ville est considérée comme un théâtre. Leçon 1 p. 24-25 Lecture historique du patrimoine de Rome →Doc. 1 : Les vicissitudes du patrimoine. Promenades dans Rome de Stendhal est un « guide romancé » sur la ville et ses habitants, à la fois récit de voyage à la première personne et ouvrage parsemé d’anecdotes, de récits historiques, de réflexions touristiques, de descriptions, de listes d’églises, etc. L’auteur a deux griefs majeurs contre la ville. Selon lui, la ville est trop provinciale, elle manque de créativité artistique, et Rome « a le moral pollué par les prêtres » (1835). ◗ Réponse à la question 1. La transformation du goût d’une époque à l’autre, le poids plus ou moins grand de la religion ou de groupes influents, comme ici les jésuites, la morale oppressive tout comme le remploi de pierres d’anciens édifices sont les principales causes de la mutilation des œuvres d’art. →Doc. 2 : De l’Antiquité à nos jours, la louve du Capitole, symbole de Rome. Cette œuvre du début du ve siècle av. J.-C. représente l’animal totem de Rome et illustre une des plus importantes légendes de la cité. Naturalisme et abstraction se côtoient dans ce bronze ; les narines dilatées, les yeux ouverts, les trois plis du front créent un sentiment très puissant de réel, tandis que les lignes du corps sont très stylisées. ◗ Réponse à la question 1. La louve est l’expression mythique de la fondation de Rome, la légende lui attribue la survie de Remus et Romulus. Symbole dès l’Antiquité de la cité romaine, elle traverse le temps jusqu’à aujourd’hui et transmet une mémoire commune à l’ensemble des habitants de la ville. →Doc. 3 : Le Jubilé 2000 stimule le renouveau de Rome. Jean-Paul II annonce la réalisation du Jubilé 2000 en 1994. La préparation se fait par la collaboration du Vatican avec tous les acteurs publics des différents niveaux territoriaux opérant à Rome. Pouvoirs religieux et civil sont associés dans cette opération. Les retombées économiques sont très importantes pour les deux États. ◗ Réponse à la question 1. Le Grand Jubilé 2000 marque la célébration de la naissance supposée de Jésus, il y a 2000 ans. Les festivités sont l’occasion de réaliser des travaux de rénovation et de restructuration de la ville. Il s’agit là d’une tradition ancienne qui allie la fonction religieuse de Rome et l’urbanisme. Des temples de l’Antiquité aux rénovations du xxie siècle, en passant par la basilique SaintPierre à la Renaissance, architecture et urbanisme sont mis au service de la fonction religieuse. →Doc. 4 : Comment transformer les villes anciennes ? G. Giovannoni (1873-1943) accorde une valeur d’usage et une valeur historique aux ensembles urbains anciens en les intégrant dans une conception générale de l’aménagement du territoire. « Une ville historique constitue en soi un monument », mais elle est en même temps un tissu vivant. La théorie de Giovannoni anticipe les diverses politiques de « secteurs sauvegardés » mises au point en Europe dans les années 1960. La conception urbanistique de Mussolini est annoncée dès 1925 : « Les monuments millénaires de notre histoire doivent se dresser, tels des géants, dans une nécessaire solitude ». Cet objectif fut largement accompli et modifia profondément l’image de la ville. ◗ Réponses aux questions 1. Les centres historiques sont par définition des espaces denses et souvent difficilement aménageables. Pour autant, ils doivent s’adapter aux nécessités des habitants et des nouvelles fonctions qui leur sont assignées. 2. À l’occasion de choix politiques ou religieux, de cérémonies d’envergure ou de la volonté de moderniser, les villes anciennes se transforment. Leur patrimoine est alors l’objet de destruction, modification ou conservation qui aboutissent à leur donner un nouveau visage, reflet d’une partie de leur passé mais aussi, et surtout, des choix du présent. Histoire des Arts p. 26-27 Fellini Roma Federico Fellini, né en 1920 à Rimini, arrive à l’âge de 19 ans à Rome. Dès l’après-guerre, il devient scénariste du cinéma néoréaliste italien. Il écrit le scénario de Rome, ville ouverte de R. Rossellini en 1945, La Strada en 1954 et La Dolce Vita en 1960, film pour lequel il remporte la Palme d’or à Cannes. Fellini Roma est une mosaïque d’épisodes où Rome est le personnage principal. À la fois autobiographie et vision de « sa » Rome, le cinéaste y mêle le réel et la fiction imprégnés de l’histoire antique et moderne de la ville. Ce film se prête tout particulièrement à l’étude de la lecture historique du patrimoine dans l’art. La ville constitue un palimpseste architectural et artistique de toutes les époques : le film, qui tente de les mettre en scène, est de ce fait une œuvre singulière et bien adaptée aux problématiques de ce chapitre. Les images du film elles-mêmes font partie du patrimoine cinématographique. →Doc. 1 : Le chaos de la capitale. Le thème de la ville et de ses moyens de transport est abordé dans de nombreuses scènes. Le Colisée en forme d’ellipse, présent dans plusieurs séquences, est considéré comme le point Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique •7 © Hachette Livre 10. Les papes, en réunissant des objets antiques, sculptures et central de Rome (autour duquel « tourne » la population). F. Fellini dénonce aussi la pollution et la place de l’automobile prise dans la Rome du miracle économique. →Doc. 2 : Comment filmer une des villes les plus célèbres du monde ? Comme de nombreux Italiens de l’après-guerre, le narrateur (de même que le cinéaste) arrive à Rome. Les collégiens qui, au début du film (à l’époque fasciste), assistent à une projection de diapositives d’images de Rome, sont confrontés à des « clichés » ou images toutes faites, que le reste du film s’appliquera à déconstruire. Par ailleurs, les films de F. Fellini sont devenus euxmêmes des « clichés » grâce à l’imagerie propre à ce cinéaste. →Doc. 3 : Les entrailles de la ville livrent leurs secrets. La scène du chantier du métro met deux mondes en présence : la cité historique et mémorielle et la ville moderne en transformation. Tout en révélant les vestiges de la grandeur passée de Rome à travers les fresques, la modernité les détruit. Le lien est fait dans cette scène entre différentes époques : le présent est incapable de conserver le passé. →Doc. 4 : Extrait d’une scène : le destin des vestiges du passé. L’intérêt est ici de confronter les élèves à l’écriture cinématographique et à sa transposition en image. Les magnifiques fresques, soudain au contact de l’air, s’effacent, patrimoine à jamais disparu sous l’assaut des temps modernes. Comment empêcher les traces du passé de disparaître sous notre regard ? ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre 1. Le Colisée, symbole de la Rome antique, est encerclé par un embouteillage colossal. L’immobilité de la scène exprime aussi l’immobilité du temps en contraste avec les automobiles, métaphore de la modernité et de la vitesse. Le Colisée quant à lui traverse les âges. 2. Les personnages peints sur les colonnes, les murs et les frontons sont très grands, ils semblent dominer la scène. Les ouvriers sont stupéfaits, une certaine tension domine. 3. La scène est construite en plans champ/contrechamp rapides et serrés qui font naître un sentiment de panique face à l’impuissance de l’équipe à arrêter la disparition des fresques qui se déroule sous leurs yeux. 4. Le passé est omniprésent dans l’ensemble du film. Les monuments, comme le Colisée, mais aussi les fresques dans les entrailles de la ville, Rome est le décor du film. 5. Pour filmer Rome, Fellini craignait de ne pouvoir s’affranchir de la force qui se dégage de la ville. Il envisageait d’insérer des photographies entre les plans. Il choisit finalement de construire, dans les studios de Cinecittà, un décor artificiel, une Rome de carton. 6. La modernité est sans cesse présente dans le film. L’automobile, les ouvriers qui percent le métro, l’équipe de cinéma sont les éléments de la contemporanéité. Par ce procédé, il met du réalisme dans la fiction. Dans les années 1970, Rome est confrontée à la circulation automobile anarchique, à la pollution, à l’entretien des monuments anciens, à l’adaptation de la ville aux nécessités de la vie moderne. 7. Le patrimoine architectural de la ville de Rome sert de décor au film de fiction de Fellini. Il est convoqué pour sa forte charge évocatrice mais pour ne pas en être tributaire le réalisateur reconstruit Rome en décor de carton dans les studios de Cinecittà. Le film est imprégné d’un fort sentiment d’inquiétude et de nostalgie. 8 • Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique Repères p. 28-29 Jérusalem Il ne saurait être question de retracer l’histoire plurimillénaire de Jérusalem tant celle-ci est foisonnante et marquée par nombre d’affrontements et de conquêtes pour cette ville « de paix ». Il s’agit ici de rappeler quelques-uns des moments-clés qui jalonnent l’histoire de la ville pour mieux comprendre les enjeux du problème politique contemporain. D’autant que les destructions radicales n’ont laissé que des traces peu lisibles dans le patrimoine actuel de la ville. →Doc. 1 : Le plus vieux plan connu de Jérusalem, vers 560. Le sol de la petite église de Mabata, en Jordanie, à l’est de la mer Morte, est couvert d’une mosaïque représentant la Terre sainte au viie siècle. Cette carte est d’un intérêt considérable pour l’histoire de cette période, d’autant plus que l’exactitude des renseignements qu’elle apporte est confirmée par l’archéologie. La carte souligne la continuité architecturale de la période romaine à la période byzantine. Dans la partie nord et centrale de la ville, le plan romain prévaut. Les églises s’insèrent dans le réseau urbain, celle du Saint-Sépulcre est rattachée au cardo. →Doc. 2 : La vieille ville de Jérusalem. Le site de Jérusalem est marqué par de brusques dénivellations qui forment les trois vallées qui cernent l’antique cité. À 800 m d’altitude mais surplombant presque à pic, un abîme de 1 200 m, celui que creuse à ses pieds la dépression de la mer Morte. Jérusalem est une ville de montagnes, les ressources en eau sont fournies par deux sources, les voies d’accès sont difficiles et rares. La position défensive est excellente et cette ville est une halte dans le commerce des caravanes. Ce promontoire est appelé l’Ophel ou la cité de David qui en fait sa capitale pour des raisons politiques. Étude 2 p. 30-33 La vieille ville de Jérusalem, un patrimoine majeur du judaïsme, du christianisme et de l’islam. L’historien se doit de mettre en lumière les strates où s’enracinent les différentes mémoires religieuses, de confronter les données grâce à des outils scientifiques élaborés qui permettent d’établir des faits par le croisement de sources. Le patrimoine est de ce point de vue un élément essentiel pour la connaissance de l’histoire de la ville. Mais davantage qu’ailleurs, son histoire millénaire constitue un point d’achoppement pour définir le statut de la ville, qui réunit des communautés en concurrence religieuse et géopolitique. La vieille ville est un lieu stratégique où s’exprime revendications et conflits. En 1996, l’ouverture d’un tunnel archéologique avait entraîné des affrontements violents entre Palestiniens et Israéliens qui s’étaient soldés par 76 morts. Le 28 septembre 2000, la visite d’Ariel Sharon, alors chef du Likoud, sur l’Esplanade des mosquées déclenche la deuxième Intifada. Le lieu est toujours sous haute tension. Les fouilles archéologiques à Jérusalem sont l’objet de conflits qui prennent rapidement une dimension internationale. Jérusalem apparaît comme l’étendard de toutes les revendications, la religion est devenue objet du politique, la ville est au cœur du conflit multidimensionnel israélo-palestinien. Temple et des mosquées nous apprend sur le passé de Jérusalem ? p. 30-31 →Doc. 1 : Des juifs prient, de nos jours, devant le mur des Lamentations (mur occidental). En hébreu le dernier vestige du Temple a toujours été appelé « mur occidental » mais les chrétiens le désignèrent au Moyen Âge sous le nom de « mur des Lamentations ». Les juifs pensent que la « divine présence » plane autour de lui. C’est dans ce mur que, suivant une vieille tradition, hommes et femmes viennent glisser entre les blocs des papiers où sont inscrits leurs vœux. Le mur est le dernier vestige de la section occidentale du rempart qui entourait le Temple sacré des juifs, celui érigé par Salomon et démoli par Nabuchodonosor, reconstruit par les exilés de Babylone et par Hérode, puis incendié par Titus. À ce jour, aucune reconstitution du Temple ne fait l’unanimité des chercheurs. →Doc. 2 : Le mur des Lamentations : mur de l’enceinte du temple d’Hérode. a. Joseph Ben Matthias le Prêtre, connu sous le nom de Flavius Josèphe, est un historien juif « romanisé » du Ier siècle (37-100). Né à Jérusalem, témoin en 70 de la prise de sa ville natale par les Romains et de l’incendie du Temple, ses écrits sont les sources les mieux documentées que nous ayons sur la Palestine du Ier siècle. Les travaux historiques contemporains tiennent compte de la partialité de l’auteur et de son engagement personnel dans les événements qu’il relate. Son œuvre est d’une grande valeur pour la compréhension de l’histoire politique et sociale d’Israël comme de l’Empire romain. b. Sous Hérode (-37–-4), la ville s’agrandit énormément. Elle s’étendit au nord vers l’actuelle porte de Damas. Trois citadelles furent érigées dont la citadelle de David d’aujourd’hui. Vers -19, Hérode commença à construire un nouveau temple, toujours au même emplacement. La plate-forme du temple d’Hérode, érigée sur un trapèze de 15 ha, mesurait le double de celle de Salomon et il fallut 46 ans pour achever sa construction. →Doc. 3 : Mont du Temple pour les juifs, esplanade des mosquées pour les musulmans. Cet espace était celui occupé par le Temple de Yahvé jusqu’à sa destruction par les Romains en 70, dont il ne reste plus qu’un soubassement, le mur des Lamentations. C’est un lieu saint pour le judaïsme, le plus fort enjeu symbolique de la présence juive dans Jérusalem. Cet espace est aussi l’Esplanade des mosquées, espace sur lequel se dressent la mosquée Al-Aqsa (appellée aussi improprement mosquée d’Omar) et le Dôme du Rocher. C’est un lieu saint de l’islam, le plus fort enjeu symbolique de l’affirmation de la présence palestinienne dans al-Quods « la sainte » (Jérusalem). L’accès à l’Esplanade est fortement réglementé, musulmans et non-musulmans y accèdent par des portes différentes, la police israélienne y assure surveillance et contrôle. Le waqf est la fondation religieuse chargée au nom de la Jordanie de garder les lieux saints. →Doc. 4 : Le Dôme du Rocher. Construit au viie siècle par les Omeyyades, le Dôme du Rocher occupe la place centrale de l’Esplanade des mosquées. C’est un monument mémoriel et non une mosquée. Les Omeyyades donnent par là une preuve de leur puissance et de leur ouverture aux valeurs artistiques et aux arts. Jérusalem peut prétendre au titre de « joyau de la couronne » des princes omeyyades. L’activité se concentre sur le Mont du Temple, que les musulmans appellent Haram el-Shérif. Ce secteur est le mieux préservé. Il y eut sans doute d’autres constructions dans diverses parties de la ville mais pratiquement rien n’est parvenu jusqu’à nous. Aucune source historique contemporaine des Omeyyades n’est connue, les écrits postérieurs sont souvent peu fiables lorsqu’ils ne sont pas biaisés pour ce qui traite des causes de la construction du Dôme. Il faut donc faire appel aux monuments eux-mêmes et aux données apportées par les fouilles. Les inscriptions qui tapissent le monument étaient destinées à convaincre les chrétiens de la supériorité de la nouvelle foi. Jérusalem fut aussi liée de manière unique, du moins pour un temps, aux cinq piliers de l’islam : au début, les premiers musulmans prièrent la face tournée vers Jérusalem. Une révélation ultérieure transféra la qibla, la direction de la prière, vers la Mecque. →Doc. 5 : Des juifs prient devant le mur des Lamentations de Jérusalem, alors sous domination ottomane, 1905. En 1260, la Ville sainte est prise par les Mamelouks. Elle connaît alors un certain déclin économique et démographique mais devient un centre d’études musulmanes. Sous la domination ottomane (1517-1917), Soliman le Magnifique entreprend des travaux considérables, en particulier la reconstruction des fortifications (1537-1541). En 1917, l’arrivée du général Allenby marque le début du mandat britannique. ◗ Réponses aux questions 1. Dans la religion juive, le mur des Lamentations ou mur occidental est le mur de soutènement de la plate-forme du Temple d’Hérode, l’endroit le plus proche du lieu où devait se trouver le Saint des Saints. 2. Le Dôme du Rocher fait de l’esplanade un espace dédié à l’islam. 3. La lecture historique, en mettant en relation légende, tradition et histoire tente, grâce à l’archéologie et aux méthodes historiques de croisement des sources, d’éclairer l’histoire du patrimoine du Mont du Temple. Le récit de Flavius Josèphe décrit un temple fastueux, lieu des sacrifices et du Saint des Saints, mais ni l’orientation ni le plan du temple ne sont attestés. Seule sa magnificence est confirmée par les fouilles archéologiques. De nombreux éléments font débat. 4. La lecture historique permet de mettre en relation légende, tradition et histoire, tente, grâce à l’archéologie et aux méthodes historiques de croisement des sources, d’éclairer l’histoire du patrimoine de l’esplanade. Une interprétation du Coran situe à Jérusalem le voyage nocturne de Mahomet. La construction du Dôme du Rocher est justifiée a posteriori par la légende. 2. Comment le patrimoine de Jérusalem témoigne- t-il du passé chrétien de la ville ? p. 32-33 →Doc. 6 : Les stations de La Via Dolorosa (« chemin de la souffrance »), un lieu symbolique de pèlerinage pour les chrétiens. La ville est un concentré de lieux sacrés constitués au fil des siècles. La vieille ville compte trente lieux saints appartenant aux trois religions. Sept communautés chrétiennes se partagent le Saint-Sépulcre, le gèrent et l’entretiennent. La Via Dolorosa est le trajet emprunté par les pèlerins du monde entier en mémoire de Jésus : de l’Antonia, fixée au xiiie siècle, où aurait pu siéger Ponce Pilate (plus vraisemblablement, le prétoire de Pilate se serait situé au palais royal) à la basilique du Saint-Sépulcre bâtie sur le Golgotha (« colline du Crâne », qui était au-delà des remparts à l’époque de Jésus). La passion est célébrée à travers le chemin symbolique de portée de la croix. Le parcours ne suit pas un tracé historiquement établi : la localisation des stations est arbitraire, et les trois chutes de Jésus comme sa rencontre avec Véronique ne figurent pas dans les récits évangéliques. De plus, le sol a été surélevé de plusieurs mètres lorsqu’Hadrien a construit son temple aux divinités romaines. →Doc. 7 : Jésus raconté par un historien du Ier siècle. Les acquisitions de l’archéologie (manuscrits de la mer Morte, 1947 ; forteresse de Massada, 1964 ; Hérodion, 1968-1969 ; fouilles de la cité de David et du Mur méridional du Temple de Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique •9 © Hachette Livre 1. Qu’est-ce que le patrimoine de l’esplanade du Jérusalem) confirment les descriptions de Josèphe. Les travaux historiques contemporains tiennent compte de la partialité de l’auteur et de son engagement personnel dans les événements qu’il relate. →Doc. 8 : Le Saint-Sépulcre, lieu saint du christianisme. En 326, la mère de Constantin entreprit la construction de nombreux édifices à Jérusalem. La découverte de la « vraie Croix » permit la construction de l’Église de la Résurrection, appelée improprement le Saint-Sépulcre, édifiée en fait à l’endroit du temple d’Aphrodite et de la basilique sur le forum. Ce monument décoré de marbres et d’or a été conçu pour affirmer la supériorité du Nouveau Testament. L’église fut détruite, puis reconstruite de multiples fois. En 1144, les croisés rebâtirent l’église tout entière sous un seul toit avec maints ajouts et modifications. →Doc. 9 : Dans l’obscurité du Saint-Sépulcre. La restauration se poursuit pour le compte des communautés chrétiennes qui administrent le lieu – les Églises catholiqueromaine, grecque-orthodoxe et orthodoxe-arménienne – mais le long travail de restauration des pierres de cet édifice, datant essentiellement de l’époque croisée, est mis à mal par ces communautés qui ne respectent pas le travail des architectes et des archéologues en construisant des chapelles ou en posant des mosaïques. ◗ Réponses aux questions 5. Pour les chrétiens, la ville de Jérusalem est un lieu majeur car elle est la ville de la prédication de Jésus, considéré comme le messie, le lieu de la crucifixion et de la résurrection. 6. Le patrimoine garde trace de ces croyances car, des siècles après les événements, s’est mise en place une géographie des lieux présumés du martyre de Jésus : les stations de la Via Dolorosa, le Saint-Sépulcre… 7. Le christianisme à Jérusalem est représenté par de nombreuses Églises concurrentes. Dans le bâtiment de l’église du Saint-Sépulcre, elles se partagent un espace restreint reconstruit après la destruction de l’église des croisés en 1009 par le Fatimide al-Hakim. La division entre les membres d’une même religion domine. 8. L’historien doit à la fois identifier les ajouts postérieurs, les dater, les attribuer mais aussi expliquer les objectifs des auteurs de ces transformations du texte d’origine. Ajouter le mot « christ » au texte, c’est pour les auteurs du Moyen Âge attribuer le statut de « messie » (traduction de Christ) à la personne de Jésus, l’inscrire dès les premiers textes dans la tradition qui s’impose petit à petit. 9. Les fouilles et les découvertes des archéologues montrent que le niveau de la ville actuelle est supérieur de plusieurs mètres à celui de la Jérusalem du temps de Jésus. 10. La vision des historiens et des croyants du Saint-Sépulcre diffère. Pour les historiens, l’église a connu de multiples destructions et transformations : érigée sous Constantin au IVe siècle, transformée en une église grandiose par les croisés, à l’intérieur comme à l’extérieur, elle est très différente de ce qu’elle fut aux origines. Pour les croyants, elle est édifiée sur le lieu du tombeau de Jésus, ce que les historiens n’attestent pas, même avant la destruction de l’édifice en 1009. © Hachette Livre ◗ Texte argumenté Le patrimoine de Jérusalem témoigne de l’histoire religieuse des juifs, des musulmans et des chrétiens. La ville est dite « trois fois sainte » car elle est au cœur du patrimoine des trois monothéismes. Pour les juifs, elle est le lieu du Saint des Saints dont le mur des Lamentations est le vestige le plus proche. Pour les chrétiens, elle est la ville de la crucifixion de Jésus, considéré comme le messie. Pour les musulmans, l’endroit où la tradition localise les songes de Mahomet évoqués par le Coran. La lecture religieuse qui est faite 10 • Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique de ce patrimoine tend à imbriquer trois religions qui se disputent les lieux et leur interprétation. Pour les historiens, un certain nombre d’éléments restent incertains, voire relèvent de la légende. Les fouilles archéologiques rendent compte de la transformation de la ville. La confrontation des sources permet, par exemple, de savoir que les stations de la Via Dolorosa ont été tracées entre le xive et le xixe siècle et ne datent pas du temps de Jésus. Les historiens ne peuvent affirmer que Jérusalem est la ville évoquée dans le songe de Mahomet raconté dans le Coran. Le Temple, quant à lui, est l’objet de multiples reconstitutions et maquettes souvent différentes même sur des points majeurs faute de sources incontestables. Leçon 2 p. 34-35 Lecture historique du patrimoine de Jérusalem →Doc. 1 : Patrimoine et identité. L’historien Jacques Le Goff a présidé les entretiens du Patrimoine sur le thème Patrimoine et passions identitaires, pour lesquels il conclut que l’enjeu central du patrimoine et de l’identité, c’est le temps, orienté selon deux processus davantage parallèles que confondus : la mémoire et l’histoire. Le patrimoine est une sorte de condensé de mémoire constitué au cours de la vie, de quête d’être à travers des biens. L’auteur invite à une moralisation des passions patrimoniales et identitaires : « il faut travailler à un humanisme du patrimoine » affirme-t-il. ◗ Réponse à la question 1. L’identité s’appuie sur le passé et sur le présent pour définir les éléments communs faisant société. Le patrimoine est constitué d’éléments souvent matériels qui permettent de se reconnaître dans une histoire et un passé communs. Les deux peuvent être complémentaires ou en opposition dans les périodes de tensions. →Doc. 2 : Une ville au patrimoine plurimillénaire. La carte permet de visualiser l’imbrication sur un territoire très petit du patrimoine des trois religions et des différentes communautés, les monuments et les quartiers principaux. Après la guerre de 1948, Jérusalem est partagée entre Jérusalem-Ouest, sous contrôle israélien, et Jérusalem-Est, sous autorité arabe. En 1949, Israël décide de faire de Jérusalem sa capitale. Le siège du gouvernement israélien y est transféré mais les ambassades étrangères demeurent à Tel-Aviv. En 1967, l’occupation de Jérusalem-Est par les Israéliens pose les bases du projet de faire de Jérusalem réunifiée la capitale indivisible d’Israël. Cet état de fait n’est pas reconnu au niveau international. Côté palestinien, on revendique Jérusalem-Est comme capitale du futur État. ◗ Réponse à la question 1. La vieille ville de Jérusalem est incluse dans la ville moderne qui, depuis 1967, est sous l’autorité de l’État d’Israël. Le patrimoine de la vieille ville est donc l’objet de revendications à la fois religieuses et politiques : Israël a proclamé la ville « capitale éternelle et indivisible de l’État d’Israël » ; les Palestiniens, quant à eux, veulent faire de la ville la capitale de leur futur État. →Doc. 3 : Les enjeux des fouilles archéologiques. L’Esplanade des mosquées est un lieu stratégique : sous contrôle israélien depuis 1967, il cristallise les tensions entre les communautés. Plusieurs communautés de confessions différentes se partagent un même territoire. La situation est souvent inextricable tant les motifs religieux à l’origine des conflits sont anciens. Pour chacune des communautés, l’enjeu est de taille, car il s’agit d’affirmer le caractère hégémonique de leur religion, ce qui impliquerait une reconnaissance du contrôle du territoire. Le conflit est donc ◗ Réponse à la question 1. Sur l’emplacement du Temple de Jérusalem, aujourd’hui disparu, s’élève une esplanade où ont été édifiés des bâtiments de la religion musulmane. Or, le patrimoine est ici comme le symbole de l’opposition entre Israéliens et Palestiniens. Les campagnes de fouilles ne sont pas vues comme des opérations scientifiques mais comme une menace pesant sur le patrimoine et sur la vérité historique. →Doc. 4 : Les manuscrits de la mer Morte, musée d’Israël, Jérusalem. L’interprétation des données et leur confrontation au récit biblique est un enjeu majeur. L’archéologie biblique est loin d’être neutre sur le plan géopolitique, fouilles et textes sont convoqués pour résoudre le problème de légitimité. La découverte des manuscrits de la mer Morte est considérée comme essentielle et interroge les fondements du judaïsme et du christianisme, qui se retrouvent liés. Le musée déploie une muséographie impressionnante car, pour certains, ces manuscrits constituent le patrimoine culturel essentiel de l’État d’Israël. Histoire des Arts p. 36-37 Le Dôme du Rocher, le « noble sanctuaire » La dynastie omeyyade (661-750) est essentielle pour l’art islamique, et la ville de Jérusalem bénéficie, comme troisième Ville sainte de l’islam, de l’attention de ces bâtisseurs. La partie centrale de l’Esplanade est occupée par une plate-forme surélevée de quelques mètres à laquelle on accède par un escalier monumental dominé par un portique où se dresse le Dôme du Rocher. →Doc. 1 : Coupe perspective du Dôme du Rocher. Le Dôme du Rocher est la plus ancienne œuvre de l’art islamique. Par plusieurs de ses aspects, elle marque le point de départ de diverses tendances artistiques tout en étant un des points de repère de l’histoire de l’architecture elle-même. Ce monument porte la date de sa construction, un élément du décor mosaïque interne indique en effet qu’il a été achevé en l’an 72 de l’ère musulmane (691-692 de l’ère chrétienne) sous Abd el-Malik, soit cinquante ans après la reddition de la ville. Il faut se garder de confondre ce bâtiment avec la mosquée d’Omar, erreur qui date des croisades. Le Dôme du Rocher est un monument commémoratif, un mémorial mais aucune source décisive ne répond à la question de la destination du monument. Le lieu est empreint de légendes comme celle liée à la roche qui affleure au centre du Dôme où Abraham aurait accepté de sacrifier Isaac (Genèse 22), acte fondateur du monothéisme. Elle indique le centre du monde dans la géographie musulmane. La grotte située sous le rocher est appelée le puits des Âmes, en vertu d’une tradition qui prétend que les âmes des morts s’y attardent avant de disparaître. Le Dôme est formé de deux coupoles superposées, entre lesquelles fut ménagé un espace pour protéger la décoration intérieure des rigueurs du climat. Le dôme abrite une sublime mosaïque d’or et de verre à motifs essentiellement gréco-romains. Un bandeau épigraphique de 240 m orne le tambour. →Doc. 2 : Le plan du Dôme du Rocher. Le Dôme est le point central du Haram al-Sharîf et pratiquement de tout Jérusalem. Il a hérité de nombreux symboles judéo-chrétiens et l’on y retrouve des mesures qui sont celles du Saint-Sépulcre. Le bâtiment, de plan octogonal et surmonté d’un dôme, incorpore divers traits de l’architecture préislamique et prolonge des concepts qui sont ceux de l’art byzantin. Les proportions que l’on peut observer entre la hauteur du dôme et son diamètre, leur relation avec la longueur de chacun des huit côtés, confèrent à l’ensemble une incontestable harmonie. Le plan de l’édifice répond à des lois géométriques complexes qui symbolisent la communication entre Dieu et les hommes via la religion. Les trois déambulatoires concentriques évoquent le passage du monde profane au domaine sacré. Le Dôme a servi de modèle pour l’architecture islamique ultérieure. →Doc. 3 : Porche sud recouvert de carreaux de céramique. Le décor est très élaboré. Les murs sont couverts de marbres sculptés ou peints. Les deux séries d’arcades qui divisent l’intérieur, en octogone parallèle à celui des murs et une arcade circulaire autour du rocher central, sont recouvertes de mosaïques. Le décor extérieur en carreaux de majolique bleu ciel a été refait au xvie siècle sous Soliman le Magnifique. Une grande partie du décor extérieur a été refaite dans les années 1960. Même si ce décor a été maintes fois remanié, il est resté fidèle au plan originel d’Abd el-Malik. Les carreaux utilisés ont été tour à tour omeyyades et ayyubides, puis perses et enfin vernissés de fabrication arménienne. Les versets du Coran surplombent la frise en bandeau qui les surmonte. ◗ Réponses aux questions 1. Le bâtiment, dans son plan et sa décoration, est inspiré de l’art byzantin, qui utilise le carré, l’octogone et la coupole. 2. L’art islamique y déploie les caractéristiques techniques et religieuses qui perdureront aux époques ultérieures : apparente symétrie contribuant à l’équilibre, absence de représentation d’être vivant animal ou humain, utilisation des carreaux de céramique et de la mosaïque, calligraphie. 3. Le dôme a été utilisé dans l’architecture romaine comme dans le Panthéon à Rome ou dans l’architecture byzantine à Sainte-Sophie. 4. Le Dôme est construit entre 687 et 692 soit 72 ans après l’hégire. Moins d’un siècle après la prophétie de Mahomet en Arabie, l’art islamique se dote d’un monument exemplaire. 5. Le Dôme du Rocher est un monument artistique majeur par son harmonie et la prouesse technique qu’il réalise. Il allie les préceptes de l’islam en matière d’art : interdit de la représentation d’être vivant. L’inventivité des artistes réside donc dans l’imagination liée à l’utilisation des couleurs, des formes géométriques inspirées des formes de la nature, des pierres et marbres polychromes. Repères p. 38-39 Paris Il ne saurait être question de retracer l’histoire plurimillénaire de Paris tant celle-ci est multiple. Il s’agit ici de rappeler quelques-uns des moments-clés qui jalonnent l’histoire de la ville pour mieux comprendre la construction de la capitale d’un État-nation. La ville historique actuelle, telle qu’elle s’est développée entre le xvie mais surtout le xviie et le xxe siècle, traduit l’évolution des relations entre le fleuve et les habitants dans les domaines de la défense, du commerce ou des loisirs. L’évolution de Paris et de son histoire peut être retracée à partir de la Seine. L’urbanisme d’Haussmann, qui a particulièrement marqué la partie occidentale de la ville, a inspiré l’aménagement des grandes villes du Nouveau Monde, notamment en Amérique latine. La tour Eiffel et le palais de Chaillot sont des témoignages concrets des Expositions universelles, dont l’importance a été si déterminante aux xixe et xxe siècles. L’histoire de Paris est indissociable de la géographie, par sa situation de lieu de passage, par son rayonnement artistique et intellectuel naguère mondial et par Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique • 11 © Hachette Livre de nature géopolitique. L’archéologie, en mettant au jour tel ou tel objet, peut donner matière à un « droit historique » et ainsi légitimer le contrôle ou la domination d’un territoire. son écrasante domination sur un pays progressivement agrandi au fil des siècles. →Doc. 1 : Le plan de Paris réalisé par Matthäus Merian, 1615. Originaire de Bâle, Matthäus Merian (1593-1650), peintre et graveur, est auteur de nombreux recueils topographiques. Paris, au début du xviie siècle, couvre 568 ha et compte 280 000 habitants environ après la construction de l’enceinte bastionnée dite des « fossés jaunes ». Il faut attirer l’attention sur la qualité esthétique de ce plan et sur le fait que l’orientation est Sud-Nord. →Doc. 2 : Les rives de la Seine et le centre historique de Paris. Les rives de la Seine sont jalonnées d’une succession de chefsd’œuvre. Plusieurs d’entre eux, comme Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, ont été des points de référence fondamentaux pour la diffusion de l’architecture gothique. Le Marais et l’île Saint-Louis sont des ensembles architecturaux homogènes qui renferment des exemples extrêmement significatifs de l’architecture parisienne des xviie et xviiie siècles. →Doc. 3 : Paris, un centre historique qui s’étend autour de la Seine. Bien que les différents murs de la ville (enceintes de PhilippeAuguste, de Charles V et des Fermiers Généraux) aient disparu, on peut encore repérer leurs traces dans les différences de dimensions et d’espacement des édifices, qui sont plus rapprochés dans le Marais et l’île Saint-Louis et plus espacés après le Louvre. L’ensemble forme aujourd’hui un remarquable exemple d’architecture fluvio-urbaine, où les strates successives de l’histoire se sont superposées. Le choix d’une zone bien déterminée entre le pont de Sully et le pont d’Iéna comme site élu au titre du Patrimoine de l’UNESCO, se fonde sur une très ancienne distinction entre amont et aval de la Seine. En amont, après l’Arsenal, commencent le port et la ville de transport fluvial ; en aval se trouve le Paris royal et aristocratique, dont l’activité commerciale était limitée. C’est cette dernière partie de la ville qui a été inscrite sur la Liste du patrimoine mondial. L’emprise de l’État à travers ses réalisations et sa législation y est extrêmement forte. Étude 3 p. 40-43 Le centre historique de Paris, un témoin des choix patrimoniaux du pouvoir politique Paris est l’une des trois études proposées par le programme et se prête tout particulièrement à l’étude historique du patrimoine du fait de l’ancienneté de l’occupation humaine et de la place de la ville capitale dans l’histoire de France. Deux thèmes phares de l’histoire de Paris sont ici privilégiés : le centre historique de Paris comme témoin des choix patrimoniaux du pouvoir politique et son adaptation à l’époque contemporaine. L’accent est mis sur un élément-clé du patrimoine : le rôle du pouvoir dans les choix d’élaboration et de conservation du patrimoine qui fait de Paris la ville maîtresse d’un pays centralisé. Il s’agit aussi de montrer que le regard porté sur le passé varie à chaque époque et que le Paris d’aujourd’hui ne restitue pas celui d’hier. 1. Comment les choix opérés dans le patrimoine de © Hachette Livre Paris marquent-ils les grandes étapes de l’histoire de France ? p. 40-41 →Doc. 1 : Le Louvre, un patrimoine majeur à travers les âges. Depuis le xvie siècle, l’achèvement du Grand Louvre est un leitmotiv de la politique culturelle des dirigeants français. C’est un chantier qui traversa le temps et les régimes et donna à Paris un monument d’ampleur nationale et internationale. Depuis la fin du xiie siècle, les bâtiments du Louvre dominent le cœur de Paris ; 12 • Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique situés aux limites de la ville, ils ont été peu à peu rattrapés par elle, puis englobés en son centre. Les quarante-trois années du règne de Philippe-Auguste (1180 à 1223) marquent un renforcement considérable du pouvoir monarchique à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume. Paris, première ville du continent, est dotée, à partir de 1190, d’une nouvelle et puissante enceinte fortifiée que le roi décide de renforcer, à l’ouest, par une protection supplémentaire. C’est ainsi que naît le château du Louvre, dont les travaux vont se poursuivre jusque sous Louis XIV. Le cœur du monument prend alors l’aspect que nous lui connaissons de nos jours. Au début de la Révolution, le Louvre entame une phase intense de transformations. En 1793, le musée ouvre au public dans la Grande Galerie et le Salon carré. Les collections envahissent peu à peu l’édifice. La disparition des Tuileries, démolies en 1882, marque l’acte de naissance du Louvre moderne : le pouvoir quitte progressivement le Louvre qui est voué essentiellement à la culture. →Doc. 2 : L’invention du « vandalisme ». L’abbé Grégoire, en pleine Terreur (1794) rend publics ses trois rapports dans lesquels il fustige le vandalisme qui fait rage et qui a reçu le soutien d’une partie des élus de la Convention. Il y utilise le mot « vandalisme » pour la première fois et écrira dans ses Mémoires : « J’ai créé le mot pour tuer la chose. » Ses trois rapports sur les Destructions opérées par le vandalisme et les moyens de le réprimer marquent une étape essentielle dans la prise de conscience par les révolutionnaires des pertes irréversibles causées par les actes de vandalisme et leur illégitimité au regard du projet de construction de la nation. →Doc. 3 : Paris, capitale et modèle de la nation. Ce manuel de lecture connaît une extraordinaire popularité jusqu’en 1976. Il est à la fois cours de morale, de géographie, d’histoire et de sciences naturelles. Le livre est profondément ancré dans la mémoire collective. Il se veut une mémoire des lieux et une mémoire des temps. La mémoire est ici topographique : Paris et ses monuments y tiennent une place de choix comme capitale de la France et comme centre du pouvoir politique à travers le patrimoine de la ville. →Doc. 4 : La Bastille, destruction d’un symbole royal. Le 14 Juillet a été rapidement traité par un nombre important d’artistes, de peintres notamment, ce qui souligne la place fondamentale qu’il occupe dès l’origine dans la mentalité collective. Jean-Pierre Houël peint ici la démolition de la Bastille par l’entrepreneur Pierre-François Palloy (1755-1835) en 1789. Certaines pierre serviront à la construction du pont de la Concorde, d’autres finiront, sculptées, en maquettes de la Bastille envoyées dans les nouveaux chefs-lieux de département. →Doc. 5 : Paris, un exemple pour l’Europe. La loi du 16 juin 1859 vise à annexer les faubourgs situés entre la ville et la nouvelle ligne de fortifications construite par Thiers. Ce nouveau territoire parisien était déjà inclus dans l’enceinte fortifiée et bastionnée, décidée en 1841 sous l’égide d’Adolphe Thiers, président du Conseil. Achevée en 1844, elle est alors l’enceinte urbaine la plus vaste du monde. Cette annexion donne à Paris son visage contemporain. →Doc. 6 : L’Opéra de Charles Garnier témoigne des fastes du Second Empire. Le projet de la construction du Palais Garnier est lancé en 1860. Le quartier des Grands Boulevards, déjà remodelé par le préfet Haussmann, est propice par ses abords dégagés à la construction d’un bâtiment nouveau de grande taille. Les boulevards sont bordés d’hôtels particuliers. Le palais est inauguré en 1875. L’intérieur frappe par son opulence : plus qu’une salle de spectacle, l’Opéra a été conçu comme un temple bourgeois du divertissement. Le Paris d’aujourd’hui est né sous le Second Empire : les avenues bordées d’arbres, les dégagements sur les ◗ Réponses aux questions 1. Le Louvre est le bâtiment majeur du pouvoir royal français, du pouvoir politique. Il témoigne, à travers ses constructions successives, de l’histoire de la ville de Paris et de celle de la monarchie. D’une manière générale, il est le témoignage de la construction de l’État à travers les différents régimes politiques successifs. 2. Grégoire s’alarme des destructions liées à la Révolution française et au renversement de la monarchie. Au xviiie siècle, se développe une sensibilité plus grande vis-à-vis du patrimoine, symbole du passé de la France. 3. Au début du xxe siècle, la République est jeune et cherche à s’ancrer dans les esprits. La France est un pays centralisé, les pouvoirs sont concentrés dans la capitale. La connaissance de Paris et de ses monuments paraît à même de favoriser l’unité nationale. 4. La Bastille est une forteresse symbole de l’arbitraire du pouvoir royal. Sa destruction est le symbole du rejet de la monarchie. Ce n’est pas là un cas de vandalisme. 5. La modernisation de Paris passe, sous le Second Empire, par de grands travaux : percement de larges avenues et boulevards, édification d’imposants bâtiments. Les perspectives sont particulièrement soignées. 2. À quelles fonctions le patrimoine de la capitale doit-il répondre à l’époque contemporaine ? p. 42-43 →Doc. 7 : La place de la Bastille. La place peut être présentée à travers l’évolution de son patrimoine témoignant de son passé de place révolutionnaire : la forteresse détruite en 1789, symbole de l’arbitraire royal ; la colonne de Juillet érigée en 1833 par Alavoine et surmontée du Génie de la liberté signé Augustin Dumont. Elle célèbre la mémoire des morts des Trois Glorieuses. Sur son fût en bronze sont inscrits les noms des 615 victimes de ces journées révolutionnaires de juillet 1830. L’Opéra, quant à lui, a été conçu par Carlos Ott pour répondre à une commande du programme de Grands Travaux du président F. Mitterrand et inauguré dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française. →Doc. 8 : La beauté appartient à tout le monde. Lorsqu’il fait paraître le premier de ses deux articles intitulés Guerre aux démolisseurs !, Victor Hugo est âgé de 23 ans. Il s’apprête à devenir un des grands défenseurs de l’art gothique (Notre-Dame de Paris, 1831). En 1830, Guizot institue un Comité des monuments chargé d’inventorier et de décrire les monuments à protéger ; Hugo en est membre de 1835 à 1848. V. Hugo pose le principe fondateur de toute l’action qui sera menée ensuite en faveur de la protection et de la conservation des monuments historiques (3 dernières lignes du texte). →Doc. 9 : De la grandeur du passé à la grandeur du présent. La monarchie restaurée avait peu transformé le Louvre. Les grands travaux reprennent avec la IIe République (1848-1851) et Victor Hugo exhorte les députés à faire du Louvre « la Mecque de l’intelligence ». Le gouvernement révolutionnaire décide par décret de terminer le palais, devenu grand chantier national à l’époque où les Ateliers nationaux luttaient contre le chômage. Louis-Napoléon, le prince-président, reprend à son compte le chantier. Napoléon III réunit le Louvre aux Tuileries. →Doc. 10 : Le Grand Louvre, le musée le plus visité du monde. Le 30 mars 1989 est inaugurée la pyramide de verre construite par I. M. Peï. Érigée au centre de la cour Napoléon, elle détermine les grands axes de circulation du palais et conduit en sous-sol à un vaste hall d’accueil d’où l’on accède aux espaces dévolus aux expositions. Le chiffre de fréquentation du Louvre s’est stabilisé à 8,5 millions de visiteurs par an, un niveau très élevé, qui en fait le musée le plus visité du monde. →Doc. 11 : La promotion du patrimoine de Paris. http://www.nouveau-paris-ile-de-france.fr/ : ce site est le guide officiel de Paris Île-de-France et regroupe toute l’actualité de l’agglomération en quatre langues pour la promotion internationale. ◗ Réponses aux questions 6. Pour Victor Hugo, au-delà des régimes politiques (monarchie ou république), les monuments doivent être conservés comme témoignage de l’histoire. Ce sont des gages de la construction nationale sur le temps long de l’histoire. 7. Victor Hugo considère que la transformation en musée de l’ancien palais royal est un atout pour la ville de Paris et pour l’État. Ce lieu deviendrait l’espace de la culture après avoir été celui de la puissance monarchique. 8. Après avoir été le lieu d’une forteresse détruite en 1789, prison symbole de l’arbitraire de la monarchie, le centre de la place est occupé par une colonne commémorant la révolution de 1830, les Trois Glorieuses, surmontée d’une sculpture en bronze, Le Génie de la liberté. Cette colonne est elle-même inspirée de la colonne Trajane de Rome. En 1989, un opéra d’une architecture très contemporaine est inauguré, faisant de la place de la Bastille un lieu où se croisent des références de plusieurs époques. 9. Le Louvre est le musée le plus visité du monde, il attire des touristes du monde entier. 10. Le patrimoine contribue à la renommée de Paris car il est constitué de multiples monuments et musées, des plus anciens comme le Louvre aux plus récents comme le musée du Quai Branly et son mur végétalisé. ◗ Texte argumenté Le centre historique de Paris est un témoin des choix patrimoniaux du pouvoir politique faits à toutes les époques. Le choix de conserver ou non l’urbanisme ancien du centre historique est le résultat d’arbitrages qui, pour chaque époque, relèvent d’un sens profond. Il s’agit souvent de célébrer les grands moments de l’histoire politique nationale (monarchie, révolutions, républiques), de transformer la destination des bâtiments en leur conférant un sens conforme aux exigences de chaque époque, enfin, de commémorer les dates anniversaires de façon à réactiver à travers les lieux la mémoire nationale. À l’époque contemporaine, les fonctions du patrimoine de la capitale restent conformes aux enjeux plus anciens mais s’y ajoutent la fonction culturelle et la mise en avant de lieux consacrés à la connaissance et aux collections ainsi que la diffusion de l’image de la ville en France et à l’étranger à travers la promotion du patrimoine de Paris. Leçon 3 p. 44-45 Lecture historique du patrimoine de Paris →Doc. 1 : Le passé a un avenir. Depuis le xviiie siècle, on visite Paris pour ses édifices célèbres, ses spectacles et ses commerces. Sa renommée a fait de Paris la première destination touristique mondiale. Paris est toujours la Ville lumière même si elle a un peu perdu de son lustre. ◗ Réponse à la question 1. Le patrimoine remplit une fonction touristique et économique forte. Pour accueillir des millions de visiteurs par an, il faut procéder à des rénovations régulières et effectuer de grands traChapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique • 13 © Hachette Livre monuments, les parcs et jardins qui répondent à une volonté d’embellissement autant qu’à un souci d’hygiène. vaux, renouveler l’offre de loisirs par des fêtes aux thèmes neufs et originaux dans le cadre de la concurrence internationale. →Doc. 2 : Paris, un développement concentrique depuis la Seine. Paris est une ville fluviale. Dès l’installation des premiers hommes, de l’époque préhistorique au village des tribus des Parisii, la Seine a joué un rôle à la fois défensif et économique. L’archéologie révèle que les premières traces d’urbanisation remontent à la période augustéenne et touchent en premier lieu les pentes de la montagne Sainte-Geneviève. Le site et le fleuve ont été progressivement contrôlés par le rattachement à la rive de deux îlots, l’île de la Cité et l’île Saint-Louis, par la création d’axes nord/sud, par des aménagements réalisés le long de la rive, par la construction de quais et par la canalisation du fleuve. Au ive siècle, la cité est encore nommée Lutèce par Julien ; peu à peu, elle prend le nom de Paris, qui s’impose définitivement au ve siècle. ◗ Réponses aux questions 1. La ville s’est développée à partir d’un noyau primitif de la montagne Sainte-Geneviève aux îles de la Seine, sur la rive gauche puis la rive droite. Petit à petit, la ville s’est développée en cercles concentriques. 2. Les rives de la Seine concentrent, tout au long des berges du fleuve, les monuments les plus anciens et les plus majestueux de Paris : le Louvre, la Conciergerie, la tour Eiffel… Ce sont des jalons de l’histoire de France et de Paris. →Doc. 3 : Destruction des halles centrales, de l’architecte Victor Baltard (1805-1874), août 1971. Les halles centrales sont transférées à Rungis en 1969, entraînant la démolition, en 1971, des pavillons à structure de fonte de Baltard, datant de 1874, et la création d’un centre commercial en partie enterré au pied de l’église Saint-Eustache. Cette opération urbanistique n’a pas emporté l’adhésion des Parisiens. La disparition du « ventre de Paris », remplacé des années durant par un vaste chantier appelé le « trou des Halles », est l’objet aujourd’hui d’un vaste programme de transformation. Deux pavillons ont été conservés, l’un remonté à Nogent-sur-Marne, l’autre à Yokohama au Japon. →Doc. 4 : Que faire de l’Hôtel de la Marine ? Le projet de privatisation a été abandonné et l’Hôtel de la Marine restera dans le giron de l’État comme le demandaient de nombreux pétitionnaires. Mais cette affaire pose véritablement la question du patrimoine de l’État et rappelle les liens très forts entre pouvoir politique et patrimoine. Le ministère de la Défense, en quête d’argent pour financer son déménagement, avait décidé de vendre le bâtiment. Après un an et demi de polémique et de tergiversations, le président de la République a donné son accord au projet du Louvre pour l’hôtel de la Marine. Il a néanmoins été décidé que les innombrables bureaux, situés à l’arrière de l’hôtel, seront occupés par des locataires privés et par la Cour des comptes. ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre 1. L’État se doit d’entretenir et rénover un patrimoine architectural de premier plan. Ces travaux représentent un coût important. 2. Pour faire face aux dépenses, l’État envisageait de privatiser, c’est-à-dire de vendre ou louer à très long terme, l’hôtel de la Marine. Ce projet a été vivement contesté car, pour beaucoup, le bâtiment de la place de la Concorde est un symbole national, lieu de mémoire de l’histoire de France. 14 • Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique Histoire des Arts p. 46-47 Faire de la ville un théâtre : les colonnes de Daniel Buren Daniel Buren (1938) est un artiste plasticien qui pratique l’œuvre in situ et fait partie de ces créateurs qui élaborent une réflexion sur le décor monumental et renouvellent l’approche traditionnelle de l’art dans la ville. Il s’agit de créer une nouvelle actualité pour un lieu, ici un parking qui, une fois transformé par l’artiste, redevient le bien commun des citadins, comme une reconquête de la ville par l’art contemporain et ce au centre même de ce cœur historique si attractif pour les Parisiens comme pour les touristes. Cette réalisation de grande envergure est pensée et réalisée pour le lieu, en dialogue avec lui. Les polémiques qui ont accompagné le chantier en 1986 ne sont pas les premières liées à l’intervention artistique dans la ville, la tour Eiffel ou le Centre Georges Pompidou ont, en leur temps, connu eux aussi leurs détracteurs. L’œuvre a connu sa première restauration en 2010, elle a franchi une première étape, elle est entrée dans l’histoire. L’œuvre et son histoire posent les questions essentielles du mélange entre patrimoine et création contemporaine, l’éternel débat sur la restauration des œuvres publiques mais aussi la contradiction qui existe entre un contexte politique changeant et la nécessaire continuité qui doit prévaloir en matière de politique culturelle. →Doc. 1 : Une cour aristocratique. Avant la Révolution, le Palais-Royal est palais cardinal où Richelieu n’hésite pas à détruire tout un enchevêtrement de maisons du Moyen Âge pour dégager un immense terrain et faire de ce quartier un nouveau pôle de l’ouest parisien. Puis le duc d’Orléans, futur Philippe-Égalité, décide de lotir le pourtour de ce lieu qui est devenu sa résidence et fait construire autour du jardin une galerie bordée de boutiques. Le Palais-Royal devient un haut lieu de la vie parisienne et le principal centre de l’agitation politique en 1789. L’espace entre dans le domaine public après 1793. →Doc. 2 : Les Deux Plateaux ou les « colonnes de Buren ». L’œuvre, une commande de l’État pour la cour d’honneur du Palais-Royal en juillet 1985, forme un tout : colonnes, fontaine, lumière. Elle est l’expression d’un dialogue entre l’art contemporain et le patrimoine : faire du neuf avec de l’ancien en réunissant plusieurs histoires. L’œuvre repose sur deux principes fondamentaux : ne pas ériger de sculpture au milieu de la cour mais révéler le sous-sol ; s’inscrire dans la composition architecturale du Palais-Royal, qui est essentiellement linéaire, répétitive et tramée. Cette installation est constituée de deux plateaux, de socles qui émergent du sous-sol sur lesquels on peut s’asseoir ou monter. Ils deviennent alors de véritables sculptures vivantes. Les polygones sont de tailles différentes et entourés de grilles qui permettent de marcher et de voir le sous-sol. Tous les polygones ont une circonférence égale à celle des colonnes érigées dans les galeries du Palais-Royal. Les colonnes utilisent l’étalon visuel instauré par l’artiste au milieu des années 1960, bandes verticales alternées de 8,7 cm de largeur. Le fond des tranchées est balayé par un film d’eau en mouvement qui forme une grande fontaine. L’éclairage produit la nuit une œuvre différente de celle vue en plein jour. →Doc. 3 : L’art contemporain dialogue avec l’art classique. En 1981, François Mitterrand nomme Jack Lang ministre de la Culture, lequel développe à partir de 1983 une politique ambitieuse d’aide à la création. C’est dans cette perspective que s’inscrira, au Palais-Royal, l’œuvre de Daniel Buren. Le contexte politique de la première cohabitation favorise l’affrontement de deux camps. Bien qu’il n’ait jamais été inauguré officiellement, la popularité du lieu, ouvert le 30 juillet 1986, est immédiate. L’installation diffère d’une œuvre d’art habituelle par le nombre important de personnes qu’elle fait intervenir. 1. Dans une large cour bordée de colonnades anciennes, Daniel Buren a installé 260 colonnes de hauteurs différentes et rayées de marbre noir et blanc. L’œuvre cherche à faire se répondre le classicisme des colonnes du xviie siècle et la création contemporaine. 2. En créant de nouvelles perspectives de hauteurs, en multipliant les effets colorés, l’artiste cherche à remettre en cause la régularité des colonnes classiques. 3. La cour choisie pour l’installation est au cœur de bâtiments anciens à fort caractère historique et patrimonial. S’y côtoient des lieux du pouvoir (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, ministère de la Culture) et des lieux de loisirs (ComédieFrançaise, jardins, commerces), le tout dans une architecture classique du xviie siècle. L’œuvre est une création contemporaine, inscrite dans le travail d’un artiste qui utilise les matériaux actuels. L’effet est celui du contraste mais fondé sur un écho davantage que sur une opposition. 4. L’œuvre se veut une mise en valeur réciproque et non une opposition. Plusieurs époques se côtoient et se répondent. La recherche d’une nouvelle harmonie inscrite dans la modernité est le but de l’installation. 5. Les acteurs sont institutionnels : l’État à travers la commande passée par Jack Lang, ministre de la Culture, la délégation aux Arts plastiques, la Direction du patrimoine, les Parisiens favorables ou non à la création. Le compromis entre des intérêts divergents a abouti à l’ouverture de l’œuvre en 1986 après une longue polémique. 6. La conservation du patrimoine est souvent liée à la volonté de sauvegarder au plus près de ce que l’on considère comme l’œuvre originelle. La création cherche à s’affranchir des contraintes et fait appel à des formes d’art alliant matériaux et innovations modernes. Au Palais-Royal, la symbiose a fonctionné. Le public est nombreux à visiter et admirer les « colonnes de Buren ». Leçon 4 p. 48-49 Patrimoine : lecture historique →Doc. 1 : Le patrimoine, une notion hautement occidentale. Le texte appelle à s’interroger sur la notion de patrimoine pour montrer qu’il s’agit d’une construction variable selon les aires culturelles. On pourra expliquer qu’en Chine la restauration est souvent reconstruction, voire pastiche, et le statut de la ruine ou du vestige est fort différent de celui en Occident. Autre exemple, en mars 2001, à Bamiyan, dans le centre de l’Afghanistan, deux immenses statues de bouddhas, érigées a priori entre le milieu du vie et le viie siècle après J.-C., sont détruites à l’explosif par les talibans. Cette action déclenche une vague d’indignation. ◗ Réponse à la question 1. Les Japonais ne cherchent pas à conserver les monuments « d’époque » mais plutôt donnent priorité à leur sens. Un temple peut donc être reconstruit avec des matériaux modernes. →Doc. 2 : Le sauvetage d’Abou-Simbel. Le temple d’Abou-Simbel a été construit par Ramsès II dans l’ancienne Nubie. Lorsque le barrage d’Assouan fut construit au début des années 1960, une campagne internationale lancée par l’UNESCO parvint à réunir des fonds qui permirent de déplacer ce temple de façon qu’il ne soit pas submergé par les eaux du lac Nasser. Les travaux se sont poursuivis jusqu’en 1980. ◗ Réponse à la question 1. À Abou Simbel, le sanctuaire a pu être déplacé grâce à l’intervention d’ingénieurs, usant des techniques les plus modernes pour le déplacement de l’immense temple. →Doc. 3 : L’église du Souvenir à Berlin. L’église du Souvenir de l’empereur Guillaume est le centre symbolique de Berlin-Ouest, un mémorial pacifiste dédié à la paix et à la réconciliation. Il s’agit du seul bâtiment de la place épargné par les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale et conservé délibérément en partie comme ruine. La Salle du Souvenir présente une exposition de photographies de l’église et de ses alentours avant et après la guerre. La tour moderne consiste en une structure octogonale et un beffroi hexagonal. La ville de Berlin a alloué des fonds pour la restauration de ce patrimoine témoin des violences du xxe siècle. ◗ Réponses aux questions 1. L’église est à la fois un bâtiment religieux, c’est une église, mais aussi un bâtiment qui a une importante portée politique puisqu’elle a été construite pour célébrer la victoire de l’armée allemande sur l’armée française en 1870 (Sedan), un événement profane. 2. L’église est laissée en l’état à la fin de la Deuxième Guerre mondiale en mémoire des victimes du conflit, elle abrite un musée en leur hommage. Au centre de la ville moderne de Berlin, ces ruines sont une invitation au souvenir, à la mémoire et à l’histoire. →Doc. 4 : L’amour du patrimoine. L’historien Jacques Le Goff a présidé les entretiens du Patrimoine sur le thème Patrimoine et passions identitaires. Il considère que la période actuelle augmente la potentialité conflictuelle autour des questions de patrimoine, trop souvent instrumentalisées pour servir des passions. Le rôle de l’historien est ici primordial dans sa capacité à déconstruire des mythes, dans celle aussi à donner des moyens de faire société pour « apprendre à vivre avec un passé commun ». ◗ Réponses aux questions 1. L’historien, en fondant son travail sur la recherche scientifique, permet d’éclaircir et d’expliquer événements, héritages ou patrimoine, pour apporter une meilleure cohésion de la société dans la diversité de ses composantes et non des oppositions fondées sur des légendes ou des mythes. 2. Une éthique du patrimoine doit être fondée sur une recherche scientifique rigoureuse qui peut ensuite alimenter la curiosité et la connaissance des citoyens. Elle permet d’éviter l’instrumentalisation des vestiges du passé. Prépa Bac p. 52-53 ◗ Composition Sujet guidé - Lecture historique du patrimoine d’une ville : Paris 2. Dégager la problématique Seule la problématique 3 prend en compte l’ensemble du sujet et les deux points-clés de la leçon tandis que les deux autres problématiques ne sont que partielles. Sujet en autonomie - Lecture historique du patrimoine d’une ville : Rome Problématique : Comment le patrimoine de Rome témoigne-t-il à la fois de l’histoire de la ville, mais aussi des différents rapports que les sociétés ont, au cours de leur histoire, entretenus avec ce patrimoine ? Plan I. Le patrimoine de Rome, reflet d’une puissance passée 1. Rome, capitale de l’Empire romain 2. Rome, centre de la puissance de l’Église Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique • 15 © Hachette Livre ◗ Réponses aux questions 3. Les transformations de l’ère fasciste II. Le patrimoine romain, objet d’attention, de préservation et de conflits 1. La richesse du patrimoine romain, un atout 2. Un patrimoine romain à l’origine de débats financiers et d’urbanisme Sujet en autonomie : Lecture historique du patrimoine d’une ville : Jérusalem © Hachette Livre Problématique : En quoi le patrimoine de Jérusalem est-il à la fois un témoignage de l’histoire de la ville, mais aussi un enjeu religieux et identitaire ? 16 • Chapitre 1 - Le patrimoine : lecture historique Plan I. Le patrimoine, reflet historique d’une ville trois fois sainte 1. Jérusalem, capitale du peuple hébreu 2. Un patrimoine témoignant d’un passé chrétien 3. Le patrimoine musulman de Jérusalem II. D’importants enjeux identitaires et religieux 1. Jérusalem, un statut politique disputé et contesté 2. Des lieux patrimoniaux objets de luttes identitaires 2 p. 54-85 Les mémoires : lecture historique Thème 1 – Le rapport des sociétés à leur passé Question Mise en œuvre Les mémoires : lecture historique Une étude au choix parmi les deux suivantes : – les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France ; – les mémoires de la guerre d’Algérie. • Le nouveau programme invite à aborder les mémoires de la Seconde Guerre mondiale – en ceci, il est proche de l’ancien – mais propose également à l’étude les mémoires de la guerre d’Algérie et surtout, il oriente la réflexion sur le rôle et la place de l’historien par rapport aux mémoires. • Le chapitre dans le manuel a été conçu en vue de montrer comment et selon quelles modalités ces différentes mémoires se sont constituées et déployées dans l’opinion et l’espace publics, mais aussi comment les historiens utilisent ces mémoires. Le questionnement des documents des études et des leçons s’efforce donc de placer les élèves dans la position de l’historien face à des documents constitutifs de ces mémoires. Faire cerner par les élèves la différence entre les phénomènes relevant de l’affirmation de la mémoire et le travail de l’historien est donc l’objectif pédagogique majeur de ce thème. ◗ Problématiques scientifiques du chapitre • Par « mémoires » on doit entendre l’ensemble des souvenirs (collectifs et individuels), sous formes de différentes traces, liés aux événements majeurs de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Algérie. Ces souvenirs font l’objet de commémorations mais sont aussi parfois à l’origine de revendications, de ceux qui en sont porteurs, souvent liées à des enjeux du temps présent : idéologiques, politiques ou culturels. Les mémoires officielles ou mémoires d’État sont particulièrement marquées à cet égard. • Le travail de l’historien consiste à évacuer au maximum les dimensions affective et/ou idéologique qui s’attachent immanquablement aux mémoires, pour chercher à établir avec le plus d’objectivité et de rationalité possibles la vérité et la réalité des faits du passé. Le travail sur les mémoires est rendu d’autant plus complexe pour l’historien qu’elles contiennent des amnésies et de la sélectivité (volontaires ou non), voire des mythes et des légendes. « Lecture historique des mémoires » peut donc s’entendre dans un premier temps comme l’analyse des mémoires et des discours qu’elles produisent, en tant qu’objet d’étude en soi. • La « lecture historique des mémoires » renvoie enfin à l’utilisation que font les historiens des mémoires des acteurs-témoins, comme source historique, en les confrontant à d’autres sources. Cela est illustré dans l’étude consacrée à la Shoah et notamment à Auschwitz, par la juxtaposition de témoignages oraux et graphiques (témoignage de M.-C. Vaillant-Couturier, dessin de David Olère), complétée d’un texte de Jean-Claude Pressac, « historien technique » d’Auschwitz, et d’un document d’archive, un plan de chambre à gaz récemment découvert en Allemagne. • Sur la période des « années noires », un tournant a été marqué avec l’ouvrage de Robert Paxton de 1973, La France de Vichy, qui a remis en cause à la fois le mythe « résistancialiste », forgé par de Gaulle souhaitant pour des raisons d’unité et de réconciliation nationales faire des Français des résistants unanimes, mais aussi le mythe du « double bouclier », faisant du régime du maréchal Pétain un système protégeant la France occupée tandis que de Gaulle aurait, en accord tacite avec Pétain, organisé la résistance de l’extérieur. Progressivement, le grand public a donc redécouvert les crimes de l’État français et notamment son rôle de complice actif et zélé des Allemands dans la déportation des Juifs. Les ouvrages d’Henri Rousso, de Jean-Pierre Azéma, de François Bédarida ou d’Olivier Wievorka se sont inscrits dans ce sillage. • En ce qui concerne la guerre d’Algérie, les travaux d’historiens, plus récents, analysent des thèmes longtemps occultés du champ public : le recours à la torture, le rôle de l’armée française et de l’État dans l’usage de la violence contre les musulmans en Algérie ou en France (événements du 17 octobre 1961), mais aussi les mythes véhiculés par l’État algérien (le mythe du « million de morts »). Les ouvrages de Guy Pervillé, Jean-Luc Einaudi, Raphaëlle Branché, Benjamin Stora ou encore Gilles Manceron ont paru alors que les groupes porteurs de mémoires, qui ont en commun d’avoir des mémoires blessées et en conflit les unes avec les autres, sont toujours actifs. Les polémiques sont loin d’être toutes éteintes, le cheminement de la mémoire vers l’histoire demeure malaisé, comme l’a démontré la polémique cannoise de 2011 quand le film de Rachid Bouchareb Hors-la-loi a été conspué lors des manifestations regroupant pieds-noirs, harkis et anciens combattants. ◗ Quelques notions-clés du chapitre • Groupe porteur de mémoire : expression très utilisée par Benjamin Stora, mais adaptée aussi pour la Seconde Guerre mondiale, elle renvoie à des regroupements d’individus plus ou moins formels et plus ou moins visibles (anciens combattants, anciens résistants, anciens déportés ou anciens colonisés, voire l’État) qui, par le biais de manifestations publiques, présentent leur version de l’histoire en fonction d’un certain nombre de revendications. Elles sont souvent motivées par la recherche de compensations matérielles, morales ou symboliques, et soustendues par les enjeux politiques et idéologiques du temps présent. Ces revendications peuvent aller parfois jusqu’à réclamer une présentation officielle des faits, comme ce fut le cas au moment de la loi très décriée de 2005 sur les rapatriés d’Algérie dont l’article 4, demandant aux enseignants d’évoquer le « rôle positif » de la colonisation, fut finalement abrogé par Jacques Chirac. • Franchissement de seuil mémoriel : l’expression désigne le moment où certaines mémoires s’affirment dans le champ public. Par exemple, la mémoire juive de la Déportation s’est structurée plus tardivement que les mémoires résistantes mais, à partir des années 1980-1990, elle accède à un rang quasi-officiel avec la première commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv en 1994. Elle entre aussi dans les programmes scolaires et y occupe désormais une part importante, alors qu’elle avait été largement occultée au lendemain de la guerre. Pour le cas de l’Algérie, le franchissement de seuil mémoriel intervient avec la dénomination officielle de « guerre d’Algérie » à partir de 1999, sous la pression des organisations d’anciens combattants, et qui permet l’édification de lieux commémoratifs visibles, comme le Mémorial du quai Branly à Paris. Rappelons que le premier colloque qui fut consacré à la guerre d’Algérie n’eut lieu qu’en 1988. • Relais de transmission mémorielle : notion indissociable de celle de franchissement de seuil mémoriel, elle désigne principalement les médias (cinéma, télévision), les manifestations (défilés) des groupes porteurs de mémoire et bien sûr les travaux universitaires qui infléchissent les discours officiels longtemps porteurs de Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 17 © Hachette Livre ◗ Nouveauté du programme de terminale mythes et de contre-vérités historiques. Par exemple, le discours de Jacques Chirac en 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, constitue un tournant fondamental, au terme de deux décennies de retour du « refoulé » par l’intermédiaire du cinéma (Le Chagrin et la Pitié, de M. Ophüls) ou de la télévision (Shoah, de C. Lanzmann) par exemple. ◗ Débats historiographiques • Les deux événements abordés sont deux crises majeures du xxe siècle de l’histoire de France, qui ont donné lieu tour à tour à bien des affrontements, des polémiques, des controverses parfois violentes depuis 1945 et le cheminement de la mémoire à l’histoire a été difficile jusqu’à nos jours. Dans les deux cas, l’État, mais aussi les « acteurs-témoins » réunis sous différentes formes, ont même souvent entravé le travail des historiens en voulant imposer une lecture univoque, déformée, voire mensongère, des faits, suscitant des protestations récurrentes de la communauté historienne notamment contre les lois mémorielles. • L’un des ouvrages fondateurs en ce qui concerne les mémoires de la Seconde Guerre mondiale a été celui d’Henri Rousso, Le Syndrome de Vichy, en 1990, dont nous avons extrait quelques citations pour la leçon consacrée aux mémoires de la période 1939-1945. Henri Rousso y fait une distinction théorique fort utile et très claire de la mémoire et de l’histoire qui sont selon ses termes « deux perceptions différenciées du passé ». En outre, il propose une chronologie de l’évolution de l’histoire des mémoires de cette époque, en montrant, entre autres, comment les débats politiques et idéologiques avaient influé tant sur les oublis volontaires que sur l’affirmation des différentes mémoires produites par cette période. • En ce qui concerne la guerre d’Algérie, nous nous sommes référés en particulier à Benjamin Stora qui est, à l’heure actuelle, le meilleur spécialiste des questions touchant à l’histoire et aux mémoires « blessées », (pieds-noirs, Algériens d’Algérie et de France, anciens combattants, harkis) générées par un conflit demeuré longtemps « sans nom », comme le montre l’étude consacrée à la mémoire française officielle d’État. Les typologies énoncées ici sont bien sûr succinctes et pourraient être complétées par d’autres mémoires plus discrètes ou moins représentatives comme, par exemple, les mémoires « blessées et repliées » des anciens combattants partis en captivité de la campagne traumatisante de mai-juin 1940 ou encore celles des porteurs de valises français du FLN ou des victimes du métro Charonne de 1962 commémorées récemment, en lien étroit avec la campagne électorale présidentielle de 2012. En revanche, nous avons montré quelles étaient les grandes lignes de la mémoire algérienne du conflit, éloignée de la perception officielle française et connectée aux aléas des relations diplomatiques franco-algériennes, tendues et complexes depuis 1962. ◗ Bibliographie © Hachette Livre • Sur le thème des relations mémoires-histoire Pour la Seconde Guerre mondiale « Les Aubrac et les historiens. Le Débat. », supplément du journal Libération du mercredi 9 juillet 1997. J.-P. Azéma, Vichy, l’historien et le juge, L’Histoire n° 220, avril 1998. F. Bédarida, « Fallait-il condamner Maurice Papon ? », L’Histoire n° 222, p. 76-77, juin 1998. P. Burrin, Vichy, quoi de neuf ?, L’Histoire nº 222, p. 80-81, juin 1998. J.-N. Jeanneney, « À quoi servent les historiens ? », L’Histoire n° 222, p. 83-84, juin 1998. R. Paxton, La France de Vichy, Seuil, 1973. J.-C. Pressac, Les Crématoires d’Auschwitz. La machinerie du meurtre de masse, CNRS Éditions, 1993. H. Rousso, Le Syndrome de Vichy, Seuil, 1990. 18 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique H. Rousso, « Génocide, quelle place dans la mémoire ? », L’Histoire n° 222, p. 84-85, juin 1998. Pour la guerre d’Algérie P. Blanchard, N. Bancel, Culture post-coloniale 1961-2006, traces et mémoires coloniales en France, Autrement, 2006. C. Bonafoux, L. de Cock-Pierrepont, B. Falaize, Mémoire et histoire à l’école de la République, quels enjeux ?, Armand Colin, Paris, 2007. J.-P. Brunet, « Enquête sur le 17 octobre 1961 », Les Collections de L’Histoire n° 15, p. 100-101, mars 2002. G. Pervillé, « Sétif : enquête sur un massacre », L’Histoire n° 318, p. 44-49, mars 2007. A.-G. Slama, « Oran, 5 juillet 1962 », Les Collections de L’Histoire n° 15, p. 102-103, mars 2002. B. Stora, La Gangrène et l’Oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte, 1991. B. Stora (Entretien avec), « France-Algérie : la guerre des mémoires », L’Histoire, septembre 2010. B. Stora, « Le retour de la mémoire », Les Collections de L’Histoire n° 15, p. 104-106, mars 2002. B. Stora, « La fin de l’amnésie », L’Histoire, n° 292, p. 54-55, novembre 2004. Sur la question des lois mémorielles « Non à la loi scélérate ! », L’Histoire n° 302, p. 52-53, octobre 2005. C. Liauzu, Retour à l’Histoire n° 318, p. 54, mars 2007. • Ouvrages généraux sur les deux périodes S. Bruchfeld, P. A. Levine, « Dites-le à vos enfants », histoire de la Shoah en Europe, 1933-1945, Ramsay, 1990. L. Douzou, La Résistance, une morale en action, Gallimard, 2010. « Sans mythes ni tabous, la guerre d’Algérie », Les collections de L’Histoire, n° 15, mars 2002. B. Stora avec T. Quemeneur, Algérie 1954-1962, Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre, Les arènes, 2010. Introduction au chapitre p. 54-55 La première problématique porte sur les différentes mémoires produites par les deux événements et leur évolution depuis 1945 dans la sphère publique et médiatique : elle invite à réfléchir sur l’histoire de ces mémoires diverses, sécrétées par ces deux événements majeurs de l’histoire de France du xxe siècle. Ces mémoires se sont affirmées progressivement et selon des rythmes très différents. La seconde doit permettre à l’élève de mesurer la différence entre les mémoires et notamment le contenu qu’elles déploient dans l’espace public et le regard distancié et critique de l’historien. Ainsi, les mémoires sont portées par des groupes dont le souci premier est de célébrer et aussi d’utiliser certains faits historiques alors que les historiens tentent de reconstituer et d’expliquer ces faits historiques le plus objectivement possible sans l’investissement affectif des groupes porteurs de mémoires. L’objectif majeur du chapitre est donc de bien montrer aux lycéens la nette différence entre la mémoire et l’histoire qui sont, selon le mot de l’historien Henri Rousso, deux « perceptions différenciées » du passé. →Doc. 1 : Lionel Jospin, Premier ministre, dépose une gerbe devant le monument commémoratif de la rafle du Vél’ d’Hiv à Paris le 20 juillet 1997. La photographie a été prise lors d’une commémoration officielle placée sous l’égide de l’État depuis les années 1990, celle de la Rafle du Vél’ d’Hiv, l’un des événements majeurs et emblématiques de la déportation et l’extermination des Juifs en France. La première commémoration officielle eut lieu le 17 juillet 1994 en présence de François Mitterrand qui avait décidé cette commé- →Doc. 2 : Manifestation d’opposants au film de Rachid Bouchareb Hors-la-loi, à Cannes, devant le palais du festival, 22 avril 2011. Le deuxième document est également une photographie, prise en mai 2011 à l’occasion du festival de Cannes, qui montre une partie des manifestants composés ce jour-là de pieds-noirs, d’anciens combattants de la guerre d’Algérie mais aussi d’élus cannois dont le maire de la ville, proches de la communauté pied-noire, venus protester contre le film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi. On voit ici des manifestants (des pieds-noirs) qui brandissent des pancartes accusant le film de mensonge et qui évoquent « l’histoire bafouée, la mémoire amputée ». Ces manifestants reprochent au film d’être partial dans sa manière de montrer différents faits de la guerre d’Algérie et ils s’insurgent contre un financement en partie public de l’œuvre. A priori, ils n’ont pas vraiment vu le film qui n’est pas du tout un brûlot contre la colonisation française et les colons français en Algérie ou un film hagiographique à la gloire des combattants du FLN en France. Le film débute certes par le massacre de Sétif, longtemps occulté par les autorités françaises dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale (voir plus loin), mais il montre aussi que les militants du FLN en France sont loin d’être des héros positifs et Bouchareb décrit dans une scène assez dure l’assassinat d’un militant du MMA, mouvement rival du FLN, par l’un des trois frères dont on suit le cheminement complexe. C’est un film qui essaie donc de montrer différents épisodes de la tragédie en évitant tout manichéisme même s’il s’achève par la nuit du 17 octobre 1961 (voir plus loin), autre fait tragique longtemps occulté par la mémoire officielle d’État. Mais pour ces manifestants, il s’agit sans doute avant tout, à l’occasion d’un événement très médiatisé comme le festival de Cannes, de rappeler leurs revendications mémorielles qui, invariablement depuis 1962, portent sur la reconnaissance officielle de leur drame autour de plusieurs événements marquants aux yeux des pieds-noirs ou encore des harkis : le rapatriement massif de l’été 1962, mais aussi le massacre d’Oran du 5 juillet 1962 ou encore l’abandon et le massacre des harkis… En outre, Les piedsnoirs manifestent également souvent le 13 mai en mémoire du 13 mai 1958 et de l’insurrection algéroise qui a débouché sur la fin de la IVe République et sur le retour du général de Gaulle aux affaires. L’intérêt de la photographie est donc de montrer à l’œuvre un groupe porteur de mémoire dans un contexte cette fois, non de commémoration, mais de manifestation organisée dans le cadre d’un événement médiatisé afin de bénéficier d’une exposition maximale. ◗ L’intérêt de la confrontation pédagogique des deux documents Si les deux documents renvoient à deux mémoires et à des groupes porteurs de mémoire différents, on peut néanmoins les rapprocher et réfléchir avec les élèves à une comparaison. En effet, le cliché de gauche montre une commémoration officielle d’État liée à un événement tragique du passé longtemps resté dans l’ombre mais faisant l’objet désormais d’une reconnaissance officielle (bien que tardive) de fautes commises par l’État français. En revanche, les drames vécus par le groupe des pieds-noirs et des harkis n’ont pas fait l’objet du même processus mémoriel et historique. Dans le premier cas, un groupe porteur de mémoire a vu ses revendications mémorielles aboutir alors que dans l’autre cas, les revendications ne sont pas entendues. Si la communauté juive a pu partiellement passer d’une mémoire blessée relativement oubliée en 1945 à une mémoire honorée et une histoire de son drame enseignée actuellement, il en va différemment pour les pieds-noirs, les harkis ou encore les anciens combattants d’Afrique du Nord. Leurs revendications mémorielles demeurent déçues alors que la guerre d’Algérie a fait son entrée dans les programmes scolaires, dans l’enseignement secondaire à partir de 1983, au collège comme au lycée ; cette inscription dans les programmes s’est d’abord effectuée au sein de thèmes portant sur la colonisation et la décolonisation (en troisième, en première et en terminale) et plus récemment dans le cadre du nouveau programme de première d’histoire sections L-ES-S (rentrée 2011). Elle a même fait l’objet d’un sujet national de baccalauréat en 2004 et son enseignement, y compris dans toute sa complexité, ne rencontre pas de difficultés majeures, même auprès de jeunes gens issus de l’immigration algérienne (cf. colloque et article de Gilles Boyer, Véronique Stachetti, Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 2006, sur le site internet : http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/ france-algerie/). →Frise La frise met en parallèle l’histoire de la mémoire ou des mémoires de ces deux crises de l’histoire de France. Par souci de simplification, tout en s’appuyant sur les travaux des spécialistes de l’« histoire mémorielle », nous avons proposé trois périodes qui ont rythmé le processus d’évolution historique de ces mémoires. Le découpage peut sembler abrupt, voire caricatural, mais il est bien adapté en vue d’un enseignement adressé à des lycéens de terminale. En ce qui concerne la première période, il faut rappeler que les moments de gouvernement du général de Gaulle (1944-1946, puis 1958-1970) ont été marqués par une volonté émanant en Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 19 © Hachette Livre moration une année auparavant mais dans un contexte politique troublé où les révélations tardives sur son passé vichyste et sa proximité avec René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy, l’un des organisateurs des rafles, dont celle-ci, avaient ému l’opinion publique. Quant à la communauté juive, par le biais de nombreuses associations, elle attendait une commémoration officielle de faits longtemps occultés et gommés de la mémoire nationale notamment au sortir immédiat de la Seconde Guerre mondiale. La photo choisie montre un moment de la commémoration de 1997 alors que Lionel Jospin est Premier ministre de Jacques Chirac, président depuis 1995. Deux ans plutôt, celui-ci a tenu un discours marquant sur le plan de l’histoire de la mémoire officielle d’État des « années noires » en reconnaissant la/les faute(s) de « l’État français » (du maréchal Pétain) ; celui-ci a ouvertement été complice des Allemands dans cette rafle la plus massive de populations juives (environ 13 000 personnes) en faisant arrêter par la police française et acheminer vers le Vélodrome d’Hiver du XVe arrondissement une partie des Juifs raflés ce jour-là. L’intérêt de la photographie est de montrer les différents éléments qui constituent en quelque sorte les « figures imposées » ou les éléments traditionnellement constitutifs d’une commémoration historique officielle. Tout d’abord, la présence d’un dirigeant politique de premier plan (ici le Premier ministre) sur un lieu de mémoire (en l’occurrence à proximité de l’ancien emplacement du Vél’ d’Hiv’) dont le caractère historique et commémoratif est attesté concrètement par un monument. Il est l’œuvre de Walter Spitze, et se compose d’une partie sculptée en bronze montrant un groupe de sept raflés (hommes, femmes, enfants) assis sur un morceau de la piste du Vélodrome d’Hiver (détruit en 1959) et d’un petit texte rappelant la tragédie vécue en juillet 1942 : « La République française en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité commis sous l’autorité de fait dite “Gouvernement de l’État français” 1940-1944. N’oublions jamais ». Enfin, outre les officiels (gouvernementaux et autres), la photo montre la présence d’enfants et d’adolescents de la communauté juive reconnaissables à leurs kippas, qui représentent le groupe porteur de mémoire concerné en premier chef par l’événement commémoré. © Hachette Livre premier du chef de l’État d’imposer une forme d’oubli officiel sur des événements et des faits susceptibles de nuire à la cohésion nationale, à la reconstruction de la France et à son rayonnement en tant que puissance, objectifs fondamentaux du pouvoir gaulliste. Cette volonté s’est d’ailleurs trouvée en résonance avec les vœux de beaucoup de Français, qui souhaitaient oublier des temps difficiles, sources de mauvaise conscience, voire de culpabilité. Dans les deux cas, on rappellera que des lois d’amnistie ont permis d’éviter des poursuites judiciaires pour un certain nombre de collaborateurs vichyssois comme pour les militaires français ayant eu recours à la torture ou ayant commis des exactions relevant de crimes de guerre lors de la guerre d’Algérie. Ces lois d’amnistie ont donc été les leviers d’une amnésie plus ou moins totale en ce qui concerne surtout la mémoire d’État. La période des années 1970 est une « période pivot » dans la mesure où l’on commence à assister à ce qu’Henri Rousso appelle un « retour du refoulé » tant pour l’histoire des « années noires » de la collaboration que pour l’Algérie. La levée du voile sur les faits oubliés et occultés de la Seconde Guerre mondiale a eu d’ailleurs une incidence sur le début de la manifestation de certains faits occultés pendant la guerre d’Algérie. En témoignent la quasi-simultanéité de la production de fictions (films et documentaires comme Le Chagrin et la Pitié) mais aussi des ouvrages (enquêtes historiques, essais…) tant sur la période de Vichy que sur la guerre d’Algérie (ouvrages de Paxton et de Vidal-Naquet). Cela correspond au contexte des « années post-gaulliennes » où l’atmosphère soixante-huitarde de contestation du système gaullien et du gaullisme, le questionnement des nouvelles générations du baby-boom mais aussi la mobilisation et le travail de certains intellectuels et universitaires, de journalistes, de réalisateurs et de documentaristes, permettent donc une mise au jour dans la sphère publique des aspects les plus sombres et les plus dérangeants des deux périodes. Enfin, des années 1980 jusqu’à nos jours, on peut parler d’un « passé dévoilé » et peut-être « assumé », tout au moins en ce qui concerne la période 1940-1945. La commémoration officielle de la rafle du Vél’ d’Hiv à partir de 1994, les révélations sur le passé vichyste de François Mitterrand, le discours de Jacques Chirac de 1995, le procès Papon en 1997-1998 mais encore, plus près de nous, la commémoration européenne du 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz en 2005, s’inscrivent dans le sillage des travaux universitaires menés dans les années 1970-1990 (et encore de nos jours) en France comme en Europe, et contribuent à dévoiler presque totalement une partie de ce passé national longtemps volontairement enfoui et presque tu. A-t-on versé pour autant dans l’« excès de mémoire » de certains faits qui seraient davantage rappelés, commémorés et enseignés que d’autres ? Il y a là matière à réfléchir avec les élèves dans un débat sur le rôle de l’histoire, de l’enseignement de l’histoire qui relève aussi de l’éducation civique. Pour la guerre d’Algérie, les choses sont plus complexes. Le premier colloque universitaire sur le conflit a eu lieu à Paris en 1988, la reconnaissance officielle de la « guerre » date de 1999, le général Aussaresses a reconnu à titre individuel le recours à la torture en 2001 et c’est en fin de campagne électorale 2012 que le président Sarkozy a reconnu une faute de l’État pour l’abandon et la relégation des harkis dans des camps de bâtiments préfabriqués à l’écart des villes et des villages dans le sud de la France ; ce discours n’a d’ailleurs pas eu le même impact que celui de Jacques Chirac en juillet 1995. On est toujours dans le temps du passage compliqué de la mémoire à l’histoire. Le cliché pris devant le palais du festival de Cannes révèle que si ce passé s’est lui aussi « dévoilé », les autorités officielles au sommet de l’État ont lentement assumé les faits, tout au moins sur certains points. En 2012, au moment du 50e anniversaire des accords d’Évian et de l’indépendance algérienne, très peu de paroles officielles, outre au niveau local, sur les événements tragiques du printemps et de l’été 1962 ou encore sur le 17 octobre 1961. L’apaisement des 20 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique différentes mémoires blessées du conflit en France comme en Algérie n’est pas encore d’actualité. Repères p. 56-57 La Seconde Guerre mondiale, porteuse de mémoires →Frise La frise chronologique simplifiée et les textes accompagnés de dates ont d’abord pour objectif de rappeler aux élèves le cadre chronologique sur lequel prend appui le thème des mémoires de la Seconde Guerre mondiale. Même si les faits et les dates présentés ont été abordés en classe de troisième et en classe de première, il va de soi qu’un rappel s’impose en classe de terminale, afin de bien clarifier le lien qui existe entre les différentes mémoires de cette période et les faits et événements qui les ont sécrétées. Trois faits majeurs sont présentés qui ont scandé le conflit et donné lieu au développement des mémoires principales exposées dans les études et les leçons : défaite militaire et invasion allemande de mai-juin 1940 suivies de l’écroulement de la IIIe République, occupation allemande et collaboration avec les nazis de l’État français du maréchal Pétain et enfin résistance(s) autour du général de Gaulle à compter de juin 1940 suivie(s) de la libération du territoire. Il est donc recommandé aux élèves de lire attentivement ces repères avant de se lancer dans des travaux sur les études et leçons proposées. →Carte 1 : Les principaux faits et lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France. L’apport quelque peu original de cette double page consiste surtout en cette carte de France qui présente les différents lieux de mémoire et les faits qui s’y sont déroulés, qui ont structuré les principales mémoires de la guerre : les mémoires résistantes s’enracinent, par exemple, dans des lieux d’action et/ou de répression comme les maquis ou le mont Valérien ; les mémoires juive et tsigane sont en partie liées au réseau des camps d’internement et de transit en prélude à la déportation, qui ont constitué des lieux de souffrances où des milliers d’internés ont trouvé la mort ; à ce propos, on aurait pu ajouter une carte des camps situés sur le territoire du Reich et dans le « Gouvernement général » en Pologne occupée qui sont évidemment des lieux de mémoire pour les déportés politiques comme « raciaux » mais les élèves et leurs professeurs s’y référeront facilement car cela a été l’objet d’une leçon en classe de première. Nous y avons également joint des lieux de souffrances « civiles » comme le furent Oradour-sur-Glane ou Tulle. L’intérêt de cette carte est surtout de bien rappeler aux élèves que les mémoires des individus et des groupes sont constituées certes de souvenirs mais que dans le contexte de la guerre, elles s’incarnent véritablement en des lieux dont certains sont devenus très connus. Des monuments et autres mémoriaux ou musées ont été édifiés, cadres de commémorations depuis 1945 et de véritables pèlerinages pour les acteurs-témoins comme les anciens déportés et de visites pour un public varié, notamment scolaire, appartenant aux générations ultérieures aux années de guerre. Certains de ces lieux figurent en photo dans le manuel comme le mont Valérien ou Oradour-sur-Glane. Le professeur veillera à en montrer d’autres ou à inviter ses élèves à visiter les sites qui présentent ces lieux. Étude 1 p. 58-63 La mémoire de la Résistance, entre mythe et réalité La mémoire de la Résistance ou les mémoires résistantes devraiton dire constituent les mémoires qui se sont d’abord affirmées abondamment dans l’espace public après la guerre. Concernant la mémoire « gaullienne » de la Résistance, Charles de Gaulle (1890- →Doc. 1 : La mémoire « gaullienne » : le mythe « résistancialiste ». Ce discours, prononcé par Charles de Gaulle alors que la capitale est en passe d’être complètement libérée mais que le territoire national est encore le théâtre de féroces combats pour plusieurs mois, est le premier jalon de la mémoire gaulliste de la Résistance : il inaugure et fonde le mythe dit « résistancialiste », qui va imprégner durablement discours et commémorations officiels comme les manuels scolaires. En effet, de Gaulle, entre 1944 et 1946 mais encore entre 1958 et 1969, s’est toujours appuyé sur cette vulgate, en total désaccord avec la réalité historique, qui promeut l’image d’une France unanimement résistante en 1944 et qui se serait libérée quasiment par elle-même de l’occupant allemand. Pour de Gaulle, il s’agissait autant de s’imposer tactiquement comme un chef d’État incontestable à la Libération, en magnifiant le rôle d’une nation qui n’avait compté que quelques dizaines de milliers de résistants à ses origines, que d’éviter une guerre civile durable qui, à bien des égards, fit mine de se produire entre l’été 1944 et l’été 1945 où une épuration brutale et sauvage se produisit en même temps que l’épuration légale. Le professeur attirera bien sûr l’attention de ses élèves sur l’absence totale de toute référence aux armées de libération états-unienne et britannique, de même qu’il les questionnera sur la minoration du rôle de l’État français de Vichy évoqué très allusivement (« quelques malheureux traîtres »). →Doc. 2 : Inauguration du Mémorial de la France combattante, par le général de Gaulle, 18 juin 1960. La mémoire gaullienne, confondue avec la mémoire nationale au temps de la présidence du général (1958-1969), eut en outre un lieu emblématique, qui le demeure encore de nos jours, le mont Valérien. Dès 1945, le mont Valérien, ancien fort de ceinture parisienne, où ont été fusillées un peu plus d’un millier de personnes (résistants et otages) par les Allemands pendant la guerre, est retenu pour accueillir un monument aux morts de la guerre de 1939-1945. Quinze corps de combattants, symbolisant les différentes formes des combats pour la Libération, sont déposés dans une crypte provisoire, rejoints par un seizième corps représentant les combattants en Indochine en 1952. Un dernier caveau est réservé pour recevoir la dépouille du dernier Compagnon de la Libération (il en demeure actuellement environ une trentaine sur 1036 au départ dont Daniel Cordier ancien secrétaire et biographe de Jean Moulin). En 1954, une urne contenant des cendres de déportés est déposée dans la crypte. Devenu président de la République, le général de Gaulle décide la création d’un mémorial, conçu par Félix Brunau, inauguré le 18 juin 1960 par lui-même comme le montre la photo où l’on reconnaît sa haute silhouette. Bien visible sur la photo, symbole de la résistance gaullienne, puis de toutes les résistances unifiées sous l’égide du général de Gaulle, la croix de Lorraine massive et centrale se détache du mur et est encadrée de bas-reliefs plus modestes ; elle est l’élément architectural central du dispositif de Brunau. On peut rappeler aux élèves que c’est l’amiral d’Argenlieu qui la fit adopter par la France libre en 1940. Il avait indiqué à de Gaulle qu’il fallait aux Français libres une croix pour lutter contre la croix gammée. Le 3 juillet 1940, le vice-amiral Muselier, d’origine lorraine, et commandant des forces navales et aériennes françaises libres, créa donc un pavillon de beaupré (carré bleu avec au centre la croix de Lorraine en rouge par opposition à la croix gammée) et, pour les avions, une cocarde à croix de Lorraine. Il y avait par ailleurs dans les armes du 507e régiment de chars commandé par de Gaulle une croix de Lorraine… →Doc. 3 : Une mémoire résistante discrète : les « vichysto-résistants ». C’est un extrait de texte d’un ouvrage de deux historiens des années 1939-1945 qui ont étudié le régime du maréchal Pétain, Jean-Pierre Azéma et Olivier Wievorcka. Par ce petit texte « scientifique », on découvre que la réalité historique, reconstituée par des historiens animés d’un souci d’objectivité et ignorant en théorie tout parti pris, est plus complexe que les approches manichéennes qui président à l’élaboration des mémoires de la résistance et à leur affirmation dans la sphère publique. Les élèves apprendront sans doute avec surprise que les historiens ont élaboré une catégorie originale de résistants, quelque peu inattendue et peu connue du grand public, celle des « vichysto-résistants ». Le professeur pourra évoquer que le plus célèbre de ces « vichysto-résistants » fut sans doute François Mitterrand dont le passé vichyste fut révélé par Pierre Péan en 1994. Sa biographie, Une jeunesse française, François Mitterrand 1934-1947 (Seuil, 1994), contient une photo qui le montre tout sourire conversant avec Pétain à Vichy en 1942 ; on apprend qu’il a obtenu l’une des 2 500 « francisques » récompensant les serviteurs loyaux du régime, ou encore qu’il a fréquenté épisodiquement René Bousquet (cf. plus loin), chef de la police de Vichy jusque dans les années 1970… En fait, comme beaucoup d’autres pendant la guerre et l’occupation, Mitterrand a suivi un parcours complexe dans une période troublée, où l’on a longtemps pensé que l’on pouvait s’en remettre à Pétain, héros révéré de Verdun tandis que de Gaulle était peu connu et son appel du 18 juin 1940 n’avait guère été entendu. Chef de la section presse du Commissariat au reclassement des prisonniers de guerre dans le gouvernement du maréchal Pétain, les dérives de Vichy l’ont amené en février-mars 1943 à entrer en contact avec l’Organisation de résistance de l’armée (O.R.A), puis à fonder sous les pseudonymes de Morland ou de Monnier, son propre mouvement de résistance, le Rassemblement national des prisonniers de guerre. Mitterrand est donc bien « passé » progressivement de Vichy à la Résistance, ce qu’il a toutefois veillé ultérieurement à masquer devenu chef de file de la gauche française dans les années 1970. →Doc. 4 : Jeunes militants communistes défilant avec le portrait de Guy Môquet, vers 1945. →Doc. 5 : Le Parti communiste français et la Résistance. →Doc. 6 : Le Parti communiste, Guy Môquet et l’occupation allemande. Ces documents évoquent l’autre « grande » mémoire de la Résistance qui s’est affirmée en concurrence mais aussi en concordance sur certains points avec la mémoire gaullienne Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 21 © Hachette Livre 1970) a évidemment joué un rôle essentiel et moteur tant dans l’élaboration de son contenu que dans son déploiement dans des lieux de mémoire et dans la construction de ses figures de proue comme Jean Moulin. Mais la mémoire gaullienne a dû compter sur une rivale puissante, la mémoire communiste du conflit, qui elle aussi s’est fortement déployée dans l’espace public dès l’immédiat après-guerre, avec là aussi, des temps forts, des lieux emblématiques comme Châteaubriant et des figures célèbres comme celle de Guy Môquet, passé récemment, en 2007, de la mémoire communiste à la mémoire nationale. Elles ont comme point commun de s’être érigées et affirmées dans un contexte politique qui était favorable tant au gaullisme qu’au communisme dans les années 1950-1960, deux courants politiques et idéologiques de poids dans la vie politique française. Elles ont aussi comme analogie de s’être bâties sur un bon nombre de mythes, de contre-vérités sinon de mensonges, que des générations plus jeunes, celles des baby-boomers, et parmi eux des historiens, parfois étrangers, ont démonté progressivement. En effet, ils ont montré, entre autres, que ces mémoires permettaient à bien des Français contemporains de la guerre de s’exonérer d’un passé trouble ou attentiste et donc un peu dérangeant ou culpabilisant mais qu’elles permettaient aussi à deux forces politiques majeures durables de la scène politique de s’ériger en donneuses de leçons morales et donc à asseoir leur légitimité au-delà de leur seul rôle politique. © Hachette Livre de la Résistance, la mémoire communiste. Cette mémoire du premier parti politique de France en termes de nombre de députés au lendemain de la guerre et influent jusqu’aux années 1970 dans les milieux ouvriers, malgré un déclin inexorable, possède, à l’instar de la mémoire gaullienne, ses figures emblématiques de martyrs comme Guy Môquet, ses processions commémoratives confondues avec de véritables manifestations politiques (doc. 4) et ses lieux de mémoires où se déroulent (jusqu’à nos jours) d’importantes cérémonies commémoratives comme à Châteaubriant en Loire-Atlantique. Le jeune Guy Môquet y fut fusillé le 22 octobre 1941, parmi 26 autres militants communistes, à la suite d’attentats commis par des commandos du PCF contre des militaires allemands. Il était le fils d’un député communiste du Front populaire de Paris, et avait été arrêté pour avoir distribué des tracts communistes et l’Humanité le 13 octobre 1940. Sa dernière lettre (à ses parents), dénuée de toute référence politique ou idéologique précises et au ton très émouvant, devait être lue en classe par les professeurs d’histoire-géographie à la rentrée 2007 à la demande de Nicolas Sarkozy, président de la République. Les dirigeants communistes ont forgé une mémoire héroïque de la résistance de leur parti à la fin de la guerre, dans un contexte national et international très favorable, quand l’URSS de Staline était au sommet de son prestige acquis en tant que l’un des grands vainqueurs d’Hitler et que le communisme apparaissait comme une idéologie porteuse d’espoirs dans une Europe appauvrie. En réalité, de Thorez à Duclos, il s’agissait aussi de faire oublier le parcours tortueux, complexe et très peu résistant du Parti communiste français entre 1939 et 1941. Son approbation de la signature du pacte germano-soviétique en 1939 et de l’invasion de la Pologne par l’URSS entraîne son interdiction et son entrée dans la clandestinité le 26 septembre 1939. Alors que Thorez est à Moscou, la direction clandestine française (Duclos) prend contact avec les autorités allemandes d’occupation pour demander l’autorisation de faire reparaître l’Humanité en s’engageant à ne pas critiquer l’occupant ; en effet, la ligne éditoriale du journal communiste, après sa reparution, dénonce surtout le régime de Vichy, ce qui sème le trouble chez certains militants de base et lui vaut la hargne renforcée des autorités de l’État français, largement anti-communistes ; elles fournissent donc aux Allemands des listes d’otages communistes à fusiller suite à des attentats anti-allemands, comme l’assassinat de l’officier Holz à Nantes en octobre 1941. À cette date, après l’invasion allemande de l’URSS en juin 1941, le PCF est vraiment entré en résistance et les actions résistantes des mouvements armés des FTP-MOI ou les actions des cheminots communistes sont à l’origine de l’appellation du « parti des fusillés » dont se pare le PCF après la guerre en exagérant le nombre de ses martyrs, largement en deçà des 75 000 fusillés revendiqués. Il y a ainsi deux grandes mémoires qui se déploient dès 1945, rivales sur le plan idéologique, mais similaires dans leur dynamisme, dans leur affirmation officielle au détriment de mémoires plus discrètes comme celles des déportés ou des militaires internés à la suite de la débâcle de 1940. Mémoires gaullienne et communiste sont très proches dans leur fonctionnement, fondé sur des associations mémorielles actives et aussi dans le choix soigneux de figures de martyrs et/ou de héros ; on peut souligner que Guy Môquet est invoqué par de Gaulle et cité à l’ordre de la Nation en 1944. Dans les deux cas, ces mémoires forgent des mémoires héroïques, gommant toute la complexité des faits pendant la guerre : les gaullistes taisent les affrontements et les dissensions internes, les communistes, notamment la direction du PCF, oublient les contacts avec les Allemands de 1940. Dans les deux cas, il ne s’agit pas seulement de rappeler et de commémorer la mort des compagnons et des camarades de combat, au nom de la France et des principes et valeurs républicains et démocratiques, mais il s’agit aussi de se draper dans une certaine légitimité morale pour mener les combats politiques du 22 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique présent qui sont très vifs dans l’immédiat après-guerre et encore tout au long des années 1950-1970. ◗ Réponses aux questions 1. Les deux personnages symbolisent les mémoires gaullienne (ou gaulliste) et communiste de la Résistance. Ce lieu se rattache à la mémoire gaulliste de la Résistance. Le fait que le général de Gaulle soit devenu président de la République (1958-1969) donne à ce lieu une dimension de lieu commémoratif officiel. La croix de Lorraine peut s’interpréter comme un symbole de la France libre, regroupant, sous la direction du général de Gaulle, tous ceux qui refusèrent la défaite, quelle que soit leur obédience politique et idéologique ; mais elle peut être vue également comme un emblème du gaullisme. 2. Selon ce discours du général de Gaulle, c’est le peuple parisien et le peuple français ainsi que les « armées de la France » qui ont libéré Paris et le territoire français en général, ce qui est bien loin d’être conforme à la vérité historique. 3. Le PCF forge une mémoire de la guerre et de sa résistance qui repose sur une image de parti martyr, qui aurait été le plus éprouvé par la répression allemande et vichyssoise et qui aurait le plus contribué à la résistance. Certes les dirigeants et les milieux collaborateurs et collaborationnistes de Vichy sont souvent férocement anti-communistes et les militants communistes qui se sont engagés dans la Résistance ont beaucoup souffert (cf. Guy Môquet), mais c’est oublier que les autres formations politiques ont « donné » des résistants et c’est oublier les victimes de la déportation ; c’est oublier enfin que le PCF n’a pas résisté d’emblée en 1940… 4. Évidemment les historiens, qui travaillent avec différentes sources et se placent dans une position plus objective et critique des faits du passé, ont élaboré une approche plus complexe de la Résistance. Ainsi, ils ont montré que certains réseaux et groupes ne sont ni gaullistes, ni communistes, comme le mouvement Combat, animé par Henri Frénay et Claude Bourdet. Ils ont aussi révélé que certains résistants ont commencé leur parcours en servant le régime de Vichy. Leurs recherches sur l’attitude du Parti communiste pendant la guerre retracent les ambiguïtés de son attitude vis-à-vis de l’occupant allemand jusqu’en 1941. Elles révèlent ainsi que l’arrestation du communiste Guy Môquet ne relève pas de la répression d’un acte de résistance, mais plutôt de la lutte de l’État français contre ses adversaires politiques. ◗ Texte argumenté Deux grandes mémoires de la Résistance se déploient dès 1945, la mémoire gaulliste et la mémoire communiste. Elles sont rivales sur le plan idéologique, mais proches dans leur affirmation officielle au sein de lieux de mémoire qui furent des lieux de combat et/ou de souffrances (mont Valérien, maquis), mais aussi dans leur fonctionnement fondé sur des associations mémorielles actives ou encore dans le choix de figures de martyrs comme Guy Môquet, pour le parti communiste, ou Jean Moulin, pour les Gaullistes, dont les cendres sont transférées au Panthéon en 1960. Dans les deux cas, ces mémoires forgent des mémoires héroïques, gommant toute la complexité des faits pendant la guerre : le général de Gaulle laisse croire que c’est toute la France qui a résisté unanimement, que ce sont les seules armées de la France libre qui ont libéré le territoire. Les communistes, notamment la direction du PCF, se sont présentés comme le plus grand mouvement de la Résistance. Progressivement, les travaux des historiens sur la Seconde Guerre mondiale ont nuancé les vérités que recélaient ces deux grandes mémoires. D’abord, ils ont démontré que la Résistance était un phénomène complexe et pluriel et qu’il y a d’autres mémoires résistantes que les mémoires gaulliste et communiste. Ils ont révélé aussi que la mémoire résistante de certains héros ne correspondait pas à la situation historique du moment, comme pour Guy Môquet. Enfin, dans les deux cas, ils ont montré la fonction politique de ces Mémoire et histoire de l’État français Longtemps, la France a été véritablement « malade » de sa mémoire à l’endroit du régime instauré en juillet 1940 par le maréchal Pétain, « l’État français », parfois appelé quelque peu improprement « régime de Vichy ». Ce n’est peut-être qu’au milieu des années 1990 que la communauté nationale, à l’initiative de ses dirigeants (commémoration officielle de la rafle du Vél’ d’Hiv’, discours de Jacques Chirac en 1995), a infléchi sa vision officielle du passé et envisagé avec lucidité des moments douloureux, tragiques et peu glorieux de l’histoire de France du xxe siècle et notamment la collaboration et complicité actives du régime de Vichy dans la déportation et l’extermination des juifs et des Tsiganes (les déportés dits « raciaux » selon la terminologie de l’après-guerre), dans la répression contre les résistants et l’envoi dans les camps nazis de presque 90 000 déportés dits « politiques » (50 % de survivants). →Doc. 1 : Le mythe du bouclier et de l’épée. Voici un extrait du livre de Robert Aron paru en 1954, Histoire de Vichy. C’est un livre important d’un homme que l’on ne peut pas suspecter de sympathies pour l’idéologie nazie ou vichyssoise - il est juif et a été interné un certain temps au camp de Mérignac près de Bordeaux - mais qui a contribué à fonder le mythe dit du « bouclier et de l’épée » selon lequel il y aurait eu une forme de connivence entre Pétain et de Gaulle ou un double jeu de Vichy, en vue de préserver les Français occupés pour le premier tandis que le second préparait l’offensive militaire contre les Allemands depuis l’extérieur du sol métropolitain. C’est donc un livre paru à quelques années de la fin du conflit et qui, s’il repose sur un vrai travail d’étude minutieuse d’archives (mais partielle, les archives allemandes n’ayant pas été consultées), tend toutefois à minorer la collaboration ouverte entre Vichy et l’Allemagne nazie. En effet, celle-ci repose sur la volonté de Pétain et de Laval, entre autres, de vouloir conserver à la France une forme de souveraineté, alors qu’elle est occupée, et de lui faire jouer un rôle de premier plan dans une Europe sous domination nazie. Mais en 1954, ce passé trouble ne peut pas être dévoilé par les dirigeants car trop récent ; de Gaulle lui-même a forgé en 1944 le mythe « résistancialiste », afin de préserver l’unité nationale et reconstruire sereinement le pays. →Doc. 2 : La « légende du Maréchal ». Ce document montre que dans des petits cercles d’extrême droite ces mythes du double jeu ou de la modération de Vichy à l’encontre des juifs a perduré jusqu’à nos jours. L’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain existe toujours même si ses objectifs initiaux demeurent inatteignables et qu’il est peu probable qu’ils soient un jour atteints. Cette légende du Maréchal, forgée au lendemain de la guerre, recèle une part de mensonges manifestes puisque, contrairement à ce qu’affirme le général le Groignec (aujourd’hui disparu), non seulement Pétain n’a résisté en rien mais en plus il n’a pas protégé la communauté juive comme l’ont montré le statut des juifs de 1940 et l’assistance zélée à l’occupant nazi dans les rafles. Si 25 % des juifs vivant sur le sol sont morts en déportation alors qu’en Pologne c’est 90 % de la communauté juive qui était exterminée, ce n’est pas le fait de Vichy, mais d’individus qui se sont mobilisés tout au long de l’occupation pour cacher des juifs (notamment des enfants), à l’instar de ceux que l’on a appelé ensuite les « Justes ». Serge Klarsfeld rappelle depuis longtemps que la France était le seul territoire européen où dans certaines zones comme la zone libre jusqu’en novembre 1942, des juifs avaient été arrêtés alors que les troupes allemandes n’étaient pas présentes. Il faut donc montrer aux élèves que subsistent donc en France, certes minoritairement, des gens qui demeurent nostalgiques de la Révolution nationale dans les milieux d’extrême droite et qui ne tiennent aucunement compte des apports des travaux historiques pour des raisons idéologiques, notamment par antisémitisme. →Doc. 3 : Le cinéma et le retour du refoulé : Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, 1956. Ce document met côte à côte deux images extraites du film d’Alain Resnais réalisé en 1955, Nuit et Brouillard. Ce film évoque la déportation, mêle des images en couleur filmées à Auschwitz en 1955, des images filmées par les Alliés en 1945 lors de la découverte des camps et des images fixes, des photos extraites des archives nazies, comme celle qui est présentée ici. Le titre du film correspond à la terminologie de la directive nazie de décembre 1941, qui nomme ainsi les déportés des camps promis à l’anéantissement. Le scénario du film est de Jean Cayrol, rescapé de Buchenwald, et le conseiller scientifique principal est Henri Michel, l’un des spécialistes français de la Seconde Guerre mondiale dans les années 1960-1970. Il est alors le secrétaire général du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, organisme gouvernemental fondé en 1951, chargé de rassembler la documentation et de mener des recherches historiques sur la période de l’Occupation. C’est cet organisme qui est le commanditaire de ce film conforme à la vision que l’on a à l’époque de la déportation : le génocide juif n’est pas abordé dans sa spécificité, on évoque plutôt la déportation dite « politique » (le mot « juif » n’est prononcé qu’une seule fois dans le documentaire) ; le film ne distingue pas non plus les camps de concentration et les centres d’extermination. La photo d’un gendarme français (retrouvée dans des archives allemandes), surveillant le camp de Pithiviers dans le Loiret, l’un des principaux camps d’internement et de transit des juifs arrêtés (avec Drancy et Beaune-la-Rolande), suscita une vive réaction de la commission de contrôle cinématographique, qui demanda à Resnais de la retirer. Finalement, il se résigna à placer un bandeau noir pour masquer le gendarme et ce n’est que deux décennies plus tard que la photographie originale put être enfin vue complètement. Ces deux images sont connues et elles figurent souvent dans les manuels d’histoire depuis plusieurs décennies. Si nous avons choisi de les faire figurer côte à côte, c’est pour bien montrer aux élèves que les autorités officielles étaient particulièrement gênées que les spectateurs puissent découvrir que la gendarmerie, cette vieille institution militaire généralement appréciée du public, ait pu participer d’une certaine façon à la déportation des juifs. Elles traduisent donc bien cette ambivalence des dirigeants et autorités officielles de l’époque qui veulent informer et marquer les générations présentes et futures sur le drame de la déportation et les crimes du nazisme, mais refusent de regarder avec lucidité ce passé trouble et dérangeant, à savoir la collaboration active du régime de Vichy avec les Allemands. L’ambassade de RFA demanda le retrait du film de la sélection officielle du festival de Cannes de 1956, au nom de la réconciliation franco-allemande, ce qu’elle obtint du gouvernement de Guy Mollet tandis qu’une polémique se déclenchait en France. →Doc. 4 : Pétain et les Juifs : un document d’archive de 1940. Ce document est constitué d’un feuillet parmi six qui font partie du Projet de loi sur le statut des Juifs du 3 octobre 1940 édicté par l’État Français. Nous reproduisons ici le premier feuillet du projet de loi initial annoté par la main même du maréchal Pétain. Ce document inédit, récemment découvert et authentifié, a été remis au Mémorial de la Shoah à Paris par un donateur anonyme par l’intermédiaire de Serge Klarsfeld. Ce document et ces informations ont été publiés et révélés au grand public par la Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 23 © Hachette Livre mémoires : il ne s’agit pas seulement de rappeler et de commémorer la mort des compagnons de combat au nom de la France, il s’agit aussi de s’appuyer sur une légitimité morale pour mener les combats politiques. Ainsi, l’affiche du PCF poursuit un objectif de propagande afin de mobiliser les électeurs au moment des élections municipales d’avril et mai 1945. presse le 3 octobre 2010, cinquante ans jour pour jour après la promulgation du « statut des Juifs », première étape dans la participation du régime de Vichy au génocide juif en France. Cette découverte « sidérante » selon l’historien Robert Paxton, révèle ce que subodoraient des historiens spécialistes de la période, c’est-à-dire l’antisémitisme ouvert de Pétain lui-même, connu par les propos de certains témoins présents le jour du débat en conseil gouvernemental consacré à ce texte. D’une certaine façon, la découverte de ces feuillets clôt la question longtemps débattue de l’éventuel double jeu de l’État français ou d’une possible volonté de protéger les juifs sur le sol français et rappelle une nouvelle fois la volonté affichée du gouvernement de Vichy de s’aligner sur la politique antisémite menée par les nazis en Europe. →Doc. 5 : L’historien Robert Paxton au procès de Maurice Papon, 1997-1998. Cet extrait d’un article du journal Sud-Ouest de 1997 rapportant une audience du procès Papon évoque l’historien universitaire américain Robert Paxton dont l’ouvrage paru en 1973 aux éditions du Seuil, La France de Vichy, a précisément mis à mal la thèse d’un double jeu vichyssois et de la modération de Vichy vis-à-vis des juifs. À une époque de « retour du refoulé » au cinéma (Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, Joseph Losey, Monsieur Klein) et d’affirmation progressive dans la sphère publique de la mémoire juive de la Shoah, l’ouvrage de Paxton a permis de (re)découvrir le rôle occulté de l’État français, complice actif du génocide, mais aussi des institutions judiciaires, administratives et policières qui y ont participé et ont échappé en grande partie à l’épuration légale et administrative des années 1945-1950. Comme d’autres historiens français de la période, dont JeanPierre Azéma, et à titre d’expert cité par le ministère public, Robert Paxton a donc accepté de venir déposer à la barre de la cours d’Assises de Bordeaux lors du long procès de Maurice Papon (le plus long procès en cour d’Assises depuis la Libération), ancien haut-fonctionnaire et ancien ministre, qui occupait la fonction de secrétaire général de la préfecture de Gironde sous l’Occupation. À ce poste il a alors ordonné l’arrestation, l’internement au camp de Mérignac, puis le transfert vers Drancy de 1 690 juifs entre 1942 et 1944. Il a été condamné à 10 ans de prison ferme pour complicité de crime contre l’humanité. Maurice Papon, à qui le général de Gaulle avait accordé sa confiance lorsqu’il était préfet de police de Paris et qui fut ministre du budget dans le gouvernement de Raymond Barre à l’époque du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, représentait ainsi la collaboration active de la haute Administration française dans la déportation des juifs de France qui ne fut guère dénoncée, inquiétée et épurée à la fin de la guerre. Lors de son procès, il ne fit ni preuve de repentance, ni ne demanda pardon aux anciens déportés survivants pour son action passée à la préfecture de Gironde. Il est nécessaire de rappeler que le procès Papon s’inscrivait dans le sillage du procès de Klaus Barbie en 1987, chef de la Gestapo de Lyon pendant la guerre et tortionnaire, entre autres, de Jean Moulin, qui fut condamné à la réclusion perpétuelle. Il est donc intéressant de montrer à travers ce document le rôle important des historiens jusque dans le prétoire d’une cour d’Assises. © Hachette Livre →Doc. 6 : La politique allemande des otages. Extrait d’un article d’un spécialiste de la Seconde Guerre mondiale en France, Jean-Pierre Azéma, publié par le magazine l’Histoire. Celui-ci rappelle le rôle de Vichy dans la constitution des listes d’otages fusillés par les Allemands et notamment le fait de proposer et de livrer aux Allemands des gens qui sont dans la ligne de mire de l’idéologie de la Révolution nationale, c’est-à-dire des communistes. Ce dernier document est donc à mettre en parallèle avec le texte consacré à Paxton et à Papon pour montrer le rôle des historiens dans la reconstruction d’un passé délivré des approximations et des mensonges forgés après la guerre. 24 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique ◗ Réponses aux questions 1. Ces deux documents veulent forger une image positive de l’État français en montrant qu’il a joué un double jeu pour permettre d’assouplir les dures conditions d’occupation tandis que de Gaulle, de connivence avec le maréchal Pétain aurait préparé le combat contre l’occupant nazi depuis l’extérieur (à Londres et dans l’empire colonial français). Par ailleurs, le régime de Vichy aurait tout fait pour limiter la déportation des juifs sur le sol français, en zone occupée et surtout dans la zone libre jusqu’en 1942. 2. Des documents, exhumés plus tard dans des archives par les historiens, ont montré que Pétain était un antisémite manifeste décidé à écarter les juifs de la vie sociale du pays en leur interdisant, par exemple, tout emploi dans la fonction publique. Les annotations de Pétain durcissent le projet initial du « statut des Juifs » d’octobre 1940 concernant notamment le personnel enseignant. En outre, les autorités françaises, en partie à la demande des Allemands, ont assisté ces derniers pleinement dans l’identification, l’arrestation et le transfert des juifs dans des camps d’internement et de transit comme ceux de Drancy et du Loiret. Ces camps étaient gardés par des gendarmes français. 3. Le document 4 confirme la politique antisémite du maréchal Pétain, qui s’aligne sur les lois allemandes de Nuremberg des années 1930. L’objectif est de maintenir pour l’État français une certaine indépendance politique. 4. Jean-Pierre Azéma démontre que loin de protéger les Français, le gouvernement de Vichy a livré aux occupants allemands des listes d’otages à fusiller pris parmi des Français, des militants communistes car c’est un gouvernement dirigé par des hommes résolument anti-communistes comme Pierre Pucheu. La mort de Guy Môquet s’inscrit pleinement dans ce contexte. ◗ Texte argumenté Dès 1945 s’est forgée une « légende » du Maréchal faisant de lui un complice du général de Gaulle alors à Londres, soucieux de préserver la France et les Français des dures conditions d’armistice et d’occupation allemande en attendant l’offensive militaire de la France libre. Ce mythe faisait aussi de lui un fervent défenseur des juifs de France, son action ayant soi-disant permis la déportation d’une proportion de juifs moindre par rapport à d’autres territoires occupés par les nazis en Europe. Progressivement, alors que cette période trouble du rôle du gouvernement de Vichy était en grande partie occultée et parfois méconnue de la mémoire nationale, les historiens, étrangers et français, mais aussi des associations de victimes de la répression allemande et vichyssoise ont entrepris d’écrire l’histoire « scientifique » de l’État français. La consultation des archives allemandes et françaises ainsi que des témoignages de certains acteurs de cette époque ou encore des procès récents, comme celui de Maurice Papon, ont mis à mal les légendes et les mensonges colportés par les admirateurs et les nostalgiques du régime de Vichy. En réalité, ce dernier, profondément antidémocratique et antisémite, a collaboré activement avec les Allemands dans la politique de répression contre ses opposants politiques (les communistes, par exemple) et surtout dans la déportation des juifs en édictant le « statut des Juifs » ou en confiant à la police et à la gendarmerie françaises mais aussi aux préfectures comme celle de la Gironde, la mission de rafler et d’interner les juifs avant leur départ. Mémoires et histoire de la Déportation et de la Shoah Il était intéressant d’aborder ce thème qui concernait une ou des mémoires qui, dans un premier temps, ont été très silencieuses : qu’ils aient été déportés politiques ou raciaux, les survivants des camps de concentration et/ou d’extermination ont généralement été animés par une pulsion de silence sur une épreuve personnelle et collective indicible par l’intensité des souffrances →Doc. 1 : Une mémoire sélective de la Déportation. On y évoque la première forme de mémoire de la déportation qui s’est affirmée dès 1945 dans l’espace public, la déportation dite « politique », qui, d’après la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, a concerné 86 627 personnes (23 000 survivants), dont 10 % de femmes. Ce sont les résistants capturés lors des actions allemandes et vichyssoises contre les réseaux et les maquis, mais aussi des réfractaires au STO, des otages civils, des homosexuels, ou encore des républicains espagnols, socialistes, communistes, internés en France avant le début du conflit. Ici ce sont des femmes qui défilent à Paris le 1er mai 1945 ; leur panneau indique qu’elles ont été déportées dans des camps situés en des lieux très différents et qui, dans l’optique des nazis, n’avaient pas la même fonction. Peu soucieux des classifications historiennes ultérieures, les déportés se sont évidemment focalisés sur la fonction de mise à mort, immédiate ou différée, de ces camps. Ravensbrück est un camp de concentration sur le sol allemand ouvert dès 1934 spécialement réservé aux femmes (132 000 femmes et enfants y furent déportés dont 90 000 périrent ; 7,4 % des femmes internées étaient françaises dont Germaine Tillion, ethnologue et résistante du Groupe du musée de l’Homme). Il comporta une chambre à gaz à l’automne 1944 et un four crématoire pour faire disparaître les corps des détenus morts ; Mauthausen est un camp situé en Autriche annexée où, s’il n’y avait pas de chambres à gaz, les conditions de détention et de travail des hommes dans la carrière de Mauthausen en faisaient un autre mouroir effroyable ; Auschwitz est à la fois un camp de concentration et un centre d’extermination, où périrent essentiellement des juifs (1,1 million de personnes). Comme le dit le panneau, lieu de « mort lente » pour les détenus jugés aptes au travail par les SS, et aussi lieu « d’extermination » ou de mort immédiate par gazage pour les juifs et Tsiganes, enfants, malades, vieillards mais aussi des détenus « politiques », dont des femmes internées à Ravensbrück qui, inaptes au travail, y furent gazées. →Doc. 2 : Une mémoire administrative : la rafle du Vél’ d’Hiv. Ce document constitue une autre forme de la mémoire de la Déportation et de la Shoah puisqu’il s’agit d’une mémoire « administrative » de la Rafle du Vél’ d’Hiv’ ; celle-ci a constitué la plus grande rafle de juifs sur le sol français les 16 et 17 juillet 1942, quand 13 000 personnes (hommes, femmes, enfants) furent arrêtées à Paris et en région parisienne puis transférées et internées dans les camps de Drancy et du Loiret avant leur envoi à Auschwitz au cours de l’été 1942. Pour les historiens, ces documents de type administratif découverts dans les archives, authentifiés et recoupés avec d’autres sources documentaires, constituent une autre mémoire précieuse des événements dont ils essaient patiemment de reconstituer le déroulement. Ici il s’agit des instructions du secrétaire général de la police de Vichy, René Bousquet, au préfet de police de la Seine. Conformément aux négociations menées entre les autorités allemandes d’occupation et celles de Vichy, c’est la police et la gendarmerie qui effectuent la rafle de juifs considérés comme « étrangers » (des juifs réfugiés avant-guerre ou des juifs expulsés d’Allemagne depuis 1939 qui n’ont pas la nationalité française). Lors de son procès, Pétain dira qu’il s’est efforcé de protéger les juifs de nationalité française mais ceux que Bousquet désigne comme les « apatrides » sont en fait des citoyens français naturalisés depuis quelques décennies (des immigrés d’Europe centrale et orientale à la fin du xixe siècle ou encore après la Première Guerre mondiale, que le statut du 3 octobre 1940 a dénaturalisés). Beaucoup de ces documents administratifs relatifs aux rafles sont aujourd’hui conservés au Mémorial de la Shoah après avoir été collectés, rassemblés, authentifiés par le CDJC dès 1943 (voir plus haut). →Doc. 3 : La mémoire orale des survivants. Extraits de la déposition d’une ancienne déportée politique à Ravensbrück puis à Auschwitz, Marie-Claude Vaillant-Couturier (1912-1996), effectuée auprès du Tribunal international de Nuremberg où elle est citée par l’accusation. Reporter de formation, militante communiste, compagne pendant quelques années de Paul Vaillant-Couturier, rédacteur en chef de l’Humanité et député de Paris, cette femme, par ailleurs germaniste, a eu l’occasion d’enquêter, pour l’Humanité - où elle a intégré le service photo - et pour diverses parutions comme le magazine Regards, sur l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933. Elle a pris notamment des photos clandestines des camps d’Oranienburg et de Dachau. Elle entre en résistance à l’automne 1940, éditant, entre autres, des numéros clandestins de l’Humanité. Elle va jusqu’à transporter des explosifs. Elle est arrêtée par la police française le 9 février 1942 ; tandis que ses camarades masculins sont fusillés, elle est plus tard déportée à Auschwitz-Birkenau le 24 janvier 1943. Pendant dix-huit mois, elle observe le fonctionnement du camp et l’extermination des juifs, intégrant le comité international de résistance du camp. Elle est ensuite transférée à Ravensbrück. Plus tard, elle sera députée communiste en région parisienne et co-présidente de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes en 1978. Elle témoigne encore au procès de Klaus Barbie en 1987 et devient la première présidente de la Fondation pour la mémoire de la déportation en 1990. Sa déposition, dont on présente ici des extraits, est très connue et figure depuis très longtemps dans les manuels scolaires mais elle permet d’envisager la question du témoignage d’abord oral puis écrit, mais par retranscription, si précieux pour les historiens. Le petit fragment reproduit ici permet, par l’évocation de détails et d’images très concrets, d’évoquer l’absence totale de conditions sanitaires de base dans le quotidien des déportés et de comprendre le taux de mortalité très élevé, outre leur assassinat de masse, en raison des épidémies qui sont inhérentes à ces conditions sanitaires désastreuses. →Doc. 4 : La mémoire d’un détenu. C’est un dessin d’un ancien détenu, David Olère, qui, après son internement à Auschwitz, a tenu à la fois à témoigner du fonctionnement quotidien de cet univers inhumain par le desChapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 25 © Hachette Livre psychiques et physiques. C’est ce qui ressort de certains écrits comme ceux de Primo Levi ou de Jorge Semprun mais c’est aussi ce que révèlent les témoignages des anciens déportés lorsqu’ils viennent évoquer leur captivité aux élèves du secondaire. En 1944-1945, lorsqu’ils reviennent de l’enfer des camps, les déportés ne sont pas toujours écoutés ou compris lorsqu’ils évoquent leur expérience ; certains, car ils sont jeunes souvent, ne sont pas crus, et s’enferment donc dans le silence et essaient de reprendre une vie quotidienne « normale ». Dans la sphère publique, c’est d’abord la déportation dite « politique » qui s’affirme et est visible comme lors de la cérémonie du 11 novembre 1945 à l’Arc de Triomphe alors que les survivants du génocide juif ne sont que 2 500. Ce n’est qu’en 1954 qu’est instaurée une journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation. La mémoire et l’histoire spécifiquement juives de la Déportation s’affirment précocement mais silencieusement : Isaac Schneersohn a créé le Centre de Documentation Juive Contemporaine en 1943, qui est une œuvre à la fois de mémoire et d’histoire, afin de recueillir des documents, dont certains seront produits par l’accusation au procès de Nuremberg. En 1949 est inauguré à la synagogue de la rue de la Victoire à Paris un monument du souvenir. Le procès d’Adolf Eichmann en 1961 en Israël permet de mieux cerner le processus de la destruction programmée, planifiée et industrialisée des juifs d’Europe. À partir des années 1970-1980, les manifestations négationnistes incitent certains historiens à écrire une histoire des chambres à gaz qui ne soit pas uniquement fondée sur la mémoire orale et visuelle des survivants. sin, où des détails techniques se combinent à la description des corps délabrés. Les historiens spécialistes du fonctionnement d’Auschwitz, à l’instar de Jean-Claude Pressac (cf. ci-après), remarquent toutefois que ce dessin n’est pas conforme à la réalité historique absolue des faits puisque David Olère a ici placé au même étage les chambres à gaz, dont les sonderkommandos extraient les cadavres, et les fours crématoires. En fait, les chambres à gaz décrites par Olère sont au sous-sol alors que les fours destinés à la crémation sont au rez-de-chaussée, reliés au sous-sol par un monte-charge. Pour l’historien Pierre VidalNaquet, ces erreurs liées à la fragilité de la mémoire visuelle des survivants et exploitées insidieusement par les négationnistes pour nier l’existence des chambres à gaz homicides, comptaient peu par rapport à un processus criminel, dont les grandes lignes étaient établies. Mais des historiens se sont toutefois attachés à entreprendre une histoire « technique » des chambres à gaz, à l’exemple de Jean-Claude Pressac (1944-2003), convié par Pierre VidalNaquet à s’exprimer pour la première fois publiquement dans un colloque sur le thème du génocide juif en 1982. Pharmacien devenu historien, d’abord compagnon de route du négationniste Robert Faurisson, il devait reconnaître la réalité des chambres à gaz homicides et travailler sur les archives techniques relatives à Auschwitz-Birkenau, celles des contrats de commandes, des devis et des correspondances passés entre les entreprises de BTP allemandes et la Direction des camps ; ces archives sont longtemps restées peu exploitées par ceux qui s’étaient penchés sur la Shoah. Il a publié deux ouvrages : Auschwitz. Technique and operation of the gas chambers, en 1989, et Les Crématoires d’Auschwitz. La Machinerie du meurtre de masse, en 1993. →Doc. 5 : L’historien et les mémoires du génocide. Présente un extrait d’une interview de Pressac, accordée au magazine l’Histoire en 1992, où il rapporte comment il a découvert dans ces archives des mentions explicites et claires de la part des nazis concernant l’aménagement de chambres à gaz homicides en lieu et place des soi-disant salles de douches, où les déportés étaient rassemblés avant d’être assassinés par la diffusion depuis le toit du gaz zyklon B. déporter les juifs (documents administratifs) ou encore les documents relatifs à la construction des chambres à gaz longtemps peu explorés. 3. Ces témoignages individuels nous renseignent sur les conditions sanitaires effroyables de la vie quotidienne des déportés et sur l’existence et le processus d’une extermination de masse à Auschwitz-Birkenau. 4. Les historiens utilisent ces mémoires individuelles pour reconstituer les faits du passé, en l’occurrence le fonctionnement de l’univers concentrationnaire, mais ils les confrontent à d’autres documents comme, par exemple, des contrats et des devis d’entreprises, des lettres entre entrepreneurs et nazis commanditaires des installations de gazage et enfin des plans des chambres à gaz parfois retrouvés longtemps après les faits. ◗ Texte argumenté La Déportation a produit deux grandes mémoires : une mémoire « politique », essentiellement celle des anciens résistants déportés, et une mémoire juive de la Déportation. C’est la mémoire dite « politique » qui s’est affirmée en premier. La mémoire juive de la Déportation est plutôt occultée ou silencieuse dans la mesure où, en 1945, on ne perçoit pas encore la singularité de la Shoah. Par ailleurs, le nombre des survivants des camps est très restreint (2 500 personnes) alors que les survivants de la déportation dite « politique » étaient plus nombreux (environ 23 000 sur 86 000 déportés). C’est elle qui est d’abord honorée publiquement et les déportés « raciaux » ne sont pas vraiment singularisés par rapport aux déportés « politiques ». Les différentes « traces mémorielles » de la Déportation et du génocide juif (et tsigane) sont les témoignages oraux et visuels des survivants, mais aussi des archives relatives aux mesures prises par les autorités allemandes et vichyssoises pour déporter les juifs (documents administratifs) ou encore les documents relatifs à la construction des chambres à gaz longtemps peu explorés. Les historiens utilisent ces mémoires individuelles pour reconstituer les faits du passé, en l’occurrence le fonctionnement de l’univers concentrationnaire, mais ils les confrontent à d’autres documents comme ici des documents « techniques ». Cette confrontation permet de corriger les erreurs éventuelles de la mémoire des « acteurs-témoins », par nature sélective, fluctuante et fragile. →Doc. 6 : Plan original d’une chambre à gaz, daté du 8 novembre 1941. C’est une découverte très importante qui a été faite en 2008 dans un appartement à Berlin, celle de 28 plans des chambres à gaz d’Auschwitz portant des mentions très claires et très explicites (comme « Gaskammer ») sur la fonction des bâtiments dessinés. L’un de ces plans originaux daté du 8 novembre 1941 est reproduit ici, à un moment où, selon Ian Kershaw, le grand spécialiste britannique du nazisme, les réflexions des chefs nazis sur la « question juive » s’orientent (à l’automne 1941) vers la recherche de la mise au point d’un processus de destruction industrielle des populations juives européennes. ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre 1. La Déportation, qui englobe la déportation dite « politique » et celle raciale (celle des juifs et des Tsiganes), a produit deux grandes mémoires : la mémoire « politique », essentiellement celle des anciens résistants déportés, et la mémoire juive de la déportation. C’est la mémoire dite « politique » qui s’est affirmée en premier. La mémoire juive de la Déportation est occultée dans la mesure où, en 1945, on ne perçoit pas encore la singularité de la Shoah. Par ailleurs, la difficulté de reconnaître la responsabilité d’une administration et d’un gouvernement français dans la déportation des juifs a longtemps occulté cette mémoire. 2. Les différentes « traces mémorielles » de la Déportation et du génocide juif (et tsigane) sont les témoignages oraux et visuels des survivants, mais aussi des archives relatives aux mesures prises par les autorités allemandes et vichyssoises pour 26 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique Leçon 1 p. 64-65 L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale Cette leçon est destinée à mettre en perspective l’Étude 1 en établissant une typologie synthétique des différentes mémoires produites par la Seconde Guerre mondiale et en retraçant l’évolution historique de la mémoire depuis 1945 dans le débat public auquel contribuent de nombreux acteurs. →Doc. 1 : Une revue consacrée à la mémoire de la Déportation. Mémoire vivante, septembre 2008. Couverture de la revue trimestrielle consacrée à la mémoire et à l’histoire de la Déportation, Mémoire vivante, éditée par la Fondation nationale pour la mémoire de la Déportation créée en 1990. Cette couverture a été choisie dans la mesure où les élèves, qui participent annuellement au concours national de la Résistance et de la Déportation, sont amenés à consulter les documents proposés par la revue sur les thèmes dudit concours avant de constituer leurs dossiers ou de composer. →Doc. 2 : Pose de la première pierre du Mémorial du martyr juif inconnu, Paris, 1953. Photo relative à l’une des étapes de la constitution de la mémoire juive de la Shoah et à son affirmation dans l’espace public. À cet emplacement sera édifié plus tard le Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier dans le IVe arrondissement, inau- ◗ Réponse à la question 1. Cette pose de la première pierre du Mémorial du martyr juif inconnu se rattache à une mémoire juive de la Déportation et au souvenir de la Shoah, qui émergent encore peu à cette période dans l’espace public. →Doc. 3 : L’historien et les « acteurs-témoins » de la Résistance. Texte extrait de la table ronde organisée en 1997 par le quotidien Libération entre les époux Aubrac et un cercle d’historiens spécialistes de la Résistance et de la Seconde Guerre mondiale. L’extrait présenté provient des discussions animées entre ce couple de « héros » de la Résistance, disparus récemment, et les historiens consignées dans un supplément spécial du journal. Ce débat, parfois compliqué et éprouvant pour Raymond et Lucie Aubrac, porte notamment sur les circonstances de l’arrestation de Jean Moulin le 21 juin 1943 à Caluire dans la banlieue lyonnaise. Après son procès et sa condamnation à perpétuité, le chef de la gestapo lyonnaise et bourreau entre autres de Jean Moulin, Klaus Barbie, a désigné avant sa mort Raymond Aubrac comme celui qui aurait « donné » Max alias Jean Moulin aux Allemands. 54 ans après les faits et bien des tourments dus aux calomnies liées à cet épisode trouble de l’histoire de la Résistance française (on n’a jamais su qui avait trahi Jean Moulin et ses camarades), les époux Aubrac acceptent de revenir une énième fois sur les faits complexes qui ont vu une première puis une seconde arrestation de Raymond Aubrac à Caluire, lui qui était devenu numéro deux de l’Armée secrète au sein des Mouvements unis de la Résistance (M.U.R). L’intérêt de cet échange entre Raymond Aubrac, Jean-Pierre Azéma et Daniel Cordier, historien, biographe et ancien secrétaire de Jean Moulin, est de montrer comment il est difficile aux historiens de reconstituer la chronologie des faits de cet épisode célèbre et complexe qui suit l’arrestation de Jean Moulin et de ses compagnons résistants. Faute d’avoir des preuves et un calendrier, Raymond Aubrac ne peut dire avec certitude si c’est bien Henri Aubry qui, après un interrogatoire violent et sous les tortures de Klaus Barbie, a indiqué la véritable identité de Moulin et d’Aubrac et quand cela s’est passé. Daniel Cordier intervient alors pour compléter la mémoire défaillante de l’« acteur-témoin » en se référant à un document archivé, un rapport d’un résistant expédié à Londres, qui permet de préciser un peu mieux la chronologie des faits. ◗ Réponse à la question 1. Les historiens tentent de reconstruire un passé en croisant les témoignages d’acteurs, dont la mémoire est fragile, avec d’autres sources d’informations. Ici, la confrontation du témoignage de Raymond Aubrac avec le rapport du commissaire permet de préciser les circonstances de l’arrestation de Jean Moulin et de la découverte de sa véritable identité. →Doc. 4 : Mémoire « héroïque » des résistants et approche scientifique des historiens. Extrait du même débat où l’historien François Bédarida explique clairement la distinction entre la légende ou les légendes de la Résistance - un phénomène louable dans les principes et les valeurs qui ont motivé la plupart des Résistants - et le rôle de l’historien qui étudie la Résistance dont la responsabilité scientifique est précisément d’ignorer la dimension légendaire ou mythologique pour se concentrer sur les faits et leur reconstitution. Nous avons ici un document qui peut être utilisé dans le cadre de l’étude consacrée aux mémoires de la Résistance, gaullienne et communiste, qui sont des mémoires empreintes d’« images d’Épinal » selon le mot de l’historien. ◗ Réponse à la question 1. Les historiens ont la double responsabilité d’aider à la transmission de la mémoire du passé, mais aussi d’en étudier les légendes pour reconstruire une histoire plus proche de la réalité. →Doc. 5 : 16 juil. 1995, un tournant dans l’histoire de la mémoire officielle. Constitué d’extraits du discours très connu de Jacques Chirac, alors président de la République, le 16 juillet 1995. Lors de la seconde commémoration de la rafle du Vélodrome d’Hiver, le chef de l’État rompt le silence officiel, qui prévalait jusque-là sur la question de la collaboration active avec les nazis des autorités de Vichy dans la déportation de 76 000 juifs pendant la guerre. En reconnaissant les fautes de l’État français, Jacques Chirac prend acte au nom de l’État à la fois des revendications mémorielles de la communauté juive et des investigations historiques menées depuis la « révolution paxtonienne ». Il rompt avec ses prédécesseurs et notamment avec François Mitterrand qui, comme d’autres présidents avant lui, continuait à fleurir la tombe du maréchal Pétain à l’île d’Yeu, rendant ainsi hommage à son rôle pendant la Grande Guerre et qui n’avait consenti à faire du 16 juillet une journée officielle commémorative que sous la pression, deux années auparavant, dans le contexte du trouble généré, dans l’opinion publique, par les révélations sur son passé (voir plus haut). ◗ Réponse à la question 1. En reconnaissant les fautes de l’État français dans l’arrestation des juifs le 16 juillet 1942 lors de la rafle du Vélodrome d’Hiver, Jacques Chirac, président de la République, assume la responsabilité de la France dans cette politique de collaboration. Histoire des Arts p. 66-67 La Bataille du rail et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale Le cinéma français s’est naturellement et abondamment intéressé à la Seconde Guerre mondiale pour sa dimension spectaculaire, tragique et héroïque. Mais que ce soit sous la forme de fictions ou de documentaires, qu’il recèle une dimension propagandiste ou qu’il soit animé d’intentions didactiques proches du récit de l’historien, le cinéma est un bon miroir de l’évolution et de l’affirmation des différentes mémoires générées par la guerre. La Bataille du rail a été choisie car c’est un film qui, juste au sortir de la guerre, combine fiction et documentaire sur la résistance des cheminots de la SNCF pendant l’Occupation et procède d’une volonté de mythifier l’action d’une corporation, qui permit vraisemblablement à la SNCF d’occulter son rôle logistique dans la déportation des déportés « politiques » et « raciaux ». C’est un film très intéressant également sur le plan artistique et esthétique puisqu’il s’inscrit dans le courant réaliste de l’avant-guerre et parce que l’une de ses grandes originalités est, entre autres, de décrire avec précision, dans des décors naturels, le travail et Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 27 © Hachette Livre guré en 2005 par Jacques Chirac, président de la République, à la fois lieu de recueillement, de mémoire et d’histoire avec son mur des noms des 76 000 personnes déportées, son allée des Justes de France, ses espaces muséographiques et son centre d’archives issu du CDJC. Le Mémorial est une initiative d’Isaac Schneersohn, le fondateur du Centre de Documentation Juive Contemporaine (1943). Le bâtiment est inauguré le 30 octobre 1956 en présence de 50 délégations des communautés juives du monde entier, de nombreuses personnalités politiques et religieuses venues de toute l’Europe. Des cendres provenant des camps d’extermination et du ghetto de Varsovie sont solennellement déposées le 24 février 1957 dans la crypte du Mémorial par le grand rabbin Jacob Kaplan. Classé monument historique depuis 1991, le Mémorial du martyr juif inconnu accueille chaque année les principales cérémonies liées à la Shoah (ghetto de Varsovie, découverte du camp d’Auschwitz…), organisées par l’État ou par la communauté juive. les actions de sabotage des cheminots, une scène proposant même la reconstitution d’un véritable déraillement. ◗ Réponses aux questions 1. L’affiche veut montrer le rôle résistant joué par la corporation des cheminots pendant la guerre. On distingue au second plan des soldats allemands dans un wagon derrière la locomotive. 2. Le film a une dimension mythologique dans la mesure où il rend héroïque le destin de quelques cheminots censés représenter la résistance unanime des hommes de la SNCF contre l’occupant allemand en gommant le rôle d’une autre partie de la corporation qui a obéi aux ordres des Allemands dans le cadre de la réquisition autoritaire du réseau ferré et des machines de la SNCF. 3. C’est un film réaliste car il y a un souci de montrer avec précision, sans trucages et en filmant en extérieur (ce qui n’était pas encore la norme à l’époque), le rôle joué par les cheminots que l’on voit accomplir les gestes nécessaires pour saboter les voies ferrées avant le passage de convois allemands. 4. Les gros plans sur les visages des cheminots dans leur travail quotidien comme la conduite des locomotives n’est pas sans rappeler l’esthétique de l’adaptation cinématographique par Jean Renoir du roman de Zola, La Bête humaine, avec Jean Gabin, en 1938. Le gros plan sur le visage du cheminot de l’affiche n’est d’ailleurs pas sans évoquer le visage de Jean Gabin. 5. Le film est la résultante d’une concertation entre la SNCF et Résistance-Fer, une organisation dans la mouvance du parti communiste qui regroupe des cheminots résistants ; l’accord tacite entre ces deux composantes (la direction de la SNCF et les ouvriers, membres du PCF), explique la volonté d’un film qui rend héroïque et mythifie le rôle des cheminots pendant la guerre. À bien des égards, on a un consensus entre le haut et le bas de la société qui cadre bien avec la volonté du général de Gaulle en 1944-1945 de forger une image légendaire de la Résistance et de ne pas se retourner sur un passé récent trouble. Repères p. 68-69 La guerre d’Algérie, porteuse de mémoires →Frise Quelques dates importantes de trois périodes ont été rappelées, de la colonisation à l’indépendance ; théoriquement, elles doivent être connues des élèves, qui ont étudié la guerre d’Algérie en classe de première en vertu du nouveau programme commun aux filières S-ES-L. →Carte © Hachette Livre L’originalité de cette carte est de visualiser les lieux où se sont déroulés les faits principaux du conflit, qui sont par conséquent des lieux de mémoire où parfois certaines commémorations peuvent se dérouler. Alger est naturellement une ville qui garde en plusieurs points de son territoire la mémoire du conflit tant du côté des pieds-noirs que des Algériens arabes et musulmans sans omettre celle des soldats français. Ainsi on peut expliquer aux élèves comment la Casbah d’Alger est un lieu de mémoire algérien mais aussi français puisque des centaines de soldats y ont patrouillé et agi au temps de la bataille d’Alger. En métropole, Paris a vu des épisodes dramatiques comme la manifestation violemment réprimée du 17 octobre 1961 ou le drame du métro Charonne en 1962. Étude 2 p. 70-75 La mémoire d’État française de la guerre d’Algérie L’État français a longtemps nié la réalité d’une guerre en Algérie en usant de plusieurs expressions officielles pour désigner les 28 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique faits (« les événements d’Algérie »), finalement abandonnées en 1999 quand le pouvoir reconnut qu’il y avait bien eu une guerre de décolonisation en Algérie. Les documents sélectionnés ici ont pour objectif de revenir sur certains faits occultés par l’État et les autorités de l’époque en les confrontant à des révélations tardives, celles de certains témoins et celles des historiens. →Doc. 1 : Le contrôle de l’information. Ce document reproduit la une du journal communiste l’Humanité, favorable à la décolonisation et au combat du FLN pour l’indépendance. On voit d’ailleurs un drapeau algérien exhibé en photo sur la première page du journal. Cela lui valut de nombreuses interventions de la censure d’État. Le pouvoir décida de saisir les journaux (notamment ceux qui évoquaient les actes de torture) sous le prétexte d’« atteinte au moral de l’armée ». La presse n’est d’ailleurs pas la seule visée : La Question, d’Henri Alleg et La Gangrène, de Bachir Boumaza, parus en 1958, qui dénoncent la torture en Algérie, sont immédiatement censurés. →Doc. 2 : La répression de la manifestation du 17 octobre 1961. C’est l’une des rares photos prises lors de la nuit du 17 octobre 1961 pendant laquelle la police parisienne réprima très violemment une manifestation du FLN de France. Le pouvoir parle le lendemain de 2 morts mais d’après les journalistes et historiens qui ont enquêté sur ce fait tragique, il y eut sans doute plusieurs dizaines de morts dont de nombreuses personnes noyées dans la Seine en raison des consignes de dureté et de fermeté données aux policier par le préfet de police, Maurice Papon. La photo choisie, qui n’a pas été prise par Élie Kagan, révèle l’atmosphère confuse qui règne cette nuit-là dans la capitale. Son cadrage imparfait (un visage à droite au premier plan semble inciter le photographe au silence), le flou des corps et des CRS à l’arrière-plan révèlent qu’elle a été prise à la sauvette, par un photographe de l’agence Keystone qui ne voulait pas être vu des forces de l’ordre. →Doc. 3 : L’enquête d’un historien sur la manifestation du 17 octobre 1961. L’historien Jean-Paul Brunet a travaillé, avec Jean-Luc Einaudi, sur cet événement. Il a pu consulter une partie des archives judiciaires et policières consacrées à ces faits et propose, une décennie après Einaudi, une nouvelle estimation du nombre de morts : une cinquantaine selon lui alors que son collègue Einaudi évoquait deux cents victimes. Il y a toutefois accord entre les historiens sur la brutalité de l’action policière qui s’explique par les consignes fermes de Papon mais aussi par des représailles aux attentats répétés en métropole comme en Algérie contre les forces de l’ordre. →Doc. 4 : L’armée française et la torture. Extrait d’une interview donnée par le général retraité Paul Aussaresses au quotidien Le Monde en 2000. Dans les années 2000-2001, ses propos concernant l’usage de la torture font grand bruit dans la sphère médiatique et politique. Évidemment, on connaissait depuis longtemps le recours à la torture par l’armée française en Algérie, un général français qui en avait parlé publiquement avait eu des ennuis avec la justice militaire (Jacques Pâris de Bollardière). L’unité du général Aussaresses a arrêté, selon ses propres dires, 24 000 personnes pendant les six mois de la « bataille d’Alger », dont 3 000 ont disparu. À l’occasion de la parution de son livre de mémoires, Services Spéciaux, Algérie 1955-1957 (Perrin, 2001), l’ancien responsable des services de renseignement à Alger a admis, entre autres crimes, avoir assassiné le chef du FLN Ben M’Hidi, en 1957. Selon la version officielle, il s’était suicidé dans sa cellule. Poursuivi par différentes associations, Aussaresses a été condamné en première instance en 2003 à 7 500 euros d’amende (15 000 euros pour l’éditeur Perrin) pour « apologies de crime de guerre », par la 17e →Doc. 5 : La loi du 23 février 2005, une « loi mémorielle ». Extrait de la loi mémorielle très controversée du 23 février 2005 votée sous la présidence de Jacques Chirac. Élaborée à l’initiative de députés de l’UMP du sud de la France en lien avec des associations de pieds-noirs (cf. contenu de l’article 1 qui reconnaît leur souffrance). L’article 4 et le « rôle positif de la présence française outre-mer » déclencha un tollé dans les milieux universitaires et enseignants en France mais aussi en Algérie où le gouvernement du président Bouteflika cria au scandale. Finalement, Jacques Chirac abrogera cet article mais la loi sera quand même votée, preuve que la guerre d’Algérie demeure un enjeu mémoriel fondamental et que l’histoire de la colonisation peut être un événement clivant dans l’opinion. →Doc. 6 : Les historiens et la loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif » de la colonisation. Cette tentative d’écriture officielle de l’histoire et la volonté de l’imposer aux enseignants et donc aux élèves a généré une énergique protestation chez les historiens, qui réagissent, en mars 2005, par un texte qui rappelle que sur la colonisation comme sur d’autres questions, les gouvernants ne doivent pas imposer une vision officielle de l’histoire. Certains historiens pensent même qu’il faut abroger toutes les lois dites « mémorielles » y compris celle de 1990 réprimant le négationnisme. ◗ Réponses aux questions 1. Pendant le conflit, les « événements » d’Algérie sont dissimulés à l’opinion publique par le biais de la censure qui frappe les journaux. La torture utilisée par l’armée contre les indépendantistes algériens, la répression policière de la manifestation du FLN de France le 17 octobre 1961, sont occultées par les autorités militaires et politiques jusque dans les années 1990. 2. Outre les souffrances des pieds-noirs, des harkis et des anciens combattants, la loi reconnaît un rôle positif à la colonisation française outre-mer. 3. La violence de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 a été occultée par les autorités politiques et policières qui ont d’emblée minimisé le bilan humain des victimes et muselé quasi totalement la presse de l’époque. Sur la base des témoignages des victimes et de quelques photographies prises lors de cette nuit tragique, ce sont les historiens qui ont revisité et révélé ces faits au grand public plus de trente ans, voire quarante ans après, en ayant aussi la possibilité de travailler sur des archives longtemps fermées et partiellement consultables de nos jours. 4. La loi du 23 février 2005 a suscité une vive réaction des historiens car ceux-ci estiment que l’État ne peut imposer aux enseignants et aux élèves une seule vision de l’histoire - ici le rôle positif de la colonisation -, par nature partiale et incomplète. Les historiens écrivent l’histoire en essayant d’expliquer les faits et donc en restant neutres sans prendre parti idéologiquement parlant sur les faits qu’ils étudient. ◗ Texte argumenté Les autorités françaises ont forgé une mémoire de la guerre d’Algérie très spécifique, très sélective, voire amnésique sur certains faits qui ont jalonné la période tragique 1954-1962. Le gouvernement a agi dans ce sens dès le début du conflit, en utilisant une expression officielle taisant la réalité d’une guerre (« les événements » d’Algérie) mais aussi en 1956 et 1957, en recourant à la censure contre la presse hostile à l’action menée par l’armée française en Algérie et enfin en occultant des faits comme ceux qui s’étaient déroulés pendant la nuit du 17 octobre 1961. Plus récemment, en 2005, des députés ont défendu un projet de loi présentant positivement la colonisation française outre-mer. L’approche des faits par les historiens est totalement différente de celle de la mémoire d’État. Les historiens ne travaillent pas pour l’État et la version de l’histoire que celui-ci voudrait faire passer notamment auprès des élèves des écoles, collèges et lycées. D’où l’opposition d’une partie de la communauté historienne à la loi du 23 février 2005 qui demande d’enseigner un « rôle positif » de la présence française outre-mer, ce qui reviendrait à donner une image positive de la colonisation, ce qui n’est pas totalement en accord avec les réalités historiques notamment vu du côté des colonisés. Sur le plan scientifique et de la vérité historique, les historiens reviennent sur certains faits du conflit occultés pendant les « événements » comme la nuit du 17 octobre 1961 qui a vu la répression des militants du FLN. En consultant des archives officielles et en les confrontant aux témoignages des acteurs de l’événement, ils peuvent proposer un autre bilan des victimes que celui des autorités de l’époque. De même, ils confirment par leurs investigations, l’usage de la torture par l’armée française, et cette fois avant même que des acteurs-témoins de l’époque ne l’avouent publiquement, comme ce fut le cas du général retraité Aussaresses dans les années 2000-2001. En France, du silence à l’affirmation des mémoires Cette étude porte sur les différents groupes porteurs de mémoire générés par le conflit, notamment en France où les historiens, en particulier Benjamin Stora, en distinguent quatre principaux qui ont pour point commun de tenir un discours plutôt victimaire et de porter également certaines revendications. L’étude apparaissait comme indispensable puisque ces mémoires se sont affirmées clairement et médiatiquement dans la décennie qui vient de s’écouler. Elles sont portées par des groupes et des associations de gens désormais âgés mais toujours, pour certains d’entre eux, en attente de compensations symboliques et matérielles. Les déclarations récentes, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle en 2012, de Nicolas Sarkozy à destination de la communauté des harkis l’ont encore montré, la guerre d’Algérie a suscité des mémoires actives et blessées. →Doc. 1 : Manifestation de pieds-noirs ou « Français rapatriés », Marseille, 13 mai 2008. Ce document renvoie à la mémoire des pieds-noirs, portée par un million de personnes de nos jours selon les études de Benjamin Stora. Le cliché, pris en 2008 à Marseille à l’occasion du cinquantenaire du 13 mai 1958 qui a vu le début de l’insurrection algéroise contre le gouvernement de Paris et le retour du général de Gaulle, donne lieu à une manifestation de quelques centaines de pieds-noirs, qui n’ont toujours pas accepté la « trahison » gaullienne et la fin de l’Algérie française. Une banderole évoque également l’un des événements sur lesquels se focalise cette mémoire blessée très souvent visible dans l’espace public dans le sud de la France dans des villes comme Perpignan, Montpellier, Marseille et Nice, où se sont établis une grande partie des pieds-noirs. Les massacres de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers, d’Européens à Oran le 5 juillet 1962 par des membres du FLN et de l’ALN dans la foulée de l’indépendance algérienne a traumatisé durablement une communauté éprouvée par le sentiment d’abandon de la part du général de Gaulle pourtant acclamé en héros lors de sa venue en Algérie lors des premiers jours de juin 1958. Les pieds-noirs n’ont jamais pu accepter les consignes, venues de Paris, de non-intervention de l’armée française et d’abandon des harkis. Depuis 1962, ils ne cessent de réclamer les excuses officielles de l’État français dans un discours qui s’apparenterait à celui de Jacques Chirac en 1995 pour la rafle du Vél’ d’Hiv’, mais aucun chef d’État ne l’a fait jusqu’à présent. Pourtant, certaines revendications ont été entendues, comme l’a montré la loi si controversée du 25 février 2005. Localement, les pieds-noirs ont une influence importante comme à Perpignan où a été érigé un « Mur des disparus » où Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 29 © Hachette Livre chambre correctionnelle du TGI de Paris. Il a été condamné en appel. À ce jour, aucune commission d’enquête parlementaire sur la torture en Algérie n’a été instituée par les gouvernants français en vertu des lois d’amnistie de 1962 et de 1968. sont inscrits les noms de ceux qui ont été assassinés ou ont disparu lors des massacres d’Oran. Il a été inauguré en 2007. →Doc. 2 : Commémoration de l’armistice de la guerre d’Algérie par des organisations d’anciens combattants, 19 mars 2008. Ce document s’intéresse aux anciens combattants français de la guerre d’Algérie. La photographie choisie montre une commémoration devant le Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie érigé et inauguré quai Branly à Paris en 2002. À cette commémoration, participent des associations telles que la FNACA (Fédération Nationale des Anciens Combattants en Algérie, Maroc, Tunisie), principale association des anciens combattants (400 000 adhérents) de la guerre d’Algérie et en Afrique du Nord, en présence du maire de Paris, Bertrand Delanoë, à l’occasion du 46e anniversaire des accords d’Évian le 19 mars 2008. Les anciens combattants de la guerre d’Algérie sont en général des hommes nés entre 1932 et 1942 et sont environ 1,5 million dans la société française, harkis compris. C’est en partie grâce à leur combat pour obtenir des compensations symboliques et culturelles que le gouvernement et les parlementaires français ont enfin reconnu en 1999 qu’avait bien eu lieu une véritable « guerre d’Algérie », ce qui mit fin à plusieurs décennies de déni de la part des autorités officielles de droite comme de gauche. Comme celle des pieds-noirs, il s’agit d’une mémoire blessée longtemps discrète tant ce conflit dur et sanglant éprouva des hommes, qui en grande majorité n’étaient pas des soldats professionnels mais des appelés du contingent notamment à partir de 1956-1957. À la sortie du conflit, ces hommes éprouvèrent des difficultés à évoquer un conflit finalement oublié et occulté par la communauté nationale dans sa quasi-totalité en raison d’une guerre jugée lointaine, d’un autre âge car coloniale et qui avait pris parfois l’allure d’un affrontement fratricide (attentats de l’OAS en Algérie et en France, rapprochement d’une partie de l’armée avec les pieds-noirs contre le gouvernement de la République). Mentionnons enfin que la date commémorative (5 décembre) choisie par Jacques Chirac a été rejetée en grande partie par les anciens combattants, qui lui préfèrent la date significative du 19 mars qui correspond au jour de la signature des accords d’Évian. © Hachette Livre →Doc. 3 : Manifestation de familles de harkis, en 2004. Manifestation essentiellement des mères et de leurs filles arborant des banderoles sur lesquelles on lit des inscriptions telles que « Reconnaissance de la République du génocide des harkis », « massacres 150 000 harkis, 20 000 rapatriés, 3 000 disparus, des milliers de prisonnier », « Non ! à la charité ; non ! à la pitié ; oui ! à la justice ». Ces propos, que l’on peut juger excessifs, renvoient également à une autre mémoire blessée du conflit, celle de ces hommes des troupes supplétives de l’armée française durant le conflit qui furent abandonnés par les autorités françaises aux représailles du FLN et de l’ALN en 1962. Le général de Gaulle craignait un front anti-gaulliste OAS-Harkis en métropole, ordre fut donc donné aux autorités militaires de ne pas rapatrier les harkis qui furent alors massacrés en masse au moment de l’Indépendance. Cependant, certains militaires français outrepassèrent les ordres et quelques milliers de harkis purent arriver en France avec leur famille. Ils furent toutefois relégués dans des camps de bâtiments préfabriqués dans des départements du sud de la France, en général dans des lieux isolés des villes et des villages. En outre, leur coexistence dans les quartiers de grands ensembles urbains avec des immigrés d’origine algérienne aux yeux desquels ils étaient des traîtres était problématique. D’où un sentiment d’abandon et une très forte amertume exprimés en des termes parfois très forts par leurs enfants, comme à l’occasion de cette manifestation parisienne. En général, les harkis se sont souvent joints aux associations d’anciens combattants et aux milieux pieds-noirs pour exprimer leurs « revendications mémorielles ». De leur côté, les autorités étatiques ont longtemps hésité à reconnaître officiellement ces 30 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique souffrances. Mais, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle de 2012, Nicolas Sarkozy a prononcé un discours en ce sens bien qu’assez peu médiatisé. →Doc. 4 : Manifestation des « ultras » de l’Algérie française. Cet extrait d’un article du quotidien régional lorrain L’Est Républicain, rappelle qu’il existe aussi une mémoire, certes minoritaire et longtemps discrète, des « ultras » de l’Algérie française dont des anciens membres ou sympathisants de l’Organisation Armée Secrète. L’OAS commit des attentats sanglants dans les derniers temps de l’Algérie française et comptait en son sein des militaires et des pieds-noirs refusant violemment la politique gaullienne et l’émancipation algérienne. L’article relate la volonté de célébrer la mémoire de l’un des membres de l’OAS, le colonel Argoud - mort en 2004, cofondateur de l’OAS et un des auteurs du putsch d’Alger de 1961 aux côtés du général Salan -, par le dépôt d’une plaque où l’OAS est expressément nommée. Enlevé et exfiltré d’Allemagne par les services secrets français à Munich, où il s’était réfugié, il fut condamné à la réclusion à perpétuité et libéré en juillet 1968 en vertu de l’une des deux amnisties dont bénéficièrent les militaires à l’issue de la guerre d’Algérie. Il vécut ensuite dans le village de Darney (Vosges). Le 10 juin 2011, à l’occasion du septième anniversaire de sa disparition, une plaque portant l’inscription « Au Colonel Antoine Argoud, ses camarades de combat de l’Organisation Armée Secrète » est déposée sur sa sépulture, au cimetière de Darney, par l’ADIMAD (association de défense des intérêts moraux et matériels des anciens détenus de l’Algérie française). Cette mémoire sulfureuse ne put finalement s’exprimer totalement car, l’affaire étant médiatisée et sous haute surveillance, l’évêque de Nancy refusa qu’un office religieux se tienne dans l’église de Darney. →Doc. 5 : Affirmation et revendications des groupes de mémoires. Extrait d’un petit livre d’entretiens entre l’historien Benjamin Stora et Thierry Leclère dans lequel Benjamin Stora, historien spécialiste de l’Afrique du Nord au xxe siècle et notamment des groupes porteurs de mémoire du conflit, expose les revendications mémorielles des différents groupes porteurs de mémoires et les réussites qu’ils peuvent parfois obtenir comme la reconnaissance par les anciens combattants de la guerre d’Algérie, en 1999, de l’inscription pour la première fois dans une loi de la République de l’expression « guerre d’Algérie ». Ce texte à teneur scientifique vient éclairer les documents précédents qui sont des documents plutôt descriptifs relatifs aux différentes mémoires, leurs supports humains, leur contenu et leurs formes d’expression. ◗ Réponses aux questions 1. Les différents groupes porteurs de mémoires de la guerre d’Algérie sont : les pieds-noirs, qui ont colonisé puis quitté en masse l’Algérie au moment de l’indépendance ; les anciens combattants, militaires professionnels et appelés du contingent, qui ont vécu un conflit dur et cruel ; les harkis et leur famille, dont certains ont pu gagner la France en 1962 ; les anciens activistes violents de l’OAS, hostiles à de Gaulle et à l’indépendance algérienne. 2. Les pieds-noirs ont quitté en catastrophe l’Algérie, après une présence pour certains d’entre eux de plus d’un siècle, en abandonnant en grande partie leurs biens ; ils ont connu aussi la terreur des massacres lors des jours de l’Indépendance. Les anciens combattants ont vécu un conflit dur et cruel marqué par de nombreuses exactions commises par chaque camp. La révolte d’une partie des militaires professionnels et des piedsnoirs contre l’« abandon » de l’Algérie française par les autorités, en franchissant les limites de la légalité, n’a pu recevoir de véritable hommage national à l’issue de ce conflit, prenant parfois en métropole les allures d’une guerre civile franco-française. ◗ Texte argumenté La guerre d’Algérie a produit différentes mémoires portées par différents groupes de mémoires. Ce sont les pieds-noirs qui ont colonisé puis quitté en masse l’Algérie au moment de l’Indépendance, les anciens combattants militaires professionnels et appelés du contingent qui ont vécu un conflit dur et cruel, les harkis et leur famille dont certains ont pu gagner la France en 1962, les anciens activistes violents de l’OAS hostiles à de Gaulle et à l’indépendance algérienne ou encore les immigrés d’origine algérienne vivant de nos jours en France. Ce sont des mémoires qui ont comme point commun d’être meurtries. Ces groupes s’affirment dans l’espace public par des commémorations officielles comme celles des anciens combattants qui se retrouvent devant le mémorial du quai Branly ou des manifestations au cours desquelles les groupes porteurs de mémoires affirment leurs revendications mémorielles comme cette manifestation de femmes et filles de harkis. En Algérie, la mémoire de la « guerre d’indépendance » Cette étude s’imposait car il faut montrer aux élèves que de l’autre côté de la Méditerranée l’État algérien et la société algérienne ont forgé une mémoire du conflit divergente de la mémoire officielle française et des mémoires des différents groupes évoqués dans l’étude précédente. Des monuments commémoratifs ont été édifiés et l’école, via les manuels scolaires, transmet aux jeunes générations une certaine vision de la guerre et de la colonisation. →Doc. 1 : Mémoire algérienne et relations franco-algériennes. C’est un extrait d’un article de presse d’un journaliste algérien qui rappelle que les relations diplomatiques franco-algériennes depuis 1962 sont des relations complexes, tendues et passionnelles. La mémoire du conflit est largement instrumentalisée par le pouvoir algérien, exercé sans partage depuis 1962 par le FLN, dans un système qui n’est pas vraiment pluraliste et démocratique. Cette instrumentalisation de la mémoire algérienne du conflit résulte des difficultés rencontrées par la société et l’État algériens au cours des deux dernières décennies, comme la guerre civile entre l’État et les groupes islamiques armés, le chômage persistant, le désespoir des jeunes générations… Président de la République depuis 1999 (il est dans son troisième mandat), Abdelaziz Bouteflika, engagé à 19 ans dans l’ALN, a souvent fait ces dernières années des déclarations intempestives et excessives sur les crimes commis par les Français pendant la colonisation et la guerre. Cela s’explique par la loi du 23 février 2005, qui a déclenché la fureur des autorités algériennes et motivé les expressions inappropriées telles que « génocide contre l’identité algérienne » ce qui ne doit pas conduire à minorer les crimes commis durant le conflit d’un côté comme de l’autre, qui n’ont jamais conduit à quelque procès que ce soit en vertu, en France, des amnisties de 1962 et 1968. Par ailleurs, les massacres de Sétif et de Guelma en 1945 ont resurgi dans le débat public tardivement après avoir longtemps été oubliés et occultés par la mémoire française. Mentionnons que la présence d’une importante communauté d’immigrés d’origine algérienne en France, attentive aux évolu- tions de la mémoire officielle française, ajoute à la réactivité des gouvernants algériens. →Doc. 2 : Le sanctuaire ou mémorial du martyr à Alger, selon son architecte. →Doc. 3 : Le mémorial du martyr d’Alger, édifié en 1981-1982. Ces documents sont consacrés au principal édifice commémoratif de la « guerre de libération nationale », qui est le mémorial des martyrs édifié au début des années 1980 à Alger. À bien des égards, ce monument s’apparenterait à un Arc de Triomphe algérien dont, selon son architecte Bachir Yelles, la signification symbolique a évolué d’une célébration des dynamiques économiques et sociales des années 1970 vers une claire commémoration de la guerre du « peuple » contre l’oppression coloniale. Sur le plan architectural, l’édifice n’a pas de cachet particulier, sinon qu’il témoigne d’un style combinant une monumentalité de type soviétique des années 1960-1970 (élévation verticale, usage massif du béton) et une architecture plus islamique ou locale par le choix de trois palmes stylisées. →Doc. 4 : La guerre d’Algérie dans deux manuels scolaires algériens. →Doc. 5 : La lecture historique des manuels scolaires algériens. Photos et texte renvoient à la mémoire algérienne du conflit transmise par les manuels scolaires du primaire et du secondaire. Comme le montrent les deux reproductions des manuels sélectionnés et comme l’explique la chercheuse de l’INALCO, cette mémoire scolaire officielle livre une image totalement négative de la France et de l’armée française et laisse croire à un engagement unanime des Algériens colonisés dans la guerre : elle est donc très classiquement sélective et partiale, gommant par ailleurs le rôle moteur du FLN qui a mené le conflit au profit du « peuple ». →Doc. 6 : Le mythe du million de morts algériens et les historiens. Article d’un spécialiste de la guerre d’Algérie, l’historien Guy Pervillé, qui évoque l’un des mythes constitutifs de la mémoire algérienne du conflit, celui du « million de morts » qu’aurait fait la guerre menée par les Français contre les indépendantistes et le peuple algériens. Guy Pervillé a démontré depuis les années 1980 que ce chiffre devait être ramené à une fourchette comprise entre 300 000 et 400 000 victimes, combattants et civils, ce qui est déjà un bilan humain très lourd : il présente ici les différentes évaluations proposées par d’autres historiens réputés et spécialistes de la question, comme Xavier Iacono ou Charles-Robert Ageron. Il évoque aussi le bilan humain des militaires français longtemps nommés « forces de l’ordre » : environ 25 000 tués (militaires professionnels et appelés du contingent) dont 4 500 harkis. Autre preuve d’une mémoire partisane, précisons que la mémoire algérienne officielle du combat a également occulté tous les faits liés à l’affrontement fratricide FLN-MNA durant le conflit. ◗ Réponses aux questions 1. Les supports de la mémoire algérienne officielle sont les prises de position du gouvernement algérien, des lieux et des cérémonies commémoratives et aussi l’école par le biais des manuels scolaires. 2. Les thèmes principaux de la mémoire officielle sont la violence des crimes de la colonisation et de l’armée française responsables d’un million de morts dans le peuple algérien, l’idée qu’un génocide aurait été commis par les Français reniant les Droits de l’Homme et du Citoyen ou encore que c’est le peuple algérien unanime qui se serait levé contre la puissance coloniale. 3. Les mémoires officielles peuvent sembler excessives comme le montre l’emploi par le président Bouteflika de l’expression « génocide contre l’identité algérienne », inappropriée pour qualifier l’action de l’armée française dans la lutte contre le FLN, ou des mythes comme celui du million de morts qui surévalue le nombre des victimes algériennes. Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 31 © Hachette Livre Enfin, les harkis ont subi des représailles sanglantes, pour ceux qui sont restés en Algérie, ou ont connu une situation d’abandon de la part des autorités françaises, pour ceux qui ont été rapatriés en France. 3. Ces groupes s’affirment dans l’espace public par des commémorations officielles comme celles des anciens combattants, qui se retrouvent devant le mémorial du quai Branly ou des manifestations, au cours desquelles les groupes porteurs de mémoires affirment leurs revendications mémorielles comme cette manifestation de femmes et filles de harkis. ◗ Texte argumenté La mémoire de la guerre d’Algérie s’est construite sur un certain nombre de représentations qui ne sont pas toutes en accord avec la réalité des faits historiques et les investigations des historiens qui ont travaillé sur le conflit des deux côtés de la Méditerranée. Les thèmes principaux de la mémoire officielle sont donc l’intensité de la violence des crimes de la colonisation et de l’armée française responsables d’un million de morts dans le peuple algérien, l’idée qu’un génocide aurait été commis par les Français reniant les Droits de l’Homme et du Citoyen ou encore que c’est le peuple algérien unanime qui se serait levé contre la puissance coloniale. Cette mémoire algérienne officielle, qui véhicule donc un certain nombre de vérités déformées ou de mythes, repose sur les prises de position officielles du gouvernement algérien, des lieux et des cérémonies commémoratives et aussi sur l’école par le biais des manuels scolaires. Sur les deux rives de la Méditerranée, les historiens ont depuis deux décennies confronté les témoignages des différents acteurs, les indices matériels et archives disponibles aux discours et représentations énoncés par les mémoires officielles du conflit en Algérie. Le bilan d’un million de morts relève du mythe, l’usage de la torture par l’armée française est une réalité avérée mais le FLN a aussi pratiqué un terrorisme aveugle contre les civils comme contre des militaires des deux camps. Le président Bouteflika évoque un « génocide » des Français contre les Algériens mais ce terme est inapproprié car ne reflétant pas la réalité de la guerre : si cette dernière a pu procéder du colonialisme et du racisme qui imprégnaient parfois les autorités françaises civiles et militaires, aucun historien sérieux n’a pu prouver qu’un plan préétabli d’extermination systématique des Algériens et de l’identité culturelle algérienne a été suivi par l’armée française dans sa lutte contre le FLN, lutte qui a néanmoins tué directement ou indirectement des centaines de milliers d’Algériens. Leçon 2 p. 76-77 L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie Cette leçon est destinée à mettre en perspective l’Étude 2 en établissant une typologie des groupes porteurs de différentes mémoires produites par la guerre d’Algérie en France comme en Algérie. Elle montre aussi le rôle des historiens face à ces différentes mémoires. →Doc. 1 : Le mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie. Voici une photo de Jacques Chirac inaugurant, le 5 décembre 2002, le monument commémoratif national des combats d’Afrique du Nord. Il est constitué de trois cubes fins sur lesquels défilent des bandes lumineuses affichant le nom des victimes du conflit. Pour les anciens combattants, la date du 5 décembre choisie pour la commémoration officielle est inadaptée car déconnectée de tout fait historique précis et notamment de la date des accords d’Évian, qu’ils auraient préférée. →Doc. 2 : Les principaux groupes porteurs de mémoire de la © Hachette Livre guerre d’Algérie. C’est un petit tableau qui récapitule les différents groupes porteurs de mémoire du conflit, leur nombre, leurs caractéristiques et leurs revendications d’après les travaux de Benjamin Stora. →Doc. 3 : La guerre d’Algérie, le difficile cheminement des mémoires vers l’histoire. Ce texte de Benjamin Stora explique comment la guerre d’Algérie a disparu momentanément de la mémoire de la communauté nationale en 1962 avant d’émerger à nouveau dans la sphère publique, médiatique et universitaire. Les jeunes générations veulent s’informer, les anciens combattants revendiquent des pensions, les historiens commencent à enquêter sur le conflit, la torture, les affrontements internes aux nationalistes algériens, 32 • Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique pieds-noirs et harkis réclament des excuses officielles de l’État pour les événements de 1962… ◗ Réponse à la question 1. Le passage de la mémoire à l’histoire signifie que les historiens et leurs travaux d’investigation mettent en lumière certains faits qui ont été jusqu’à nos jours à la fois commémorés et utilisés par les groupes porteurs de mémoires mais qui en faisaient une lecture partisane et sélective contrairement aux objectifs des historiens. →Doc. 4 : Sondage sur la guerre d’Algérie, 1990. C’est un sondage réalisé 28 ans après la fin du conflit et qui montre qu’en France la guerre d’Algérie est un événement qui a marqué la mémoire des Français avant mai 1968 et mai 1981. En outre, qu’ils soient de gauche ou de droite, les électeurs interrogés s’accordent sur plusieurs points : la guerre d’Algérie a été une guerre de libération nationale, ce qui est conforme à la vision algérienne du conflit ; sa dimension d’affrontement civil en raison de l’action de l’OAS à la fin de la guerre y compris en métropole ; la réalité des tentatives d’assassinat du général de Gaulle commises par des partisans de l’Algérie française. Histoire des Arts p. 78-79 Carnets d’Orient et les mémoires de la guerre d’Algérie Jacques Ferrandez, né en 1955 en Algérie, et qui l’a donc quittée enfant, est devenu un nom incontournable de la BD française actuelle. Ses deux cycles consacrés à l’histoire de la colonisation de l’Algérie et à la guerre d’Algérie possèdent une très grande valeur graphique, fictionnelle et documentaire et sont remarquables par le souci d’impartialité et d’objectivité de l’auteur, qui, quoique pied-noir, n’a investi dans ses récits aucun sentiment d’amertume ou de haine ; il n’a pas voulu non plus prendre parti dans les controverses actuelles sur l’impact de la colonisation française en Afrique du Nord ou sur les difficultés actuelles de l’Algérie. Il a mis en scène une série de personnages portant chacun une partie de la réalité des faits sans en juger aucun, combattants du FLN, militaires, colons… Il est intéressant de voir avec les élèves que son œuvre se situe entre mémoire et histoire. ◗ Réponses aux questions 1. Cette planche renvoie à la bataille d’Alger qui atteint son paroxysme en 1956-1957 et voit notamment les militaires français investir quotidiennement la vieille ville d’Alger, la Casbah, qui abrite agents et informateurs du FLN, y compris des femmes qui portent parfois sous leurs vêtements, armes à feu et bombes. En haut à gauche, une partie de la une du quotidien La Dépêche d’Alger fait référence à l’assassinat par le FLN d’Amédée Froger, maire de Boufarik dans la périphérie d’Alger, le 28 décembre 1956. Son enterrement donne lieu à une violente « ratonnade » qui voit des Européens massacrer des Arabes, des hommes mais aussi des femmes sans que la police algéroise, composée de pieds-noirs, n’intervienne réellement. 2. Militaires français et membres musulmans du FLN sont mis ici en scène dans le quartier de la Casbah d’Alger. 3. Ferrandez fait ici œuvre d’historien lorsqu’il colle l’extrait de journal qui permet de situer chronologiquement l’épisode de son récit. On note son goût pour la reconstitution graphique des ruelles de la Casbah, ses hautes maisons serrées les unes contre les autres, ses boutiques, ses escaliers et ses pavés. 4. Il est intéressant de remarquer que le second cycle des Carnets d’Orient consacré à la guerre d’Algérie a paru entre 2002 et 2009, période d’incursion dans la sphère publique et médiatique de la guerre d’Algérie mais aussi de débats et de faits liés à la question de l’immigration maghrébine et des relations fran- Leçon 3 p. 80-81 Mémoire et histoire en France depuis 1945 Cette leçon a pour objectif de mettre en perspective l’ensemble de ce chapitre (« les mémoires : lecture historique »), en présentant les notions-clés qui en constituent l’ossature, mémoire et histoire, dans les relations différentes qu’elles entretiennent avec le passé. De ces différences surgissent des relations complexes et tendues entre les acteurs qui s’y rattachent. →Doc. 1 : Une loi mémorielle contre les négationnistes. C’est un extrait de la loi dite « loi Gayssot » de 1990 conçue initialement pour réprimer les faits de négationnisme. Actuellement, une partie des historiens sont favorables à son abrogation dans la mesure où les lois mémorielles qui sont venues après comme celle du 23 février 2005 ou comme celle récente votée à l’Assemblée nationale sur le génocide des Arméniens leur apparaissent comme des entraves au travail de l’historien et comme susceptibles de donner à l’État la capacité d’une écriture et d’un enseignement officiel de l’histoire. →Doc. 2 : Oradour-sur-Glane, un lieu de mémoire, 1983. Photo d’Oradour-sur-Glane, haut lieu de mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France. Le 10 juin 1944, hommes, femmes et enfants de ce petit village y ont été massacrés par des S.S. Le village a été incendié et ses ruines laissées en l’état après la guerre pour en faire un véritable mémorial à ciel ouvert. →Doc. 3 : Mémoire et histoire, deux phénomènes distincts. Extrait du livre d’Henri Rousso, Le Syndrome de Vichy, consacré à l’histoire de la mémoire du régime du maréchal Pétain. Henri Rousso y retrace les différentes étapes de l’histoire de la mémoire de l’État français, du mythe « résistancialiste » au retour du refoulé dans les années 1970-1980. Il explique dans cet extrait le clivage entre « histoire-mémoire » et histoire, deux « perceptions du passé nettement différenciées». ◗ Réponse à la question 1. La mémoire et l’histoire sont toutes les deux une perception du passé. Mais la mémoire correspond au vécu affectif des acteurs de ce passé et est donc forcément plurielle et subjective. Au contraire, l’histoire est une reconstruction savante de ce passé par des historiens et est donc par nature plus objective. →Doc. 4 : Des historiens opposés aux lois mémorielles : la pétition « Liberté pour l’histoire ». Pétition signée en 2005 à l’initiative de l’historien Claude Liauzu (1940-2007), spécialiste de l’histoire de la colonisation, suite à la loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation. Le texte rappelle que l’histoire n’est pas la mémoire et que l’historien n’est pas un juge, enfin que l’État et les lois mémorielles qui sont votées à l’Assemblée nationale constituent des entraves au travail et à la liberté des historiens. ◗ Réponse à la question 1. Selon certains historiens, la loi Gayssot, en réprimant la contestation par voie de presse de « l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité », est une atteinte à la liberté des chercheurs. Cette notion de crime contre l’humanité a été élaborée dans un contexte historique précis (tribunal de Nuremberg, en 1945) et la loi, en s’emparant de cette notion, lui donne une fixité juridique qui n’est pas compatible avec son statut historique, que la recherche disciplinaire peut toujours faire évoluer. Prépa Bac p. 84-85 ◗ Composition Sujet guidé - Lecture historique des mémoires de la Seconde Guerre mondiale 3. Construire un plan Le plan 2 répond le mieux au sujet et à la problématique car il croise les mémoires et leur lecture historique ; le plan 1 ne présente que les différentes mémoires et les groupes qui les portent sans prendre en compte leur lecture historique ; le plan 3 évoque seulement les événements qui ont produit ces mémoires sans prendre en compte le souvenir mémoriel qu’ils ont laissé. Classement des connaissances dans les thèmes dégagés par le plan 2 I. La Seconde Guerre mondiale : des mémoires différentes des événements 1. Différentes mémoires de la guerre – Mémoire gaullienne (le « résistancialisme », Jean Moulin), mémoire communiste (parti « des fusillés », Guy Môquet), mémoire juive, mémoire pétainiste, mémoire d’État officielle – Rafle du Vél’ d’Hiv’ (juillet 1942), camps d’internement – Mémoires de la déportation, mémoires de la résistance, mémoires du régime de Vichy 2. Des mémoires qui s’opposent – Des conflits entre mémoires (Vichy bouclier ou complice de la déportation des juifs…) – Négationnisme II. Les mémoires : des sources d’information à confronter pour l’historien 1. Le travail des historiens – Des archives (projet de loi sur le statut des juifs, archives administratives…) qui viennent éclairer les mémoires 2. Une lecture historique qui évolue – Cinéma, vecteur de la mémoire (ex. : La Bataille du rail, Nuit et Brouillard) – Travaux d’historiens (Robert Paxton : La France de Vichy, Jean Claude Preyssac : Les Chambres à gaz d’Auschwitz…) III. Mémoires et histoire : des approches différentes 1. Approche affective et partiale des mémoires, approche scientifique et objective des historiens – Pratiques commémoratives et lieux de mémoires (mont Valérien, Panthéon, Mémorial de la Shoah…) – L’historien expert lors des procès Papon et Barbie – Lois mémorielles (loi Gayssot, 1990) et opposition des historiens 2. Une mémoire officielle qui évolue – Lois d’amnistie pour fait de collaboration – Cinéma et censure d’État (ex. : Nuit et Brouillard, Le Chagrin et la Pitié) – 1995, reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État français dans la politique anti-juive Sujet en autonomie : Lecture historique des mémoires de la guerre d’Algérie Problématique : Quelle lecture historique peut-on faire des mémoires de la guerre d’Algérie ? Plan I. La guerre d’Algérie, générateur de mémoires multiples 1. Un événement complexe et traumatisant pour les mémoires 2. Les groupes porteurs de mémoires différentes II. Des mémoires d’État mythifiées et amnésiques 1. Une mémoire officielle française en évolution 2. La mémoire officielle algérienne III. Les historiens face aux mémoires de la guerre d’Algérie 1. La confrontation des mémoires de la guerre d’Algérie et des travaux des historiens 2. Les historiens contre les lois mémorielles Chapitre 2 - Les mémoires : lecture historique • 33 © Hachette Livre co-algériennes (2002 : inauguration du mémorial national du quai Branly, 2005 : manifestation à Paris d’immigrés Algériens et d’origine algérienne commémorant le 50e anniversaire des massacres de Sétif…). 2 Idéologies, opinions et croyances en Europe et aux États-Unis de la fin du e siècle à nos jours 3 Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis p. 88-123 Thème 2 – Idéologies, opinions et croyances en Europe et aux États-Unis de la fin du xixe siècle à nos jours Question Mise en œuvre Socialisme et mouvement ouvrier Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 ◗ Nouveauté du programme de terminale Le sujet de ce chapitre est une grande nouveauté de ce programme. Le mouvement ouvrier est, sans conteste, un des points forts de l’évolution des sociétés contemporaines. L’idée de l’étudier à travers un exemple concret, celui de l’Allemagne, offre aux élèves la possibilité d’en saisir les axes porteurs et les contradictions. C’est aussi l’occasion de s’intéresser à certaines notions-clés. La notion de « social-démocratie », intimement liée à la naissance et à l’évolution du SPD et si souvent utilisée aujourd’hui, parfois à des fins polémiques, est ainsi évoquée dans son contexte initial. De même la notion de « réformisme ». Le concept de « syndicalisme », peu connu des élèves, est vu en profondeur et surtout analysé dans ses rapports, faits de rejet et d’attirance, avec les partis politiques. Le concept de « socialisme » est enfin exploré, dans les promesses et les utopies qu’il supporte, dans son adaptation aux réalités, dans les limites qu’il fixe dans l’exercice du pouvoir. © Hachette Livre ◗ Problématiques scientifiques et débat historiographique La problématique essentielle et la plus signifiante posée par l’histoire du SPD et du syndicalisme allemand est celle de leurs contradictions et de leurs divisions, entre réformisme et révolution. Dès sa naissance, le Parti social-démocrate est confronté à une contradiction. D’abord, il s’inscrit dans la volonté de créer une société nouvelle, susceptible d’exiger des travailleurs des sacrifices considérables. En même temps, il se montre soucieux de gains immédiats, favorisant une classe ouvrière soumise à des conditions de vie et de travail difficiles en obtenant des réformes dans le cadre des institutions politiques existantes et, en particulier, au niveau parlementaire. Les soubresauts et les contestations à l’intérieur du Parti naissent face au danger de voir les sociaux-démocrates se compromettre dans le jeu politique traditionnel et se transformer en gestionnaires du système capitaliste. • Cette contradiction apparaît dès la naissance du parti au congrès de Gotha. La fusion entre l’Association générale des travailleurs créée par Lassalle et le Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne de W. Liebknecht et A. Bebel aboutit à la création du Parti social-démocrate. Son programme fait une large part aux idées lassalliennes : affirmation de la loi d’airain des salaires, accès au pouvoir par le suffrage universel, création de coopératives ouvrières avec l’aide de l’État conçu comme structure neutre et au-dessus des partis, vision purement nationale du combat. K. Marx attaque vigoureusement tout ce qui dans ce programme lui paraît contestable dans La Critique du programme de Gotha, où il insiste sur l’internationalisme, le potentiel révolutionnaire du prolétariat mais aussi des classes moyennes, la conception de l’État et son rôle. En 1891, le congrès d’Erfurt semble faire pencher le Parti vers les thèses de Marx, en particulier avec la partie du programme rédigée par K. Kautsky. Mais 34 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme on trouve également un paragraphe d’E. Bernstein qui décline un programme nettement plus modéré. Ces polémiques n’empêchent pas la croissance du Parti mais elles sont sous-jacentes et menacent son unité. • Elles rebondissent au début du xxe siècle avec le développement du révisionnisme, remettant en cause un certain nombre de dogmes hérités de K. Marx et de F. Engels et laissant entendre que le capitalisme a les moyens de surmonter ses crises, rendant illusoire tout espoir de « crise finale » ouvrant les portes à la « Révolution » : « L’écroulement du capitalisme n’apparaissant plus comme le produit nécessaire d’un enchaînement de causes inéluctables, E. Bernstein en venait à nier du même coup l’avènement inéluctable du système socialiste porté par la classe ouvrière. » (J. Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, p. 101). Le révisionnisme entérine un programme réformiste : conquête démocratique du pouvoir (d’autant plus que le Reich se démocratise), réformes sociales, acceptation de l’impérialisme, voire du colonialisme, « intégration » de la classe ouvrière, etc. Ces théories rencontrent un large écho chez les militants et surtout dans la bureaucratie du Parti. Face au révisionnisme, une tendance s’organise en particulier à la gauche du Parti : Rosa Luxemburg, hostile à l’impérialisme, antimilitariste et anticolonialiste, méfiante à l’égard des structures, pense que la Révolution est possible grâce à l’action des masses. Quant au syndicalisme, la question est celle de son autonomie par rapport au Parti. Structurellement, les syndicats socialistes sont indépendants. Mais beaucoup de militants et de dirigeants syndicaux sont adhérents au SPD et y jouent un rôle éminent. Ce rapprochement favorise une large pénétration des syndicats par l’idéologie révisionniste. • La première guerre mondiale cristallise ces divisions et les rend particulièrement lisibles. Le déclenchement du conflit en 1914 et le soutien du Parti et des syndicats à l’effort de guerre (vote des crédits de guerre) peut surprendre. Peut-on parler de trahison d’un SPD gangrené par le révisionnisme ? (C. Badia, Histoire de l’Allemagne contemporaine, t. i, p. 44) Ou bien comme Rovan (op. cité, p. 142), faut-il insister sur le fait qu’il n’y avait pas d’autre issue, compte tenu de l’adhésion du peuple allemand à la guerre ? Ce débat rebondit avec les phénomènes révolutionnaires de 1918-1919. Pour Rovan (op. cité, p. 160-163), le SPD n’a pas voulu la Révolution de novembre 1918. Il exerce le pouvoir avec une direction aux mains des réformistes et dans l’obligation de gouverner avec l’appui de partis « bourgeois ». Son refus d’une révolution de type bolchevik, d’ailleurs rejetée majoritairement par la classe ouvrière et a fortiori par le peuple allemand, en fait un simple gestionnaire de la nouvelle démocratie allemande. Attaché au respect de la démocratie, il doit assumer, dans ses conditions, la répression du spartakisme. Pour Badia (op. cité, en Allemagne depuis 1875 avec laquelle est menée à l’heure actuelle en Allemagne la discussion sur l’ancien régime (« Le niveau du débat sur le passé de la RDA est si bas qu’il faut se mettre à quatre pattes pour l’apercevoir ») et trace les lignes de ce qui pourrait être une véritable enquête à son sujet. Enfin, le dernier article, une synthèse des autobiographies d’habitants de l’« ex-RDA » par A. L. DauxCombardon, donne une dimension des contradictions de la RDA en illustrant d’exemples les tracasseries exercées, en particulier aux dépens des gens jugés hostiles, et la facilité avec laquelle ces pressions sont contournées. La RDA est un régime tracassier, policier, bureaucratique. C’est l’omnipotence d’un parti, la Stasi et le mur. C’est la cruelle évidence, mais des millions d’Allemands y ont vécu. Combien adoubent ce régime ? Combien le supportent passivement ? Combien le combattent ? Voilà sans doute les questions à poser pour que chacun, comme le souligne Emmanuel Droit dans la conclusion de son livre consacré à la Stasi, puisse « participer à la cristallisation de la juste mémoire ». ◗ Bibliographie Sur l’ensemble de la période S. Berstein, P. Milza, L’Allemagne de 1870 à nos jours, Armand Colin, 2010. J. Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Univers historique, Aubier histoire, 1996. A. Wahl, Les Forces politiques en Allemagne (xixe-xxe siècles), collection U, Armand Colin, 1999. Sur la période impériale S. Kott, L’Allemagne au xixe siècle, Carré histoire, Hachette supérieur, 1999. F. Roth, L’Allemagne de 1815 à 1918, Cursus, Armand Colin, 1996. Sur Weimar et la période nazie G. Badia, Histoire de l’Allemagne contemporaine, Éditions sociales, 1964. O.K Flechtheim, Le Parti communiste allemand sous la république de Weimar, François Maspéro, 1972. C. Klein, Weimar, Questions d’Histoire, Flammarion, 1968. A. Wahl, L’Allemagne de 1918 à 1945, Cursus, Armand Colin, 1999. Sur la RFA J.-P. Gougeon, La civilisation allemande, Hachette supérieur, 1999. A.-M. Le Gloannec, L’état de l’Allemagne, La découverte, 1995. A. Wahl, Histoire de la République fédérale d’Allemagne, Cursus, Armand Colin, 2000. Sur la RDA E. Droit, Surveiller pour éduquer en RDA (1950-1989), la Stasi à l’école, Nouveau Monde éditeur, 2009. C. Fabre-Renault, E. Goudin, C. Hähnel-Mesnard, La RDA au passé présent, Relectures critiques et réflexion pédagogiques, Presse Sorbonne nouvelle, 2006. S. Kott, Histoire de la société allemande au xxe siècle, t. iii, La RDA (1949-1989), Repères, La Découverte, 2011. C. Metzger (dir.), La République démocratique allemande, la vitrine du socialisme et l‘envers du miroir (1949-2009), P.I.E Pieter Lang S.A, 2010. Introduction au chapitre p. 88-89 La problématique du chapitre – Quelles idéologies et quelles structures se développent en Allemagne pour encadrer le mouvement ouvrier ? – est à analyser en fonction du programme. Elle s’y rattache en évoquant la première notion-clé : le socialisme. L’élève se confronte à travers le « socialisme » à une idéologie, fondée sur un corpus écrit considérable l’épousant dans toutes ses variantes et ses formes. L’Allemagne fournit au débat sur le socialisme un grand nombre d’acteurs, certains Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 • 35 © Hachette Livre p. 135), le jugement diffère : les sociaux-démocrates « ne sont pas des révolutionnaires. Ce sont des démocrates bourgeois. Pour eux, l’ordre, c’est le régime capitaliste. Par-dessus tout, ils craignent ce qui pourrait détruire [cette société] ». Ces contradictions débouchent sur la scission entre SPD et KPD et ouvrent une page nouvelle de l’histoire du mouvement ouvrier allemand. Entre les deux guerres, les deux partis ne cessent de s’affronter idéologiquement et politiquement ouvrant aux nazis le chemin vers le pouvoir. • Après 1945, la séparation des deux Allemagne et la Guerre froide fixent un cadre nouveau. La RFA, arrimée au bloc occidental, choisit une voie libérale et démocratique. La problématique est de voir comment le SPD peut évoluer dans ce contexte. En RFA, le congrès de Bad Godesberg (1959) clarifie la situation au sein du SPD. Rejetant toute référence au marxisme mais intégrant « l’éthique chrétienne, l’humanisme et la philosophie classique », le SPD choisit des valeurs qui le définissent désormais sans ambiguïté, même si, en son sein, des militants contestent ces orientations et entendent être fidèles à ce qu’ils jugent être le « véritable socialisme ». L’autre Allemagne, intégrée dans l’espace oriental, s’investit dans la « construction du socialisme ». Quel visage offre cette expérience de la mise en place du socialisme dans une société développée ? Le régime est-allemand a été et est toujours sévèrement jugé. Toutefois, avec le temps, l’approche de la RDA et de son régime s’affine progressivement grâce à de nouvelles parutions. Des témoignages sont parus récemment apportant un éclairage nouveau. On pense aux essais de Maxim Leo (Histoire d’un Allemand de l’Est, Actes Sud, 2010) et de Paul Laveau (Un Français à Weimar, Le temps des cerises, 2011). On pense aussi aux travaux d’une nouvelle génération d’historiens français en particulier ceux d’E. Droit, de S. Kott ou C. Metzger. Le livre collectif « La RDA, passé présent, relectures critiques et réflexions pédagogiques », ouvre les portes à une connaissance renouvelée de ce pays. L’introduction souligne la nécessité de dépasser les stéréotypes bien connus : « communisme », « mur », « dictature », « retard économique », qui évacuent une approche nuancée du système. Il convient d’analyser ce pays en fonction de critères qui lui sont propres, d’en saisir les contradictions, de ne pas l’interpréter en fonction de sa fin. Il faut tenir compte de l’idéal qui le porte, en particulier à ses débuts, « de son ambition de construire une alternative aux sociétés qui ont existé avant », de construire « une société qui pour la première fois mettait la classe ouvrière au centre », etc. Le livre de S. Kott constitue de ce point de vue une approche intéressante. Les introductions des différents chapitres offrent des pistes de réflexion nombreuses. Le projet politique du SED qui « s’inscrit dans les revendications du mouvement ouvrier allemand » s’est certes souvent imposé par la force. Il domine, encadre, éduque. Il exerce ainsi de fortes contraintes sur la société est-allemande. Mais il « prend aussi appui sur la société et la traverse » en créant un « sujet socialiste », « une personnalité socialiste » bien spécifique et originale, capable de se définir y compris « contre les injonctions du régime ». Trois articles du numéro de la revue L’Allemagne d’aujourd’hui (n° 198, octobre-décembre 2011) apportent un éclairage supplémentaire pour témoigner de la complexité de l’approche de l’Allemagne de l’Est. Le premier, une collecte d’entretiens réalisés en Thuringe par A. Pilleul-Arp, dévoile la variété des jugements sur le régime allant de l’« ostalgie » à la condamnation sans réserve. On notera la très grande richesse du vocabulaire utilisé par les protagonistes selon leur perception du phénomène pour définir les événements de 1989 : « le tournant » (die Wende), « l’effondrement de la RDA », « l’annexion par la RFA », « la Révolution pacifique », « la réunification », etc. Dans l’article de S. Klotzer, Wolfgang Schaller se montre très sévère sur la façon se rattachant directement à la question proposée. Bernstein, Kautsky, Luxemburg, sans parler de Marx, sont des acteurs constitutifs de la pensée socialiste universelle. L’autre terme à retenir est celui de « structures ». L’histoire de la social-démocratie est fondamentale pour saisir le poids des structures, ce qu’elles apportent en puissance dans l’action du mouvement ouvrier, ce qu’elles génèrent sur l’analyse théorique au nom du pragmatisme, du réalisme. Tout cela illustré par le mouvement ouvrier allemand, le plus fécond et le plus important d’Europe à cette date. Les deux documents ouvrent tout le champ de l’investigation à laquelle la problématique invite. Elle montre l’importance de l’évolution du mouvement ouvrier. Le tableau de 1886, La Grève, dévoile les balbutiements d’une classe ouvrière peu nombreuse, sans organisation réelle ni encadrement, encore soumise malgré sa révolte, comme le souligne la relation qui s’établit sur le tableau entre les patrons et les ouvriers. Le deuxième document, photographie d’une manifestation de masse en 1951 en RDA, montre une classe ouvrière nombreuse, réunie dans sa masse, structurée et encadrée, et, pour finir, censée être parvenue à ses fins puisque, en théorie, au pouvoir. L’élève peut être sensible au rapprochement de ces deux documents qui pourrait servir de synthèse à l’ensemble du chapitre. L’organisation de la frise est destinée à replacer l’évolution du mouvement ouvrier dans la succession des régimes politiques en Allemagne. Repères p. 90-93 1. Les régimes politiques de l’Allemagne contemporaine La frise proposée montre que l’Allemagne, comme peu de pays en Europe, a connu des régimes politiques très différents. On part d’un régime monarchique qui, s’il s’ouvre à la modernité, reste féodal par certains aspects. Après un intermède révolutionnaire, on assiste à la mise en place d’une République démocratique, très avancée sur certains points (vote féminin, référendum), qui disparaît dans la tourmente de la crise. Suivent les années sombres avec l’arrivée au pouvoir des nazis qui édifient un État – relevant à la fois de la dictature et d’un régime totalitaire – qui porte ses dévastations sur l’ensemble du continent européen. Enfin, fruits de la guerre, apparaissent deux États allemands rivaux, porteurs chacun d’un projet antagoniste. Chacune de ces étapes politiques est pour la pensée socialiste un enjeu dans lequel, confrontée à des réalités parfois difficiles, elle doit se définir, s’approfondir, s’adapter et enrichir sa réfl exion. En fournissant des repères sur l’histoire de l’Allemagne depuis 1871, cette double page doit permettre aux élèves d’établir des liens entre l’évolution du mouvement ouvrier allemand et la succession des régimes politiques pour en montrer les interactions. © Hachette Livre 2. Révolution industrielle, essor du monde ouvrier et développement des idées socialistes L’Allemagne rentre dans la Révolution industrielle dans le dernier tiers du xixe siècle. Celle-ci se traduit par une croissance très forte, une concentration capitaliste considérable débouchant sur la création d’entreprises géantes, une concentration géographique se traduisant dans l’émergence de régions et de villes industrielles. Ces données peuvent être utilisées plus tard dans le chapitre. On peut, par exemple, mettre en relation régions industrielles et vote à l’extrême gauche (voir la carte du KPD, doc. 4, leçon 2), ou appartenance à la classe ouvrière et vote social-démocrate (électeurs du SPD, doc. 1b, leçon 3). La naissance et le développement de la pensée socialiste sont directement liés à ces phénomènes (la comparaison avec la France, étudiée les années précédentes, serait à ce titre perti- nente). Marx et Engels, pour ne citer qu’eux, ont été directement confrontés aux problèmes liés à ce type de mutations. Cette pensée évolue, en fonction même de l’évolution des moyens de production, de l’importance du capital industriel et financier, de la croissance des masses ouvrières, de la démocratisation des sociétés… Ainsi passe-t-on du socialisme utopique, assez peu représenté en Allemagne, au socialisme « scientifique », symbolisé par Marx et ses héritiers. Étude 1 p. 94-95 1875-1914 : socialisme et syndicalisme en Allemagne L’étude 1 a pour objectif de montrer l’apparition en Allemagne des structures qui encadrent et constituent le mouvement ouvrier le plus puissant d’Europe à cette date : les syndicats, qui apportent une réponse aux questions concernant la vie ouvrière au quotidien, sur les lieux de travail ou en dehors, et le parti socialiste, qui fournit une réflexion plus large et à plus long terme, débouchant sur une action politique. La problématique propose de s’interroger sur les conditions dans lesquelles ces organisations ont vu le jour, celles dans lesquelles elles se sont développées, quels obstacles et contradictions elles ont pu rencontrer. →Doc. 1 : Le programme de Gotha, 1875. L’unité allemande est achevée et le Reich, dominé par la forte personnalité de Bismarck, rentre dans une période de croissance économique et industrielle considérable. Gotha est une ville de Thuringe, région de vieille tradition industrielle. Le congrès de 1875, qui rassemble un certain nombre de responsables du mouvement ouvrier, aboutit à la réunion des deux partis socialistes préexistants : l’Association générale des ouvriers allemands de F. Lassalle et le Parti ouvrier social-démocrate de Bebel et Liebknecht inspiré par Marx. Le Parti social-démocrate naît de cette fusion et entre dans l’histoire. →Doc. 2 : Statuts de l’Union ouvrière générale de Magdebourg, juillet 1893. Ce texte présente le statut d’un de ces très nombreux syndicats qui progressent un peu partout en Allemagne dans la dernière décennie du xixe siècle et que la Confédération syndicale DGB fédère. Magdebourg est une ville industrielle de la Prusse, à proximité de Berlin, où le socialisme rencontre un succès certain. Les statuts datent de la dernière décennie du xixe siècle au cours de laquelle le syndicalisme connaît un développement considérable. →Doc. 3 : L’école du Parti social-démocrate en 1907. Cette photo montre la place accordée par le Parti à la formation. Comme il convient d’éduquer le peuple, il faut aussi former les militants et les cadres, ce que précise le document 2 en évoquant une « école de propagandistes ». Apparaissent alors les écoles du Parti où on étudie l’économie, l’histoire, la philosophie, le droit. Cette atmosphère studieuse (on pense à une salle de classe avec élèves et maîtres, bibliothèque, portraits) contribue à structurer davantage le Parti et à lui permettre de gagner en efficacité. →Doc. 4 : « Grève générale ! », une du journal central du SPD, Vorwärts, 9 novembre 1918. Vorwärts, organe central du SPD, est fondé à Leipzig en 1876. C’est la lecture quotidienne des militants et adhérents. Dirigé par des grands responsables du Parti comme W. Liebknecht (à ne pas confondre avec K. Liebknecht, son fils, proche de R. Luxemburg), il ouvre ses pages aux plus éminents penseurs du socialisme comme Engels. Le titre du journal, « En avant », témoigne du volontarisme du Parti et de son esprit offensif. On notera l’écriture « gothique » 36 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 →Doc. 5 : Manifestation du 1er mai. Créé en 1877, Wahre Jacob est le plus important journal satirique allemand. Tirant à presque 400 000 exemplaires avant la Première Guerre mondiale, il mobilise les meilleurs caricaturistes et dessinateurs de l’époque comme Otto Lau, Otto Marcus ou Jentzsch, l’auteur de l’affiche du livre. Bien entendu, les nazis interdiront ce journal dès leur arrivée au pouvoir. →Doc. 6 : Les grèves en Allemagne entre 1890 et 1918. On notera qu’après un départ hésitant, les grèves croissent de façon considérable au tournant du xxe siècle. Il convient de souligner, comme en France, l’interaction entre grève et développement des structures syndicales. On observera l’effondrement de la courbe pendant la guerre. Les syndicats, adhérant à l’Union sacrée et participant à l’effort de guerre, ne lancent pas de grèves. Elles renaissent timidement à la fin de la guerre et surtout en 1918. ◗ Réponses aux questions 1. Sur le plan idéologique, le programme du Parti apporte une réflexion sur la société capitaliste qui règne en Allemagne à la fin du xixe siècle. Cette analyse se fonde, au moins en partie, sur les travaux théoriques de Marx. Elle affirme l’exploitation de la classe ouvrière, exploitation génératrice de misère. L’objectif est donc à terme de substituer à ce modèle capitaliste une société socialiste égalitaire. Elle doit se fonder sur l’apparition de coopératives ouvrières prenant en main les moyens de production, le tout sous la tutelle de l’État libre et socialiste. Sont développées des propositions politiques, objectifs à court terme, qui répondent aux aspirations démocratiques du peuple ouvrier : libertés fondamentales (dont le droit de grève), suffrage universel (ce qui peut ouvrir la voie à une prise du pouvoir par les urnes). L’ensemble de ces résolutions est incontestablement dirigé contre le système capitaliste dominant qu’il s’agit d’améliorer avant de le faire disparaître et de le remplacer par le socialisme. 2. Le Parti socialiste et les syndicats sont favorables à une amélioration sensible de la condition de la classe ouvrière grâce à des réformes sociales de grande envergure : améliorer au quotidien les conditions de travail et de vie des travailleurs (durée du temps de travail), les protéger des difficultés de l’existence (en protégeant leur santé et leur vie, ce qui laisse penser à la mise en place d’un embryon de Sécurité sociale). Mais on remarquera surtout l’insistance (particulièrement dans le texte de l’Union fédérale) sur l’éducation, puissant moyen d’émancipation, et sur la mise en place d’une culture ouvrière (bibliothèques, revues, conférences…). 3. Les structures qui encadrent le mouvement ouvrier sont multiples : le parti politique (SPD), les syndicats, les « écoles » et associations culturelles diverses. Elles tissent un réseau serré qui entoure les ouvriers et permet de développer le concept de « contre-société » ouvrière face à la société bourgeoise. On peut également citer la presse et en particulier Vorwärts qui s’adresse aux militants, électeurs et sympathisants du Parti. 4. Différentes actions sont entreprises pour faire aboutir les revendications du Parti. Organisées par les différentes structures évoquées plus haut, elles vont de la simple action de propagande comme la distribution de tracts, l’affichage, aux formes les plus abouties évoquées dans les documents 4 et 5. Les manifestations font partie des habitudes de la social-démocratie. Organisées pour revendiquer, protester, elles peuvent aussi prendre un caractère conventionnel en s’inscrivant dans un rituel annuel comme le 1er mai. Fête internationale du mouvement ouvrier, le 1er mai se traduit par d’imposants défilés derrière drapeaux rouges et slogans revendicatifs de circonstance en faveur de la paix (menacée par les graves crises du début du siècle comme la crise marocaine ou la question électorale en Prusse). Les grèves sont un autre moyen d’action (document 4) ; elles se multiplient au tournant du siècle en lien avec la concentration ouvrière dans les usines et l’essor des structures ouvrières. L’exemple du doc. 4 évoque les grèves de novembre 1918 à Berlin qui entraînent la chute de l’Empire et la mise en place de la République, comme le célèbre avec enthousiasme le dernier appel du texte : « Vive la République sociale ! ». ◗ Texte argumenté Le mouvement ouvrier allemand se dote de deux puissantes organisations : les syndicats, qui émanent des ouvriers, répondent à leurs aspirations immédiates afin d’améliorer leur situation économique, sociale et culturelle ; le parti socialiste, né au congrès de Gotha en 1875, est à la recherche, lui, d’une solution politique visant à instaurer une société nouvelle, débarrassée des inégalités sociales et politiques car fondée sur le contrôle de la production par les ouvriers, l’instauration de droits sociaux (réduction de la journée de travail, protection sociale) et de libertés politiques (suffrage universel). Parti et syndicats restent solidaires et complémentaires dans leurs revendications et dans leur recrutement, de nombreux militants et cadres étant investis dans les deux structures. Pour faire aboutir ces revendications, le parti socialiste et les syndicats engagent différents moyens d’action : propagande par le biais d’une presse d’opinion, manifestation, organisation de grèves. La conquête du pouvoir est aussi envisagée par des élections au suffrage universel. Le parti socialiste et les syndicats encadrent et éduquent les masses, afin de les préparer à la prise de pouvoir. Une contre-société apparaît, avec sa presse, ses fêtes, ses associations culturelles. D’où le succès de l’entreprise. Malgré les tentatives de répression, des millions d’Allemands rejoignent les syndicats et le parti. Ils y trouvent l’espoir et la solidarité. En 1914, la social-démocratie et le syndicalisme ont réussi leur implantation dans le Reich. Leçon 1 p. 96-97 1875-1914 : l’essor du Parti social-démocrate et du syndicalisme Cette leçon doit permettre de saisir l’importance de la croissance des syndicats et du SPD pendant la période de 1875 à 1914, limitée par le congrès de Gotha et la guerre qui perturbe considérablement la vie économique, sociale et politique du pays. La problématique met en relation les mutations du Reich (croissance industrielle, émergence d’une classe ouvrière nombreuse, persistance des difficultés sociales – voir les pages Repères) et les tentatives de réponse du mouvement ouvrier à travers ses structures. →Doc. 1 : La croissance de la social-démocratie. Ce graphique montre la croissance du nombre de voix et de députés obtenus par le SPD entre 1871 et 1912. Ces courbes éloquentes dévoilent l’importance considérable prise par les socialistes. À peu près inexistant en 1871, le vote socialiste rassemble un Allemand sur 3 en 1914 et envoie au Reichstag 110 députés. Le document n’évoque pas les élus locaux (en particulier dans les très nombreuses villes tenues par le SPD) qui sont essentiels dans l’enracinement du Parti. →Doc. 2 : Le « Congrès du Parti unifié ». Lithographie commémorative du congrès de Gotha. Les délégués présents entourent les deux fondateurs, qui occupent le centre du document. Ce sont en fait les fondateurs théoriques car Lassalle est mort en 1864 et Marx est en exil à Londres. Mais c’est bien le fruit de leur spéculation intellectuelle qui est à la base du programme de Gotha. En fait, il y a de fortes contradictions entre leurs théories, et Marx, plus tard, dénoncera le Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 • 37 © Hachette Livre qui reste de mise en Allemagne au moins jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. programme de Gotha (Critique du programme de Gotha). On peut dire que ces contradictions initiales ont nourri postérieurement les affrontements théoriques dans le Parti. →Doc. 3 : La croissance des syndicats. Tableau statistique sur la croissance des syndicats allemands. Les syndicats « libres » sont liés au SPD (cf. Étude 1, doc. 2) mais on rencontre aussi des syndicats catholiques, ce qui est assez spécifique de l’Allemagne (mais aussi de la Belgique ou de l’Italie), et des syndicats libéraux, c’est-à-dire des syndicats créés par les patrons dans leurs entreprises. Ces derniers sont souvent accusés d’être à la solde du patron et de n’être guère actifs (en France, on les appelle parfois les syndicats « jaunes »). Le syndicalisme catholique connaît également une belle progression mais, trop « confessionnel », il se condamne à végéter dans une Allemagne majoritairement protestante et n’est puissant que dans les régions catholiques (Silésie, Ruhr). ◗ Réponse à la question 1. Les statistiques montrent la croissance du syndicalisme allemand toutes tendances confondues. Toutefois, ce sont les syndicats libres (c’est-à-dire liés au SPD) qui connaissent la progression la plus forte et, en 1914, ils écrasent de leur poids l’ensemble du mouvement ouvrier. La croissance est forte dans la période initiale, puis à partir de 1895. →Doc. 4 : Les tendances dans la social-démocratie. Sélection de textes qui mettent en relief les oppositions internes à la social-démocratie. E Bernstein et R. Luxemburg (voir leurs biographies respectives) représentent chacune des deux tendances dominantes de la social-démocratie allemande : le premier, la tendance révisionniste (ou réformiste), l’autre, la tendance révolutionnaire. Deux débats particulièrement vifs sont privilégiés : celui autour de l’action politique à mener, celui sur les concepts de nation et de patrie. ◗ Réponse à la question 1. À la fin du xixe siècle, le parti social-démocrate est soumis © Hachette Livre à des contradictions profondes. Une aile réformiste, « révisionniste », et une aile plus révolutionnaire s’opposent en son sein. Deux exemples d’affrontement sont développés dans le document 4. Le premier thème d’opposition est l’action politique à mener. Pour les réformistes, dont Bernstein est le principal théoricien, le prolétariat peut et doit s’intégrer dans la société allemande. Le suffrage universel fait de l’ouvrier un citoyen à part entière et lui permet de faire entendre sa voix et d’arracher des réformes. On peut même entretenir l’espoir d’un accès au pouvoir par le parlementarisme. Ce qui ne rend plus nécessaire un recours à d’autres formes de discours ou d’action. Pour l’aile gauche, incarnée par R. Luxemburg, la prise de pouvoir par les ouvriers ne peut se faire que par la grève de masse. Le rôle du Parti est de préparer les masses à l’action, de stimuler leur conscience de classe. Le parlementarisme ne peut permettre les changements profonds que suppose la Révolution. Le deuxième terrain d’opposition concerne l’attachement à la nation, à la patrie. Pour les réformistes, l’ouvrier qui vote et qui participe à la politique appartient à la communauté nationale. Il en défend les intérêts partout où ils sont mis en cause. D’où l’adhésion à l’impérialisme, au militarisme. Pour la gauche, le prolétaire doit refuser cette théorie. Il ne doit pas prendre en compte la défense d’intérêts qui sont d’abord ceux de la bourgeoisie. Il faut donc lutter contre l’impérialisme et le militarisme qui sont des manifestations de l’État capitaliste bourgeois. Étude 2 p. 98-99 1914-1919 : mouvement ouvrier, guerre et révolution On sait l’importance de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe dans l’histoire du monde et surtout de l’Europe. Les traumatismes du conflit déstabilisent les sociétés alors que la prise de pouvoir par les bolcheviks et la création de la IIIe Internationale communiste créent une espérance nouvelle. L’enjeu de l’étude est d’observer en quoi ces événements ont bouleversé les données dans le mouvement ouvrier allemand, déjà bien perturbé par ses contradictions internes avant-guerre. →Doc. 1 : « La social-démocratie et la guerre ! ». Il s’agit d’un article du Vorwärts, journal officiel du Parti présenté plus haut, du 4 août 1914. Le 1er août, le Reich entre dans le conflit en déclarant la guerre à la Russie puis à la France. Le 4 août, le Reichstag vote les crédits de guerre, ce qui scelle l’Union sacrée entre les partis politiques allemands. Le numéro spécial du journal avise le peuple allemand de l’adhésion du Parti social-démocrate au vote. →Doc. 2 : Le socialisme allemand face à la guerre. Deux courts textes sont proposés. L’un de Haase, avocat et député, considéré plutôt comme proche de l’aile gauche du Parti, qui date du 3 août, la veille du vote au Reichstag. On peut noter que Haase, à titre personnel hostile à la guerre, s’y rallie par discipline de parti. L’autre est de R. Luxemburg, principale représentante de l’aile gauche du SPD. On note que cette lettre de Spartakus date de janvier 1916. R. Luxemburg est très rapidement hostile à la guerre. Dès 1915, elle est condamnée pour ses activités contre la guerre. En 1916, elle participe à la création du groupe contestataire « Spartakus » et publie les Lettres de Spartakus qui dénoncent la guerre. Elle est la tête de proue du mouvement opposé à la guerre. Ce n’est pas le premier conflit dans le Parti mais cette fois, le choc est trop violent et aboutit à la division du Parti avec, en 1916, l’émergence du groupe Spartakus. →Doc. 3 : Accords Stinnes-Legien, 15 novembre 1918. Les accords Stinnes-Legien réunissent représentants du patronat (Hugo Stinnes, un des plus grands patrons d’Allemagne, est à la tête de nombreuses entreprises) et des syndicats (Legien est le chef de l’ADGB, membre du SPD et lié aux réformistes) dans un climat incertain. La « Révolution de novembre » a renversé l’Empire et mis en place un gouvernement provisoire dominé par le SPD et dirigé par Ebert. Celui-ci entend rétablir le calme et réunir une assemblée constituante pour jeter les bases d’une Allemagne républicaine et démocratique, alors que des mouvements révolutionnaires agitent le pays. En effet, pour la direction du SPD, la Révolution est terminée. Ils ne veulent pas d’une révolution bolchevique, les conditions n’étant pas réunies, l’appareil d’État étant intact et la population y étant majoritairement hostile (cf. doc. 4 et 5). Ces accords paritaires entre patronat et salariés montrent donc à la fois les concessions nécessaires faites au mouvement ouvrier au lendemain de la guerre, mais aussi la division de celuici. En effet, la direction réformiste des syndicats, proche du SPD, pense ainsi couper l’herbe sous le pied des spartakistes et récupérer les ouvriers tentés par une action révolutionnaire. →Doc. 4 : Les forces de la répression (1920). Cette photographie nous montre une réunion entre chefs militaires et dirigeants du SPD. Ebert est à cette date président du Reich alors que Noske, membre du gouvernement provisoire, énergique, proche de l’aile droite du Parti et spécialiste des questions militaires, est chargé du maintien de l’ordre. Noske peut compter sur les troupes qui ont été ramenées du front après la défaite et que les officiers tiennent en main, ainsi que sur des « corps francs », organisations paramilitaires, nationalistes et anticommunistes. 38 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 Cette photographie illustre les combats de rue qui se déroulent à Berlin en janvier 1919. Les spartakistes lancent le 6 janvier une grève générale qui doit leur permettre d’accéder au pouvoir et de balayer le gouvernement provisoire aux mains du SPD, qu’ils accusent de trahison. Les combats les plus importants se déroulent surtout à Berlin. La photo a été prise dans le quartier de la presse à Berlin. Elle illustre le caractère dérisoire des barricades face aux forces armées mobilisées contre ce mouvement. Les spartakistes, isolés et peu armés, malgré la présence de quelques soldats et marins « rouges », sont anéantis. →Doc. 6 : Extraits du programme spartakiste, octobredécembre 1918. Ces extraits du programme spartakiste, rédigé par R. Luxemburg et édité en décembre 1918, analysent la situation à cette date. La conjoncture est celle évoquée pour le document 3. Mais R. Luxemburg s’oppose au projet du SPD et fournit une alternative qui doit se traduire par une deuxième révolution qui complétera celle de novembre parfaitement insuffisante à ses yeux. ◗ Réponses aux questions 1. Face à la guerre les socialistes ne sont pas unanimes. Pourtant, la guerre est accueillie favorablement par la majorité du Parti et les syndicats. L’affiche et le discours de Haase ne laissent aucun doute. Le peuple allemand est dans sa majorité convaincu que le Reich mène une guerre juste, dirigée contre la Russie, puissance réactionnaire et obscurantiste. Les directions réformistes du Parti social-démocrate et des syndicats épousent ces analyses. 2. La minorité, aile gauche du Parti social-démocrate, regroupée derrière R. Luxemburg, dénonce cette position. Cette opposition sur la guerre est la suite logique des divisions qui touchent le parti avant 1914. Pour R. Luxemburg, ce conflit est le fruit de l’impérialisme et n’intéresse pas le peuple allemand. Il ne profite qu’au « grand capital ». 3. Les accords évoqués dans le document 3, qui réunissent représentants du patronat (Hugo Stinnes) et des syndicats (Karl Legien), permettent à la classe ouvrière d’accéder à des réformes sociales substantielles : droit syndical, liberté d’association, journée de 8 heures, conventions collectives sur les conditions de travail. 4. L’aile gauche du Parti social-démocrate, qui estime la situation révolutionnaire, veut donner le pouvoir au peuple au sein des « conseils » (équivalents des « soviets » en Russie), à travers le programme spartakiste. Celui-ci préconise une véritable rupture avec la nationalisation des moyens de production. La révolution ne doit pas être un simple changement de régime politique mais aussi un bouleversement économique et social. Il y a bien le projet, à l’exemple de ce qui s’est déroulé en Russie, de passer, après avoir renversé l’ancien régime, à une deuxième révolution, économique et sociale, qui doit aboutir à la mise en place du socialisme. 5. Les révolutionnaires du mouvement spartakiste (aile gauche du SPD) passent à l’action début 1919. Mais ils se heurtent aux forces armées et au gouvernement provisoire dominé par le SPD, dont le courant majoritaire est hostile à une révolution, car favorable à de simples réformes économiques et sociales. ◗ Texte argumenté La guerre avive les divisions au sein du mouvement ouvrier allemand. Aile droite et aile gauche sont plus opposées que jamais, la première acceptant la guerre, la deuxième la contestant. Cela aboutit à des scissions comme celle qui donne naissance au mouvement spartakiste. La révolution bolchevique en Russie et la défaite allemande précipitent les événements. Pour l’aile droite, la chute de l’Empereur et la création de la République démocratique en novembre 1918 suffisent et elle refuse une révolution de type bolchevique, vecteur de guerre civile. L’accord Stinnes-Legien satisfait les revendications des ouvriers. L’aile gauche veut aller plus loin, donner le pouvoir au peuple dans les Conseils et construire le socialisme, en prônant une rupture économique et sociale totale. L’affrontement entre les deux est inévitable. En janvier 1919, les spartakistes, désormais KPD, lancent la révolution. Isolés et mal préparés, ils sont anéantis. La révolution échoue en Allemagne bolchevique, mais la République mise en place comporte d’indéniables avancées démocratiques et sociales. Étude 3 p. 100-101 1918-1933 : le SPD, un parti républicain Le SPD joue un rôle essentiel au lendemain de la guerre, car il sauve l’Allemagne du bolchevisme et contribue à installer un régime démocratique. Cette République de Weimar dure jusqu’en 1933. La question qui se pose est de savoir comment ce parti a su incarner la République de Weimar. →Doc. 1 : Affiche du SPD pour les élections législatives du 6 novembre 1932. L’Allemagne est secouée depuis le début des années 1930 par une crise économique et sociale grave (chômage de masse). L’instabilité politique se greffe sur ces problèmes et les gouvernements successifs, sans majorité parlementaire, doivent dissoudre le Reichstag et procéder à des élections législatives (deux élections dans la seule année 1932). Dans un climat politique tendu, voire violent, où se joue la survie de la République de Weimar, les campagnes sont des enjeux considérables. D’où l’intérêt de proposer aux électeurs des affiches les plus claires et lisibles possible. Les trois flèches empruntées à la lutte antifasciste (notamment en permettant graphiquement de barrer facilement la croix gammée) ont été adoptées comme symbole par la social-démocratie en Allemagne mais aussi en France au début des années 1930. →Doc. 2 : Les résultats des élections législatives en Allemagne pendant la République de Weimar. Trois partis sont proposés, les deux partis au programme de ce chapitre et le parti nazi, qui accède au pouvoir par les urnes et au terme d’un processus démocratique, au moins en apparence. La juxtaposition et la comparaison des trois courbes s’imposent. →Doc. 3 : Le SPD, parti de gouvernement. Kautsky (1854-1938) est un des plus brillants théoriciens de la social-démocratie, surtout entre les deux guerres. Vieux routier du Parti, il a connu Marx et Engels dont il a été le secrétaire. Plutôt à gauche du parti au départ (il s’est opposé à différentes reprises à Bernstein), il évolue vers des positions plus réformistes avec le temps. Il est hostile au léninisme et à l’expérience bolchevique en cours en URSS, qui lui semble incompatible avec les idéaux de la social-démocratie. Les extraits de texte proposés, très courts mais denses, permettent de faire le point sur la façon dont le SPD envisage l’exercice du pouvoir au début des années 1920. →Doc. 4 : Des militants du SPD forcés par les SA d’enlever des slogans du mur, 1933. Cette photographie, prise en Allemagne après la victoire des nazis, dévoile les méthodes utilisées contre leurs opposants. Encore faut-il remarquer que cela ne nous apporte aucun détail sur ce qui se passe dans le secret des prisons et camps d’internement, où la violence se déchaîne. En 1933, la répression reste peu organisée, anarchique, laissée aux initiatives locales. Il faut attendre 1934 pour voir l’appareil répressif se mettre en place sous la férule de la SS. C’est seulement à partir de là que le « système concentrationnaire » s’installe en Allemagne. Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 • 39 © Hachette Livre →Doc. 5 : Barricade spartakiste en janvier 1919. →Doc. 5 : Le SPD contre les pleins pouvoirs à Hitler, 23 mars 1933. Le 23 mars, Hitler demande les pleins pouvoirs afin de mettre le pays sous sa botte. Seuls les socialistes et les communistes s’y opposent. Le KPD est déjà hors-jeu depuis l’incendie du Reichstag, qui donne aux nazis le prétexte pour l’éliminer. Otto Wels est le chef du groupe parlementaire social-démocrate et, à ce titre, il prononce avec courage un discours qui résonne comme le testament d’une social-démocratie qui n’a pas pu sauver la démocratie. ◗ Réponses aux questions 1. Kautsky définit les grandes lignes du programme : le SPD n’est pas assez fort pour imposer le socialisme (comme le montre le document 2, qui témoigne d’une érosion de la social-démocratie, surtout dans les années 1930). Attaché à la démocratie et refusant la violence, il se rallie à la solution de gouvernements de coalition avec des partis bourgeois, avec l’objectif de défendre et de fortifier la République. Il situe le SPD dans une intégration totale à la démocratie parlementaire, caractérisant un régime républicain. 2. Les adversaires sont bien définis par le document 1. Les trois flèches (symbole de la « Bannière d’Empire », organisation paramilitaire du SPD) désignent les communistes (la faucille et le marteau), les monarchistes (la couronne impériale) et les nazis (la croix gammée). Ces derniers ont en commun la haine de la démocratie et de la République de Weimar et doivent être combattus. 3. Le SPD est un parti important. Mais son poids évolue. Très puissant au tout début de la République (il est le seul parti un peu structuré face à la déferlante révolutionnaire et est le parti de la République nouvellement installée), il décroît par la suite avant de se stabiliser pour représenter environ un quart des électeurs. La crise lui vaut une érosion sensible. Les électeurs, plongés dans la misère et l’angoisse, pénalisent le SPD, parti de gouvernement et jugé responsable des difficultés, pour aller vers les partis contestataires comme le KPD ou le NSDAP. 4. Les socialistes restent fidèles aux principes démocratiques, comme en témoigne le discours d’O. Wels devant le Reichstag, qui dénonce la violation par les nazis des principes démocratiques fondamentaux auxquels le SPD reste attaché : liberté, justice, humanité, socialisme, respect de la Constitution. Les sociaux-démocrates, qui combattent les nazis depuis leur arrivée au pouvoir en 1933, sont poursuivis, battus, internés, humiliés (doc. 4). © Hachette Livre ◗ Texte argumenté La social-démocratie s’identifie à la République démocratique de Weimar. Elle accepte le régime parlementaire et participe à des gouvernements dans des coalitions avec des partis bourgeois. Elle continue, par ces choix, à intégrer la classe ouvrière à la société allemande. Ce faisant, elle est amenée à s’opposer à tous les partis ou organisations antidémocratiques et antirépublicains qui pullulent en Allemagne : à l’extrême droite, les monarchistes et les nazis, à l’extrême gauche, les communistes. La crise de 1929 favorise la poussée de ces partis, l’érosion de la social-démocratie et finalement la victoire d’Hitler en janvier 1933. Les socialistes, qui ont tenté de résister, subissent les coups de leurs adversaires et connaissent des brutalités de toutes sortes. Les pleins pouvoirs accordés à Hitler en mars 1933, malgré le courage des opposants, sonne le glas de la République et plonge l’Allemagne dans une dictature répressive. Leçon 2 p. 102-103 1918-1933 : la division du mouvement ouvrier en Allemagne Les forces conservatrices et antirépublicaines restent considérables en Allemagne. Elles refusent tout du nouveau régime de Weimar. Les forces progressistes et démocratiques sont sur la défensive. La division du mouvement ouvrier va affaiblir ses capacités de résistance, tel est le sens de la problématique proposée dans cette leçon. →Doc. 1 : Le KPD et la social-démocratie. Le document présente l’extrait d’un article paru dans une revue communiste, Die Internationale. L’organe central de presse du parti est Die rote Fahne (le drapeau rouge) mais le KPD est accompagné par une multitude de journaux locaux ou nationaux. Le titre Die Internationale est une allusion à la IIIe Internationale communiste à laquelle le KPD est intégré. Le journal est surtout consacré à la réflexion théorique. L’année 1932 est, comme il a été vu plus haut, une année d’affrontements politiques en Allemagne. Le document définit la stratégie du KPD contre ses adversaires politiques, en donnant la priorité de sa lutte à la social-démocratie, ce que confirme le document 3. Cette stratégie, dite de « classe contre classe », est celle de l’Internationale communiste que le KPD applique avec discipline. Elle est imposée jusqu‘en 1934. Le désastre allemand provoquera son abandon au bénéfice d’une alliance des communistes avec tous les partis antifascistes. D’où les fronts populaires qui apparaissent en Espagne ou en France. ◗ Réponse à la question 1. Die Internationale définit l’attitude du KPD en 1932 par rapport à la social-démocratie. Alors que la montée en puissance des nazis n’est pas contestable, la direction du Parti réaffirme que le SPD est l’ennemi principal. Celui-ci, qui depuis longtemps trahit la révolution, retient une partie importante de la classe ouvrière qu’il trompe systématiquement. C’est donc la tâche numéro un du KPD d’en finir avec le SPD, de conquérir la totalité des ouvriers et ensuite de faire la révolution, les nazis étant considérés comme secondaires. →Doc. 2 : Affiche du SPD pour les élections à l’assemblée constituante du 19 janvier 1919. Après la Révolution de novembre et la chute de l’Empire, il faut donner à l’Allemagne une constitution qui stabilise la République démocratique et qui définisse les cadres dans lesquels la vie politique puisse se développer. Cette constituante est élue au suffrage universel. Selon les résultats, l’assemblée penchera plutôt vers la gauche ou vers la droite. Il est donc essentiel que le SPD obtienne le maximum de voix afin de donner à cette Constitution la forme la plus progressiste possible et une majorité électorale importante qui lui assure une légitimité. Ces élections ont lieu dans un climat de guerre civile fomentée par les communistes mais aussi par les organisations paramilitaires d’extrême droite. Il est donc logique que le SPD, pour gagner ces élections, appelle au rassemblement. Cet appel illustre en même temps combien le SPD est désormais un parti qui transcende les différences de classes sociales pour représenter le peuple tout entier et pour porter un projet démocratique. Cela alimente le KPD dans sa dénonciation du SPD comme parti désormais sorti de tout projet de rupture révolutionnaire. ◗ Réponse à la question 1. Le SPD, dans cette affiche de 1919, appelle à l’unité nationale. En effet, à cette date, les institutions républicaines sont mises en place dans un contexte de guerre civile fomentée par les communistes mais aussi par les organisations paramilitaires d’extrême droite. Le SPD, afin de défendre la jeune démocratie allemande et dans une perspective électorale, appelle à l’union 40 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 →Doc. 3 : « Roter Wedding » (le « Wedding rouge »). C’est une chanson célèbre écrite par Erich Weinert et dont la musique est due à Eisler. Ce dernier est un musicien de grande réputation, issu de l’école viennoise dans la lignée d’Arnold Schönberg. Il est aussi militant communiste. Réfugié aux ÉtatsUnis pendant le nazisme, il écrit plusieurs musiques de film à Hollywood avant de revenir en RDA. Il est le compositeur de l’hymne national de ce pays. Cette marche accompagnait les défilés du « Front rouge des combattants », organisation paramilitaire des communistes dont la photographie montre une des manifestations. Ce type de structure paramilitaire se multiplie dans les années de crise. Les nazis ont la SA, le SPD, la « Bannière d’Empire », les monarchistes, « le Casque d’Acier ». Cela contribue à la violence de rue qui est une des caractéristiques de la fin de la République de Weimar. ◗ Réponse à la question 1. Le texte de la chanson montre que l’ennemi désigné est d’abord la social-démocratie avec laquelle les affrontements sont nombreux, en particulier à Berlin et en Prusse où le SPD tient le pouvoir et traite sans ménagements les manifestations communistes. Les fascistes (c’est-à-dire les nazis) sont également dénoncés. Le texte est aussi porteur d’un projet politique : construire la République soviétique (allusion à l’URSS) allemande et balayer le régime de Weimar. L’appel, volontariste et agressif, vise à mobiliser la classe ouvrière. →Doc. 4 : Les résultats du KPD aux élections législatives de 1932. 1932 est l’année où le KPD obtient ses meilleurs résultats. La carte électorale permet de définir les régions dans lesquelles le KPD est en position de force. Ses meilleurs scores sont acquis dans des fiefs ouvriers (cf. pages Repères) comme la Silésie, la Ruhr, la Thuringe et la Saxe, et surtout Berlin et ses banlieues, à l’exemple de Wedding, évoqué dans la chanson du document 3, qui est un quartier populaire de Berlin, fief du KPD. Il partage ses suffrages avec le SPD (en Prusse) ou le parti catholique (en Ruhr ou en Silésie). Étude 4 p. 104-105 Syndicats et entreprises en RFA Le syndicalisme réapparaît en Allemagne après la chute du nazisme. Avec la fondation de la République fédérale, se pose la question de savoir quelle est la spécificité du syndicalisme ouest-allemand dans ses structures et sa manière de porter les revendications du mouvement ouvrier dans une Allemagne au développement industriel considérable et aux institutions démocratiques. →Doc. 1 : La participation du DGB. a. Ce document présente des statistiques, dans le temps et dans l’espace social, du DGB, confédération syndicale qui regroupe de nombreux syndicats par branches professionnelles. Le temps est celui de la République fédérale jusqu’en 1990 puis, après la réunification, celui de la nouvelle Allemagne, intégrant l’exRépublique démocratique allemande. L’espace social est celui d’une société allemande très impliquée dans la croissance économique et industrielle, avec une classe ouvrière importante et variée, mais qui fait aussi de plus en plus de place aux services dans le cadre d’une économie post-industrielle. La courbe des effectifs montre l’impact de la réunification en 1990 sur les effectifs de la DGB avec l’intégration de 3,9 mil- lions d’adhérents supplémentaires provenant de l’ancienne Confédération d’Allemagne de l’Est. Elle témoigne de la crise du syndicalisme à partir de cette date avec une chute considérable des effectifs. Comme de nombreux pays européens, le syndicalisme ouest-allemand éprouve des difficultés à s’adapter aux mutations économiques et sociales contemporaines : une économie davantage tournée vers les services (alors que les 2/3 des effectifs de la DGB sont des ouvriers), un marché de l’emploi plus flexible, etc. La DGB regroupe 91 % de l’ensemble des syndiqués allemands. b. Le diagramme circulaire sur les effectifs syndicaux témoigne d’une originalité du syndicalisme allemand : constatant que le morcellement syndical, lié aux oppositions politiques pendant la République de Weimar, avait affaibli la résistance des forces démocratiques face à la montée du nazisme, les différents courants du syndicalisme (social-démocrate, chrétien, communiste) décident, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de surmonter ces divergences. Ils déclarent alors leur indépendance à l’égard des partis politiques et des Églises et fondent un syndicalisme unifié. Le syndicalisme unifié, indépendant des idéologies, repose sur une organisation des syndicats par branche d’activité économique, fondée sur le principe de l’association d’industries ; un seul syndicat représente alors seul les salariés de cette branche d’activité (cf. doc. 4 avec IG Metall). À signaler aussi, le fort taux de syndicalisation de l’Allemagne, qui s’établit à 29 % en 1999 (9 % en France). →Doc. 2 : Les principes de la cogestion. C’est un document officiel, émanant du ministère des Affaires sociales, en 1995, c’est-à-dire après la réunification. Mais la cogestion est un système ancien. On peut en chercher l’origine dans l’Allemagne de Weimar (cf. les accords Stinnes-Legien, p. 98) qui légifère en ce domaine en 1920-1922. La première loi en RFA date de 1951. Elle est votée sous une forte pression syndicale dans un débat politique et institutionnel houleux. La cogestion est amendée ou reprise par différentes lois (1952, 1972, 1976, 1995). Ce qui permet de souligner que la cogestion a évolué, depuis son apparition, en fonction des mutations économiques et politiques du pays. La cogestion est le premier pilier du système social allemand, fondé sur le dialogue entre dirigeants des entreprises et salariés. →Doc. 3 : Les partenaires sociaux. Le deuxième pilier du système social allemand est fondé sur la négociation. Ce document présente les acteurs du dialogue social. Les employeurs et les salariés collaborent dans l’élaboration des conventions collectives pour fixer les rémunérations et les conditions de travail qui s’imposeront aux entreprises et aux salariés membres des associations signataires. →Doc. 4 : Manifestation du syndicat IG Mettal devant des usines à Dortmund (Ruhr), 1978. IG Metall est un syndicat créé en 1949. Ce syndicat professionnel de branche qui regroupe comme son nom l’indique les salariés de la métallurgie, de la sidérurgie, de l’industrie automobile et de l’électronique est membre du DGB. Il représente environ 2,7 millions d’adhérents en 1990. Son siège est installé à Francfort qui est une des capitales économiques et financières de la RFA. Il illustre parfaitement le syndicalisme unifié car il est le syndicat commun à tous les salariés de cette branche d’activité. Le droit de grève en RFA est moins large qu’en France. La grève est limitée à différents niveaux. Les fonctionnaires n’y ont pas recours, les grèves « politiques » ou de solidarité sont interdites. En fait, on ne peut faire grève que dans le cadre d’une entreprise et des conventions collectives qui la concernent. Lorsqu’elle se déroule – il y a eu en Allemagne des poussées de grève en 2003 dans la métallurgie, en 2007 dans les chemins de fer, en 2012, par exemple, sur le pouvoir d’achat – elle prend la forme classique de ce type de mouvement : débrayages, mani- Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 • 41 © Hachette Livre de tous les Allemands quelle que soit leur origine sociale. Il compte réunir derrière lui paysans, ouvriers, soldats (l’armée est en pleine démobilisation après la guerre), petits bourgeois. festations. Certains secteurs sont particulièrement actifs dans ce domaine : les transports, la sidérurgie et la métallurgie. Le cas du syndicat IG Metall est particulièrement symbolique. →Doc. 5 : Protocole des négociations dans les entreprises allemandes. Traite, comme le document 3, du deuxième pilier social allemand, la négociation. Ce document montre que ces négociations obéissent à un rituel comportant plusieurs étapes. Il souligne l’importance du dialogue social et démontre que la grève est la dernière solution pour régler les conflits dans l’entreprise. Celle-ci ne survient qu’à l’issue d’un protocole assez long et doit recueillir une majorité importante lors d’un vote, par exemple 75 % des votants chez IG Metall. ◗ Réponses aux questions 1. Ces statistiques témoignent de la puissance du DGB. Cette confédération de syndicats réunit des millions de travailleurs appartenant à l’ensemble des secteurs industriels et des services comme le montre le document 1b. IG Metall est le syndicat adhérent le plus important, ce qui reflète l’importance de la sidérurgie et de la métallurgie allemandes (machines-outils, automobile…) dans l’économie allemande. Son apogée se situe à la période de la réunification où les syndicats de l’ex-RDA fusionnent avec elle. Si elle connaît un déclin depuis cette date, elle reste néanmoins un groupe de pression influent. 2. La cogestion est un élément majeur de la structuration de la société allemande. Elle contribue à l’« ordre social » de la République fédérale comme le document 2 le souligne à deux reprises. Elle fait des travailleurs des acteurs essentiels de l’économie en les faisant participer à la gestion des entreprises. Elle leur permet d’intervenir dans les grandes décisions (embauche, investissements, organisation interne du travail, œuvres sociales) par la participation des représentants des salariés aux conseils de surveillance des entreprises. En favorisant le dialogue, elle permet des rapports sociaux plus apaisés et cherche à éviter au maximum les tensions sociales, source de perturbation de la vie démocratique. 3. Le système de négociation répond aux principes de la cogestion en associant les syndicats représentant les salariés à l’élaboration de conventions collectives qui fixent les rémunérations et les conditions de travail dans les entreprises. 4. Les lois contraignent salariés et employeurs à tout faire pour repousser au plus tard l’affrontement. Négociations et arbitrage (doc. 5) doivent permettre d’aboutir à un accord. En cas d’échec survient la grève. Celle-ci n’est décidée qu’en dernier recours à l’issue d’un processus assez long et doit être votée par une large majorité de salariés (75 % chez IG Metall). Elle prend alors des formes classiques d’arrêt de travail et de manifestations, comme celle du syndicat IG Metall à Dortmund, qui réclame la semaine de 35 heures de travail. © Hachette Livre ◗ Texte argumenté La RFA est créée en 1948 à partir des trois zones d’occupation occidentale. La loi fondamentale jette les bases d’une démocratie parlementaire. Dans ces conditions peut renaître un syndicalisme libre. La DGB devient très vite une structure puissante réunissant des millions de militants dans une Allemagne qui connaît une croissance industrielle importante. Fédérant des travailleurs venus de tous les secteurs d’activité, elle est un interlocuteur privilégié dans les relations sociales qui s’établissent entre les employeurs et les salariés. Ce dialogue social original entre les syndicats et les dirigeants des entreprises s’appuie sur deux piliers essentiels. D’abord, dans le cadre de la cogestion, les salariés participent aux décisions dans les organismes de contrôle de l’entreprise (conseils de surveillance), évitant ainsi les tensions trop fortes qui peuvent altérer son fonctionnement. Une série de lois, étalées dans le temps, en définit les règles. Puis, dans le cadre des négociations des conventions collectives, les syndicats participent à la fixation d’un cadre concernant les conditions de travail et de salaires des travailleurs allemands. Toutefois, la cogestion connaît des limites. Si beaucoup de conflits se règlent dans le cadre des discussions prévues par la cogestion et la négociation, certains problèmes ne peuvent être résolus et débouchent sur des grèves. Celles-ci concernent particulièrement certains secteurs comme la métallurgie où domine la puissante organisation IG Metall. Leçon 3 p. 106-107 Le SPD et le syndicalisme en RFA et dans l’Allemagne réunifiée Le SPD est un des deux grands partis de la République fédérale. Il doit définir un programme et un type d’action en fonction d’un héritage historique très lourd (divisions du mouvement socialiste, accès au pouvoir du nazisme entre 1933 et 1945), mais aussi de contextes intérieur et extérieur particuliers, liés à l’aprèsguerre, aux mutations économiques et sociales en période de forte croissance, à la Guerre froide et à la réunification. Quel est ce programme et quel type d’action génère-t-il ? →Doc. 1 : Élections législatives. Présentation des statistiques des deux grands partis allemands, la CDU, parti démocrate chrétien à droite, et le SPD. Ces deux partis, en position dominante, se partagent le pouvoir depuis la création de la RFA. L’étude permet de suivre leur score dans le temps (1a). On note que le parti obtient ses meilleurs scores en 1969 et 1972 (W. Brandt est alors au pouvoir), et en 1998 après la réunification. Mais il fournit aussi un éclairage sur la répartition sociologique des électeurs (1b), adossée à deux dates témoins afin de juger d’éventuelles évolutions. 1972 se place à la fin de la grande période de croissance, juste avant les chocs pétroliers et l’apparition de symptômes de crise, et 1990 suit la réunification. →Doc. 2 : « Paix entre les peuples, sécurité sociale, liberté ! », affiche de la DGB pour le 1er mai, 1951. Cette affiche de la DGB date de 1951 et la première précaution est de fixer le contexte. La RFA est un régime nouveau-né. Elle termine sa reconstruction avant de s’engager dans une grande période de croissance (on parle de « miracle allemand »). Elle est gouvernée par la CDU et son chancelier, Konrad Adenauer, qui imprime au pays une image assez conservatrice. Le contexte international est celui de la Guerre froide. Les tensions avec l’autre bloc sont nombreuses (la crise du blocus de Berlin et la séparation entre des deux Allemagne sont très récentes). La CDU et K. Adenauer, vigoureusement anticommuniste et antisoviétique, sont totalement engagés dans une stratégie atlantiste. L’affiche permet de se faire une idée du programme des syndicats sur ces questions. ◗ Réponse à la question 1. Dans les principes évoqués au congrès de Bad Godesberg et l’influence de personnalités comme W. Brandt se trouve l’affirmation de valeurs recherchées dans toute une tradition allemande et européenne – christianisme, humanisme, mouvements des Lumières – qui provoque une rupture fondamentale avec l’héritage marxiste, jusqu’ici revendiqué. W. Brandt, plus polémique, nie la prétendue « vraie démocratie » que les communistes envisagent d’atteindre un jour. Elle se traduit surtout, selon lui, par une phase transitoire de dictature du prolétariat dont la RDA constitue un exemple inacceptable pour le SPD. Il y affirme avec force les principes de la propriété privée, même si des formes de propriété étatique peuvent être admises dans certains secteurs. 42 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 Ces textes, datant de la même période, sont des extraits du programme du Parti social-démocrate, énoncé au congrès historique de Bad Godesberg (doc. 3a), et d’un essai de W. Brandt, témoignage d’un acteur incontournable du SPD à ce moment de son histoire (doc. 3b). La direction social-démocrate est depuis la fin de la guerre aux mains d’une génération qui date de la république de Weimar. Le discours n’a pas abandonné toute référence au marxisme même si son opposition au modèle de la RDA est totale. En politique étrangère, le SPD est beaucoup plus nuancé que la CDU et moins engagé dans un atlantisme porteur de tension. Bad Godesberg est la prise de pouvoir par une génération nouvelle, dont Brandt est l’incarnation, et qui ouvre le Parti à de nouvelles formules. ◗ Réponse à la question 1. Dans cette affiche de 1951, les syndicats, tout en célébrant les mérites de l’État-providence avec la Sécurité sociale, insistent aussi sur la liberté qui n’existe pas dans la nouvelle RDA. Cependant, la défense de la paix est une affirmation qui, dans le contexte de la Guerre froide, montre l’acceptation par les forces syndicales d’un dialogue avec le camp d’en face dont elles pensent qu’il peut aboutir à pacifier la région et à favoriser l’unité allemande. →Doc. 4 : La fondation de Die Linke. Ce document se comprend en revenant sur les années qui précèdent son élaboration. Le SPD est au pouvoir à la fin de la décennie 1990, sous la direction de G. Schröder, très influencé par le « blairisme » c’est-à-dire une vision très « libérale » d’une politique social-démocrate. Il applique une politique d’austérité afin de restaurer les équilibres financiers du pays menacés par, entre autres, les dépenses entraînées par la réunification. Cette politique se traduit par des mesures qui sont jugées peu compatibles avec la tradition de justice sociale des idéaux du SPD. Cette situation anime la rébellion de certains membres du Parti comme Oskar Lafontaine, patron du SPD sarrois et ancien ministre. De ces désaccords naît un parti nouveau, Die Linke (« La Gauche »), qui apporte une remise en cause des choix du SPD. ◗ Réponse à la question 1. Die Linke affirme son attachement à l’État-providence protégeant les travailleurs, c’est-à-dire à défendre un certain nombre d’acquis sur les garanties accordées aux salariés, sur la santé ou les retraites. Par ailleurs, il propose de se pencher sur des thématiques nouvelles, comme l’écologie ou des formes de démocratie accordant plus de place au peuple. Étude 5 p. 108-109 L’éducation socialiste en RDA La jeunesse est pour le Parti communiste un enjeu capital. Comme dans tous les régimes autoritaires, il a le souci de prendre en main les jeunes afin de les intégrer dans les objectifs du régime. En RDA, la jeunesse est considérée comme « l’avantgarde » du socialisme, et l’éducation de celle-ci doit exprimer les valeurs et les principes de cette idéologie. →Doc. 1 : Défilé des Jeunes Pionniers, Berlin-Est, 1950. La jeunesse est encadrée en RDA par des organisations de masse spécifiques. Les Pionniers sont un mouvement de jeunesse caractéristique du monde communiste (on trouve des Pionniers en URSS). L’organisation des Pionniers regroupe plus de 1,8 million d’enfants de 6 à 14 ans au milieu des années 1970. La Jeunesse libre allemande (Freie Deutsche Jugend : FDJ) regroupe 1,7 million de jeunes de 14 à 25 ans. L’adhésion à ces organisations n’est pas obligatoire mais elle conditionne l’ascension sociale et professionnelle en RDA. Pour éduquer les jeunes et en faire les travailleurs socialistes de demain, ces organisations proposent un certain nombre d’activités dans les domaines les plus divers. Ainsi le document 1 montre-t-il un défilé de Pionniers à BerlinEst en 1950. Le contexte est à rappeler. La RDA n’a qu’une année d’existence et le régime est à la recherche de ses repères. Le fait que la photo ait été prise à Berlin n’est pas sans importance. La ville jouit d’un statut très symbolique, en étant à l’épicentre de toutes les tensions inter-allemandes et internationales. →Doc. 2 : La Jugendweihe, un rituel socialiste. Ces documents montrent la célébration de la Jugendweihe. Cette fête est un rituel de passage qui introduit les jeunes dans la communauté socialiste. Une cérémonie, au caractère très officiel, accompagne ce passage initiatique. →Doc. 3 : Mobiliser la jeunesse de Dresde, 1972. Ce document montre des jeunes gens impliqués dans des travaux publics à Dresde (Saxe), en 1972. Le document témoigne de l’urbanisation de la RDA et de la rénovation d’un certain nombre de villes. Ces chantiers de jeunesse doivent faire connaître à la jeunesse le travail manuel et lui apprendre la solidarité indispensable à toute éducation socialiste. →Doc. 4 : Les jeunes et le Parti communiste. Ce document livre l’extrait d’un livre de Maxim Leo, paru en 2010, qui est le récit de trois générations d’Allemands de la partie orientale de l’Allemagne. Ces trois générations traversent l’histoire allemande et en subissent toutes les vicissitudes. Les choix politiques des protagonistes sont variés et témoignent de ce que le peuple allemand a vécu. Anne, l’héroïne de l’extrait, appartient à la dernière génération évoquée par le récit et nous offre le trajet d’une adolescente dans la RDA de Walter Ulbricht. Le récit se place dans les années 1960. →Doc. 5 : Les principes de l’éducation socialiste. Il s’agit ici d’un texte officiel datant de 1972 qui définit les principes de l’éducation socialiste. Ces instructions ont varié dans le temps et l’approche de la RDA sur sa politique scolaire n’a pas toujours été identique. Cela dit, un certain nombre de préceptes sont restés, peu ou prou, fondés sur les mêmes principes, notamment ce qui fait la caractéristique essentielle du système éducatif en RDA, son unité. Toutes les institutions éducatives, la coordination des objectifs pédagogiques et des programmes dépendent d’une administration centrale unique. Le parcours dans le système éducatif est également unifié. C’est une grande différence avec l’Allemagne de l’Ouest qui conserve une structure fédérale au système éducatif et un parcours scolaire comportant plusieurs voies. ◗ Réponses aux questions 1. L’éducation socialiste repose sur quelques axes essentiels : l’amitié avec l’URSS, qui reste pour les communistes la Patrie du socialisme ; la construction du socialisme ; un rappel, sans le citer précisément, du marxisme avec, par exemple, les références à la théorie de la lutte des classes dans le dernier paragraphe ; le principe d’une école unique mélangeant toutes les classes sociales dans le même moule (d’où l’intérêt de confronter les enfants à la fois au travail intellectuel et au travail manuel, comme le montre le doc. 3). 2. La mobilisation s’effectue à travers différentes structures et rituels : adhésion aux organisations de jeunesse, que le document 1 évoque avec les Pionniers qui accueillent les plus jeunes, défilés sous les portraits des chefs du socialisme international (doc. 1), mobilisation sur des chantiers publics (doc. 3), intégration dans la société par des rituels de passage (Jugendweihe). L’école est aussi un outil de mobilisation au quotidien, en proposant une éducation très largement influencée par l’idéologie socialiste. Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 • 43 © Hachette Livre →Doc. 3 : Le programme du SPD après-guerre. 3. L’exemple le plus significatif est fourni par la Jugendweihe (document 2). Le document 2c montre qu’elle remplace la confirmation chère aux églises chrétiennes. Elle a pour objectif de sanctionner le passage du jeune dans une collectivité socialiste comme la confirmation salue l’intégration du jeune chrétien dans la communauté des fidèles. Elle réussit, par adhésion, par conformisme ou par peur, à supplanter la cérémonie chrétienne. Quant au Parti, il est l’issue réservée aux élites, comme le montre le texte de Maxim Leo (document 4). Anna, élève brillante, passée dans les organisations de jeunesse et remarquée pour son adhésion aux valeurs socialistes, est invitée à rejoindre le SED. Le Parti est la structure supérieure, qui surmonte et se substitue à toutes les autres. 4. Les perceptions et les réactions sont variables. Un témoignage (doc. 2) évoque le caractère formaliste de la cérémonie avec ironie, distance, voire un certain cynisme. Chez Anne (doc. 4), le résultat est différent. Il y a une sorte de transfiguration devant ce nouveau statut, une aliénation totale devant cette machine qu’est le Parti. La suite de son histoire montre aussi ses questionnements et ses désillusions. ◗ Texte argumenté L’encadrement de la jeunesse est un souci constant de la RDA. Les objectifs sont assez clairs. Il s’agit de fabriquer l’homme socialiste de demain, en imprégnant la jeunesse de l’idéologie dominante, des valeurs d’un système collectiviste et égalitaire, solidaire de l’URSS et des pays socialistes. Sur le terrain, de multiples organisations prennent les jeunes en main dès le plus jeune âge comme les Pionniers. Chantiers de jeunesse et défilés rythment leur vie quotidienne. Certains rituels, comme la Jugendweihe, constituent des passages importants dans la vie du jeune Allemand de l’Est. Les plus doués et mobilisés sont destinés à rentrer dans le Parti communiste. Si une partie de la jeunesse participe, une autre est réticente ou résistante. Beaucoup jugent avec ironie et mépris cet encadrement fastidieux et contraignant. Les rituels, vides de sens, sont suivis de façon purement conventionnelle. Leçon 4 p. 110-111 1949-1989 : le communisme d’État en RDA La création de la RDA est la première (et unique) tentative pour instaurer un État socialiste et passer à la mise en pratique de la théorie. La confrontation entre l’idéal et les réalités est difficile, comme le démontre l’histoire de l’Allemagne de l’Est. © Hachette Livre →Doc. 1 : Un ingénieur évoque en 1991 les rituels festifs socialistes de la défunte RDA. Le document rapporte le témoignage d’un ingénieur sur son existence en RDA. Comme tous les témoignages, il est à prendre avec prudence. Le témoignage d’un ingénieur sera-t-il le même que celui d’un ouvrier ? Toutefois, ce type de document permet, à grande échelle, de saisir l’état de l’opinion publique sous le régime communiste en RDA. Si les dates proposées peuvent facilement être reliées à la construction d’un État socialiste (pour l’assassinat de K. Liebknecht et de R. Luxemburg, cf. leçon 2, 1er paragraphe), le 8 mai pose un problème particulier ; il est célébré en France, qui n’est pas un État socialiste. En RDA, on célèbre la victoire moins contre l’Allemagne que contre le nazisme, vaincu par l’armée soviétique. Pour les dirigeants de la RDA, le communisme et le mouvement communiste international ont vaincu le fascisme. ◗ Réponses aux questions 1. Les dates anniversaires célébrées sont symptomatiques d’un État socialiste : celles des grands héros morts pour la cause du mouvement ouvrier, comme l’assassinat de K. Liebknecht et de R. Luxemburg en janvier 1919 ; les grandes dates de l’histoire du socialisme international, comme la Révolution d’octobre 1917, qui porte au pouvoir les bolcheviks, et le 1er mai, fête traditionnelle du mouvement ouvrier international, ou du socialisme allemand, comme la célébration de la création de l’État est-allemand en octobre 1949. Le 8 mai célèbre la victoire moins contre l’Allemagne que contre le nazisme, vaincu par l’armée soviétique. 2. Le témoignage est manifestement ironique. Il est clair que ce citoyen de la RDA est au moins d’une totale indifférence, au pire hostile à tout ce qui, de près ou de loin, rappelle le socialisme. On doit y voir une forme d’opposition. →Doc. 2 : Qu’est-ce qu’un « bon citoyen » de la RDA ? C’est, encore une fois, l’essai de Maxim Leo qui sert de guide dans ce document. Après Anna, c’est un autre personnage qui entre en lice. Werner est membre du parti dès les débuts de la RDA. L’épisode se déroule au début des années 1950, dans un contexte très différent de celui où évolue Anne. Les tensions y sont beaucoup plus fortes et les oppositions plus affirmées (soulèvement de Berlin-Est). Le régime, géré par le SED, a ses serviteurs. L’exemple évoqué dans ce document est significatif. Le personnage de Werner, militant chevronné, est caractéristique de ce que le régime souhaite. On peut faire le lien avec l’Étude 5, qui montre un système éducatif dont on attend qu’il forme des militants de ce type. ◗ Réponses aux questions 1. Le Parti communiste exige des militants dévoués, volontaires, présents à chaque fois qu’il a besoin d’eux : intervention dans les affaires scolaires pour imposer les idées du Parti, participation à des chantiers urbains et à des manifestations. 2. Le régime leur accorde en retour des récompenses, matérielles avec l’allocation d’un appartement dans une RDA où les logements sont rares, et plus symboliques comme les honneurs qui leur sont publiquement accordés. →Doc. 3 : VIIIe congrès du Parti communiste (SED) en RDA, 1971. Ce document montre une photographie du congrès du SED. Les statuts du Parti impliquent la tenue régulière de congrès qui rassemblent les délégués de toute la RDA, afin de définir la ligne et élire ses chefs. Au premier plan, le secrétaire général, Honecker. Derrière lui, des dirigeants, est-allemands ou envoyés par les « partis-frères » (Brejnev). Au mur, les fondateurs du socialisme tel qu’on le conçoit en RDA : Marx, Engels, Lénine. En 1971, la déstalinisation a écarté J. Staline et W. Ulbricht a été remplacé par E. Honecker. →Doc. 4 : Une manifestation sportive en l’honneur du Parti communiste, 1969. Le sport doit être une des marques de la réussite de la RDA ; les manifestations sportives sont donc très appréciées par le régime. En ce domaine, la compétition avec la RFA est féroce. →Doc. 5 : La chanson, une forme de contestation. Wolf Biermann est un chanteur réputé en RDA. Né en 1936, il est d’abord tenté par le théâtre. Mais ses pièces déplaisent au régime, qui ferme son théâtre en 1963. Il se lance alors dans la chanson où il connaît un réel succès. D’abord accepté, il est de plus en plus surveillé par le régime, qui voit en lui un élément subversif dont les textes ne manquent pas d’égratigner le socialisme local. Déchu de la nationalité est-allemande, il doit quitter la RDA et passer en RFA. Mais le système qui règne en RFA ne lui donnera pas satisfaction et il en dénoncera les imperfections. Quant à la Stasi, Sécurité d’État, elle quadrille toute la RDA. Forte d’environ 100 000 hommes, disposant d’un réseau de quelque 200 000 informateurs, elle exerce une pression considérable sur l’ensemble des citoyens. C’est un des systèmes policiers les plus sophistiqués de l’Europe de l’Est. Dans ce texte, Biermann stigmatise ce comportement policier avec tout le poids de son ironie provocatrice. Les faits relatés 44 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 ◗ Réponse à la question 1. Biermann critique le caractère policier du régime, notamment le régime de surveillance systématique qui entoure les suspects. Les intellectuels sont particulièrement concernés par ces pressions permanentes. Sont spécialement visées ici les écoutes téléphoniques. Des micros sont installés partout et permettent d’accumuler des faits et des preuves contre un individu. Toute une partie de la société est-allemande est sur écoute. Leçon 5 p. 112-113 Socialisme et mouvement ouvrier en Europe : fin du e siècle à nos jours Cette leçon se propose de mettre en perspective l’histoire du mouvement ouvrier allemand avec celle des autres pays, afin de voir les convergences et d’établir des liens avec les « Internationales » qui encadrent l’histoire ouvrière des xixe et xxe siècles. Pour faciliter cette mise en perspective, chaque paragraphe correspond à une leçon du chapitre, c’est-à-dire à une étape du développement du mouvement ouvrier allemand. →Doc. 1 : Les conditions d’adhésion à la IIIe Internationale, 1920. Ce document présente un extrait des 21 conditions proposées par le Deuxième congrès de la IIIe Internationale communiste. Créée en 1919, celle-ci doit se substituer à la IIe Internationale, accusée d’avoir été incapable d’empêcher la guerre et de ne pas avoir exploité les conditions créées par celle-ci pour déclencher la révolution partout en Europe. Les thèmes essentiels sont donc la condamnation du « socialisme » traditionnel des vieux appareils d’avant 1914 (SFIO, SPD, PSI…) et la rupture avec eux, en créant des partis communistes unis dans le respect de la discipline de fer émanant du Comité exécutif de la IIIe Internationale, installé à Moscou et aux mains des bolcheviks russes. →Doc. 2 : Le mouvement ouvrier en Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. Cette carte montre l’implantation du socialisme et du syndicalisme en Europe à la veille de la guerre de 1914. Si, dans certains pays, ces mouvements sont puissants (Angleterre, Allemagne, France, Italie, Russie), il convient de préciser que partout existent des partis socialistes et des syndicats, de la Belgique et des pays nordiques jusqu’aux Balkans (Serbie, Grèce…). →Doc. 3 : Le congrès de Tours, 1920. Ce congrès de la SFIO, qui se tient en décembre 1920, aboutit à la scission de la SFIO. La majorité se montre favorable à l’adoption des 21 conditions et crée la SFIC (Section française de l’Internationale communiste). La minorité, derrière Blum, reste fidèle à « la vieille maison » de la SFIO. Deux partis, concurrents, se partagent désormais l’extrême gauche de l’échiquier politique français, comme en Allemagne. →Doc. 4 : Les régimes communistes en Europe en 1949. L’URSS est distinguée des autres. Socialiste depuis 1917, elle est porteuse du modèle. Ces pays forment les démocraties populaires, soit le « camp socialiste ». En 1949, la Yougoslavie en est exclue ; elle est accusée de ne pas respecter le modèle soviétique. Elle sera réintégrée quelques années plus tard. Histoire des Arts p. 114-115 Le photomontage et John Heartfield Le choix d’Heartfield s’explique car son œuvre est essentielle dans l’histoire des arts, avec le développement de cette tech- nique particulière du photomontage, dont il est considéré comme l’un des inventeurs. Cette technique a particulièrement été développée à partir des années 1920, en lien avec l’idéologie communiste qui y voyait un moyen efficace et moderne d’atteindre les masses populaires. On ne s’étonnera pas de voir ce procédé s’épanouir aussi en URSS dans un but de propagande. →Doc. 1 : La photographie au service de la propagande. Il s’agit d’une déclaration d’Herzfeld (ou Heartfield) de 1931. Elle prend l’allure d’un manifeste qui définit les nouvelles orientations de l’art au lendemain de la Première Guerre mondiale. Au moment de la rédaction du texte, en 1931, ces orientations sont mises en pratique depuis un certain nombre d’années. →Doc. 2 : « Le sens du salut hitlérien ». →Doc. 3 : « Dix ans plus tard, père et fils, 1924 ». Deux photomontages d’Heartfield confrontent l’élève avec des exemples concrets. Le photomontage de 1924, « Dix ans plus tard, père et fils », montre une rangée de squelettes, un groupe de soldats-enfants et le personnage du général Litzmann, qui constitue le trait d’union des deux défilés, montrant ainsi une marche certaine vers la mort. En condamnant la Première Guerre mondiale et le militarisme, on voit d’abord les liens entre Heartfield et le dadaïsme, mouvement intellectuel, fondé en Suisse en 1916 par Tristan Tzara. Ce mouvement critique la société établie ; ainsi il s’oppose à la guerre et à la bourgeoisie qui a organisé ce massacre ; ce mouvement s’oppose également à toute forme d’art conventionnelle, ce qui explique cette empathie pour le photomontage, qui rompt avec l’usage traditionnel de la photographie. Ce document montre aussi la proximité d’Heartfield avec les communistes dont l’hostilité à l’armée et à la guerre est un des points fort de leur programme. Le photomontage de 1932 est publié par le journal AIZ (journal illustré des travailleurs), hebdomadaire communiste, qui édite le travail d’Heartfield. AIZ, fondé au début des années 1920, atteindra, à son apogée en 1932, un tirage de 700 000 exemplaires, devenant ainsi la deuxième revue populaire de ce genre en Allemagne. De 1930 à 1938, Heartfield collabore régulièrement avec le magazine qui publie presque chaque semaine ses photomontages devenus célèbres, souvent en première page, sinon en 4e de couverture. Dans certains numéros, le photomontage occupe une double page. Parfois, il y en a plusieurs dans le même numéro. Au total, 235 photomontages d’Heartfield sont publiés dans AIZ. Un des thèmes privilégiés d’Heartfield est la dénonciation du nazisme ; la direction d’AIZ s’exile d’ailleurs à Prague après l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933. Ces deux photomontages d’Hearthfield légitiment l’usage de la photographie comme moyen d’atteindre et d’éduquer les masses. Le dessin ne répond plus aux exigences de la modernité, alors que la photo, qu’il est aisé de « travailler » et de manipuler, est une arme considérable à condition de l’utiliser avec audace. ◗ Réponses aux questions 1. Heartfield a utilisé la technique du collage pour juxtaposer plusieurs images photographiques (par exemple, le cortège de squelettes, le défilé de soldats-enfants, le général Litzmann) sur un même support. Ce qui permet de composer ainsi un document qui délivre un message. 2. Cette technique vise à donner du sens à des images désormais composées, de rendre lisible un événement qui resterait sinon confus aux yeux des masses populaires. Ainsi, la juxtaposition des enfants en uniforme et des squelettes délivre un message fort sur les conséquences du militarisme. De même, l’association d’Hitler, des billets de banque et du grand personnage permet d’éclairer immédiatement les conditions de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 • 45 © Hachette Livre ici ne sont pas sans rappeler le film La Vie des autres, de Florian Henckel von Donnersmarck, produit en 2006. 3. Deux cortèges cohabitent : un défilé militaire et une danse macabre de squelettes. Le trait d’union est un général allemand qui s’est illustré pendant la Première Guerre mondiale. 4. C’est non seulement la guerre qui est condamnée (les soldats qui défilent aujourd’hui seront les morts de demain) mais plus largement le militarisme de la société allemande qui pousse à la guerre. 5. Le personnage de gauche est sans tête car le capitalisme allemand est de plus en plus aux mains de grands groupes financiers dont on ne connaît pas vraiment les responsables (banques, assurances, prêteurs étrangers…), qui ont le pouvoir dans des conseils d’administration composés d’actionnaires anonymes. La différence de taille se veut très explicite sur le rapport de force entre les nazis et ces milieux financiers et industriels. Ce sont ces derniers qui sont en position de commandement et Hitler n’est qu’un simple exécutant. 6. C’est un des thèmes du KPD d’insister sur le nazisme comme parti instrumentalisé par le capitalisme qui le finance, pour expliquer la répression nazie contre le mouvement ouvrier. 7. Le dadaïsme est un mouvement contestataire né pendant la Première Guerre mondiale. Dans le photomontage « Dix ans plus tard, père et fils, 1924 », ce sont les massacres de la guerre et la société militarisée allemande qui sont condamnés. De plus, le photomontage propose une image qui n’est plus réalisée avec les techniques traditionnelles de la peinture et de la photographie, mais composée de manière complètement nouvelle. 8. Le photomontage « Dix ans plus tard, père et fils, 1924 » montre l’existence d’une contestation de la guerre par des groupes proches du communisme, dont on sait que l’opposition au premier conflit mondial a été en partie à l’origine de la division du mouvement ouvrier aboutissant à la création du KPD en 1919. Le photomontage « Le sens du salut hitlérien » propose une des interprétations de l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933. Prépa Bac p. 118-123 ◗ Composition Sujet guidé - Le mouvement ouvrier en Allemagne de 1875 à 1933 © Hachette Livre 4. Développer le sujet I. Revendications ouvrières, idéologie et structures d’encadrement 1. Le monde ouvrier et ses difficultés – Industrialisation de l’Allemagne – Essor et concentration des ouvriers en usines – Difficultés du monde ouvrier 2. Idéologie et structures d’encadrement – Marxisme et lutte des classes (prolétariat/bourgeoisie) : société socialiste – Développement des syndicats ouvriers – Création du Parti social-démocrate en 1875 (congrès de Gotha) 3. Revendications ouvrières – Amélioration des conditions de travail (8h par jour, sécurité) et de vie – Éducation généralisée et suffrage universel – Nationalisation de secteurs industriels II. Les divisions du mouvement ouvrier 1. Des sujets qui divisent – Désaccords sur le parlementarisme, le nationalisme et la guerre – Répression contre la révolution spartakiste 2. La scission du mouvement ouvrier – E. Bernstein, F. Ebert, R. Luxembourg et K. Liebknecht, Thaelmann – Divisions internes au SPD (réformisme-révisionnisme/révolutionnaire) et scission SPD/KPD en 1919 3. L’attitude face au nazisme – Impuissance face au nazisme : arrestations, violence des SA, réussites électorales du nazisme III. Les moyens d’action du mouvement ouvrier 1. Une contre-culture ouvrière – Associations sportives, culturelles… liées au SPD – Presse (Vorwärts) 2. L’action sur le terrain – « Cellules d’usine » du KPD et écoles de formation des militants (SPD, syndicats) – Grève, manifestation – Lutte armée 3. La négociation et la participation au pouvoir politique – Pratique du dialogue et recherche de consensus par les syndicats – Participation aux élections et présence au parlement (Reichstag) – Participation au gouvernement (République de Weimar) : coalitions incluant le SPD dans les années 1920 et 1930 – Ebert (SPD), président du Reich sous la République de Weimar Sujet en autonomie - Les divisions du mouvement ouvrier allemand de 1918 à nos jours Problématique : Quelles sont les divisions et les orientations du mouvement ouvrier allemand depuis 1918 ? Plan I. La difficile cohabitation entre SPD et KPD (1918-1933) 1. La scission du mouvement ouvrier et la naissance du Parti communiste 2. Le SPD, un parti de gouvernement 3. KPD et SPD divisés face à la montée du nazisme II. Le mouvement ouvrier en RDA (1949-1989) 1. Le mouvement ouvrier au cœur de l’idéologie socialiste 2. Un mouvement ouvrier sous contrôle du SED III. Social-démocratie et cogestion en RFA (1949 à nos jours) 1. La social-démocratie, participation au pouvoir et évolution idéologique 2. Un syndicalisme marqué par la négociation et la cogestion ◗ Étude de document(s) Sujet guidé - Le socialisme en RFA Présentation Le document étudié est extrait d’un texte officiel : le programme politique du Parti social-démocrate, au congrès de Bad Godesberg, qui doit convaincre les électeurs de voter pour lui aux élections législatives. Le but est de dépasser le stade du parti d’opposition et d’accéder au pouvoir. Il émane du Parti social-démocrate. Né au congrès de Gotha en 1875, il est le fruit de l’union de différents courants du socialisme allemand et revendique depuis longtemps son attachement à l’héritage marxiste et à la démocratie. Mais en 1959, l’Allemagne est divisée en deux États rivaux, la RFA libérale et la RDA communiste. Dans le contexte de la Guerre froide et d’un niveau de vie en hausse lié à la croissance économique, de nouvelles perspectives s’ouvrent pour la social-démocratie ouest-allemande avec la promotion d’une nouvelle génération de cadres, dont W. Brandt, qui cherche à faire évoluer la ligne politique du Parti. • Á partir de ce document, comment se décline le socialisme en RFA après-guerre ? D’abord, il s’agit de souligner les principes économiques et politiques sur lesquels repose le programme du SPD. Puis, il conviendra d’expliquer en quoi ce congrès constitue une rupture dans la politique du Parti social-démocrate depuis sa création. Les principes économiques sur lesquels repose le programme sont fondés sur la liberté économique comme le montre la répétition du mot « libre ». Elle concerne tous les acteurs écono- 46 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 Sujet en autonomie - Le mouvement ouvrier et l’essor du socialisme en Allemagne Présentation – Acte de naissance du Parti social-démocrate au congrès de Gotha en 1875. – Contexte économique et social : industrialisation et développement de la classe ouvrière. – Contexte idéologique et des mouvements sociaux : développement des idéologies socialistes et essor des structures ouvrières. • Les objectifs politiques et sociaux s’inscrivent dans la condamnation du système capitaliste libéral – Le partage des richesses équitable qui réponde aux besoins de chacun et l’augmentation des salaires. – La protection sociale des travailleurs et la diminution de la journée de travail. – Fonder un « État libre de la société socialiste » dans lequel l’égalité règne. C’est d’ailleurs l’issue du processus révolutionnaire développé par Marx : une société sans classe. Mais à la différence du marxisme, le programme du SPD préserve l’existence d’un État. – Cette mise en place du socialisme est envisagée dans le cadre de l’Internationale. D’ailleurs, le SPD adhère à la IIe Internationale socialiste qui regroupe tous les partis socialistes du monde. Ils ont en commun de vouloir lutter contre les injustices sociales et de changer la société. – Ce programme résulte de la synthèse des différents courants du socialisme allemand qui se sont retrouvés dans le congrès de 1875 qui se présente comme « le Congrès du Parti unifié ». Il compte en effet l’Association des travailleurs allemands de Lassalle et le Parti social-démocrate des travailleurs de Bebel influencé par Marx. • Les moyens sont multiples Dans le domaine économique : – Nationalisation des moyens de production : « transformation des instruments de travail en patrimoine commun ». – L’État intervient dans le monde du travail en supervisant la création des « sociétés ouvrières de production ». – En ce qui concerne le monde du travail, il s’agit de renforcer le droit de grève. Dans le domaine politique et social : – Les moyens sont la démocratisation politique par le suffrage universel et l’application des « libertés politiques ». – « L’accès pour tous » à l’éducation qui tient une place particulière, y compris au sein du Parti lui-même comme le montre l’école du SPD en 1907 dont l’objectif est de former des militants parmi les cadres. – Le SPD est une organisation qui s’appuie sur un réseau d’associations sportives et culturelles. Il s’agit de créer une « contre-société » socialiste. Sujet en autonomie - Deux partis, deux stratégies Présentation Auteurs des documents : le premier document est une réflexion de Karl Kautsky, théoricien important du SPD qui, situé d’abord à l’aile gauche, adopte peu à peu des positions plus réformistes ; le document 2 est le fruit d’une réunion collective, celle du 9e congrès du Parti communiste allemand, le KPD. Ce dernier est fondé au lendemain de la Première Guerre mondiale par R. Luxembourg et K. Liebknecht. • Les bases idéologiques du SPD et du KPD sont communes : elles s’appuient sur des principes marxistes, c’est-à-dire la volonté de mettre un terme à la société capitaliste et de fonder une société nouvelle conforme aux intérêts du prolétariat. • Mais leurs stratégies d’accès au pouvoir diffèrent : – Le SPD privilégie la « démocratie », autrement dit la voie électorale, tandis que le KPD, inspiré par les bolcheviks en Russie, reste attaché à une conquête « révolutionnaire » du pouvoir. – Le SPD envisage une « période de transition politique », autrement dit la voie des réformes mais aussi un « gouvernement de coalition » alors que le KPD fait le choix de la voie révolutionnaire dans la lignée des Spartakistes. • Conséquences dans leur action politique : – Le SPD s’efforce d’accentuer sa présence à l’Assemblée nationale en élargissant son électorat tandis que le KPD, même s’il participe aux élections, met l’accent sur l’organisation interne du Parti et son ancrage social, fondé sur les « cellules d’entreprise ». – Le SPD devient un parti de gouvernement qui participe à de nombreuses majorités et qui donne à la République son premier président et plusieurs chanceliers. Le KPD quant à lui fait le choix de l’opposition, voire de la clandestinité. Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 • 47 © Hachette Livre miques : « consommateurs », « entrepreneurs » et travailleurs. Le SPD revendique l’« économie libre de marché » tout en affirmant son attachement au socialisme. Le libéralisme est pourtant une doctrine qui prône la propriété privée, la non-intervention de l’État dans l’économie et dans les rapports patrons-ouvriers. Or le socialisme repose sur une économie dirigée. Ce paradoxe est résolu en imposant le « contrôle » de l’État dans certains domaines. • Les principes politiques affirmés par ce programme reposent sur la « démocratie » et le « socialisme ». L’exercice de la « dictature » est logiquement condamné. Il s’agit ici de la dictature temporaire que les ouvriers, une fois au pouvoir, établiront. C’est une des idées majeures du marxisme. Il faut y voir l’influence de la nouvelle génération de cadres comme W. Brandt qui dénonce la permanence de cette dictature dans le régime communiste est-allemand, aux dépens de la démocratie. Or le SPD est attaché à la Loi fondamentale, qui est le texte institutionnel adopté en mai 1949, fixant le cadre d’un régime parlementaire démocratique en RFA. Ainsi le socialisme démocratique est-il le principe qui permet d’exprimer les valeurs morales et philosophiques de la tradition occidentale revendiquées par le SPD. • Le congrès de Bad Godesberg constitue une rupture dans la ligne politique du SPD. Jusqu’alors, sa « mission historique » relevait de la lutte « contre le système capitaliste ». En effet, en mai 1946, lors du congrès de Hanovre, il réaffirmait encore son attachement à l’héritage marxiste et à la démocratie. C’est ainsi qu’il contribue à la rédaction de la Loi fondamentale en 1948. Il s’agit du texte institutionnel qui fixe le cadre de la démocratie allemande. Mais lors de ce congrès en 1959, en abandonnant la logique de « parti de classe » et de « dictature » et en proclamant son attachement à une « économie libre de marché », il renonce à l’héritage marxiste pour reconnaître les valeurs morales et philosophiques de la pensée libérale. Sans doute ce choix s’explique-t-il aussi par l’évolution sociale de l’électorat du SPD, comme le montre la dernière phrase du texte. Celui-ci s’est élargi au « peuple tout entier » et l’accès du SPD au pouvoir en 1966 le confirme. En 1972, la part des ouvriers dans l’électorat du SPD représente certes 66 % mais celles des employés et fonctionnaires représentent 50 %. Cette évolution se confirme dans les décennies qui suivent, ce qui contribue à élargir la réflexion du Parti sur des sujets spécifiques comme l’environnement ou les droits des femmes, sans pour autant remettre en question les décisions du congrès de Bad Godesberg. Ces mutations du socialisme ne concernent pas que la RFA. Après 1945, elles se traduisent en Europe d’abord par l’accession au pouvoir du Parti comme en Grande-Bretagne et en France, puis par un certain pragmatisme. Certes, des réformes de structures sont entreprises, mais le renversement de l’économie capitaliste libérale est abandonné. Sujet en autonomie - Le SPD et le KPD face au nazisme Présentation Il s’agit de confronter deux documents de nature différente : le premier est une affiche du Parti social-démocrate (SPD) pour les élections législatives du 14 septembre 1930, tandis que le second est une déclaration du Comité central du Parti communiste publiée dans la presse communiste, le 8 novembre 1932. Le contexte correspond à la montée de l’extrême droite incarnée par le NSDAP d’Hitler alors qu’une crise économique sévère touche le pays. • • Mais ils ne réussissent pas à dépasser leurs divisions : – Pour le SPD, les communistes restent une menace, d’où le personnage avec l’étoile rouge. Le SPD, attaché à la démocratie, reste méfiant à l’égard du KPD qui affirme la nécessité de la voie révolutionnaire et de la dictature du prolétariat. – Le SPD apparaît comme la cible principale du KPD au lendemain des élections de 1932. Il s’agit aussi pour le KPD d’écarter un parti qui convoite l’électorat ouvrier considéré comme son assise électorale principale. Le KPD accuse par ailleurs le SPD d’être l’allié du parti nazi. © Hachette Livre Les deux partis affichent leur opposition au nazisme : – Le personnage principal de l’affiche porte la croix gammée et est désigné comme l’ennemi principal. Derrière lui se cache la guerre et la mort représentées par un casque de soldat sur un crâne. – Pour le KPD, le parti nazi est un ennemi de la classe car c’est un parti fasciste allié du capitalisme. 48 • Chapitre 3 - Socialisme, communisme et syndicalisme en Allemagne depuis 1875 4 Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus p. 124-155 Thème 2 – Croyances, cultures et sociétés Question Mise en œuvre Médias et opinion publique Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus Cette nouvelle question doit conduire les élèves à étudier les relations que l’opinion publique et les médias ont entretenues lors des grandes crises politiques françaises depuis l’affaire Dreyfus. À travers une série d’études emblématiques, l’enseignant fera découvrir les rapports complexes que les différents médias de masse et une opinion publique souvent difficile à saisir pour les acteurs politiques ont pu nouer à l’occasion de ces crises. Un des intérêts majeurs consiste à remettre en cause certaines représentations schématiques contemporaines de médias soumis au pouvoir en place et manipulant l’opinion publique. ◗ Problématiques scientifiques du chapitre Il faut s’interroger sur la capacité, réelle ou supposée, des médias à influencer l’opinion à l’occasion des grandes crises politiques, tout en n’omettant pas de se demander si l’opinion publique n’a pas, elle aussi, contribué à façonner le ton comme les contenus médiatiques. Objet d’une surveillance étroite de la part du pouvoir gaulliste, la télévision et les radios d’État furent, par exemple, la cible de critiques répétées de la part des manifestants en Mai 68, tandis que les radios périphériques rendirent compte plus librement des événements et bénéficièrent d’une audience accrue. De leur côté, les différents médias ont joué des rôles complexes vis-à-vis de l’opinion publique, entre participation au débat démocratique et désinformation. Mobilisés, engagés ou censurés, ils ont contribué à accentuer ou modérer l’impact des crises politiques. Pour les acteurs politiques, la question s’est aussi posée de savoir comment cerner avec précision l’état de l’opinion de la population. Ce désir de mesurer l’opinion fut à la fois tributaire des vicissitudes politiques traversées par la société française - comment évaluer l’opinion publique dans le contexte de la débâcle de 1940 par exemple ? - mais aussi des rapports que l’État a cherché à instaurer avec les différents médias. En l’occurrence, l’attitude des pouvoirs publics a oscillé entre mise sous tutelle, régulation et protection de la liberté de l’information. Avec les sondages d’opinion introduits en France à la fin des années 1930 et qui se généralisent à partir de l’élection du président de la République au suffrage universel en 1965, l’opinion publique est présentée par les sondeurs « comme ce que mesurent leurs enquêtes d’opinion », selon l’expression de Patrick Champagne. Devenus de véritables « fétiches du jeu politique », parfois accusés de fabriquer une opinion factice, les sondages, en raison de leur usage systématique par la plupart des médias, ont fait l’objet de polémiques récurrentes, réactivées par exemple à l’occasion du 21 avril 2002. Ce chapitre devrait permettre aux élèves de mieux comprendre l’ambivalence des sondages : des outils imparfaits, souvent mal interprétés, mais aussi des indicateurs pratiques, parmi d’autres, pour tenter de saisir les variations d’une opinion publique toujours difficile à cerner. Les débats encore récents sur la capacité supposée des médias à manipuler l’opinion publique à l’aide des sondages rappellent qu’il sera aussi intéressant de soulever la question des rapports entre médias et système politique. Le professeur pourra apporter des réponses nuancées aux interrogations suivantes. À l’occasion des grandes crises politiques, les médias ont-ils accompagné ou provoqué les changements de régime politique ? Ont-ils soutenu ou combattu la République ? Étaient-ils placés au service de la liberté de l’information ou maintenus sous le contrôle du pouvoir en place ? ◗ Débat historiographique et quelques notions-clés du chapitre • Médias : Il faut éviter de tomber dans le piège d’une histoire des médias sans pour autant négliger la dimension diachronique de cette question. Le terme « média », utilisé dans la langue française pour la première fois en 1953, désigne tout moyen de communication, naturel ou technologique, de transmission de message et d’information. À cet égard, c’est la notion de « médias de masse », formule d’origine anglo-saxonne, qui s’impose pour la période étudiée. L’évolution du paysage médiatique, depuis la fin du xixe siècle, s’accompagne d’une explosion de l’information et d’une « accélération de l’histoire » des médias (Agnès Chauveau) qui rythment les rapports que ces derniers ont noués avec l’opinion : âge d’or de la presse des années 1890 aux années 1930, émergence puis conquête d’un large public par la radio des années 1930 aux années 1950, affirmation puis hégémonie de la télévision à partir des années 1960, et, plus récemment, montée en puissance d’Internet. L’histoire des relations entre médias et opinion a aussi été marquée par des bouleversements technologiques (découvertes du transistor, des ondes hertziennes, du tube cathodique puis des technologies du numérique…) et des mutations politiques et socioculturelles majeures. Ainsi, la démocratisation de l’instruction, les élargissements successifs du corps électoral, le passage d’une société rurale à une société postindustrielle sont autant de facteurs qui ont contribué à faire entrer les médias français dans l’ère des masses. • Opinion publique : Sondée quotidiennement, scrutée à la loupe par les acteurs politiques, exposée et décortiquée dans les médias, la notion d’opinion publique fait aujourd’hui l’objet de toutes les attentions sans pour autant perdre sa part de mystère. Si son usage s’est banalisé, il ne faut pas oublier pour autant que cette notion n’est en effet pas un concept scientifique. Sa définition et ses contours se sont modifiés au gré des évolutions du système politique. La notion d’opinion publique a fait son apparition en France au xviiie siècle. Elle se résume alors à l’expression publique des opinions de la bourgeoisie intellectuelle et commerçante dans les salons mais aussi les libelles, pamphlets et brochures en vue d’influencer les autorités publiques. De la Révolution jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, la notion d’opinion publique est liée au suffrage censitaire. Elle incarne l’opinion des élites sociales, élaborée progressivement lors des discussions politiques publiques afin de fonder ensuite les choix politiques. Elle cherche à se distinguer de l’opinion du peuple, addition d’opinions individuelles censées reposer sur des préjugés. C’est l’introduction du suffrage universel qui permet à deux nouveaux acteurs de peser sur le contenu et les usages de l’opinion publique. Le peuple, d’une part, qui peut exprimer, dans la rue et par les protestations collectives, son opinion et concurrencer celle des représentants politiques. Le journaliste, d’autre part, qui peut, grâce à l’émergence des médias de masse, alimenter le débat public, jouer le rôle de contre-pouvoir et chercher à Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus • 49 © Hachette Livre ◗ Nouveauté du programme de terminale influencer l’opinion. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique émane donc à la fois des électeurs, de leurs représentants et des journalistes. Avec le développement de leur influence après l’élection de 1965, les instituts de sondage prétendent imposer une nouvelle définition de l’opinion publique, présentée comme plus démocratique et plus scientifique. Le sociologue Pierre Bourdieu, auteur de la formule « l’opinion publique n’existe pas », a ouvert la voie à une analyse critique de la démocratie d’opinion fondée sur la seule interprétation de sondages sujets à caution. L’action politique paraît néanmoins de plus en plus reposer sur un exercice de communication destiné à faire évoluer une opinion mesurée par les sondeurs. • Crise politique : Si Michel Winock a recensé les grandes crises politiques qui ont mis le système républicain en danger (affaire Dreyfus, 6 février 1934, 13 mai 1958, 10 juillet 1940, 13 mai 1958, Mai 68), il n’appartient pas d’exposer à l’élève l’essai de typologie dressé pour justifier ces choix. Il conviendra néanmoins d’expliquer clairement les singularités des différentes crises étudiées. À rebours de certaines publications récentes présentant la Ve République en état de crise permanente, Michel Winock soutient l’idée que l’après-Mai 68 ne comporte plus de crise politique majeure. De fait, jusqu’en 1940, la démocratie oscille entre crise et combat pour sa survie. Après 1945, sa pérennité ne semble plus menacée. En effet, si le régime républicain traverse des crises provenant de graves tensions internationales (1947), de problèmes socioéconomiques (1968, 2005), voire d’une mise en cause de sa légitimité et de son efficacité (1958, 1961, 2002), celles-ci n’aboutissent jamais à sa remise en cause. ◗ Bibliographie sélective © Hachette Livre • Ouvrages universitaires sur les médias et l’opinion publique C. Charles, Le Siècle de la presse, Seuil, 2004. A. Chauveau, P. Tétart, Introduction à l’histoire des médias en France de 1881 à nos jours, Armand Colin, Collection Synthèse Histoire, 1999. F. D’Almeida, C. Delporte, Histoire des médias en France, de la Grande Guerre à nos jours, Flammarion, collection Champs Histoire, 2003. C. Delporte, Les Grands Débats politiques. Ces émissions qui ont fait l’opinion, Flammarion, INA Éditions, 2012. J.-N. Jeanneney, Une histoire des médias, des origines à nos jours, Seuil, 1996. A. Mercier, Médias et opinion publique, CNRS Éditions, 2012. • Ouvrages plus spécifiques sur les crises politiques M. Denis (dir.), L’Affaire Dreyfus et l’opinion publique en France et à l’étranger, Presses universitaires de Rennes, 1995. V. Duclert, Dreyfus est innocent ! Histoire d’une affaire d’État, Larousse, 2006. J.-P. Filiu, Mai 68 à l’ORTF : Une radio - télévision en résistance, Nouveau Monde Éditions, coll. Histoire/Médias, 2008. P. Laborie, L’Opinion française sous Vichy. Les Français et la crise d’identité nationale 1936-1944, Seuil, Points Histoire, 2001. M. Winock, La Fièvre hexagonale, les grandes crises politiques, 1871-1968, Seuil, Points Histoire, 2009. • Articles et documentation pédagogique P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, no 318, p. 1292-1309, janv. 1973. A. Chauveau, « L’Homme politique et la télévision. L’influence des conseillers en communication », Vingtième Siècle, n° 80, oct.-déc. 2003. A. Garrigou, « Les Sondages politiques », Problèmes politiques et sociaux, no 884, janv. 2003. « L’Opinion publique », TDC, n° 941, 1er oct. 2007. Sites internet http://www.ina.fr/fresques/jalons/accueil : le site Jalons, né d’un partenariat entre l’INA et le ministère de l’Éducation nationale, propose de nombreux dossiers pédagogiques. http://www.histoiredesmedias.com/ : un site pour les chercheurs et les enseignants consacré à l’histoire des médias. http://www.rdv-histoire.com/-2007-.html : le site des rendezvous de l’histoire de Blois propose d’écouter de nombreuses conférences sur le thème de l’édition 2007 « Opinion, information, rumeur, propagande ». Introduction au chapitre p. 124-125 Ce chapitre propose d’étudier les relations entre médias et opinion publique au travers des grandes crises politiques françaises depuis l’affaire Dreyfus. La problématique principale conduit à s’interroger sur le rôle joué par les médias auprès de l’opinion publique à l’occasion de ces moments de fortes perturbations politiques. La seconde problématique invite à analyser les relations que l’opinion publique a entretenues dans ce cadre avec les différents médias de masse. →Doc. 1 : « L’âge du papier ». À la une du Cri de Paris du 23 janvier 1898, en pleine affaire Dreyfus, Félix Valloton représente au premier plan un groupe de citadins attablés, absorbés par la lecture de leurs quotidiens, tandis qu’au deuxième plan les crieurs de journaux hèlent les clients. Parmi les titres que l’on peut distinguer figure L’Aurore sur lequel se détache le titre choc de l’article de Zola : « J’accuse… ! ». En un seul dessin, Valloton résume l’influence, déterminante sur l’opinion, d’une presse dont les tirages atteignent alors des sommets. →Doc. 2 : « The News ». Jean Plantureux, dit Plantu, dont les dessins éditoriaux s’affichent à la une du journal Le Monde depuis 1985, condense dans cette image, qui reprend le crieur de journaux sur fond de kiosques délabrés, les bouleversements technologiques que la presse, et plus globalement les médias, ont connus depuis l’affaire Dreyfus. Le dessin suggère aussi que la « révolution Internet » soumet désormais le citoyen à un flot continu d’information. Dans ce contexte d’érosion de l’audience de la presse, l’opinion semble désormais osciller entre participation directe au débat civique (via les forums, les blogs, Twitter, etc.) et méfiance envers les médias « traditionnels » placés sous de nouvelles formes de contrôle (audimat, lobbys, souci de rentabilité, etc.). →Frise La frise chronologique met en relation les crises politiques étudiées avec le régime politique sous lequel elles se sont produites. Elle situe aussi ces crises dans le cadre des grandes évolutions de l’histoire des médias en France. On fera remarquer l’opposition entre les crises qui provoquent la chute du régime en place (1940, 1958) et celles qui s’achèvent par sa consolidation ou son évolution (Dreyfus, 1934, 1968). On attirera aussi l’attention des élèves sur le fait que la nature des rapports entre crise et opinion a évolué dans le cadre d’un bouleversement du paysage médiatique français. Repères p. 126-129 1. L’évolution des médias depuis l’affaire Dreyfus Ces pages proposent des repères chronologiques et des informations complémentaires sur les transformations de l’univers des médias depuis l’affaire Dreyfus. Elles permettent de mieux saisir le cadre historique dans lequel ont évolué les rapports entre médias et opinion publique tout au long de la période. Les chronologies illustrent la frise placée en introduction à l’aide de dates majeures qui ont ponctué l’histoire des médias de masse. 50 • Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus 2. Les grandes crises politiques depuis l’affaire Dreyfus Ces pages présentent les enjeux des grandes crises politiques étudiées. Elles proposent aussi des notices biographiques consacrées au rôle joué par les principaux acteurs de ces crises. Le document 1 est un dessin de presse de Paul Iribe, paru le 11 février 1934 dans le périodique Le Témoin. Cette revue prend, avec l’affaire Stavisky, un ton antisémite et antiparlementaire. Dans cette caricature, Paul Iribe souligne le caractère macabre de l’enterrement de Marianne par l’usage des aplats sur lesquels il représente Édouard Daladier - le président du Conseil contraint à la démission au lendemain des émeutes du 6 février 1934 - en « fossoyeur de la nation ». Le document 2 est une affiche qui reprend un appel du Comité de salut public radiodiffusé le 13 mai 1958. Cette grande crise est la dernière à se développer sans la télévision. L’opinion, désemparée face aux rumeurs et aux informations contradictoires, cherche à s’informer. En quelques semaines, les ventes de postes de radio quadruplent. Étude 1 p. 130-131 La presse et l’affaire Dreyfus Cette étude permet d’insister sur le rôle déterminant joué par la presse dans la lutte opposant partisans et adversaires de Dreyfus partis à la conquête de l’opinion par caricatures et articles interposés. La presse joue désormais un rôle déterminant dans la formation de l’opinion publique et les débats qui l’animent. →Doc. 1 : Caricature antidreyfusarde. « En famille ». Cette caricature antidreyfusarde est parue en novembre 1896 dans La Libre Parole illustrée, un supplément hebdomadaire au journal antisémite fondé par Édouard Drumont. À cette date, la majeure partie de l’opinion demeure convaincue de la culpabilité de Dreyfus. Son frère, Mathieu Dreyfus, contacte le journaliste Bernard Lazare pour dénoncer les incohérences du procès de 1894. Cette caricature fait ainsi écho à la parution, en Belgique pour éviter la saisie, d’une brochure rédigée par Bernard Lazare, « La vérité sur l’affaire Dreyfus », qui relance la querelle d’opinion et provoque une série d’attaques antisémites. Le caricaturiste reprend les stéréotypes graphiques antisémites ; la légende suggère par ailleurs au lecteur que les juifs sont des traîtres d’origine allemande. →Doc. 2 : Le « complot juif ». Cet article de La Croix illustre la virulence des réactions antidreyfusardes au lendemain de la publication du « J’accuse… ! » de Zola. Ce journal catholique se proclame, depuis 1890, « le plus antijuif de France ». L’auteur alimente le mythe du complot juif, soutenu par les francs-maçons, les élus socialistes et Zola, déterminés à provoquer la décadence de la France en s’en prenant à l’infaillibilité de son armée. →Doc. 3 : Caricatures antidreyfusarde et dreyfusarde, « Impressions d’audience ». a. Dans ce numéro de Psst… !, revue illustrée qui paraît au cœur de l’affaire Dreyfus de février à septembre 1899, Forain dénonce l’entreprise de révision du procès lancée par les intellectuels dreyfusards. D’un trait incisif, il encourage les réflexes nationalistes de l’opinion. La typographie du titre de la revue s’inspire de celle du fameux article de Zola pour la tourner en dérision. b. Le Sifflet, lancé pour la circonstance par des dessinateurs dreyfusards, répond aux caricatures publiées dans Psst… ! en les détournant pour mieux s’en moquer auprès de l’opinion. →Doc. 4 : « J’accuse » d’Émile Zola, paru dans L’Aurore, 13 janvier 1898. En publiant « J’accuse… ! » en première page de L’Aurore, Zola rédige, le 13 janvier 1898, un des articles les plus célèbres de la presse française et divise l’opinion en deux camps opposés. Par le biais de l’interpellation destinée au président de la République Félix Faure, Zola s’adresse surtout à l’opinion publique pour dénoncer les manipulations de l’état-major et de la presse antidreyfusarde. Si l’article conduit Zola à la condamnation en cour d’assises et à l’exil en Angleterre, sa publication fait nettement progresser la cause dreyfusarde auprès de l’opinion. →Doc. 5 : Caricature dreyfusarde, « La vérité ». Cette caricature de Pépin, parue dans Le Grelot quelques semaines avant la publication de « J’accuse… ! », cherche à mobiliser l’opinion en faveur de la révision du procès du capitaine Dreyfus afin de faire éclater la vérité. Dans le dessin, les lecteurs de l’époque retrouvent des protagonistes des deux camps : d’une part, certains des premiers dreyfusards (le commandant Picquart, qui découvre que le bordereau accusant Dreyfus est un faux ; Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat informé de cette découverte et désireux de la dévoiler au grand public), d’autre part, Drumont et Rochefort, qui mènent dans leurs journaux respectifs une campagne d’opinion antidreyfusarde. ◗ Réponses aux questions 1. Le caricaturiste utilise deux procédés afin de convaincre le lectorat de la culpabilité de Dreyfus. Il dote ses personnages de caractéristiques physiques propres aux stéréotypes antisémites : nez proéminent, bouche lippue ; la légende invite le lecteur à déduire l’origine germanique des personnages. L’association de ces deux éléments produit un amalgame visant à prouver que tous les juifs, forcément étrangers à la nation française, sont aussi des traîtres. 2. Selon l’auteur, Zola n’est que l’exécutant d’un vaste complot judéo-maçonnique. L’article accuse aussi Zola de vouloir, à l’occasion de la demande de révision du procès de Dreyfus, salir l’honneur de l’armée pour mieux affaiblir la défense de la France. 3. Le retentissement de l’article de Zola est tel, auprès d’une opinion jusqu’ici majoritairement convaincue de la culpabilité de Dreyfus, qu’il entraîne une réaction violente de la presse antidreyfusarde, qui joue sur le registre de l’émotion, des préjugés antisémites et du nationalisme, pour tenter de contrer l’argumentaire dreyfusard s’appuyant, quant à lui, sur l’examen des faits. 4. Cette caricature recourt à une allégorie, la vérité sortant du puits, pour soutenir les partisans de Dreyfus dans leur lutte contre les manipulations et les mensonges diffusés dans la presse antidreyfusarde destinés à masquer l’existence de preuves attestant de l’innocence de Dreyfus. 5. Le premier dessin (3a) est antidreyfusard. Le second (3b), dreyfusard, y répond en le détournant ainsi que sa légende afin de discréditer, par l’ironie, les arguments employés par les antidreyfusards. Il met l’accent sur le mépris dont les militaires font preuve envers la justice. Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus • 51 © Hachette Livre Le document 1 renvoie au succès d’une presse quotidienne nationale capable de mobiliser l’opinion et d’alimenter un large débat démocratique. Le document 2 montre la corrélation entre la consommation des TIC et le renouvellement du paysage médiatique depuis les années 1960. À partir de cette date, la télévision devient progressivement la source d’information majeure des Français. Cette hégémonie perdure jusqu’au milieu des années 1990. À partir de cette période, l’équipement en ordinateurs et le taux d’accès à Internet connaissent une croissance très rapide. L’opinion publique bénéficie à la fois d’un nouvel espace d’expression via les blogs, les chats, les réseaux sociaux et d’une information démultipliée. Le document 3 attire néanmoins l’attention sur la fracture numérique persistante au sein de la population française en 2007. ◗ Texte argumenté À l’occasion de l’affaire Dreyfus, la quasi-totalité de la presse se mobilise pour convaincre l’opinion de la culpabilité ou de l’innocence de Dreyfus. La presse antidreyfusarde recourt au registre de l’invective et de l’émotion. Elle multiplie les articles et les caricatures présentant Dreyfus et ses soutiens comme des traîtres à la nation française en raison de leur origine juive. Elle utilise les stéréotypes antisémites et vise à diffuser auprès de l’opinion la thèse de l’existence d’un complot juif menaçant gravement l’intégrité de la France. Elle tente de discréditer les entreprises de révision du procès de Dreyfus en les associant à un désir de saper les fondements de l’autorité de l’État et de l’armée. La presse dreyfusarde cherche, quant à elle, à convaincre l’opinion que l’accusation de Dreyfus repose sur la fabrication de faux et une entreprise de dissimulation de la vérité entretenue notamment par des membres de l’état-major. Avec la publication de « J’accuse… ! » de Zola, elle amplifie le débat et le transfère sur le terrain politique en désignant publiquement les principaux acteurs au sein de l’armée, de la presse et de la justice, responsables de l’erreur judiciaire. Très réactive, cette presse sait aussi riposter en publiant des articles et des caricatures destinés à prouver aux lecteurs le caractère infondé des accusations des journaux antidreyfusards. Étude 2 p. 132-133 Le 6 février 1934, la presse révélatrice de la crise politique L’étude de la presse au moment de la crise du 6 février 1934 permet d’éclairer le rôle des journaux politiques comme caisse de résonnance de la montée des extrêmes au sein de l’opinion publique au cours des années 1930. La presse de gauche brandit la menace d’un danger fasciste tandis que les attaques de l’extrême droite envers le régime se durcissent dans plusieurs journaux d’opinion. →Doc. 1 : « Tous ce soir devant la Chambre ». Cette une du journal L’Action française est l’un des appels à la manifestation antiparlementaire du 6 février 1934. Elle reflète la réactivation du vieil antiparlementarisme dont souffre alors le système politique, attisé auprès d’une partie de l’opinion publique par la crise et l’instabilité ministérielle. Depuis le 7 janvier 1934, Charles Maurras a réitéré, dans L’Action française, les slogans antiparlementaires et les appels à la subversion. Les manifestations de rue et la campagne de presse finissent par provoquer la démission du gouvernement Chautemps le 28 janvier. Daladier - qui a formé le nouveau gouvernement et doit être investi le 6 février par la Chambre des députés -, en révoquant le préfet Chiappe suspecté de complaisance à l’égard des ligues d’extrême droite, provoque la colère de ces dernières qui appellent à manifester devant le palais Bourbon. © Hachette Livre →Doc. 2 : L’instrumentalisation de l’affaire Stavisky. Dans cet article de l’hebdomadaire d’extrême droite Gringoire, créé en 1928 et dont les tirages ne cessent pas d’augmenter pour atteindre 650 000 exemplaires en 1936, Henri Béraud rédige une attaque antiparlementaire d’une grande violence, à l’image de la tonalité de la campagne d’opinion lancée à l’occasion de l’affaire Stavisky par certains journaux de droite. Une partie de la presse se transforme alors en instrument aux mains de ceux qui souhaitent en finir avec un régime parlementaire largement discrédité. La droite conservatrice en profite pour s’attaquer au parti radical dont deux membres ont été condamnés pour corruption. →Doc. 3 : « Le coup de force fasciste a échoué ». Au lendemain de l’émeute du 6 février 1934, Le Populaire, quotidien socialiste, cherche à imposer auprès de l’opinion l’idée qu’il existe désormais en France un danger fasciste incarné par les ligues d’extrême droite, qui complotent pour renverser la République. L’article révèle l’ampleur de l’inquiétude à gauche après la journée du 6 février mais passe sous silence les appels à la manifestation lancés la veille dans L’Humanité, quotidien communiste. →Doc. 4 : Vers l’alliance contre la « menace fasciste ». Le 10 février 1934, quelques écrivains publient un appel unitaire à « barrer la route au fascisme sous le mot d’ordre : unité d’action ». C’est dans ce contexte que le quotidien L’Humanité publie cette une au lendemain d’un appel de la CGT, largement suivi à Paris comme en province, à la grève générale. La manifestation réunit, le 12 février, entre 120 000 et 150 000 personnes dans la capitale. Si les deux partis politiques qui en sont à l’origine, la SFIO et le PCF, rejoints par quelques personnalités radicales, n’ont encore signé aucun accord, les deux cortèges, convaincus que la République est menacée, ont connu quelques brefs épisodes de « fraternisation ». Il faut néanmoins attendre 1935 pour que l’union entre les forces de gauche soit réellement scellée. →Doc. 5 : E. Daladier et l’Assemblée nationale. Sennep, caricaturiste connu pour son antiparlementarisme réalise cette charge contre Daladier contraint de démissionner au lendemain du 6 février. On retrouve les caractéristiques habituelles de son style : un dessin stylisé, dépourvu d’aplats, aux personnages aisément reconnaissables et souvent animalisés pour mieux les ridiculiser. De fait, Daladier, malgré un vote de confiance massif de la Chambre le 6 février, préfère démissionner dès le lendemain face aux hésitations du parti radical à procéder à des arrestations préventives. L’opinion de la rue, encouragée par la presse, a, pour la deuxième fois en onze jours, provoqué la chute d’un gouvernement. ◗ Réponses aux questions 1. Depuis janvier 1934, le quotidien de Charles Maurras, profitant du scandale politique Stavisky, a entamé une campagne d’opinion contre le régime parlementaire et plus largement contre la République, « la Gueuse », systématiquement accusée de corruption. La véhémence des attaques contribue à diffuser l’hypothèse d’une dissimulation de la vérité sur les malversations des politiciens. Les termes employés visent aussi à répandre l’idée qu’il existe une nette séparation entre les honnêtes citoyens et leurs représentants corrompus. 2. À l’antiparlementarisme, l’auteur associe une série de clichés antisémites et l’hostilité envers la franc-maçonnerie accusée de complot contre la France. Le scandale Stavisky, ainsi instrumentalisé, sert à dénoncer le régime parlementaire et à jeter le discrédit sur une partie de la classe politique. 3. Les attaques de Sennep se concentrent sur le président du Conseil, Édouard Daladier, représenté perché sur l’Assemblée nationale, tel un coq sur un tas de fumier. Le chef du gouvernement est, par sa fonction emblématique, la cible privilégiée des attaques antiparlementaires. 4. Dans les deux cas, l’émeute antiparlementaire du 6 février 1934 est présentée à l’opinion publique comme le résultat d’un complot fasciste visant à renverser le régime républicain. 5. Le quotidien L’Humanité, face au spectre de la menace fasciste, encourage l’opinion à « l’unité d’action », une formule qui désigne en fait un projet d’actions et de mobilisations communes entre tous les membres de la classe ouvrière, qu’ils soient socialistes ou communistes, contre les représentants de la bourgeoisie. ◗ Texte argumenté Au moment de la crise du 6 février 1934, la presse se politise et reflète l’accentuation des oppositions au sein de l’opinion publique. La presse d’extrême droite encourage à manifester devant l’Assemblée nationale à l’occasion de la présentation du gouvernement d’Édouard Daladier. Par caricatures et articles, elle cherche aussi à propager 52 • Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus Leçon 1 p. 134-135 De l’affaire Dreyfus à la Seconde Guerre mondiale : la suprématie de la presse →Doc. 1 : Les tirages des dix premiers quotidiens parisiens en 1910. De l’affaire Dreyfus à la Première Guerre mondiale, l’audience des journaux ne cesse pas de s’élargir. La presse, qui n’a pas de concurrent, connaît un véritable âge d’or favorisé par la loi de 1881, la démocratisation, l’alphabétisation et les progrès techniques. Les nouveaux titres prolifèrent, et les tirages de la presse quotidienne explosent (3 millions en 1885, 5 millions au début du xxe siècle, près de 70 quotidiens publiés à Paris). ◗ Réponse à la question 1. Le tableau des tirages des dix premiers quotidiens parisiens en 1910 illustre l’engouement des Français pour une presse plurielle et prospère qui accompagne la naissance d’un vaste débat public. Les polémiques politiques jouent un rôle déterminant dans l’audience et le succès des journaux. Avec l’explosion des tirages et la multiplication des titres de la presse quotidienne, la presse est entrée dans l’ère des masses. →Doc. 2 : La première page du Canard enchaîné, 6 septembre 1916. L’éclatement de la Première Guerre mondiale ressuscite la censure et bouleverse le paysage de la presse française. Le 4 août 1914 est votée une loi sur la « censure préventive ». Clemenceau, dont le journal L’Homme libre est victime de cette loi, s’insurge contre cet abus de pouvoir en septembre 1914 et rebaptise son titre L’Homme enchaîné. La création du Canard enchaîné le 10 septembre 1915 fait écho à l’incident. La parution du journal satirique qui se présente comme « vivant, propre et libre » ne débute réellement qu’en juillet 1916. ◗ Réponse à la question 1. Le journal satirique s’attaque résolument à la censure qui s’abat sur la presse récalcitrante. En faisant apparaître les coupes effectuées par le gouvernement sur sa première page, le Canard enchaîné dénonce publiquement les méfaits d’une politique qui porte atteinte à la liberté de la presse. →Doc. 3 : Une presse violemment antisémite. Dans le prolongement du 6 février 1934, une partie de la presse relaie et attise les querelles d’opinion au sein de la population française. L’Action française, quotidien fondé par Charles Maurras, influent à l’extrême droite, mêle l’injure systématique à la diffamation de ses adversaires républicains. Léon Blum est une cible privilégiée de ces attaques – antisémites ou relevant du « péril rouge ». Si cette presse suscite une forte réprobation au sein d’une partie de l’opinion, elle trouve néanmoins une audience qui s’amplifie sous l’Occupation. L’hostilité du régime de Vichy envers les responsables politiques de la IIIe République puise sa source dans la presse d’extrême droite des années 1930. Pétain abroge d’ailleurs, dès le 27 août 1940, un décret-loi adopté en avril 1939 destiné à lutter contre l’expression du racisme et de l’antisémitisme. →Doc. 4 : L’expansion de la radio dans les années 1930. Des années 1920 aux années 1930, la radio, de média marginal accède au statut de moyen de divertissement et de source d’information auprès d’un public qui s’élargit considérablement. Des premiers bulletins d’information des années 1920, à 1939, le nombre de postes récepteurs et d’auditeurs fait plus que décupler. L’écho des émissions radiophoniques sur l’opinion devient un enjeu politique malgré une audience limitée par comparaison à celle de la presse. →Doc. 5 : La radio et l’Anschluss. Dans un contexte de succès grandissant de la radio, la nature des programmes se diversifie, leur durée s’allonge. Ce document témoigne du renouvellement des émissions. ◗ Réponse à la question 1. Grâce à une diversification de ses émissions, à la réactivité de ses premiers reportages en direct et à une durée de diffusion en augmentation, la radio devient une concurrente sérieuse de la presse écrite à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Étude 3 p. 136-137 Pétain et de Gaulle au moment de la défaite de 1940 : la « guerre des ondes » Cette étude permet de saisir comment Pétain et de Gaulle s’emparent de la radio dès 1940 afin d’en faire un outil de propagande majeur dans la lutte pour la conquête de l’opinion publique. →Doc. 1 : L’appel du 21 mai 1940. À la tête de la quatrième division cuirassée, le colonel de Gaulle vient de remporter dans l’Aisne un succès remarquable sur les Allemands, qui se traduit à la fin du mois par une avance dans la Somme d’une dizaine de kilomètres et la capture de 500 prisonniers. Il est interviewé par Alex Surchamp, reporter de la radio française, au lendemain de son premier succès. Le texte de cette émission, diffusé le 2 juin 1940 sans précision sur le nom de son auteur, publié pour la première fois en 1985, présente un intérêt d’autant plus remarquable qu’il préfigure l’Appel du 18 juin. →Doc. 2 : 17 juin, Pétain appelle à cesser le combat. Le 16 juin 1940, le maréchal Pétain est nommé président du Conseil. Il succède à Paul Reynaud qu’il a contribué à mettre en minorité dans son gouvernement sur la question de la poursuite de la guerre à partir de l’Afrique du Nord. Le lendemain, il prononce une allocution radiodiffusée en faveur de l’armistice. L’annonce de l’engagement de négociations avec l’Allemagne a un effet profondément démobilisateur sur le moral des armées françaises. De la diffusion de ce texte à l’entrée en vigueur de l’armistice le 25 juin, les Allemands capturent ainsi plus de prisonniers que depuis le début de leur attaque le 10 mai. →Doc. 3 : Le rôle décisif de la radio pour l’Appel du 18 juin 1940. a. En pleine débâcle, de Gaulle, promu au grade de général à titre temporaire le 1er juin, est nommé quatre jours plus tard sous-secrétaire d’État à la Défense nationale et à la Guerre. Partisan de la poursuite de la guerre, il prend la décision de rejoindre Londres le 16 juin au moment où Pétain s’apprête à demander l’armistice. Deux jours plus tard, vers 20 heures, il prononce sur les ondes de la BBC son célèbre discours, qui ne fut pas enregistré. Il décrira dans ses mémoires les circonstances dans lesquelles fut diffusé l’Appel du 18 juin. b. La nièce du général de Gaulle, entrée rapidement en résistance, est arrêtée en 1943 et déportée au camp de Ravensbrück. À l’occasion du cinquantenaire de la diffusion de l’Appel du 18 juin, elle raconte comment elle a découvert l’existence de ce discours qu’elle n’avait pas entendu, comme l’immense majorité des Français à l’époque. Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus • 53 © Hachette Livre dans l’opinion la thèse d’une corruption généralisée du régime parlementaire. Elle n’hésite pas à recourir aux stéréotypes antisémites et à l’insulte contre ceux qu’elle considère comme ses ennemis. De son côté, la presse de gauche diffuse, auprès d’une opinion choquée par le bilan humain de la manifestation du 6 février, le thème de la tentative du coup de force fasciste contre le régime républicain. Elle encourage les électeurs de gauche à se rassembler et à manifester dans le cadre d’une lutte antifasciste afin de protéger de manière énergique un régime menacé par l’extrême droite. →Doc. 4 : Dans une école parisienne, les élèves écoutent debout la voix du maréchal Pétain, 13 octobre 1941. Avant juillet 1940, alors que Pétain ne s’appuie encore que sur une diffusion en zone sud et des émetteurs de portée réduite, le chef de l’État prend la peine de faire radiodiffuser l’ensemble des discours qu’il rédige. Cette pratique se poursuit pendant toute la guerre avec l’ambition de convaincre l’opinion de la légitimité du régime de Vichy. La radio constitue un des relais du culte de la personnalité entourant Pétain, à destination de la jeunesse notamment. Elle ne signifie pas pour autant que l’opinion est tout entière acquise au chef de l’État français quoi que cette photographie cherche à suggérer. →Doc. 5 : Pétain justifie l’armistice à la radio. Le 25 juin 1940, Pétain annonce aux Français les conditions imposées par l’armistice, voie qui semble alors répondre aux aspirations de la majorité de l’opinion, désorientée par la débâcle, et peu encline à imaginer la poursuite de la lutte. Mais, dans ce message, le maréchal Pétain cherche déjà à occulter la responsabilité de l’état-major dans la défaite pour mieux accuser le régime de la IIIe République. →Doc. 6 : Vichy s’en prend au « général Micro ». Ce dessin de Mosdyc, paru en 1943 dans l’hebdomadaire antisémite subventionné par les services de propagande nazis Au pilori, illustre le fait que le général de Gaulle est devenu, à cette date, une des cibles privilégiées de la presse collaborationniste (près de 10 % des dessins lui sont consacrés dans La Gerbe entre 1943 et 1944, 13 % dans Je suis partout). La représentation de de Gaulle en personnage manipulé par les juifs, révèle aussi la méconnaissance de l’auteur pour la physionomie du protagoniste, connu avant tout pour ses discours prononcés sur la BBC. En 1944, un sondage clandestin de la BBC révèle d’ailleurs que 70 % des Français écouteraient radio Londres. ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre 1. Entre mai et juin 1940, la débâcle militaire débouche sur une grave crise politique qui fragilise les institutions républicaines. Au sein du gouvernement où se retrouvent Pétain et de Gaulle avant la signature de l’armistice, deux camps s’affrontent sur les ondes pour le contrôle de l’opinion. Le maréchal, nommé à la tête du gouvernement le 16 juin, cherche à convaincre l’opinion du caractère inéluctable de la défaite et de la nécessité de signer l’armistice avec les Allemands. Face à la perspective de l’armistice qui se précise, de Gaulle, qui croit depuis mai 1940 à la possibilité d’une victoire, rejoint Londres et y utilise la radio pour appeler à la poursuite du combat. 2. De Gaulle analyse les raisons des succès militaires allemands, l’usage combiné des avions et des chars, afin de convaincre l’auditeur français qu’il existe un espoir de vaincre en ayant recours à la même stratégie. 3. Les trois discours illustrent la bataille que mènent, par ondes interposées, Pétain et de Gaulle à partir du mois de juin 1940 pour la conquête de l’opinion. Tandis que Pétain cherche à justifier le caractère inéluctable de l’armistice, de Gaulle de son côté prétend au contraire que la poursuite de la lutte est à la fois possible et indispensable. Le 25 juin, Pétain réagit à l’appel du général de Gaulle : il justifie l’armistice et analyse les raisons d’une défaite présentée comme inévitable. Il invite aussi l’opinion à tirer de la défaite des conclusions diamétralement opposées à celles de de Gaulle. 4. Les deux hommes ont privilégié la radio car ils nourrissent la conviction que ce nouveau média peut leur permettre de convaincre les masses d’adhérer à leurs objectifs respectifs : cesser le combat en accusant la République de la défaite pour Pétain, poursuivre le combat hors de France pour de Gaulle. 5. La radio est un moyen de propagande utilisé par le régime de Vichy pour convaincre la population du bien-fondé de la politique de collaboration entamée par le maréchal Pétain. Confronté à l’audience de radio Londres, l’État français organise la riposte pour tenter de conserver le contrôle de l’opinion en ayant recours au même média. 6. Cette caricature de 1943 prouve que la guerre s’est prolongée par ondes interposées. En s’en prenant à de Gaulle, elle tend à prouver que la crédibilité du général, loin de s’estomper, s’est affirmée depuis 1940 grâce à la répétition de ses interventions radiophoniques. ◗ Texte argumenté En utilisant la radio pendant la crise de 1940, de Gaulle et Pétain cherchent à établir un lien direct avec une opinion désemparée par la défaite. Nommé chef du gouvernement, Pétain entreprend de convaincre la population qu’il n’existe pas d’autre choix que la cessation des hostilités. Son message du 17 juin qui annonce l’ouverture de négociations avec les Allemands sape l’esprit de résistance des forces armées. De Gaulle réagit en lançant depuis Londres un appel radiophonique qui, sans être massivement entendu en direct, vise à persuader de le rejoindre tous ceux qui désirent poursuivre le combat. La radio devient un outil de propagande destiné à combattre et discréditer l’adversaire. Confronté à l’appel du général de Gaulle à continuer la guerre en tirant les leçons de la défaite militaire, le maréchal Pétain diffuse sur les ondes radios des messages afin de convaincre l’opinion publique du bien-fondé de l’armistice et des erreurs commises par le régime républicain. Les messages radiophoniques véhiculent auprès de l’opinion deux visions antagonistes de la guerre et de l’avenir de la France. Étude 4 p. 138-139 1958, le retour de de Gaulle au pouvoir vu par les Actualités françaises L’étude de la crise du 13 mai 1958 vue par les Actualités françaises permet d’étudier le rôle des médias audiovisuels contrôlés par le pouvoir politique en place auprès de l’opinion publique. →Doc. 1 : Les conséquences du 13 mai 1958 vues par les Actualités françaises. Ce document est un extrait du commentaire accompagnant les images des Actualités françaises de la semaine du 13 au 20 mai 1958. Ce fragment est représentatif de l’intégralité du document. S’il mentionne Salan, qui gouverne l’Algérie, mais sans préciser à quel titre, et le nouveau président du Conseil, Pierre Pflimlin, le nom du général de Gaulle est sciemment passé sous silence. Le reportage reflète donc la vision gouvernementale du moment : les rumeurs d’un coup d’État et la crainte d’une guerre civile sont cachées tandis que l’aptitude du gouvernement à contrôler une situation insurrectionnelle n’est pas remise en cause. Certains passages insistent aussi sur les manifestations de rapprochement entre Algériens et Français d’Algérie, présentées comme une marque de soutien au nouveau président du Conseil alors que cette nomination entraîne une manifestation qui s’achève par la prise du gouvernement général d’Alger. →Doc. 2 : De Gaulle se propose de revenir au pouvoir. Le 15 mai, Salan lance un appel public en faveur de de Gaulle. Celui-ci adresse son communiqué le jour même à l’opinion et semble défier le gouvernement et le Parlement : il ne condamne pas les événements du 13 mai et se déclare prêt à revenir au pouvoir. Parlementaires et ministres estiment alors que de Gaulle encourage la sécession algérienne. →Doc. 3 : La conférence de presse du 19 mai 1958. Alors que la rumeur d’une guerre civile se précise et que Salan et des membres de l’état-major envisagent, avec l’opération « Résurrection », une prise du pouvoir à l’aide de troupes parachutistes, le général de Gaulle annonce à l’opinion publique, 54 • Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus →Doc. 4 : Le retour au pouvoir de de Gaulle présenté par les Actualités françaises le 4 juin 1958. Dans une longue édition spéciale de 8 minutes, les Actualités françaises présentent une nouvelle version des événements qui ont conduit le général de Gaulle à la présidence du Conseil. Cette fois, ce sont les protestations des opposants au retour de l’ancien héros de la Résistance qui sont occultées, notamment celles relatives à la thèse du coup d’État. Le 28 mai, dans un climat de tension persistant, adversaires et partisans du retour de de Gaulle ont manifesté dans Paris. Le 1er juin, soutenu par le président de la République René Coty, le général de Gaulle devient président du Conseil. Le reportage s’achève sur une image d’archive à la forte portée symbolique, le général de Gaulle sur les Champs-Élysées en août 1944. →Doc. 5 : Le spectre du coup d’État. Jean Effel réunit ici sur le mode ironique plusieurs des protagonistes du retour au pouvoir du général de Gaulle : le général Massu qui a poussé Salan à la tête du Comité de salut public, Félix Gaillard et Guy Mollet qui, semblant immobiliser Marianne contre son gré, ont contribué à l’investiture de de Gaulle à la présidence du Conseil. ◗ Réponses aux questions 1. Cette édition (doc. 1, 2 et 3) des Actualités françaises, loin de relater de manière objective les événements qui se produisent du 13 au 20 mai 1958, ne propose à l’opinion publique qu’une vision favorable au gouvernement en place. Elle passe sous silence l’appel de Salan à Alger, ne commente pas les images de banderoles portant le nom du général de Gaulle. Aucune de ses deux interventions des 15 et 19 mai n’est évoquée. 2. En procédant ainsi, le gouvernement masque l’ampleur de la crise politique, il occulte la prise du pouvoir par les émeutiers à Alger et les manœuvres du général de Gaulle destinées à se présenter comme l’homme providentiel. 3. Le commentaire qui accompagne les images multiplie les parallèles entre la crise du 13 mai et la période de la Seconde Guerre mondiale. Le retour au pouvoir du général de Gaulle est assimilé à l’action qu’il a menée de son Appel du 18 juin à son retour dans la France libérée en 1944. De Gaulle est présenté en sauveur, en garant de l’ordre et de l’unité nationale. 4. Le commentaire occulte les manœuvres des militaires, des soutiens gaullistes et de quelques hommes politiques. La formation du Comité de salut public, l’action des soutiens gaullistes en Algérie, la préparation de l’opération Résurrection ne sont pas évoquées. À cette date, le pouvoir gaulliste, grâce au contrôle des médias audiovisuels, peut diffuser auprès de l’opinion publique sa version de la crise du 13 mai 1958. ◗ Texte argumenté Les éditions des Actualités françaises du 21 mai et du 4 juin diffusent deux versions bien différentes des événements survenus depuis le 13 mai 1958. Ces différences de traitement de l’information révèlent l’emprise des pouvoirs en place sur les médias audiovisuels. La première édition vise tout d’abord à persuader l’opinion que le gouvernement maîtrise la situation en Algérie. Elle occulte l’ampleur des troubles qui ont suivi la manifestation du 13 mai et l’installation d’un pouvoir insurrectionnel concurrent à Alger. Tout en défendant la politique menée par le président du Conseil, elle cherche aussi à dissimuler le soutien dont de Gaulle bénéficie alors dans certains milieux en Algérie comme en France. Elle élude d’ailleurs les initiatives qu’il prend pour communiquer à l’opinion son désir de revenir au pouvoir. La deuxième édition présente sous un jour très favorable la nomination du général de Gaulle à la présidence du Conseil. Le journal du 4 juin décrit le nouveau président du Conseil comme le garant de l’ordre et de l’unité nationale. Pour renforcer la démonstration, elle établit un parallèle avec l’action du général de Gaulle lors de la Libération, investi cette fois-ci de la mission de sauver la République. Étude 5 p. 140-141 Mai 1968 à la radio et à la télévision Cette étude met en exergue les réactions aux tentatives du pouvoir gaulliste en mai 1968 de contrôler la radio et la télévision, nouveaux médias de masse de plus en plus populaires. →Doc. 1 : L’ORTF au service d’un État policier ? Nombre d’affiches célèbres de Mai 68, inspirées des slogans des manifestants, sont réalisées par l’École des beaux-arts rebaptisée pour l’occasion l’Atelier populaire de l’École des beaux-arts. Plusieurs d’entre elles diffusent le thème d’une information officielle cadenassée par un État policier. →Doc. 2 : L’ORTF en quête d’indépendance. En mai 1968, la majorité des personnels de l’ORTF se met en grève pour protester contre la volonté du pouvoir gaulliste de limiter l’audience des manifestations étudiantes à la radio et à la télévision. Les revendications des grévistes pour diffuser une information « impartiale, honnête et complète » sont amplifiées par certaines affiches de l’Atelier populaire. →Doc. 3 : La censure à l’ORTF. Malgré les autorisations de tournage accordées à deux équipes de télévision pour réaliser un dossier sur la contestation étudiante, la censure des ministères de l’Information et de l’Éducation s’abat le 10 mai et déclenche la grève de toutes les catégories de personnels à l’ORTF. Les journalistes de radio et de télévision participent dès lors aux manifestations avec le slogan « Libérez l’information ». Au terme du mouvement, le pouvoir gaulliste maquille les sanctions - 60 licenciements de journalistes - en réductions d’effectifs. →Doc. 4 : Les leaders de la contestation étudiante à la télévision. L’accueil des trois leaders de la contestation au journal télévisé se produit au moment où l’ORTF bascule dans la grève pour protester contre l’emprise du pouvoir politique sur l’information et alors que la protestation étudiante élargit son audience. En apparence, la censure a volé en éclats ; l’intervention ultérieure de Pompidou souligne surtout une détermination intacte de contrôle de la télévision de la part du gouvernement. →Doc. 5 : Le gouvernement contre « Radio Émeute ». Au cours du mois de mai, les radios périphériques, en diffusant en direct les échos des manifestations, acquièrent une popularité grandissante auprès de l’opinion. Les tentatives du gouvernement pour contrôler techniquement ces émissions très écoutées échouent face à l’inventivité des journalistes. →Doc. 6 : En direct des barricades. En mai 1968, les journalistes des radios périphériques RTL et Europe 1 suivent en direct et au plus près les événements : dans les manifestations, sur les barricades, mais aussi dans les usines où le mouvement s’est propagé. Ce reportage est diffusé au moment où le mouvement de grève dépasse les neuf millions de grévistes ; cette nuit-là (nuit du 24 au 25 mai), il fallut cinq heures aux forces de police pour rétablir l’ordre. ◗ Réponses aux questions 1. Pour de nombreux manifestants, l’ORTF sert d’outil de propagande aux mains du gouvernement. Le pouvoir gaulliste exerce en effet sa censure sur les reportages consacrés au mouvement étudiant afin d’en limiter l’audience. Il cherche aussi à utiliser la télévision pour discréditer les leaders étudiants auprès de l’opinion. Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus • 55 © Hachette Livre dans une conférence de presse rediffusée par les Actualités françaises, qu’il ne projette pas d’installer une dictature. 2. En ouvrant l’antenne aux leaders de la contestation étu- ◗ Réponses aux questions diante, le gouvernement espère que leurs revendications seront perçues comme des repoussoirs auprès de l’opinion publique. La tonalité revendicative de leur discours conforte le pouvoir auprès d’une partie de l’opinion. 1. Que ce soit dans le cadre d’allocutions ou de conférences de presse, de Gaulle utilise la radio et la télévision pour s’adresser directement aux Français. Lors de ses interventions minutieusement préparées, discours et gestuelle sont destinés à convaincre l’opinion. 2. En avril 1961, l’usage des discours de de Gaulle à la radio et à la télévision pour dénoncer la tentative de putsch permet de sauver le régime républicain. 3. Le gouvernement veut s’assurer le contrôle des émissions de radio car il est convaincu que leur écoute a contribué à l’extension du mouvement au cours du mois de mai. 4. La première affiche dénonce la censure d’un État policier s’exerçant sur les émissions de l’ORTF. La deuxième présente le mouvement de grève à l’ORTF comme une lutte pour la liberté de l’information. 5. Les radios connaissent un fort succès d’audience car elles proposent des reportages à chaud, en direct des barricades parisiennes lors des nuits d’émeute et offrent aux auditeurs une information vivante et réactive. Leçon 3 ◗ Texte argumenté Le gouvernement, convaincu de la capacité des médias de masse à influencer l’opinion en faveur du mouvement de protestation, cherche à contrôler l’information. Il censure les premiers reportages consacrés à l’agitation étudiante, diffuse les messages des leaders de la contestation en escomptant effrayer l’opinion. Il cherche aussi à empêcher les radios de diffuser des reportages en direct des manifestations en invoquant la protection de l’ordre public. À l’ORTF, toutes les catégories de personnels opposées à la mainmise du pouvoir sur la radio et la télévision entrent en grève pour défendre la liberté de l’information. Journalistes, producteurs et techniciens se joignent aux manifestations tandis que les radios ouvrent leurs antennes en direct afin de relater au plus près les événements de Mai 68. p. 144-145 Les nouveaux rapports entre médias, opinion et démocratie à l’ère de la culture d’écran →Doc. 1 : L’évolution du taux d’équipement des ménages en téléviseurs, en %. Lente dans les années 1960, la diffusion de la télévision est ensuite devenue fulgurante. À la fin des années 1980, la suprématie du petit écran est assurée auprès d’une opinion qui préfère désormais s’informer grâce au journal télévisé. L’offre grandissante du nombre de chaînes s’accompagne d’une forte croissance de la consommation de programmes télévisés. Radio et télévision à la conquête des masses de 1945 aux années 1960 →Doc. 2 : Opinion et médias : l’ère du soupçon. Selon de nombreux sondages, la moitié des Français éprouvent de la méfiance envers les médias, soupçonnés de travestir la réalité. À l’occasion du référendum pour la Constitution européenne du 29 mai 2005, de nombreux citoyens ont dénoncé le parti pris supposé des médias en faveur du oui. Depuis les années 1990, les médias sont régulièrement accusés de fabriquer l’opinion sous la forme d’une « pensée unique ». →Doc. 1 : Le développement de la radio et de la télévision. ◗ Réponses aux questions Leçon 2 p. 142-143 À la fin des années 1950, grâce au poste à transistor, peu encombrant et sans fil, la radio est présente dans neuf foyers sur dix. L’audience du journal du soir est trois fois supérieure à celle du quotidien le plus lu. Sous l’ère gaullienne, la télévision, dont le taux d’équipement augmente sensiblement, devient aussi de plus en plus populaire. ◗ Réponses aux questions 1. Le nombre de postes de radio et de télévision, devenus de véritables objets du quotidien des ménages français, augmente nettement entre les années 1950 et 1960. 2. L’affirmation du petit écran se traduit par une augmentation du taux d’équipement des ménages qui se poursuit tout au long de la période gaullienne. →Doc. 2 : La presse clandestine contre le STO. © Hachette Livre →Doc. 4 : Discours du général de Gaulle du 21 avril 1961. En avril 1961, de Gaulle parvient en quatre jours à mettre fin à la tentative de putsch en Algérie. Il fait de la radio une arme politique : il invite avec succès, directement sur les ondes, le contingent à ne pas obéir aux officiers rebelles. Face à une presse officielle surveillée par les services de propagande allemande, près d’un millier de titres clandestins paraissent entre 1940 et 1944. Les tirages record de cette presse interdite (Combat publie entre 200 000 et 300 000 exemplaires) témoignent de son succès auprès de l’opinion. →Doc. 3 : La conférence de presse télévisée. Depuis une ordonnance de 1959, le gouvernement contrôle la télévision. De Gaulle utilise la télévision pour faire contrepoids à l’influence de la presse. Entre 1958 et 1969, il prononce 69 allocutions pour solliciter l’aide de l’opinion. 1. C’est la télévision qui est la cible des manifestants. À l’occasion du référendum de 2005, elle était parfois accusée de chercher à fabriquer une opinion contraire à celle de la population majoritairement hostile au projet de constitution. 2. Ces manifestants cherchent à prouver qu’en dépit de tentatives supposées de manipulation de l’opinion par la télévision, ils resteront libres de leur vote. →Doc. 3 : L’érosion de la lecture de quotidiens dans leur version papier. Ce document reflète la poursuite d’une tendance entamée dans les années 1980 : le recul de la lecture de journaux payants. Les concepteurs de cette étude sur les pratiques culturelles des Français soulignent toutefois qu’il est hasardeux d’en conclure que les Français lisent moins en raison du succès de la presse gratuite et des nouvelles formes de lecture sur écran. →Doc. 4 : La pratique d’Internet pour des usages personnels. Si les dernières enquêtes sur les pratiques culturelles des Français soulignent l’augmentation du temps passé devant les écrans, notamment pour consulter Internet, elles soulignent aussi les effets générationnels. Les jeunes consacrent beaucoup plus de temps que leurs aînés à ce type de pratique susceptible d’influencer l’opinion. →Doc. 5 : Internet : simple défouloir ou nouveau forum ? Le succès grandissant d’Internet suscite des débats sur son impact réel auprès de l’opinion. L’auteur de l’article insiste sur 56 • Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus l’ambivalence de ce nouveau média, qui peut à la fois appauvrir et enrichir le débat au sein de l’opinion publique. ◗ Réponse à la question 1. Internet peut favoriser la diffusion instantanée de rumeurs, d’informations non vérifiées et ouvrir auprès de l’opinion une fenêtre de diffusion massive aux propos extrémistes et diffamatoires menaçant la qualité du débat démocratique. Mais le recours élargi à ce nouveau média permet également de vérifier et ainsi d’enrichir les contenus médiatiques proposés à l’opinion. Histoire des Arts p. 146-147 Marianne et la République dans la caricature de presse pendant les crises politiques Lors des grands affrontements politiques, la figure de Marianne est le vecteur couramment utilisé par les dessinateurs de presse pour mobiliser l’opinion au service de causes et de forces politiques antagonistes. →Doc. 1 : La querelle entre l’Église et la République. Cette caricature précède la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État. Elle fait allusion à la violente querelle provoquée par la laïcisation de l’enseignement. La religieuse et Marianne se disputent le droit d’enseigner à l’enfant. L’auteur, de sensibilité anarchiste, critique autant l’attitude de la République « bourgeoise » que celle de l’Église catholique, responsables du même abêtissement de la jeunesse, comme le suggèrent les deux ânes qui dominent le dessin. →Doc. 2 : Le Front Populaire vu par ses adversaires. Dans le contexte de montée des tensions des années 1930, la caricature politique redevient un instrument privilégié d’affrontement auprès de l’opinion. Cette caricature symbolise l’hostilité de la presse de droite envers le Front Populaire : sur la poitrine de Marianne, deux crabes aux emblèmes du PCF et de la SFIO symbolisent le cancer qui ronge une République aux traits creusés par ses parasites mortels. 3. Le caricaturiste présente Marianne comme l’Église sous des traits peu flatteurs : ceux de matrones et mégères prêtes à en venir aux mains pour s’attribuer l’éducation d’un enfant écartelé entre elles (doc. 1). Selon Roubille, le clergé comme le régime républicain nourrissent le même projet d’asservissement des esprits. Ralph Soupault cherche à mobiliser l’antisémitisme et l’antiparlementarisme en associant à Marianne l’étoile de David et les symboles de la franc-maçonnerie (doc. 3). 4. Dans le document 2, Charlet associe socialisme et communisme à un péril mortel rongeant de l’intérieur une République aux prises avec le gouvernement de Front Populaire. Selon Siné, la réforme du mode de scrutin de l’élection présidentielle menace la République d’une dangereuse personnification du pouvoir et risque de priver les citoyens de leur souveraineté (doc. 4). 5. Jusqu’aux années 1930, le style et la composition des dessins de presse rappellent que leurs auteurs ont souvent reçu une formation artistique poussée et tentent de mener de front une carrière de peintre et de caricaturiste. Peu à peu, les dessinateurs de presse se transforment en véritables journalistes défendant la ligne éditoriale de leurs journaux respectifs. Le trait de leur dessin se simplifie, prend parfois sa source d’inspiration dans la bande dessinée tandis que la légende fait passer un message plus engagé. 6. Afin d’influencer l’opinion, la caricature est mobilisée au service de causes opposées à l’occasion des grandes crises politiques. Lors des affrontements entre l’Église et l’État, la figure de Marianne est utilisée comme un repoussoir au service de la presse anarchiste qui renvoie dos à dos le clergé et le régime républicain dans leur lutte pour s’emparer de l’éducation de la jeunesse (doc. 1). Dans les années 1930, les caricatures de presse reflètent le durcissement des oppositions idéologiques et la violence des oppositions politiques entre la gauche et la droite (doc. 2). Sous le régime de Vichy, la caricature se met au service d’une politique de collaboration d’inspiration antisémite et antiparlementaire (doc. 3). Lors des premières années de la Ve République, des caricatures de presse expriment l’opposition grandissante à la personnalisation et au renforcement du pouvoir de de Gaulle (doc. 4), prélude à Mai 68. →Doc. 3 : Léon Blum au procès de Riom. →Doc. 4 : Marianne se noie dans de Gaulle. Siné réalise son dessin au moment où, en octobre 1962, de Gaulle fait adopter par référendum l’élection du président de la République au suffrage universel direct. ◗ Réponses aux questions 1. Sous le dessin de Roubille (doc. 1), Marianne apparaît comme une figure s’opposant violemment à l’Église catholique. Elle est aussi présentée sous les traits d’une victime menacée par les forces de gauche (doc. 2) ou la soif de pouvoir personnel de de Gaulle (doc. 4). Ralph Soupault l’enlaidit et l’assimile au thème du complot judéo-maçonnique (doc. 3). 2. L’Église, sous la forme d’une religieuse, lutte avec Marianne pour lui arracher l’enfant, qui représente l’enjeu de l’éducation (doc. 1). Les crabes accrochés à la poitrine de Marianne symbolisent les communistes et les socialistes (doc. 2). Léon Blum, président du Conseil sous le Front Populaire, apparaît sous les traits de l’avocat d’une Marianne au service du complot judéomaçonnique (doc. 3). C’est dans le corps stylisé d’un de Gaulle aux bras tendus vers le ciel que Marianne tente d’échapper à la noyade. Prépa Bac p. 150-155 ◗ Composition Sujet guidé - Médias et forces politiques lors des grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus 4. Développer le sujet I. Des médias contrôlés et instrumentalisés par les autorités 1. Des médias sous contrôle – Surveillance et censure par l’État (Première Guerre mondiale ; Vichy ; Mai 1968) – Suppression de la liberté de la presse en 1940 – Mainmise du pouvoir politique sur la RTF puis l’ORTF 2. Des médias instrumentalisés – « Bourrage de crâne » en 1914 – Contrôle des Actualités françaises par le gouvernement en mai 1958 – Propagande du régime de Vichy par voie de presse, par la radio II. Des médias influençant ou s’opposant au pouvoir en place 1. Des médias utilisés pour renverser le pouvoir en place – 1934, révélation de l’affaire Stavisky par la presse d’extrême droite pour déstabiliser le pouvoir – Presse clandestine et radio (BBC) au service de la Résistance – « Guerre des ondes » à partir de 1940 2. Des médias engagés et critiques Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus • 57 © Hachette Livre Ralph Soupault, caricaturiste collaborationniste condamné à quinze ans de travaux forcés en 1945, fait ici référence au procès de Riom organisé par le régime de Vichy pour accuser de grandes figures de la IIIe République, comme Léon Blum, de la défaite de 1940. L’objectif de ce dessin est de diffuser antisémitisme et haine de la République auprès de l’opinion. – Presse dreyfusarde (« J’accuse ») et antidreyfusarde (La Libre Parole) – 6 février 1934, alerte sur la menace d’un coup d’État fasciste – Presse contestataire (Canard enchaîné) et radios périphériques (Mai 1968) – Mobilisation des médias en avril 2002 III. L’émergence de nouveaux rapports entre médias et forces politiques 1. La télévision et le pouvoir – La télévision, lieu de contact entre hommes politiques et opinion publique – La télévision, un outil au service du pouvoir ? 2. Les nouvelles relations entre médias et pouvoir depuis l’apparition d’Internet et du numérique – Internet, nouvel espace de débats démocratiques et de polémiques – La perte d’influence des politiques sur ce nouveau média Sujet en autonomie - Médias et opinion publique lors des grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus Problématique : Quelles relations entretiennent les médias et l’opinion publique lors des grandes crises politiques en France depuis la fin du xixe siècle ? Plan 1. Une opinion publique informée par des médias de plus en plus diversifiés et accessibles – La presse, média de masse avant la Seconde Guerre mondiale – La presse concurrencée par la radio puis par la télévision – Le développement d’Internet et l’ère numérique 2. Des médias qui influencent l’opinion publique – Des médias qui prennent parti et une opinion publique divisée – Des médias vecteurs de propagande 3. Des médias utilisés par l’opinion publique – Des médias comme moyens d’expression politique et culturelle libre – Des médias critiqués et des médias plébiscités ◗ Étude de document(s) © Hachette Livre Sujet guidé - Les médias et les crises politiques Présentation Le document 1 montre la première page du quotidien L’Aurore du 13 janvier 1898. C’est la page la plus importante car souvent, c’est la seule visible par le public avant l’achat du journal. Elle est composée de la manchette (nom du journal, prix, date, édition, adresse du siège social et nom du directeur) et de la tribune (partie haute comportant l’information principale, les gros titres). L’auteur de la « lettre » est Émile Zola, romancier très populaire à la fin du xixe siècle. Le document 2 est un extrait des Mémoires d’un acteur historique majeur. L’auteur, le général de Gaulle, après avoir incarné la France libre et résistante à Londres, préside le « Gouvernement provisoire de la République Française » à la Libération. Quittant le pouvoir en 1946, il est retiré provisoirement de la vie politique lorsqu’il publie ses mémoires. Dans les deux cas, le destinataire est l’opinion publique, c’està-dire un ensemble d’attitudes d’esprit dominantes dans une société sur des problèmes collectifs variés. Longtemps l’opinion fut communément associée à la presse et à la rue, puis, non sans ambiguïté, aux sondages. Les contextes diffèrent entre les deux documents : la une de L’Aurore correspond à une période où les valeurs de la jeune République sont contestées par des courants conservateurs, cléricaux et xénophobes, se manifestant notamment avec la montée d’un antisémitisme ; le document 2 a été écrit dans l’après-guerre mais évoque le moment de la défaite de 1940 lors de laquelle le maréchal Pétain appelle à cesser les combats tan- dis que le général de Gaulle décide de poursuivre la lutte depuis Londres. Á partir de ces documents, comment se caractérisent les relations entre les médias et les crises politiques ? Il convient de montrer d’abord comment les médias sont utilisés pour influencer l’opinion publique, puis d’expliquer leur rôle dans les crises politiques. • Les médias sont d’abord utilisés pour influencer l’opinion publique. Ainsi l’article de Zola occupe tout le « ventre » de la une afin d’attirer l’attention des lecteurs. S’il fait le choix d’adresser sa lettre au « président de la République », c’est pour montrer que derrière l’affaire judiciaire se cache en réalité une affaire politique. Elle révèle en effet un antisémitisme profond qui divise les Français. Ce mouvement est raciste et xénophobe à l’égard des juifs. En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus était condamné par le conseil de guerre après avoir été accusé de transmettre des documents secrets à l’Allemagne. Zola utilise alors la taille des caractères mais aussi un verbe qui lui permet de retourner l’accusation contre les accusateurs. En effet, la presse reflétait alors l’opinion d’une très grande majorité de Français convaincus de la culpabilité de Dreyfus. Zola dénonce les médias qui en grande majorité se faisaient alors les porteparoles des antidreyfusards. Les défenseurs de Dreyfus, certains de son innocence, lancent une vaste campagne en faveur de sa réhabilitation. Quand le général de Gaulle appelle à « hisser les couleurs », il fait comme E. Zola en utilisant autrement le symbole de la République française. Alors que le maréchal Pétain met le drapeau français en berne en signant l’armistice le 16 juin, de Gaulle, comme Paul Reynaud alors chef du gouvernement, appelle les Français à le porter fièrement en le hissant, signifiant par là que pour lui, si une bataille est perdue, la guerre, elle, ne l’est pas. En effet, deux positions s’affrontent quand, en mai 1940, les Allemands percent les lignes françaises et, en cinq semaines de guerre éclair, infligent à la France une défaite d’une ampleur inédite. L’utilisation de ces deux médias participe de la volonté de toucher le public le plus large. Cette abréviation de l’expression anglosaxonne mass media signifie littéralement « média de masse ». L’expression désigne l’ensemble des techniques et des supports de diffusion massive de l’information et de la culture auprès de l’opinion publique (presse, radio, cinéma, télévision). Or, à la fin du xixe siècle, c’est le cas pour la presse, grâce à l’adoption de la loi sur la liberté de la presse de juillet 1881 et aux progrès de l’alphabétisation encouragés par la République. Les innovations techniques favorisent l’industrialisation de la production et de la diffusion des journaux et les tirages des principaux quotidiens sont élevés (le tirage des 10 premiers quotidiens en 1910 oscille entre 67 000 et 1,4 million). D’abord expérimentale et marginale, la radio commence à concurrencer la presse écrite dans les années 1930. Elle suscite un engouement grâce, entre autres, aux reportages d’actualité en direct (l’Anschluss est raconté en direct sur Radio Cité). De plus, les premières stations de radio jouent de leur rapidité auprès de l’opinion en matière de restitution des événements. • Les documents 1 et 2 montrent le passage d’une presse qui connaît son « âge d’or » avant 1914 à celui de son déclin au profit de la radio qui émerge dans les années 1930. Ils témoignent aussi du rôle des médias en tant qu’instrument de mobilisation politique. Ainsi dans l’affaire Dreyfus, à la fin du xixe siècle, la presse antidreyfusarde, comme La Libre Parole ou Pssst… !, s’efforce de convaincre l’opinion publique de la culpabilité du capitaine Dreyfus pour trahison. Mais cette intervention d’E. Zola dans L’Aurore provoquera la réouverture du procès de Dreyfus devant un Conseil de guerre, qui aboutira finalement à la réhabilitation du capitaine en 1906. 58 • Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus Pendant la Seconde Guerre mondiale, la radio devient à son tour un moyen de propagande avec le maréchal Pétain. Mais c’est aussi un moyen de résistance : l’audience des émissions telles que « Les Français parlent aux Français » diffusées à la BBC ne cesse d’augmenter. Selon un sondage clandestin de 1944 à la veille de la Libération, 70 % des Français auraient écouté Londres. Néanmoins, il faut souligner que si elle permet au général de Gaulle d’acquérir une large audience auprès de la population française, ce n’était pas le cas au début de la guerre : l’appel du 18 juin 1940 fut très peu entendu en France. Sujet en autonomie - Le pouvoir politique et l’opinion publique Présentation Le document 1 est la une du Canard enchaîné le 6 septembre 1916 ; la période concernée est la Première Guerre mondiale ; la guerre totale incite le gouvernement français à utiliser la presse afin de mobiliser les esprits pour l’effort de guerre. Le document 2 est un extrait d’un ouvrage scientifique sur l’histoire de la télévision, édité en 1990 ; il évoque la crise politique de mai 1968. Sujet en autonomie - La presse et la crise du 6 février 1934 Présentation Les deux documents sont les unes de deux quotidiens qui ont choisi les événements du 6 février 1934 en tribune. Ils ont en commun d’être des journaux dont les idées politiques sont très marquées : L’Action française reflète celle des ligues antiparlementaires tandis que Le Populaire est l’organe de la SFIO. Ces ligues ont appelé à manifester le 6 février 1934 pour dénoncer la corruption des parlementaires dans une atmosphère de scandales politico-financiers. La police, débordée par une partie des manifestants qui se dirigent vers l’Assemblée nationale, tire sur la foule. La journée d’émeutes antiparlementaires se solde par un lourd bilan : une vingtaine de morts et une centaine de blessés. • La presse révèle les divisions au sein de l’opinion publique : – Pour Le Populaire, les manifestations correspondent à un « coup de force fasciste » tandis que pour L’Action française, le gouvernement, accusé déjà de corruption (« les voleurs ») s’apparente désormais à des « assassins », en envoyant la police tirer sur des manifestants dont beaucoup sont des anciens combattants. – Dans le contexte de montée des totalitarismes en Europe et d’instabilité ministérielle en France, une partie de l’opinion publique adhère aux thèses antiparlementaristes des ligues de l’extrême droite. Une autre partie rejoint les idées socialistes et communistes incarnées par la SFIO de Léon Blum et le PCF. • Devenue un média de masse, la presse joue un rôle important dans la crise du 6 février 1934 : – Des titres de la presse d’extrême droite, dont les tirages dépassent les centaines de milliers d’exemplaires, se lancent dans des campagnes d’opinion antisémite, xénophobe et anticommuniste d’une très grande violence. Elle diffuse ses idées par ses articles et ses caricatures. E. Daladier, le président du Conseil, est représenté comme un fossoyeur dans certains dessins de presse. Elle alimente un courant antirépublicain dans l’opinion publique. – Á l’opposé, des journaux comme Le Populaire ou L’Humanité, en diffusant la thèse d’une menace d’un coup d’État fasciste dans l’opinion publique, contribuent au rassemblement des forces de gauche : le Parti communiste et le Parti socialiste reconnaissent la nécessité de mener des actions communes pour contrer cette menace ; ils appellent à une grève générale le 12 février 1934 dans le but de défendre la République et se rassemblent dans un Front populaire. © Hachette Livre • Dans les deux cas, les gouvernements se sont efforcés de contrôler l’opinion publique : – Mise en place d’une censure visible dans le document 1 par les espaces blancs de la une du journal. Dans le document 2, l’auteur évoque les silences des médias, en particulier ceux de la télévision. – L’État est accusé de pratiquer un bourrage de crâne pendant la Première Guerre mondiale orchestrant ainsi une désinformation de la situation réelle sur le front (doc. 1). En 1968, le ministère de l’Information s’arroge le droit de visionner les émissions réalisées par les journalistes pour Panorama avant d’autoriser leur diffusion. Ainsi, l’ORTF apparaît comme un outil de propagande. • Mais les médias se sont employés à informer l’opinion publique malgré les contraintes : – par la création de journaux contestataires à l’instar du Canard enchaîné fondé en 1915 sous l’impulsion d’un journaliste souhaitant dénoncer la propagande des autres journaux en faveur de la guerre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux journaux clandestins vont d’ailleurs participer à la Résistance malgré la répression menée par l’occupant allemand et le gouvernement de Pétain ; – par leur choix à couvrir ou non un événement. Ainsi Cinq colonnes à la Une et Panorama envoient des équipes pour réaliser un reportage sur les manifestations de Mai 1968 ; – par les radios (ou postes) périphériques : en Mai 1968, des radios émettent en France mais, l’émetteur ne se trouvant pas sur le sol français, échappent au monopole de l’État sur la radio alors en vigueur (RTL au Luxembourg, Europe 1 en Allemagne). Chapitre 4 - Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’affaire Dreyfus • 59 5 Religion et société aux États-Unis depuis p. 156-185 Thème 2 – Idéologies, opinions et croyances en Europe et aux États-Unis de la fin du xixe siècle à nos jours Question Mise en œuvre Religion et société Religion et société aux États-Unis depuis les années 1890 ◗ Nouveauté du programme de terminale • Dans l’ancien programme de terminale, cette thématique du lien entre religion et société aux États-Unis pouvait être abordée marginalement dans l’étude comparée du modèle américain par rapport au modèle soviétique après 1945. Dans ce nouveau programme, le cadre d’étude change radicalement, puisque le lien entre religion et société aux États-Unis est observé sur plus d’un siècle (à partir de 1890) et dans une mise en perspective large (« croyances, idéologies et opinions publiques ») qui privilégie les évolutions sociologiques par rapport aux relations internationales. • Ce chapitre exige des lycéens de nombreux prérequis qu’ils ne posséderont peut-être pas. C’est pour cette raison que le manuel propose deux pages introductives de « repères » qui rappellent les particularités religieuses des États-Unis. ◗ Problématiques scientifiques du chapitre © Hachette Livre • Par rapport à la conception de la laïcité française, incarnée par la loi de 1905, on peut s’interroger, aux États-Unis, sur la séparation de l’Église et de l’État dans une société qui a été formée originellement par des dissidents religieux au xviiie siècle. Comme le rappelle Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique : « C’est la religion qui a donné naissance aux sociétés anglo-américaines [...] ». Le premier amendement de 1791 établit un équilibre social entre la liberté religieuse totale de l’individu et la neutralité absolue de l’État. Cet équilibre est même assimilé à un mur entre Église et État par le président Jefferson dès 1802 dans sa Lettre à la paroisse de Danbury. La séparation entre les Églises et l’État est rappelée constamment dès la fin du xixe siècle et tout au long du xxe siècle, notamment par les arrêts de la Cour suprême fédérale. Ainsi, en 1962 puis en 1963, les arrêts « Engel contre Vitale » et « Abbington contre Schempp » rendent inconstitutionnelle la prière dans les écoles publiques. • Durant la première moitié du xxe siècle, cette séparation entre Église et État s’impose d’abord au protestantisme qui domine et façonne la société américaine. Les différentes Églises protestantes, qui sont celles des premiers Américains arrivés entre le xviiie et le xixe siècle, forment les cadres de pensée et de fonctionnement de la société américaine, en particulier autour des valeurs d’individualisme, de libre entreprise et de puritanisme. Cependant, les Églises protestantes divergent rapidement au xxe siècle entre les Églises du Sud, majoritairement évangéliques, qui représentent des communautés rurales où les valeurs morales conservatrices sont essentielles, et les Églises progressistes du Nord-Est urbain et industriel. Cette distinction explique les positions différentes face aux grandes questions de société : les Églises protestantes du Sud cherchent à imposer l’enseignement du créationnisme dans les écoles (procès Scopes en 1925) tandis que celles du Nord s’engagent dans la lutte contre la ségrégation raciale. La séparation s’impose également aux divers courants religieux qui viennent se superposer dans le creuset migratoire américain aux xixe et xxe siècles comme le catholicisme irlandais et italien ou le judaïsme d’Europe centrale. Aux États-Unis, l’immigrant peut conserver sa religion, qui a été souvent un facteur de persécution dans son pays d’origine (juifs russes et polonais arrivant à New York entre 1880 et 1914). Mais il doit aussi adapter l’exercice de son culte aux contraintes imposées par une religion civile qui offre des repères et un horizon communs à tous les Américains, anciens et nouveaux. Ainsi, 60 • Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 en 1956, le président Eisenhower fait de la sentence In God We Trust la devise nationale. • Cette séparation entre Église et État et le rôle de la Cour suprême sont aussi un marqueur essentiel de la vie politique américaine depuis le début des années 1960, l’élection de John Kennedy comme premier président catholique et non protestant étant une rupture fondamentale. Kennedy lui-même avait veillé à rassurer la population américaine sur sa neutralité vis-à-vis de Rome en déclarant : « Je crois en une Amérique où la séparation de l’Église et de l’État est absolue, où aucun prélat catholique ne dit au président [si celui-ci est catholique] comment agir, et où aucun pasteur protestant ne dit à ses ouailles pour qui voter. » Pourtant la question religieuse n’a cessé ensuite d’être instrumentalisée, tout d’abord par le parti républicain, dans un contexte d’atomisation sociale et de perte des repères traditionnels. La Southern strategy de Richard Nixon consistait à flatter chez les électeurs des États du Sud leurs valeurs morales conservatrices. Ronald Reagan élargit encore, dans les années 1980, cette stratégie en ralliant des pasteurs conservateurs comme la « Majorité morale » de Jerry Falwell ou la « Coalition chrétienne » de Pat Robertson. Cette nouvelle optique électorale républicaine met au centre du débat politique la place de la religion et des valeurs chrétiennes dans la vie publique, prônant le rétablissement de la prière dans les écoles publiques et la mise hors-la-loi de l’avortement autorisé par l’arrêt Roe contre Wade de 1973. Cette offensive se traduit aussi par une utilisation plus fréquente des symboles et des mots religieux dans le débat politique. Ronald Reagan évoque « l’empire du mal » soviétique en 1983 devant les membres d’une organisation évangélique ; George W. Bush proclame, en 2000, que Jésus-Christ est son philosophe préféré. Cependant, la Cour suprême refuse en permanence de revenir sur le « mur » constitutionnel de séparation et l’invasion de l’espace public par la religion finit par être rejetée par une majorité d’Américains comme lors de l’affaire Schiavo en 2004-2005 (polémique autour de l’euthanasie). • Dans la seconde moitié du xxe siècle, le paysage religieux des États-Unis se diversifie encore davantage avec l’arrivée massive d’immigrations extra-européennes : les populations venues d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud renforcent la présence du catholicisme aux États-Unis tout en modifiant ses rites. Les populations immigrées d’Afrique et d’Asie ont développé la pratique de l’islam en multipliant par trois le nombre de musulmans américains depuis 1990. Cette diversification concerne aussi les formes de pratique religieuse : les Églises protestantes sont traversées par le mouvement du Born again (renouveau chrétien) qui prône une foi vécue plus personnellement et intimement et qui attire une partie des immigrants (un quart des hispaniques sont protestants). Cette pratique religieuse s’adapte aussi, depuis les années 1960, à la massification des médias avec le développement du télévangélisme incarné par des figures aussi populaires que Billy Graham ou, aujourd’hui, Rick Warren. Ce télévangélisme, qui utilise aussi Internet depuis 2000, permet d’atteindre des catégories de population peu concernées par la pratique religieuse comme la jeunesse des grands centres urbains. Mais une véritable sécularisation de la société américaine, quoique beaucoup plus tardive que celle des sociétés européennes, semble aussi s’opérer avec la progression nette des Américains se déclarant sans religion (un tiers en 2008). • Créationnisme : doctrine religieuse chrétienne qui affirme l’origine divine du monde et réfute la théorie darwinienne de l’évolution naturelle par sélection des espèces. Elle est promue par les protestants fondamentalistes pour être enseignée dans les écoles publiques américaines. • Premier amendement de la Constitution des États-Unis : ratifié en 1791, il indique : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice. » Cette double clause religieuse est le pilier sur lequel s’est établie la jurisprudence de la Cour suprême depuis deux siècles. • Évangéliques : courant religieux du protestantisme qui croit à l’autorité supérieure de la Bible et à la nécessaire propagation de son message. Les évangéliques sont surtout présents dans le Sud des États-Unis où ils représentent un tiers de la population. Cette identification à un Sud parfois dénommé Bible Belt explique pourquoi ces États restent les plus favorables à une moralisation religieuse des normes sociales, même si leur législation est régulièrement censurée par la Cour suprême (en 1987, une loi de Louisiane autorisant l’enseignement du créationnisme dans les écoles publiques est déclarée inconstitutionnelle). ◗ Débat historiographique Le lien entre religion et société aux États-Unis est étudié par les historiens depuis les années 1980 pour resituer dans le temps long l’apparent retour du religieux dans l’espace public. Les historiens américains s’intéressent donc en priorité aux origines religieuses de la nation américaine et à la neutralisation de l’espace public par des Pères fondateurs inspirés des Lumières européennes et de la libre pensée. De manière presque paradoxale, l’historien français Denis Lacorne fait aujourd’hui référence dans ce champ d’étude, ayant démontré que l’histoire politique américaine se construit par la lutte entre deux définitions contraires - l’une neutre et laïque, l’autre religieuse - de la nation américaine. ◗ Bibliographie sélective Ouvrages universitaires A. Barb, « La Religion et les Pères fondateurs », Le Débat, n° 151, 2008. D. Lacorne, De la religion en Amérique, Essai d’histoire politique, Gallimard, 2007. F. Lambert, Religion in American Politics : a short history, Princeton University Press, 2010. I. Richet, La Religion aux États-Unis, collection Que sais-je ?, PUF, 2001. I. Richet, « Les Évangéliques dans la vie politique et sociale américaine », Hérodote, n° 119, 2005. ◗ Site internet http://www.cercles.com/sources/religionus.htm : la Revue disciplinaire du monde anglophone permet l’accès en ligne à de nombreux documents sur le thème « Religion et société aux États-Unis ». Introduction au chapitre p. 156-157 Le chapitre s’articule autour de deux problématiques distinctes qui interrogent successivement dans la période chronologique proposée (de 1890 à nos jours). La première consiste à mettre en relation permanente l’émergence de la nation américaine comme première puissance mondiale au début du xxe siècle et la prévalence des différents cultes chrétiens protestants dans cette société. Il est intéressant de démontrer combien les valeurs religieuses protestantes avaient contribué au développement économique des États- Unis lors des révolutions industrielles tout en essayant de modeler ses normes sociales. Une rupture chronologique est suggérée entre les deux problématiques avec l’année 1945 puisque les États-Unis sont désormais la superpuissance mondiale (environ 55 % de la production industrielle de la planète à la fin des années 1940) tandis que les immigrations de la première moitié du xxe siècle, et en particulier l’immigration italienne, font du catholicisme la première Église américaine devant toutes les Églises protestantes. La seconde problématique est alors d’interroger les évolutions de la société américaine après 1950 face à la montée en puissance de nouvelles religions comme le catholicisme, le judaïsme ou l’islam qui remettent en cause et modifient les valeurs sociales héritées du protestantisme. →Doc. 1 : L’investiture de Barack Obama, 44e président des États-Unis, 20 janvier 2009. L’investiture de chaque président des États-Unis, fixée, depuis 1933, par le XXe amendement de la Constitution au 20 janvier de l’année suivant l’élection, donne lieu à une journée entière de rituels et de festivités (Inauguration Day). Cette journée possède une connotation religieuse très forte puisque le nouveau président doit embrasser la nation américaine dans toute la diversité de ses cultes. C’est pourquoi le serment d’investiture, prêté à midi précis par le nouveau président devant le Chief Justice de la Cour suprême, revêt une forme jurée de type biblique. Mais conformément à la stricte séparation de l’État et des Églises imposée par le Premier amendement constitutionnel, le président peut choisir s’il le souhaite de ne pas « jurer » son serment et de l’affirmer seulement. Néanmoins, depuis George Washington, presque tous les présidents, dont Obama, ont choisi d’ajouter au texte constitutionnel du serment les mots : « So help me God » (Avec l’aide de Dieu). Cet ajout permet de replacer l’action du président américain - et de la nation - sous la conduite d’une puissance divine même si la neutralité religieuse impose de ne pas préciser laquelle. Cette journée d’inauguration illustre et rappelle donc la complexité du lien entre la société américaine et la religion. La construction de la nation américaine s’est faite par la superposition d’immigrants de fois différentes qui acceptent la neutralité religieuse de l’État parce qu’elle garantit leur liberté de culte. Le document choisi, dans lequel le président Obama et sa femme communient lors d’une prière avant le repas officiel d’inauguration du 20 janvier 2009, veut rappeler combien cet engagement religieux du président reste important. D’une part, en juin 2011, un sondage Gallup auprès d’un échantillon représentatif de la population américaine montrait que 49 % des personnes interrogées refuseraient de voter pour un candidat à la présidence qui s’affirmerait athée. D’autre part, pour le président Obama lui-même, les doutes quant à la nature et à la solidité de sa foi l’obligeaient à exposer plus ouvertement sa religiosité. →Doc. 2 : Fidèles célébrant la Nativité devant la Crystal Cathedral, une megachurch (église géante) protestante de Californie, 1982. Ce document souligne le syncrétisme des religions américaines qui n’hésitent pas à assimiler les différentes formes de la modernité. Ces religions dispensent en effet leur message à des masses via les moyens de communication modernes (radio, télévision, presse à grand tirage). La mobilisation des masses passe aussi comme dans cette Nativité par un spectacle visant à impliquer et édifier les fidèles. Afin d’accueillir ces fidèles en nombre, les églises ont connu une évolution architecturale vers le gigantisme : de 16 en 1970 à 1328 megachurches en 2008. Ces cathédrales modernes, qui s’assimilent comme dans le document photographique à des buildings de verre et d’acier, peuvent accueillir, comme la Willow Creek Church de Chicago lors de ses trois services dominicaux, jusqu’à 23 000 fidèles. Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 • 61 © Hachette Livre ◗ Quelques notions-clés du chapitre Repères p. 158-161 Les États-Unis du e au milieu du e siècle : une nation, des religions Les documents de ces pages veulent montrer comment la naissance de la nation américaine entre les xviiie et xixe siècles est indissociable de la foi religieuse des Pères pèlerins (Pilgrim Fathers). Mais, afin de préserver la possibilité d’un « vivre ensemble » pour les différentes communautés immigrées qui rejoignent les États-Unis, les Pères fondateurs comme Thomas Jefferson établissent une neutralité rigoureuse de l’espace public américain. →Doc. 1 : Les premiers colons anglais arrivent aux États-Unis. Cet extrait des mémoires rédigés par William Bradford, premier gouverneur de la colonie de Plymouth fondée par les colons du Mayflower, rappelle la difficulté matérielle de la traversée de l’Atlantique. Il veut souligner que le nouveau peuple américain avait été « élu » par Dieu pour pouvoir rejoindre cette nouvelle terre. Ce récit mythique de la naissance des colonies américaines est l’un des fondements de la théorie de la Manifeste destinée au xixe siècle qui attribue aux États-Unis le rôle d’apporter au reste du continent la civilisation. →Doc. 2 : L’Embarquement des pèlerins, tableau du peintre new-yorkais Robert Weir (1857). Cette huile sur toile représente les passagers du Speedwell en partance pour les États-Unis en juillet 1620. Le navire prenant l’eau, ses passagers rejoignirent ceux du Mayflower à Plymouth au sud de l’Angleterre. Dans ce tableau, tous les éléments de composition convergent, comme dans le document 1, pour faire des colons un peuple élu de Dieu. Ainsi, en haut à gauche de la voile déchirée, sont inscrits les mots : « Dieu est avec nous ». →Doc. 3 : Extraits de la Constitution des États-Unis. La Constitution des États-Unis est votée le 17 septembre 1787 avant d’entrer en vigueur après ratification le 4 mars 1789. C’est un texte très court avec un préambule et sept articles, établissant les bases de l’union fédérale de tous les États d’Amérique. Afin de limiter les pouvoirs du nouvel État fédéral et tout éventuel empiètement sur les libertés de l’individu, le Congrès fédéral vote en décembre 1791 les dix premiers amendements de la Constitution qui forment le Bill of Rights (la déclaration des droits). Le Premier amendement, au nom de la liberté absolue d’expression, garantit la liberté religieuse mais interdit aussi toute religion d’État. →Doc. 4 : Jefferson et la liberté religieuse. © Hachette Livre Lors de la première année de son mandat, Jefferson, rédacteur de la Déclaration d’Indépendance et l’un des Pères fondateurs de la Constitution, est amené à préciser le premier amendement. Il en fait une interprétation littérale, proposant un « mur de séparation » entre l’État et l’Église. Cette formule du « mur de séparation » a été rappelée par la Cour suprême dans de nombreux arrêts comme l’arrêt Everson de 1947 qui étendit l’obligation de neutralité à tous les États fédérés. →Doc. 5 : Un prêtre célèbre une messe pour des soldats nordistes à New York, vers 1861. La notion de Destinée manifeste du peuple américain était remise en cause par sa division lors de la guerre de Sécession. Pour les deux camps (nordiste et sudiste), il s’agissait donc de revendiquer le soutien des Églises protestantes et, au-delà, de Dieu. Ainsi, les États confédérés du Sud invoquent dans le préambule de leur Constitution de mars 1861 « la faveur et la direction du Tout-Puissant » et prennent comme sceau : « Deo vindice » (Sous la protection de Dieu). 62 • Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 →Carte 1 : La mosaïque religieuse américaine au début du xxie siècle. Ce document cartographique est intéressant à plus d’un titre. Il permet d’embrasser d’un seul coup d’œil l’extrême diversité religieuse américaine et d’en souligner, en même temps, les particularités : – la forte implantation baptiste dans le Vieux Sud (Bible Belt), la plupart du temps en zone rurale ; – la grande diffusion du catholicisme aussi bien dans les milieux ruraux que dans les grandes métropoles côtières ; – le maintien d’un protestantisme « européen » dans les « Grandes Plaines » et à la frontière canadienne ; – les particularités du mormonisme, concentré quasi exclusivement dans l’Utah mais avec des proportions de fidèles dépassant presque partout 50 % de la population des comtés ; – l’existence des autres minorités religieuses (judaïsme, islam, etc.) principalement dans les grandes villes. ◗ Réponses aux questions 1. Les deux religions les plus importantes aux États-Unis sont le protestantisme, sous ses différentes formes comme le baptisme, très puissant dans la Bible Belt du Sud, et le catholicisme, qui domine dans l’Ouest et le Nord-Est. 2. Les fortes minorités non chrétiennes sont surtout localisées sur les littoraux de l’Atlantique et du Pacifique et dans les villes des Grands Lacs comme Détroit. Étude 1 p. 162-163 Les Églises chrétiennes et l’enseignement Les Églises américaines ont toujours estimé que leurs missions éducatives étaient essentielles. Héritage du protestantisme luthérien et calvinien, l’alphabétisation des fidèles est primordiale : elle permet de s’approprier personnellement les Écritures - base de toute foi - (sola fide, sola scriptura), sans médiateur (le prêtre ordonné pour le catholicisme), au nom du « sacerdoce universel », autre différence notable avec la religion romaine (chaque homme honorable peut dispenser les sacrements, réduits à deux - baptême, eucharistie -, dans l’ecclésiologie protestante). Il ne faut pourtant pas avoir une vision manichéenne de l’influence, pourtant réelle, des Églises chrétiennes sur la société américaine. L’enseignement primaire, même marqué par une indiscutable prégnance religieuse, est très majoritairement public et laïc. C’est l’enseignement secondaire et surtout supérieur qui est le terrain d’élection des Églises en vertu de l’absolue liberté de choix et de conscience garantie par la Constitution et parfaitement illustrée par la Memorial Church de Stanford (doc. 1). Bénéficiant de moyens bien supérieurs aux États (locaux et fédéral), les Églises ont déployé un réseau d’écoles et d’universités très diversifié où les institutions « de proximité » côtoient des pôles d’excellence mondialement reconnus. Si, de nos jours, seule une minorité d’entre eux pratiquent un prosélytisme agressif, cela n’a pas toujours été le cas par le passé (doc. 2 et 3). Il n’en reste pas moins que la majorité de ces établissements véhiculent encore un enseignement que l’on peut qualifier de conservateur dans le sens où il s’en tient souvent à une vision du monde marquée par la dichotomie des Pères fondateurs (le bien/le mal, doc. 4). →Doc. 1 : La Memorial Church de l’université de Stanford (Californie). La Memorial Church de Stanford a été construite à la mémoire du fondateur de l’université, Leland Stanford, par son épouse grâce à leur immense fortune familiale. Elle présente la particularité d’être œcuménique et non dédiée à un culte chrétien particulier. Des associations fondamentalistes protestantes avaient lancé, dès 1919, une campagne publique en faveur de lois interdisant l’enseignement de l’évolution darwinienne dans les écoles secondaires et supérieures du Sud. Elles avaient obtenu gain de cause au Tennessee par la loi Butler. Mais en 1925 un jeune enseignant, Scopes, soutenu par les libres penseurs de l’American Civil Liberties Union (ACLU), choisit volontairement de contrevenir à la loi. Son procès est donc l’affrontement de deux groupes de pression opposés qui ont choisi deux avocats très célèbres pour assurer une diffusion médiatique maximale (le document - un extrait du journal The New York Times en 1925 - prouve l’ampleur nationale du débat) : Clarence Darrow, avocat l’année précédente des deux étudiants criminels Leopold et Loeb (cf. La Corde, de Hitchcock), défend Scopes et le darwinisme ; l’ancien candidat démocrate à la présidentielle William Jennings Bryan plaide pour la liberté des États du Sud et le créationnisme. Scopes est finalement condamné à une amende de mille dollars. →Doc. 3 : Un professeur de science enseigne le créationnisme. La photographie, datant de l’immédiat après-guerre, montre un enseignant, à l’air sévère, rappeler aux étudiants des passages de la Genèse qui affirment la nature divine de la création de l’homme. Cette photographie a été prise à l’université Bob Jones de Greenville en Caroline du Sud qui a banni jusqu’en 2000 les relations interraciales entre Blancs et Noirs. →Doc. 4 : L’université évangélique Oral Roberts (Oklahoma). Cet article du New York Times sur l’université évangélique Oral Roberts a été rédigé en 2011 à l’occasion de la candidature présidentielle de la représentante républicaine du Minnesota, Michelle Bachmann, qui était une ancienne élève. L’article, émanant d’un journal libéral, vise à démontrer comment sa formation dans une université religieuse fondamentaliste a construit ses opinions très conservatrices. ◗ Réponses aux questions 1. Ce bâtiment se trouve à Stanford dans le nord de la Californie sur la côte ouest des États-Unis. C’est une église car on distingue une fresque biblique sur son fronton qui est surmonté d’une croix. 2. Oral Roberts espérait diffuser dans l’exercice de chaque métier les principes chrétiens de la Bible afin de « re-évangéliser » la société américaine. 3. Comme l’indique le professeur dans le document 3, le récit chrétien des origines de l’homme est contenu dans la Genèse selon laquelle Dieu a créé l’homme à son image. Il est contradictoire avec le darwinisme selon lequel l’espèce humaine provient d’une sélection naturelle des espèces qui la fait descendre du singe. 4. À l’université d’Oral Roberts, l’enseignement du droit l’associait étroitement à la morale chrétienne et en particulier aux commandements divins de l’Ancien Testament. ◗ Texte argumenté Comme le montre le document 1, la religion est d’abord présente dans toutes les institutions d’enseignement, y compris les plus prestigieuses comme l’université Stanford, par l’implantation de lieux de culte sur les campus. Mais chaque religion peut aussi fonder ses propres universités privées (doc. 3 et 4) qui diffusent leurs croyances. Ainsi, dans ces établissements religieux, il est possible d’enseigner le créationnisme, c’est-à-dire la croyance dans une création divine de l’espèce humaine, qui était une doctrine officielle et majoritaire dans les États du Sud au début du xxe siècle (doc. 2). Mais une université évangélique comme celle d’Oral Roberts éduque aussi ses étudiants à une stricte conformité de la vie quotidienne et professionnelle avec les principes de la Bible (doc. 4). Étude 2 p. 164-165 Les Églises chrétiennes et les questions de société La « moralisation » de la société par les Églises est plus complexe qu’il y paraît : elles luttent bien sûr contre une dépravation présumée d’une partie de la population oublieuse des grands principes chrétiens (c’est le sens des combats contre l’avortement – doc. 5 - ou même du Code Hays, symbole par excellence d’un puritanisme qui n’a pas encore entièrement disparu aujourd’hui, doc. 3), mais, surtout au début du xxe siècle, elles tentent d’imposer leurs valeurs à un pays ravagé par les excès du libéralisme sauvage et du racisme. Dès le temps du Golden Âge (« l’âge du toc » selon Mark Twain) et a fortiori tout au long du xxe siècle (doc. 4), elles prennent fréquemment la défense des humbles face aux puissants magnats d’industrie (les Robber Barons). C’est dans cette optique qu’il faut analyser la campagne contre l’alcoolisme des ligues de tempérance, qui aboutit à la très controversée prohibition (doc. 1 et 2) : il s’agit au départ de protéger les femmes des ravages supposés de l’alcoolisme au sein des classes laborieuses faisant de chaque ouvrier un ivrogne en puissance martyrisant sa famille. →Doc. 1 : Une bataille rangée entre un barman et des membres des ligues de tempérance luttant pour la prohibition de l’alcool. Dès 1874, est créée la Women Christian Temperance Union (WCTU) qui se donne pour but de former une société d’abstinence conforme aux Évangiles. Son combat est associé à celui pour le suffrage féminin. Elle s’associe à partir de 1898 à l’Anti Saloon League (ASL) afin d’obtenir la prohibition fédérale de la vente et de la consommation d’alcool. Comme le montre cette caricature, leur combat prend souvent la forme de croisade, c’est-à-dire de manifestations bruyantes et actives dans les saloons. →Doc. 2 : La prohibition dans la Constitution américaine. Le combat de la WCTU et de l’ASL aboutit à l’adoption, début 1919, du XVIIIe amendement constitutionnel établissant la prohibition de l’alcool puis, durant l’année, du Volstead Act qui définit les applications précises de la prohibition. Mais la prohibition déstabilise la société américaine des années 1920, l’alcool devenant une marchandise de contrebande souvent importée illégalement du Canada. En 1933, le XXIe amendement constitutionnel abolit la prohibition. →Doc. 3 : Le Code Hays. Dès les années 1910, neuf États votent des lois de censure cinématographique au nom de la lutte pour les bonnes mœurs. En 1915, la contestation de ces lois par les distributeurs de cinéma amène la Cour suprême à trancher et à refuser d’assimiler le cinéma à un « moyen d’expression » comme la presse. Devant cette légitimation de la censure, les studios de production cinématographique choisissent, en 1922, d’embaucher à prix d’or (salaire annuel de 100 000 dollars de l’époque) le secrétaire des Postes et ancien sénateur Will H. Hays pour qu’il dirige un bureau de censure interne aux studios. Face à l’arrivée du cinéma parlant, Hays charge deux personnalités catholiques - dont un prêtre jésuite - de rédiger un code de bonne conduite pour les studios hollywoodiens. Les extraits ici présentés démontrent l’intérêt tout particulier porté au contrôle de la sexualité et de sa représentation au nom des principes chrétiens. →Doc. 4 : Le père Coughlin prêche la justice sociale dans ses sermons radiophoniques. Ce document présente un sermon du prêtre catholique Charles Coughlin qui y dénonce l’amoralité du capitalisme libéral. Ce prêtre s’est fait connaître dès 1926 par des sermons radiodiffusés dans la région de Détroit qui acquièrent une large audience durant la Grande Dépression car il propose une lecture chréChapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 • 63 © Hachette Livre →Doc. 2 : Le « procès du singe ». tienne de la crise économique et des remèdes à y apporter. Fondateur du mouvement de la Justice sociale en 1934, il propose la nationalisation du système bancaire. Après 1936, son exécration de la banque et de la finance le fait dériver vers un antisémitisme très violent. →Doc. 5 : Manifestation de chrétiens fondamentalistes en faveur de l’abrogation de l’arrêté de la Cour suprême autorisant l’avortement, Washington, 1992. Ce document photographique, réalisé le 15 avril 1992, représente une manifestation de fondamentalistes chrétiens dénonçant la légalité de l’avortement. Cette manifestation se déroulait à Washington alors que la Cour suprême examinait des lois de Pennsylvanie restreignant fortement la liberté d’avorter établie par l’arrêt « Roe contre Wade » de 1973. En juin 1992, la Cour suprême, malgré une majorité de juges républicains et conservateurs, décidait de « casser » les restrictions de l’avortement en Pennsylvanie et de maintenir la jurisprudence « Roe contre Wade ». ◗ Réponses aux questions 1. Le but des ligues de tempérance, essentiellement féminines comme le montre cette caricature de 1901, est de faire cesser, au nom des principes religieux, les excès de boisson et les désordres sociaux qu’ils peuvent engendrer. 2. Parmi les désordres sociaux dénoncés par les fondamentalistes chrétiens dès les années 1930, on trouve l’acte sexuel non justifié par la reproduction et sa représentation artistique (Code Hays), le goût immodéré de l’argent et du profit (doc. 4) et l’avortement qui contrevient au devoir chrétien de reproduction (doc. 5). 3. Les ligues de tempérance remportent, au lendemain de la Première Guerre mondiale, une victoire majeure avec l’adoption d’un amendement constitutionnel interdisant la vente et la consommation d’alcool. La réglementation du cinéma hollywoodien par le Code Hays est aussi une victoire pour les Églises chrétiennes. 4. Ces victoires ne sont pas durables puisque la prohibition de l’alcool est annulée par le XXIe amendement de 1933 à cause des troubles à l’ordre public qui ont été engendrés (Al Capone). Le Code Hays est devenu caduc à la fin des années 1960. Quant à l’avortement, il a été autorisé en 1973 par la Cour suprême. © Hachette Livre ◗ Texte argumenté Dès la fin du xixe siècle, les Églises chrétiennes essaient de moraliser une société en pleine mutation urbaine et industrielle. C’est le but du combat des ligues de tempérance fondées à la fin du xixe siècle par des femmes très croyantes qui dénoncent les méfaits de l’alcool sur la société. Cette volonté de moralisation s’accentue dans les années 1930 sous le double effet de la crise qui bouleverse les normes sociales et de l’apparition de nouveaux médias (cinéma, radio). Si la prohibition de l’alcool est instaurée par le XIXe amendement constitutionnel de 1919, elle est rapidement source de délinquance et de troubles à l’ordre public. C’est pourquoi elle est abolie dès 1933. À la même époque, l’industrie du cinéma préfère adopter une réglementation interne conforme aux vues des Églises chrétiennes, le Code Hays, afin de limiter les scènes trop choquantes pour la morale (doc. 3). Après la Seconde Guerre mondiale, l’influence des Églises sur la société semble décliner : le Code Hays est abrogé en 1968, l’avortement est légalisé par un arrêt de la Cour suprême. Néanmoins, des fondamentalistes chrétiens continuent de manifester contre ce qu’ils considèrent comme l’amoralité de la société contemporaine (doc. 5). 64 • Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 Étude 3 p. 166-167 Les Églises chrétiennes et les droits civiques des Noirs Largement abordé dans les programmes précédents, ce thème est vu ici sous un autre angle. Plus que l’émancipation civique des Afro-Américains, cette double page veut montrer l’attitude ambiguë des Églises face à la ségrégation raciale qui reste la norme, principalement dans les États du Sud, pendant une grande partie du xxe siècle. La plupart d’entre elles se contentent de l’arrêté de la Cour suprême (separate but equal) qui permet aux Églises « noires » de s’organiser seules sans l’intervention des Blancs. Elles pensent gagner en autonomie ce qu’elles perdent sur le plan humain (plus que de séparation, on peut en effet parler d’ostracisme : les Noirs peuvent vivre comme ils l’entendent s’ils ne le font pas avec les Blancs). Cette acceptation (doc. 1) n’est que peu contestée (doc. 2) jusqu’aux années 1950. Il faut attendre le tournant « civique » des années 1960 pour voir certaines Églises prendre résolument des positions revendicatives (doc. 3) qui rencontrent alors un large écho dans l’opinion publique (doc. 4 et 5). →Doc. 1 : Le « compromis d’Atlanta ». →Doc. 2 : « Dieu est un Noir ! ». Le discours de Booker T. Washington et celui de McNeal Turner s’inscrivent dans le contexte identique d’adoption des lois Jim Crow dans les États du Sud, autorisant une ségrégation légale entre Blancs et Noirs. Ainsi, en 1890, une loi de Louisiane avait instauré une séparation des wagons de trains entre Noirs et Blancs. Contestée devant la Cour suprême de Washington, elle est confirmée par l’arrêt « Plessy contre Ferguson » de 1896 qui justifie la séparation si elle s’accompagne de l’égalité (doctrine separate but equal). Face à cette ségrégation officielle, Booker Washington propose aux Noirs d’en prendre leur parti et de profiter de l’égalité des droits, en particulier scolaires, pour réaliser une promotion sociale. Le pasteur McNeal Turner la conteste violemment au contraire, en prenant appui sur l’égalité des hommes devant Dieu. →Doc. 3 : Les Black Churches au cœur du combat politique et social de la communauté noire. Cette photographie du révérend Jesse Jackson a été prise en 1969 dans une Église noire (Black Church) alors qu’il dirigeait l’opération Breadbasket (panier de pain) consistant en des opérations de boycott d’entreprises pour les contraindre à recruter des personnels et des fournisseurs noirs. La photographie illustre le travail social communautaire assuré par les Églises noires. →Doc. 4 : La troisième marche sur Montgomery (Alabama), 25 mars 1965. →Doc. 5 : « I have a Dream ». Ces deux documents présentent divers aspects de l’action de Martin Luther King pour la déségrégation de la communauté noire. Le document 4 rappelle l’origine géographique et sociologique du combat de Martin Luther King : la photographie est prise dans l’Alabama à Montgomery, là où, en 1955, le refus de Rosa Parks d’obéir à la ségrégation dans les bus a entraîné le mouvement de boycott des bus mené par le pasteur. Ce mouvement de boycott de 1955-1956 a entraîné en novembre 1956 un arrêt de la Cour suprême déclarant inconstitutionnelle la ségrégation dans les bus à Montgomery. Fort de ce succès, Martin Luther King fonde en 1957 la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) qui implique les Églises noires dans le combat contre la ségrégation. Le document 5 est un discours de Martin Luther King appelant à l’égalité des droits prononcé durant une marche organisée à Washington par la SCLC. La réussite de cette marche et la renommée du discours de King par la formule « I have a Dream » ◗ Réponses aux questions 1. Selon Booker T. Washington, les Noirs américains sont en bas de l’échelle sociale, à cause de l’héritage de la période d’esclavage. Il propose aux Noirs de collaborer avec les Blancs pour que ceux-ci leur offrent des opportunités légales et économiques de progrès. 2. Selon Henry McNeal Turner, les Noirs constituent un peuple à part entière, qui a été choisi par Dieu à l’égal des autres. Le peuple noir ne doit donc pas accepter, comme Turner lui reproche de le faire, de vivre dans la servitude et l’assimilation vis-à-vis des Blancs. 3. Booker T. Washington propose une attitude conciliatrice acceptant la domination sociale des Blancs tandis que McNeal Turner appelle les Noirs au combat pour l’égalité des droits. 4. Le rêve de Martin Luther King était double : il voulait, pour les générations futures de Noirs, une égalité complète des droits et la fin du régime civique de séparation. Pour atteindre ce but, il choisit le mode de la contestation pacifique par la désobéissance civile à des lois jugées injustes (doc. 4). 5. Les Black Churches ne s’adressent qu’à des fidèles de la communauté noire et les prêtres y sont exclusivement noirs. 6. Les Églises chrétiennes aident à l’intégration des Noirs dans les années 1950-1960 en formant des élites comme le pasteur Luther King ou le révérend Jackson qui peuvent formuler et incarner les revendications de la communauté. Elles font aussi un travail social d’entraide communautaire. ◗ Texte argumenté Les Églises chrétiennes - essentiellement protestantes dans le Sud (Bible Belt) - ont été confrontées à la ségrégation des Noirs depuis la fin du xixe siècle, malgré la fin de l’esclavage. La question était d’autant plus ardue que beaucoup de Noirs étaient eux-mêmes fidèles de ces Églises. Deux positions se dessinent au tournant du siècle : Booker T. Washington prône une collaboration des Noirs avec les Blancs et une émancipation par l’éducation malgré la séparation (doc. 1) tandis que le prêtre McNeal Turner défend la revendication des droits du peuple noir, surtout dans les Églises séparées noires (Black Churches). Les Black Churches deviennent donc des outils communautaires de travail social (doc. 3) mais aussi des lieux d’éducation pour de futures élites noires. Ainsi, Martin Luther King, un pasteur, se sert des Black Churches pour mobiliser les populations noires du Sud ainsi que leur clergé dans des actions de contestation pacifique comme les marches (doc. 4) ou les boycotts. Le révérend Jesse Jackson utilise les Black Churches pour diffuser un message politique et économique (doc. 3). Au milieu des années 1960, cette lutte porte ses fruits puisque l’égalité entre communautés est instaurée par des lois fédérales. Leçon 1 p. 168-169 Un pays bâti sur une vision religieuse du monde →Doc. 1 : Des Américains majoritairement protestants (2008). Ce tableau statistique récent, établi par le Pew Research Center, un centre de recherche indépendant (think tank), démontre que l’Église catholique reste la première religion aux États-Unis avec près d’un Américain sur quatre en 2008, mais l’ensemble des Églises protestantes, dans toute leur diversité, réunit plus d’un Américain sur deux (51,3 %). →Doc. 2 : Pose de la pierre d’angle de la plus grande Black Church des États-Unis, New York, 1920. Cette photographie représente la pose, en 1920, de la première pierre de l’Abyssinian Baptist Church de Harlem à New York, une Black Church reconstruite entièrement grâce aux dons de la communauté appelés par son pasteur Adam Powell. Son fils Adam Powell Junior devient le pasteur de cette Église en 1938 puis il est élu, en 1944, comme le premier représentant afroaméricain au Congrès de Washington. →Doc. 3 : Le serment au drapeau. La photographie représente la cérémonie du serment au drapeau, qui oblige les écoliers de la moitié des États américains à saluer la bannière fédérale chaque matin. Ce rituel a été originellement créé par un pasteur social, Bellamy, dans un but purement patriotique. En 1954, à l’initiative du président Eisenhower, le Congrès vote une résolution qui ajoute la mention « under God » (sous l’autorité de Dieu) au serment. Cette mention a été contestée en justice jusqu’à aujourd’hui par des parents laïques mais la Cour suprême a validé en 2004 cette référence à Dieu comme ne portant pas atteinte à la séparation des Églises et de l’État (arrêt « Elk Grove contre Newdow »). →Doc. 4 : Protestantisme américain et capitalisme. Ce passage du Journal de Thomas Chalkley est souvent cité par les chercheurs en sociologie comme validant la théorie de Max Weber sur l’éthique protestante du capitalisme. En effet, ce médecin quaker invite le bon croyant à s’investir consciencieusement dans son travail et à investir efficacement son argent pour plaire à Dieu. →Doc. 5 : Une religion civile. Robert N. Bellah est un des plus grands sociologues américains de la seconde moitié du xxe siècle, il a été professeur à l’université de Berkeley pendant plus de quarante ans. Il s’intéresse dans ce document à la notion de religion civile comme « ciment » de la société américaine. ◗ Réponses aux questions 1. Selon l’auteur, le protestant doit travailler durement pour satisfaire Dieu qui veille sur les activités de l’homme dans le monde. 2. La dernière phrase de l’auteur signifie que tous les rituels citoyens américains - comme le serment d’allégeance - permettent de mieux appréhender l’existence d’une divinité. Étude 4 p. 170-171 La communauté juive de New York New York, première ville des États-Unis, énorme agglomération de près de 20 millions d’habitants à l’influence mondiale, fut la porte d’entrée du pays puisque 90 % des immigrants y sont passés par les bureaux de l’émigration (Ellis Island, doc. 1). Villemonde cosmopolite, elle a accueilli les juifs persécutés d’Europe (doc. 2) et leur a fait découvrir le mode de vie américain fait d’individualisme, de tolérance et de volonté de réussite personnelle (doc. 5). Remarquablement organisée, la communauté juive de New York a peu à peu acquis une indéniable influence politique (doc. 4). Il faut cependant éviter tout manichéisme. Même s’il existe encore des orthodoxes à la religiosité très affirmée (doc. 3), de nombreux juifs se considèrent aujourd’hui avant tout comme Américains et une partie d’entre eux s’est largement éloignée de la religion hébraïque. C’est une des raisons qui expliquent leur opposition à la « discrimination positive » favorisant les minorités qu’ils jugent contraires à leurs intérêts, se considérant comme parfaitement intégrés dans le « melting pot ». Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 • 65 © Hachette Livre sont des causes majeures de l’accélération du processus législatif et de l’adoption du Civil Rights Act par le Congrès fédéral à l’été 1964. Mais certains gouverneurs du Sud refusent d’abandonner leurs lois Jim Crow dont celui de l’Alabama, George Wallace. C’est pourquoi une nouvelle marche vers Montgomery est organisée en mars 1965 (doc. 4). →Doc. 1 : The Jewish Immigrant, une couverture du magazine publié par la Hebrew Immigrant Aid Society de New York, 1909. L’Hebrew Immigrant Aid Society (HIAS) est fondée en 1881 à New York au moment où les grands pogroms (chasses à l’homme) déciment les communautés juives de Russie et de Pologne. Cette société accueille dans les années 1890-1900 les juifs arrivant dans le centre fédéral d’immigration ouvert à Ellis Island à partir de 1892. Cette société d’entraide fournit une aide financière, des logements d’urgence et publie, à partir de 1908, un magazine, The Jewish Immigrant, dont est extrait le document iconographique. Il nous montre des immigrants juifs accueillis par une représentation humaine de la statue de la Liberté, qui incarne les États-Unis et que le texte en hébreu qualifie de « nation juste ». Elle leur ouvre symboliquement la porte des États-Unis (« portes de la justice » - pris dans le sens de l’antonyme d’injuste - selon le texte hébreu). →Doc. 2 : La population juive de New York. Le tableau statistique indique l’arrivée massive des juifs d’Europe centrale aux États-Unis et à New York entre 1880 et 1914. Si la population juive atteint son plus haut niveau à New York en 1950, après l’immigration de nombreux survivants de la Shoah en Europe (en 2002, ils étaient encore 55 000 à New York), elle décroît lentement après 1980 avec l’émigration des juifs newyorkais retraités vers la Floride et la Californie. →Doc. 3 : Des Juifs orthodoxes new-yorkais sont protégés par la police lors des émeutes entre communautés noire et juive, 1991. Cette photographie fut prise lors des émeutes du quartier new-yorkais de Crown Heights, en août-septembre 1991, qui éclatèrent lorsqu’un jeune garçon noir d’origine caribéenne fut tué accidentellement par un chauffeur juif orthodoxe. La communauté juive orthodoxe fut prise violemment pour cible par les émeutiers, comme sur la photographie, jusqu’à l’assassinat sauvage d’un jeune étudiant rabbinique, Yankel Rosenbaum, par un groupe de Noirs. →Doc. 4 : Ed Koch (à droite), maire juif de New York (19781989), reçoit le soutien de l’United Jewish Coalition. L’importance numérique de la communauté juive new-yorkaise, qui représente environ un quart de la population de la ville en 1975, explique l’élection en 1973 du premier maire de confession juive, Abraham Beame, dans un système électoral qui favorise le vote communautaire. Ed Koch lui succède en 1977, après l’avoir battu durant les élections primaires du parti démocrate, et il est réélu à deux reprises grâce au soutien des organisations juives comme la Jewish Coalition ici représentée sur la photographie. Il est battu aux primaires du parti démocrate de 1989 face à David Dinkins qui devient le premier maire afro-américain de la ville. © Hachette Livre →Doc. 5 : Américanisation et acculturation de la communauté juive. Joseph « Joe » Lieberman est un exemple de l’intégration et de l’ascension sociale des juifs new-yorkais sur plusieurs générations. Ses grands-parents paternels avaient émigré de Pologne à New York au début du xxe siècle. Devenu procureur général puis sénateur, en 1988, de l’État du Connecticut, qui forme la banlieue nord de New York, il est choisi à la surprise générale comme colistier sur le ticket présidentiel par Al Gore en 2000. Il revient dans ce discours de 2011 sur cette campagne présidentielle qui démontre, selon lui, l’acceptation de son identité religieuse juive par la population américaine. ◗ Réponses aux questions 1. On peut deviner que ces immigrants sont juifs grâce aux caractères de la langue hébraïque qui apparaissent sur le document. Ils sont accueillis par une représentation humaine de la statue de la Liberté, qui incarne les États-Unis. Elle ouvre sym- 66 • Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 boliquement la porte des États-Unis aux immigrants puisque ceux-ci aperçoivent la statue de la Liberté lors de leur arrivée dans la baie de New York. 2. Les deux périodes d’arrivée massive des immigrants juifs sont les années 1880-1914, qui correspondent aux persécutions des juifs en Europe centrale, et les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, lorsque les survivants de la Shoah émigrent aux États-Unis. 3. À la fin du xxe siècle, les juifs new-yorkais et leurs descendants sont parvenus à s’intégrer suffisamment dans la société américaine pour y occuper des postes politiques importants : maire de New York comme Ed Koch ou candidat à la vice-présidence pour un des deux grands partis comme Joseph Lieberman. 4. La société américaine étant de tradition chrétienne, la religion juive peut y être moins bien accueillie. La persistance de communautés juives orthodoxes à New York, plus facilement reconnaissables par leur tenue et leurs rites, peut aussi être un frein à l’intégration, comme le montre le document 3. ◗ Texte argumenté La diaspora juive de New York est l’une des plus importantes communautés de la ville depuis le début du xxe siècle, à la suite des grandes immigrations des juifs européens, consécutives à leur persécution. New York servait de porte d’entrée (doc. 1) sur le territoire américain pour cette communauté juive qui s’y est largement implantée, y compris sous ses formes les plus traditionnelles (doc. 3). Á la fin du xxe siècle, New York et sa région fournissent les meilleurs exemples d’intégration sociale de la communauté juive, Joe Lieberman étant devenu en 2000 le premier juif sur le « ticket » présidentiel d’un grand parti (doc. 5). Néanmoins, la coexistence, dans un même quartier de New York, de la communauté juive avec d’autres minorités peut parfois être conflictuelle. Étude 5 p. 172-173 Un pays aux 70 millions de catholiques Les États-Unis ont longtemps été vus par Rome comme une terre de mission. Pays majoritairement protestant, avec des fidèles catholiques souvent suspectés de « papisme », il n’entrait pas dans le schéma classique, hérité du concile de Vatican I, des pays chrétiens avec lesquels le Saint-Siège entretenait des rapports réellement chaleureux. Les choses ont beaucoup évolué à la fin du xxe siècle, comme en témoignent les 7 visites de Jean-Paul II durant les 26 années de son pontificat. Il faut dire que le catholicisme américain a radicalement changé de statut. Passant d’une religion minoritaire perçue comme « non démocratique » et dirigée de l’étranger (doc. 1) à une institution puissante (doc. 6) aux effectifs considérables (doc. 5), elle prend, à partir des années 1960 et l’élection de Kennedy à la présidence fédérale (doc. 2), une place grandissante dans la société américaine. Mieux organisée que le protestantisme, éclaté en dizaines de courants, elle peut même revendiquer le titre de première religion des Américains. Cette place nouvelle, liée en partie à la forte émigration hispanique (doc. 3), lui confère aujourd’hui un rôle social majeur mais entraîne aussi de nombreux problèmes identitaires qui remettent partiellement en cause son modèle de fonctionnement unitaire et pyramidal (doc. 4). →Doc. 1 : La peur du catholicisme. Al Smith était un homme politique d’origine irlandaise et de religion catholique, qui incarna la montée en puissance de cette religion dans la société américaine des années 1910-1920. Élu à quatre reprises gouverneur de New York (mandat de deux ans) entre 1918 et 1928, il obtient l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 1928. Mais une campagne de presse, surtout dans les États du Sud de la Bible Belt protestante, se déchaîne à cause de sa soumission supposée au pape. Dans ce document, Frances Perkins, future secrétaire du Travail de l’administration Roosevelt qu’Al Smith avait nommée à la tête de l’Industrial Board de l’État, revient sur cette candidature malheureuse, rappelant que de nombreux démocrates avaient voté contre lui (Smith perdit même l’État de New York). américaine : d’une part, elle doit faire cohabiter des communautés de niveaux sociaux et éducatifs très différents ; d’autre part, elle doit veiller à la cohérence des rituels puisque le document 4 indique la divergence des célébrations du Vendredi saint entre catholiques hispaniques et catholiques new-yorkais. →Doc. 2 : Kennedy et le catholicisme. ◗ Texte argumenté →Doc. 3 : Évolution de l’origine des immigrants entre 1960 et 2000. Ce tableau statistique démontre la part croissante prise par l’immigration hispanique d’Amérique du Sud aux États-Unis. Elle se traduit par un renforcement de l’Église catholique : en 2008, 46 % de tous les résidents américains nés dans un pays étranger sont catholiques. →Doc. 4 : Gérer des pratiques religieuses différentes. La croissance numérique de la communauté catholique avec l’immigration hispanique a aussi différencié les pratiques religieuses comme le démontrent ces deux photographies du Vendredi saint. Le catholicisme, par son importance chez les immigrants récents, est surreprésenté parmi les catégories sociales les moins éduquées : un tiers des catholiques américains n’ont pas le niveau de fin de lycée en 2008. →Doc. 5 : Le quatrième pays catholique du monde. Ces deux tableaux statistiques mettent en valeur l’importance de la communauté catholique américaine dans le monde mais aussi la nationalisation progressive de cette Église autrefois implantée par des immigrants. →Doc. 6 : Le poids de l’Église catholique dans la société. Cet extrait d’un article de sociologie rappelle combien l’Église catholique forme une société à part entière dans la société américaine. En effet, elle contrôle des institutions d’éducation (l’université de Notre-Dame dans l’Indiana est classée parmi les vingt meilleures du pays), de santé mais aussi de financement. Des credit unions catholiques prêtent dans tous les États de l’argent aux fidèles à des taux d’intérêt très bas et reversent une partie des intérêts aux paroisses. ◗ Réponses aux questions 1. Le catholicisme, au travers de la candidature présidentielle d’Al Smith en 1928, est perçu comme une religion étrangère à la nation américaine, aux ordres du pape de Rome. 2. Kennedy évoque sa religion pour calmer les inquiétudes éventuelles d’un public et d’une population majoritairement protestants. Il justifie sa candidature par les valeurs démocratiques américaines qui doivent permettre à tout individu, quelle que soit son appartenance, de briguer les suffrages. 3. Parmi les grands pays industrialisés et développés, les ÉtatsUnis sont aujourd’hui le premier pays catholique au monde puisque Brésil et Mexique sont des pays émergents. 4. L’augmentation du nombre de fidèles a été la plus forte à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle grâce aux immigrations irlandaise puis italienne. 5. L’Église catholique est, selon le texte, une grande puissance financière par ses budgets de fonctionnement des paroisses et des écoles qui atteignent plusieurs milliards de dollars. Par ailleurs, ses écoles primaires et secondaires scolarisent plus d’un Américain sur vingt. 6. L’arrivée de nouveaux catholiques immigrés d’Amérique latine depuis les années 1970 pose un double défi à l’Église catholique Le catholicisme est devenu la première Église américaine au xxe siècle par l’apport des immigrations irlandaise et italienne entre 1880 et 1930, puis par celui de l’immigration hispanique d’Amérique latine après 1970 (doc. 3 et 5). Cette « importation » de la religion catholique a d’abord posé problème dans une société majoritairement protestante. Lors de la campagne présidentielle d’Al Smith en 1928 (doc. 1), la soumission supposée du candidat au pape lui fait perdre de nombreux suffrages. C’est pourquoi John Fitzgerald Kennedy choisit, en 1960, dans son discours de Houston, de rassurer les électeurs sur son indépendance religieuse (doc. 2). L’élection de Kennedy marque l’intégration des catholiques dans la société américaine où ils occupent aujourd’hui une place primordiale (doc. 6). Néanmoins, l’arrivée de nouveaux catholiques hispaniques à la fin du xxe siècle remet en cause l’identité religieuse de la communauté, les nouveaux arrivants, moins éduqués et intégrés, se tournant vers des rituels spectaculaires sur lesquels le contrôle de l’Église n’est pas aussi strict (doc. 4). Leçon 2 p. 174-175 Une mosaïque religieuse dans une société pluriethnique →Doc. 1 : Évolution des affiliations religieuses depuis 1990. →Doc. 2 : Le président des États-Unis Bill Clinton (1993-2000) fête la fin du ramadan à la Maison-Blanche, en compagnie de représentants du culte musulman. Le tableau statistique (doc. 1), établi par le sondage réalisé sur un échantillon large de la population américaine, décrit l’évolution de l’affiliation religieuse entre 1990 et 1998. On y remarque que l’islam occupe une part très minoritaire mais croissante dans la population américaine. C’est pourquoi les autorités américaines cherchent à intégrer cette nouvelle religion : ainsi, Bill Clinton accueille des représentants musulmans dans le bureau ovale de la Maison-Blanche à la fin de l’année 2000. ◗ Réponse à la question 1. L’affiliation religieuse diminuant le plus fortement parmi la population américaine depuis 1990 est celle du courant majeur du protestantisme au « profit » de nouvelles religions et des personnes se déclarant agnostiques ou sans religion. Cette dernière catégorie a presque doublé entre 1990 et 2008. →Doc. 3 : Le pasteur télévangéliste Billy Graham à la rencontre de ses admirateurs, 1966. Cette photographie montre Billy Graham saluant ses fidèles en 1966. À cette époque, ce pasteur évangélique, qui a vécu luimême une « renaissance au Christ » à l’âge de 16 ans, mène depuis 1948 des « croisades » de prédication pour faire retrouver la foi aux Américains égarés par la civilisation moderne. Mais pour toucher le plus grand nombre, il utilise les moyens modernes de communication : télévision, radio, stades de football. Son succès en fait dès les années 1950 le prêtre du président Eisenhower qu’il conduit à rejoindre, en 1952, l’Église presbytérienne. ◗ Réponse à la question 1. Billy Graham porte un costume d’homme d’affaires et non une tenue de prêtre, il a un style très décontracté avec une main dans la poche pour montrer sa proximité avec les fidèles qu’il rencontre. Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 • 67 © Hachette Livre Le sénateur catholique du Massachussetts, John Fitzgerald Kennedy, devait prendre en compte l’expérience malheureuse d’Al Smith lorsqu’il fut choisi par la convention démocrate de Los Angeles en 1960. Il décida donc dès le début de la campagne, le 12 septembre 1960, de se confronter à un public de prêtres protestants du Sud à Houston pour les rassurer sur son indépendance par rapport au pape. →Doc. 4 : Les principes de vie des adeptes de l’Église de JésusChrist des saints des derniers jours (mormons). L’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours ou Église mormone fut fondée dans les années 1820 par Joseph Smith, un homme qui affirmait être un prophète de la vraie parole de Jésus dont il aurait retrouvé et traduit des Tables dorées. Cette origine surnaturelle de la foi mormone - ainsi que la pratique d’une large polygamie - vaut à ses premiers fidèles d’être violemment persécutés dans les États protestants de la Bible Belt jusqu’au lynchage de Smith en prison en 1844. La plupart des fidèles mormons choisissent alors la voie de l’exode, sous la conduite de Brigham Young, et trouvent une terre promise autour du Grand Lac Salé, y fondant en 1847 la ville de Salt Lake City. La croissance et la prospérité rapides de l’Utah et de Salt Lake City à la fin du xixe siècle confortent cette religion, qui s’étend ensuite dans le monde par le biais de missions. Le document est un tableau récapitulatif des obligations religieuses actuelles de chaque mormon qui démontre la diversité admise des normes chrétiennes aux États-Unis même si beaucoup d’Églises protestantes considèrent encore le mormonisme comme une secte. ◗ Réponses aux questions 1. La religion encadre chaque moment de la vie du mormon, puisqu’elle lui impose ses normes alimentaires, son comportement sexuel, voire sa vie professionnelle, dans laquelle il doit chercher à réussir. 2. Si la religion mormone est plus ouverte sur certaines questions de société (divorce) que l’Église catholique par exemple, ses positions sur l’homosexualité et la sexualité avant le mariage vont à l’encontre des évolutions actuelles de la société américaine. Histoire des Arts p. 176-177 Jésus-Christ Superstar, film musical de Norman Jewison, 1973 L’adaptation cinématographique de la comédie musicale Jesus superstar est une œuvre particulièrement adaptée pour évoquer le rapport entre religions et société aux États-Unis. Par son contexte, tout d’abord : la comédie musicale et le film sont produits alors que la contre-culture d’origine californienne est ralliée par la jeunesse américaine du baby-boom. Il s’agit de critiquer la culture traditionnelle de la génération de la Seconde Guerre mondiale, fondée sur l’obéissance et le respect de la patrie ainsi que sur l’adoption de la consommation de masse. Les jeunes Américains de la fin des années 1960 et du début des années 1970 veulent y substituer une culture individuelle fondée sur les notions de plaisir et d’hédonisme. Dans ce contexte, les religions chrétiennes, comme participant de l’ordre social, auraient pu être rejetées par la contre-culture. Mais, au contraire, on assiste à une réappropriation de la figure du Christ par le mouvement hippie comme étant un précurseur, ayant refusé l’ordre établi du temple de Jérusalem. D’ailleurs, la pièce rivale de Jésus-Christ Superstar à Broadway en 1971 n’est autre que Godspell, qui transpose l’itinéraire de Jésus dans le New York hippie. © Hachette Livre →Doc. 1 : Scène de l’entrée de Jésus à Jérusalem, le jour des Rameaux (chœur « Hosanna »). La scène ici représentée est le retour de Jésus à Jérusalem cinq jours avant sa crucifixion lors du dimanche des Rameaux. Si la liesse de la foule correspond à la description des Évangiles, il est à noter la démesure hollywoodienne des rameaux et les vêtements très années 1970 des fidèles qui l’accompagnent. →Doc. 2 : L’impact du film sur les communautés religieuses américaines. L’article du New York Times, journal libéral de la côte est, à l’occasion de la sortie du film, permet de mesurer l’opposition suscitée 68 • Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 chez les fondamentalistes par cette relecture contemporaine et libertaire de la figure du Christ. →Doc. 3 : L’arrivée dans le désert du Néguev des jeunes comédiens qui doivent jouer les derniers jours de la vie de Jésus (ouverture musicale du film). Le film Jésus-Christ Superstar est construit sur une mise en abîme narrative puisque le début et la fin du film montrent les acteurs préparant puis abandonnant leurs costumes et leurs rôles. →Doc. 4 : Face à face entre Jésus et Judas. Le choix a été fait par les créateurs de la comédie musicale, Tim Rice et Andrew Lloyd-Webber, de représenter Judas comme un Noir, tout d’abord pour des considérations artistiques, afin d’opposer le registre vocal soul de Judas à celui plus « rock » de Jésus. Mais il peut renvoyer symboliquement à la « malédiction » des Noirs américains qui semblaient à l’époque condamnés à la pauvreté et à la discrimination. ◗ Réponses aux questions 1. Ce film peut être considéré comme un road-movie puisque les jeunes acteurs sont montrés arrivant en bus dans le désert pour y jouer les tableaux de la vie du Christ. Mais cette dernière est aussi une errance sur les routes de Palestine. 2. Ce film est un opéra puisqu’il présente des tableaux chantés par les acteurs mais ces chansons s’inscrivent dans le registre de la musique rock et non de la musique classique. 3. La scène des Rameaux met en scène des jeunes hommes et femmes qui accueillent Jésus à Jérusalem. La jeunesse américaine du baby-boom peut se reconnaître dans cette représentation qui fut mal perçue par des chrétiens car elle laisse entrevoir un Jésus entouré de femmes. 4. Judas est un personnage central du film puisqu’il contribue à l’arrestation de Jésus. Il est représenté comme un Noir américain. Sa place centrale dans le film a pu gêner certains juifs car elle rappelait sa trahison envers Jésus. 5. Ce film représente l’émergence de la jeunesse américaine du baby-boom dans la société à la fin des années 1960. Il démontre aussi le passage vers une religion vécue plus intensément, loin des Églises institutionnelles. La place donnée à un Judas noir fait enfin écho à l’émergence de la revendication du pouvoir noir (Black Power) dans la société américaine. Prépa Bac p. 180-185 ◗ Composition Sujet guidé - L’influence de la religion sur la société américaine depuis 1890 5. Rédiger l’introduction et la conclusion Introduction – Définition du sujet : « De la fin du xixe siècle à aujourd’hui, la religion occupe une place essentielle aux États-Unis, à travers le nombre de croyants et l’importance des Églises. Dominée par le christianisme, elle joue un rôle dans la vie sociale, culturelle et politique du pays. » – Problématique : « Se pose alors la question de son influence sur la société américaine. » – Annonce du plan : « Après avoir défini la place de la religion et des Églises, on s’appliquera à montrer que la société américaine est empreinte de valeurs religieuses et que la vie politique des États-Unis est marquée par la religion. » Conclusion – Réponse à la problématique : « Issue des différents courants migratoires, la diversité des religions s’impose aux États-Unis à partir de la fin du xixe siècle. Le protestantisme d’origine valorise La plupart des élèves répètent chaque jour le serment au drapeau et, depuis 1956, l’expression « In God We Trust » (Nous avons confiance en Dieu) est devenue la devise officielle du pays. Les États-Unis peuvent être considérés comme un pays doté d’une « religion civile » garante des vertus civiques et qui soude la nation afin de permettre à la démocratie de s’épanouir. Ainsi au début du xxe siècle, la religion apparaît comme le seul refuge des Noirs victimes du racisme et de la ségrégation. Ne pouvant se réunir dans les églises « blanches », ils fondent des Black Churches qu’ils peuvent gérer seuls. Elles leur permettent de s’exprimer librement et de s’organiser pour avoir une place dans la société (fondation d’écoles, de journaux et de banques). Longtemps partagées entre conciliation et protestation, les Black Churches ne s’engagent que progressivement dans un combat pour la reconnaissance des droits des Noirs. À partir de 1955, emmenées par le pasteur Martin Luther King et aidées par de nombreux autres mouvements luttant pour plus de justice sociale, elles parviennent à partir du Civil Rights Act de 1964 à obtenir une égalité civique complète entre Blancs et Noirs. Aujourd’hui, la religion s’invite encore dans des questions politiques et de société qui divisent nettement le pays : l’avortement et le mariage homosexuel. Plus il est pratiquant, plus un Américain y sera opposé : 75 % en moyenne pour les deux questions contre 18 % dans la population globale. Sujet en autonomie - Religion et laïcité aux États-Unis depuis 1890 Problématique : Quelles sont les relations entre religion et laïcité aux États-Unis depuis la fin du xixe siècle ? Plan 1. Un État laïc marqué par une religion civile – Liberté religieuse et séparation Églises/État – Le christianisme marque les institutions 2. Des religions engagées dans des questions politiques – Des Églises engagées pour les droits civiques des Noirs – Le lobbying des Églises auprès des politiques Sujet en autonomie - Diversité religieuse ou américanisation des religions aux États-Unis depuis 1890 ? Problématique : En quoi la religion aux États-Unis reflète-telle à la fois la diversité, mais aussi une uniformisation liée à la culture américaine ? Plan 1. Une mosaïque religieuse... – Un pays chrétien, majoritairement protestant – Le pluralisme religieux 2. … à l’image de la société pluriethnique américaine... – Une diversité religieuse née de l’immigration – Des pratiques religieuses diverses, reflet de la diversité de la population 3. … et porteuse des valeurs américaines – Une société américaine marquée par les valeurs du protestantisme – Une diversité religieuse qui se fond dans une religion civile – Des religions qui s’adaptent à la société américaine ◗ Étude de document(s) Sujet guidé - Religion et société aux États-Unis Présentation Le document 1 est un extrait d’un discours du sénateur John F. Kennedy, de confession catholique, devant l’association des pasteurs de l’agglomération de Houston, Texas, le 12 septembre 1960. Il est alors candidat démocrate aux élections présidentielles, en pleine campagne électorale. Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 • 69 © Hachette Livre à la fois la moralisation, mais aussi la réussite matérielle de la société américaine. Le christianisme marque également la vie politique et la démocratie américaines, s’imposant comme une véritable religion civile. » – Ouverture du sujet : « Si les États-Unis sont incontestablement un État laïc, les relations avec la religion sont plus apaisées qu’en France, où l’État a développé des rapports plus conflictuels avec l’Église catholique. » 6. Rédiger le développement Avec 80 % de leur population s’affirmant comme croyants, les États-Unis sont un pays profondément marqué par la religion. Au début du xxie siècle, les États-Unis restent un pays chrétien, principalement protestant. Mais c’est un protestantisme de plus en plus fragmenté : des mouvements religieux sont ainsi fondés par des individus se déclarant prophètes tels que le mormonisme (1830) ou les Témoins de Jéhovah (1873). En effet, pour les fidèles, le chrétien ne sera sauvé que s’il a la foi et s’il étudie la parole de Dieu, ce qui entraîne un foisonnement des dénominations, puisque chacun peut interpréter la Bible à sa guise. De plus, la modification de l’origine géographique des immigrants a accru le pluralisme religieux. Le catholicisme est devenu la première Église américaine, le pays accueille la plus importante diaspora juive du monde, le bouddhisme et l’islam se sont implantés. C’est surtout dans les villes que le paysage religieux est le plus varié : New York compte plus de 100 religions différentes identifiées. Les émissions religieuses et les prêches des télévangélistes occupent une grande place dans les programmes télévisés et les films inspirés de la Bible comme Les Dix Commandements sont de formidables succès commerciaux, tout comme la Bible dont on trouve un exemplaire dans chaque chambre d’hôtel. Les religions imprègnent la vie quotidienne, comme en témoignent les succès de la Journée nationale de Prière (officialisée par la loi de 1988), de la fête de Thanksgiving, de Noël dont le principal personnage (le Père Noël ou Santa Claus), est issu de la tradition chrétienne et récupéré par la publicité comme icône de la consommation. Enfin, avec près de 300 000 lieux de culte, sans compter les bâtiments dépendant d’institutions religieuses, les religions occupent l’espace et font des États-Unis le seul pays développé où la pratique religieuse demeure importante. Les valeurs religieuses marquent aussi profondément la société américaine. Le protestantisme a profondément marqué la société américaine avec ses valeurs de liberté individuelle, de rigueur morale et de vision tranchée du monde entre le bien et le mal. Il reprend à son compte la vision de certains théologiens européens du xvie siècle selon laquelle la réussite matérielle accompagne celle de l’âme, et donne ainsi un sens positif à la réussite et à l’enrichissement. Mais au début du xxe siècle, les protestants comme les catholiques les plus conservateurs refusent les changements de société et s’engagent dans un combat contre l’évolution des mœurs ou de la science qui les marginalisent progressivement. Au nom du créationnisme, ils s’opposent au darwinisme sous prétexte que cette théorie contredit la Bible. Ainsi en 1925, le « procès du singe » a un retentissement important auprès de l’opinion publique, lorsqu’un jeune professeur de biologie est accusé devant les tribunaux d’avoir enseigné la théorie de l’évolution. Les croyants doivent aider leurs semblables par le biais des œuvres de bienfaisance et les éduquer pour leur permettre de trouver à leur tour le chemin de la réussite. Ainsi les Églises protestantes s’investissent dans l’éducation des plus défavorisés ou luttent contre l’alcoolisme, fléau supposé ravager les classes défavorisées (prohibition). La religion devient alors un acteur essentiel dans le débat public. Officiellement, les Églises et l’État américain sont séparés, mais s’il existe une grande liberté religieuse, affirmée par le premier amendement de la Constitution, le christianisme marque les institutions. Le document 2 est une photographie de presse prise à l’occasion de la prestation de serment du président Barack Obama, le 20 janvier 2008. On y voit le 44e président des États-Unis poser la main sur la Bible fermée de Lincoln, tenue ici par son épouse. Comme ses prédécesseurs, le président s’engage devant Dieu à exercer au mieux ses fonctions. Á partir de ces documents, comment se caractérisent les relations entre religion et société aux États-Unis ? Il convient de montrer d’abord la séparation de l’Église et de l’État, puis l’affirmation de la liberté religieuse et enfin l’existence aux États-Unis d’une véritable religion civile. • © Hachette Livre Aux États-Unis, comme le rappelle J. F. Kennedy dans le document 1, la « séparation de l’Église et de l’État est absolue » : depuis l’adoption du Premier amendement, en 1791, les États-Unis se sont définis comme un État laïc. La séparation de l’exercice de fonctions officielles et de la religion s’appuie sur l’article 6 de la Constitution américaine. Cette volonté de séparation puise ses origines dans l’histoire du peuple américain. Les premiers migrants, fuyant l’anglicanisme britannique intolérant, veulent séparer la question religieuse et la question politique. Premier président catholique, J. F. Kennedy entend rassurer les électeurs en réaffirmant ce principe fondateur : il croit en une « Amérique où une personne peut exercer des fonctions officielles même si sa religion diffère de celle du président qui le nomme ou des suffrages qui l’élisent ». Dans cette démocratie laïque, les religions peuvent donc se développer sans entraves : « la liberté religieuse est une et indivisible » comme le rappelle JFK. L’État reste neutre en matière religieuse, le choix d’une confession relevant de la sphère privée : « Je crois en une Amérique qui n’est officiellement ni catholique, ni protestante, ni juive […]. » Là encore, cette tolérance s’explique par l’histoire du peuple américain, faite de vagues de migrations successives, apportant avec elles des cultures et des religions différentes. Si les premiers migrants appartenaient à différentes Églises protestantes, au fil du temps, ils ont été rejoints par des catholiques, des juifs, etc. Dans une société pluriethnique marquée par une mosaïque religieuse, la tolérance est une valeur fondamentale qui garantit « l’échafaudage de notre harmonieuse société ». • Malgré tout, le fait de croire de manière commune en une religion, quelle qu’elle soit, permet d’unir les citoyens et de renforcer le lien social. Les valeurs fondamentales du pays (liberté, égalité, démocratie) s’en trouvent renforcées. C’est ce respect mutuel que JFK appelle de ses vœux : « […] je crois en une Amérique où l’intolérance religieuse finira par disparaître, où tous les hommes et toutes les Églises seront traités sur un pied d’égalité ». C’est pourquoi on parle aux États-Unis de religion civile, car elle est garante des vertus civiques qui soudent la nation et permet à la démocratie de s’épanouir. Lorsque Barack Obama prête serment, il le fait sur une Bible fermée, dont on ne connaît pas la tendance religieuse ; et lorsqu’il demande « Que Dieu me prête assistance », la formule reste suffisamment générale pour ne renvoyer à aucune religion en particulier. Ces deux documents montrent bien l’importance de la religion dans la société américaine : même si officiellement les Églises et l’État américain sont séparés, la société reste marquée par les valeurs chrétiennes, qui font des États-Unis une démocratie laïque avec une religion civile. L’expression « In God We Trust » n’est-elle pas devenue la devise officielle du pays ? 70 • Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 Sujet en autonomie - La religion au cœur de la vie des Américains Présentation Le document 1 est un extrait de l’adresse inaugurale du président John F. Kennedy, le 20 janvier 1961. Il a alors remporté les élections présidentielles, à l’automne 1960, et s’apprête à diriger le pays. Le document 2 est une reproduction d’un billet d’un dollar, sur lequel est inscrite depuis 1923 la formule « In God We Trust », devenue à partir de 1956 la devise nationale. • Une vie politique marquée par les valeurs religieuses. – Le discours de JFK est imprégné de références religieuses ; il se présente comme l’héritier des premiers dirigeants du pays, et comme eux renouvelle le serment devant le peuple et devant Dieu : « Car je viens de prêter serment devant vous et devant Dieu tout-puissant comme nos ancêtres l’ont exigé il y a 175 ans ». – Il rappelle que les Américains ont été « choisis » par Dieu, pour porter dans le monde les valeurs de la liberté : « Dans la longue histoire du monde, seules quelques générations se sont vu attribuer le rôle de défendre la liberté, à l’heure où elle courait le plus grand danger. » – Il demande aux Américains d’agir pour leur pays, avec l’aide de Dieu, « demandant Sa bénédiction et Son aide, mais sachant qu’ici sur terre l’œuvre de Dieu doit réellement être la nôtre ». – On retrouve ici de nombreux marqueurs de la religion civile, les références à Dieu étant en effet toujours très générales, et servant à exalter le lien civique. • Des valeurs religieuses qui imprègnent la vie économique. – Adopté aux États-Unis dès la fin du xviiie siècle, le dollar est plus qu’une simple monnaie d’échange : preuve de l’indépendance de la nouvelle fédération, il devient, comme le drapeau, emblème national, et à ce titre porteur de valeurs. – Les références religieuses y sont nombreuses : l’œil de la Providence veille au sommet de la pyramide inachevée, métaphore d’un pays puissant, dont l’ultime frontière reste à conquérir. Dieu veille sur les États-Unis. La formule « Annuit cœptis » (Il [Dieu] favorise nos entreprises) réaffirme la force du lien qui unit les Américains à Dieu. La formule « In God We Trust » (« Nous avons confiance en Dieu »), au centre du billet, a été ajoutée en 1923. Elle est devenue la devise nationale à partir de 1956. – Objet de la vie quotidienne, le billet de un dollar rappelle à ses utilisateurs les valeurs fondatrices du pays, où la réussite matérielle accompagne celle de l’âme. La réussite économique doit avoir une contrepartie dans le développement des œuvres de bienfaisance. Sujet en autonomie - L’américanisation des religions aux États-Unis : les megachurches Présentation Le document 1 est un extrait du livre de Sébastien Fath, Dieu XXL, la Révolution des megachurches, paru en 2008, qui s’intéresse à ces « nouveaux hauts lieux du christianisme ». Les megachurches sont des églises géantes, pouvant accueillir des milliers de fidèles. Le document 2 est une photographie de l’intérieur de l’une d’entre elles, la Crystal Cathedral, en Californie, construite entre 1977 et 1980 pour accueillir 2 736 fidèles. • La megachurch américaine devient la traduction matérielle et spatiale des transformations affectant les pratiques religieuses aux États-Unis. Ainsi, comme l’explique le document 1, « avec l’arrivée des mégapoles globalisées du troisième millénaire, voici venu le “temps des megachurches” ». Adaptée à l’american way of life, la et clairement identifié dans l’espace urbain en tant que tel. La megachurch est également un geste architectural envoyé à l’extérieur. Cela ne signifie pas que le bâtiment offre nécessairement des éléments architecturaux renvoyant à l’église traditionnelle (croix, clocher, vitraux…), mais plutôt que le lieu de culte indique clairement le rôle de la communauté dans l’espace urbain et donc dans la société. C’est sans doute pour cette raison que le terme de megachurch (tout comme le mot « église ») renvoie autant au bâtiment qu’à une communauté. © Hachette Livre megachurch est la réponse à « un christianisme de masse adapté à la civilisation de l’automobile et du numérique ». La megachurch renvoie ainsi à la figure du centre commercial (le mall) de la religion, au gigantisme, à la professionnalisation de l’offre religieuse, à la multiplication des services non religieux dans l’église (salle de sport, garderie, cafétéria…). • Le lieu de culte dit quelque chose de la communauté qui l’habite : un des éléments constitutifs de la megachurch réside dans le fait que le bâtiment est construit par la communauté Chapitre 5 - Religion et société aux États-Unis depuis 1890 • 71 3 Puissances et tensions dans le monde de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours 6 Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis p. 188-223 Thème 3 – Puissances et tensions dans le monde de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours Question Mise en œuvre Les chemins de la puissance Les États-Unis et le monde depuis les « 14 points » du président Wilson (1918) © Hachette Livre ◗ Nouveauté du programme de terminale • Les programmes antérieurs étudiaient les relations internationales. Ils n’étaient pas centrés sur la notion de puissance mais sur la transformation des contextes depuis 1945, l’alternance entre phases de tensions et phases de détente, l’analyse des types de conflits. Dans ce cadre, les États-Unis étaient souvent évoqués mais leur rapport au monde n’était pas l’objet d’étude. • Le recul historique met en lumière la nouveauté que constitue, dans l’histoire des États-Unis, l’exercice assumé de la puissance depuis la Seconde Guerre mondiale. Le pays disposait auparavant de nombreux leviers d’influence mais se refusait à les employer pour peser sur la scène internationale. On ne comprend ce refus que si l’on prend en compte les contraintes qu’impose l’hégémonie : « la puissance ne vient pas seule, elle vient avec des responsabilités », rappellent P. Hassner et J. Vaïsse (2003). • La question aborde sous un angle historique la notion de puissance et complète ce qui se fait depuis longtemps, à cet égard, en géographie. La définition qu’en propose le géographe Gérard Dorel, spécialiste des États-Unis, est au demeurant éclairante pour l’aborder : « Une puissance mondiale, c’est un État qui dans le monde se distingue non seulement par son poids territorial, démographique et économique mais aussi par les moyens dont il dispose pour s’assurer d’une influence durable sur toute la planète en termes économiques, culturels et diplomatiques. » • Les puissances diffèrent par ces éléments mais aussi par la cohérence de leur projet, les acteurs qui modulent leur rapport au monde. Leur hiérarchie se recompose au fil du temps. Le programme n’en retient que deux. Faut-il penser que la planète serait désormais régentée par ce que d’aucuns nomment la « Chinamerica » ? En vérité, sans être multipolaire, le monde de ce début de xxie siècle compte d’autres pôles d’influence que la Chine et les États-Unis. Les nations européennes, prédominantes avant 1914, n’ont pas disparu de la scène et il est d’autres puissances émergentes que la Chine. Il s’agit plutôt de sensibiliser les élèves aux démarches de l’analyse géopolitique en comparant des cas plutôt que de clore arbitrairement à deux la liste des puissances d’aujourd’hui - et de demain. • Mesurons à grands traits ces différences entre la Chine et les États-Unis : – Le rapport au temps n’a rien de commun. La Chine est un très vieil État qui fut des siècles durant une grande puissance, « l’Empire du Milieu ». La conviction de cette centralité et l’humiliation ressentie durant l’abaissement des années 1840-1949 ont marqué la conscience nationale chinoise. Elles éclairent la volonté de revanche qui sous-tend les ambitions actuelles. Les États-Unis sont à l’inverse une jeune nation qui a fait au xxe siècle l’expérience de la puissance. – Leur trajectoire sur le siècle écoulé diverge. La Chine n’était plus une puissance en 1919 : pauvre, pétrie d’archaïsmes, elle n’était qu’un enjeu des rivalités entre les puissances d’alors tandis que les États-Unis constituaient déjà la première éco72 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : nomie mondiale. La Grande Guerre agit comme un révélateur. La relation des États-Unis au monde depuis lors est l’histoire d’une conversion réticente à l’acceptation de responsabilités en accord avec leur poids effectif. – Si le processus n’est pas linéaire, il se développe dans des cadres socio-économiques et politiques stables. La Chine n’est à l’inverse devenue que très récemment une puissance et ne s’est arrachée à la pauvreté qu’au prix de convulsions dramatiques qui ont fortement interagi avec sa relation au monde. – La Chine reste par bien des aspects un pays en développement tandis que les États-Unis disposent de tous les leviers d’influence. Mais l’apogée de leur puissance n’appartient-il pas au passé ? Pronostiquer la fin de « l’empire américain » est hasardeux, mais nombreux sont les signes d’un recul relatif - à l’instar de celui, général, du monde occidental face aux puissances émergentes. La puissance chinoise est, elle, en devenir mais reste incomplète (voir le chapitre suivant). ◗ Problématiques scientifiques du chapitre La mise en œuvre doit éviter l’écueil du « géographisme » qui érige l’espace en sujet des évolutions qu’il connaît : pour les États-Unis comme pour la Chine, analyser un « chemin vers la puissance », c’est identifier les acteurs qui fixent un horizon et mettent en œuvre les moyens pour l’atteindre, avec d’éventuelles divergences entre eux, tant sur les objectifs que sur les stratégies. • Nationalisme ou isolationnisme dans les années 1920 ? On a longtemps vu dans l’attitude des présidents républicains des années 1920 un simple retour à l’isolationnisme. Divers historiens dont Denise Artaud (La Question des dettes interalliées et la reconstruction de l’Europe, Champion, 1978) ont montré qu’il convenait plutôt de parler de nationalisme. Il y a certes des crispations identitaires. Elles ne résument pas à elles seules les attitudes de la société états-unienne face au monde et les autorités agissent en Amérique latine comme en Extrême-Orient ou en Europe. Le véritable isolationnisme est consécutif à la crise de 1929. • L’impérialisme américain, mythe ou réalité ? Le terme est fréquemment employé : même s’il n’a pas toujours le contenu précis que Lénine lui donnait, il sous-entend que la politique étrangère de Washington serait tributaire d’intérêts économiques. Qu’il s’agisse des « Quatorze Points » de Wilson ou du plan Marshall, le but serait partout et toujours de favoriser les grandes entreprises états-uniennes. On invoque la formule prononcée par Charles Erwin Wilson, le président de General Motors pressenti par Eisenhower pour devenir son secrétaire à la Défense. Auditionné par les sénateurs qui objectaient un possible conflit d’intérêts, il rétorqua : « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour General Motors et vice-versa ». Le débat sur cette question est autant idéologique que scientifique et nécessiterait de longs développements (cf. Henry Laurens, les États-Unis et le monde depuis 1918 ◗ Quelques notions clés du chapitre • Isolationnisme : volonté de s’engager le moins possible dans les affaires internationales, pour préserver de toute contagion le modèle que représenterait l’expérience américaine, pour garder intacte la souveraineté des États-Unis, ou pour éviter de voir le pays entraîné dans des « complications qui n’ont rien à voir ou presque avec nous » (G. Washington). • Hyperpuissance : pays dont l’influence mondiale est incontestée dans la plupart des domaines. Le terme est employé par le ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine au sujet des États-Unis que la fin de l’URSS a laissé sans rival à leur niveau. • Heartland/Rimland : ces notions, élaborées par les géopoliticiens du début du xxe siècle, éclairent la géostratégie des États-Unis. L’Anglais Halford J. Mackinder insiste sur l’importance du Heartland, le cœur du continent eurasiatique : « qui gouverne l’Europe de l’Est domine le Heartland ; qui gouverne le Heartland domine l’île mondiale ; qui gouverne l’île mondiale domine le monde » (« l’île mondiale » est l’ensemble que forment les continents de l’Ancien Monde). Cette « île » peut être contrôlée par les puissances maritimes à la condition qu’aucune puissance continentale ne soit en état de les exclure de l’Eurasie, seule ou associée à une autre. L’Américain Nichols J. Spykman prolonge Mackinder dans un ouvrage publié en 1942, America’s Strategy in World Politics : comme l’avait fait l’amiral Mahan, dont le livre The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783 (1890) avait incité les cercles dirigeants états-uniens à soutenir le développement de la marine de guerre, Spykman insiste sur l’importance du Rimland, « le bord des terres », entre le cœur de l’Eurasie et les mers. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, il légitime ainsi l’alliance entre les Anglo-Américains et les Soviétiques pour interdire à l’Allemagne le contrôle durable du Rimland. La stratégie du containment transposera ce schéma : elle s’emploie à tenir l’URSS éloignée des rivages, de la Méditerranée au Pacifique oriental. • Multilatéralisme/unilatéralisme : jouer un rôle international en concertation avec les autres nations ou bien en toute souveraineté : la puissance américaine est confrontée à cette alternative. Elle définit des attitudes diverses face au monde en croisant l’autre axe structurant, qui oppose l’isolationnisme à l’internationalisme (Pierre Melandri, Serge Ricard, Régine Perron et André Béziat, L’Harmattan, 2008). Cela étant, il existe toute une gradation entre « internationalistes libéraux » dans la lignée de Wilson (Roosevelt, Kennedy), « réalistes gestionnaires » (Kissinger, G. Bush) et « hégémonistes néo-fondamentalistes » du type G.W. Bush (J. Vaïsse et P. Hassner, Washington et le monde, 2003). ◗ Débat historiographique Plusieurs pôles interviennent. En la matière, le pouvoir exécutif est lui-même polycentrique : le président ne décide pas seul. Plusieurs instances l’informent et le conseillent, qui ne partagent pas toujours les mêmes vues, loin s’en faut : outre le secrétariat d’État chargé de la diplomatie et celui de la Défense, qui ont par nature des approches différentes, interviennent depuis 1947 un Conseil National de Sécurité et la Central Intelligence Agency (CIA) chargée du renseignement et des opérations officieuses à l’étranger. Le Sénat, chargé de ratifier les traités, exerce un droit de regard vigilant sur la politique étrangère : soucieux de représenter les électeurs plutôt que de soutenir l’exécutif, il est toujours un partenaire difficile, aucune majorité n’y est automatique. Il y a tout un jeu d’interactions avec les « forces profondes » (J.-B. Duroselle et P. Renouvin) : milieux d’affaires ; opinion publique structurée par les partis politiques et les médias ; les syndicats, les lobbies, les Églises et associations de tout type ; les think tanks, ces fondations d’études privées de toutes tendances. Entre ces acteurs, le malentendu est fréquent (G. Parmentier, « Politique intérieure et politique extérieure aux États-Unis : la parenthèse du xxe siècle ? », Politique étrangère n° 3-4, automnehiver 2000). En fin de compte, « il est […] totalement faux de se représenter l’Amérique comme un individu conscient doté de plusieurs pouvoirs dont il userait à sa discrétion » (P. Melandri et J. Vaïsse, 2001). ◗ Bibliographie sélective • Ouvrages P. Buhler, La Puissance au xxie siècle. Les nouvelles définitions du monde, CNRS Éditions, 2011. G. Dorel, Atlas de l’empire américain : États-Unis, géostratégie de l’hyperpuissance, éditions Autrement, 2006. P. Hassner et J. Vaïsse, Washington et le monde. Dilemmes d’une superpuissance, CERI-Autrement, 2003. A. Kaspi, Les Américains, Seuil, 2 tomes (le 1er de 1607 à 1945, le second de 1945 à nos jours), nouvelle édition, 2008. P. Melandri et J. Vaïsse, L’Empire du milieu. Les États-Unis et le monde depuis la fin de la Guerre froide, éditions Odile Jacob, 2001. Y.-H. Nouailhat, Les États-Unis et le monde au xxe siècle, Armand Colin, 2003. • Articles et publications pédagogiques « Les défis de la présidence Obama », Questions internationales, La Documentation française, n° 39, sept-oct. 2009. « Géopolitique des États-Unis, la fin de l’empire américain ? », Diplomatie, Les grands dossiers n° 3, juin-juil. 2011. « L’empire américain », L’Histoire, Les Collections de l’Histoire n° 7, fév. 2000. J. Portes, « Histoire et cinéma aux États-Unis », La Documentation photographique, n° 8028, 2002. Sites internet www.french-american.org : site de la France American Foundation, organisme voué au développement des relations franco-américaines (en français). http://www.thucydide.com : l’association Thucydide propose un dossier fourni sur la politique étrangère américaine. http://www.ifri.org/ : l’Institut français des relations internationales présente son programme États-Unis. www.vaisse.net : le site du chercheur Justin Vaïsse indique bibliographies et directions d’études. http://www.sciences-po.fr/cartographie/ et http://www.ladocumentationfrancaise.fr/cartes : deux sites qui proposent des cartes historiques fort utiles. Introduction au chapitre p. 188-189 Le chapitre est consacré à l’étude des manifestations de la puissance des États-Unis, des processus par lesquels elle s’est affirmée au xxe siècle et de ce qu’il en est de nos jours. La problématique essentielle est la mutation d’un pays qui refusa longtemps les contraintes de la puissance pour finalement les accepter dans la décennie 1940. Il importe donc d’identifier les acteurs qui ont contribué à cette métamorphose, leurs mobiles et leurs moyens. La confrontation entre ces deux images résume la tension entre deux attitudes face au monde, et singulièrement face à l’Europe, matrice de l’expérience américaine. Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 73 © Hachette Livre L’Empire et ses ennemis. La question impériale dans l’histoire, Seuil, 2009). Mais les historiens qui examinent les relations entre milieux d’affaires et décideurs politiques montrent des interactions ambivalentes : les seconds ne sont certes pas indifférents aux intérêts des premiers mais ils utilisent tout autant la puissance des Corporations comme levier d’influence au service d’objectifs généraux. C’est ainsi que le plan Marshall s’inscrit dans une approche résolument géopolitique des questions européennes (G. Bossuat, L’Europe occidentale à l’heure américaine. Plan Marshall et unité européenne, 1945-1952, éd. Complexe, 1992). →Doc. 1 : « L’unique moyen de la sauver [la démocratie] ». Rester à l’écart des drames extérieurs pour préserver le meilleur de l’Amérique, telle est l’attitude que préconise en 1939 le célèbre dessinateur Carrey Orr. Il est en accord avec des millions de ses concitoyens, dont certains très éminents au sein du comité America First - le grand aviateur C. Lindbergh en est le porte-parole. L’allégorie de la démocratie supplie les autorités (l’Oncle Sam symbolise le pays par son habit aux couleurs du drapeau mais il est aussi le président, avec les traits de Lincoln, et le Capitole, en arrière-plan, abrite le Congrès) de rester à l’écart de l’Europe en flammes - dans l’inscription sur la rive, l’adjectif mad (insensée) peut qualifier tant la guerre que l’Europe. →Doc. 2 : Cimetière américain d’Omaha Beach (Normandie), 6 juin 1984. La photographie du couple présidentiel rendant hommage dans le cimetière américain de Colleville-sur-Mer aux soldats tués en Normandie illustre le prix à payer pour l’acceptation des responsabilités internationales. Les pertes furent particulièrement élevées sur la plage d’Omaha Beach, en contrebas (le nom de code est tiré d’une ville du Nebraska). On décida donc d’inhumer là les 9 386 militaires américains tombés le 6 juin 1944 ou les jours suivants, dont le général Théodore Roosevelt Junior. Né en 1887, il était le fils aîné du président T. Roosevelt : banquier et homme politique, il se porta volontaire pour participer aux combats et mourut en Normandie en juillet 1944. L’hommage présidentiel aux « morts pour la patrie » à l’occasion du quarantenaire du D-Day traduit la conscience du tribut à payer pour accéder à la puissance. La présence des deux drapeaux indique que ces soldats sont morts aussi pour libérer la France (l’Europe) du nazisme. →Frise Elle met en évidence les 4 temps du rapport au monde depuis 1918 : – le refus des contraintes de la puissance jusqu’en 1941 : malgré le rôle-clé joué par Wilson durant la Conférence de la Paix, le pays revient à un isolationnisme aggravé après le krach boursier de 1929 ; – la séquence 1941-1962 transforme les États-Unis en puissance impériale : leur rôle militaire, stratégique et diplomatique durant la Seconde Guerre mondiale puis la Guerre froide les conduit à accepter des responsabilités de niveau planétaire ; – de 1962 à 1991, cette puissance s’exerce dans le cadre d’un monde bipolaire : les États-Unis organisent un modus vivendi avec le bloc soviétique mais restent une « nation sous les armes » ; – l’implosion du bloc soviétique en 1989-1991 inaugure une séquence incertaine : les États-Unis demeurent l’unique grande puissance mais présentent des signes de déclin relatif et doivent faire face à de nouvelles menaces (attentats du 11 septembre 2001) ainsi qu’au réaménagement des équilibres géopolitiques. Repères p. 190-193 Le rapport des États-Unis au monde © Hachette Livre Ces pages évoquent les paramètres durables qui influencent le rapport des États-Unis au monde (des idéologies, un cadre institutionnel) puis la partie 2 présente une vue synthétique des étapes par lesquelles passe le rapport des États-Unis au monde depuis 1914. →Doc. 1 : Les trois principes fondateurs. Il y a des principes de référence, une vision de ce que doit être la puissance américaine qui présentent un mélange de permanence et de changement. Affirmés durant les premières décennies d’existence de la République agraire que sont alors les États-Unis, ils gardent une grande force. 1a. Le messianisme. Thomas Paine est un homme politique et un pamphlétaire. Né en Angleterre en 1737, il émigre en Amérique du Nord et se rallie à la cause des Insurgents qu’il défend par la plume : ses essais, Le Bien public puis Le Sens commun, influencent la formation de la conscience politique américaine. Tirée de ces écrits, la formule du manuel traduit une ambition qui emprunte à la fois à la religion (les puritains voulaient refaire un monde vierge des « péchés » qui accablent l’Europe) et aux Lumières (l’humanité peut progresser, atteindre le bonheur). John O’Sullivan est un journaliste qui justifie, en 1845, par l’expression de « Destinée manifeste » l’annexion du Texas. Il entend par là le caractère « providentiel » de la colonisation du continent nord-américain par « les Anglo-Saxons de la côte Est ». La « destinée manifeste » des États-Unis est de peupler le continent et d’y répandre leurs institutions, parce qu’elles sont supérieures à toutes les autres. 1b. L’isolationnisme. Sollicité par la France du Directoire pour l’aider à combattre l’Angleterre au nom de la solidarité entre républiques et de l’aide française aux Insurgents, Georges Washington refuse en arguant des risques d’engrenage que présenterait un tel engagement dans les « incessantes querelles européennes ». Confronté à une situation analogue puisqu’il est président de 1801 à 1809, Thomas Jefferson achète la Louisiane (vallée du Mississippi) à la France de Bonaparte mais se garde bien d’entraîner son pays dans les guerres européennes. 1c. « L’Amérique aux Américains ». James Monroe préside les États-Unis de 1817 à 1825 : il reconnaît d’emblée les républiques nées de la dislocation de l’empire espagnol d’Amérique du Sud et du centre et refuse toute intervention européenne dans les affaires du continent américain : sa « doctrine » est en vérité une mise en garde à l’Angleterre tentée de prendre le relais des puissances ibériques. →Doc. 2 : Les nouvelles formes de la puissance. Joseph Nye est un universitaire né en 1937 : il enseigne la géopolitique à Harvard après avoir exercé des responsabilités dans les Administrations Carter puis Clinton. Libéral au sens américain du terme, il estime que son pays doit jouer un rôle central en usant de la persuasion plus que de la force unilatérale dans un monde caractérisé par des interdépendances généralisées. Il fait partie, comme Fukuyama, Huntington et d’autres, de ces cercles intellectuels qui réfléchissent au changement des « règles du jeu » international autour de 1989-1995 : ces cercles sont liés aux Administrations et leurs idées ont de l’importance (Pierre Hassner, « Le Rôle des idées dans les relations internationales », Politique étrangère, revue de l’IFRI, n° 3-4, 2000). Le livre de Nye a vulgarisé la notion de soft power. →Doc. 3 : La prise de décision en politique étrangère. L’organigramme récapitule les principaux acteurs institutionnels de la politique étrangère. Elle est avant tout coproduite par le président, qui négocie, et le Sénat, qui ratifie les traités. On mesure que l’opinion est un arbitre que nul ne peut négliger, ne serait-ce qu’en raison de la répétition d’échéances électorales décisives tous les deux ans, soit en année d’élection présidentielle, soit lors des élections de mi-mandat qui renouvellent tous les représentants et un tiers des sénateurs, exposant le président à devoir composer avec une majorité hostile au Congrès. La CIA et le Conseil national de sécurité sont apparus en 1947. →Doc. 4 : L’essor des États-Unis entre 1896 et 1914. Les années 1890 à 1914 enregistrent un rapide essor démographique (dû à une immigration massive) et économique : à la veille de la Grande Guerre, l’industrie états-unienne pèse à elle seule davantage que celles cumulées des trois principales économies européennes. 74 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 La puissance des États-Unis reste incomplète, y compris sur le plan économique : en comparaison des grands pays banquiers que sont le Royaume-Uni et la France, les États-Unis n’ont qu’un rôle modeste en 1914. Leurs firmes ont d’énormes besoins d’investissement qu’elles financent en partie en empruntant à Londres. →Doc. 6 : La CIA (central Intelligence Agency). Cette vue du centre opérationnel de la CIA rappelle que cette agence fédérale, qui dispose comme toute autre (la NASA, la Réserve fédérale, etc.) d’une réelle autonomie par rapport à l’Administration (le président et ses équipes), joue un rôle important dans le rapport des États-Unis au monde depuis sa création. On estime qu’elle emploie en 2010 autour de 25 000 personnes et dispose d’un budget proche de 10 milliards de dollars. →Carte 1 : Le monde vu des États-Unis depuis 1991. La carte du monde vu des États-Unis synthétise les éléments qui font du pays la grande puissance planétaire. Elle évoque leurs atouts : les alliés, les bases, l’US Navy, des formes d’influence identifiées à des lieux : Hollywood, pour la capacité à inonder le monde d’images reflétant l’American way of life ; Silicon Valley, pour le leadership en matière d’innovation technologique, informatique notamment ; Boston, pour cela aussi et l’excellence universitaire (Harvard, MIT) ; Washington, qui accueille les institutions de la gouvernance économique mondiale et New York, la « ville-monde », où siège l’ONU. Peu nombreux sont les pays jugés menaçants, mais les stratégies déployées pour atteindre les objectifs prioritaires ont cependant entraîné le pays dans plusieurs interventions militaires depuis 1991, sous mandat onusien ou non. ◗ Réponse à la question 1. La position le long de rivages de la plupart des alliés, celle des bases en plein océan, le déploiement des flottes de guerre rappellent que les États-Unis sont une puissance maritime. Leur volonté d’intégrer le continent américain (en en faisant une vaste zone de libre-échange) et le nombre conséquent d’interventions récentes en Amérique centrale et dans les Antilles indiquent qu’ils sont aussi une puissance continentale. Étude 1 p. 194-195 America first L’étude est focalisée sur les tergiversations des États-Unis entre rôle actif sur la scène internationale et maintien de l’isolationnisme dans la séquence qu’ouvre la Grande Guerre. Elle évoque la pluralité des acteurs qui modèlent le rapport du pays au monde et évalue l’exacte portée du repli consécutif à l’échec du wilsonisme. Elle est ce faisant en cohérence avec une interrogation centrale du chapitre : pourquoi l’Amérique a-t-elle longtemps hésité devant l’acceptation de responsabilités internationales conformes à son poids ? Les discours 1 et 2 confrontent les deux institutions-clés en matière de politique étrangère. →Doc. 1 : Les « Quatorze Points » du président Wilson. Le président W. Wilson prononce le 18 janvier 1918 ce discours devant le Congrès. Moins d’un an après l’entrée en guerre des États-Unis, c’est le programme de paix que leur président entend défendre auprès des Américains mais aussi auprès des « associés » européens. Le propos s’inscrit dans le contexte marqué par la révolution qui, en novembre 1917, a porté les bolcheviks au pouvoir en Russie. Lénine s’empresse de proposer une paix immédiate aux empires centraux et appelle les peuples d’Europe à exiger de leurs gouvernants la même mesure. Les dirigeants de l’Entente craignent une contagion révolutionnaire, après une année 1917 marquée par une « fatigue des peuples » qui a suscité grèves et mutineries. En réaction, Wilson espère susciter un espoir de paix durable qui ne passe pas par la révolution anticapitaliste mais par une « nouvelle diplomatie ». Par-delà les membres du Congrès, il s’adresse ici aux peuples d’Europe. On peut regrouper les clauses en deux grandes catégories. Une New Diplomacy (points 1 à 4, 14). Point 1 : certaines clauses des traités d’alliance signés entre partenaires de la Triple Alliance comme de la Triple Entente, notamment celles relatives à l’automaticité des engagements, étaient tenues secrètes, ce qui a pu conduire les gouvernements à sous-estimer les risques d’escalade du conflit en juilletaoût 1914. L’idée selon laquelle la transparence des débats est nécessaire renvoie aussi à une caractéristique essentielle de la démocratie américaine, le rôle du « quatrième pouvoir », la presse en 1918. Point 3 : la défense du libre-échange est à la fois conforme aux intérêts des États-Unis à cette étape de leur développement (toute puissance économique dominante, plus compétitive que ses rivaux, ils ont intérêt au libre-échange : telle fut la position de l’Angleterre « atelier du monde » au xixe siècle) et à la conviction selon laquelle « le doux commerce » (Voltaire) est vecteur de connaissance mutuelle entre les peuples et donc de paix. Alors que les États-Unis furent protectionnistes après la guerre de Sécession, Wilson avait du reste amorcé avant la guerre la réduction de leurs droits de douane. Point 4 : les États-Unis d’alors ne sont pas une grande puissance militaire : si leur marine de guerre a été développée, en l’absence de conscription, jugée attentatoire à la liberté individuelle en temps de paix, leurs forces terrestres sont modestes. Réduire les armements ne saurait donc leur nuire ; il y a aussi sous-jacente l’idée selon laquelle la course aux armements menée par les puissances européennes avant 1914 a contribué au conflit. Point 14 : l’idée de sécurité collective n’est pas totalement nouvelle : le philosophe E. Kant avait songé à quelque chose de ce genre pour garantir « la paix perpétuelle » dont rêvaient les Lumières ; il en avait été beaucoup question dans l’Europe des années 1890 autour de Léon Bourgeois notamment. Mais Wilson est le premier chef d’État à vouloir traduire l’idée en acte. Ce point est le dernier, donc le plus important. Le « principe des nationalités » (points 8 à 13). D’une part, Wilson assume ici une partie des revendications des « associés » européens - associés et non alliés pour la simple raison que les États-Unis ne sont en rien liés par les buts de guerre que les pays de l’Entente et l’Italie ont préalablement fixés entre eux. D’autre part, en posant en règle générale, « le droit des nationalités », il entend canaliser par avance leurs désirs d’expansion. →Doc. 2 : Déclaration du Sénat des États-Unis sur la Société des Nations, à l’initiative du sénateur républicain H. Cabot Lodge, votée le 19 mars 1919. La démarche de Wilson heurte les habitudes et les intérêts des membres du Congrès, comme le montre cette intervention, le 19 mars 1920, Henry Cabot Lodge, président républicain de la puissante Commission des Affaires étrangères du Sénat. Lors du débat de ratification des traités, les républicains, majoritaires au Sénat, refusent de ratifier tant le traité de Versailles que le pacte de la Société des Nations (le « Covenant », rédigé par Wilson) qui y était joint - en mars 1920, 7 voix manquent pour atteindre la majorité des deux tiers requise pour ratifier un traité (49 pour et 35 contre la ratification). Par-delà les motifs explicités ici, joue aussi le refus du Sénat de se voir en quelque sorte dépossédé de son rôle : dès lors qu’il y aurait automaticité des obligations imposées aux États-Unis comme à tout autre membre de la SDN, qu’il s’agisse de désarmer, de cotiser, de sanctionner, alors le pouvoir de l’institution chargée d’élaborer avec le président la politique étrangère diminuerait. Un calcul électoral intervient également : ratifier les Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 75 © Hachette Livre →Doc. 5 : Une influence financière mondiale limitée. traités négociés en Europe par Wilson, c’eût été favoriser l’adversaire démocrate lors de l’élection présidentielle de novembre 1920. Et aller à contre-courant d’une opinion dont tout indiquait qu’elle souhaitait « le retour à la normale » promis par celui qui devient le candidat républicain à la Maison-Blanche, Harding. →Doc. 3 : « Un pèlerin aborde l’Amérique », caricature américaine de Nelson Harding, 1919. Cette caricature évoque l’hostilité du parti républicain envers Woodrow Wilson (W.W. sur sa sacoche) mais surtout envers son « Covenant » prévoyant la « Ligue des nations ». Elle date du retour du président aux États-Unis après la signature du traité de Versailles le 28 juin 1919. →Doc. 4 : Les effets des lois des quotas : nombre annuel d’immigrants aux États-Unis par origine. Les deux lois des quotas ont été votées à une large majorité par le Congrès : l’une, provisoire, en 1921 ; l’autre, plus restrictive, en 1924, n’autorise l’immigration européenne qu’à hauteur de 2 % de chaque « nationalité » présente sur le sol états-unien au recensement de 1890. Elles resteront en vigueur jusqu’en 1965. On note qu’elles n’affectent pas l’immigration venue d’Amérique latine, qui constitue l’essentiel des « autres origines » en 1930 (les Latino-Américains représentent exactement 46 % de tous les immigrants aux États-Unis en 1928 contre moins de 4 % avant la guerre) : les quotas ne s’appliquent pas aux habitants du continent américain, « doctrine de Monroe » oblige. →Doc. 5 : Les investissements des États-Unis à l’étranger de 1919 à 1935, en millions de dollars. Le tableau porte sur les flux privés comme publics. Il doit se lire à la fois dans le temps et en examinant la répartition géographique des investissements. ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre 1. Les 4 premiers points résument la « New Diplomacy » prônée par Wilson. Il s’agit d’éradiquer les pratiques qui ont, selon lui, conduit à la guerre, en négociant au grand jour les traités internationaux. La liberté de navigation sur les mers fait écho à l’indignation ressentie aux États-Unis après les attaques de sousmarins allemands contre des navires américains alors que le pays était encore neutre. « La suppression […] de toutes les barrières économiques » (tarifs douaniers prohibitifs, contingentements, etc.) prolonge et complète le point 2. Le point 4 préconise des politiques concertées de réduction des armements. Au total, Wilson compte sur la transparence, le commerce et le désarmement pour assurer une paix durable. 2. Les points 8 à 13 découlent du « principe des nationalités » : l’idée est qu’il convient de remanier la carte politique de l’Europe de sorte que chaque peuple ait sinon son indépendance (la Pologne au point 13) du moins son autonomie (ce que propose le point 10 aux peuples non germanophones de l’Autriche-Hongrie) et de redessiner au besoin les frontières d’États existants afin de les faire coïncider avec les nations : le point 8 prévoit de restituer à la France l’Alsace-Moselle annexée par l’empire allemand en 1871, le 9 d’attribuer à l’Italie les « terres irrédentes », c’est-à-dire intégrées dans l’empire austro-hongrois bien que peuplées d’italophones. Le point 14 propose une institution inédite : une « association générale des nations » appelée à garantir « [l]’indépendance […] et [l]’intégrité territoriale aux grands comme aux petits États », une instance supranationale d’arbitrage des différends internationaux et ayant pouvoir de sanction. La Société des Nations sortira de cette proposition. 3. Cabot Lodge oppose au wilsonisme les principes isolationnistes : les États-Unis doivent garder entière leur souveraineté, éviter d’être mêlés contre leur gré aux « complications » internationales qui ne les concernent pas directement. L’adhésion à la SDN heurterait ce principe puisqu’elle impliquerait la mise en œuvre de décisions prises en commun par une majorité de membres. Elle contredirait aussi selon l’orateur « la doctrine de Monroe » qui réserve aux seuls Américains le soin de régler les différends sur leur continent. 4. Absent du pays plusieurs mois durant, le président Wilson, à peine débarqué sur le sol américain, est accueilli par des républicains assimilés sur cette image aux tribus amérindiennes qui tentèrent de repousser les premiers immigrants européens (les Pilgrim Fathers », les « Pères pèlerins » débarqués du Mayflower près du cap Cod en 1620). Wilson est seul comme étaient peu nombreux ces pionniers (102 émigrants sur le Mayflower), il est seul parce que son « Covenant » n’est pas a priori populaire en Amérique. Si l’on superpose termes à termes les situations, les « vrais Américains » pourraient être ces « Indiens » : ils sont en tout cas les premiers occupants. Mais l’ironie du dessinateur ne s’exerce-t-elle pas au fond à la fois contre eux (être assimilé aux « Indiens » n’est pas flatteur dans l’Amérique d’alors) et contre Wilson, tout entier identifié à son « projet de ligue des nations », transformé en parchemin ? 5. Les lois des quotas font chuter le nombre annuel d’entrées de plus d’un million de personnes avant la guerre à un peu plus de 200 000 en 1930. Elles affectent peu les migrants originaires des îles britanniques : leurs ancêtres étaient nombreux dans la population états-unienne en 1890, les Britanniques n’émigrent plus beaucoup après 1900. Elles restreignent surtout l’immigration venue d’Europe méditerranéenne : les Italiens en particulier étaient nombreux dans la « nouvelle immigration » non WASP apparue à partir des années 1890. 6. Les États-Unis sont devenus un pays banquier à la faveur de la Grande Guerre. Ils le restent dans la décennie 1920 : le montant total des investissements à l’étranger de leurs banques, de leurs firmes industrielles ou de leur Trésor public fait plus que doubler entre 1919 et 1929 ; la destination des flux ne change pas : l’Amérique latine et l’Europe sont privilégiées mais les flux financiers avec le Canada prennent aussi de l’importance. On a en revanche un reflux des sorties de capitaux après 1929, au détriment de l’Europe notamment. Les firmes états-uniennes, plongées dans la crise, manquent de ressources pour investir hors des frontières et ont du reste rapatrié après le krach une part des capitaux engagés à l’étranger. Par ailleurs, le marasme étant général, le besoin d’investir, chez soi ou hors des frontières, a reculé. ◗ Texte argumenté Aux États-Unis, des forces puissantes rejettent la volonté d’engagement international du président Wilson après la Grande Guerre. Le Sénat ne veut pas se dessaisir des pouvoirs qui sont les siens en matière de politique étrangère. Le parti républicain combat le « traité de Wilson ». L’opinion n’accepte pas l’abandon de l’isolationnisme. Elle a toléré l’engagement dans la guerre pour soutenir les démocraties de l’Entente mais refuse des engagements contraignants auprès d’une Europe qui l’inquiète à nouveau : elle est terre de révolution (la « peur des Rouges » saisit l’Amérique suite à la révolution bolchevique) et d’émigration jugée déstabilisante pour une « identité américaine » confondue avec les seuls WASP. Le candidat républicain Harding et son slogan « America first » remportent un triomphe lors de l’élection présidentielle de 1920. Le retour à l’isolationnisme prend des formes diverses : refus de l’adhésion à la SDN, limitation de l’immigration européenne, mais aussi retour au protectionnisme douanier. Cela étant, les historiens estiment qu’il convient de parler de nationalisme plutôt que d’isolationnisme dans la décennie 1920. Ce dernier a en effet d’évidentes limites. Sur le plan économique, les États-Unis restent actifs dans le système international. 76 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 p. 196-197 1918-1940 : le refus des contraintes de la puissance →Doc. 1 : Le président Wilson s’adresse au Congrès, 2 avril 1917. Le président Wilson a été réélu en novembre 1916 en ayant promis aux Américains de maintenir le pays hors de la guerre. Mais quelques mois plus tard, le contexte a changé et il explique ici au Congrès, qui doit voter la déclaration de guerre, les motifs qui le poussent à accepter une belligérance longtemps refusée : c’est un tournant pour une Amérique qui s’était fait une règle depuis son premier président de ne se pas se mêler des « incessantes querelles européennes » (Repères). Wilson met en avant l’intérêt national : des navires américains sont coulés dans l’Atlantique par les sous-marins d’une Allemagne désireuse de couper le ravitaillement apporté à la France et à l’Angleterre. Fondamentalement, Wilson veut éviter un éventuel effondrement des Franco-Britanniques, hypothèse plausible dès lors que la désorganisation des armées russes consécutive à la première révolution de 1917 permet aux Austro-Allemands de transférer à l’Ouest une partie des forces qui combattaient sur le front oriental. Après avoir tenté en vain de jouer les médiateurs entre les adversaires en 1916, Wilson se persuade aussi que l’unique moyen de convertir le monde à sa New Diplomacy est de prendre part au conflit pour peser sur les négociations de paix. ◗ Réponse à la question 1. Wilson invoque les valeurs chères à l’Amérique : « les droits des nations », « la démocratie », « la liberté politique ». La chute du régime tsariste en mars 1917 lui permet désormais de présenter le conflit en termes idéologiques opposant à deux empires une Triple Entente composée de deux démocraties bien établies (Angleterre, France) et d’une en gestation (le gouvernement provisoire qui prend en charge la Russie indique son intention d’établir un État de droit après la victoire). →Doc. 2 : Clemenceau contre Wilson devant le Conseil des Quatre, 28 mars 1919. Le document retranscrit les objections adressées par le chef du gouvernement français au président Wilson lors des réunions décisives que tiennent à Paris, de janvier à juin 1919, les quatre principaux vainqueurs afin d’élaborer les traités de paix (Orlando pour l’Italie et Lloyd George pour l’Angleterre s’ajoutent aux deux protagonistes représentés ici). Le conflit oppose deux individualités mais aussi deux approches de la politique : Clemenceau raisonne dans les termes de la tradition diplomatique européenne et plus largement d’une pensée politique marquée par Machiavel et le scepticisme quant à la possibilité d’améliorer « la nature humaine » ; le juriste Wilson estime que l’art de gouverner doit traduire le droit en actes. Il croit possible le perfectionnement moral de l’humanité et entend mettre la puissance au service de la justice. Il est animé de la volonté de « recommencer le monde » que louait T. Paine. ◗ Réponse à la question 1. Clemenceau oppose son réalisme à l’idéalisme wilsonien : il juge que l’Allemagne voudra se venger de sa défaite (comme la France fut hantée par l’idée de revanche après 1871) tandis que Wilson veut l’apaiser en lui rendant « justice ». Clemenceau estime aussi que l’Allemagne, déclarée seule responsable de la guerre, doit « réparation » pour les pertes humaines et matérielles occasionnées par celle-ci. Son approche conduit à une paix fondée sur un rapport de force qui enlèverait à l’Allemagne les moyens de la revanche tandis que Wilson entend baser cette paix sur le droit : respect de principes généraux et « association des nations » pour arbitrer les conflits. →Doc. 3 : « Si nous étions dans la Société des Nations », caricature américaine contre la Société des Nations, 1920. La SDN se met en place en novembre 1920 dans un contexte de contestation des traités de paix d’une part au Moyen-Orient par la Turquie de Mustapha Kemal comme par les peuples arabes émancipés de l’empire ottoman mais passés sous tutelle française ou anglaise, d’autre part en Europe par les vaincus ; la guerre civile oppose les Rouges aux Blancs en Russie depuis 1918. ◗ Réponse à la question 2. Cette caricature laisse entendre que si les États-Unis entraient dans la SDN, ils seraient entraînés dans toutes sortes de guerres par l’Angleterre. On peut imaginer à cette date peutêtre une intervention dans les conflits du Moyen-Orient qui concernent de près les Anglais. Ces conflits sont susceptibles d’être arbitrés par la SDN et elle peut ordonner des sanctions, y compris militaires, contre les pays ayant contrevenu à leurs obligations. →Doc. 4 : Le circuit financier de la détente internationale en 1924-1929. Les rapports franco-allemands étaient empoisonnés par la question des réparations imposées par le traité de Versailles (Paris recevait la moitié de ces réparations, les autres vainqueurs se partageant le reste). L’Allemagne refusant de les payer, l’armée française occupa la Ruhr en 1923, ce qui plongea le pays dans une crise économique sans précédent (hyperinflation, effondrement du mark). ◗ Réponse à la question 1. Les capitaux américains (prêts publics ou privés) permettent à l’État allemand d’honorer à nouveau ses obligations et à l’économie de renouer avec la prospérité : ces cercles vertueux constituent le socle de la détente franco-allemande incarnée par Briand et Stresemann à partir de 1924. →Doc. 5 : À l’origine des lois de neutralité. L’argumentaire du sénateur républicain Nye soutient la première loi de neutralité adoptée par le Congrès en 1935 : elle interdit à toute entreprise états-unienne de vendre des armes à un belligérant. Une seconde, en 1936, interdira tout prêt aux belligérants et une troisième, en 1937, fera obligation aux acheteurs en état de guerre de payer comptant les achats qu’ils effectueraient aux États-Unis et de les transporter sur leurs propres navires : c’est la loi cash and carry. Les historiens qui ont travaillé sur les motifs de l’entrée en guerre en 1917 ne retiennent pas l’interprétation de Nye : que des lobbies engagés dans les échanges avec l’Entente se soient manifestés auprès de Wilson est un fait, que le président ait pris sa décision en fonction d’eux est tout autre chose. Son approche est, on l’a dit, bien plus générale : il faut faire la guerre pour peser sur la paix. Mais le rapport Nye et les lois de neutralité traduisent à la fois une défiance par rapport aux milieux d’affaires dans l’Amérique en crise et la permanence du courant isolationniste dans l’opinion (un sondage de 1937 indique que près des deux tiers des Américains jugent que la participation à la Grande Guerre fut une erreur). ◗ Réponse à la question 2. Le sénateur Nye attribue aux pressions des « commerçants » sur l’Administration Wilson l’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917. Elles auraient conduit Wilson à entrer en guerre pour protéger les intérêts des entreprises et des banques qui travaillaient avec la France et l’Angleterre menacées de défaite à cette date. Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 77 © Hachette Livre Leçon 1 Étude 2 p. 198-199 L’aide Marshall, reflet et levier de la puissance nouvelle des États-Unis après 1945 Une caractéristique essentielle de la puissance des États-Unis depuis la Grande Guerre est le recours à l’arme économique et financière pour atteindre leurs objectifs. Ce fut le cas dans les années 1920, plus encore durant la Seconde Guerre mondiale : à travers les prêts accordés au Royaume-Uni puis plus largement le prêt-bail mettant gratuitement à disposition des « nations unies » les ressources qu’exige une guerre totale, l’Amérique de Roosevelt contribua à épuiser l’Axe. On retrouve cette approche durant la Guerre froide. Elle débouche sur le plan Marshall en Europe, plus tard sur l’aide aux pays chargés d’endiguer le communisme chinois (le Japon à partir de 1950, la Corée du Sud, Taiwan, etc.). L’aide Marshall est à la fois reflet des capacités économiques des États-Unis et levier d’une stratégie globale, géopolitique. →Doc. 1 : Le « Plan Marshall ». C’est un extrait du discours prononcé le 5 juin 1947 à l’université d’Harvard par le général Marshall, secrétaire d’État de Truman après avoir été conseiller stratégique de Roosevelt durant la guerre puis coordonnateur de l’aide américaine à la Chine nationaliste. L’orateur s’exprime après que le président a livré devant le Congrès, le 12 mars précédent, sa vision d’un monde coupé en deux par une « menace totalitaire ». Les Américains ont tiré de la double expérience des années 1930 et de l’administration qu’exerce leur armée depuis 1945 en Allemagne et au Japon la conviction que la misère ouvre la voie au communisme. Tout un chacun constate les difficultés qu’éprouvent alors les Européens à reconstruire leur continent dévasté. La situation reste tendue : le rationnement n’a pas disparu, le manque de dollars (dollar gap) leur interdit de financer les importations dont ils ont besoin, les finances publiques sont aux abois malgré les prêts bilatéraux consentis par Washington. Sur le plan politique, l’Europe orientale et centrale est déjà transformée en un ensemble de démocraties populaires satellites de l’URSS tandis que les partis communistes sont au zénith en France et en Italie. L’aide proposée entend donc contribuer à hâter la reconstruction de l’Europe mais l’orateur rappelle aussi la volonté de son pays de s’opposer aux forces qui chercheraient à « perpétuer la misère humaine pour en profiter politiquement » : le communisme n’est pas plus nommé que dans le « discours Truman », mais chacun comprend qu’il est l’adversaire désigné. L’aide fut proposée à tous les pays d’Europe, y compris l’URSS et ses satellites. Mais on savait que Moscou la refuserait en raison de la dépendance de fait qu’elle impliquait par rapport aux États-Unis ; la Pologne et la Tchécoslovaquie, qui se dirent intéressées, furent « priées » par Staline de ne pas donner suite. →Doc. 2 : L’aide Marshall finance un « programme pour les sans-abris de Berlin ». La photographie est prise en 1950 : les habitants des quartiers Ouest de Berlin ont en mémoire le pont aérien par lequel les États-Unis ont assuré leur ravitaillement durant le blocus par l’URSS des voies terrestres d’accès à leur ville de juin 1948 à mai 1949. La capitale du Reich est sortie ruinée des bombardements et combats de 1943-1945, nombreux sont les sans-abris. © Hachette Livre →Doc. 3 : Une arme politique. Le conseiller de Truman pour les affaires étrangères, Dean Acheson (il succédera en 1949 à G. Marshall au secrétariat d’État), explicite les vues du président auprès du Congrès on vérifie la nécessité pour le président d’associer le Sénat aux choix de politique étrangère. On a souvent mis en avant les finalités économiques du plan Marshall. C’est oublier que, largement tournées vers le marché domestique, les firmes étatsuniennes eussent tiré un avantage bien supérieur du soutien à la demande intérieure par des politiques d’État-providence analogues à celles adoptées alors en Europe. Truman songeait du reste à un Fair Deal prolongeant le New Deal et allant dans ce sens, mais les nécessités de la Guerre froide étaient peu compatibles avec une progression des dépenses sociales dont ne voulait de toute manière pas un Congrès républicain avec lequel il devait trouver un consensus en politique étrangère. Par ailleurs, si le plan Marshall représentait une telle opportunité pour les Corporations, pourquoi l’Administration Truman dut-elle déployer tant d’efforts pour convaincre le Congrès de l’adopter, et en mettant en avant qui plus est des motifs politiques ? Les crédits ne seront finalement votés qu’en 1948, au lendemain du « coup de Prague ». →Doc. 4 : « Non ! La France ne sera pas un pays colonisé ! ». L’affiche mobilise les thèmes classiques de l’anti-américanisme à la fois communiste et très français : l’image d’un pays impérialiste ; la vision d’une société états-unienne tout entière vouée au culte de l’argent, dépourvue de culture - thème cher également aux ultranationalistes français (inscrits dans cette mouvance, Robert Aron et Arnaud Dandieu l’avaient orchestré dans Le Cancer américain paru en 1931). Elle manifeste une fidélité sans faille à l’URSS qui est constitutive du mouvement communiste né avec la IIIe Internationale en 1919. La dépendance a été actualisée par la création du Kominform en septembre 1947. Ce bureau de liaison des partis communistes européens fixe les priorités stratégiques en lien avec le PCUS. L’urgence est que les partis communistes locaux combattent dans leur pays tout ce qui peut affaiblir l’URSS - le plan Marshall mais aussi l’Alliance atlantique, la CECA, le projet de CED, etc. Le refus de la colonisation exprimé ici est à relier au contexte : la décolonisation est à l’ordre du jour et le PCF condamne la guerre menée par la France contre le Vietminh en Indochine (1946-1954). →Doc. 5 : La répartition des crédits de l’aide Marshall, 1948-1952. Le tableau comptabilise par pays l’aide reçue, quelle qu’ait été sa forme : crédits à taux bonifiés ou dons. Sont seuls concernés des pays d’Europe occidentale, les vaincus compris, ainsi que la Turquie, que Washington soutenait contre les pressions soviétiques. Les pays bénéficiaires se sont entendus entre eux dans le cadre de l’Organisation européenne de coopération économique créée en 1948 pour mettre au point cette répartition de l’aide (l’OECE s’élargira en OCDE en 1961). ◗ Réponses aux questions 1. Selon Marshall, « la misère humaine » est exploitée par les « gouvernements, partis politiques, ou groupes » qui refusent « les institutions libres ». Son propos reste allusif mais il est clair pour tous qu’il vise les partis communistes déjà au pouvoir dans le bloc soviétique en voie de formation ainsi que ceux qui sont dans l’opposition, en Europe occidentale par exemple le PCF a du reste été exclu en mai 1947 du gouvernement de coalition auquel il participait aux côtés des socialistes et des démocrates-chrétiens. 2. La déclaration d’Acheson au Congrès insiste plus nettement sur la finalité politique de l’aide américaine, en soulignant qu’elle devra être réservée aux « peuples libres », alors que Marshall indique qu’elle n’est « dirigée ni contre un pays ni contre une doctrine ». 3. L’Europe occidentale qui reçoit l’aide Marshall concentre des enjeux vitaux pour les États-Unis. Elle est la région d’origine du peuplement nord-américain, les liens humains et culturels sont très denses entre les deux rives de l’Atlantique. Elle représente alors le premier débouché commercial des États-Unis et, même si leurs entreprises sont surtout tournées vers le marché intérieur, le perdre serait lourd de conséquences. L’Europe de l’Ouest est aussi un maillon-clé de la stratégie d’endiguement 78 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 4. Berlin-Ouest, détruite par les bombardements durant la guerre, a subi le blocus par l’URSS des voies terrestres d’accès à la ville en 1948-1949. Seul le pont aérien organisé par les ÉtatsUnis lui permettait d’être ravitaillée. L’affiche en ce lieu sensible est emblématique du projet de Marshall : une aide financière pour sortir de la misère et vaincre les « pressions totalitaires ». 5. L’image réactive le thème de « l’Amérique » pays du dieu dollar (cf. le symbole dans les yeux de la pieuvre). Elle le relie à la critique de l’impérialisme américain, entendons par là une volonté de domination de la planète, d’expansion illimitée : c’est l’image de la pieuvre, répulsive et dotée de nombreux tentacules. Les partis communistes européens combattent le plan Marshall parce qu’ils sont à l’époque étroitement liés à l’URSS et identifient leur idéal à la défense des intérêts de « la patrie du socialisme ». ◗ Texte argumenté Le plan Marshall met en œuvre le projet annoncé peu avant par le président Truman : endiguer le communisme. Il est destiné spécialement à l’Europe : la reconstruction exige des ressources dont les Européens ne disposent pas ; depuis 1945, l’URSS étend son influence dans toute la partie du continent dont elle a chassé les armées nazies mais rien n’indique les limites que Staline peut avoir en tête ; l’Europe occidentale représente de multiples enjeux pour Washington. L’aide Marshall est conçue pour tout à la fois écarter la menace de la subversion communiste en restaurant la prospérité et resserrer les liens tant économiques que politiques entre les pays qui en bénéficieront et les États-Unis. Ce plan illustre l’importance du levier financier dans les moyens d’influence mobilisés par la puissance états-unienne. Son économie est sortie renforcée de la Seconde Guerre mondiale : la machine productive tourne à plein régime, elle a accentué son avance technologique et accumulé des excédents ; la Maison-Blanche peut mettre ces armes au profit de sa diplomatie. Leçon 2 p. 200-201 1941-1962 : les responsabilités de la puissance acceptées →Doc. 1 : Roosevelt et « les libertés essentielles ». Roosevelt a été réélu à la présidence, à une large majorité, en novembre 1940. Il a promis de maintenir l’Amérique hors de la guerre mais s’efforce de préparer l’opinion à une belligérance qu’il juge personnellement inéluctable. Il saisit l’occasion solennelle qu’offre le discours sur l’état de l’Union adressé à la nation par le président chaque mois de janvier, en esquissant ce que serait un « avenir […] sûr », fondé sur « quatre libertés essentielles ». Le projet est une projection sur le monde des principes de la démocratie américaine enrichie par le New Deal : la « libération du besoin » s’ajoute aux libertés fondamentales et à une « réduction des armements » qui évoque le wilsonisme. →Doc. 2 : Les alliés des États-Unis dans un monde divisé : situation en 1955. La carte montre un monde dans lequel les deux camps sont stabilisés après l’acmé de la Guerre froide en 1948-1953 (première crise de Berlin et guerre de Corée) et la multiplication des traités d’alliance dans le cadre de la « pactomanie » de l’Administration Eisenhower. La projection polaire visualise bien la position des deux camps. ◗ Réponse aux questions 1. et 2. Les alliés des États-Unis entourent le monde communiste polarisé par l’URSS et la Chine : cette carte met en évidence le caractère maritime de l’ensemble occidental en opposition à la dimension continentale du bloc communiste. →Doc. 3 : Le bilan de la Seconde Guerre mondiale : l’exception américaine. Le tableau met en lumière le contraste entre les États-Unis et les autres belligérants à l’issue du conflit : ils sont de ce fait en position de force, bien plus encore qu’en 1918-1919. Le territoire états-unien est resté à l’abri des combats : les 300 000 morts états-uniens sont uniquement des soldats alors que les quatre autres belligérants ont perdu de nombreux civils victimes de bombardements ou d’exactions de la part de l’Axe (déportés, otages fusillés, etc.). Cette situation éclaire aussi l’essor économique : l’agriculture et l’industrie états-uniennes ont tourné à plein régime pour répondre aux besoins du pays mais aussi à ceux des Alliés. Les autres belligérants ont vu à l’inverse leurs appareils économiques affectés par les destructions, la pénurie de main-d’œuvre et de matières premières, les prélèvements de l’occupant nazi (en France). ◗ Réponse à la question 1. L’exception américaine au sortir de la Seconde Guerre mondiale tient au nombre réduit de tués ainsi qu’au dynamisme de son économie (croissance du PIB et des exportations) en comparaison des autres belligérants nommés ici. →Doc. 4 : La portée de la « doctrine Truman » selon son concepteur. Truman revient dans ses Mémoires sur le discours qu’il a prononcé devant le Congrès le 12 mars 1947 et qui fut retransmis à la radio à l’intention « de la nation tout entière ». Ce que demandait précisément Truman au Congrès était une aide financière pour les gouvernements grec et turc : le premier combattait une révolte animée par des forces communistes issues de la Résistance anti-nazie, le second devait repousser les demandes insistantes de l’URSS qui exigeait de cogérer les Détroits avec la Turquie. Mais Truman inscrit sa demande de subsides dans une perspective bien plus large, celle de la lutte contre les « régimes totalitaires ». Ce faisant, il demande à son pays d’assumer en permanence des responsabilités internationales de niveau planétaire. On pourrait objecter à l’auteur que Wilson avait tenté lui aussi d’engager ce « tournant », mais par d’autres voies (la sécurité collective plutôt que le hard power), sans succès il est vrai. ◗ Réponse à la question 2. Truman souligne la rupture opérée par rapport à « l’esprit de Washington » et « celui de tous les autres saints patrons de l’isolationnisme » (voir aussi le doc. 1 p. 190). Il s’agit d’un tournant dans la mesure où pour la première fois de leur histoire les ÉtatsUnis prennent des engagements en temps de paix pour soutenir des pays étrangers. Dans les mois et les années qui suivent, ce tournant se concrétisera par l’aide Marshall mais aussi par la signature du pacte Atlantique qui s’éloigne du principe de non entanglement. Étude 3 p. 202-205 Les États-Unis et la guerre L’histoire montre qu’il n’est pas d’exercice de la puissance sans confrontation à la guerre. Les États-Unis avaient connu des guerres au xixe siècle, mais elles étaient restées limitées et la Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 79 © Hachette Livre du bloc continental autour de l’URSS. La répartition des crédits et des dons accordés au titre de l’aide Marshall est fonction de la taille du pays (les plus peuplés reçoivent plus) et du passé proche - à population égale, les pays qui furent membres de l’Axe (Allemagne, Italie) reçoivent moins que les alliés, la GrandeBretagne étant privilégiée, sans doute en raison de sa « relation spéciale » avec l’Amérique. terrible Guerre de Sécession resta interne. En revanche, dès lors qu’a grandi leur puissance, ils ont engagé eux-mêmes ou se sont trouvés mêlés à de nombreux conflits. Or les réalités de la guerre entrent en tension avec les « mythes fondateurs » états-uniens : la primauté donnée aux libertés individuelles et à l’autonomie locale face à l’État central (toute guerre renforce ce dernier), l’espoir de recommencer un monde neuf, vertueux (la guerre implique « la fin de l’innocence »), la conviction d’être à l’abri des malheurs du monde dans un pays-continent. Comment, quand il leur semble que la guerre est nécessaire, les présidents composent-ils avec une opinion réticente à l’envoi des boys de l’autre côté des océans ? Comment le pays s’est-il adapté à la réalité des guerres ? En quoi celles-ci ont-elles transformé sa vision de la puissance ? Les documents soulignent que le président ne parvient à rendre la guerre acceptable pour l’opinion qu’en réunissant un ensemble de conditions : la guerre doit passer pour défensive, conjuguer à l’intérêt national un impératif moral (la défense des libertés en 1917, 1941, 1947), ne pas avoir un coût excessif. La gestion du rapport au monde constitue l’essentiel des tâches dont doit s’acquitter le président états-unien mais il est jugé bien davantage sur son bilan économique et social : le paradoxe traduit l’acceptation réticente des responsabilités internationales par l’opinion. →Doc. 1 : Roosevelt, l’opinion et la guerre en automne 1940. Le texte est extrait des Mémoires de Jean Monnet. L’ancien négociant en cognac est bien introduit dans les milieux anglosaxons et engagé depuis longtemps dans diverses entreprises de coopération internationale. Président en 1939 du Comité de coordination de l’effort de guerre allié, il n’accepte pas la défaite de juin 1940 : Churchill le charge de convaincre Roosevelt de transformer son pays en « arsenal des démocraties ». C’est durant ce séjour que Monnet se livre aux observations du document 1. : il y souligne les difficultés du « dialogue » entre opinion et président. Quelle que soit « sa conviction intime » (la nécessité de s’opposer aux agressions des dictatures), le wilsonien Roosevelt tire les leçons de l’échec de son mentor : secrétaire adjoint à la Marine en 1913-1920, puis choisi comme vice-président du candidat démocrate Cox, il vécut de près la déroute de son parti en 1920. Les Américains sont, eux, confortés en 1940 dans leur sentiment de sécurité par le fait que la croissance est de retour en raison de la guerre européenne : le chômage, que le New Deal n’avait pas supprimé, recule rapidement. Et aussi parce que les candidats qui s’affrontent durant la campagne électorale de 1940 promettent tous deux de préserver la neutralité. Le président ne s’estime donc pas, à l’automne 1940, en état d’entraîner son pays dans une guerre qui demeure européenne : il faudra le choc de Pearl Harbor pour retourner l’opinion. →Doc. 2 : Docteur Folamour, du cinéaste américain Stanley Kubrick, affiche du film, 1964. L’affiche évoque une vision cinématographique critique sur la course aux armements nucléaires à l’orée de la détente. Le cinéaste met en scène dans ce film les risques d’un conflit nucléaire déclenché par les initiatives intempestives de généraux échappant au contrôle du président américain. Il témoigne par là d’une inquiétude très vive alors dans l’opinion non seulement américaine mais plus largement occidentale. © Hachette Livre →Doc. 3 : Grande manifestation à Washington contre la guerre menée par les États-Unis au Vietnam, 1971. Cette manifestation se déroule dans la capitale fédérale, en un lieu hautement symbolique proche du Congrès et de la MaisonBlanche. Elle a lieu durant le premier mandat du président Nixon élu en 1968 en promettant de sortir son pays du conflit. Elle eut un grand succès et un réel impact. →Doc. 4 : Vietnam : coûts du conflit et évolution de l’opinion. Le tableau met en relation l’effort humain et financier consenti durant le conflit et le coût humain de celui-ci. En dessous, les sondages sont à relier à ces paramètres. →Doc. 5 : Les Américains et la fin de la guerre d’Irak. Ce reportage radiophonique décrit les réactions des Américains à l’annonce officielle par le président Obama de la fin de l’engagement militaire direct des États-Unis en Irak. Le conflit était populaire à l’origine, la situation a bien changé neuf ans plus tard. ◗ Réponses aux questions 1. En novembre 1940, les armées nazies contrôlent une grande partie du continent européen : la guerre-éclair (Blitzkrieg) a éliminé la Pologne et surtout la France qui a signé l’armistice à Rethondes le 22 juin. En revanche, l’Angleterre de Churchill résiste toujours malgré l’intense campagne de bombardements aériens subie en juillet-août mais elle est seule (l’URSS, alors en bons termes avec le IIIe Reich, ne sera attaquée par lui qu’en juin 1941), épuisée et a un urgent besoin de secours. Les Américains n’ont « aucune perception physique de l’agression nazie » parce que l’Atlantique les sépare des champs de bataille européens et que leur territoire n’est aucunement affecté par les combats - et guère plus leurs navires de commerce à cette date. 2. Les Américains, qui approuvaient en grande majorité la guerre lancée par G. W. Bush contre le régime de Saddam Hussein en Irak (le Congrès fut quasiment unanime à voter les crédits de guerre), reprochent en 2011 à ce conflit de coûter cher en vies humaines et en dépenses fédérales, le tout pour un résultat pour le moins décevant (« erreurs commises », risques de « guerre civile » en Irak). 3. En 1940 comme durant la guerre du Vietnam, les réponses des sondés sont liées à la relation établie entre la gravité de la menace et le prix à payer pour la réduire. Si la menace paraît lointaine, comme en 1940, ou que les sacrifices exigés paraissent disproportionnés par rapport aux enjeux, comme au Vietnam ou en Irak à partir du moment où le conflit s’enlise, l’opinion manifeste ses réticences. 4. Le film de Kubrick a été tourné dans les mois qui suivent la crise des fusées à Cuba en octobre 1962. Durant cette « partie au bord du gouffre » de plusieurs semaines, la guerre nucléaire entre les deux Grands semblait possible. L’affiche annonce une comédie antimilitariste par les formules au second degré (« comment j’ai appris […] à aimer la bombe ») et par la désinvolture avec laquelle l’un des deux personnages vus de dos, identifiés aux deux « maîtres du monde », semble traiter des affaires mondiales. 5. La foule, plutôt jeune mais pas exclusivement, reproche au pouvoir une guerre inutile : tel est le sens de l’interpellation sur la pancarte au premier plan. L’image fait ainsi écho aux autres documents de cette double page : l’opinion américaine ne peut accepter un conflit que si les autorités la persuadent de son absolue nécessité. Telle était la hantise de Roosevelt en 1940 selon J. Monnet. →Doc. 6 : Le Pentagone, siège du Département américain de la Défense, à Arlington (près de Washington), inauguré en 1943. Avec ses 28 km de couloirs répartis sur 5 étages en 5 anneaux concentriques, le Pentagone, édifié de 1941 à 1943, est le plus vaste immeuble de bureaux du monde. →Doc. 7 : Le « complexe militaro-industriel » selon le président Eisenhower, janvier 1961. Eisenhower, chef militaire prestigieux devenu président (cas de figure exceptionnel dans une démocratie qui se méfie des généraux tentés par la politique), évoque les dangers du « com- 80 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 plexe militaro-industriel » dans cette allocution qu’il adresse à ses compatriotes au terme de son second mandat, alors que le nouvel élu, J. F. Kennedy va entrer à la Maison-Blanche. En 1961, l’Amérique est en paix mais elle s’est dotée depuis l’entrée en Guerre froide d’un arsenal sans précédent dans son histoire par ses dimensions et son caractère pérenne. →Doc. 8 : L’effort militaire américain : évolution 1995-2009 et comparaisons internationales. Le tableau porte sur les budgets et les capacités militaires des quatre puissances majeures en la matière : la situation particulière des États-Unis ressort nettement. Elle illustre le propos tenu par B. Obama dans son discours de réception du prix Nobel de la paix à Oslo en décembre 2009, propos quelque peu paradoxal en la circonstance : « Dire que la guerre est parfois nécessaire n’est pas un appel au cynisme, c’est la reconnaissance de l’Histoire. Les États-Unis d’Amérique ont contribué à garantir la sécurité mondiale pendant plus de soixante ans par le sang de leurs citoyens et la force de leurs armes. » →Doc. 9 : Les forces armées des États-Unis : un déploiement planétaire (situation fin 2006). La carte souligne le caractère planétaire de la présence militaire américaine. →Doc. 10 : Armements : les dix premières firmes mondiales, classées selon le montant de leurs ventes d’armes en 2008. Les firmes américaines d’armement produisent les unes des avions, les autres des missiles, des systèmes de guidage, des navires de guerre, des véhicules blindés, etc. Quoiqu’elles ne bénéficient pas systématiquement des commandes passées par l’US Army, elles sont tout de même favorisées par les décideurs militaires et politiques. ◗ Réponses aux questions humanitaires (cf. Haïti) ou non (Kosovo, Afghanistan, Libye en 2011…), des initiatives unilatérales. 10. La répartition des forces armées des États-Unis dans le monde renvoie à la hiérarchie de leurs priorités : l’essentiel est déployé dans « l’hémisphère occidental » - forces diverses stationnées sur le Mainland, bases (Hawaï), missions diverses aux Antilles ; l’Europe de l’Ouest, partenaire historique, vient en second (bases de l’OTAN) ; viennent ensuite les forces stationnées en Asie orientale pour protéger les alliés sud-coréen et japonais notamment. Le Moyen-Orient a beaucoup d’effectifs en 2006 : contingents engagés en Irak, bases de la péninsule arabique. Toute une série de bases dispersées sur les mers du globe ont enfin des garnisons permanentes (Guam, Diego Garcia, etc.). ◗ Texte argumenté Les États-Unis sont entrés avec réticence dans les deux guerres mondiales : en 1917, Wilson a imposé la guerre à un peuple divisé pour peser sur la paix à venir mais le wilsonisme a été refusé ; Roosevelt a attendu l’agression japonaise pour engager son pays dans le conflit. Depuis 1945, l’Amérique a participé à de nombreux conflits d’ampleur plus limitée, dans le cadre de la Guerre froide (guerre de Corée, guerre du Vietnam, etc.) ou des logiques post Guerre froide (les deux guerres du Golfe, l’Afghanistan, etc.). Au fur et à mesure, et notamment à l’occasion de la Guerre froide, le pays s’est doté d’un « complexe militaro-industriel » liant milieux militaires et firmes d’armement privées. Ce complexe influence le rapport à la guerre dans des conditions qui ne sont pas aisées à déterminer. Ce qui est avéré est que les États-Unis disposent de nos jours de moyens militaires surpuissants déployés à l’échelle planétaire, avec la capacité de les projeter loin de leur territoire. Mais l’Administration doit toujours composer avec les autres pouvoirs, dont le Congrès et les médias qui ont joué un rôle notable dans la vision critique de l’engagement au Vietnam comme en Irak. 6. L’emprise au sol du Pentagone telle que la révèle cette vue en Étude 4 p. 206-207 L’Amérique latine, chasse gardée des États-Unis ? Toute puissance influence d’abord ses voisins. Il est banal de présenter l’Amérique latine comme une chasse gardée des États-Unis. Toutefois, la réalité ne confirme pas toujours cette impression : « la doctrine de Monroe » n’a pas figé les choses une fois pour toutes. Les relations entre la grande puissance du Nord et le monde latino-américain n’ont cessé d’évoluer et son hégémonie est contestée. Puisque le Rio Grande est une coupure à la fois politique, de civilisation et de niveau de développement, ces relations sont un miroir de leur rapport au monde en général, au tiers-monde en particulier. Le dossier confronte les points de vue des États-Unis, dans deux contextes différents, aux aspects économiques et politiques des interactions entre eux et l’Amérique latine. →Doc. 1 : Les enjeux latino-américains vus de Washington. 1a. La déclaration émane en 1948 d’une conférence panaméricaine dominée par Washington dans le contexte de la Guerre froide : la rupture Est/Ouest a été rendue publique en 1947 ; avec le blocus de Berlin, 1948 voit éclater la première crise grave entre les deux blocs. 1b. La déclaration est faite par le président états-unien B. Obama devant une conférence panaméricaine tenue peu de mois après sa prise de fonction (janvier 2009), dans un contexte international marqué par la montée de puissances émergentes. →Doc. 2 : Part des échanges régionaux dans les exportations totales de marchandises des Amériques en 2009, en %. Le tableau permet de mesurer le poids des États-Unis dans le commerce de l’Amérique centrale et du Sud. L’Amérique du Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 81 © Hachette Livre perspective, traduit l’importance du Département fédéral de la Défense. 7. L’énormité des dépenses fédérales de Défense a favorisé le développement d’un nombre considérable de firmes américaines d’armement : on en compte 7 sur les 10 premières mondiales en 2008. Peut-être ont-elles aussi un accueil privilégié de la part des nombreux alliés que compte Washington dans le monde. 8. Eisenhower craint une « influence injustifiée » auprès des instances politiques du « complexe » associant les armées et les firmes d’armement. Il estime même que ce « complexe » peut « mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques », c’est-à-dire fausser la libre délibération des autorités élues en influençant indûment les choix de toute nature - on peut supposer, par exemple, qu’il estime que ce « complexe », ayant intérêt à la course aux armements, exagère les risques de conflit auprès des décideurs politiques. Son expérience de commandant en chef des forces alliées en Europe en 1943-1945, puis de n° 1 de l’OTAN en 1950-1952, lui a certainement permis de mesurer les pressions auxquelles se trouvaient soumis les responsables de la part de ce « complexe ». 9. L’US Navy dispose de plus d’une dizaine de porte-avions car les États-Unis sont une puissance planétaire qui estime nécessaire de maîtriser les mers et de disposer d’une capacité de projeter ses forces sur des théâtres d’opérations éloignés du territoire national : le porte-avions a cette double vocation. La forte progression de leurs dépenses militaires entre 1995 et 2009 est liée à la double guerre menée en Afghanistan depuis 2001 puis en Irak. Elle tient aussi au fait que la disparition des logiques bipolaires a laissé place à un « nouveau désordre mondial » dans lequel les menaces et les acteurs, étatiques ou non, ont proliféré : les États-Unis restant l’unique grande puissance sont de facto conduits à multiplier les interventions de toute sorte, d’autant qu’ils ajoutent aux missions préconisées par l’ONU, Nord comprend certes également le Canada et le Mexique mais les échanges effectués à partir de ou vers les États-Unis pèsent le plus lourd dans cet ensemble. Toutefois, on ne peut se cantonner au raisonnement par ensembles géographiques : les échanges avec l’Amérique latine sont importants pour certaines branches d’activité ou firmes des États-Unis. Pour ces acteurs effectifs, qui ont des relais auprès des décideurs politiques, les enjeux peuvent être cruciaux. Par ailleurs, ces acteurs peuvent aussi peser lourd auprès des États dans lesquels ils opèrent. →Doc. 3 : Rencontre entre le général chilien A. Pinochet et le secrétaire d’État américain H. Kissinger à la conférence des États américains, juin 1976. Au Chili, la CIA a apporté en septembre 1973 son appui au renversement du président socialiste Allende par un coup d’État militaire : son gouvernement avait nationalisé de grandes entreprises dont certaines étaient des filiales de transnationales états-uniennes, sa majorité comportait des communistes. La brutale répression menée par le nouveau maître du pays, le général Pinochet, n’empêche pas le chef de la diplomatie étatsunienne de le rencontrer dans le cadre de la conférence des États américains moins de trois ans plus tard. →Doc. 4 : Les États-Unis sur le continent américain au début du xxie siècle : une hégémonie contestée. La carte montre les aspects contradictoires et évolutifs de la situation au début du xxie siècle. ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre 1. Les déclarations qui constituent le document 1 insistent sur les enjeux géopolitiques de la relation entre les États-Unis et l’Amérique latine : endiguer le communisme en 1948, ouvrir un « dialogue » équilibré en 2009. L’enjeu économique tel qu’il apparaît dans le document 2 ne semble pas déterminant : la région n’absorbe que 8 % des exportations de l’Amérique du Nord. 2. La dépendance commerciale est marquée pour l’Amérique latine par rapport à l’Amérique du Nord qui absorbe un quart de ses exportations. Il s’agit d’une relation Nord/Sud conforme aux réalités du commerce international dans son ensemble : celui-ci s’opère avant tout entre pays développés (les trois pays d’Amérique du Nord, Canada et États-Unis avant tout, réalisent entre eux 48 % de leurs exportations) ; les pays du Sud, exportateurs de produits bruts, ont souvent un éventail de clients moins large que ceux du Nord et qui sont des pays riches. 3. Vu de Washington, il importe de prévenir l’arrivée au pouvoir de gouvernements hostiles en Amérique latine. L’arrivée au pouvoir de Fidel Castro à Cuba (1959) et son alignement sur l’URSS ont accentué les craintes. De ce fait, les États-Unis ont apporté leur concours aux forces politiques supposées les plus efficaces pour faire barrage au communisme, dont, à l’occasion, des dictatures militaires comme au Chili en 1973. 4. En 1948, Washington met l’accent sur la nécessité de combattre « la menace » que représenteraient « les activités politiques du communisme international » à l’échelle du continent américain. En 2009, ce tiers menaçant a disparu, B. Obama n’envisage que deux partenaires qui doivent « ouvrir un dialogue » en toute égalité. Il annonce « la fin de l’ingérence » de Washington dans les affaires intérieures des pays du sous-continent. 5. La dépendance de l’Amérique latine par rapport aux ÉtatsUnis est attestée par le fait qu’un quart de ses exportations leur est adressé. C’est toutefois un peu inférieur à la part des exportations effectuées entre pays latino-américains, et les destinations européennes et asiatiques sont également conséquentes : la diversité des partenaires commerciaux limite la dépendance, d’autant que le rôle croissant de la Chine l’accentue (cf. doc. 6 p. 239). 6. L’autonomie de l’Amérique latine par rapport à Washington se manifeste par : – l’existence d’accords commerciaux entre pays latino-américains : le plus important est le Mercosur apparu en 1991 ; – le développement de logiques d’intégration entre ces pays, dans le cadre de ces accords ; – l’ouverture économique vers l’Europe, l’Afrique mais aussi l’Asie qui permet à cet ensemble d’échapper au tête-à-tête déséquilibré avec le seul géant états-unien ; – l’existence de courants affichant leur hostilité aux États-Unis, autour de l’ALBA voulue par le Venezuela de Chavez ; – le fait que le Brésil s’affirme comme un pôle structurant constitue aussi un signe d’autonomie latino-américaine. Il peut s’appuyer sur les divers éléments qui fondent la puissance d’un État. La carte en indique certains, on voit l’ensemble dans le document 4 de la page 213. ◗ Texte argumenté L’Amérique latine constitue pour les États-Unis un enjeu géopolitique décisif : depuis la « doctrine de Monroe », Washington s’est toujours efforcé d’écarter du continent les influences extérieures. Ce furent celle de l’Europe avant la Seconde Guerre mondiale, puis celle de l’URSS. C’est aussi un partenaire économique important : l’industrie états-unienne s’y procure depuis longtemps des produits bruts, qu’exploitent souvent des sociétés états-uniennes. La relation entre les États-Unis et l’Amérique latine est asymétrique : elle s’établit entre un géant et de nombreux États dont beaucoup sont de petite taille, notamment dans l’isthme de Panama et les Antilles. Cette situation a favorisé une dépendance aggravée durant la Guerre froide quand les autorités états-uniennes voyaient dans l’Amérique une chasse gardée dont il fallait exclure toute forme d’expression critique vite assimilée à du « philosoviétisme ». Après avoir favorisé le retour à la démocratie en Amérique latine, l’effacement des logiques de Guerre froide mais aussi la mondialisation et l’émergence de pôles de puissance tels que le Brésil rééquilibrent les rapports entre Amérique latine et États-Unis. Étude 5 p. 208-209 Le rayonnement culturel, aspect et levier de la puissance américaine Il n’est pas de puissance durable sans capacité à diffuser hors des frontières sa culture au sens large du terme - langue, valeurs dominantes, productions symboliques les plus diverses. Sur ce plan, les États-Unis jouissent incontestablement d’avantages éminents : depuis le début du xxe siècle, leur culture de masse rencontre un large succès à l’extérieur et il en va de même pour leur « haute culture » depuis la Seconde Guerre mondiale. L’étude de Frédéric Martel, De la culture en Amérique (Gallimard, 2006), a mis en évidence l’importance de ce secteur dans l’économie et la société états-uniennes. Les documents montrent la diversité des aspects concernés. →Doc. 1 : Les deux aspects du soft power américain. Le texte décrit le soft power (doc. 2 p. 190) en évoquant les raisons des succès tant de la culture de masse que de la « haute culture ». Les États-Unis ont connu très tôt les premières formes de la culture de masse : presse illustrée, affiche publicitaire, spectacles de divertissement (tel le show de Buffalo Bill), et surtout cinéma. Ainsi que l’a montré Jacques Portes (De la scène à l’écran, Belin, 1997), le cinéma a pu fédérer les publics les plus divers alors que débarquaient chaque année à New York plus d’un million d’immigrants porteurs de toutes les cultures du monde. Du coup, l’exportation du film a été facilitée : dès 1926, « environ les trois quarts des films diffusés dans le monde sont américains » ; l’invention du parlant ne changea pas la donne, Hollywood inventant rapidement le doublage. 82 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 Alfredo Valladao est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et spécialiste de l’Amérique latine. Il a publié Le xxie siècle sera américain (La Découverte, 1993), un livre qui prend le contrepied des thèses annonçant l’inéluctable déclin des États-Unis. →Doc. 3 : La prédominance du cinéma américain dans le monde occidental, en 2000. Le cinéma américain est bien reçu à l’étranger car il appartient à une industrie de l’entertainment depuis longtemps mondialisée. Cela étant, il existe d’autres facteurs non évoqués dans ces pages. Les logiques de marché ont leur importance : largement rentabilisées sur l’immense marché intérieur, les productions audiovisuelles - films ou émissions télévisées - peuvent être exportées à bas prix vers les diffuseurs étrangers. Les autorités états-uniennes soutiennent leur industrie cinématographique, exigeant l’ouverture des écrans étrangers à ses réalisations : accord Blum/Byrnes en 1946, dénonciation par Washington à l’OMC de « l’exception culturelle » française. Il faut intégrer les conditions propres à chaque pays pour expliquer les différences : la France a par exemple une politique de soutien à la création cinématographique qui reste une exception en Europe. →Doc. 4 : Les étudiants étrangers aux États-Unis. La carte localise les pays d’origine en fonction du nombre et la courbe retrace l’évolution générale. Ces étudiants sont nombreux dans les filières scientifiques et technologiques (ils y sont même majoritaires au niveau du 3e cycle) et dans les business schools. La plupart retournent dans leur pays, y intègrent les élites locales, celles qui deviennent ensuite les interlocuteurs des hommes d’affaires ou des diplomates états-uniens. →Doc. 5 : Au cœur de Tunis, un salon de thé dédié à Facebook, en 2011. Facebook a été créé sur le campus d’Harvard en 2004 par Mark Zuckerberg. Ce réseau social aurait en 2010 plus de 500 millions d’usagers actifs. Il a facilité la mobilisation des manifestants lors du « printemps arabe » qui a renversé en 2011 des régimes autoritaires en Tunisie puis en Égypte. Qu’il soit associé à l’idée de liberté dans un monde arabe majoritairement critique par rapport aux États-Unis peut atténuer des stéréotypes (quitte à les remplacer par d’autres). Elle peut s’expliquer par l’attractivité des universités américaines (doc. 1). Venant nombreux de pays autoritaires, ces étudiants peuvent rechercher un environnement propice à la liberté intellectuelle. Ils viennent pour se former à des savoirs qui leur seront utiles dans leur vie professionnelle, en phase avec ce qui se pratique dans les nombreuses filiales de corporations implantées à l’étranger. Ils viennent parce que l’anglo-américain est devenu la langue universelle des élites - c’est parfois aussi la langue d’origine des étudiants (cf. Inde, Nigeria, Canada). On pourrait ajouter que les autorités états-uniennes délivrent largement les visas pour études. La présence sur le sol des États-Unis de millions d’étudiants étrangers peut favoriser la diffusion de l’American way of life. 5. On peut dire que « le monde entier est en Amérique » parce que le pays reçoit des immigrants venus de tous les horizons culturels comme le montre la carte 4. La dernière phrase du document 2 contredit l’affirmation courante selon laquelle s’opérerait une « américanisation » du monde. Selon Valladao, on ne peut identifier une « culture américaine » sui generis ; on a plutôt une World Culture élaborée en Amérique parce qu’il y a brassage de « toutes les cultures et [de] toutes les sensibilités du globe ». L’Amérique rayonne parce qu’elle accueille. ◗ Texte argumenté Le rayonnement culturel est un aspect de la puissance étatsunienne : il résulte des autres formes de cette puissance, et singulièrement des capacités économiques qui permettent de faire vivre tout à la fois universités, centres de recherche, industries de l’entertainment. Mais la créativité que manifeste le pays en ce domaine ne peut davantage être disjointe du climat de liberté et du cosmopolitisme de la population. C’est un levier de la puissance dans la mesure où les films, les émissions télévisées, mais aussi d’autres biens ou services culturels tels les réseaux sociaux, contribuent à la notoriété des États-Unis, à leur prestige (cf. le nombre de leurs prix Nobel, la renommée de leurs universités, de leurs grands musées, etc.) ainsi qu’à la diffusion de l’American way of life. Tous éléments qui, peut-on penser, prédisposent ensuite les peuples et leurs dirigeants à accueillir favorablement les initiatives de la première puissance mondiale. Leçon 3 ◗ Réponses aux questions 1. Le succès de la culture de masse tient au fait qu’aux ÉtatsUnis la culture s’est adressée d’emblée « au peuple » et non pas « à l’aristocratie intellectuelle » à la différence de « la vieille Europe ». L’essor de la « haute culture » est relié dans ce texte au prestige des universités et centres de recherche états-uniens, prestige en partie dû aux moyens financiers considérables dont ils disposent en comparaison de leurs homologues européens. 2. La capacité d’exportation du cinéma américain reste liée à son universalité d’après le document 2 : il s’adresse aux ÉtatsUnis mêmes à « un marché intérieur qui comporte déjà toutes les cultures et toutes les sensibilités du globe » et il tire parti de ressources venues du monde entier (« scénarios français », « capital allemand ou japonais », etc.). 3. Un réseau social peut contribuer au rayonnement des ÉtatsUnis parce que, dès lors qu’il est associé à ce pays, il peut en donner une image attractive ou du moins atténuer des perceptions hostiles. Plus indirectement, le réseau social qui favorise la communication « horizontale », non hiérarchique et institutionnelle, affirme par lui-même des valeurs chères à l’Amérique : la liberté de l’individu, la défiance face aux pouvoirs, le droit à l’information… 4. Le nombre d’étudiants étrangers passés par les universités états-uniennes a énormément progressé, en nombre absolu : il est passé de 500 000 environ en 1955 à près de 7 millions en 2007. La progression est forte depuis les années 1980 surtout. p. 210-211 1962-1991 : l’exercice de la puissance dans un monde bipolaire →Doc. 1 : Les États-Unis dans le monde selon Nixon. Le texte est extrait de l’allocution qu’adresse Nixon aux Américains le 8 août 1974 au moment de sa démission forcée consécutive au scandale du Watergate. Il dresse ici un bilan (flatteur) de sa politique étrangère. Il indique les tâches qui restent à accomplir : œuvrer pour le développement - l’ONU qui a exigé en 1973 un NOEI (Nouvel ordre économique international) en fait alors une priorité. →Doc. 2 : La détente dans l’espace. La mise sur orbite du Spoutnik en 1967 fut vécue comme un traumatisme national aux États-Unis, d’où la création de la NASA qui prit sa revanche en amenant les premiers hommes sur la Lune en 1969. L’espace est un théâtre et un enjeu de l’affrontement Est/ Ouest, avec des projets de le militariser : dans ces conditions, cette image traduit l’apogée de la détente dans l’été 1975, peu de temps avant la signature des accords d’Helsinki. ◗ Réponse à la question 1. La rencontre en juillet 1975 des satellites Apollo et Soyouz est emblématique de la détente entre les deux Grands car la compétition pour la conquête de l’espace avait été très vive entre eux depuis la mise sur orbite par l’URSS du Spoutnik. Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 83 © Hachette Livre →Doc. 2 : Culture américaine ou culture monde ? →Doc. 3 : Ambassade des États-Unis à Téhéran (Iran), novembre 1979. La scène symbolise pour les Américains l’abaissement de leur pays : à Téhéran, la bannière étoilée est brûlée et des ressortissants états-uniens sont retenus dans l’ambassade pendant plus d’un an. Cette image et le rappel quotidien de la situation à la télévision dans les mois qui suivent ont considérablement affaibli l’autorité du président Carter. →Doc. 4 : Ronald Reagan appelle ses compatriotes au sursaut. Le texte est extrait de l’adresse inaugurale que prononce le nouvel occupant de la Maison-Blanche au moment de sa prise de fonction, en janvier (depuis 1936, c’était en mars auparavant). L’ancien acteur puis gouverneur de Californie R. Reagan a été élu en novembre 1980 sur le slogan « America is back ». Il refuse la prophétie du « déclin inévitable » que bien des observateurs promettent alors à l’Amérique. ◗ Réponse à la question 1. Le discours invoque les ressorts chers à l’Amérique des pionniers, la volonté individuelle et l’optimisme, « l’aide de Dieu », la fierté d’être « des Américains » - ici le qualifi catif acquiert en lui-même une valeur positive. 2. Quand il évoque des « puissances régionales significatives » on peut penser bien entendu à la Chine mais aussi au Brésil, à l’Inde, à la Russie, etc. →Doc. 4 : Les leviers de la puissance américaine au début du xxie siècle. Le graphique étalonne les puissances selon 12 éléments impliqués dans les relations internationales : le poids, les capacités militaires, les ressources économiques, le soft power. On peut discuter de l’inclusion de l’Union européenne dans la liste. Elle reste plus une addition de pays, un espace, qu’un acteur international : peut-on parler de puissance en l’absence de sujet politique, de volonté commune ? ◗ Réponse à la question 1. En comparaison des autres puissances, les États-Unis se singularisent par le fait qu’ils disposent de la totalité des douze leviers d’influence répertoriés ici et occupent les premiers rangs pour chacun d’eux. Histoire des Arts p. 214-215 Le pop art, une universalisation de l’imaginaire Leçon 4 p. 212-213 Depuis 1991 : les États-Unis, hyperpuissance ou déclin ? →Doc. 1 : Le poids des États-Unis dans l’économie mondiale, 1992-2009. De 1992 à 2009, toutes les économies de l’OCDE, à l’exception de l’Espagne, enregistrent un recul plus ou moins marqué de la part qu’elles représentent dans le PIB mondial - avec toute la marge d’approximation que comporte un tel agrégat tant la fiabilité des statistiques de ce type est inégale selon les pays. Seuls parmi les dix premières économies du monde, la Chine et le Brésil voient progresser leur part. ◗ Réponse à la question 1. Le graphique traduit la redistribution des cartes entre économies développées et pays émergents. Cela étant, le déclin des États-Unis est très relatif : leur PIB équivaut à près du quart du total mondial en 2009 quand le Japon, au second rang, est aux environs de 8 %. →Doc. 2 : Le porte-avions Dwight D. Eisenhower emprunte le canal de Suez pour rejoindre le Golfe persique, août 1990. Ce bâtiment à propulsion nucléaire, détaché de la 6e flotte de l’US Navy basée en Méditerranée, a quitté son port d’attache pour se rendre dans le Golfe persique via le canal de Suez afin de faire pression sur l’Irak de Saddam Hussein qui vient d’annexer le Koweït, opération immédiatement condamnée par le Conseil de sécurité de l’ONU. ◗ Réponse à la question 1. Le porte-avions est une composante privilégiée de l’appareil militaire états-unien car il permet la maîtrise des mers et la projection des forces à longue distance. →Doc. 1 : Marilyn, œuvre d’Andy Warhol, figure emblématique du pop art américain, 1962. L’artiste new-yorkais Andy Warhol devient dans les années 1960 une figure de proue du pop art. Ses tableaux, qui transforment en icônes les objets les plus ordinaires de la société de consommation solidement ancrée dans l’Amérique d’alors ou bien les figures qui hantent la sphère médiatique (hommes politiques, actrices, etc.), contribuent à diffuser dans le monde entier une image de l’American way of life - même si on ne peut réduire bien évidemment son travail à cette dimension, ni même lui prêter cette intention. Cette sérigraphie est un portrait de Marilyn Monroe. Warhol, fasciné par la comédienne et sa mort brutale en 1962, en a du reste réalisé bien d’autres. Même s’il n’est pas le premier peintre à le faire, prendre pour modèle une vedette du show business est en décalage avec la tradition du portrait telle qu’elle existe en Occident depuis la Renaissance pour livrer à la postérité le visage d’un puissant. C’est prendre acte de l’avènement d’une « société du spectacle » qui consacre un nouveau type de notoriété. →Doc. 2 : Rêverie, œuvre de Roy Lichtenstein, peintre améri- Politologue états-unien d’origine polonaise, Z. Brzezinski était le conseiller à la sécurité nationale de Carter. cain, 1965. Roy Lichtenstein, peintre et sculpteur, reprend en les détournant les thèmes et l’iconographie de la bande dessinée et de la publicité. ◗ Réponses aux questions →Doc. 3 : Suite américaine, œuvre de Bernard Rancillac, 1. Il juge inadéquat l’épithète « multipolaire » parce qu’elle sug- peintre français, 1970. Bernard Rancillac est un peintre français qui, venu de l’abstraction, se rattache à partir des années 1960 au courant de la Nouvelle figuration qui porte un regard critique sur la société →Doc. 3 : Les États-Unis dans le monde au début du xxie siècle. © Hachette Livre L’hégémonie des États-Unis en matière de culture de masse est connue. Ce dossier rappelle le rôle central que joue le pays en matière de « haute culture » à travers l’exemple d’un courant pictural, le pop art. Courant d’autant plus intéressant qu’il montre la porosité de la frontière entre ces deux formes de culture puisque les artistes qui s’y rattachent ont détourné les codes et les contenus de la culture de masse. Né dans les années 1950 à la fois en Angleterre et aux États-Unis, ce courant a connu d’importants développements dans ce dernier pays avant d’essaimer ailleurs. Objectivement, il souligne le fait que l’Amérique est devenue le « lieu central » de la culture mondiale (cf. « L’art dans la mondialisation », Questions internationales, n° 42, marsavr. 2010). gère l’image d’un monde équilibré entre des pôles de puissance d’égale importance alors que, s’il n’y a pas une unique grande puissance, il existe tout de même une hiérarchie des puissances. 84 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 →Doc. 4 : Un visiteur devant Lenin Coca-Cola, une œuvre d’Alexander Kosolapov, peintre russe du sots art, dans une exposition organisée à Moscou, 2009. Alexander Kosopalov est un peintre russe installé aux États-Unis depuis 1975. Il s’inscrit dans les prolongements contemporains du pop art, en le croisant avec l’imaginaire soviétique forgé par le réalisme socialiste. Kosopalov a conçu cette image en 1980 et l’a ensuite déclinée en nombreuses versions, sous formes de cartes postales ou de tableaux comme celui-ci. L’artiste, au lieu de servir un régime comme l’exigeait le réalisme socialiste, est désormais intégré à l’économie marchande : cette toile, achetée et exposée par une galerie très en vue, circule sur le marché international de l’art polarisé par les galeries et musées des États-Unis. ◗ Réponses aux questions 1. Il s’agit d’un portrait : l’actrice Marilyn Monroe est identifiée par un visage et son prénom. Il n’est cependant pas réalisé d’après nature ni dans l’intention de rendre une vérité psychologique mais à partir d’une photographie. Il est démultiplié : l’individualité s’efface devant l’icône reproduite en nombreux exemplaires, identifiable par tous (le titre du tableau n’a besoin que du prénom). La personne disparaît derrière la série. 2. Ce visage aux contours simplifiés, bien dessinés, ressemble à celui des héroïnes de bande dessinée. La bulle fait aussi penser au 9e art. C’est là aussi un faux portrait : ce visage est inexpressif. Ce n’est pas une personne qui est figurée mais un stéréotype tel qu’on en trouve dans les magazines, les publicités ou la bande dessinée : l’image standardisée d’un vague mal-être, d’une nostalgie. Le peintre emprunte les codes d’un art de masse pour suggérer un univers factice. 3. Cette toile rappelle les scènes et les personnages des films de gangsters. Le titre impose le rapprochement avec des réalités très médiatisées à propos des États-Unis. Le spectateur imagine nécessairement un lien narratif entre les trois scènes cadrées comme au cinéma et des personnages qui semblent photographiés plutôt que peints. 4. Le fond rouge du tableau, le visage de Lénine et la formule « ceci est la chose réelle » (allusion au matérialisme historique initié par Marx : par opposition aux idées, aux croyances, « la chose réelle », c’est la lutte des classes) font penser au réalisme socialiste. La confrontation avec le logo de Coca-Cola détourne la formule de Lénine : on peut entendre que le réel c’est le succès universel de cette firme emblématique du capitalisme étatsunien ; firme du reste identifiée à ce même rouge qui figure sur toutes ses publicités, en contraste avec le blanc qui est employé pour le slogan et le visage de Lénine. Coca-Cola est « la chose réelle » : le message révolutionnaire devient slogan publicitaire. 5. Alors que la culture de masse consiste à distraire et cultive le stéréotype, ces toiles instillent un doute, une distance avec ce que la culture de masse présente comme « le monde réel ». 6. Ces œuvres évoquent les images, les objets, les loisirs, les procédés (la production en série) caractéristiques de l’American way of life sur le mode de la mise à distance plus que de la fascination ou du rejet. 7. Quelle que soit l’intention des peintres, ces œuvres contribuent à universaliser l’expérience américaine, à la rendre présente à tout un chacun. En ce sens, elles participent d’une forme de la puissance américaine. Prépa Bac p. 218-223 ◗ Composition Sujet guidé - Les États-Unis, l’affirmation d’une puissance mondiale depuis les années 1920 5. Rédiger l’introduction et la conclusion Introduction L’introduction 1 répond aux attentes du sujet. L’introduction 2 ne définit pas correctement les termes du sujet : elle n’évoque pas les bornes chronologiques et ne montre pas comment les États-Unis ont étendu leur influence dans le monde mais dans quels domaines ils sont puissants. La problématique et le plan révèlent les mêmes défauts. Conclusion Au cours du xxe siècle, l’affirmation de la puissance dans les domaines politique, économique, militaire, culturel a donné aux États-Unis une influence mondiale sans égale ; la disparition de l’URSS en 1991 a permis de les qualifier d’hyperpuissance. Forte dans les années 1920, la contestation de cette puissance s’est affaiblie aux États-Unis, qui assument désormais ce rôle mondial. Cette puissance est davantage aujourd’hui remise en cause à l’extérieur notamment sur les plans politique et culturel au nom d’un nécessaire multilatéralisme et de la préservation des identités culturelles. Elle est aussi économiquement de plus en plus concurrencée par d’autres puissances qui affirment leurs ambitions. 6. Rédiger le développement Des lendemains de la Première Guerre mondiale à 1941, l’isolationnisme, renforcé par la crise des années 1930, domine la politique extérieure américaine. Quand la guerre éclate en Europe, l’opinion américaine est attachée à l’isolationnisme. Pour la ménager, le président démocrate Wilson proclame la neutralité du pays. Il y met fin après sa réélection en 1916, jugeant que seule la participation au conflit permettra de peser sur les négociations de paix. Ses « Quatorze Points » les encadrent en effet, malgré les réticences européennes. Pourtant, par conviction ou par calcul politicien, les républicains, majoritaires au Congrès, rejettent l’adhésion des États-Unis à la Société des nations. L’échec du wilsonisme est sanctionné par la large majorité obtenue à l’élection présidentielle par le républicain Harding sur le slogan « America First ». L’Amérique rurale, puritaine et conservatrice, voit la révolution communiste qui a triomphé en Russie comme une menace suscitant outre-Atlantique une « peur des Rouges ». Les présidents républicains flattent ce nationalisme en limitant l’immigration (lois des quotas) et en augmentant les taxes douanières. Les États-Unis sortent économiquement renforcés de la guerre et n’appliquent pas l’isolationnisme aux questions économiques : prêts à l’Europe pour les réparations (plans Dawes puis Young) et envolée des exportations des biens comme des capitaux. La crise de 1929 change la donne. Même si en Wilsonien convaincu, le démocrate F. D. Roosevelt apporte quelques inflexions politiques (les États-Unis entrent à la SDN, reconnaissent l’URSS), le New Deal (nouvelle donne) compte sur les seuls mécanismes internes pour redresser l’économie. La Deuxième Guerre mondiale constitue un tournant majeur dans le rôle des États-Unis sur la scène mondiale, où ils vont désormais affirmer leur puissance. Après une guerre totale contre l’Axe, Roosevelt expose ses projets lors des conférences interalliées, à Yalta notamment : création d’une Organisation des Nations unies (ONU) dont le siège s’installe à New York, restauration d’un système monétaire international (accords de Bretton Woods) et GATT. La paix par la concertation et le commerce est gage de prospérité : l’Amé- Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 85 © Hachette Livre occidentale et entend par là même contribuer à sa transformation. Il se montre en particulier très critique par rapport aux États-Unis et à la guerre qu’ils mènent alors au Vietnam. Rancillac travaille sur la photographie, les collages d’extraits de presse et d’images publicitaires en développant une réflexion sur la mise en scène de l’information par rapport à l’expérience vécue. Cette toile de très grand format (plus de 4 m sur près de 2 m) a été réalisée à partir de photographies projetées à l’épiscope. rique renoue avec l’internationalisme wilsonien. Les États-Unis doivent pourtant compter avec l’autre grand vainqueur, l’URSS. La méfiance s’installe rapidement. Truman dénonce le nonrespect de la Déclaration sur l’Europe libérée adoptée à Yalta. Il soupçonne aussi Moscou d’attiser en Chine ou en Grèce la guerre civile pour propager le communisme et donne à son pays la mission d’assurer la défense du « monde libre ». L’Amérique mobilise ses dollars et ses armées pour assurer son redressement et sa protection, notamment en Europe, via le plan Marshall et le pacte Atlantique, ce qui entraîne un effort économique important. Tandis que la peur du communisme fait le lit du maccarthysme. Á l’extérieur, les États-Unis s’engagent dans de vastes opérations (blocus de Berlin-Ouest, guerre de Corée) et passent des alliances pour isoler le bloc communiste. Ils se lancent aussi dans la course aux armements et la compétition spatiale face à l’URSS. Malgré la défaite au Vietnam en 1975, un recul de leur influence au Moyen-Orient et des difficultés intérieures, liées au scandale du Watergate, les États-Unis renforcent leur puissance au début des années 1980. La course aux armements, qui ruine l’URSS, leur permet d’affirmer leur suprématie économique et politique. La chute de l’URSS en 1991 donne aux États-Unis le statut d’hyperpuissance qui occupe désormais une position hégémonique dans le monde, tant est unique son influence. La mondialisation qui se développe donne aux entreprises américaines une dimension planétaire. La Maison-Blanche appuie ce processus : il est conforme au wilsonisme qui fait de l’échange la condition de la prospérité. Militairement, les États-Unis jouent un rôle de premier plan lors de la guerre du Golfe en 1990-1991 et confortent ainsi leur présence au Moyen-Orient. Les États-Unis font figure d’hyperpuissance : ils attirent à nouveau des millions d’immigrants et disposent de tous les leviers d’influence. Mais cela est remis en cause par les attentats du 11 septembre 2001 et le début de la « guerre au terrorisme ». Les États-Unis s’engagent en Afghanistan puis en Irak dans des aventures incertaines et, pour la seconde, sans l’aval de l’ONU. L’objectif déclaré, la stabilisation du « grand Moyen-Orient », n’est pas atteint. L’opinion, favorable au départ, s’inquiète quand s’allonge la liste des tués. Sur le plan économique, les crises boursières et financières se succèdent, liées aux mouvements spéculatifs de capitaux et au surendettement des Américains. Le déficit commercial se creuse et les capitaux étrangers deviennent indispensables pour équilibrer les comptes extérieurs et combler le déficit de l’État fédéral. Toutefois, les atouts que conserve la première puissance mondiale sont indéniables. © Hachette Livre Sujet en autonomie - Acteurs et leviers de la puissance américaine depuis la Seconde Guerre mondiale Problématique : Sur quoi repose la puissance des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale ? Plan 1. Les États-Unis s’affirment comme une puissance politique et militaire de premier plan – Les États-Unis, chefs de file du bloc occidental pendant la Guerre froide – Une puissance qui reste incontournable depuis 1991 2. Un poids économique renforcé dans le cadre de la mondialisation – D’immenses ressources financières et économiques – De l’extension du libre-échange à la mondialisation : le rôleclé des États-Unis 3. Une influence culturelle qui s’étend de l’Occident au monde entier – Moyens et acteurs de la diffusion de la culture américaine – L’évolution du rayonnement culturel de la Guerre froide à nos jours ◗ Étude de document(s) Sujet guidé - Du Wilsonisme à l’isolationnisme Présentation Le document 1 est un extrait du discours dit des « Quatorze Points », prononcé par le président démocrate Woodrow Wilson devant le Congrès américain le 18 janvier 1918. Á cette date, le premier conflit mondial n’est pas encore terminé en Europe, et les États-Unis y participent aux côtés de l’Entente (France, Royaume-Uni, Russie) depuis avril 1917. L’objectif de Wilson est de mettre fin à la guerre et de reconstruire l’Europe autour d’un idéal de paix. Pour cela, il envisage la création d’une Société des Nations, organisation internationale chargée de garantir la paix. Le document 2 est une caricature américaine, opposée au projet de la Société des Nations, parue dans la presse en 1920 : elle met en scène John Bull, qui incarne l’Angleterre, demandant depuis son navire à l’Oncle Sam, qui incarne les États-Unis, de lui envoyer une nouvelle armée. Pendant cet échange, des soldats américains de retour au pays débarquent à quai, portant leurs camarades tombés sur le front dans des civières. Comme le dit le titre, cette situation serait celle des Américains « si nous étions dans la Société des Nations ». L’opinion publique américaine semble donc bien réticente à l’idée de s’engager dans ce projet. Á partir de ces documents, comment expliquer, qu’en moins de deux ans, les États-Unis soient passés du wilsonisme à l’isolationnisme ? Il convient de s’intéresser d’abord aux principaux aspects du projet de Wilson pour reconstruire les relations internationales sur de nouvelles bases avant d’expliquer les raisons de son échec auprès de l’opinion publique et du sénat américain. • Le président démocrate Wilson, qui a décidé en avril 1917 de l’intervention des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, propose au monde en janvier 1918 une « nouvelle diplomatie ». Le projet wilsonien repose sur plusieurs principes permettant de promouvoir enfin une paix durable : En premier lieu, les quatre premiers points jettent les bases d’une paix durable en établissant les bases de relations internationales pacifiées : l’abolition de la diplomatie secrète (article 1) ; le libre-accès à la mer (article 2) ; l’instauration du libre-échange par l’abolition des droits de douanes et l’ouverture des marchés de capitaux et de marchandises (article 3) ; le désarmement (article 4). Puis, les points 7 à 13 mettent en œuvre le principe du droit à l’autodétermination des peuples, ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, en Alsace-Lorraine (article 8), en Italie (article 9), dans l’Empire multinational austro-hongrois (article 10) et en Pologne (article 13). Wilson propose ce nouveau principe de droit international afin de permettre à chaque peuple de disposer d’un choix libre et souverain pour déterminer la forme de son régime politique, indépendamment de toute influence étrangère. Mais la grande nouveauté réside dans le point 14, qui envisage la création d’« une association générale des nations [...] visant à offrir des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégrité territoriale aux grands comme aux petits États ». Cet article constitue en effet la base politique officielle de la SDN, Société des Nations, organisation internationale prônant la négociation collective entre pays souverains, quelle que soit leur taille et leur rang dans le monde, inaugurant une forme moderne de multilatéralisme international. • Mais le projet wilsonien heurte les vues de l’opinion publique américaine, comme l’illustre la caricature parue outre-Atlantique en 1920 (doc. 2). Endeuillés par les pertes occasionnées par le conflit, et profondément attachés à leur patrie, les Américains se reconnaissent davantage dans le discours isolationniste des Républicains que dans l’idéal wilsonien. Historiquement, les États-Unis se sont construits sur cette distance vis-à-vis des nations européennes, et ont très tôt affirmé qu’ils ne voulaient pas « laisser dépendre [leur] paix et 86 • Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 [leur] prospérité de l’ambition, de l’intérêt ou du caprice des Européens », comme le déclarait déjà Georges Washington dans son Discours d’adieu, en 1796. D’ailleurs, lorsque la guerre éclate, le 3 août 1914, Wilson souhaite observer une stricte neutralité et maintenir l’unité nationale d’un pays dont un habitant sur quatre est né à l’étranger ou de parents originaires des deux blocs antagonistes. Ce sont les provocations allemandes (cargos américains coulés par les sous-marins allemands) qui poussent le démocrate à changer d’avis et à faire entrer son pays dans la guerre. Si les Américains ont bien voulu se battre outre-Atlantique pour défendre les valeurs démocratiques, ils ne sont pas prêts à renouveler indéfiniment l’expérience. Le pays ne semble pas adhérer pour autant au projet wilsonien, comme le montre la caricature : les « Sammies » (soldats de l’Oncle Sam) n’ont pas l’intention de repartir, ce qui leur serait à coup sûr demandé « si nous étions dans la Société des Nations ». L’armistice de novembre 1918 signé, les Américains refusent de s’intéresser aux affaires du monde, renouant durablement avec leur tradition isolationniste. Ces deux documents montrent donc le conflit né au lendemain de la Première Guerre mondiale entre le président démocrate américain Wilson et les Républicains, opposant deux visions radicalement différentes des relations des États-Unis avec le reste du monde. Cette opposition met en jeu des principes essentiels et contradictoires, qui sont au cœur même de l’identité américaine et de la fondation des États-Unis : messianisme et destinée manifeste contre isolationnisme et nationalisme. Cependant, le wilsonisme aura une influence durable dans la pensée politique américaine, Roosevelt et Truman poursuivront son œuvre et l’ONU reprendra en l’améliorant l’héritage laissé par la SDN. Sujet en autonomie - La puissance des États-Unis en 1945 Présentation Le document 1 est un texte tiré des Mémoires de guerre du général de Gaulle, racontant la rencontre entre le Général et le président américain démocrate Harry Truman, du 22 au 24 août 1945. Le document 2 présente un bilan humain et économique chiffré de la Seconde Guerre mondiale pour les principaux belligérants. Le contexte dans lequel s’inscrivent ces deux documents est celui du monde d’après-guerre qui consacre l’effondrement de l’Europe et la suprématie des États-Unis dans tous les domaines de la puissance. • Sujet en autonomie - L’Amérique impériale et sa contestation Présentation Le document 1 est un extrait de la déclaration faite par Harry Truman, président démocrate des États-Unis ayant succédé à Roosevelt en 1945, au Congrès américain le 12 mars 1947. Ce texte est plus connu sous l’appellation de « doctrine Truman ». Le document 2 est une chanson communiste française (paroles anonymes, musique de Darius Milhaud), datant de 1953, intitulée Les Ricains en Amérique. Le contexte dans lequel s’inscrivent ces deux documents est celui de la Guerre froide, conflit né dès 1947 entre les deux grandes puissances issues de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et l’URSS, chacune cherchant à dominer une partie du monde et à y imposer son modèle économique, politique et social. • La doctrine Truman constitue un tournant majeur dans la politique extérieure américaine : – La doctrine Truman, souvent associée à la théorie de l’endiguement (containment en anglais), défend l’idée que les Américains doivent lutter contre l’expansion du communisme en Europe et partout ailleurs dans le monde. – Cette aide doit prendre la forme d’un soutien matériel et financier (via le plan Marshall), la bonne santé économique d’un pays étant garante du maintien de la démocratie. – Elle se traduit également par l’entrée des pays alliés des ÉtatsUnis dans un système d’alliances militaires. • La doctrine Truman suscite de nombreuses contestations. • La chanson communiste dénonce l’impérialisme américain (« Plan Marshall et Pacte atlantique, la guerre au peuple soviétique »). Il faut rappeler que l’URSS communiste fédère elle aussi un camp, depuis 1947, autour de la doctrine Jdanov qui condamne les États-Unis, présentés comme « impérialistes et anti-démocratiques ». Même si la France fait officiellement partie du camp pro-américain, des communistes français semblent désapprouver l’alliance de leur pays avec les EU et réclament « les Ricains en Amérique / Et la France en république », refusant toute aide américaine « Coca-cola et whisky, non messieurs les Yankees ». © Hachette Livre Comme le constate le général de Gaulle, les États-Unis sont la puissance mondiale dominante au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Leur leadership (domination) revêt différents aspects : – économique : « Parmi les belligérants, ce pays était le seul intact. Son économie, bâtie sur des ressources en apparence illimitées, se hâtait de sortir du régime du temps de guerre pour produire des quantités énormes de biens de consommation. » Leur PIB est passé de l’indice 100 en 1938 à l’indice 161 en 1946, et leurs exportations sont passées aux mêmes dates de l’indice 100 à l’indice 191. En effet, l’Europe, ravagée par la guerre garantit « aux entreprises les plus vastes débouchés ». Tous les autres pays d’Europe et le Japon, au même moment, connaissent l’évolution inverse. – militaire : les Américains sont ceux qui ont perdu le moins d’hommes pendant le second conflit mondial (300 000 hommes). Ils ont mis au point les premiers la bombe atomique, qu’ils ont utilisée contre le Japon les 6 et 9 août 1945 (Hiroshima et Nagasaki) : « Et puis, ils étaient les plus forts ! Quelques jours avant ma visite à Washington, les bombes atomiques avaient réduit le Japon à la capitulation. » • Les États-Unis entendent bien exercer aussi un leadership politique sur le monde d’après-guerre. – En 1945, en effet, un nouvel ordre mondial s’annonce, celui de la Guerre froide : « Le nouveau président avait […] admis que la rivalité du monde libre et du monde soviétique dominait tout, désormais ». – Le communisme étant devenu le principal danger pour les Américains, ils décident de protéger le reste du monde de son extension : « le président Truman était, en effet, convaincu que la mission de servir de guide revenait au peuple américain ». La bipolarisation du monde s’annonce et, selon de Gaulle, « devant la menace, le monde libre n’avait rien de mieux à faire, ni rien d’autre, que d’adopter le leadership de Washington ». Chapitre 6 - Les chemins de la puissance : les États-Unis et le monde depuis 1918 • 87 7 Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis p. 224-257 Thème 3 – Puissances et tensions dans le monde de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours Question Mise en œuvre Les chemins de la puissance La Chine et le monde depuis le « mouvement du 4 mai 1919 » ◗ Nouveauté du programme de terminale • Suivre sur un siècle le rapport de la Chine au monde tranche avec les programmes antérieurs qui mettaient en avant un « modèle communiste » présenté comme distinct de celui incarné par l’URSS. Le fil directeur retenu dans ce nouveau programme est tout autre. Il permet, par-delà la rupture de 1949, de replacer l’expansion chinoise en cours dans une histoire longue qui lui restitue toute sa portée. Rappeler l’humiliation d’une soumission pas si lointaine permet d’éclairer la volonté de revanche qui sous-tend les dynamiques actuelles. Elle souligne l’originalité de la trajectoire chinoise vers la puissance : l’accession rapide d’un pays du tiers monde au rang de dauphin de l’hyperpuissance américaine. • La question aborde sous un angle historique la notion de puissance et complète ce qui se fait depuis longtemps en géographie. Elle s’inscrit dans une optique géopolitique soucieuse de donner aux lycéens des clés de compréhension du xxie siècle : le monde contemporain est animé par des puissances d’inégale importance. L’étude de celles qui polarisent notre planète globalisée permet d’enrichissantes comparaisons. • Évoquer la Chine, c’est aussi sensibiliser les élèves à la nécessité d’un regard décentré sur notre monde : il n’est pas tout entier organisé autour de l’Occident. La difficulté n’est pas mince et les lycéens manqueront assurément de connaissances sur l’histoire de la Chine, ce pays-monde – « beaucoup d’espace, beaucoup de gens, beaucoup de temps » (Pierre Gentelle). C’est pour cela que le manuel propose, en introduction du chapitre, des pages « Repères » permettant de comprendre les spécificités de l’histoire et de la civilisation chinoises. ◗ Problématiques scientifiques du chapitre © Hachette Livre • Quels sont les acteurs, les mobiles et les stratégies des forces qui, des années 1920 à nos jours, se sont efforcés d’arracher la Chine au déclin ? « La Chine » n’est en effet qu’un mot commode. Dès lors qu’il s’agit d’analyser un rapport au monde, il faut prendre en compte non pas seulement les gouvernants, mais aussi les milieux d’affaires (ils sont privés dans les années 19201930, jusqu’à quel point le sont-ils redevenus de nos jours ?), l’opinion (elle a une autonomie relative, même dans le système autoritaire qui régente la Chine) et d’autres forces encore qui ont des vues propres (des cercles intellectuels, les militaires, etc.). L’étude doit éviter l’écueil du « géographisme » érigeant l’espace en sujet de son histoire : pour les États-Unis comme pour la Chine, analyser un « chemin vers la puissance », c’est identifier les acteurs qui fixent un horizon et mettent en œuvre les moyens pour l’atteindre, avec des priorités propres et d’éventuelles divergences. • « Que veut la Chine ? » Ses dirigeants évoquent avec insistance « l’émergence pacifique de la Chine », ils insistent sur leur volonté de ne pas bousculer l’ordre international existant, que ce soit en Asie ou partout ailleurs dans le monde. Leur conservatisme les conduit du reste à jouer le statu quo, s’accommodant de tous les régimes, y compris les plus répressifs. Le pays ne nourrit pas de projet messianique : il ne fait guère de sa réussite économique ou de son système sociopolitique un article d’exportation. Pourtant, entre succès économique et ambitions géopolitiques, quelle hiérarchie le Parti communiste établit-il ? Des études sur les cercles intellectuels qui gravitent autour du 88 • Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : pouvoir apportent des éléments de réponse (M. Leonard et F. Israël, Que pense la Chine ?, Plon, 2008). • La question se double d’une autre : que peut la Chine ? Quel est, par-delà « l’écume » de l’actualité médiatique et ses pronostics hasardeux, l’exact rapport de forces entre la Chine et la puissance américaine qui constitue pour Pékin l’unique rival crédible ? La réponse n’est pas assurée tant reste incertaine toute une série d’éléments : capacité d’innovation de l’économie, état de l’opinion par rapport au régime, niveau des dépenses militaires, etc. ◗ Quelques notions-clés du chapitre • Émergence pacifique : concept qui revient régulièrement dans les discours des dirigeants chinois depuis 2004. Il est présenté comme le socle d’une nouvelle diplomatie qui proclame l’ambition de puissance de la Chine et se veut en même temps rassurante pour les pays voisins comme pour les alliés ou adversaires potentiels. Pékin garantit à tous sa non-ingérence dans leurs affaires intérieures et son refus d’user de la force pour régler les différends internationaux. C’est traduire de façon pragmatique le rapport des forces à l’orée du xxie siècle et se démarquer de la volonté américaine (celle de l’administration Bush, en tout cas) d’imposer au besoin par les armes un « nouvel ordre international ». • La puissance de la Chine grâce à la mondialisation : processus d’intégration des économies dans un cadre planétaire. Il est porté, à partir des années 1980, par l’essor des réseaux informatiques entraînant la circulation croissante des capitaux, l’accentuation du libre-échange, la dislocation du bloc soviétique conjuguée à l’abandon par de grands pays en développement de leurs stratégies de développement autocentré (Mexique, Inde, etc.). Il est animé par de grandes firmes transnationales qui conçoivent leur stratégie à l’échelle d’un monde économiquement réunifié, opérant une nouvelle division internationale du travail dans laquelle les pays disposant d’une réserve de maind’œuvre à bas coût sont destinataires des opérations exigeant un « travail routinier » (R. Reich). La Chine, « pays du milliard », devient une plaque tournante de cette nouvelle configuration dès lors que ses dirigeants décident d’accueillir les capitaux étrangers. • Tiers monde : telle qu’elle est forgée par A. Sauvy dans l’article « Trois mondes, une planète » (L’Observateur du 14 août 1952), l’expression a un contenu socioéconomique avant tout. Elle attire l’attention sur le fait que les populations déshéritées vivant dans des pays non-industrialisés forment l’essentiel de l’humanité et que leur misère constitue une bombe à retardement pour l’ordre mondial alors que tous les observateurs ont les yeux braqués sur le conflit Est-Ouest. Elle se charge cependant d’un sens géopolitique dès lors que plusieurs pays en développement refusent l’alignement sur l’un ou l’autre des deux blocs. Le sens en est brouillé, du coup : nombre de pays pauvres adhèrent à une alliance militaire et ceux qui se veulent neutralistes penchent plutôt pour l’URSS – l’Inde de Nehru, l’Égypte de Nasser. Après sa rupture avec Moscou, la Chine de Mao se pose en champion naturel du tiers monde, arguant à la fois de sa pauvreté et de son refus des « deux hégémonismes », l’américain et le soviétique. la Chine et le monde depuis 1919 La Chine a les dimensions de l’Europe, avec une grande diversité de milieux. On n’a donc pas un mais des rapports au monde, différenciés selon les espaces et les héritages d’une histoire bimillénaire. La géopolitique interne de la Chine a de l’importance. Les travaux de Marie-Claire Bergère, notamment son livre Capitalismes et capitalistes en Chine. Des origines à nos jours, soulèvent sous cet angle la question des racines de l’internationalisation de l’économie chinoise. Cette historienne rappelle qu’avant la longue phase de repli sur soi imposée par l’invasion japonaise puis accentuée par le pouvoir communiste, la bourgeoisie du littoral, celle de Shanghai notamment, avait connu un « âge d’or » de 1911 à 1937. Stimulée par l’essor des échanges avec l’Europe, l’Amérique du Nord mais aussi l’Asie, cette « Chine bleue » tournée vers la mer a, malgré les concessions étrangères et l’instabilité politique, enregistré une croissance soutenue. Ce moment fut occulté sous Mao Zedong qui stigmatisait dans la bourgeoisie « compradore » une classe parasite bradant la Chine aux intérêts étrangers. Parvenu au pouvoir, il privilégia la « Chine jaune », celle des multitudes paysannes peuplant les provinces intérieures. C’était renouer avec le tropisme continental de la bureaucratie impériale, méfiante elle aussi face à la « civilisation marchande et cosmopolite des côtes ». De ce fait, l’expansion actuelle tirée par les exportations et l’appel aux capitaux étrangers dans le cadre de ZES avant tout littorales, n’est pas réductible à une mondialisation conçue comme simple greffe occidentale sur une Chine « authentique » essentiellement rurale. Elle ranime un esprit marchand aussi profondément enraciné que longtemps tenu en suspicion par le pouvoir central. Ce fait éclaire la capacité d’adaptation de la société à la nouvelle stratégie voulue par les dirigeants depuis Deng Xiaoping. Mais la « Chine bleue » a-t-elle définitivement gagné la partie ? La bourgeoisie qui s’y affirme peut-elle développer des valeurs propres, tant sur le plan intérieur (une aspiration à la liberté ?) qu’à l’égard du monde extérieur ? Rien n’est moins sûr. ◗ Bibliographie Ouvrages universitaires J.-L. Domenach, Comprendre la Chine d’aujourd’hui, Perrin, 2007. J. -P. Cabestan, La Politique internationale de la Chine, entre intégration et volonté de puissance, Presses de Sciences Po, 2010. F. Lemoine et C. Bardot, La Chine, histoire, géographie et géopolitique, Pearson Education, 2009. Articles et documentation pédagogique M.-C. Bergère, « Le poids de la Chine dans le monde », Géopolitique, n° 111, nov. 2010. « La Chine des Chinois », hors série Courrier international, juinjuil.-août 2005. « La Chine dans la mondialisation », La Documentation française, n° 32, juillet-août 2008. T. Sanjuan, « Le Défi chinois », La Documentation photographique, n° 8064, La Documentation française, juil.-août 2008. Sites internet http://www.centreasia.eu/ : un site très riche qui met en perspective les enjeux mondiaux de l’Asie contemporaine. http://cecmc.ehess.fr/ : un site spécialisé concernant la Chine contemporaine, dépendant de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). http://perspectiveschinoises.revues.org : revue en ligne analysant les mutations économiques, politiques et sociales de la Chine contemporaine. Précision : la transcription du chinois Le système pinyin a été mis au point en Chine populaire dans les années 1950 pour rapprocher l’écriture alphabétique de la prononciation. Il est accepté aujourd’hui comme norme internationale mais la transcription usuelle de certains noms propres a été conservée dans ce manuel afin de faciliter la lecture : Pékin (au lieu de Beijing), Chiang Kai-sheck (au lieu de Jiang Jieshi), Sun Yat-sen (au lieu de Sun Wen), etc. Par ailleurs, l’usage veut que le patronyme figure en premier : « Mao » est le nom de famille, « Zedong » le prénom. Introduction au chapitre p. 224-225 Le programme insiste sur le fossé qui sépare la Chine actuelle de l’empire déchu qui, il y a un siècle, était soumis à la tutelle étrangère et hors d’état de combattre les fléaux qui accablaient son peuple : mauvaises récoltes et famines, oppression fiscale, exactions des « seigneurs de la guerre » ou des bandits. Les pages introductives rappellent les formules par lesquelles est passée « la quête de la modernité » (Alain Roux). S’il est exclu de transformer le thème en une étude de l’évolution intérieure de la Chine, on ne peut comprendre son rapport au monde en ignorant tout de ses traits essentiels. L’accession du Parti communiste au pouvoir en 1949, les revirements à la fois diplomatiques et socio-économiques des années 1956-1960, les paradoxes des années 1989-1992 marquées tout à la fois par le refus d’une libéralisation à la Gorbatchev du système politique et la confirmation de l’ouverture économique : tous ces faits interagissent avec la place de la Chine dans le monde. →Doc. 1 : Le partage de la Chine entre les puissances européennes, le Japon et les États-Unis. La caricature italienne montre la situation au lendemain de l’écrasement de la révolte dite des Boxers (ou Boxeurs). Tel est le nom anglais donné à une ancienne société secrète qui regroupe des paysans de Chine du Nord autour de « maîtres de boxe », plus généralement des pratiquants d’arts martiaux/prédicateurs. Au slogan de « exterminons les étrangers et aidons les Mandchous » (la dynastie régnante établie au pouvoir depuis 1644 - on dit aussi les Qing ou « T’sing »), les Boxers s’en prennent aux convertis au christianisme et aux églises avant de massacrer, en 1900, des délégués des missions étrangères à Pékin et d’assiéger les légations. Un corps expéditionnaire international associant les pays nommés sur cette caricature écrase les révoltés qui étaient encouragés en sous-main par l’impératrice douairière Cixi qui gouverne de fait à Pékin entre 1861 et 1908. Victorieuses, les puissances exigent une lourde indemnité et aggravent le « break up of China », ce dépècement de la Chine déclenché par sa défaite contre le Japon en 1895. Les puissances européennes, toutes présentes, partent ici dans des directions différentes, chacune emportant l’avantage obtenu : cela rappelle les divisions de l’Europe d’alors. On note la situation en retrait de l’Union nord-américaine. Sous l’impulsion de Théodore Roosevelt, président de 1901 à 1908, les États-Unis engagent une politique expansionniste mais préconisent en Chine la « doctrine de la porte ouverte ». Leur impérialisme, qui met l’accent sur un commerce multilatéral, diffère ainsi de celui des Européens et des Japonais désireux d’obtenir des avantages exclusifs. Ces divergences interdisent la possibilité d’un partage total de la Chine. La porcelaine et le mandarin symbolisent la Chine impériale : la porcelaine chinoise est un produit de luxe prisé en Europe depuis le xviie siècle ; le mandarin porte le costume traditionnel et la natte, deux éléments qu’abolira la révolution de 1911. →Doc. 2 : Les présidents américain (Barack Obama) et chinois (Hu Jintao) se rencontrent pour préparer le sommet du G20 à Séoul (Corée du Sud), novembre 2010. Cette image résume un basculement du monde. Le dirigeant chinois, vêtu à l’occidentale, est ici sur un plan d’égalité avec celui de la première puissance mondiale (coïncidence : les deux hommes portent des costumes identiques). Les deux présidents se concertent en vue de la réunion du G20 prévue les jours suivants : c’est dire que les puissances européennes ne sont plus au centre des affaires mondiales, voire qu’une « Chinamerica » les supervise désormais. En tant qu’État, la Chine est le premier Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 • 89 © Hachette Livre ◗ Débat historiographique fournisseur des États-Unis ; ses capitaux financent également largement leur dette publique. Rivaux sur le plan géopolitique, les deux pays sont interdépendants sur le plan économique. Il n’est donc pas étonnant de les voir animer les instances de régulation internationale de concert - en s’opposant parfois - à l’Union européenne, comme à l’occasion de la conférence de l’ONU sur le climat à Copenhague (2009). →Frise Elle insiste sur le découpage en trois temps du quasi-siècle à étudier : – l’entre-deux-guerres, placé sous le signe de l’échec des aspirations nationales ; – de 1949 à 1979, le pouvoir communiste entend redonner au pays non seulement l’indépendance mais aussi un rôle international en privilégiant l’idéal révolutionnaire ; – depuis 1979, Deng Xiaoping et ses successeurs optent résolument pour l’inscription de la Chine dans la dynamique de la mondialisation. L’économie est un levier au service de visées politiques indissolublement interne et internationales. Repères p. 226-229 La Chine politique Les pages 226-227 évoquent à grands traits les étapes de l’évolution intérieure depuis la fin de l’empire et les doctrines qui la sous-tendent. →Doc. 1 : Pendant la Révolution culturelle, des paysans lisant le Petit Livre rouge, recueil des pensées de Mao. Ce photomontage sert d’affiche de propagande en 1967. Elle conjugue des images chères au maoïsme : le cadre rural, la prospérité agricole suggérée par les épis au premier plan (le lien est établi avec Mao, présent ici par son livre : « l’empereur rouge » est garant de l’abondance des récoltes), l’égalité entre tous les individus, hommes ou femmes, par le biais des uniformes, l’union des paysans et des soldats qui se font « éducateurs » du peuple (l’armée joue un grand rôle dans le régime maoïste et la Révolution culturelle). La Chine contemporaine →Cartes À un siècle d’intervalle, elles soulignent le contraste entre la Chine dominée du début du xxe siècle, partagée et asservie économiquement (carte 1), et la Chine au cœur du système mondial dans les années 2010, dans des conditions qui combinent l’héritage du passé maoïste aux formes d’intégration dans le système mondial telles qu’elles apparaissent depuis les années 1970, le tout s’accompagnant de tensions géopolitiques plus ou moins récentes (carte 2). ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre 1. La carte 1 montre la présence des grandes puissances européennes de l’avant 1914 (la Russie, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni) auxquelles s’ajoute le Japon. Leur domination s’exerce tout d’abord par un partage du territoire chinois selon diverses modalités : de la zone d’influence, où la puissance bénéficiaire réserve à ses entreprises les activités économiques les plus lucratives, à la pure et simple « possession étrangère » assimilée à une colonie, en passant par les territoires à bail (des ports loués par la Chine). En sus de cela, les intérêts économiques étrangers sont très présents dans tout l’empire, dans les secteurs modernes : voies ferrées, ports et plusieurs villes de l’intérieur. 2. La carte 2 montre une Chine qui a recouvré son intégrité territoriale et noué d’actives relations avec tous les pôles de puissance, anciens (l’Europe occidentale, le Japon, les ÉtatsUnis) ou émergents (la Russie, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil). Étude 1 p. 230-231 Le réveil national de la Chine La dépendance par rapport à l’étranger est de moins en moins acceptée dans la Chine des années 1910. La dynastie mandchoue est renversée parce qu’elle se révèle incapable de moderniser le pays et par là même de restaurer son indépendance. Le nouveau gouvernement juge utile d’entrer en guerre contre l’Allemagne pour récupérer les droits que détenait celle-ci dans la région du Shandong. Mais les puissances qui dominent la Conférence de la Paix proposent de transférer ces droits au Japon, allié de l’Angleterre et entré lui aussi en guerre contre l’Allemagne. L’annonce de cette nouvelle déclenche à Pékin puis dans d’autres villes le mouvement du 4 mai 1919. Il exprime une conscience nationale moderne : à la différence des jacqueries à caractère xénophobe du passé, il est porté par les fractions de la population les plus sensibles aux idées nouvelles. Si le traité de Versailles néglige la demande chinoise, celle-ci obtient finalement satisfaction en 1922 : lors de la conférence de Washington, les États-Unis, non liés par le traité de Versailles, font pression sur le Japon pour qu’il rétrocède le Shandong à la Chine. Par ailleurs, ce mouvement favorise l’essor de deux forces décidées l’une et l’autre à rénover la Chine : le Guomindang et le Parti communiste chinois. Ce pourquoi il reste emblématique du réveil national dans la mémoire chinoise. →Doc. 1 : Sun Yat-sen refuse le déclin de la Chine. Sun Yat-sen, « le père de la révolution chinoise », veut réformer le pays en s’inspirant de l’Occident et du Japon de l’ère Meiji (1867-1912), lui-même entré dans la modernité par le biais d’un emprunt contracté auprès de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Né en 1866 dans une famille de paysans pauvres de la région de Canton, converti au christianisme, il suit des études de médecine à Honolulu et à Hong-Kong et y exerce quelque temps. Il commence ensuite une existence de révolutionnaire professionnel et fédère les oppositions à la dynastie régnante en fondant en 1905 au Japon la Ligue jurée qu’il dote de sa doctrine, « les Trois principes du peuple » : nationalisme, démocratie et « bienêtre du peuple » (réformes sociales impulsées par l’État). Après le renversement de l’empire en 1911 et la division de la Ligue, il prend la tête de sa faction Guomindang. Proclamé premier président de la république chinoise en 1912, il doit démissionner au profit du général Yuan Shikai, maître de l’armée. Après la mort brutale de ce dernier en 1916, Sun Yat-sen joue à nouveau les premiers rôles : il accroît l’efficacité du Guomindang en le liant à la jeune Union soviétique et au Parti communiste chinois fondé en 1921. Après sa mort en 1925, son chef d’état-major Chiang Kaisheck lui succède mais infléchit son combat vers un nationalisme anticommuniste. Pour expliquer le déclin de la Chine, il incrimine ici uniquement des facteurs internes, notamment le repli sur soi d’un empire qui, par crainte des pressions européennes, a choisi de se fermer au monde extérieur au xviiie siècle, cultivant le sentiment de sa supériorité par rapport aux « barbares étrangers ». Il loue une « coopération internationale » qui peut signifier sous sa plume aussi bien le maintien de l’ouverture sur le Japon et l’Occident que l’entente avec l’URSS. →Doc. 2 : Les événements du Quatre mai 1919. Mao Dun est un écrivain né en 1896. Il milite au PCC dès sa fondation et introduit dans ses romans et nouvelles les méthodes des réalismes européens. Il sera de 1949 à 1964 le premier ministre de la Culture de la République populaire de Chine et acteur à ce titre d’une mise au pas précoce des artistes. La scène décrite dans cet extrait évoque l’écho dans la Chine intérieure des manifestations au cours desquelles les étudiants de Pékin ont protesté le 4 mai 1919 en interpellant la population aux cris de : « Il faut sauver le pays ». 90 • Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 →Doc. 4 : Le Quatre mai 1919. L’affiche illustre la mémoire du mouvement du 4 mai 1919 telle que la cultive le régime maoïste qui se veut le champion de la lutte contre tous les « impérialismes ». Liang Yulong est un peintre relativement connu. L’affiche est contemporaine des derniers feux du maoïsme : le « Grand Timonier » meurt en septembre 1976. →Doc. 5 : Le quartier d’affaires de Shanghai autour de la rue de Nankin, vers 1931. Le dynamisme de la ville est suggéré par cette photographie prise en 1931 dans la rue de Nankin, la plus animée du quartier d’affaires de la grande métropole shanghaienne, pôle majeur de « la Chine bleue » et capitale économique de la Chine. ◗ Réponses aux questions 1. Sun Yat-sen attribue le déclin de la Chine à trois facteurs : l’incompétence ou la corruption (« l’égoïsme ») du « gouvernement et des fonctionnaires » (de l’ancien régime impérial), « le repli de la Chine sur elle-même et son esprit de suffisance » corrélé à « l’étroitesse d’esprit » prêtée au peuple chinois. 2. Les textes 1 et 2 expriment une fierté d’être Chinois qui repose sur la conscience d’hériter d’une longue et glorieuse histoire : Sun Yat-sen évoque « l’une des plus vieilles nations du monde », « vieille de cinq mille ans » et qui « occupait la première place en Orient » ; Mao Dun rappelle que le mot d’ordre du mouvement du Quatre mai 1919 était « Aimons notre patrie ». 3. Le régime communiste célèbre le Mouvement du Quatre mai en exaltant l’union des générations et des classes contre l’oppresseur étranger. L’affiche montre un peuple en marche vers l’avenir. 4. Loin d’appeler au rejet de l’étranger, Sun Yat-sen vante « les avantages de la coopération internationale ». Il en attend un antidote à « l’étroitesse d’esprit » reprochée à ses compatriotes, un levier pour moderniser les mentalités. 5. L’ambiance décrite par l’héroïne, Mei, montre un désir de nouveauté dans des établissements scolaires et plus généralement une société que l’on imagine engoncés dans de pesantes traditions - adossées à la « pensée de Confucius » ? Ces jeunes s’emparent avec enthousiasme et sans exclusive des publications qui représentent une ouverture sur le monde extérieur ou disent « le bonheur de la société future ». 6. Les exportations et les importations culminent en 1930 puis reculent sévèrement en 1937, certainement en raison de la dépression consécutive au krach boursier survenu à Wall Street en octobre 1929 : la crise née aux États-Unis et devenue mondiale a entraîné un effondrement de l’échange international. En revanche, les autres éléments continuent de progresser probablement parce qu’ils répondent aux besoins intérieurs. Globalement, la progression des cinq éléments qui figurent dans ce tableau traduit l’essor des activités économiques modernes dans la Chine de l’entre-deux-guerres. 7. Dans cette scène, les vêtements des piétons, l’enseigne en anglais de la boutique du carrefour, la présence d’automobiles (à cette date) signalent l’influence étrangère tandis que la densité de la foule et les pousse-pousse font penser à l’Asie. ◗ Texte argumenté La conscience nationale chinoise s’est éveillée à partir de 1919 à travers les manifestations d’hostilité aux décisions prises par les vainqueurs européens réunis à Paris. Ces manifestations ont mis en action la jeunesse des lycées et des universités ainsi que des lettrés. Au-delà du refus de la soumission à l’étranger, elles traduisent une aspiration au renouveau dont témoigne le roman de Mao Dun. Ce mouvement a conforté les courants réformateurs, tel celui guidé par Sun Yat-sen, dans leur volonté de moderniser le pays en empruntant à l’étranger pour mieux redonner à la Chine souveraineté et grandeur. Il a stimulé des dynamiques nouvelles qui s’expriment non seulement dans le renouveau de la vie politique durant les années 1920 mais aussi à travers l’essor d’activités économiques nouvelles. Leçon 1 p. 232-233 1919-1949 : le renouveau contrarié →Doc. 1 : Le Guomindang, le PCC et l’URSS. Le texte est extrait d’un ouvrage de Chiang Kai-shek. Il est rédigé et publié alors que l’auteur dirige la République nationaliste établie à Taiwan (il en reste le président jusqu’à sa mort en 1975). Il revient sur la rupture intervenue en 1926 entre le Guomindang et le PCC : Chiang, adjoint de Sun Yat-sen, est alors à la tête des armées du Guomindang. Il écarte l’aile gauche du parti qui préconisait le maintien de l’alliance avec les communistes. Porté à la tête du mouvement, il devient par là même le président de la République nationaliste. Il indique ici les raisons de cette rupture avec l’orientation voulue par son mentor, ce qui se solde en mars-avril 1927 par l’écrasement brutal de la grève insurrectionnelle déclenchée par le PCC à Shanghai - épisode évoqué par A. Malraux dans La Condition humaine. L’auteur dénonce l’« entrisme » pratiqué par le PCC au sein du Guomindang : les communistes y adhèrent à titre individuel tout en restant affiliés au PCC. Il le soupçonne de vouloir passer de la « Révolution nationale » (la consolidation de la République par l’élimination des « seigneurs de la guerre ») à la révolution sociale (« révolte des paysans qui s’empareraient du pouvoir »). ◗ Réponse à la question 1. Chiang Kai-shek met en avant sa crainte du double jeu mené par le mouvement communiste : d’un côté l’attitude amicale envers la Chine du régime soviétique qui, récusant l’impérialisme, renonce aux « privilèges » que la Russie des tsars avait obtenus en Chine (cf. carte p. 228 : zone d’influence en Mandchourie, ports à bail de Port-Arthur - actuel Lüshun - et de Dairen - actuel Dalian) ; de l’autre, la stratégie de l’Internationale communiste créée à Moscou en 1919 pour « exporter » la révolution bolchevique. →Doc. 2 : Hergé témoigne de l’abaissement de la Chine. Hergé (de son vrai nom Georges Remi), né près de Bruxelles, crée le personnage de Tintin en 1929 pour le magazine belge illustré Le Petit Vingtième. En 1934-1935, il envoie son jeune reporter en « Extrême-Orient » : en noir et blanc à l’origine, la bande dessinée paraît en album couleurs en 1946 sous le titre Le Lotus bleu. Elle fait écho aux convulsions que connaît la Chine d’alors : le rôle des gangs, les concessions, l’agression japonaise de 1931 - occupation de la Mandchourie transformée en protectorat confié au dernier empereur, Puyi, l’enfant déposé en 1911 (le beau film de Bertolucci, Le Dernier Empereur, évoque sa vie comme un condensé du xxe siècle chinois). La scène se passe dans la concession internationale de Shanghai, marquée par la présence des Britanniques et des Américains. ◗ Réponse à la question 1. L’auteur moque les Occidentaux en décalant leurs propos de leurs actes : alors que Gibbons prétend vouloir « civiliser […] ces barbares » (les Chinois), leur apporter « les bienfaits de notre belle civilisation occidentale », il a des mots, une véhémence et des gestes d’une extrême brutalité, soulignée par le fait que la vignette dans laquelle il juge normal de « battre un Chink » se Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 • 91 © Hachette Livre →Doc. 3 : Quelques indicateurs économiques de la Chine de 1910 à 1937. Le tableau donne un aperçu de l’essor économique entre 1910 et 1937 à travers des éléments qui n’évoquent toutefois que les secteurs modernes de l’économie. trouve mise en relation avec celle où il heurte le plateau porté par le serveur. →Doc. 3 : Le régime des concessions en Chine. Paul Claudel est un diplomate-écrivain. Bon connaisseur de l’Extrême-Orient (il a été également ambassadeur au Japon), il évoque le privilège d’extraterritorialité accordé aux Européens dans les « ports ouverts » de Chine. Le titre du livre s’explique par le fait que le dragon est l’animal légendaire emblématique de la Chine. →Doc. 4 : La Chine des années 1930 : guerre civile et occupation japonaise. La carte juxtapose les deux guerres que subit la Chine des années 1930 : les armées de la République comme celles du PCC combattent les forces japonaises qui ont déclenché en juillet 1937 une attaque générale contre la Chine et rapidement occupé sa partie « utile », celle, active et peuplée, des provinces littorales ; les forces nationalistes et communistes se livrent depuis 1926 une guerre civile marquée par la Longue Marche vers le nord des militants communistes, qui avaient créé au Sud des « républiques soviétiques paysannes », et la fragilité de la trêve conclue entre ces forces après l’agression japonaise. Étude 2 p. 234-235 La Chine et le tiers monde au temps de Mao, révolution et coopération La Chine de 1949 figure parmi les pays les plus pauvres du monde : les trois quarts des actifs travaillent dans une agriculture qui ne parvient pas à nourrir régulièrement une population en rapide croissance (évaluée à 472 millions d’habitants en 1920, elle serait de près de 547 millions en 1950), l’espérance moyenne de vie à la naissance ne dépasse pas 35 ans… Les guerres de la période 1937-1949 ont aggravé les difficultés. Le pays se sent d’autant plus solidaire des autres nations pauvres qu’il a connu lui aussi des décennies de tutelle étrangère. Aussi, même s’il se lie à l’Union soviétique de Staline, le régime communiste regarde d’emblée vers un tiers monde qui souhaite transformer la réalité socio-économique qu’est le retard de développement en projet d’autonomie géopolitique. Processus compliqué, tant ce tiers monde est divers par ses trajectoires historiques et ses orientations diplomatiques - entre neutralisme, philosoviétisme, tropisme occidental. Processus jalonné par la conférence afroasiatique de Bandung en 1955 (cf. leçon 2, doc. 1), la naissance du Mouvement des non-alignés à Belgrade en 1961, puis la naissance de la CNUCED au sein de l’ONU (1964) et la revendication d’un nouvel ordre économique international par les pays non industrialisés (1973) - série d’événements qui indique assez le glissement de la géopolitique à l’économique, du tiers monde au « Sud ». La Chine de Mao pratique avec les pays pauvres ou les mouvements d’émancipation une coopération qui entend servir à la fois la révolution et le développement. © Hachette Livre →Doc. 1 : « La pensée de Mao Zedong éclaire l’Afrique ». L’affiche, élaborée dans un atelier d’agitation/propagande chinois est destinée à être diffusée en Afrique ; elle date de cette décennie 1960 où la Chine, isolée sur la scène mondiale après sa rupture avec Moscou, cherche à la fois des points d’appui diplomatique et des relais pour propager la révolution mondiale. L’Afrique subsaharienne est à cette date indépendante et prooccidentale pour l’essentiel mais des guérillas luttent contre la colonisation portugaise (Angola, Mozambique) et d’autres contre des gouvernements en place. →Doc. 2 : Mao Zedong reçoit les Khmers rouges qui combattent au Cambodge un gouvernement jugé pro-américain, 1970. La rencontre de Mao avec les dirigeants Khmers rouges s’inscrit dans le même contexte général, spécifié en Asie du Sud-Est par la guerre du Vietnam : pour soutenir le régime de Saigon contre celui de Hanoi, les États-Unis en sont venus à élargir les opérations à toute la péninsule indochinoise. En avril 1970, Nixon, conseillé par Kissinger, ordonne d’attaquer les éléments nord-vietnamiens établis au Cambodge, peu de temps après le renversement du roi Norodom Sihanouk (neutraliste). Les Khmers rouges combattent le nouveau maître du pays, le maréchal Lon Nol, favorable à Washington. Ils sont maoïstes au sens où ils entendent fonder le communisme sur une paysannerie « épurée » de ses tendances « bourgeoises ». Pékin les aide en raison de cette complicité idéologique et aussi pour faire pièce à l’influence soviétique qui est prépondérante au Nord-Vietnam. →Doc. 3 : Zhou Enlai, ministre chinois des Affaires étrangères arrive en Tanzanie, juin 1965. Présidée par Nyerere, la Tanzanie, qui regroupe en 1964 l’ancien Tanganyika britannique et le sultanat de Zanzibar, s’oriente vers un socialisme basé sur des communautés paysannes et fait appel à la Chine pour construire le Tanzam, une ligne ferroviaire destinée à désenclaver la Zambie et à exporter son cuivre par le port de Dar es-Salaam. →Doc. 4 : Le tiers monde vu par les dirigeants chinois. a. Lin Biao est un militaire proche de Mao depuis la Longue marche. Devenu en 1959 son ministre de la Défense, il est aussi son dauphin désigné. Thuriféraire de la Révolution culturelle, il mène au sein du PCC la tendance qui veut faire de la Chine le phare du communisme mondial pour pallier la « trahison » de l’URSS. Il écrit ce texte à une époque où la contestation du capitalisme est virulente sous forme de guérillas en Asie, en Afrique et en Amérique latine (« Che » Guevara et la théorie du « focos »). Lin Biao et le maoïsme inversent les prévisions de Marx, qui attendait la révolution anticapitaliste dans les sociétés les plus avancées, mais prolongent celles de Lénine jugeant que le capitalisme mondial allait s’effondrer d’abord dans ses « périphéries » (les pays dominés, telle la Russie) avant d’atteindre ensuite « le centre », les économies « impérialistes » - l’Europe occidentale à son époque (Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916). b. Ce discours est prononcé en 1974 par Deng Xiaoping : mis à l’écart dans les années 1960, ce pragmatique retrouve des responsabilités au sommet du PCC après l’abandon de la Révolution culturelle - Lin Biao meurt en 1971, dans des circonstances restées obscures. Il représente ici son pays à l’ONU, organisation que la Chine populaire n’intègre qu’en 1971, évinçant Taiwan, y compris comme membre permanent de son Conseil de sécurité - le gouvernement nationaliste était le représentant légitime de la Chine quand l’ONU fut fondée en 1945 ; Guerre froide aidant, la situation se figea quand deux États prétendirent incarner cette légitimité après octobre 1949. Il fallut attendre le rapprochement sino-américain pour la débloquer - voulus par un Kissinger féru de « Realpolitik », les contacts secrets entre Pékin et Washington commencent en 1969 ; leurs premiers effets sont des rencontres entre pongistes des deux pays. Deng Xiaoping s’exprime alors que la décolonisation est à peu près achevée et que l’ONU évoque la nécessité d’un « nouvel ordre économique international » plus favorable au tiers monde. →Doc. 5 : Aide militaire de la Chine communiste au Vietnam du Nord entre 1965 et 1972. Bien que pro-soviétique, le Vietnam du Nord est également soutenu par Pékin en raison de la proximité géographique et de la force symbolique de son combat : n’est-il pas la petite nation 92 • Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 ◗ Réponses aux questions 1. Selon Lin Biao, le tiers monde étant la « campagne » ensemble d’espaces non industrialisés -, il constitue le foyer par excellence de la révolution anticapitaliste. Il applique au monde le schéma que le PCC a mis en œuvre en Chine : encercler les villes - aux mains des nationalistes - par les campagnes en privilégiant l’appui sur les paysans plutôt que sur un prolétariat urbain trop réduit. 2. Pékin espère propager la révolution anticapitaliste mondiale en soutenant les mouvements révolutionnaires dans le monde pauvre par divers moyens : – la propagande. Dans le document 1, les guérilleros africains, épanouis et armés, lisent le Petit Livre rouge, ce recueil de « citations du président Mao » qui, censé répondre à toutes les questions, sert de « catéchisme » dans la Chine en Révolution culturelle ; – le soutien aux guérillas : il est idéologique (doc. 4a) et financier (doc. 2 : Ieng Sarry, le trésorier des Khmers rouges, vient chercher de l’argent en Chine). 3. Deng Xiaoping rappelle que le tiers monde a obtenu l’indépendance. Mais les États qui en sont issus doivent assurer le développement économique et « consolider l’indépendance nationale », ce qui signifie ici sortir du néo-colonialisme qui, jugent les tiers-mondistes, prolonge la dépendance par rapport aux anciennes métropoles par le biais d’accords commerciaux, militaires ou autres. 4. La Chine maoïste indique vouloir aider les pays pauvres à atteindre ces objectifs en leur fournissant une aide matérielle (coopération technique, par exemple, comme en Tanzanie), diplomatique (à l’ONU, par exemple) ou militaire (exemple du Nord-Vietnam). ◗ Texte argumenté La Chine de Mao constitue de fait un pays en développement et se présente, après sa rupture avec Moscou en 1960, comme le champion naturel du tiers monde contre les « impérialismes rivaux », le soviétique et l’américain. Elle s’efforce d’établir son influence par divers moyens : elle apporte son aide politique et matérielle aux mouvements révolutionnaires en tentant de les convertir au maoïsme (envoi de brochures ou d’affiches de propagande, soutien politique ou financier, appels à la révolte) ; elle entretient diverses formes de coopération avec les États institués, de l’aide technique au soutien militaire selon les cas. Dès lors qu’elle est admise à l’ONU, enceinte dans laquelle les pays en développement sont majoritaires, elle utilise la tribune que constitue cette organisation pour appeler le tiers monde à sortir du néo-colonialisme. Leçon 2 p. 236-237 1949-1979 : la puissance par la révolution →Doc. 1 : La position de la Chine à Bandung. Bien qu’alliée à l’URSS, la Chine populaire est invitée à la conférence de Bandung en avril 1955 car celle-ci rassemble « les peuples d’Asie et d’Afrique » (pas ceux d’une Amérique latine jugée alignée sur Washington). Dans un contexte où la notion de non-alignement n’est pas encore décantée, cette conférence afro-asiatique a pour objectif de faire entendre la voix des peuples pauvres, les uns déjà émancipés, il y a peu de temps souvent (l’Indonésie, où se déroule la conférence, n’est indépendante des Pays-Bas que depuis 1949), les autres encore en lutte contre le colonisateur, en particulier en Afrique. L’intervention de Zhou Enlai, inamovible ministre des Affaires étrangères de Mao, marqua les débats. ◗ Réponses aux questions 1. Zhou Enlai dénonce ici « le colonialisme » : qu’il évoque son pays comme une de ses victimes signale qu’il lui donne un sens équivalent à celui d’impérialisme. 2. Il promet l’appui de Pékin « à […] la juste lutte pour l’indépendance nationale », ce qui vise à cette date les actions menées par exemple au Maghreb contre la présence française (en Algérie, les premiers attentats du FLN datent de novembre 1954). →Doc. 2 : Mao Zedong refuse la coexistence pacifique. Cet article, que Mao avait rédigé quelques mois auparavant, paraît en décembre 1962 dans Le Quotidien du peuple, l’organe officiel du PCC. Il exprime la position de Pékin sur la détente après la crise de Cuba, dénouée à la fin du mois d’octobre 1962 par le retrait des armes atomiques que l’URSS projetait d’installer dans l’île - reculade condamnée à Pékin qui avait rendu publics en 1960 ses désaccords avec le PCUS de Khrouchtchev à la fois sur la déstalinisation et sur la « coexistence pacifique ». Le primat de l’idéologie sur toute autre considération est ici total. ◗ Réponse à la question 1. On mesure la volonté de soutenir partout l’idéal révolutionnaire car Mao raisonne à l’échelle du monde quand il estime que les « forces du socialisme » sont en état de l’emporter sur celles de « l’impérialisme » (le monde occidental dirigé par Washington), de la même manière que Zhou Enlai évoquait les « peuples d’Asie et d’Afrique ». Mao n’écarte pas du tout la possibilité d’une « guerre atomique » meurtrière : le pacte de Varsovie comme l’Alliance atlantique détiennent à cette date les moyens nucléaires de s’entre-détruire. Mais sa « foi » révolutionnaire le conduit à en relativiser le prix : « la moitié de la population du monde sera peut-être anéantie, mais il resterait encore l’autre moitié », jugeant cela acceptable pour que « le monde entier » devienne socialiste. →Doc. 3 : « Étudier l’économie avancée de l’Union soviétique pour développer notre pays ». Cette affiche chinoise est créée trois ans après la signature du « traité d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle » entre la Chine et l’URSS. Les liens sont étroits sur le terrain géopolitique (Pékin et Moscou soutiennent la Corée du Nord contre les forces de l’ONU entre 1950 et 1953) mais surtout économique : la priorité est alors pour le PCC de combler le retard du pays en la matière et l’URSS fait figure « d’économie avancée ». La relation débouche sur une dépendance qui sera rapidement insupportable pour la partie chinoise. ◗ Réponse à la question 1. L’affiche souligne à divers titres l’influence de l’URSS sur la Chine. L’arrière-plan reprend les signes par lesquels l’URSS stalinienne magnifiait l’industrialisation (chevalement de mine et hauts-fourneaux : le modèle, c’est la priorité donnée à l’industrie lourde). Au premier plan, l’ouvrier et l’ingénieur (ou technicien) chinois sont dominés par l’expert soviétique : sa stature et son costume, qui contrastent avec leurs tenues de travail, en imposent : on les devine à l’écoute de celui qui sait et commande. →Doc. 4 : Portrait de Mao dans la cour de la Sorbonne occupée par les étudiants, mai 1968. Durant le mouvement étudiant de mai 1968, l’université de la Sorbonne est occupée par des manifestants qui protestent tout à la fois contre le pouvoir gaulliste, la guerre du Vietnam, « la société de consommation », le capitalisme, etc. Dans cette ambiance entre fête et révolution, la phraséologie révolutionnaire est omniprésente et les groupes maoïstes actifs. Quoique marginal, le maoïsme eut une audience certaine auprès de milieux lycéens, étudiants et intellectuels dans l’Europe occidentale et le Japon des années 1960-1970. Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 • 93 © Hachette Livre pauvre en butte au géant états-unien champion de « l’impérialisme capitaliste » ? ◗ Réponse à la question 1. On retrouve l’écho du maoïsme dans le grand portrait de Mao, dans le slogan « servir le peuple » (idée chère à Mao selon laquelle il faut annuler la distance entre « intellectuels » et travailleurs manuels, les premiers devant se mettre à l’école des seconds) comme dans le portrait de Lénine à l’arrière-plan - le maoïsme se réclame de la doctrine « marxiste-léniniste » que Staline aurait enrichie mais que le régime soviétique aurait trahie depuis Khrouchtchev. →Doc. 5 : Le président des États-Unis Richard Nixon et Zhou Enlai passent en revue la garde d’honneur à Pékin (21 février 1972). La photographie montre le début du voyage historique du président Nixon en Chine en février 1972. Elle illustre un tournant dans les politiques états-unienne (Washington, fidèle soutien de Taiwan, se refusait à reconnaître la légitimité de la République populaire de Chine) et chinoise. La raison du revirement est, de part et d’autre, le réalisme diplomatique : Nixon compte sur la Chine pour exercer une pression sur l’URSS ; les dirigeants chinois, particulièrement Zhou Enlai - qui a été le maître d’œuvre du rapprochement alors que Mao sort affaibli du chaos engendré par la Révolution culturelle -, veulent rompre l’isolement de leur pays sur la scène mondiale. Leur « modèle » n’a guère séduit le tiers monde, l’URSS paraît menaçante. ◗ Réponse à la question 1. La scène illustre une rupture dans la politique extérieure chinoise : Mao a rompu avec l’URSS parce qu’il lui reprochait, entre autres, la détente (doc. 2) ; il apportait une aide aux peuples en lutte contre « l’impérialisme américain », à commencer par le voisin vietnamien (Étude 2, doc. 5). Or on voit ici la volonté de Pékin de normaliser les relations avec les États-Unis qualifiés jadis de « tigre de papier ». Étude 3 p. 238-239 La Chine et le tiers monde depuis Deng : partenariat ou néocolonialisme ? La relation avec les pays en développement est un miroir des rapports entre la Chine et le monde. Dès lors que les gouvernants privilégient la croissance économique et que la Chine est devenue à son tour un géant industriel, l’approche ancienne laisse place à de nouvelles considérations. La Chine est-elle devenue à son tour une puissance néo-colonialiste qui pillerait les ressources naturelles du monde pauvre ou instaure-t-elle avec lui un partenariat mutuellement fructueux ? Son attitude diffère-t-elle de celle des anciens pays industrialisés ? Les documents confrontent le point de vue officiel aux réalités et aux réactions des partenaires. © Hachette Livre →Doc. 1 : Pékin précise ses relations avec le tiers monde. Né en 1926, Jiang Zemin représente une génération nouvelle de dirigeants qui n’ont pas connu l’époque héroïque de la conquête du pouvoir ; entré au PCC en 1946, il est successivement ingénieur, directeur d’usine puis maire de Shanghai. Deng Xiaoping en fait son dauphin en l’intronisant en 1989 comme secrétaire général du PCC et président de la commission militaire du Parti communiste (un poste hautement stratégique), fonctions qu’il cumule avec celle de chef de l’Etat de 1993 à 2003. Il poursuit la politique de son mentor, comme l’indique ce rapport qui fixe la ligne officielle par rapport au tiers monde en 1992, au moment où Deng Xiaoping relance une « modernisation » qui traversait une passe difficile depuis plusieurs années. →Doc. 2 : Le commerce entre la Chine et l’Afrique, 1992-2006. Le graphique souligne l’envolée des échanges entre les deux partenaires dans cette période où la Chine connaît régulièrement une forte croissance et s’inscrit pleinement dans les logiques de la mondialisation. Il évoque aussi la nature des biens échangés. →Doc. 3 : Les importations chinoises venues de quatre pays d’Afrique, 2002-2006. Ce graphique permet de détailler l’évolution des importations chinoises pour quatre pays qui sont avant tout des fournisseurs d’un pétrole brut dont la Chine est devenue un énorme consommateur. →Doc. 4 : La puissance financière de la Chine en Afrique, 1979-2002. La carte indique les principaux pays de destination des investissements des firmes chinoises sur le continent africain. →Doc. 5 : Une des classes de chinois du principal lycée de Brazzaville, capitale de la République démocratique du Congo. Dans ce pays francophone, la scène illustre un effet de l’influence croissante des firmes chinoises. La photographie, de Paolo Woods, provient du livre de Serge Michel et Michel Beuret, La Chinafrique, Arthème Fayard/Pluriel, 2010. →Doc. 6 : La Chine et l’Amérique latine en 2010. Cet article du Monde rend compte du second sommet que tiennent annuellement les BRICS depuis 2009. ◗ Réponses aux questions 1. Selon Jiang Zemin, la Chine étant elle-même « un pays en voie de développement », elle doit établir ses rapports avec le tiers monde « sur la base de la réciprocité ». Elle doit renforcer ses « liens de solidarité et de coopération avec les pays » qui en font partie, « renforcer ses échanges économiques […] avec eux » et les soutenir « dans leurs efforts pour préserver leur souveraineté ». 2. Les courbes soulignent l’envolée des échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique entre 1992 et 2006 : les exportations de la Chine vers ce continent ont été multipliées par 20 environ tandis que ses achats ont progressé plus fortement encore. 3. La présence chinoise en Afrique prend ici trois formes : sur le plan commercial, les ventes à la Chine des quatre pays retenus ici, dont un en Afrique du Nord, notamment celles de pétrole brut, ont enregistré un bond entre 2002 (elles étaient négligeables) et 2006 (doc. 3) ; en matière financière, les entreprises chinoises ont fortement accru leurs investissements dans quelques pays africains entre 1979 et 2002 (doc. 4) ; l’essor des relations économiques a des effets « culturels » : de jeunes Congolais apprennent le mandarin pour travailler dans les firmes chinoises implantées sur place (doc. 5). 4. Selon les autorités brésiliennes, les rapports commerciaux avec la Chine sont déséquilibrés, asymétriques, car « l’Amérique latine fournit presque exclusivement à la Chine des produits de base » (par exemple, « minerai de fer », « pétrole » et « soja ») « alors que cette dernière lui vend des biens manufacturés à forte valeur ajoutée » (produits électroménagers, ordinateurs, téléphones mobiles, etc.). 5. Le Brésil adresse deux autres griefs à la Chine : « la sousévaluation de [sa] monnaie […], le yuan » a pour effet d’abaisser artificiellement le prix des produits made in China et donc de favoriser ses exportations, y compris dans « l’aire commerciale naturelle » du Brésil qu’est l’Amérique du Sud ; l’insuffisance des investissements effectués par la Chine au Brésil « alors qu’il aura besoin de capital étranger » pour financer les équipements qu’exigera l’accueil de la Coupe du monde de football en 2014 puis des Jeux olympiques d’été en 2016. 6. Ces trois reproches pourraient tout autant s’appliquer aux relations entre la Chine et l’Afrique : les documents 2 et 3 montrent une asymétrie commerciale identique ; le document 4 illustre la concentration des investissements chinois dans un petit nombre de pays, qui ne sont pas les plus défavorisés du 94 • Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 ◗ Texte argumenté L’influence de la Chine dans le tiers monde change de forme depuis les années 1980 en même temps qu’elle prend une ampleur inédite. Alors qu’elle était idéologique et politique sous Mao, elle devient économique avant tout : les documents de l’étude 3 ne montrent pas en tout cas d’ambition chinoise d’exporter un « modèle ». Les relations sont placées sous le signe de l’interdépendance matérielle : la Chine se procure dans le tiers monde les produits bruts dont a besoin un pays devenu « l’usine du monde » et y exporte une fraction de la masse énorme de produits manufacturés qu’élabore cette « usine ». S’enrichissant, elle investit pour mieux garantir ses sources de produits bruts, de pétrole notamment. Ce faisant, elle devient un pôle attractif pour les pays en développement : ils cherchent à lui vendre leurs produits, à attirer ses capitaux. Emblématique de l’essor des relations économiques Sud-Sud dans le monde actuel, cet échange peut être utile aux économies en développement, ne serait-ce que dans la mesure où il leur permet de ne plus être tributaires des seuls pays occidentaux. Mais il ressemble au néocolonialisme souvent reproché à ces derniers dans la mesure où la relation entre chacun de ces pays et la Chine n’est pas un partenariat, ce qui supposerait un équilibre. Comme le craignent les autorités brésiliennes, l’échange avec la Chine peut en fin de compte renforcer les pays du tiers monde dans leur rôle traditionnel de fournisseurs de produits bruts alors que ce n’est pas nécessairement le meilleur levier de développement. Étude 4 p. 240-241 La Chine en Asie orientale : le retour de l’empire du Milieu ? La Chine est le « grand dragon » en Asie orientale : par son histoire, son étendue, sa population et désormais son poids économique, elle est une puissance sans commune mesure avec des voisins dont aucun ne dispose d’un tel éventail de leviers d’influence - le Japon n’est plus « que » la troisième économie mondiale, il est surtout bien moins vaste et peuplé et le dynamisme qu’affichait son économie dans la période 19501980 a disparu. Sa croissance économique spectaculaire (des taux annuels à deux chiffres depuis les années 1990) fait à nouveau du pays le pivot de la région : redevient-il cet empire du Milieu qu’il fut des siècles durant ? Quelles réactions ce processus déclenche-t-il chez ses voisins d’une part et parmi les Chinois d’autre part ? Quatre documents évoquent les aspects politiques de la situation, le cinquième porte sur la dimension géoéconomique. →Doc. 1 : À Taiwan, des manifestants proclament que « l’île n’a jamais été chinoise », 1999. Cette photographie est prise à Taiwan lors de l’élection présidentielle de 1999. Les manifestants portent des pancartes indiquant que « Taiwan n’a jamais été une partie de la Chine ». L’affirmation contredit ce que répètent les dirigeants de Pékin : pour eux, l’île est une « province perdue » qui a la même vocation que Hong-Kong et Macao à revenir un jour à la « mère patrie ». En vérité, l’intégration de l’île dans l’espace chinois est tardive et discontinue : le peuplement Han ne s’est ajouté qu’à partir du xviie siècle à la population autochtone protomalaise, et de 1895 à 1945 l’île fut colonie du Japon. →Doc. 2 : L’appel du dalaï-lama au peuple chinois. Quasi indépendant depuis 1913, le Tibet repasse sous souveraineté chinoise dans les années 1950 mais les tensions entre le régime de Pékin et la population locale ont été vives et ressurgissent depuis quelques années. Celle-ci reproche à celui-là de chercher à détruire son identité culturelle. Son chef spirituel, le dalaï-lama, a acquis une dimension internationale (il reçoit le prix Nobel de la paix en 1989) qui lui permet de se poser en interlocuteur obligé de Pékin. Il lance cet appel au président chinois Hu Jintao en mars 2008 alors qu’une vague d’émeutes antichinoises secoue le Tibet sous l’autorité de Pékin à quelques mois des Jeux olympiques. L’affaire a un écho planétaire. →Doc. 3 : Internet, le nationalisme chinois et le Japon. L’article évoque les méthodes utilisées par les jeunes nationalistes chinois pour exprimer leur hostilité au Japon. L’extrait ne l’aborde pas mais il y a en arrière-plan d’une telle attitude le ressentiment né dans la mémoire chinoise du souvenir des exactions commises en Chine par l’Armée impériale entre 1937 et 1945 - par exemple, le massacre de centaines de milliers de civils lors du « sac de Nankin » en 1937. Mais aussi l’image de « client » des Américains que peut avoir le Japon : à partir de 1950, l’archipel devient le principal point d’appui du « cordon sanitaire » maritime mis en place par Washington pour « endiguer » la Chine populaire. →Doc. 4 : La Chine dans son environnement : maîtrise de l’espace et revendications territoriales. La carte inventorie les risques géopolitiques dans le voisinage de la Chine : se superposent les effets de la défiance entre Washington et Pékin, à la fois héritage de la Guerre froide et inquiétudes récentes, et des tensions locales. →Doc. 5 : La Chine au cœur du commerce asiatique. La carte met l’accent sur le terrain commercial en figurant la dépendance commerciale des pays d’Asie par rapport à la Chine. L’explication renvoie à l’attractivité du marché chinois mais il faut également prendre en compte les effets de la division internationale du travail au sein de l’espace asiatique : une fraction notable de ces exportations est en vérité intra-firmes, portant par exemple sur le transfert d’éléments de moteurs ou d’accessoires automobiles de telle usine sous-traitante, de nationalité chinoise ou non, implantée en Asie du Sud-Est vers l’usine établie en Chine et où l’automobile sera assemblée. Dès lors qu’un produit franchit une frontière, il entre dans la statistique des exportations/importations : on estime que près du tiers du commerce international est en fait constitué par des échanges intra-firmes. Relier cette carte aux autres documents souligne qu’on doit distinguer les logiques géopolitiques des dynamiques économiques. ◗ Réponses aux questions 1. Certains habitants de Taiwan redoutent que Pékin ne cherche à prendre par la force le contrôle de l’île (l’armée chinoise effectue de temps en temps des manœuvres d’intimidation). D’autres refusent même la perspective de voir un jour Taiwan redevenir une province chinoise. 2. Le dalaï-lama reproche aux autorités de Pékin de ne pas respecter « la liberté d’expression et la primauté du droit » dans leur traitement du problème tibétain et plus généralement sur la question des minorités vivant dans l’espace chinois - il évoque aussi le Turkestan oriental, habité par les Ouïgours, et la Mongolie intérieure. Il accuse au passage Pékin d’encourager les migrations des Han vers ces périphéries, pour submerger les « autochtones » et appelle au dialogue, sous-entendant que le régime chinois mise avant tout sur la répression. 3. Les jeunes nationalistes chinois se montrent virulents contre le Japon et reprochent aux dirigeants chinois qui voudraient entretenir avec lui des relations apaisées d’être des « esclaves de l’Occident ». Les mobiles sont incertains : l’article évoque le rôle joué en sous-main par les « tendances les plus conservatrices et belliqueuses au sein du Parti », faisant allusion aux divergences Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 • 95 © Hachette Livre continent mais détiennent des richesses naturelles dont a besoin l’économie chinoise ; la sous-évaluation du yuan peut entraver les exportations interafricaines et pénaliser les producteurs locaux. qui traversent l’appareil du PCC sur les questions de politique étrangère. Sans doute le souvenir de la guerre menée par le Japon contre la Chine joue-t-il aussi un rôle. Leurs modes d’actions sont modernes : Internet est utilisé pour lancer des pétitions en ligne, faire pression sur les autorités pour interdire l’acquisition de matériels nippons, organiser un référendum « virtuel » pour empêcher l’octroi au Japon d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. 4. Pékin revendique toute une série d’îles en mer de Chine, tant au sud du Japon qu’en mer de Chine méridionale (notamment l’archipel des Spratlys). On a identifié ou on soupçonne la présence de gisements de gaz naturel ou de pétrole dans les fonds marins autour de ces îles, à l’intérieur des zones d’exploitation économique exclusive. 5. Les voisins de la Chine lui adressent une part parfois considérable de leurs exportations : 30 % pour Taiwan, le quart pour la Corée du Sud, etc. Le marché chinois aimante leurs entreprises parce qu’il est en forte croissance : le niveau de vie progresse vite (Leçon 3, doc. 1). 6. La Chine a des différends politiques avec plusieurs partenaires commerciaux : le Japon est le plus notable, mais il y a aussi Taiwan, les Philippines, l’Indonésie, etc. ◗ Texte argumenté La Chine accroît sa puissance en Asie orientale en renforçant tout d’abord le contrôle de ce que les autorités de Pékin considèrent comme l’espace chinois : les périphéries occidentales sont sous surveillance ; si Hong-Kong et Macao sont redevenues chinoises, on répète à Pékin qu’il en ira de même pour Taiwan. À l’égard des voisins, Pékin use tout d’abord du levier économique. Sa prospérité rend son marché attractif et donne à ses firmes les moyens d’investir. Cela peut aplanir les divergences sans nécessairement les supprimer, comme on le voit ici avec le Japon. Mais les autorités chinoises peuvent compter aussi sur d’autres atouts : le relais de la diaspora chinoise ; le renforcement des capacités militaires, notamment la marine de guerre. Cette dynamique suscite des tensions et des inquiétudes parmi les minorités non Han de l’espace chinois comme parmi la population taiwanaise. Elle alimente des tensions avec les pays voisins qui mesurent la dissymétrie de puissance entre eux et le « grand dragon » : les relations sont parfois difficiles avec Taiwan et le Japon, mais aussi avec le Vietnam (qui se défie depuis toujours de « la tentation impériale » chinoise) ou la Corée du Sud, qui se plaint du soutien apporté par Pékin à la Corée du Nord. lement vont au salaire (Le Monde, « Big Apple, le monstre du business », 1er mars 2012). →Doc. 2 : Deng Xiaoping et les ZES. Deng Xiaoping s’exprime ici devant ses pairs, les membres du Comité central, instance dirigeante d’un PCC dont il est alors le secrétaire général, en même temps qu’il dirige l’État. Il lui faut convaincre cette assemblée d’hommes d’appareil a priori persuadés des méfaits du capitalisme de la nécessité d’ouvrir largement la Chine aux investisseurs étrangers ainsi qu’il le préconise en 1992 dans la phase de relance de sa politique de réformes. →Doc. 3 : Les principaux pays exportateurs dans le monde en 2001 et 2009. Le graphique porte sur les six premiers exportateurs mondiaux. Rappelons que : – ce n’est pas un pays qui exporte en tant que tel mais les entreprises installées sur son territoire, quelle que soit leur nationalité : il faut donc éviter de développer une analyse en termes nationaux, géopolitiques, pour rendre compte de l’échange international ; – il ne s’agit ici que des exportations de marchandises : celles de services, pour lesquelles la hiérarchie serait autre, ne font pas partie du commerce international au sens strict du terme. →Doc. 4 : Shanghai, premier port de Chine et du monde. La photographie montre le cœur des immenses installations portuaires de Shanghai, avec en arrière-plan les tours du quartier ultramoderne de Pudong. En 2010, 8 des 10 premiers ports mondiaux étaient chinois. →Doc. 5 : Fabriquer pour le monde à Shenzhen. L’article évoque les conditions de travail dans une usine d’une très grande entreprise taiwanaise (elle emploie « 1,2 million de salariés » dans le monde). Ses établissements se trouvent surtout en Chine continentale (« un million [de salariés] en Chine ») et opèrent en sous-traitance pour de grands groupes occidentaux. Les produits qui sortent de ces usines sont avant tout destinés à l’Amérique du Nord, à l’Europe et au Japon, à l’image des exportations chinoises dirigées pour moitié vers les États-Unis et l’Europe occidentale. Le territoire chinois devient une base « d’assemblage et de transformation de produits intermédiaires et de composants importés » : ceci représente « plus de la moitié des exportations chinoises » avec des opérations effectuées « pour plus de 80 % au sein de filiales d’entreprises étrangères » (F. Lemoine, 2009). ◗ Réponses aux questions Étude 5 p. 242-245 L’internationalisation de l’économie, un levier de puissance L’ensemble du dossier met en exergue l’inscription de la Chine dans la globalisation en en scrutant les modalités, les acteurs et certains effets en termes de puissance. La dimension économique est essentielle pour éclairer la montée en puissance aussi récente que fulgurante de la Chine : les documents, de nature diverse, sont tirés de publications récentes et permettent d’identifier les acteurs et les mécanismes qui ont fait du pays en peu d’années la seconde économie mondiale. On ne peut comprendre la Chine contemporaine en les ignorant. © Hachette Livre →Doc. 1 : Chaîne d’assemblage de matériel électronique dans la ZES de Shenzhen. La photographie est prise dans l’usine Foxconn de Shenzhen. Les 230 000 ouvrières et ouvriers travaillent douze heures par jour, six jours sur sept, pour un salaire minimum de 300 euros début 2012, ce qui fait que sur les 629 euros que coûte un iPhone en France (ces appareils sont assemblés dans cette usine chinoise par le sous-traitant taiwanais d’Apple, Foxconn), 6 euros seu- 1. Deng Xiaoping s’exprime, selon son habitude, en mettant les principes à distance (le refus de « classer ») pour privilégier l’efficacité : le critère doit être le « développement des forces productives de la société socialiste ». Son pragmatisme se manifeste aussi dans l’habileté qui consiste à user de « la langue de bois » communiste pour faire accepter l’introduction de logiques de marché dans une économie en principe socialiste c’est-à-dire collectivisée. Il consiste aussi à rappeler que « la propriété publique » restera prépondérante dans les ZES ouvertes à ces capitaux étrangers. « L’économie socialiste de marché » que promeut « le Petit Timonier » se situe entre plan et marché, État et initiative privée. 2. Deux facteurs incitent les investisseurs à ouvrir des usines en Chine : – les avantages qu’apporte l’implantation dans les ZES : fiscalité allégée, exemption des droits de douane ; – l’existence d’une main-d’œuvre nombreuse, relativement qualifiée, et dont le coût pour l’employeur est sans commune mesure avec les standards des anciens pays industriels. 3. Si l’on considère les marques et les produits évoqués dans le document 5, ils sont avant tout destinés aux consommateurs de la zone OCDE : Amérique du Nord, Japon, Europe. 96 • Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 tations ont propulsé ses ports maritimes aux premiers rangs mondiaux. 5. On peut expliquer l’arrivée de la Chine au premier rang des exportateurs mondiaux grâce aux réponses précédentes : les autorités ont créé un cadre réglementaire attractif pour les investisseurs étrangers ; ceux-ci délocalisent des usines existantes ou en implantent de nouvelles pour produire en Chine avec de faibles coûts de revient des articles destinés à l’exportation. →Doc. 6 : L’expansion mondiale de la plus importante société pétrolière chinoise, la CNPC (China National Petroleum Corporation). La carte visualise les étapes de l’expansion de la première firme pétrolière chinoise : les implantations dont il est question sont des rachats de firmes pétrolières locales ou bien l’obtention de concessions de prospection ou de forage. Les autres sociétés pétrolières chinoises (Sinopec, CNOOC) agissent de même. L’objectif des autorités, qui contrôlent étroitement ces firmes, est de sécuriser et de diversifier les approvisionnements (le Moyen-Orient fournit en 2011 45 % des importations de brut). →Doc. 7 : L’essor des firmes pétrolières. La Chine a « soif de pétrole » : selon l’agence internationale de l’énergie (AIE), la consommation d’énergie, encore relativement modeste (par habitant, elle est six fois moins élevée qu’aux ÉtatsUnis), devrait doubler sur la période 2005-2030, en raison de la croissance, de la hausse du pouvoir d’achat, des changements de modes de vie. Pour ce qui est du pétrole, le pays devrait passer des 9 % de la consommation mondiale qu’il représentait en 2006 à 16 % en 2030. →Doc. 8 : Les entreprises chinoises parmi les 500 premières firmes mondiales en 2005-2010. Les entreprises sont classées ici selon leur chiffre d’affaires, sans considération du statut : beaucoup de grandes sociétés chinoises restent encore très liées aux pouvoirs publics. →Doc. 9 : Le rôle de la diaspora chinoise. L’article évoque cette diaspora qui, en termes numériques, est la première du monde et à laquelle les autorités sont bien plus attentives que par le passé. Elle est installée surtout en Asie du Sud-Est où elle anime la vie économique. →Doc. 10 : Le constructeur automobile chinois Geely rachète Volvo au groupe américain Ford pour 1,5 milliard de dollars. Geely, fondé en 1998 par l’homme d’affaires Li Shu Fu, est le premier constructeur automobile privé chinois. Le groupe fabrique surtout des modèles bas de gamme, vendus en Chine même et dans d’autres pays émergents (Russie, Ukraine, Indonésie, etc.). Mais il entend monter en gamme et prendre pied sur les marchés occidentaux, d’où ce rachat à Ford en 2010 du Suédois Volvo, pour 1,5 milliard de dollars. Le dessin souligne la force surprenante du faible : Geely est le « petit dernier » qui s’empare d’un constructeur aussi renommé qu’ancien. L’épisode illustre la richesse soudaine des nouvelles « multinationales » chinoises en contraste avec les difficultés de firmes historiques, européennes ou états-uniennes. Les rapports entre entreprises font écho à la recomposition des hiérarchies étatiques. →Doc. 11 : La stratégie mondiale de Lenovo. Lenovo est un autre exemple de ces nouvelles « multinationales » chinoises devenues en peu d’années des acteurs majeurs de l’économie globalisée. Il s’agit d’une société de statut privé fondée en 1984. Elle fabrique des téléviseurs, des disques durs, des smartphones, des ordinateurs. Elle s’est rendue célèbre en rachetant en 2005 la division PC du géant états-unien IBM et est devenue en octobre 2011 le n° 2 mondial des fabricants de PC. Elle vend sur le marché chinois des appareils à bas prix mais souhaite elle aussi monter en gamme pour imposer ses produits sur les marchés « mûrs ». ◗ Réponses aux questions 6. L’internationalisation de la CNPC débute en 1993. Elle s’accélère au début du xxie siècle en raison des besoins croissants de la Chine en pétrole : elle était déjà en 2008 « le 2e pays consommateur […] dans le monde » et elle « est importatrice de pétrole depuis 1993 ». L’objectif des autorités est de s’appuyer sur les groupes pétroliers qui leur restent liés pour garantir les approvisionnements. 7. La diaspora peut aider au développement de la Chine soit en favorisant des entreprises chinoises quand les hommes d’affaires qui en sont issus doivent choisir un partenaire étranger, soit en orientant vers la Chine, notamment vers la région d’origine, l’épargne accumulée dans le pays d’installation. 8. Le constructeur automobile chinois Geely s’internationalise en rachetant à ses homologues étrangers des firmes qu’ils contrôlent, qu’ils les aient créées eux-mêmes ou bien les aient rachetées, comme dans le cas de la marque suédoise Volvo qui avait été reprise par l’Américain Ford. 9. Lenovo escompte deux avantages de son partenariat avec le groupe japonais NEC : stimuler sa capacité d’innovation en prenant pied sur un marché nippon que caractérise « [l’]adoption rapide des nouvelles technologies » ; augmenter sa capacité de production pour devenir le leader mondial de la fabrication de PC. 10. Dans le classement des 500 premières firmes mondiales selon le chiffre d’affaires, globalement la part des pays anciennement industrialisés reste prépondérante, mais recule entre 2005 et 2010, notamment pour les États-Unis. Celle de la Chine augmente, tout en restant très en deçà de la part américaine. 11. Ces 5 documents soulignent la montée en puissance des groupes chinois parmi la constellation des grandes firmes transnationales qui animent l’économie mondiale. Ils illustrent aussi leur internationalisation croissante. ◗ Texte argumenté L’ensemble des documents souligne deux faits : la Chine est devenue « l’usine du monde ». Ses ZES attirent les investisseurs étrangers aussi bien que chinois. Des usines qui s’y implantent sortent quotidiennement des volumes énormes de produits de toutes sortes (appareils électroniques, articles textiles, automobiles, jouets, etc.) qui sont pour une grande part destinés aux marchés extérieurs, à ceux de l’OCDE comme du tiers monde. De ce fait, les ports chinois deviennent les plus actifs du monde. Mais les firmes chinoises mènent aussi leur propre jeu. Qu’il s’agisse de sécuriser des flux stratégiques (ravitaillement en pétrole), d’accroître leur taille, d’améliorer leur technologie ou leur capacité d’innovation, elles sortent des frontières nationales et s’intéressent aussi bien aux espaces en développement qu’aux firmes des anciens pays industriels. Ces formes d’internationalisation de l’économie renforcent la puissance de la Chine. Les firmes agissent souvent de pair avec les pouvoirs publics : sécuriser les flux stratégiques, c’est conforter la capacité qu’a un État de résister aux pressions extérieures, voire celle d’en exercer lui-même face à des États peu puissants. Par ailleurs, la notoriété des entreprises chinoises contribue à accroître celle du pays auprès des opinions étrangères, forme de soft power dont l’efficacité est impossible à quantifier mais non négligeable. Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 • 97 © Hachette Livre 4. L’envolée des exportations de la Chine et celle de ses impor- Leçon 3 p. 246-247 dollars PPA en Chine et dans deux pays voisins. Les statistiques proviennent d’une base de données fiable et le PIB par habitant calculé en PPA est un indicateur qui permet d’approcher le niveau de vie d’une population, même s’il faut tenir compte du fait qu’en Chine ce genre de moyenne gomme les inégalités qu’on sait énormes entre les classes urbaines favorisées des régions littorales et les paysanneries déshéritées des provinces intérieures ou occidentales. 4 mai 1989. La photographie est prise durant ces quelques semaines où le PCC s’interroge et se divise sur la réponse à donner aux nombreux manifestants du second printemps de Pékin, jeunes pour la plupart, qui réclament la démocratie, cette « cinquième modernisation » désirée par Wei Jingsheng et les autres animateurs du premier printemps de Pékin, celui de 1979, soit un État de droit de type occidental, respectant le pluralisme, la séparation des pouvoirs, les droits des personnes et des minorités. La réponse sera finalement répressive en juin, ce qu’ignore évidemment cette foule détendue. Que le slogan soit rédigé aussi en anglais signale la volonté de prendre le monde à témoin. ◗ Réponses aux questions ◗ Réponse à la question Depuis 1979, la puissance par l’économie →Doc. 1 : L’évolution du PIB par habitant en 1960-2010 en 1. Les données mettent en évidence l’opposition entre les performances économiques obtenues dans la période maoïste d’une part et depuis l’entrée dans l’ère du « socialisme de marché » d’autre part. Alors que le PIB par habitant n’avait que doublé dans les vingt années 1960-1980, il a plus que quintuplé dans les deux décennies suivantes puis augmenté encore de 42 % dans la première décennie du xxie siècle. Les raisons sont diverses. Comment pourrait-on minorer l’impact de la substitution de logiques de marché aux règles de l’économie administrée ainsi que des dynamiques engendrées par l’ouverture aux capitaux étrangers ? On ne peut négliger toutefois les effets de la réduction de la natalité consécutive à la politique de l’enfant unique : la richesse économique créée se répartissant sur un nombre d’habitants qui croit plus lentement qu’avant, le ratio PIB/habitant progresse aussi bien plus vite. 2. La comparaison entre la Chine et ses deux voisins montre que : – l’écart initial, en 1960, est conséquent, puis se creuse jusqu’en 1980, passant de 3,5 fois à 7,1 fois entre la Chine et Taiwan et de 12,2 fois à 19,8 fois entre la Chine et le Japon ; – cet écart se resserre ensuite. Des dynamiques de rattrapage sont à l’œuvre en Asie orientale : Taiwan est devenu un pays riche, en passe de rejoindre le Japon ; la Chine a réduit une partie d’un retard qui s’était aggravé sous Mao ; – malgré tout, les disparités de niveau de vie restent grandes : en 2010, un Chinois est en moyenne 5 fois moins aisé qu’un Taiwanais ou un Japonais. Cela signifie que la majorité de la population reste en marge de la société de consommation. 1. Ces manifestants demandent la démocratie. →Doc. 5 : « Encore une révolution ! » Cette caricature parue dans un quotidien régional français évoque l’annonce du dépassement du PNB japonais par celui de la Chine. ◗ Réponse à la question 1. Un homme d’affaires d’allure occidentale (costume cravate, attaché-case, gros cigare) symbolise la Chine ; ses mots disent la nouveauté radicale que représente l’accession de son pays au rang de seconde économie mondiale à la place du Japon (sont-ils aussi une manière de moquer l’obsession de la révolution permanente qui caractérisait le maoïsme ?). Le dessin montre aussi à l’arrière-plan une autre Chine, celle du régime dictatorial : si le gardien (le pouvoir) regarde avec sympathie cette nouveauté-là, les prisonniers (les dissidents) déplorent que la révolution dont se félicite la Chine officielle reste incomplète. Histoire des Arts p. 248-249 L’affiche officielle en Chine Alors qu’on évoque de plus en plus la complémentarité/rivalité entre les puissances chinoises et états-uniennes, le sinologue français Jean-Luc Domenach réfléchit ici à la perception ambivalente des États-Unis par les Chinois. L’iconographie officielle a une forte tradition en Chine et le régime communiste l’a reprise en 1949 pour convaincre une population alors massivement illettrée. Durant la période maoïste, nombreux étaient les « ateliers des beaux-arts » chargés de concevoir des images destinées à une large diffusion dans l’espace public. Ces images permettent d’approcher ce que des populations exposées à une propagande obsédante pouvaient imaginer d’un monde extérieur inconnu à la plupart. Beaucoup évoquent en effet la place de la Chine dans le monde, plus exactement celle que les gouvernants voudraient lui donner. Elles sont de ce fait un miroir des évolutions, parfois brutales, intervenues sur ce plan. ◗ Réponse à la question →Doc. 1 : « Tous les peuples du monde unis pour vaincre →Doc. 2 : Essor économique et ambitions internationales. les Chinois hésite entre « attirance » et rejet, envie de « ressembler aux États-Unis » et désir « d’en finir avec eux ». Il précise sa pensée en estimant que les dirigeants sont animés par la volonté de rivaliser sur un plan géopolitique tandis que les gouvernés « se délectent de feuilletons américains ». l’impérialisme américain ! Pour vaincre le révisionnisme soviétique ! Pour vaincre les réactionnaires de toutes les nations ! » Cette affiche de combat datée de 1969 est typique du climat de la Révolution culturelle : culte de la personnalité de Mao et exaltation d’une Chine seule authentiquement révolutionnaire et dressée contre tous. →Doc. 3 : L’ouverture économique de la Chine depuis 1980. →Doc. 2a : « Les zones économiques spéciales : la grande 1. J.-L. Domenach indique que la perception des États-Unis par La carte indique les formes, les étapes et les lieux de l’ouverture économique de la Chine : elle met en évidence la réactivation de la « Chine bleue » délaissée à l’ère maoïste. ◗ Réponse à la question © Hachette Livre →Doc. 4 : Manifestation sur la place Tien Anmen de Pékin, 1. La carte montre que les principales zones ouvertes aux capitaux étrangers se situent le long de la façade Pacifique, en particulier dans sa partie méridionale, vis-à-vis des « autres Chines » que sont Hong-Kong et Taiwan. porte ouverte sur la Chine ». Le ton est tout autre dans cette affiche des premières années d’une ouverture qui reste encore timide : les ZES sont une nouveauté, il y en a peu. Mais on n’appelle plus à combattre les étrangers, on les encourage à investir en Chine. L’affiche s’adresse aux Chinois comme aux étrangers. Les portes de la Cité interdite occupent le premier plan. Du temps des empereurs, elles étaient closes, nul ne pouvait entrer dans l’enceinte de cet immense complexe de 72 hectares au cœur de Pékin, hors les membres de la Cour, les serviteurs et les gardes. 98 • Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 →Doc. 3a : « Pékin 2008, un monde, un rêve ». Le contraste est total entre cette affiche au slogan « œcuménique » et aux contours et teintes estompés et celle, militante et belliqueuse, de 1969. La Chine officielle, celle du Comité d’organisation des Jeux olympiques, célèbre ici la réconciliation entre la Chine de toujours et celle du présent, entre la Chine et le monde. Le palais de l’Harmonie suprême est le bâtiment essentiel de la Cité interdite, le centre d’un monde que l’ancien empire chinois imaginait organisé autour de lui. Tous les actes essentiels y ont lieu : intronisation, anniversaires, mariage des empereurs ; célébration du nouvel an lunaire ou du solstice d’hiver, etc. Détenteur d’un « mandat céleste », garant de l’harmonie entre le Ciel et la Terre, l’empereur était là au cœur du monde. ◗ Réponses aux questions 1. Cette foule de peuples variés marche à la fois vers les ennemis désignés par le slogan titre et l’avenir radieux de la révolution. Elle est conduite par trois éléments révolutionnaires chinois : un soldat (prépondérant au centre du trio), un ouvrier en bleu de travail et sans doute une paysanne au premier plan avec son chapeau de paille. Mao Zedong est ici comme un soleil qui guide cette foule : le regard déterminé indique la ligne de front. L’affiche traduit le culte de la personnalité de Mao qui culmina durant la Révolution culturelle. 2. Que ces lourdes portes de la Cité qui était réservée à l’empereur au cœur de Pékin soient ouvertes symbolise la volonté de laisser libre accès à tous au monde chinois - y compris les étrangers, comme l’indiquent les drapeaux. 6. Le document 1 relève du réalisme socialiste : l’image doit mobiliser les consciences en vue de lutter pour un monde enfin débarrassé de tous les adversaires du socialisme ; elle érige en modèles des figures belliqueuses. Les deux autres s’en écartent dans la mesure où, si elles donnent elles aussi à rêver d’un monde meilleur, elles ne le font pas sur le mode militant, en appelant au combat ou en proposant des « héros positifs » en exemples. Elles suggèrent au lieu d’embrigader. 7. L’affiche 1, datée de 1969, exprime un moment de radicalité révolutionnaire, d’isolement de la Chine dans le monde et de tension extrême tant avec les États-Unis (à l’occasion de la guerre du Vietnam) qu’avec l’URSS (accrochages entre gardesfrontières des deux pays le long du fleuve Oussouri). La 2a date des débuts de la politique d’accueil des capitaux étrangers dans les ZES : elle s’adresse semble-t-il autant aux investisseurs étrangers (les drapeaux), que l’on invite à « entrer » en Chine via la mer (les premières ZES sont toutes dans des ports : la Chine passe du « jaune » au « bleu »), qu’aux Chinois, auxquels on indique que cette ouverture rompant avec l’immobilisme associé à la mémoire de l’empire (la Cité interdite) permettra de bâtir un avenir radieux. La 3a est conforme à l’esprit dans lequel les autorités ont présenté à la communauté internationale les Jeux olympiques de Pékin en 2008 : le manifeste de l’« émergence pacifique » d’une Chine attachée à préserver les équilibres, tant entre les nations qu’entre régime et société (c’est l’harmonie au sens néo-confucéen). Une Chine qui se dit heureuse et fière d’accueillir un monde dans lequel elle a retrouvé toute sa place : « la Chine est grande », disait le slogan de ces Jeux olympiques. 3. Le slogan peut renvoyer à la confrontation entre le monde 4. On distingue nettement sur les trois affiches un premier plan et un arrière-plan. Leur juxtaposition dans le document 1 traduit la relation qui doit exister entre l’avant-garde révolutionnaire (le peuple chinois) et le reste de l’humanité en lutte contre ces ennemis que sont « l’impérialisme américain », « le révisionnisme soviétique » et « les réactionnaires de toutes les nations ». Dans le document 2, les portes au premier plan renvoient au passé tandis que l’immeuble aux lignes modernes à l’horizon symbolise l’avenir : les ZES sont un levier pour moderniser la Chine. Dans le document 3, le palais de l’Harmonie suprême s’oppose au stade comme le passé au présent, mais la relation entre les deux plans n’a pas le même sens que dans l’affiche 2 : c’est plutôt le monde ancien qu’est la Chine qui accueille ce rêve toujours nouveau qu’est l’olympisme - temps de trêve, d’harmonie entre les nations du monde. 5. La foule présente sur le document 1 renvoie à l’imaginaire d’une histoire écrite par des peuples ou des classes en lutte ; c’est une vision militante de l’évolution humaine. Remplacer ces foules par des bâtiments (surtout quand ces bâtiments sont la Cité interdite, parfait symbole de la longue histoire chinoise), c’est insister sur une continuité entre le passé et le présent, installer une image apaisée du processus historique : « portes ouvertes », « rêve », « harmonie », on est aux antipodes des slogans et postures belliqueux de l’affiche 1. Sur l’affiche 3, le choc entre les styles architecturaux ne traduit pas l’opposition entre un passé voué à disparaître et un futur idéalisé, mais plutôt la conciliation entre héritage et modernité. L’évolution des teintes dominantes est en accord avec celle des significations : couleurs très vives, à dominante de rouge, dans le document 1 ; teintes pastel, fondues dans les deux autres affiches, notamment dans la 3a qui efface également les contours, noie les lignes dans le flou. Prépa Bac p. 252-257 ◗ Composition Sujet guidé : L’affirmation économique et politique de la Chine depuis les années 1920 4. Développer le sujet 1. La Chine ne parvient pas à affirmer sa puissance (années 1920-1949) – Déclin de l’Empire – Guerre civile – Occupation japonaise et révolution communiste 2. Des choix politiques qui freinent la modernisation économique (1949-fin des années 1970) – Affirmation de l’indépendance de la Chine communiste face aux puissances étrangères – Quête d’une reconnaissance internationale – Engagement sur une voie originale du communisme 3. Une ouverture volontariste au service de la puissance économique et de l’influence politique (fin des années 1970 à aujourd’hui) – Réformes et émergence économiques – Reconnaissance politique 5. Rédiger l’introduction et la conclusion Introduction Puissance majeure depuis l’Antiquité, l’Empire chinois entre en déclin au cours du xixe siècle. Cette période coïncide avec l’arrivée des puissances étrangères, qui se partagent la Chine en zones d’influences. Le discrédit dans lequel tombe la dynastie impériale aboutit à la proclamation de la République par les nationalistes chinois. Á partir des années 1920, comment la Chine s’efforce de réaffirmer sa puissance économique et politique ? De 1919 à 1949, elle rencontre de nombreux obstacles à l’affirmation de cette puissance ; la Chine, devenue communiste avec Mao, connaît un développement économique et un certain rayonnement international de 1949 à 1979, mais entravés par de Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 • 99 © Hachette Livre qu’est la Chine symbolisée par le palais de l’Harmonie suprême, cœur d’une Cité interdite qui était elle-même au centre symbolique de l’Empire du Milieu qu’on imaginait au centre du monde connu, et le rêve olympique auquel renvoie l’image du stade baptisé « le nid d’oiseau », lieu des cérémonies d’ouverture et de clôture ainsi que de compétitions majeures. p sérieux revers ; enfin, l’ouverture sur le monde, avec les réformes de la fin des années 1970, libère la puissance de la Chine sur la scène mondiale. Conclusion Ainsi, depuis 1919, la Chine est passée d’une situation de domination par les puissances européennes à une situation de puissance économique intégrée dans la mondialisation. Sur le plan politique, le régime communiste en place depuis 1949 maintient les grands principes tout en cherchant à obtenir une place dans la diplomatie internationale. Son influence reste cependant moindre que celle de son rival économique américain. 6. Rédiger le développement – 1re partie : De 1919 à 1949, la Chine, confrontée à la guerre civile et à l’occupation japonaise, est un État qui ne parvient pas à affirmer sa puissance. Le déclin de la Chine s’est confirmé en 1911 avec l’effondrement de l’Empire. Un nouveau régime est instauré sous la direction de Chiang Kai-shek. C’est un gouvernement nationaliste qui souhaite réunifier le pays en combattant les seigneurs de guerre et renvoyer chez elles les puissances européennes qui se sont installées pour l’exploitation des ressources et le commerce. Cependant, ce gouvernement s’oppose rapidement à l’autre force politique montante, le Parti communiste chinois, et une guerre civile éclate à la fin des années 1920. Ce dernier obtient le soutien de l’URSS dans la perspective d’une révolution anticapitaliste qui serait menée par Mao Zedong. Mais, dans le même temps, les assauts du Japon impérialiste dépècent la Chine (la Mandchourie devient un protectorat nippon) et, en 1937, la Chine est envahie jusqu’à la capitulation japonaise en septembre 1945. La guerre civile opposant les nationalistes, soutenus par les Américains, aux communistes reprend jusqu’à la victoire du PCC grâce à l’Armée populaire de libération qui promet à la population renaissance de la Chine et réforme agraire. – 3e partie : Á partir de 1979, une politique volontariste de réformes est impulsée par les dirigeants communistes, permettant l’ouverture de la Chine et son décollage économique. Deng Xiaoping et ses successeurs cherchent à stimuler la croissance en restaurant des principes de l’économie de marché et en ouvrant le pays sur le monde. Des territoires littoraux sont ouverts aux capitaux étrangers. Ainsi, l’exploitation des ressources naturelles et humaines, les investissements de la diaspora et cette politique d’ouverture donnent des résultats exceptionnels plaçant aujourd’hui la Chine au 2e rang mondial sur le plan économique. Cette émergence économique s’accompagne également d’un volontarisme diplomatique avec la participation de la Chine à des organisations internationales (OMC depuis 2001), mais aussi régionales (OCS). Cette réussite économique lui permet aussi d’organiser de grands événements internationaux (JO en 2008, Exposition universelle en 2010) qui doivent modifier son image. © Hachette Livre Sujet en autonomie - Les chemins de la puissance de la Chine depuis les années 1960 Problématique : Comment la Chine est-elle parvenue au rang de puissance mondiale depuis le Grand Bond en avant ? Plan 1. La puissance du modèle communiste chinois des années 1960 à son échec – « Compter sur ses propres forces » : mobilisation des masses à l’intérieur du pays – Volonté d’influence sur le tiers-monde – Échec de la Révolution culturelle 2. L’ouverture économique à partir de 1979 : « l’économie socialiste de marché », des « Quatre modernisations » à l’OMC – Victoire des « réalistes » et politique de réformes – Internationalisation de l’économie – Rôle actif dans les instances économiques internationales et puissance régionale ◗ Étude de document(s) Sujet guidé - La Chine et le tiers-monde Présentation Le document 1 est un dessin de presse dont l’auteur est F. Behrendt. D’origine allemande, il est né en 1925, il est donc contemporain des événements qu’il évoque. Il a été publié dans le New York Times, le 10 juillet 1960, au début de la vague de décolonisation qui touche les pays d’Afrique. Le document 2 est un extrait du rapport de Jiang Zemin, alors bras droit de Deng Xiaoping, lors du XIVe congrès du Parti communiste de Chine en octobre 1992. Ce document est bien postérieur au premier, il coïncide avec l’aspiration de la Chine à devenir une puissance par l’économie. En effet, depuis la mort de Mao en 1976, le régime s’est engagé dans la voie du libéralisme économique avec les « Quatre modernisations ». Á partir des documents, comment se traduit l’évolution des relations entre la Chine et le tiers-monde depuis les années 1960 ? Il convient de montrer les éléments de continuité et de rupture des relations entre la Chine et le tiers-monde entre l’époque de Mao Zedong et celle de l’ouverture de Deng Xiaoping. • Les deux documents montrent des relations entre la Chine et le tiers-monde sous l’angle d’une politique continue de coopération. Le personnage noir évoque un homme politique africain. Il s’agit de Lumumba, nationaliste congolais devenu Premier ministre après l’indépendance du Congo en 1960. Les deux autres personnages se courbent devant lui. L’un a les traits de Khrouchtchev, qui est alors à la tête de l’URSS, le deuxième ceux de Mao. La situation décrite par ce dessin montre les enjeux de la vague de décolonisation en Afrique dans les années 1960 pour des puissances devenues rivales comme la Chine et l’URSS. Ici, l’indépendance du Congo en 1960 est l’occasion pour ces deux États d’asseoir leur influence en Afrique. À cet effet, la Chine développe une coopération économique avec les pays du tiers-monde. En 1965, la visite du ministre chinois des Affaires étrangères, Zhou Enlai, en Tanzanie vient officialiser l’aide de la Chine à la construction d’une importante ligne ferroviaire Tanzanie-Zambie. Ces liens de solidarité sont affirmés à la conférence de Bandung en 1955, où Zhou Enlai prononce un discours anticolonialiste devant les nouveaux États indépendants. Son appui financier et militaire aux pays du tiers-monde complète cette coopération économique. Celui-ci s’est traduit par une aide logistique et militaire au Vietnam du Nord entre 1965 et 1972 ; par une aide financière en faveur des Khmers rouges dans les années 1970. La Chine se positionne en rivale de l’URSS dans le tiers-monde, en proposant un communisme adapté aux nations pauvres. Dans le document 2, la position officielle de la Chine est claire : renforcer les « liens de solidarité et de coopération avec les pays du tiers-monde ». Elle s’inscrit donc dans la continuité du maoïsme des années 1960-1970 : créer l’opportunité de nouvelles coopérations. Néanmoins, en soulignant son souci de « préserver leur souveraineté et leur indépendance et [de] renforcer ses échanges économiques », le Parti communiste chinois marque une rupture avec le maoïsme. Désormais, il s’agit donc de mettre à profit la prospérité économique du pays. Ses relations commerciales avec les pays africains sont en constante augmentation. La Chine est devenue le troisième partenaire commercial de l’Amérique latine. Sa puissance financière aussi est mise à profit : elle investit massivement en Afrique (Afrique du Sud, Zambie, Mali…). L’évolution sur les relations commerciales entre la Chine et le tiers-monde actuellement se traduit 100 • Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 par des exportations de machines ou de produits manufacturés et des importations de minerais et de matières premières agricoles. Mais l’essentiel de ses importations reste le pétrole de Libye, de Guinée équatoriale, d’Angola et du Congo par exemple. Par ailleurs, si désormais des cours de chinois sont proposés aux Africains, ce n’est plus pour qu’ils adhèrent au modèle révolutionnaire maoïste, mais pour qu’ils puissent se faire embaucher par les entreprises chinoises installées sur place. On peut donc parler d’un passage d’une coopération politique dans les années 1960 à des relations plus économiques dans les années 1990. • Ces documents traduisent tous les deux l’aspiration de la Chine à devenir une puissance dans ses relations avec le tiersmonde mais par le biais de moyens qui ont évolué des années 1960 à nos jours. En effet, avec l’accès à l’indépendance des anciennes colonies européennes, la Chine a d’abord voulu incarner le champion du tiers-monde, c’est-à-dire l’ensemble des pays non industrialisés, selon la définition proposée en 1952 par l’économiste et démographe français Alfred Sauvy. Déjà, en 1955, à la conférence afro-asiatique de Bandung, la Chine était présente et déplorait l’égale indifférence des deux blocs au sort des pays pauvres. À partir de 1956, l’entente avec l’URSS se dégrade jusqu’à la rupture en 1960. Dès lors, Pékin se veut le champion d’un communisme adapté aux nations pauvres et Mao dénonce l’impérialisme soviétique au même titre que celui des États-Unis. La Chine équipe alors les pays du tiers-monde d’infrastructures, militairement et tente d’y propager un modèle de développement à travers le maoïsme. Avec l’arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir en 1978, la Chine entre dans une nouvelle ère. Priorité est donnée au développement. Un des leviers consiste à inscrire le pays dans le processus de mondialisation en rompant avec la volonté d’autarcie qu’affichait Mao. C’est dans cet objectif que la Chine opte désormais pour les relations commerciales. Certains vont jusqu’à évoquer un néocolonialisme qui rappelle la dépendance des colonies par rapport à leur métropole, à travers des liens économiques, militaires et culturels inégaux. Par exemple, l’Amérique latine fournit presque exclusivement à la Chine des produits de base alors que cette dernière lui vend des biens manufacturés à forte valeur ajoutée. Sujet guidé - La Chine, une puissance régionale en Asie ? • L’expansion territoriale de la Chine en Asie suscite des tensions. Celles-ci concernent des pays voisins comme l’Inde ou Taiwan dont l’indépendance a été reconnue de fait depuis 1949. Certains habitants craignent un rattachement à la Chine. Elles concernent parfois le tracé des frontières en particulier avec l’Inde. Certaines ont été réglées récemment, par exemple avec le Vietnam. Enfin, il existe des tendances séparatistes à l’intérieur même de la Chine, c’est le cas du Tibet secoué par des manifestations antichinoises ou du Xinjiang. Officiellement, la Chine aspire à une politique de « bon voisinage, sécuritaire et prospère ». Elle puise ses racines dans l’histoire : pendant des millénaires, la Chine fut le pôle organisateur de l’Asie orientale. Elle se nommait elle-même « empire du Milieu » (Zhongguo), c’est-à-dire le foyer civilisateur de périphéries « barbares ». Par ailleurs, cette influence s’inscrit aussi dans une vision du monde multipolaire tout en se posant en interlocuteur privilégié et rival de Washington. • Néanmoins, plusieurs éléments montrent les limites de la puissance chinoise en Asie. La Chine a modernisé son appareil militaire à grands frais en privilégiant l’arsenal nucléaire et la marine de guerre. De plus, elle se lance dans l’aventure spatiale. Mais la possession de l’arme nucléaire n’est pas un monopole chinois. Dans la région, il faut aussi compter avec l’Inde, le Pakistan et peut-être la Corée du Nord. Par ailleurs, la présence américaine est aussi une donnée géopolitique à prendre en compte. Elle se traduit par des bases au Japon, en Corée du Sud qui datent de l’après-guerre mais aussi au Kirghizistan et en Afghanistan suite à la fin de la Guerre froide. Cette carte nous montre les ambitions régionales de la Chine en soulignant son expansion territoriale mais aussi sa présence accrue sur les mers ainsi que ses efforts pour entretenir son influence dans les pays voisins à travers l’OCS. Mais le document ne nous renseigne pas sur sa puissance économique et financière - la Chine est entrée à l’OMC en 2001 mais aussi au G20 -, culturelle - elle a accueilli les Jeux olympiques en 2008 et l’Exposition universelle de Shangaï - ou diplomatique - elle devient active à l’ONU en tant que membre permanent du Conseil de sécurité. De plus, le pays resserre ses liens avec les autres grands pays émergents, les BRICS, qu’elle réunit à Pékin en 2010. Cependant, la capacité d’influence de la Chine demeure limitée : l’économie, encore peu innovante, est tributaire des marchés extérieurs. À ce jour, la Chine est une puissance en devenir, incomplète et régionale avant tout. © Hachette Livre Présentation Le document est une carte géopolitique qui permet de localiser la puissance de la Chine en Asie mais aussi les zones de conflits et les limites de cette puissance qui s’exprime dans plusieurs domaines. La source n’étant pas indiquée, il s’agit d’une carte réalisée par les auteurs du manuel. La période correspondant à cette carte est contemporaine, autrement dit coïncide avec une période où la Chine est devenue une puissance mondiale qui, bien qu’encore émergente, contribue à structurer l’espace asiatique. Á partir de cette carte, peut-on dire que la Chine est devenue une puissance régionale en Asie ? Il convient de relever d’abord les manifestations de la puissance chinoise en Asie dont certaines ont un enracinement historique, puis de réfléchir aux conséquences de cette puissance sur l’environnement régional avant d’en mesurer les limites. • La puissance chinoise en Asie se manifeste dans plusieurs domaines. D’abord, elle repose sur un immense territoire. De plus, c’est une puissance nucléaire. C’est aussi une puissance maritime : les Chinois sont en train de sécuriser leurs voies d’approvisionnement stratégique suivant la tactique du « collier de perles ». Chaque perle est une base militaire protégeant la route du pétrole. La Chine est le 2e pays consommateur de pétrole et le 5e pays producteur dans le monde. Le secteur pétrolier est donc considéré comme stratégique et le pays s’efforce aujourd’hui d’assurer son approvisionnement en cas de crise internationale. La plus importante firme pétrolière chinoise, la CNPC, s’implante dans des pays toujours plus nombreux depuis la fin des années 1990. Enfin, c’est une puissance commerciale qui s’efforce de maîtriser son espace environnant avec l’OCS, par exemple. Il s’agit d’une coopération militaire et commerciale (pétrole et gaz) entre la Chine, la Russie et les républiques d’Asie centrale. L’objectif à l’origine (1996) était de stabiliser la région face à la poussée islamiste et aux revendications autonomistes. Chapitre 7 - Les chemins de la puissance : la Chine et le monde depuis 1919 • 101 8 Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale p. 258-293 Thème 3 – Puissances et tensions dans le monde de la fin de la Première Guerre mondiale à nos jours Question Mise en œuvre Un foyer de conflits Le Proche et le Moyen-Orient, un foyer de conflits depuis la fin de la Première Guerre mondiale Les attentats du 11 septembre 2001, les interventions internationales en Irak, en Afghanistan et les profonds bouleversements politiques affectant la rive sud méditerranéenne projettent le Proche et le Moyen-Orient au cœur de l’actualité géopolitique du début du xxie siècle. Bien qu’il paraisse extrêmement difficile de mesurer la portée de ce que - un peu trop vite sans doute les médias ont qualifié de « printemps arabe » par analogie « au printemps des peuples européens », ces événements soulignent à la fois l’instabilité et l’importance de l’ensemble de la région à l’échelle internationale. ◗ Nouveauté du programme de terminale Les crises du Proche-Orient et du Moyen-Orient étaient déjà présentes dans les anciens programmes de terminales mais leur étude était fragmentée entre les thèmes « Le nouvel ordre mondial » et « Le tiers-monde : indépendance, contestation de l’ordre mondial et diversification ». Les anciens programmes portant sur le monde après 1945, les conflits étaient étudiés sous l’angle des relations internationales et de l’émergence du tiersmonde pendant et après la Guerre froide, période clôturée par l’affirmation de l’hyperpuissance états-unienne. La région servait à illustrer le passage d’un ordre bipolaire à un monde multipolaire dont la gouvernance devenait de plus en plus incertaine. Les nouveaux programmes participent d’une optique différente en changeant l’angle d’approche puisque la région est étudiée pour elle-même et sur plus d’un siècle, depuis la Première Guerre mondiale et la chute de l’Empire ottoman. Cette profondeur historique permet de souligner des clivages anciens et d’insister sur les acteurs et les facteurs locaux des conflits dont certains sont déjà connus des élèves. En effet, l’étude des conflits dans cette région peut s’appuyer sur les connaissances acquises par les élèves au travers des programmes de géographie de seconde, qui ont souligné les tensions liées à l’enjeu pétrolier et à l’eau en s’appuyant sur des exemples souvent pris dans la région (notamment les eaux du Jourdain) ; de plus, la guerre du Golfe de 1991 fait l’objet d’une étude spécifique dans les nouveaux programmes de première. Ces études précédentes doivent permettre aux élèves de remobiliser leurs connaissances sur cette région à l’occasion de cette nouvelle approche en classe de terminale. © Hachette Livre ◗ Problématiques scientifiques du chapitre La première question posée par le thème est celle des limites de l’espace concerné. De tradition géographique française, l’expression « Proche-Orient » désigne le « Levant », les régions de la Méditerranée orientale soit un arc allant de la Turquie à l’Égypte en passant par la Syrie et la Palestine. L’expression « Moyen-Orient » (« Middle East ») s’est imposée sous l’influence anglo-saxonne pour désigner l’ensemble de l’Asie de l’Ouest, englobant le « Proche-Orient » français pour l’intégrer dans un espace aux limites floues, correspondant à l’ensemble du monde arabo-persan musulman. Cette évolution du vocabulaire s’explique par l’importance du Royaume-Uni et surtout des États-Unis dans la géopolitique locale. Georges Corm, dans la dernière édition du Proche-Orient éclaté, étend son étude jusqu’au golfe Persique en justifiant cette démarche par l’inflexion de la politique extérieure états-unienne qui vise « non 102 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient plus à résoudre la crise du Proche-Orient et son noyau qu’est la création d’un État palestinien viable et souverain, mais remodeler, plus à l’est le Moyen-Orient ». Cette tentative de « mise à l’heure américaine de l’Orient arabe » permet aussi de rattacher l’étude du thème avec celle de l’affirmation de la puissance américaine, autre élément du thème 3 de ces nouveaux programmes. L’« unité » du Proche et du Moyen-Orient semble donc être l’instabilité chronique et la présence de foyers de crises prenant une dimension internationale, laquelle a justifié des interventions militaires majeures. Cette acception géopolitique conduit à intégrer dans l’espace d’étude l’Afghanistan, choix d’autant plus légitime au regard de l’engagement français et de sa médiatisation. Face à une multiplicité de facteurs emboîtés, la tentation est grande d’établir une hiérarchie expliquant la formation d’un « arc des crises » comme l’écrit Georges Mutin. Quelle place accorder à la sensible question israélo-palestinienne au ProcheOrient et à l’enjeu pétrolier autour du golfe Persique ? Ces deux facteurs sont centraux mais s’inscrivent dans un entrelacs complexe qui explique aussi la persistance séculaire des tensions dans la région : situation stratégique, grande diversité ethnique et culturelle, stratégies diplomatiques des puissances occidentales, rivalités entre pays arabes, montée de l’islamisme qui l’emporte en Iran en 1979… Au travers des pages « Repères » et des études proposées, la démarche générale du chapitre vise donc à permettre aux élèves : – d’identifier les principaux facteurs d’instabilité d’une « zone de confluences, de convergences et de divergences entre grandes civilisations, religions et empires politiques », pour reprendre la formule de Georges Corm ; – de comprendre comment ceux-ci s’enchevêtrent pour prendre des dimensions intéressant des échelles multiples (nationale, régionale, internationale). ◗ Quelques notions-clés du chapitre La compréhension des conflits du Proche et du Moyen-Orient passe par celle de trois projets de construction nationale et/ ou d’unification transnationale que sont le panarabisme, le sionisme et l’islamisme. Pour chacun de ces mouvements, il est nécessaire de préciser les temporalités dans une étude portant sur près d’un siècle afin que les élèves comprennent les dynamiques ayant conduit aux tensions actuelles. • Panarabisme : le panarabisme découle du mouvement de la renaissance arabe, la « Nahda », développé au xixe siècle, qui prône l’unité du monde arabo-musulman en référence au temps quelque peu idéalisé de la dynastie des Omeyyades (661-750). Après la chute de l’Empire ottoman, le mouvement prend la forme d’un vigoureux nationalisme arabe, porté notamment par Fayçal Ibn Hussein, qui a conduit la révolte arabe. Théorisé tant par des chrétiens que par des musulmans, le mouvement veut dépasser les religions, du moins dans l’esprit des élites. Il ne doit pas être confondu avec l’islamisme. Au Moyen-Orient, le projet d’unité du monde arabe est mis à mal par les partages mandataires. Le panarabisme est ravivé après la Seconde Guerre mondiale dans un contexte de décolonisation. Les champions du panarabisme sont d’abord l’Égypte depuis la fin de la Première Guerre mondiale ses frontières. Les sionistes les plus radicaux, dans la lignée de Menahem Begin et de l’Irgoun, revendiquent un « Grand Israël » intégrant notamment la Cisjordanie, voire la Jordanie. La question devient particulièrement sensible après 1967 et la guerre des Six-Jours qui pose le problème de l’annexion, de l’occupation ou de la rétrocession des « territoires occupés » (Étude 2 et Leçon 2). Le débat divise la classe politique israélienne entre une aile gauche majoritairement favorable à des annexions limitées dans le but d’établir des relations pacifiées avec les pays voisins et les Palestiniens et une droite israélienne porteuse d’un « néosionisme » qui, au nom de la sécurité de l’État et de la protection des populations menacées par les attaques terroristes, justifie l’annexion de territoires stratégiques comme les hauteurs du Golan (annexées en 1981) et intervient militairement pour protéger les colons installés en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza. Présenté comme un « mythe fondateur », le sionisme alimente donc de virulents débats historiographiques, politiques mais aussi religieux puisque les juifs orthodoxes se partagent entre les tenants d’un Grand Israël et les antisionistes. • Islamisme et fondamentalisme : l’autre question que pose l’étude des tensions au Proche et au Moyen-Orient est la place exacte à accorder à l’islamisme, comme facteur explicatif des tensions sur l’ensemble de la période considérée (Étude 5 et Leçon 4). « Islamisme politique » est un pléonasme dans la mesure où, par définition, l’islamisme se définit comme un projet politique visant à mettre en place un État encadrant la société et l’économie en s’appuyant sur les fondements de l’islam, le respect de la charia et le refus du pluralisme politique. Comme l’explique Olivier Roy, l’islamisme se veut une alternative à la démocratie - régime perçu comme imposé par l’Occident et source de corruption - tout en dépassant le fondamentalisme qui prône le retour à l’islam primitif des califes du viie siècle. Au Moyen-Orient, François Burgat rattache la genèse de l’islamisme à « trois temporalités » distinctes : – au temps de la lutte contre la présence coloniale occidentale, les activistes, notamment les Frères musulmans en Égypte dès 1928, affirment une identité arabo-musulmane et « la place de la référence religieuse dans le lexique des luttes indépendantistes ». – après la Seconde Guerre mondiale, les islamistes dénoncent « le déficit culturel » et l’acculturation des élites post-indépendantistes notamment dans les régimes socialistes progressistes d’Égypte, de Syrie et d’Irak. Ces pays se réclament laïcs, modernes et marginalisent de fait le discours islamiste qui, souvent violemment réprimé, tend à se radicaliser. – à la fin des années 1970 se forme une sorte d’internationale islamiste dont l’Iran de Khomeiny se veut le porte-étendard. L’islamisme devient alors synonyme de lutte armée contre un impérialisme occidental incarné par les États-Unis et Israël. Cette lutte est menée par des groupes terroristes soutenus par l’Iran comme le Hezbollah libanais, formé en 1982, à la suite de l’intervention de Tsahal au Liban (« Paix en Galilée »). On observe deux évolutions de l’islamisme. D’abord une nationalisation de l’islamisme selon Olivier Roy, lorsque dans les mouvements islamistes les intérêts nationaux l’emportent sur les considérations religieuses. Le comportement nationaliste du Hezbollah libanais explique d’ailleurs qu’il reçoive le soutien de mouvements chrétiens dans sa lutte contre certaines influences étrangères. L’attitude du Hamas en Palestine, opposé à toute négociation avec Israël, lui permet de recevoir l’appui d’autres mouvements nationalistes laïcs palestiniens, comme le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP, originellement imprégné de nationalisme arabe et de marxisme). On observe aussi une dérive de l’islamisme vers un fondamentalisme fanatique, agglomérant une nébuleuse de mouvements contestataires violents - parmi lesquels les très médiatisés djihadistes (salafistes sunnites ou extrémistes chiites) - dont le point Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 103 © Hachette Livre de Nasser et les régimes progressistes socialistes, la Syrie et l’Irak, où s’affirme le parti Baas. Le Nassérisme est un courant panarabe dont l’action est initialement tournée contre l’Occident « impérialiste ». Après avoir renversé la monarchie pro-britannique en 1952, Gamal Abdel Nasser entreprend de financer le développement de l’Égypte et notamment la construction du barrage d’Assouan en nationalisant le canal de Suez en 1956. La crise internationale qui découle de ce choix révèle deux caractéristiques du panarabisme : d’une part, la volonté d’affirmer, avec le soutien soviétique, une certaine défiance à l’égard des anciennes puissances mandataires et, d’autre part, la volonté de soutenir les Palestiniens arabes contre Israël. Le panarabisme nassérien survit à son créateur dans le discours égyptien jusqu’aux accords de Camp David de 1978, tournant géopolitique majeur caractérisé par la volonté de normaliser les relations entre l’Égypte et l’État hébreu, au sortir de la désastreuse guerre du Kippour de 1973. Un projet panarabe est également porté par le parti Baas (« renaissance » en arabe), mouvement fondé en 1947 par deux Syriens, Michel Aflak et Salah al-Bitar, le premier chrétien et le second musulman. Le projet est de créer une nation arabe, socialiste et laïque. La culture arabe commune et le modèle socialiste justifient la mise en place d’un parti unique panarabe, le Baas, ayant des ramifications aux échelles nationales. Le Baas est perçu comme trop autoritaire et ne parvient pas à s’imposer en dehors des frontières de la Syrie (de 1963-1970 à nos jours) et de l’Irak (de 1968 à 2003). • Sionisme : tirant son nom du mont Sion sur lequel est bâtie Jérusalem, le mouvement sioniste est d’abord un projet politique visant à redonner aux Juifs la terre d’Israël (« Eretz Israël ») perdue à la suite de la guerre judéo-romaine de 66-73 et de leur dispersion (« diaspora ») dans le monde. Ce mouvement apparaît à la fin du xixe siècle dans une Europe marquée par l’affirmation des identités nationales et surtout un antisémitisme de plus en plus virulent (pogroms en Europe orientale, affaire Dreyfus en France). Des organisations sionistes se forment dès 1880. En 1882, Edmond de Rothschild se lance dans l’acquisition de terres en Palestine ottomane. Le mouvement est théorisé en 1896 par Theodor Herzl qui, dans l’État des Juifs, défend l’idée d’un foyer national juif, d’un abri pour les communautés ashkénazes d’Europe. Le sionisme repose ainsi sur plusieurs composantes : – la permanence d’un « peuple juif » aux origines bibliques ayant conservé son identité religieuse et culturelle, aspect critiqué dans les travaux de Shlomo Sand, historien post-sioniste, qui évoque une « invention » du peuple juif ; – la volonté de redonner à celui-ci une terre et un statut d’Étatnation perdus depuis l’Antiquité romaine ; – une pulsion de « survie » pour un peuple confronté à une hostilité grandissante qui culmine avec la Shoah ; – un ancrage territorial en Palestine ottomane mais avec des limites mal définies, reprenant d’abord celles de la Palestine ottomane puis de la Palestine mandataire. Le projet sioniste primitif se concrétise grâce à la déclaration Balfour de 1917, qui attribue un « Foyer national juif » en Palestine, et le mandat de la SDN de 1922, favorisant une installation juive de plus en plus massive durant des « Alya » (« ascencion » en hébreu) de 1918 à 1948. Cette immigration suscite une animosité grandissante des populations arabes palestiniennes et des violences que les autorités britanniques - enfermées dans des promesses contradictoires - ne peuvent désamorcer (Étude 1 et Leçon 1). Le projet de construction d’un État juif aboutit avec la proclamation de l’État d’Israël le 14 mai 1948 par Ben Gourion. Après 1948, le sionisme perdure sous la forme d’un nationalisme forgé dans la lutte contre les populations arabes et ses composantes évoluent vers la défense de l’État hébreu et de commun est de dépasser, dans leur projet révolutionnaire, le cadre de l’État ou de la nation pour prendre l’oummah, la communauté des musulmans, comme espace de référence. Il convient de distinguer le fondamentalisme de l’islamisme radical même si le premier est devenu une composante majeure du second. En effet, le fondamentalisme peut prôner un retour aux valeurs d’un islam traditionnel plus ou moins idéalisé ou garantir un ordre établi (cas du wahhabisme saoudien). Dès les années 1970, le fondamentalisme accompagne une (ré)islamisation des sociétés souvent ostensible (systématisation du port de la barbe ou du voile). Il peut aussi traduire localement un certain nombre de frustrations dues à la corruption, au despotisme ou à l’injustice sociale. Cette dimension explique certainement la tournure religieuse prise par le mouvement du « printemps arabe » et l’arrivée sur la scène internationale de partis se réclamant d’un « islamisme modéré ». • Typologie des conflits La région est le théâtre de conflits de différentes natures : des conflits de haute intensité, des guerres civiles et des luttes dites « asymétriques ». Loin de s’opposer, les conflits du MoyenOrient ont la particularité d’évoluer d’une forme vers l’autre et de s’emboîter, s’ancrant dans la durée et prenant une dimension largement internationale. © Hachette Livre Les conflits conventionnels dits de haute intensité comme les guerres des Six-Jours, du Kippour ou les guerres du Golfe (guerre Iran-Irak, guerre du Golfe de 1991, première partie de la guerre d’Irak) se caractérisent par des mobilisations massives de moyens militaires par les belligérants. Ce sont des conflits interétatiques dans lesquels sont déployés tous les moyens militaires conventionnels (artillerie, blindés, infanterie, avions). Sauf quelques exceptions, les conflits régionaux de haute intensité ont été relativement brefs : la première guerre israélo-arabe est plutôt une série d’accrochages impliquant des effectifs limités, les deux autres guerres israélo-arabes ou celle du Golfe de 1991 se règlent en quelques jours, voire semaines. La seule exception pourrait être les huit années du conflit entre l’Iran et l’Irak entre 1980 et 1988. Ce conflit évolue vite en guerre de position, caractérisée par une relative stabilité du front, « perturbée » par quelques offensives vaines et meurtrières accompagnées de longues phases d’enlisement : offensive irakienne initiale de septembre 1980, contre-offensives iraniennes en janvier 1981 et mars 1982, nouvelle offensive irakienne en janvier 1985, contreoffensive iranienne en mai 1986… Les principales images des conflits régionaux sont celles de guerres civiles (Liban, 1975-1990) et/ou dites « asymétriques ». Bien que ne faisant pas référence à une situation nouvelle et englobant les luttes anti-insurrectionnelles, le terme est utilisé par le général américain Wesley Clark lors de la guerre du Kosovo de 1999 mais surtout popularisé lors de la deuxième Intifada pour qualifier la situation militaire complexe du ProcheOrient. Il désigne l’opposition entre des forces conventionnelles étatiques et des combattants disposant d’un potentiel militaire moindre mais usant de techniques de guérilla, évoluant parmi les populations civiles et exploitant les ressources médiatiques pour l’emporter (terrorisme, propagande…), cette dernière dimension devenant de plus en plus importante du fait du développement exponentiel des technologies de communication. La lutte armée des fédayins palestiniens dans les années 1960-1970, celle du Hezbollah, les Intifada mais aussi l’intervention en Afghanistan, la phase de stabilisation et la contre-insurrection en Irak après mai 2003 ou les interventions de Tsahal au Liban participent de ce type de conflit. L’usure politique et médiatique qui accompagne les conflits asymétriques, les difficultés du combat en zone urbaine (Liban) ou en montagne (Afghanistan) expliquent une dilatation temporelle des tensions et un état de guerre permanent dans lequel les engagements majeurs sont rares. ◗ Débat historiographique Outre celui sur le sionisme précédemment évoqué, l’un des principaux débats historiographiques contemporains concerne l’éclatement de la Palestine mandataire et les tensions entre Palestiniens juifs et arabes entre 1947 et 1949, période qui voit naître l’État d’Israël et la question palestinienne. Ces années, en particulier 1948, tiennent une place d’événement fondateur dans la mémoire des peuples israélien et arabe palestinien : « guerre d’indépendance » pour les uns, « al-Nakba » (« Grande Catastrophe ») pour les autres. Cette charge mémorielle rend l’approche historique de la question d’autant plus sensible qu’il devient dangereusement aisé de confondre une cause et une responsabilité. Jusque dans les années 1980, deux traditions historiques s’opposent. Le courant traditionnel sioniste décrit une guerre où les Israéliens affrontent un monde arabe intransigeant, entièrement ligué contre eux et les surpassant en armes et en hommes, contre lequel ils finissent par l’emporter. La mémoire palestinienne retient l’image d’Arabes pacifiques, expulsés de leur terre par un État d’Israël autoproclamé mais soutenu par l’Occident grâce à l’influente diaspora juive, sans que les autres pays arabes ne viennent à leur secours. Le débat historiographique a été ravivé dans les années 1980 par les « nouveaux historiens israéliens » notamment Benny Morris et Ilan Pappe qui ont réexaminé l’histoire de la naissance de l’État d’Israël et notamment les événements de 1948 au regard des archives israéliennes mais aussi britanniques. Proches de la gauche politique israélienne (« Meretz ») et s’inscrivant dans le mouvement dit « post-sioniste », ces chercheurs se sont heurtés aux tenants de l’historiographie israélienne traditionnelle (notamment Yoav Gelber) sur le rôle de la puissance mandataire britannique, les rapports de force entre Arabes et Juifs, les causes de l’exode palestinien ou l’échec des négociations qui suivent l’armistice. Encore soumis à débats et controverses, leurs travaux établissent que : – les Britanniques ont favorisé l’émergence d’un État juif aux dépens des Arabes palestiniens. Cette politique s’explique par des considérations géopolitiques pendant la Première Guerre mondiale, par le poids d’une opinion publique internationale sous le choc de la Shoah et du scandale causé par la gestion maladroite de l’Exodus à l’été 1947. La volonté britannique de sortir de la crise palestinienne est aussi liée à l’activisme des groupes paramilitaires sionistes radicaux comme l’Irgoun (responsable de l’attentat contre l’hôtel King David, siège de l’administration britannique, le 22 juillet 1946) et le Groupe Stern/Lehi (sur lequel plane la responsabilité de l’assassinat du comte Bernadotte, émissaire de l’ONU, le 17 septembre 1948). Mais les Britanniques ont aussi essayé de ne pas s’aliéner les opinions publiques arabes, notamment pendant et au lendemain de la Deuxième Guerre, car ils souhaitaient préserver sur le terrain leur influence dans cette région aux enjeux géopolitiques et énergétiques essentiels pour leurs intérêts. Ce qui explique leur volonté à partir de la fin des années 1930 jusqu’à la création de l’État d’Israël de limiter l’immigration juive, attitude posant un redoutable problème moral avec la destruction des communautés juives d’Europe sous domination nazie et le déracinement des survivants au lendemain du conflit. – globalement, les Israéliens ont toujours surpassé en nombre les forces de leurs adversaires, bénéficiant de l’apport de l’immigration européenne, voire d’un armement supérieur (notamment des armes lourdes obtenues grâce au « contrat tchèque »). En effet, les forces arabes, malgré une supériorité militaire sur le plan statistique, n’ont jamais fait jeu égal, par manque de coordination, de ravitaillement et à cause d’un armement obsolète, en partie inutilisable par manque de pièces détachées ou de militaires expérimentés (notamment dans l’aviation). 104 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale ◗ Bibliographie et sitographie sélectives Les ressources pour aborder la question sont considérables notamment les revues Diplomatie, Moyen-Orient ou l’Histoire dont les dossiers thématiques regorgent d’articles souvent bien illustrés. Pour préparer le cours, l’enseignant peut se reporter à un ouvrage général et approfondir en fonction des études de cas choisies. Loin de se vouloir exhaustive, la liste suivante propose quelques pistes. Ouvrages généraux H. Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient : De la fin de l’Empire ottoman à Al-Qaida, La Découverte, 2008. G. Corm, Le Proche-Orient éclaté (1956-2010), Folio Histoire, 2010. A. Defay, Géopolitique du Proche-Orient, PUF, coll. Que sais-je ?, 2011. A.-L. Dupont, C. Mayeur-Jouen, C. Verdeil, Le Moyen-Orient par les textes, coll. U, Armand Colin, 2011. H. Laurens, Paix et Guerre au Moyen-Orient, Armand Colin, 2005, 2e éd. A. et J. Sellier, A. Le Fur, Atlas des peuples d’Orient - MoyenOrient, Caucase, Asie Centrale, La Découverte, 2004. Sur le Proche-Orient et les conflits israélo-arabes E. Barnavi, Une histoire moderne d’Israël, Flammarion, 1998. N. Chomsky, Israël, Palestine, États-Unis : Le triangle fatidique, Écosociété, 2006. M. Derczansky, Regards croisés sur le Proche-Orient, Yago, 2011. A. Dieckhoff, Le Conflit israélo-arabe, 25 questions décisives, Armand Colin, 2011. E. Sanbar, Les Palestiniens dans le siècle, Découverte Gallimard, 2007. – Pour les thèses des « nouveaux historiens » israéliens : B. Morris, Victimes, histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Complexe, 2003. I. Pappé, La Guerre de 1948 en Palestine, 10/18, 2000. – Sur l’Autorité Palestinienne : Dossier « L’État palestinien », Revue Carto, n° 5, mai-juin 2011. Dossier « L’Organisation des Nations-Unies et la Palestine », ONU 2005. Sur l’islamisme F. Burgat, L’Islamisme en face, La Découverte, 2007. O. Roy, Généalogie de l’islamisme, coll. Pluriel, Fayard, 2011 et, du même auteur L’Islam mondialisé, Points, Seuil. Sur l’enjeu pétrolier S. Chautard, Géopolitique et pétrole, Jeunes Éditions, 2006 (synthétique et simple d’accès). Dans un contexte caractérisé par les tensions sur les prix du baril, la question fait également l’objet de nombreux articles dans l’Histoire (notamment le n° 279 de septembre 2003) et la revue Diplomatie (« Atlas géostratégique 2012 » et n° 54 sur le Moyen-Orient de janv.-fév. 2012). Sur le Moyen-Orient et notamment les conflits du Golfe A. Ayati (dir.), L. Bennour (dir), Irak : Construction ou déconstruction ? EurOrient n° 32, 2011 (porte surtout sur les guerres américaines du Golfe). M. Benraad, Irak, idée reçue, Le cavalier bleu, 2010. P. Moussa, Les 25 empires du désert : une histoire du Proche et Moyen-Orient, Saint-Simon, 2011. Sites internet Les interventions de différents spécialistes et notamment les conférences d’Henry Laurens sur la Palestine sont disponibles sur le site du Collège de France (http://www.college-defrance.fr/site/henry-laurens/audio_video.jsp). Sans oublier les archives de l’INA (http://www.ina.fr/) et de la revue Diplomatie (http://www.diplomatie-presse.com/) qui peuvent fournir des images d’archives et des cartes exploitables en classe. ◗ Pour aller plus loin On peut également exploiter des extraits de films, notamment : Lebanon (2009), de Samuel Maoz (sur l’intervention israélienne au Liban en juin 1982). Valse avec Bachir (2008), film d’animation d’Ari Folman qui, partant de la guerre du Liban vue par un soldat israélien, expose un regard critique sur l’intervention israélienne. Persepolis (2007), film d’animation de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi adapté de la bande dessinée éponyme sur la République islamique d’Iran. Introduction au chapitre p. 258-259 L’objectif pédagogique est de faire comprendre aux élèves quels sont les facteurs de conflit et surtout, aspect le plus délicat, comment ces facteurs s’imbriquent et s’emboîtent aux échelles nationales, régionales et internationales. Ces interrelations expliquent un écho des crises régionales dépassant les limites géographiques du Moyen-Orient. La diversité des acteurs, les temporalités différentes des facteurs de conflit et l’étendue de l’espace étudié ont induit une approche organisée autour de différentes études de cas, chacune permettant de révéler une interrelation des facteurs de tensions. Le principal écueil est que, pris dans l’actualité, les élèves amplifient un aspect, notamment la dimension religieuse, et négligent les dynamiques emboîtées qui justifient la permanence séculaire des crises. En outre, il convient d’éviter de heurter les sensibilités des élèves en cherchant des responsabilités plus ou moins exclusives dans une région caractérisée par sa complexité. Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 105 © Hachette Livre – la raison de l’exode d’environ 700 000 Arabes palestiniens a suscité d’âpres controverses entre Israël et ses défenseurs d’une part, et les Arabes et leurs partisans d’autre part. Les représentants du gouvernement et des historiens israéliens soutinrent que les Arabes avaient fui volontairement ou sur les instructions des dirigeants arabes. Les porte-parole des Arabes affirmèrent au contraire que cet exode était le fruit d’une politique planifiée des dirigeants israéliens. Benny Morris, professeur d’histoire à l’université Ben Gourion du Neguev, qui a consulté de très nombreux documents dans les archives israéliennes et occidentales, affirme que ces versions officielles ne sont pas suffisantes pour établir des faits conformes à la réalité historique. Il semble que dans la première phase du conflit, alors que les forces juives étaient encore dans une phase défensive en Palestine, les classes moyennes et dirigeantes arabes de la région aient quitté ou envoyé leurs familles en Cisjordanie et dans les États arabes voisins. Au contraire, les attaques militaires juives ont constitué la cause première de l’exode massif, d’avril à juin 1948, des Arabes palestiniens, qu’ils aient été expulsés de manière ciblée de certaines zones ou qu’ils aient fui certains villages par peur des représailles (écho du massacre d’une centaine de villageois de Deir Yassin le 9 avril 1948). L’historien israélien affirme pour conclure qu’il n’y pas eu de politique d’expulsion systématique de la part des dirigeants israéliens. Et s’il semble que les attaques militaires et les expulsions par certaines unités de l’armée israélienne constituèrent le principal catalyseur de la fuite des Arabes palestiniens, l’exode a été le résultat d’un processus cumulatif d’une série de facteurs allant de la simple appréhension d’une vie sous domination juive jusqu’aux attaques de la Haganah, en passant par l’effondrement des infrastructures publiques et économiques, le retrait des troupes britanniques, la crainte de l’isolement au milieu de colonies juives, les rumeurs concernant des massacres perpétrés par des groupes extrémistes, etc. →Doc. 1 : Le refus du plan de partage de la Palestine par les Arabes, qui prennent les armes, entraîne des affrontements avec les Juifs, à la fin du mandat britannique. L’équipement des soldats arabes palestiniens permet d’évoquer l’influence britannique sur un cliché pris une semaine avant la fin du mandat sur la Palestine et la proclamation unilatérale de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Le panneau permet d’évoquer la complexité de la Palestine, la guerre civile ouverte qui la ravage depuis 1947, l’échec du plan de partage et enfin la nécessité pour un camp comme pour l’autre d’occuper les lieux stratégiques comme les nœuds ferroviaires. Ce cliché permet également d’évoquer le choc des aspirations nationales revendiquant un même territoire (Études 1 et 2 et Leçons 1 et 2). →Doc. 2 : Intervention d’une coalition armée d’États dirigée par les États-Unis en Irak, 2003-2011. Plus de 60 ans plus tard, le document 2 permet de conclure à une constante présence occidentale (Études 4 et 6) et à l’émergence de l’enjeu pétrolier dans les tensions régionales (Étude 3 et Leçon 3). Pris au moment de la guerre d’Irak (Étude 6), ce cliché doit faire écho dans l’esprit des élèves aux « guerres du pétrole ». →Frise Elle met en évidence une région faisant l’objet de convoitises internationales, passant successivement sous diverses influences. Elle permet aux élèves d’observer l’escalade des violences après 1967, associée aux conflits israélo-arabes, à l’enjeu pétrolier mais aussi aux profondes rivalités entre États. Ces facteurs fragilisent la médiation de l’ONU et compromettent la mise en place de paix durables. les accords d’Oslo de 1993 dont l’application reste largement en suspens, d’où la démarche du président Mahmoud Abbas à l’ONU en septembre 2011. Ces pages « Repères » permettent aux élèves de situer ces conflits dans les cadres politiques propres à cette région. 2. Le Proche et le Moyen-Orient : enracinement et permanence des conflits Les cartes illustrent la complexité ethnique et culturelle de la région et permettent de situer les zones de tensions. Le cartouche de la carte 1 montre les grands traits du peuplement du Moyen-Orient. Souvent présentée comme le cœur du monde arabo-musulman, la région est un berceau de civilisations partagé entre les influences arabe, perse et turque. La religion musulmane domine mais la région est marquée par la grande opposition entre sunnisme et chiisme. Cette diversité est accrue par la présence des populations juives et chrétiennes. Cette mosaïque concentre également des enjeux visibles sur les deux cartes dont on peut noter la permanence : – la présence des lieux saints des trois grands monothéismes - et notamment de Jérusalem qui peut avoir fait l’objet d’une étude dans un chapitre précédent - mais aussi des lieux saints de l’islam dont le contrôle par la dynastie saoudienne assoit le rayonnement de celle-ci mais fait l’objet de tensions religieuses notamment avec l’Iran chiite. – une grande importance stratégique du fait d’une situation de carrefour entre Orient et Occident qui se cristallise autour des détroits et notamment le canal de Suez et aussi la présence des deux tiers des réserves pétrolières mondiales. →Carte 1 : Le Proche et le Moyen-Orient en 1918. Repères p. 260-263 © Hachette Livre 1. Les régimes politiques au Proche et Moyen-Orient Ces repères permettent de mettre en évidence la diversité des régimes politiques ainsi que la fragilité de la notion d’État dans une région marquée par l’absence de tradition démocratique. À l’exception notable d’Israël, une démocratie « en guerre » où existe cependant une réelle liberté d’expression (d’où la possibilité de débats), la vie politique est souvent confisquée au profit d’un groupe idéologique, religieux ou tribal : cas des pétromonarchies sunnites du Golfe et notamment de l’Arabie saoudite, des États « socialistes progressistes » de forme moderne mais autoritaire car inspirée par le modèle du parti unique (Égypte, Irak, Syrie) mais aussi de la monarchie autocratique du Shah puis de la République islamique, en Iran. On peut évoquer l’originalité de la Turquie, laquelle a échappé à une domination européenne pour mettre en place, dès les années 1920, une politique de modernisation de l’État et de laïcisation portée par Atatürk (le « Turc Père »). Ce dernier accorde cependant un très grand pouvoir à l’armée d’où une série de putschs et une dérive autoritaire du pouvoir jusque dans les années 1990. Notons que la laïcité turque se définit surtout par le contrôle par l’État de la vie religieuse et diffère en ce sens de la laïcité française. Le référendum du 12 septembre 2010 a abouti à une réforme constitutionnelle levant le contrôle de l’armée sur les élections, avancée démocratique qui a profité aux islamistes modérés de l’AKP. La carence démocratique permet également d’expliquer la montée de mouvements contestataires : tentative de « révolution orange » en Iran en 2009, mouvements populaires du « printemps arabe »… lesquels révèlent des composantes polymorphes (jeunesse, libéraux, islamistes…). Enfin, l’Autorité Palestinienne présente un cas particulier de quasi-État se voulant laïc et démocratique mais confronté aux aléas de la politique israélienne et à des difficultés internes liées à la montée des activistes religieux du Hamas violemment antisionistes. L’établissement d’un État palestinien est prévu par Cette carte permet de faire le point sur la situation à la chute de l’Empire ottoman et surtout d’illustrer l’influence des puissances européennes. À l’aide des documents 1a et 6a de l’Étude 1, les élèves peuvent comprendre comment les Britanniques ont exploité les nationalismes locaux arabes et juifs pour affaiblir l’Empire ottoman, d’où deux politiques contradictoires. Ces deux textes sont essentiels à la compréhension des tensions qui vont naître après la chute de l’Empire ottoman, bien que situés chronologiquement avant celle-ci. En 1915, le haut-commissaire britannique au Caire s’engage auprès du Chérif Hussein à reconnaître l’indépendance des Arabes sur un territoire dont le tracé des limites reste flou faute d’accord. Pour Hussein, il s’agit d’obtenir le soutien de la grande puissance de l’époque dans le projet de création d’un État arabe. Toutefois, les Bédouins révoltés essuient une série de revers et se divisent. En novembre 1917, les Britanniques, sans abandonner le soutien aux Arabes (rôle du colonel Lawrence « d’Arabie »), se tournent également vers les populations juives de Palestine. Depuis juin, les troupes britanniques mènent une large offensive contre les Ottomans et, à la fin octobre, le général Allenby enfonce les lignes ennemies en Palestine. Par une déclaration du secrétaire d’État au Foreign Office Arthur Balfour à Lord Walter Rothschild, lequel, avec Chaïm Weizmann, est l’un des principaux promoteurs et financiers du mouvement sioniste, le gouvernement britannique affirme son soutien à l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. En contrepartie, les Britanniques aspirent au soutien de la diaspora juive russe et surtout américaine. Cette déclaration est une grande victoire pour le mouvement sioniste qui la célèbre chaque année. →Carte 2 : Le Proche et le Moyen-Orient depuis 1991. Elle permet de faire le point sur la permanence des tensions, notamment après 1991 et la fin de la Guerre froide. On note l’apparition de nouveaux facteurs avec les programmes nucléaires et surtout l’émergence d’un terrorisme, s’inspirant d’un radicalisme religieux tourné notamment contre Israël et son allié américain. Le cartouche permet de faire le point sur la situation 106 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale Étude 1 p. 264-265 L’échec du mandat britannique en Palestine : 1918-1947 Cette étude permet aux élèves d’identifier les origines du conflit israélo-palestinien en mettant en évidence l’échec des politiques britanniques dans la région et l’émergence de deux nationalismes : le sionisme et le panarabisme. →Doc. 1 : Les Britanniques et les Juifs en Palestine. Le document 1b s’inscrit dans la continuité de la déclaration Balfour dont il constitue une sorte de reconnaissance internationale. De ce fait, il favorise une immigration massive de juifs vers la Palestine organisée d’abord par l’Organisation sioniste mondiale puis, à partir de 1929, par l’Agence juive dont David Grün Ben Gourion devient l’un des principaux acteurs. Ces organismes ont pour but de coordonner l’immigration et l’installation des juifs immigrés. →Doc. 2 : Le Kibboutz Kiryat-Anavim, 1938. L’installation des juifs immigrés prend une dimension originale avec les kibboutz(im) (« assemblée » en hébreu) illustrés par ce document. Le premier Kibboutz apparaît en 1909 et participe d’une idéalisation de la communauté rurale marquée à la fois par un idéal égalitaire socialiste mais aussi par un esprit pionnier qui n’est pas sans rappeler celui des Américains. Le projet est d’autant plus original qu’il concerne pour une grande part des populations juives urbaines. Fondé en 1920 sur des terres achetées en 1913, le kibboutz Kiryat-Anavim est peuplé initialement de juifs russes venus d’Odessa et abrite environ 200 personnes qui cultivent des légumes, grâce à d’importants travaux d’irrigation, élèvent des poules et entretiennent des ruches. Dès 1921, il est amené à se fortifier pour faire face aux violences des populations arabes, qui connaissent un pic en 1929 et lors de la Grande révolte arabe de 1936-1939. →Doc. 3 : La population de la Palestine. Ce document permet de mettre en évidence l’importance de l’immigration juive entre 1922 (mandat) et 1947 (début de la guerre civile), et de constater l’évolution des rapports de force avec les populations palestiniennes arabes. →Doc. 4 : Affrontements à Jérusalem, octobre 1937. →Doc. 5 : Le troisième Livre blanc, mai 1939. →Doc. 6 : Les Britanniques et les Arabes en Palestine. La montée des tensions aboutit à des affrontements de plus en plus violents entre les deux communautés. Dès 1933, l’Agence juive est devenue une sorte de gouvernement officieux disposant d’une milice, la Haganah, tolérée par les Britanniques de plus en plus dépassés par les violences. Celles-ci culminent lors de la révolte arabe de 1936 tournée contre les autorités mandataires, accusées de soutenir les populations juives. De 1936 à 1939, la Palestine est le théâtre de violences sporadiques. La révolte commence par un appel à la grève et à la désobéissance civile fiscale mais se poursuit par des attentats contre les oléoducs et les voies de chemins de fer. Des heurts intercommunautaires se produisent, notamment à Tel-Aviv. Peu à peu, le mouvement se structure autour de revendications nationalistes avec la mise en place d’un Haut-Comité arabe présidé par le mufti de Jérusalem (doc. 6b), directement adressées à la commission Peel mise en place par les autorités britanniques afin d’étudier la situation. Les violences reprennent cependant en octobre 1937 suite à la proposition d’un partage de la Palestine supposant des déplacements de populations arabes (doc. 4). Les Britanniques répondent en renforçant les effectifs militaires et en établissant un couvre-feu. Parallèlement à cette action répressive, les Britanniques accèdent à certaines revendications arabes en limitant sensiblement l’immigration juive en 1939 et en s’engageant à favoriser la création ultérieure d’un État arabe (doc. 5). En mars 1939, un ordre précaire est rétabli en Palestine mandataire mais, selon Benny Morris, près de 5 000 Arabes, 500 Juifs et 200 soldats britanniques ont trouvé la mort depuis 1936. ◗ Réponses aux questions 1. Les Britanniques sont partagés entre les engagements pris auprès des populations juives dans le cadre du mandat, à savoir la création d’un foyer national juif, et la nécessité d’éviter les tensions ouvertes avec les populations arabes déjà présentes en Palestine qui se sentent spoliées. 2. Afin d’établir un foyer national juif, l’administration mandataire des Britanniques s’engage à favoriser l’immigration et l’installation des juifs, venant surtout d’Europe. Suite à la révolte de 1936 et ne voulant pas s’aliéner les populations arabes dans le contexte de la marche à la guerre, les Britanniques acceptent de réduire l’immigration juive et, à partir de 1944, de la soumettre à l’approbation des Arabes. Le troisième Livre blanc de mai 1939 va donc largement à l’encontre des dispositions du mandat de 1922. Aux revendications du Haut-Comité arabe demandant la remise en cause de la création d’un foyer national juif et réclamant un seul gouvernement en Palestine, les Britanniques proposent d’abord un plan de partage de la Palestine en 1937 (rapport de la commission Peel), puis avec le Livre blanc de 1939 un État unitaire en Palestine regroupant les populations juives et arabes. 3. Le nationalisme juif, le sionisme, se manifeste après la Première Guerre mondiale au travers d’une immigration massive en Palestine dans le but d’y voir renaître un État d’Israël. C’est une sorte de retour à la Terre promise dans un mouvement à la fois religieux et politique aboutissant à la création de communautés rurales, les kibboutz(im). Le nationalisme arabe est une sorte de réaction à l’immigration juive favorisée par les termes du mandat britannique. Les Arabes redoutent de se voir chassés de leurs terres ou dominés par les Juifs. Il est donc tourné contre les Juifs mais aussi contre les autorités britanniques dont le mandat est explicitement favorable à la création d’un État juif. ◗ Texte argumenté Á la chute de l’Empire ottoman, la Palestine devient une région administrée par les Britanniques qui s’engagent dès 1922 à favoriser la naissance d’un État juif. Le soutien de la première puissance mondiale au sionisme encourage une immigration juive vers la Palestine. Bénéficiant de capitaux venus d’Europe et des États-Unis, les Juifs acquièrent des terres aux dépens des populations arabes locales d’où un ressentiment croissant et l’émergence d’un nationalisme arabe palestinien tourné contre les nouveaux arrivants, toujours plus nombreux, et les autorités britanniques accusées de les soutenir. La situation se détériore rapidement et aboutit en 1936 à des violences sporadiques que les autorités britanniques ne peuvent juguler. Ces dernières mécontentent à leur tour les populations juives en s’engageant à limiter leur installation en Palestine. Incapables de satisfaire les demandes des populations arabe et juive de Palestine, les autorités britanniques contribuent à l’escalade des violences entre les deux communautés. Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 107 © Hachette Livre de l’État hébreu confronté au terrorisme du Hezbollah libanais soutenu par l’Iran et la Syrie et à une radicalisation de la lutte armée palestinienne portée par le Hamas. La carte permet également de revenir sur la question des frontières et de rappeler que celles-ci sont récentes et résultent le plus souvent d’un état de fait, non reconnu par l’ensemble de la communauté internationale (« Ligne verte », territoires occupés), d’où les délicates questions des territoires attribués à l’Autorité palestinienne et de la construction de la « barrière de sécurité » en 2003. Leçon 1 p. 266-267 p. 268-269 1918-1948 : le difficile partage de l’Empire ottoman Un conflit décisif, la guerre des Six-Jours : 5-10 juin 1967 L’histoire du Proche et Moyen-Orient est largement marquée par les luttes d’influence entre puissances. Cette leçon explique comment Français et Britanniques se partagent les ruines de l’Empire ottoman et sacrifient les aspirations nationales sur l’autel de leurs intérêts concurrents, alimentant un ensemble de frustrations. Les Britanniques, bénéficiant d’une suprématie militaire dans la région, se taillent la part du lion en obtenant le contrôle des routes vers les Indes et du pétrole. Après une étude consacrée à la politique ambivalente des Britanniques en Palestine, les documents accompagnant la leçon permettent d’élargir l’approche en présentant le découpage mandataire aux frontières vagues (doc. 2) et les revendications nationales insatisfaites qui le remettent rapidement en question. En dépit de sa brièveté, ce conflit est certainement l’un des plus décisifs de la région. Cette deuxième guerre israélo-arabe établit en effet durablement une suprématie militaire de l’État hébreu sur ses voisins arabes. Elle inscrit également dans la durée la question des « territoires occupés ». Enfin, cette étude permet d’aborder une guerre qui présente des enjeux à différentes échelles emboîtées les unes dans les autres (nationale avec les gains territoriaux symboliques et stratégiques réalisés par Israël, régionale avec la confrontation armée entre Israël et les États arabes voisins et internationale avec l’intervention d’acteurs comme l’ONU, les États-Unis et l’URSS) et qui est caractéristique de ce point de vue des nombreux conflits du Proche et du Moyen-Orient. →Doc. 1 : Le début de la guerre de Cilicie. →Doc. 1 : La guerre des Six-Jours. →Doc. 2 : Les frappes aériennes israéliennes. →Doc. 4 : La bataille pour Jérusalem, 7 juin 1967. À l’automne 1919, l’armée française occupe la Cilicie, situation devant être légitimée internationalement par un mandat de la SDN. La Turquie est en passe d’être réduite à un territoire aux frontières floues bordé par la Grèce à l’est et de futurs États arméniens et kurdes à l’ouest. Dès le printemps 1919, Mustafa Kemal prend la tête d’un mouvement politico-militaire opposé à ce démembrement et en décembre s’adresse aux Syriens pour obtenir leur soutien contre la domination coloniale. →Doc. 2 : Traités et mandats dans les années 1920 : des frontières contestées. →Doc. 3 : Fayçal à la conférence de paix à Versailles pour réclamer un royaume arabe, 1919. →Doc. 4 : Résolution du congrès arabe syrien, 7 mars 1920. Dès la fin des hostilités, l’émir Fayçal, fils d’Hussein et chef militaire arabe, se rend en France où sont négociés les traités de paix. Il est photographié à Versailles en 1919 (doc. 3) avec Lawrence d’Arabie, l’officier de renseignement britannique qui, pendant la guerre, a contribué à porter les promesses britanniques de favoriser la création d’un grand État arabe. Malgré ses efforts, il n’obtient qu’une partie de la Syrie mandataire partagée avec les Britanniques et les Français. Fayçal ne peut donc constituer qu’un embryon de royaume arabe depuis Damas. Un congrès réunissant des représentants des trois zones est élu au printemps 1919 pour en fixer les frontières. Ce congrès se veut le défenseur d’un projet panarabe (doc. 4) et s’oppose à la légalisation de l’occupation européenne par le système des mandats mais aussi au projet sioniste et à la création d’un État libanais indépendant. Son argumentaire s’appuie sur les principes wilsoniens du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et sur les engagements britanniques pris pendant la guerre. Tout en proclamant Fayçal roi de Syrie, le Congrès ruine ses négociations avec les Européens. Le 25 avril 1920, le traité de San Remo place la Syrie sous mandat français. Les Arabes prennent les armes mais sont écrasés à Maysaloun (doc. 2) par les troupes du général Gouraud : Fayçal est contraint à l’exil mais les Britanniques le placent sur le trône d’Irak. Si les espoirs panarabes sont anéantis par les puissances européennes, Mustafa Kemal obtient le soutien de la Russie bolchevique et des populations turques humiliées par le traité de Sèvres du 10 août 1920. Une série de victoires lui permet de conserver l’intégrité d’une grande partie de la Turquie aux dépens des revendications arméniennes et kurdes. © Hachette Livre Étude 2 Confrontée à une militarisation massive de l’Égypte et de la Syrie et à un rapport de force de plus en plus défavorable, la situation stratégique israélienne se détériore rapidement, d’autant plus que l’État hébreu se trouve de plus en plus isolé sur la scène internationale. En effet, alors que ses ennemis se montrent de plus en plus menaçants, ses alliés « traditionnels » britanniques et français ont pris leur distance. Le 2 juin 1967, Paris décrète un embargo sur les armes à destination d’Israël. Considérant le blocus égyptien du détroit de Tiran comme un casus belli, Israël estime avoir le droit de riposter. Le document 1 met en évidence une véritable « guerre éclair » menée par Israël et des gains territoriaux considérables. À l’aube du 5 juin, les aviations syriennes et égyptiennes, équipées et modernisées grâce à l’aide soviétique, sont détruites au sol par une série de frappes préventives comme l’illustre la photographie du document 2 d’un Mig égyptien détruit. Le succès total des frappes aériennes s’explique en partie par l’excellence du renseignement israélien et un meilleur niveau d’entraînement des pilotes. Forte d’une supériorité aérienne totale, Tsahal peut ensuite lancer une vaste opération terrestre qui lui permet de s’emparer du Sinaï égyptien et de menacer le canal de Suez, corridor vital à l’économie égyptienne. Après avoir anéanti l’essentiel des forces égyptiennes, Moshe Dayan oriente son effort à l’est contre les Jordaniens qui, mal informés, restent convaincus d’une victoire égyptienne et attaquent Israël. Le scénario est globalement le même : destruction de l’aviation jordanienne au demeurant moins menaçante que celles de l’Égypte et de la Syrie - et avancée des troupes terrestres. Une brigade de parachutistes encercle Jérusalem, les forces israéliennes entrent en Cisjordanie et s’emparent de Jérusalem : le 7 juin, la Jordanie se retire des combats (doc. 4). Au Nord, les troupes israéliennes s’emparent des hauteurs stratégiques du Golan, rendant extrêmement hasardeuse une hypothétique contre-attaque syrienne. Les forces aériennes israéliennes sont alors dotées de chasseurs français Dassault Mirage III et de chars américains modernisés face auxquels les Arabes alignent des appareils d’origine soviétiques (Mig-15 et -21 et bombardier Tu-16) et un ensemble terrestre hétérogène, reliquat de la période mandataire britannique, mais avec des équipages globalement moins aguerris. Depuis 1949, le service militaire israélien concerne tous les jeunes hommes et femmes âgés de plus de 18 ans pour une durée de 30 mois (18 pour les femmes). De ce fait, Israël mobilise très rapidement la quasi-totalité de ses forces alors que l’Égypte, par exemple, ne peut compter que sur 20 % de ses troupes. On comprend donc aisément la nécessité pour Israël d’obtenir des résultats militaires décisifs en peu de temps. 108 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale →Doc. 3 : Les forces en présence. Ce document illustre les rapports de force qui, d’une certaine manière, expliquent le choix de l’état-major israélien. Il permet de rappeler l’importance de la donnée démographique. En effet, avec moins de 3 millions d’habitants en 1967, Israël est onze fois moins peuplé que l’Égypte (32 millions d’habitants) et deux fois moins que la Syrie (5 millions d’habitants). L’État hébreu cherche à compenser ce déséquilibre par une supériorité qualitative du matériel, un meilleur entraînement et une capacité de mobilisation des réserves supérieure à celle de ses voisins arabes. Israël parvient globalement à l’emporter sur tous ces points. →Doc. 5 : Un enjeu entre l’URSS et les États-Unis. Dans la lignée de la crise de Suez de 1956, la guerre des SixJours confirme la place centrale du Proche-Orient sur l’échiquier géopolitique de la Guerre froide comme l’explique dans ses mémoires Robert Mac Namara, évoquant l’un des premiers usages du « téléphone rouge », le télex reliant la Maison-Blanche et le Kremlin, mis en place après la crise de Cuba. Ce document permet également aux élèves d’évoquer la présence aéronavale américaine au travers de la VIe flotte déployée en Méditerranée. Les États-Unis font pression sur la Syrie pour obtenir un cessez-le-feu et s’affirment de fait comme les principaux alliés de l’État hébreu, se substituant aux Français et aux Britanniques. En effet, la situation au 10 juin est très favorable à Israël mais une poursuite des hostilités pourrait inverser la tendance du fait de la supériorité numérique arabe. À la suite du conflit, Israël se dote - vraisemblablement avec l’aide des États-Unis - de l’arme nucléaire. →Doc. 6 : Résolution adoptée à la conférence arabe de Khartoum, 1 septembre 1967. Ce texte permet de mesurer l’écho de la crise dans le monde arabe. Réunis - sans la Syrie - à Khartoum au Soudan, la majorité des pays arabes affirment leur unité autour de la « libération » inconditionnelle des territoires dont Israël vient de s’emparer et refusent le principe de toute négociation séparée avec l’État hébreu. La conférence exprime aussi le soutien des pays arabes à l’Organisation de Libération de la Palestine, fondée en 1964. De fait, la cause palestinienne est alors présentée comme l’un des éléments de l’unité arabe. Toutefois, Khartoum voit aussi le front panarabe se fragiliser du fait de l’antagonisme entre les pétromonarchies du Golfe, membres de l’OPEP créées en 1960, et les autres nations arabes décidées à se servir du pétrole comme arme de lutte contre les États-Unis alliés d’Israël. er →Doc. 7 : La résolution 242 de l’ONU, 22 novembre 1967. La crise a également des répercutions à la tribune de l’ONU. Le 22 novembre 1967, le Conseil de sécurité adopte la résolution 242 qui essaie d’établir une paix durable dans la région en passant par les reconnaissances mutuelles des frontières, notamment celles d’Israël, toujours en question depuis 1949. L’État hébreu jouera sur les ambiguïtés du texte sur les territoires occupés desquels il devrait se retirer. La résolution est rejetée par la Syrie et l’OLP qui refuse que la question palestinienne soit réduite à l’aspect humanitaire des réfugiés. L’OLP lance une série d’attaques terroristes pour faire pression sur les opinions publiques alors que le long du canal de Suez, Israéliens et Égyptiens plongent dans une véritable guerre de tranchées… Malgré cet échec, la résolution 242 sert de base aux négociations futures. ◗ Réponses aux questions 1. Israël l’emporte grâce à une guerre éclair faisant suite à une attaque surprise contre ses adversaires. 2. Il s’agit d’un conflit de haute intensité du fait des effectifs engagés par chacun des belligérants, des formes de combats et de l’échelle des opérations qui s’étendent sur un théâtre régional. 3. À Khartoum, les pays arabes cherchent à former un front uni, solidaire des pays humiliés par la défaite et amputés d’une partie de leur territoire mais aussi des Palestiniens. En effet, la victoire israélienne sonne le glas des espérances de voir apparaître un État palestinien. Leur attitude commune se fonde sur la nonreconnaissance de l’État d’Israël, sur le refus de négociations avec lui et sur la réaffirmation des droits du peuple palestinien. 4. Les relations entre Israël et les pays arabes s’inscrivent dans le cadre de la Guerre froide du fait des soutiens apportés aux deux camps par les superpuissances. Les Soviétiques ont contribué à la modernisation des armées arabes et les États-Unis font pression sur la Syrie pour mettre fin aux hostilités alors que la situation militaire est favorable à Israël. 5. Dans le souci d’établir une paix durable, l’ONU demande à Israël la rétrocession aux pays arabes des territoires dont elle a pris le contrôle, mais aussi la reconnaissance mutuelle des frontières de la région, impliquant la reconnaissance de l’État d’Israël par les États arabes de la région. 6. Ces « territoires occupés » permettent à l’État hébreu d’appuyer ses frontières sur des obstacles « naturels » difficilement franchissable comme l’isthme de Suez, les hauteurs du Golan et le Jourdain dont il contrôle les sources ; atout majeur dans une région aride. La prise de la ville sainte de Jérusalem où se trouve le Mur occidental (mur des Lamentations pour les Occidentaux) a une grande signification religieuse (cf. chapitre 1). Certains religieux sionistes interprètent la victoire écrasante d’Israël comme une volonté divine, une sorte de nouvelle victoire de David contre Goliath. ◗ Texte argumenté La guerre des Six-jours s’inscrit dans un contexte de rapport de force entre l’État hébreu et ses voisins arabes. L’escalade des tensions rend le conflit inévitable mais la victoire écrasante qu’obtient Israël bouleverse les équilibres géostratégiques. À l’échelle régionale, Israël sort considérablement renforcé du conflit face à des pays arabes qui bénéficient du poids du nombre mais ont subi une cuisante défaite et perdu de vastes territoires (Sinaï, Golan, Cisjordanie) ainsi que le contrôle de la ville sainte de Jérusalem. Dès lors, la question des « territoires occupés » et des réfugiés palestiniens arabes cristallise les tensions. Dans un climat de haine et de frustration, l’hostilité à Israël s’affirme comme l’élément fédérateur de l’ensemble du monde arabe qui envisage l’usage du pétrole comme moyen de pression internationale. Ce contexte ne permet pas à la résolution 242 de l’ONU d’établir les bases d’une paix durable. Le conflit s’inscrit également dans le contexte international de la Guerre froide. Face à des pays arabes soutenus par l’URSS, Israël bénéficie de l’appui américain. L’arme pétrolière rend également au conflit une dimension internationale dans un contexte de mondialisation économique et d’essor des échanges. Leçon 2 p. 270-271 Israël et la question palestinienne depuis 1948 Cette leçon présente l’un des principaux facteurs - sans pour autant être exclusif - des tensions au Proche, voire au MoyenOrient. La naissance de l’État hébreu en 1948 et son corrélat, le sort des populations palestiniennes arabes, sont au cœur des antagonismes régionaux. La lutte asymétrique que mène l’OLP Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 109 © Hachette Livre Le 10 juin 1967, la victoire d’Israël est totale et emplit les Israéliens comme les juifs de la diaspora d’un sentiment d’invincibilité. Cette euphorie n’a d’égale que l’humiliation de nations arabes qui ont subi des pertes considérables : autour de 250 000 soldats tués ou blessés (pour la plupart égyptiens), près de 5 000 prisonniers et plus de 450 avions contre 46 appareils détruits et moins de 1 000 tués du côté israélien. Le rapport de force au sortir du conflit est donc considérablement bouleversé. dès 1967, fortement mise en lumière par les médias occidentaux, donne à la question des « territoires occupés » une dimension à la fois régionale et planétaire. →Doc. 1 : Les chartes de l’OLP. →Doc. 2 : Deux peuples sur un même territoire : la Palestine. © Hachette Livre Après la défaite de 1949 (doc. 2), nombre de Palestiniens s’entassent dans des camps de réfugiés dans les pays voisins notamment en Cisjordanie, à Gaza et au Liban. Ils espèrent pouvoir revenir en Palestine après une victoire des armées arabes. Ils portent ainsi de grands espoirs dans l’Égypte nassérienne qui a tenu en échec Israël et ses alliés européens lors de la crise de Suez et bénéficie du soutien soviétique. En 1959, Yasser Arafat crée un premier mouvement pour la libération de la Palestine, le Fatah. En 1964 est fondée l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). La mise en relation des chartes de 1964 et de 1968 (doc. 1) met en évidence la radicalisation du mouvement, désespéré par la défaite arabe lors de la guerre des Six-Jours. Les priorités se trouvent inversées car la libération de la Palestine devient un préalable à l’unité arabe et les combattants palestiniens affirment leur autonomie par rapport aux autres pays arabes. Mu par une logique de lutte armée révolutionnaire, Yasser Arafat prend la tête du mouvement en 1969 et multiplie les attentats et les détournements d’avions spectaculaires. Toutefois, cataloguée comme une organisation terroriste, l’OLP s’aliène une partie de ses soutiens. Après le détournement de trois avions et leur destruction sur le sol jordanien, la tension grandit entre le roi Hussein de Jordanie et les fédayins palestiniens qui ont trouvé refuge dans ce pays et entravent un éventuel rapprochement avec Israël. L’armée royale jordanienne mène donc de vastes opérations militaires contre les réfugiés palestiniens en septembre 1970 (« septembre noir »). Le 5 septembre 1972, le groupe terroriste palestinien baptisé « Septembre noir » attaque la délégation israélienne lors des Jeux olympiques de Munich. L’intervention de la police tourne au fiasco : tous les otages sont tués ainsi que les cinq membres du commando palestinien et un policier. Malgré leur impact médiatique international, ces opérations ne font guère avancer la cause palestinienne, voire obtiennent l’effet inverse. Après une nouvelle défaite de son pays face à Israël lors de la guerre du Kippour, le président égyptien Sadate abandonne l’esprit de Khartoum pour se rapprocher d’Israël et conclure, sous l’égide états-unienne, une paix séparée qui lui permet de récupérer le Sinaï (accords de Camp David). Privé du soutien égyptien, Yasser Arafat se trouve de plus en plus isolé. En 1982, au cœur de la guerre civile libanaise qui fait rage depuis 1975, les Palestiniens des camps de Sabra et Chatila sont massacrés par les milices chrétiennes. C’est dans ce contexte que naît le Hezbollah libanais, mouvement islamiste violemment antisioniste qui, par son activisme, va entraver tout processus de paix entre Palestiniens et Israéliens. Le 9 décembre 1987, l’OLP appelle les Palestiniens des territoires occupés à se soulever contre les Israéliens : par son côté désespéré, cette « guerre des pierres » fortement médiatisée suscite un renouveau des sympathies internationales envers la cause palestinienne. Néanmoins, l’Intifada prend aussi une dimension religieuse islamique avec la création du Hamas qui concurrence rapidement le Fatah. Cette radicalisation s’accompagne de vagues d’attentats suicides menés par les extrémistes chiites qui inquiètent tant le Fatah que les autorités israélienne et américaine d’où la recherche d’un accord de paix entre l’OLP et Israël. →Doc. 3 : Échanges de lettres entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, 1993. →Doc. 4 : La situation en 2011. Après la victoire de la gauche politique israélienne, les négociations secrètes entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin donnent naissance « aux accords d’Oslo » dont la déclaration de principes a été scellée par la poignée de main historique à Washington le 13 septembre 1993, sous l’égide du président des États-Unis, Bill Clinton. Avancée décisive vers une paix et la naissance d’un État palestinien, les accords suscitent à la fois de vifs espoirs et des mécontentements des extrémistes des deux camps. Les questions centrales des réfugiés, du statut de Jérusalem et des implantations juives restent posées. Les islamistes antisionistes du Hamas rejettent des accords qui légitiment Israël alors que les extrémistes sionistes de la droite israélienne refusent de reconnaître l’OLP. Yitzhak Rabin est assassiné par un extrémiste juif en 1995. Yasser Arafat devient en 1996 le premier président de l’Autorité Palestinienne, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort, à Paris, le 11 novembre 2004. En 2012, les limites du territoire et le statut d’un futur État palestinien demeurent toujours en suspens. Étude 3 p. 272-273 Le pétrole, un enjeu stratégique Avec près des deux tiers des réserves pétrolières conventionnelles mondiales estimées et 40 % des réserves gazières aujourd’hui connues, le Moyen-Orient est devenu un lieu majeur de production couvrant une part essentielle des besoins énergétiques mondiaux. Depuis la découverte des gisements perses en 1908, le pétrole est au centre des grands équilibres géopolitiques de la région et du monde. Son contrôle est un enjeu majeur pour les grandes puissances, avant de devenir une chance, voire une arme, pour les pays qui disposent de cette manne. Dès la découverte des premiers gisements, les Britanniques assoient leur contrôle sur la région et ses richesses au travers du système des mandats en Irak et en Palestine, reliée à Kirkouk par un oléoduc. Ils nouent également des relations étroites avec l’Iran au travers d’intermédiaires comme Calouste Gulbenkian, financier avisé qui négocie dès 1920 un pourcentage sur les revenus pétroliers irakiens, territoire à la tête duquel les Britanniques ont placé Fayçal. Le pétrole devient ainsi le sang irrigant la « ligne vitale » de l’Empire britannique. Leur influence perdure même après la chute de la dynastie hachémite renversée en Irak par un coup d’État en 1941. À la fin des années 1930 et surtout après la Seconde Guerre mondiale, les Américains témoignent à leur tour un vif intérêt pour les ressources de la région. Dès 1938, Roosevelt s’est rapproché d’Ibn Saoud pour obtenir des droits de prospection et d’exploitation sur les gisements saoudiens. Dix ans plus tard, le gisement géant d’Al Ghawar est découvert et entre en exploitation en 1951 fournissant un pétrole de bonne qualité (brut léger). C’est dans ce contexte que J.C. Hurewitz - universitaire à Columbia et agent de renseignement de l’OSS au Proche-Orient pendant la guerre - justifie une politique extérieure américaine active (doc. 1), laquelle accompagne la mainmise des Majors sur les ressources des États du Moyen-Orient (doc. 3) mais conduit aussi à des résistances nationales comme celle menée en Iran par Mossadegh (doc. 2). Ce haut fonctionnaire devient le Premier ministre du jeune shah Mohammed Reza Pahlavi en 1951 et entreprend de nationaliser l’Anglo-Iranian Oil Company qui dispose du monopole de l’exploitation du pétrole iranien. En réaction, les marchés se ferment au pétrole iranien. Inquiété par la déstabilisation de l’Iran qui profite aux communistes iraniens (le « Tudeh »), Eisenhower décide de renverser Mossadegh le 19 août 1953. Conduite par les services secrets britannique et américain, l’opération Ajax est hautement stratégique. Il s’agit de préserver les intérêts occidentaux dans les gisements pétrolifères iraniens - les Américains profitant de l’occasion pour accroître leur part - mais aussi de maintenir l’Iran dans le camp occidental, d’où le soutien apporté à la monarchie de plus en plus autocratique du Shah. 110 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale ◗ Réponses aux questions 1. L’objectif du gouvernement américain est de ménager ses propres ressources pétrolières tout en exploitant à son profit celles des États du Moyen-Orient, permettant ainsi une diversification de l’approvisionnement. 2. Les Occidentaux contrôlent l’exploitation pétrolière par des compagnies concessionnaires qui réunissent des sociétés pétrolières géantes (Majors) ; ces compagnies reversent des royalties au pays dont le pétrole est exploité ou que traverse un pipeline. 3. Jusque dans les années 1970, les Majors occidentales ont maintenu un cours bas favorable aux pays industrialisés et à la mondialisation. 4. Les puissances occidentales réagissent à la nationalisation du pétrole iranien par l’intervention des services secrets britannique et américain, qui renversent Mossadegh pour préserver leurs intérêts dans la région. 5. Les conflits se concentrent dans les zones stratégiques où se trouvent les principaux gisements de pétrole (Koweït, Kurdistan irakien, frontière iranienne) ou aux points de passage des oléoducs et des tankers (Suez, détroit d’Ormuz). Les conflits dans la région peuvent avoir aussi une incidence directe sur la production, lorsque le pétrole est utilisé comme une arme. Ainsi, la décision de réduire les exportations de pétrole vers les alliés d’Israël lors de la guerre du Kippour provoque une brutale flambée des prix. En 1991, pendant la guerre du Golfe, les incendies de puits de pétrole entraînent aussi une sensible baisse de la production. ◗ Texte argumenté L’industrialisation et la mondialisation voient les besoins en pétrole s’accroître. Possédant les deux tiers des réserves mondiales, les États du Moyen-Orient font l’objet de toutes les convoitises. Les Britanniques puis les Américains s’assurent le contrôle de l’or noir au travers des Majors qui bénéficient des concessions pétrolières et dont ils défendent les intérêts en renversant le gouvernement iranien en 1953. Cherchant à s’affranchir de cette tutelle, les États producteurs s’associent dans l’OPEP, qui transforme le pétrole en arme diplomatique dont il est fait usage lors de la guerre du Kippour en 1973. À l’échelle régionale, les pétrodollars se trouvent au cœur des relations diplomatiques entre des États rivaux. Des tensions régionales dégénèrent en conflit lors de la guerre du Golfe qui voit les ÉtatsUnis s’affirmer comme les gendarmes du golfe Persique, veillant ainsi de près à leur approvisionnement stratégique. Étude 4 p. 274-275 La crise de Suez, 1956 En 1956, la crise de Suez marque la fin de la suprématie européenne sur le Proche-Orient qui prend alors une place centrale sur l’échiquier de la Guerre froide. Ouvert en 1869 à la suite des travaux de Ferdinand de Lesseps financés par la France et l’Égypte dont le Royaume-Uni rachète les parts, faisant du canal l’axe de la « ligne vitale » reliant la Méditerranée aux Indes. Après la Seconde Guerre mondiale, le canal demeure un point de passage stratégique pour les pétroliers et les navires de commerce. En 1952, la monarchie pro-britannique du roi Farouk est renversée par les « officiers libres ». Le 26 juillet 1956, date anniversaire de la chute de la monarchie, le président Nasser prononce un discours radiodiffusé annonçant la nationalisation du canal (doc. 1). Cette décision est la conséquence des difficultés rencontrées par le « Raïs » pour lever les capitaux nécessaires à la construction du barrage d’Assouan, grand chantier essentiel au développement économique égyptien. En 1955, la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) a consenti un prêt devant être cautionné par les gouvernements britannique et américain et associé à un contrôle des finances égyptiennes. La même année, Nasser s’est rapproché de l’URSS, a participé à la conférence anticoloniale de Bandung et héberge au Caire le siège du FLN algérien. Cette orientation politique lui vaut la perte des soutiens financiers américains, laquelle invalide le prêt de la BIRD le 19 juillet 1956. Le discours de Nasser prend donc un ton anti-impérialiste qui atteint son paroxysme avec l’occupation du canal par les commandos égyptiens, ultime défi aux anciennes puissances coloniales qui en restent les principaux actionnaires. Ces dernières ripostent en constituant une alliance secrète avec Israël, qu’elles associent à la planification d’une intervention militaire combinée destinée à sécuriser le canal (doc. 3). En application des accords de Sèvres, Israël prend le prétexte des attaques de fédayins palestiniens de Gaza pour pénétrer dans le Sinaï le 29 octobre 1956. Les documents 3, 4 et 5 permettent de retracer facilement le déroulement des opérations militaires : le 31 octobre, les forces aériennes britanniques et françaises détruisent une grande partie de l’aviation égyptienne puis les forces aéroportées et aéromobiles entrent en action (doc. 5). Sur le plan militaire, l’opération connaît un succès total mais la crise se transforme en débâcle politique car les Français et les Britanniques sont contraints d’abandonner le canal à Nasser sous la pression des Soviétiques (doc. 6) mais aussi des Américains (doc. 7) qui redoutent l’escalade et attaquent la livre sur les marchés internationaux. Le 7 novembre, un cessez-le-feu est imposé et les troupes coalisées commencent leur repli. Nasser voit donc son prestige grandement renforcé par la crise qui a cependant coûté la vie à près de 2 000 soldats égyptiens (contre environ 200, principalement des Israéliens, du côté des Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 111 © Hachette Livre L’affaire Mossadegh inquiète cependant les autres pays producteurs de pétrole. Réunis à Bagdad le 10 septembre 1960, les cinq principaux pays producteurs de pétrole du monde (Arabie saoudite, Irak, Iran, Koweït et Venezuela), afin de s’émanciper du poids des Majors et contrôler la production pétrolière, créent l’OPEP. En 1967, les pays arabes constituent l’OPAEP dans le but de coordonner leur production, voire de s’en servir comme moyen de pression internationale essentiellement tournée contre les États-Unis, alliés d’Israël. Le cours du pétrole devient donc une sorte de baromètre des tensions régionales (doc. 6). À partir des années 1970, le pétrole est un levier de développement mais aussi une arme aux mains des pays arabes d’où un choc pétrolier en octobre 1973 au moment de la guerre du Kippour contre Israël : de 3 dollars le baril avant la crise, le cours grimpe à 16 dollars en quelques semaines. Ainsi, la puissance régionale d’un État pétrolier se trouve directement associée à sa part des réserves, donnée extrêmement sensible qui assoit la suprématie de l’Arabie saoudite, laquelle contrôle également les lieux saints de l’islam. Les conférences de l’OPEP sont également un espace de médiation pour résoudre les litiges entre pays producteurs. Ainsi, le différend territorial entre l’Iran et l’Irak sur le Chott-al-Arab trouve une éphémère solution à Alger en 1975… avant d’être considérée comme caduque par l’Irak, qui attaque l’Iran en 1980. Étudiée en première, la guerre du Golfe de 1991 reflète également les tensions entre pays producteurs de pétrole (doc. 4). Saddam Hussein envahit le Koweït qu’il accuse de maintenir un cours bas du pétrole qui empêche l’Irak de surmonter les difficultés économiques consécutives à la guerre contre l’Iran. De plus, l’Irak n’a jamais reconnu les frontières du Koweït, ancienne province irakienne, dont l’indépendance a été proclamée le 19 juin 1961 par les Britanniques, soucieux de fragmenter les réserves pétrolières afin de mieux les contrôler. Contraint à évacuer le Koweït, Saddam Hussein ordonne à ses troupes d’incendier les puits de pétrole koweïtiens, portant ainsi un rude coup à la petite pétromonarchie (et à l’environnement…). coalisés). Israël retire ses troupes du Sinaï mais conserve le bénéfice des livraisons d’armes françaises prévues dans les protocoles de Sèvres. ◗ Réponses aux questions 1. La nationalisation du canal est présentée comme une lutte anti-impérialiste, mais doit aussi financer le développement de l’Égypte. 2. Pour les puissances occidentales, le canal de Suez est un passage stratégique entre la mer Rouge et la mer Méditerranée, mais également une source de revenus pour ses actionnaires britanniques et français. 3. Les Britanniques et les Français lancent des opérations aériennes et amphibies dans le but de sécuriser le canal et de rétablir la libre-circulation sur celui-ci. Cette intervention militaire est prévue dans le protocole secret de Sèvres par la nécessité de séparer les belligérants. 4. L’URSS fait planer la menace d’une intervention militaire et s’affirme comme le protecteur de l’Égypte. De leur côté, les Américains lancent une attaque contre la monnaie britannique, pression économique dans le but de les contraindre à se retirer. L’objectif américain est d’éviter une escalade avec l’URSS et de ménager des possibilités diplomatiques avec l’Égypte. 5. L’ONU condamne l’intervention armée et déploie des casques bleus dans le Sinaï. ◗ Texte argumenté Le canal de Suez et les richesses pétrolières qui y transitent en font un passage stratégique dont l’importance est révélée par la crise de 1956. La nationalisation du canal par Nasser marque le début d’une crise internationale. En application d’un accord secret, une opération militaire combinée est menée par les Israéliens, les Britanniques et les Français pour sécuriser le canal de Suez. Les coalisés sont néanmoins contraints de se retirer sous la pression des deux superpuissances. Favorable au régime de Nasser, l’URSS fait peser tout son poids nucléaire pour mettre fin à l’intervention occidentale. Soucieux d’éviter un affrontement direct, les ÉtatsUnis font également pression sur les Britanniques et les Français pour les contraindre à se retirer. L’affaire marque un tournant géopolitique majeur caractérisé par l’effacement des anciennes puissances mandataires au profit des États-Unis et de l’URSS et l’affirmation de l’Égypte et d’Israël comme acteurs régionaux. Leçon 3 p. 276-277 Une région très convoitée par les puissances étrangères Cette leçon met en perspective les études sur le pétrole et le canal de Suez, en replaçant le Moyen-Orient dans le contexte des rivalités entre puissances étrangères, notamment au moment de la Guerre froide. →Doc. 1 : Rencontre entre Saddam Hussein et Leonid Brejnev © Hachette Livre à Moscou, 1972. →Doc. 2 : L’Égypte coule des bateaux dans le canal de Suez pendant la crise de 1956. Après la Seconde Guerre mondiale, les États du Moyen-Orient affichent leur défiance par rapport aux puissances coloniales. Lorsque Nasser coule des navires pour bloquer le canal de Suez (doc. 2) dont il vient d’annoncer la nationalisation, il rompt ouvertement avec l’ordre colonial et fait entrer la région dans des rivalités entre puissances étrangères. En effet, les États libérés de la tutelle coloniale cherchent à se moderniser, voire à trouver un modèle politique. Les régimes progressistes (Égypte, Syrie, Irak) se rapprochent de Moscou (doc. 1). Outre le modèle socialiste et le parti unique, il s’agit surtout d’obte- nir un soutien politique. Cette logique s’inscrit dans un contexte de rivalités entre États de la région qui se livrent une lutte d’influence opposant notamment les pétromonarchies, et surtout l’Arabie saoudite, aux autres pays arabes. Créée en 1960, l’OPEP devient une sorte de théâtre de ces rapports de force. L’intérêt des Soviétiques pour les États arabes est moins pétrolier - l’URSS dispose d’abondantes réserves - que stratégique. En effet, s’allier les régimes progressistes permet à l’URSS de prendre à revers la Turquie, sentinelle des détroits du Bosphore et des Dardanelles, et l’Iran du Shah, régime pro-occidental jusqu’à sa chute en 1979. ◗ Réponses aux questions 1. (doc. 1) Saddam Hussein recherche le soutien économique et militaire des Soviétiques alors que son pays est entouré d’alliés de l’Occident. Il voit dans l’URSS à la fois un modèle politique (le Baas est un Parti unique comme le Parti communiste) et la garantie d’un soutien diplomatique. 1. (doc. 2) L’Égypte coule des navires marchands pour bloquer le canal de Suez et ainsi faire pression sur les Occidentaux. De plus, les épaves gênent l’acheminement de renforts et d’appui pour les troupes coalisées venues s’emparer du canal. →Doc. 3 : Déclaration du président Eisenhower pour le Moyen-Orient, 1957. De leur côté, les États-Unis cherchent par tous les moyens à se garantir des alliances locales pour sécuriser les réserves pétrolières et endiguer l’avancée des communistes. Dans un premier temps, poursuivant la « pactomanie » née de la politique d’endiguement, ils encouragent la signature du Pacte de Bagdad en 1955, alliance militaire regroupant le Royaume-Uni, la Turquie, l’Irak (qui s’en retire en 1959), l’Iran et le Pakistan. Ensuite, prolongeant la doctrine Truman en y ajoutant les intérêts pétroliers, la doctrine Eisenhower est affirmée devant le Congrès peu après la crise de Suez. Dès lors, les États-Unis s’engagent à porter assistance économique et militaire à tout pays du Moyen-Orient en faisant la demande d’où une intervention armée au Liban dès 1958. Cette logique reste opératoire même après la fin de la Guerre froide avec, conjointement à une omniprésence aéronavale, les déploiements en Arabie saoudite dès l’été 1990 ou en Israël en janvier 2012. ◗ Réponses aux questions 1. Dans le contexte de la Guerre froide, la doctrine Eisenhower relève de la volonté américaine d’endiguer la progression des régimes socialistes progressistes alliés de l’URSS, à l’image de l’Égypte dans le monde arabe. Le président des États-Unis souhaite également sécuriser les approvisionnements en pétrole. 2. Les Moudjahidines mènent une guérilla dans les montagnes afghanes contre les Soviétiques. Comme ils ne peuvent pas combattre directement l’Armée rouge bien supérieure en puissance de feu (blindés, hélicoptères d’attaque, avions), ils maintiennent une pression constante sur les troupes soviétiques par des opérations de harcèlement, tendant des embuscades aux convois de ravitaillement. →Doc. 4 : Un convoi soviétique attaqué par les Moudjahidines afghans, 1984. La région voit cependant la bipolarité de la Guerre froide perturbée par la révolution islamique iranienne. L’islamisme radical devient un adversaire commun aux deux blocs d’où leur soutien à l’Irak dans la guerre contre l’Iran. Toutefois, si l’Iran de Khomeiny est un ennemi commun, les États-Unis du président Reagan soutiennent les Moudjahidines afghans contre les troupes soviétiques venues soutenir le régime communiste de Kaboul. Utilisant des intermédiaires pakistanais et saoudiens, les Américains contribuent indirectement à financer les futures guérillas islamistes. 112 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale p. 278-279 La Révolution islamique iranienne : un facteur de déstabilisation ? En premier lieu, cette étude permet de revenir sur le clivage du monde musulman entre chiites et sunnites. En 632, à la mort de Mahomet, se pose la question de savoir qui doit lui succéder à la tête d’un monde musulman, d’une oummah en pleine expansion. Le schisme partage les partisans de son gendre, Ali, les chiites, et ceux d’Abou Bakr, l’un des compagnons (ansar) du prophète de l’islam, élu calife par les autres ansars. En effet, pour les chiites, seuls des membres de la famille du prophète (ou de sa « maison »), les « imams », peuvent lui succéder comme guides spirituels, légitimés par une sorte d’hérédité de la mission divine. Les sunnites reconnaissent le principe du califat électif en se basant sur la « sunna », l’ensemble des lois divines qui s’applique à tous les musulmans. De cette violente querelle de succession (Ali est assassiné en 661) va naître un antagonisme à la fois politique et doctrinal. Pour les sunnites, Mahomet est un modèle dont il convient de perpétuer les actes et les pratiques (hadiths). Le calife est élu parmi ceux qui présentent des qualités semblables à celles de Mahomet. Dans la continuité d’Ali et de ses fils Hasan et Hussein, les chiites ont une approche interprétative du Coran (« Kalam »), qui dispose d’un sens évident et d’un sens caché que seuls les imams peuvent révéler aux croyants. Les chiites accordent donc une importance particulière à un clergé de lettrés qui ne se retrouvent pas dans le sunnisme. De plus, la doctrine chiite est moins figée que le sunnisme puisque prise dans une dynamique interprétative. Les chiites accordent aussi une grande place au martyre en s’appuyant sur le sort tragique d’Hussein, fils d’Ali tué à Kerbala en 680 par ses rivaux omeyyades. Hussein se serait littéralement livré à ses ennemis pour leur prouver sa foi (d’où l’exaltation des attentats-suicides par les mouvements extrémistes comme le Hezbollah). En outre, les chiites attendent et préparent l’arrivée du Mahdi, « l’imam caché », ultime descendant d’Ali et sorte de Messie destiné à révéler le sens fondamental du Coran, ce qui donne au chiisme une dimension eschatologique. En effet, pour les chiites, le douzième successeur de Mahomet disparaît du monde visible en 874 mais continue de guider ses fidèles avant de revenir prendre la tête de l’oummah à la fin des temps. Cette croyance permet au chiisme de sortir du monde arabe. Si les sunnites sont majoritaires dans le monde musulman, les chiites le sont en Iran et, depuis peu, en Irak où se trouvent de nombreux lieux saints chiites dont la ville de Kerbala. En second lieu, cette étude permet d’aborder l’islamisme avec l’Iran qui est le seul État où ce mouvement parvient à s’installer au pouvoir durablement dans le monde musulman. En s’appuyant sur l’importance du clergé dans le monde chiite, l’ayatollah Khomeiny s’affirme dans les années 1960 comme l’un des principaux opposants au régime occidentalisé et laïc du Shah, Mohamed Reza Pahlavi. →Doc. 1 : La Constitution iranienne de 1979. Longtemps repoussé dans la clandestinité, exilé en France, Khomeiny prend la tête de la Révolution islamique qui renverse le Shah et installe une théocratie chiite en Iran. Pour nombre de chiites iraniens, le retour d’exil de Khomeiny est assimilé au retour de l’imam caché, confusion qu’exploite le régime à son profit. Entrée en vigueur le 3 décembre 1979, la constitution de la République d’Iran a été en grande partie rédigée par Hasan Habibi en s’inspirant des institutions françaises (suffrage universel) mais elle pose le principe d’une légitimité divine, source exclusive des lois, dont les religieux chiites sont les dépositaires et les garants. →Doc. 2 : Une révolution idéologique. La ville de Qom jouit d’un statut particulier puisque c’est dans l’institut coranique de la ville que Khomeiny enseigne la théologie et se fait connaître comme prédicateur particulièrement hostile au régime du Shah, ce qui lui vaut d’être arrêté par la Savak, la police secrète, le 22 mars 1963. Dans son discours d’août 1979, Khomeiny définit les grandes lignes de la politique iranienne. D’une part, il présente les États-Unis et Israël comme des ennemis de l’islam devant être anéantis. Le discours anti-occidental s’inscrit dans la ligne de la rupture avec la monarchie puisque la dynastie des Pahlavi avait été mise en place en 1920 avec l’appui des Britanniques. Le discours de Qom affirme également l’évolution liberticide du régime en soumettant les intellectuels aux religieux, mettant fin, dans une terrible répression, à l’évolution libérale de la Révolution islamique. En effet, à la chute du Shah, de nombreuses factions cherchent à modeler le nouvel Iran durant l’année 1979. Dans un premier temps, Khomeiny compose avec elles, plaçant à la tête du gouvernement provisoire Bazargan, un démocrate modéré, avant de confirmer l’orientation théocratique du régime. Le dernier paragraphe fait référence aux fatwas prononcées contre les œuvres et leurs auteurs. On peut également évoquer la virulence fanatique avec laquelle le régime de Khomeiny traque ses opposants partout dans le monde, n’hésitant pas à appeler ouvertement au meurtre ou à le commanditer : assassinat en 1991 de Shapour Bakhtiar, ancien ministre de Mossadegh puis du Shah, fatwa et sentence de mort contre l’écrivain Salman Rushdie en 1989… →Doc. 3 : Le conflit avec l’Irak. →Doc. 4 : L’Iran, une puissance islamiste régionale. Face à l’islamisme triomphant, l’Occident répond en soutenant massivement l’Irak de Saddam Hussein qui attaque l’Iran le 22 septembre 1980. Les origines de l’agression sont des revendications territoriales irakiennes sur la partie orientale du Chott-el-Arab et sur des « Tomb », îlots stratégiques dans le détroit d’Ormuz. Ne pouvant élargir sa façade maritime vers le Koweït, création britannique, Saddam Hussein se tourne vers l’Iran, marginalisé par la révolution islamique. La crainte d’une contagion aux autres populations chiites de la région et notamment d’Irak fait de Saddam Hussein le champion du monde laïc, voire sunnite, bénéficiant non seulement du soutien du bloc communiste, allié du parti Baas, mais aussi des pétromonarchies sunnites et des États-Unis. Face à cette coalition, Khomeiny appelle à une véritable guerre sainte et se tourne vers les nombreux chiites d’Irak (doc. 3). Dans les années 1980, l’Iran se présente comme le leader d’un monde musulman, prenant la relève du panarabisme porté jusque-là par l’Égypte (cf. Leçon 2). Cette démarche vise aussi à rompre un certain isolement diplomatique. Le texte illustre donc les rivalités profondes pour le leadership au Moyen-Orient et l’affirmation d’un discours islamiste au cœur duquel se place l’Iran (doc. 4). Dans une actualité marquée par la question du nucléaire iranien, l’Iran est une incontestable puissance régionale appuyée sur son poids économique (pétrole) mais aussi démographique (78 millions d’habitants) et une situation stratégique. De plus, l’effondrement total du régime de Saddam Hussein et le retrait américain de 2011 lui laissent le champ libre pour étendre son influence parmi les communautés chiites d’Irak. L’affirmation de l’Iran en tant que puissance régionale montre aussi l’évolution du régime, où, malgré un discours islamiste de façade, c’est le nationalisme qui tend à devenir la véritable source de légitimité du pouvoir en place. Cette nationalisation de l’islamisme, selon Olivier Roy (politologue, spécialiste de l’Islam), s’observe dans de nombreux mouvements au Proche-Orient, comme le Hezbollah libanais ou le Hamas palestinien. →Doc. 5 : Manifestation antiaméricaine, 28 novembre 1979. Khomeiny s’appuie sur les jeunes étudiants en théologie, issus pour la plupart des milieux populaires. En effet, la révolution Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 113 © Hachette Livre Étude 5 islamique provoque un bouleversement politique dans un Iran caractérisé par l’exode rural, la désagrégation des autorités traditionnelles, des années de frustration des chiites sous les Pahlavi et l’aspiration à un meilleur niveau de vie. Le nouveau régime leur octroie un statut jusque-là réservé aux jeunesses privilégiées, la promesse d’une promotion sociale et un rôle central dans le nouvel Iran qui se manifeste lors de la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran. Le 4 novembre 1979, l’ambassade des États-Unis à Téhéran est prise d’assaut par des « étudiants islamistes » qui réclament que le Shah, empereur déchu réfugié au États-Unis, soit renvoyé en Iran pour y être jugé (et probablement exécuté). L’ensemble de l’opération est orchestré par les autorités iraniennes au déni du droit international sur le personnel diplomatique. Elle survient au moment où les États-Unis se trouvent fragilisés par le traumatisme du Vietnam, les difficultés économiques et la crise politique qui débouche sur la présidence de Jimmy Carter (1977-1981). Outre l’anti-américanisme du régime visible au travers de la caricature de Carter, cette photographie de propagande illustre l’instrumentalisation de la foule, de la jeunesse et notamment des femmes. Les 52 otages ne sont libérés que quatorze mois plus tard, débâcle diplomatique qui sonne le glas de la présidence démocrate de Carter, notamment après le fiasco de l’opération « Eagle Claw » (24-25 avril 1980) visant à exfiltrer les otages. ◗ Réponses aux questions 1. Le régime iranien n’est pas démocratique malgré la présence d’institutions élues au suffrage universel. En effet, la Constitution accorde un pouvoir de censure aux dignitaires religieux et une place centrale au Guide suprême ; ils contrôlent les pouvoirs exécutif, législatif et militaire. Sur le plan judiciaire, la loi reste rattachée à la charia. 2. Khomeiny affirme le prosélytisme de la révolution qui doit se tourner contre les ennemis de l’Iran : les adversaires extérieurs que sont les puissances occidentales et Israël mais aussi les intellectuels libéraux dont les œuvres doivent être censurées. 3. Khomeiny s’appuie sur l’unité de l’oummah, la communauté des musulmans, qui doit dépasser les clivages entre peuples et les nationalismes. Il s’appuie sur son statut de religieux chiite pour placer l’Iran à la tête du monde musulman face à des adversaires corrompus par l’Occident. 4. L’hostilité à l’égard de l’Occident est particulièrement tournée contre Israël et les États-Unis qu’il n’hésite pas à défier ouvertement par des actes hostiles comme des prises d’otages ou des attentats terroristes. 5. L’Iran s’affirme comme puissance régionale grâce au poids économique que lui donnent ses réserves pétrolières et sa situation stratégique sur le détroit d’Ormuz. Cette manne lui permet de financer divers groupes terroristes islamistes comme le Hamas et surtout le Hezbollah qui contribuent à diffuser son influence au-delà de ses frontières. La défense de l’islam est confondue avec celle de la République islamique dont le rayonnement régional s’appuie de plus en plus sur la volonté d’obtenir des capacités nucléaires. © Hachette Livre ◗ Texte argumenté L’Iran de Khomeiny est une théocratie totalitaire violemment hostile aux États-Unis et Israël. Dès 1979, Khomeiny fait la promotion d’un islamisme expansif dont l’Iran, présenté comme le modèle de l’État islamique, se doit de prendre la tête. La violence de ses discours et la répression contre les intellectuels libéraux donnent au régime une image qui inquiète l’Occident. Le prosélytisme chiite est un facteur de déstabilisation régionale car il fait redouter une contagion aux autres pays de la région. Ces inquiétudes sont à l’origine de la première guerre du Golfe, la guerre Iran-Irak (1980-1988). Grâce à la manne pétrolière, l’Iran finance des groupes terroristes comme le Hamas ou le Hezbollah. Ces mouvements prônent un islamisme radical et un nationalisme violemment antisioniste, en multipliant les attaques contre Israël, ce qui rend difficile l’instauration d’une paix durable. Depuis quelques années, l’Iran cherche ouvertement à se doter d’un arsenal nucléaire, faisant redouter le pire aux pays voisins et notamment à Israël qui se trouve à portée des missiles iraniens. Étude 6 p. 280-281 La guerre d’Irak (2003-2011) et l’impossible reconstruction irakienne ? Cette étude permet d’aborder l’influence américaine dans la région, les éléments d’une guerre asymétrique, mais aussi les difficultés à stabiliser l’Irak, territoire complexe où se concentrent nombre de facteurs de tensions du Moyen-Orient (doc. 2). L’échec de l’intervention américaine peut également être mis en relation avec la Leçon 1 pour permettre aux élèves de relever les similitudes. La lutte asymétrique devient une sorte de guerre d’usure qui se livre sur l’espace médiatique et dans laquelle la « guérilla gagne si elle ne perd pas » pour reprendre l’expression d’Henry Kissinger sur le Vietnam, situation avec laquelle l’Irak partage un grand nombre de points communs. « It won’t be another Vietnam » a déclaré Georges Bush lors de l’intervention américaine de 1991 et pourtant... Troisième guerre du Golfe, la guerre d’Irak (2003-2011) s’inscrit dans la continuité de celle de 1991 et après le conflit Iran-Irak (1980-1988). En février 1991, l’opération « Tempête du désert » balaye l’armée irakienne. Légitimée par la résolution 660 de l’ONU, cette intervention multinationale a pour finalité la libération du Koweït, occupé par l’Irak depuis le 2 août 1990. Confronté à près d’un million de soldats de 34 nations et surtout à l’impressionnante machine de guerre américaine « libérée » par une Guerre froide finissante, Saddam Hussein voit son régime sur le point de s’effondrer avec la débâcle de son armée dont les épaves calcinées jonchent la « Highway of Death », axe reliant Koweit City à Bassora. Toutefois, perçu par les Occidentaux comme un rempart contre l’Iran islamiste voisin, Saddam Hussein est maintenu en place par les alliés victorieux. L’Irak est soumis à la surveillance de la communauté internationale qui échange « pétrole contre nourriture » (résolution 986 de 1995). Exsangue et humilié, le régime de Saddam Hussein dérive vers la répression notamment contre les Kurdes qui ont été amenés à se soulever contre lui pendant la guerre mais aussi contre les opposants chiites. Abandonnant les principes laïcs du Baas, Saddam Hussein cherche à sauvegarder sa légitimité en donnant une orientation religieuse à son pouvoir. Ces évolutions expliquent en partie pourquoi - malgré la surveillance dont il fait l’objet - l’Irak de Saddam Hussein est catalogué parmi les rogue states, les « États voyous » de « l’Axe du Mal », accusés de financer le terrorisme international contre lequel l’administration de G. W. Bush s’est déclarée en guerre après les attentats du 11 septembre 2001. Présentés comme un casus belli, ces attentats légitiment du point de vue américain toute intervention militaire… La tension monte après l’échec de la commission chargée de surveiller le désarmement de l’Irak accusé de disposer et/ ou de fabriquer des armes de destruction massive. La suite est connue : recherche d’une légitimité d’une intervention auprès de l’ONU, opposition de la « vieille Europe » à la guerre, unilatéralisme et début des opérations militaires (« Iraqi Freedom ») le 20 mars 2003… Présentée comme une « guerre pour le pétrole », la guerre d’Irak exprime aussi la volonté politique des États-Unis de prendre leur distance par rapport à leurs alliés régionaux traditionnels en instaurant, en Irak, un régime arabe pro-américain. Cette politique de nation building répond à des impératifs stratégiques, dans la continuité de la doctrine Eisenhower (cf. Leçon 3), mais aussi 114 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale ◗ Réponses aux questions 1. La rapidité de la victoire militaire américaine s’explique par la décomposition du régime de Saddam Hussein, une supériorité militaire écrasante et le soutien des Kurdes. 2. La prise de Bagdad marque la chute du régime de Saddam Hussein. 3. Les Kurdes constituent l’une des principales minorités de la région, éclatée entre la Turquie, l’Iran et l’Irak. Ils revendiquent un territoire autonome dans le nord de l’Irak où se trouvent de vastes champs pétrolifères. 4. Les Américains partagent l’Irak en zones de stabilisation avant de former les cadres d’un nouveau régime irakien. Le projet se heurte aux luttes de pouvoirs entre les différentes factions sunnites et chiites mais aussi à l’action extérieure déstabilisatrice menée par l’Iran et par Al-Qaïda. 5. Les forces américaines sont confrontées à une guerre civile et à des attaques ciblées les visant. 6. L’Irak « libérée » sombre dans le chaos de la lutte entre factions cherchant à en prendre le contrôle. Après avoir maintenu plus de 150 000 soldats sur le sol irakien de 2003 à 2008, les États-Unis, confrontés au coût et à l’impopularité grandissante de leur intervention, décident de se retirer. Privé du soutien des forces armées américaines, l’Irak risque de basculer sous l’influence de l’Iran, provoquant un véritable séisme géopolitique. ◗ Texte argumenté En réponse aux attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis décident d’intervenir, sans le soutien de l’ONU, une nouvelle fois en Irak, qu’ils accusent de fabriquer des armes de destruction massive pouvant servir à de nouvelles attaques terroristes. Grâce à leur puissance de feu, ils obtiennent une victoire militaire rapide contre Saddam Hussein dont le régime s’effondre. Ce dernier est arrêté et exécuté. Toutefois, la reconstruction de l’Irak se heurte à de multiples obstacles. Diverses factions s’affrontent pour modeler à leur profit le nouvel État qui s’enfonce dans une spirale de la violence, que les Américains, confrontés à une guerre asymétrique menée par des adversaires protéiformes, ne peuvent désamorcer. Très médiatisé, le conflit devient extrêmement impopulaire aux États-Unis, ce qui amène l’administration démocrate de Barak Obama à rompre avec la politique extérieure de son prédécesseur en retirant l’armée d’Irak. Ce retrait consacre l’échec du nation building qui aspirait à créer en Irak un État arabe pro-américain. Leçon 4 p. 282-283 Le Proche et le Moyen-Orient entre montée de l’islamisme et interventionnisme américain Cette leçon permet de faire le point sur deux facteurs de tension dont les rôles se sont accrus au Proche et Moyen-Orient ces dernières années : la montée de l’islamisme et l’interventionnisme militaire américain. Elle replace dans une perspective historique plus longue et plus large les Études 5 et 6. Cette leçon montre ainsi que l’islamisme dans cette région ne s’est pas manifesté uniquement à l’occasion de la Révolution iranienne en en montrant les prodromes et d’autres formes plus radicales. Quant à l’interventionnisme américain en Irak, il est évoqué dès 1991 et est élargi à l’Afghanistan. →Doc. 1 : Dénonciation des sociétés non-islamiques, 1965. L’islamisme se présente de plus en plus comme une réponse à l’occidentalisation associée à la politique extérieure des ÉtatsUnis mais aussi comme un refus de toute ingérence ou influence étrangère. Ce tournant est pris dans les années 1960 comme en témoigne la radicalisation des Frères musulmans égyptiens et leur hostilité grandissante envers le régime de Nasser. L’évolution de la pensée de l’écrivain nationaliste Sayyit Qotb, figure indépendantiste des années 1940, traduit le passage du nationalisme vers l’islamisme. Qotb rejoint les Frères musulmans en 1953 après avoir vivement dénoncé le « vide intellectuel » caractérisant le modèle américain et la société égyptienne qui s’est éloignée de l’islam, perdant ainsi son identité. Le texte fait référence au Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 115 © Hachette Livre diplomatiques car les États-Unis se montrent de plus en plus méfiants envers l’Arabie saoudite sunnite dont certains dignitaires semblent avoir été impliqués dans les attentats du World Trade Center (de plus, Oussama Ben Laden est saoudien). Sans renoncer à son alliance avec l’État hébreu, une partie de l’administration Bush se montre favorable à l’idée de disposer d’un allié arabe et musulman, lui permettant de déployer des forces sur son sol face à l’Iran. La guerre d’Irak de 2003 à 2011 est également représentative de l’évolution que suivent nombre de conflits du Moyen-Orient. Elle commence par des opérations militaires de haute intensité qui s’achèvent officiellement le 1er mai 2003. Durant cette phase, les Américains et leurs alliés (principalement britanniques et australiens) prouvent leur écrasante supériorité sur une armée irakienne en déliquescence et assaillie sur plusieurs fronts. En effet, le gros de l’offensive est mené par les troupes stationnées au Koweït mais les États-Unis ont également mobilisé les forces kurdes (doc. 3) auxquelles ils ont promis la création d’un Kurdistan autonome au nord de l’Irak. Les Peshmergas kurdes permettent ainsi d’évoquer une question qui reste en suspens depuis la chute de l’Empire ottoman. Ensuite commence une longue phase de stabilisation, caractérisée par des affrontements asymétriques et la guerre civile opposant différentes factions au cœur d’un pays extrêmement composite (doc. 2 et doc. 5). L’Irak est partagé en trois zones de stabilisation. Les plus stratégiques et riches en pétrole sont occupées par les Américains et les Britanniques alors que le reste du territoire est confié aux Kurdes ou aux autres pays membres de la coalition (parmi lesquels de nombreux États d’Europe de l’Est soucieux d’afficher leur « atlantisme »). Le texte d’Yves Lacoste permet de présenter les différentes difficultés auxquelles sont confrontés les Américains et leurs alliés et notamment l’omniprésence des IED (Improvised Explosive Device ou Engins Explosifs de Circonstance) dont le repérage nécessite la mobilisation constante d’équipes de démineurs. Après avoir totalement désarmé la police et l’armée irakiennes, les États-Unis reviennent sur cette erreur qui a conduit à une montée de l’insécurité en entreprenant une « irakisation » des forces de sécurité. La présence d’Al-Qaïda est aussi un facteur d’instabilité mais il convient de ne pas en exagérer l’ampleur dans la mesure où la tentative de contrôle des insurgés irakiens par l’organisation terroriste échoue : son principal agent, le Jordanien Al-Zarkaoui, est éliminé en juin 2006. Loin d’apaiser les tensions, l’exécution de Saddam Hussein, le 30 décembre 2006, s’accompagne d’une montée de l’activisme chiite. Cette flambée insurrectionnelle trouve ses origines dans les rapports de force entre factions qui cherchent à s’imposer dans le nouvel ordre américain mais aussi dans l’influence iranienne. La médiatisation du conflit et surtout des dérives des forces d’occupation/stabilisation (excès des mercenaires des sociétés militaires privées, scandale de la prison d’Abou Graïb en 2004…) a rendu le conflit extrêmement impopulaire. En 2009, l’arrivée du démocrate Obama à la Maison-Blanche marque un changement radical de politique avec le début du retrait des troupes (doc. 6). Le 17 décembre 2011, les derniers soldats américains quittent l’Irak, laissant le pays en proie aux incertitudes et consacrant l’échec du nation building : c’est « la défaite du vainqueur », comme l’écrit Jacques Baud, spécialiste du renseignement et du terrorisme. Au total, la guerre d’Irak a coûté la vie à près de 4 800 soldats américains et à plus de 100 000 Irakiens. concept de « Jahiliya », « l’ignorance antéislamique » dont il faut sortir en renversant les élites au pouvoir pour mettre en place une société plus équitable basée sur le Coran dans lequel se trouvent toutes les réponses au déclin du monde arabe. ◗ Réponse à la question 1. Cet islamisme radical est violemment hostile à toute forme de gouvernement ne reposant pas sur le Coran. Il est marqué par l’antisionisme, le refus de la démocratie et de tout autre modèle politique. Il s’attaque aux régimes occidentaux et aux États arabes modernes dont il dénonce une sorte de corruption morale liée à l’influence étrangère. →Doc. 2 : L’Afghanistan, une mosaïque de tensions. L’islamisme se diffuse à l’ensemble du monde musulman, notamment au travers des appels au djihad, à la guerre sainte, en Iran mais aussi en Afghanistan après l’invasion soviétique de 1979. L’Afghanistan voit apparaître une forme particulièrement brutale de fondamentalisme portée par les Talibans, soutenus par le Pakistan, qui placent le pays au ban de la communauté internationale mais aussi au cœur de l’actualité en hébergeant les principaux chefs d’Al-Qaïda. Cette carte permet de comprendre en quoi les facteurs de tensions imbriquées (mosaïque ethnique, islamisme, trafic de drogue, zones grises…) expliquent les difficultés des forces internationales pour stabiliser la situation d’un pays au bord de l’effondrement. Signe de la complexité géopolitique du dossier afghan, il est à noter que l’Iran n’a pas apporté un soutien inconditionnel aux Talibans. De nombreux accrochages ont eu lieu entre les gardes-frontières iraniens et les trafiquants. →Doc. 3 : L’assassinat de Sadate, 6 octobre 1981. La brutalité de la répression syrienne est proportionnelle à l’inquiétude des dirigeants arabes face à la menace d’un islamisme de plus en plus violent. Le 6 octobre 1981, le président égyptien Anouar al-Sadate est victime d’un spectaculaire attentat. Prix Nobel de la paix suite aux accords de Camp David, Sadate paye de sa vie la normalisation des relations entre l’Égypte et Israël, perçue comme une trahison par les islamistes. →Doc. 4 : Tensions en Syrie avec les Frères musulmans, 1980. La montée de l’islamisme coïncide avec les cuisantes défaites arabes face à Israël en 1967 et 1973 qui sont interprétées par les islamistes, en Égypte et en Syrie notamment, comme une punition divine contre des États qui se sont éloignés de l’islam. En novembre 1970, Hafez al-Assad a pris le pouvoir en Syrie et lancé une politique dite de « rectification », moins socialiste que ses prédécesseurs du Baas. Appartenant à la communauté alaouite, il est rapidement confronté à une opposition de plus en plus radicale, orchestrée par les Frères musulmans, qui se généralise dans les villes du Nord (Alep, Homs, Hama principalement) et culmine le 8 mars 1980, jour anniversaire de la prise du pouvoir par le Baas. C’est dans ce contexte qu’Hafez al-Asad s’affirme comme le seul garant de l’unité nationale et défenseur de l’islam. Il annonce aussi une implacable répression, qui atteint son paroxysme en février 1982 avec la destruction totale de la ville insurgée de Hama (près de 15 000 morts). Trente ans plus tard, son fils mène une politique semblable en pilonnant impitoyablement Homs. © Hachette Livre Histoire des Arts p. 284-285 Les World Press Photo Awards Le Moyen-Orient est associé à la guerre, à la souffrance, à la mort et à l’humiliation des vaincus, thèmes qui se retrouvent dans ces photographies de presse distinguées par la communauté des photoreporters mais aussi dans les autres photographies du chapitre. Elles permettent aux élèves de réfléchir sur leur construction et sur l’image qu’elles donnent de la région dans l’actualité des conflits. →Doc. 1 : Peter Skingley : soldats israéliens et prisonniers égyptiens dans le Sinaï durant la guerre des Six-Jours, 1967. La photographie illustre l’avancée victorieuse de Tsahal traversant le Sinaï égyptien dans les premières heures décisives de la guerre des Six-Jours, en juin 1967. En quelques jours, l’armée israélienne, qui dispose d’une supériorité aérienne totale, fait plus de 4 000 prisonniers. →Doc. 2 : Françoise Demulder : réfugiés palestiniens à Beyrouth (Liban). Françoise Demulder photographie les civils au cœur de la tourmente. La Quarantaine est un quartier précaire de Beyrouth où s’entassent près de 30 000 réfugiés palestiniens. En 1975, le Liban sombre dans la guerre civile entre populations chrétienne et musulmane. Le 12 février 1976, le quartier est pris d’assaut par les phalanges (milices) chrétiennes qui chassent les Palestiniens avant de raser leurs habitations. →Doc. 3 : David Turnley : soldats américains victimes de « tirs amis » lors de la guerre du Golfe, 1991. Le cliché est pris le dernier jour de l’opération « Tempête du désert », le 28 février 1991, à bord d’un hélicoptère sanitaire qui évacue des soldats américains, victimes d’un « tir ami ». Sur les 148 pertes américaines enregistrées lors des six semaines de combats contre l’armée irakienne, 35 sont liées au « tir ami ». Ces tragiques erreurs d’identification sont en grande partie dues à une confiance excessive accordée à la technologie : les pilotes engagent des cibles trop éloignées pour qu’ils aient un contact visuel. ◗ Réponses aux questions 1. La première vue est une photographie plongeante en noir et blanc d’un convoi militaire israélien traversant le Sinaï pendant la guerre des Six-Jours en juin 1967. Elle a été prise depuis un véhicule du convoi en route vers le front au moment où celuici croise des prisonniers égyptiens envoyés vers l’arrière. Le cadrage met l’accent sur la file quasiment ininterrompue des véhicules militaires de Tsahal. Également en noir et blanc, la deuxième photographie est une vue horizontale prise en 1976 pendant la guerre civile du Liban. La photographie est assombrie par la fumée des habitations palestiniennes en flammes. Le cadrage met l’accent sur la confusion et le chaos en plaçant au centre de l’image une famille qui s’enfuit et une femme au désespoir visible. La composition met en valeur l’arme que brandit le milicien libanais. Seule photographie en couleur, le troisième document est un plan horizontal de soldats américains pendant la guerre du Golfe de 1991. La photographie a été prise à bord d’un hélicoptère évacuant des blessés. 2. Le document 1 place au premier plan des soldats israéliens souriants sur la route de la victoire traversant le désert. Sur la droite, au second plan, un camion transporte des prisonniers égyptiens désarmés et dévêtus. Au 1er plan du document 2 se trouve un milicien en armes. Au second plan, une femme lui fait face, les bras écartés dans un signe de désespoir et d’impuissance face au chaos qui les entoure. Une famille fuit un arrière-plan dominé par les flammes et la destruction. Le document 3 place au premier plan un soldat blessé, en pleurs, assis sur le sol d’un hélicoptère qui l’évacue ainsi que d’autres soldats. Á ses côtés, légèrement en retrait, se trouve un autre soldat blessé à la tête. Sur la droite, un homme d’équipage finit d’arrimer la civière transportant la dépouille d’un troisième soldat tué par un tir fratricide. Á l’arrière-plan, comme indifférent à la souffrance qui l’entoure, un autre homme d’équipage complète une check-list. L’arrière-plan montre l’intérieur chaotique 116 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale de l’hélicoptère où des sacs pendent des bastingages. L’ensemble de la photographie est rendu confus par la superposition des verts des treillis. 3. Le document 1 crée un vif contraste entre la joie des vainqueurs et l’humiliation des vaincus entassés dans un camion. Dans le document 2, le milicien en armes semble écraser de toute sa stature les Palestiniens en fuite. Anonyme, le dos tourné à l’objectif, il semble incarner une sorte de divinité guerrière qu’implore en vain la Palestinienne. La 3e photographie met en valeur la souffrance et les blessures des soldats d’une armée pourtant invincible. Le contraste est dans le tacite : l’armée américaine écrase ses adversaires mais, sur ce cliché, des hommes souffrent et meurent dans l’espace exigu et confus d’un hélicoptère. Le sac mortuaire semble n’être qu’un paquet parmi les autres paquetages et débris humains qu’il transporte. 4. Á l’exception des sourires des soldats israéliens victorieux, les autres clichés évoquent la peur et l’humiliation des prisonniers égyptiens, l’angoisse et le désespoir des Palestiniens fuyant devant les milices chrétiennes et la souffrance des soldats blessés physiquement et moralement. Les choix esthétiques influencent le spectateur en suscitant notamment sa sympathie envers les Palestiniens exilés ou les soldats américains blessés. Les émotions intenses véhiculées par ces clichés sont associées à la violence extrême de la guerre, laquelle s’est toutefois banalisée du fait de son omniprésence médiatique. Ce constat peut alimenter une réflexion sur l’esthétique de la violence. 5. Les trois clichés illustrent toutes les postures du combattant : victorieux dans les clichés 1 et 2, prisonnier dans le cliché 1, blessé ou mort dans le cliché 3. 6. Ces photographies illustrent les conflits couverts par les journalistes en fournissant des images de guerre aux médias, qui montrent des moments décisifs chargés d’émotion. 7. Le premier et le troisième clichés renvoient à des conflits de haute intensité alors que le deuxième fait référence à une guerre civile. Á partir de 1973, l’échec des armées arabes sur la question de la Palestine ouvre la porte à des négociations en vue de la paix. • 3e partie : La paix impossible (depuis 1973) ? Pourtant, malgré des efforts, une résolution de paix semble difficile. 1. Des tentatives de paix – Accords de Camp David (1978) – Accords d’Oslo (1993) : définition de territoires palestiniens et d’une Autorité palestinienne 2. Mais des éléments de tension demeurent empêchant la conclusion d’une paix durable – Terrorisme et guérilla des organisations palestiniennes, Intifada – Parti islamiste : Hamas palestinien avec soutien extérieur (syrien, iranien) – Développement de colonies juives en Cisjordanie Sujet en autonomie - Le Moyen-Orient, une région de conflits aux enjeux stratégiques depuis les années 1970 Problématique : Quels sont les facteurs de conflits au MoyenOrient depuis les années 1970 ? Plan I. Des facteurs durables de tensions régionales 1. Des frontières non acceptées 2. Des lieux saints convoités par des communautés différentes 3. L’or noir au cœur des conflits II. La montée de l’islamisme et ses conséquences 1. La Révolution islamique en Iran et ses conséquences 2. La recherche de la déstabilisation par le terrorisme international III. Des enjeux géostratégiques entre des puissances extérieures à la région 1. Un terrain d’affrontement entre les grandes puissances durant la Guerre froide 2. L’interventionnisme occidental après 1991 ◗ Étude de document(s) p. 288-293 ◗ Composition Sujet guidé - La Palestine, un foyer de conflits au Proche-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale 4. Développer le sujet • 2e partie : Les guerres israélo-arabes (1949-1973) Á partir de 1949, les conflits se multiplient dans la région et prennent une double dimension, à la fois régionale et internationale. 1. Des guerres de dimension régionale – Panarabisme et sionisme : des nationalismes régionaux – Nasser, Ligue arabe, Ben Gourion : des acteurs régionaux – La question palestinienne, le Sinaï enjeu territorial : des enjeux régionaux – La guerre des Six-Jours (1967) et la guerre du Yom Kippour (1973) : une dimension régionale de ces conflits armés de haute intensité ; conquêtes du Golan et de la Cisjordanie, bataille et annexion de Jérusalem 2. Une internationalisation des conflits – 1956, la crise de Suez, la guerre des Six-Jours (1967), la guerre du Yom Kippour (1973) et l’arme pétrolière : des enjeux internationaux et de Guerre froide – Rôle régional de la France et du Royaume-Uni, rôle régional des États-Unis et de l’URSS, résolution 242 de l’ONU (1967), l’OPAEP : des interventions extérieures Sujet guidé - Le Moyen-Orient, une région stratégique à l’échelle internationale Présentation Il s’agit d’un texte officiel dont l’auteur est Eisenhower, qui vient d’être réélu à la présidence des États-Unis. Cette déclaration du 5 janvier 1957 donne les orientations futures de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient. Elle est destinée au Congrès américain, qui contrôle la politique étrangère du gouvernement et vote l’octroi des crédits. Les Américains commencent à s’intéresser à la région après 1945, notamment en Arabie saoudite. Mais les Européens aussi s’efforcent de maintenir leur présence dans la région. La France et la Grande-Bretagne contrôlent le canal de Suez. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, le Proche et le Moyen-Orient occupent une place-clé dans la production mondiale de pétrole. Le contrôle des zones de production, mais aussi les lieux de passage stratégiques deviennent dès lors un objectif essentiel de la politique étrangère des puissances industrielles. Á partir de ce document nous étudierons pourquoi le MoyenOrient apparaît comme une région stratégique à l’échelle internationale. Il convient d’abord d’en mesurer les enjeux économiques, politiques et religieux. Puis, il faudra comprendre pourquoi l’interventionnisme des États-Unis s’est accru après 1957. • Le Moyen-Orient est une région stratégique à plusieurs titres. La région abrite de nombreux Lieux saints ; en effet, « Le MoyenOrient est le berceau des trois grandes religions mahométane, Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 117 © Hachette Livre Prépa Bac © Hachette Livre chrétienne et judaïque. La Mecque et Jérusalem sont autre chose que des lieux géographiques ». Ainsi, Jérusalem est dite « trois fois sainte » car elle appartient au patrimoine des trois monothéismes : centre spirituel et foyer religieux pour le judaïsme avec le mur Occidental ; lieu de la Passion de Jésus pour le christianisme et pour l’islam, Jérusalem serait l’endroit où la tradition localise les songes de Mahomet. La Mecque et Médine jouent un rôle essentiel autour des combats de Mahomet pour imposer l’islam dans la péninsule arabique. Les enjeux politiques dans la région s’articulent autour de rivalités de puissances dans le cadre de la Guerre froide. Au nom des États-Unis, Eisenhower s’appuie sur la menace que représente le « matérialisme athée » de l’URSS pour combattre son influence au Moyen-Orient. La signature du Pacte de Bagdad en 1955 sous l’impulsion des États-Unis est clairement tournée contre cette puissance rivale. En 1956, lors de la crise de Suez, la volonté de ces deux superpuissances d’étendre leur influence au Moyen-Orient les pousse à faire pression sur la France et la Grande-Bretagne pour qu’elles mettent un terme à leurs interventions militaires. Les enjeux économiques sont tels que la région attise la convoitise des puissances occidentales attirées par les « gisements de pétrole ». Dès le début du xxe siècle, les Britanniques obtiennent des droits d’exploitation en Iran, Irak, puis dans les Émirats du Golfe persique. Les Américains commencent à s’intéresser à la région après 1945, notamment en Arabie saoudite. Leur politique repose sur deux axes : contrôler la mise en valeur de la production pétrolière du Proche-Orient et préserver les droits de concession des Américains. Cette exploitation se fait par le biais des Majors qui prennent des participations majoritaires dans les sociétés pétrolières et obtiennent des concessions dans la région, en échange de royalties. Jusque dans les années 1970, alors que la production du Proche et du Moyen-Orient représente 37 % de la production mondiale, ces sociétés d’exploitation sont principalement américaines (Standard Oil, Texaco, Mobil) ou européennes (British Petroleum, Royal Dutch Shell). Ces intérêts contribuent à créer des tensions au Moyen-Orient. Ainsi en Iran, alors que les concessions pétrolières étaient exploitées par l’Anglo-Iranian Company, dont le principal actionnaire était l’État britannique, le Shah décide en 1951 de nationaliser toute l’industrie pétrolière et Mossadegh, qui a joué un rôle-clé dans cette mesure, devient Premier ministre. Deux ans plus tard, les services secrets américains et britanniques appuient un coup d’État qui le renverse. • La doctrine Eisenhower se situe dans le prolongement de la doctrine Truman. En effet, les « programmes d’assistance militaire et de coopération » rappellent le soutien économique et financier que Truman jugeait indispensable à la stabilité économique et politique des pays européens libérés du joug nazi mais détruits et ruinés. En 1945, les États-Unis mobilisent leurs dollars et leurs armées pour assurer leur redressement par le plan Marshall et le pacte Atlantique. Mais l’interventionnisme américain répond aussi à une politique de puissance qui ne prend pas en compte uniquement les intérêts des États ou des populations de cette région. Il s’agit de s’assurer une présence politique dans une région qui est aussi convoitée par l’URSS, l’autre superpuissance de cette période. Il répond aussi au souci économique de s’approvisionner en pétrole. C’est pourquoi, après la crise de Suez en 1956, qui montre l’intérêt stratégique du canal et le danger d’une prise de contrôle de celui-ci par des alliés de l’URSS (en l’occurrence ici l’Égypte de Nasser), les États-Unis décident de renforcer leur intervention au Moyen-Orient. Lors des guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, ils soutiennent Israël, alors que l’URSS livre des armes aux États arabes de la région. En 1979, la Guerre froide gagne l’Afghanistan, où les Soviétiques interviennent militairement pour soutenir un régime prosoviétique installé à Kaboul, contre des moudjahidines montagnards, armés par les États-Unis. Enfin, le contrôle des ressources pétrolières jouent un rôle essentiel dans les interventions américaines lors des deux guerres du Golfe (1991 et 2003). Sujet en autonomie - Le Proche-Orient et le Moyen-Orient, une région convoitée Présentation Il s’agit d’un discours adressé par Nasser à N. Khrouchtchev alors que celui-ci se rend au Caire en 1964. Khrouchtchev est le secrétaire du PCUS qui ouvre la période de coexistence pacifique avec l’autre superpuissance de la Guerre froide, les États-Unis, tout en s’efforçant d’étendre la zone d’influence du communisme. Les liens entre l’Égypte et l’URSS ne sont pas nouveaux : en 1952, des militaires égyptiens renversent la monarchie pro-britannique du roi Farouk et installent un gouvernement soutenu par l’URSS. Nasser est qualifié de raïs (président) de l’Égypte en 1954, il devient l’un des principaux leaders panarabes en 1956 en nationalisant le canal de Suez et grâce au soutien soviétique. Cette période correspond à la volonté des pays producteurs de pétrole de récupérer la propriété de leurs ressources naturelles en nationalisant les gisements. La création de l’OPEP en 1960 s’inscrit aussi dans cette perspective. • Les luttes d’influence se traduisent dans plusieurs domaines. – Luttes d’influence dans le domaine militaire : volonté des puissances d’établir des bases et de fournir les États de la région en armement. L’auteur évoque les tentatives avortées des ÉtatsUnis pour installer des bases militaires dans les pays arabes. Il souligne aussi le soutien logistique des États-Unis à Israël avec la présence de « base hostile ». – Luttes d’influence dans le domaine économique avec la volonté officielle d’œuvrer pour le développement : les puissances rivalisent pour équiper les pays de la région en infrastructures à l’instar du barrage que l’URSS se propose de construire en Égypte. • Luttes d’influence qui atteignent leur paroxysme lors des crises dans la région. – La création de l’État d’Israël en 1948 avec le soutien des puissances occidentales (« les forces impérialistes avaient établi, au milieu de la terre arabe, une base hostile menaçant sa sécurité »). – La crise du canal de Suez en 1956 et le soutien de l’Union soviétique « aux côtés du peuple égyptien dans sa confrontation aux agressions des impérialistes qui voulaient envahir son ciel et ses côtes, lui arrachant son canal ». • Mais ces luttes d’influence pour contrôler le Proche et le Moyen-Orient présentent des limites. – Certains pays s’inscrivent dans une politique de non-alignement, le « non engagement ». Nasser et Nehru en sont les principaux leaders. – Les pays qui profitent de l’aide d’une des superpuissances ne tardent pas parfois à leur reprocher un « néocolonialisme ». • Néanmoins, la position de Nasser n’est pas sans ambiguïté. En effet, en précisant son orientation socialiste à partir de 1962, l’Égypte devient, avec l’Inde, le pays du tiers-monde le plus aidé par l’URSS, militairement et économiquement, ce qui tend à nuancer la notion de « non-engagement ». Sujet en autonomie - La difficile reconstruction irakienne Présentation Le premier document est l’extrait d’un article paru dans le Washington Post en avril 2003 écrit par Rajiv Chandrasekaran. Le deuxième document est un dessin de presse paru dans The Economist à Londres en 2003. 118 • Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • Les enjeux majeurs dans le cas de l’Irak visent d’abord à contrôler les ressources pétrolières mais aussi à contrebalancer la position de l’Iran dans la région. • Mais ces mesures rencontrent des limites à plusieurs niveaux. Certes, le renversement de la dictature de Saddam Hussein a rencontré l’assentiment d’une grande partie des populations locales mais le pays reste très divisé entre communautés. De plus, la présence occidentale heurte les sentiments religieux et nationalistes. Or, pour ces « bataillons de religieux, de cheikhs et de dirigeants de l’opposition (…) [qui] se sont emparés sans aucune permission du pouvoir, la présence des Américains et de leurs alliés s’apparente à une force d’occupation ». C’est pourquoi, après avoir remporté une victoire militaire, les Américains et leurs alliés britanniques, à l’image des deux soldats qui y sont « jusqu’au cou », s’embourbent dans une paix qu’ils ont du mal à enraciner et qui laisse présager qu’une nouvelle poudrière est en train de se former. En effet, les « imams et cheiks » tendent à contrôler le pays et à « réislamiser » la société irakienne. © Hachette Livre Cette année correspond à l’intervention d’une coalition armée d’États dirigés par les États-Unis en Irak. Ces derniers souhaitent renverser Saddam Hussein, accusé de fabriquer des armes de destruction massive, et affirment vouloir stabiliser et reconstruire un pays pacifié selon les principes du nation building. Néanmoins, les difficultés se multiplient et perdurent comme le soulignent les deux documents. • Les mesures des États-Unis et de leurs alliés, dont les Britanniques, sont multiples en vue de réaliser le nation building : – donner à l’opposition de Saddam Hussein les moyens militaires de le combattre, en particulier aux « religieux, de cheikhs et de dirigeants de l’opposition » ; – envoyer des « militaires et des équipes civiles » pour assurer une formation et l’encadrement d’après-guerre, en particulier pour donner au gouvernement d’intérim les moyens de se stabiliser. Cette théorie géopolitique a été développée par les néo-conservateurs américains et repose sur l’idée selon laquelle une puissance extérieure peut animer la recomposition politique, économique et militaire d’un État dans le but de s’en faire un allié. Chapitre 8 - Un foyer de conflits : le Proche et le Moyen-Orient depuis la fin de la Première Guerre mondiale • 119 4 Les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours 9 Gouverner la France depuis p. 296-327 Thème 4 – Les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours Question Mise en œuvre L’échelle de l’État-nation Gouverner la France depuis 1946 : État, gouvernement et administration. Héritages et évolutions. ◗ Nouveauté du programme de terminale « Gouverner la France depuis 1946 » est un thème nouveau. Dans les anciens programmes de classes de terminale, la France de la seconde moitié du xxe siècle faisait l’objet de plusieurs chapitres consacrés à la vie politique mais qui n’interrogeaient pas le fait même de gouverner, ce qui implique désormais une attention accrue aux formes mais aussi aux pratiques de gouvernement. Ce chapitre doit donc dépasser le récit chronologique des régimes politiques pour mettre en lumière la composition du personnel politique et la nature des choix gouvernementaux. ◗ Problématiques scientifiques du chapitre Le titre du chapitre, « Gouverner la France depuis 1946 », mobilise des notions souvent plus familières aux juristes et aux politistes qu’aux historiens. Une telle thématique permet toutefois de mettre en lumière le renouveau de l’histoire de l’État en France. Étudier l’État en historien implique de ne pas se cantonner à un énoncé juridique mais à prendre en compte les évolutions chronologiques, à relier l’histoire de l’Administration aux soubresauts de la vie politique mais aussi à l’histoire économique et sociale. Les réformes des retraites ou de la Sécurité sociale s’expliquent par les mutations démographiques et économiques, même si elles relèvent aussi, in fine, de choix politiques. ◗ Quelques notions-clés du chapitre © Hachette Livre • Administration : le terme d’« administration » recouvre deux significations. Il désigne en effet tout à la fois une activité et une catégorie de personnels. En France, le personnel de l’administration relève de la fonction publique, elle-même subdivisée en trois corps distincts : la fonction publique d’État, la fonction publique hospitalière et la fonction publique territoriale. Dans le cas du présent chapitre, l’intitulé « Gouverner la France » implique de centrer l’attention sur la haute administration et notamment sur ses liens avec le politique. • Politique publique : la notion de politique publique est essentiellement familière aux politistes. Elle peut se résumer comme un ensemble de mesures concrètes, qui comporte des décisions de nature plus ou moins autoritaire, s’inscrit dans un cadre général d’action, implique des modifications dans la vie d’un public et doit avoir des buts définis (Y. Mény, J.-C. Thoenig, Politiques publiques, PUF, 1989). Son objet peut être culturel, social ou politique. Elle fait principalement l’objet des Études 4 et 5, et de la Leçon 3 mais trouve également un prolongement dans la page Histoire des Arts. • Gouvernement/Gouvernance : appliquée à la politique, la notion de gouvernance est essentiellement issue du vocabulaire anglo-saxon, malgré de lointaines origines françaises. Son usage s’est diffusé en France à l’extrême fin du xxe siècle. La gouvernance est pensée comme une manière, non dénuée de connotations morales, de gérer les affaires publiques dans un 120 • Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 souci de transparence et de recherche du consensus. Elle est employée par de nombreux dirigeants, de Barack Obama lors de son voyage en Afrique en 2009 à Jean-Pierre Raffarin (devenu ensuite Premier ministre) qui en fait le titre d’un ouvrage (Pour une nouvelle gouvernance, L’Archipel, 2001). D’après Philippe Moreau Defarges (La Gouvernance, PUF, 2003), « les notions de gouvernement et de gouvernance sont connexes. Leur domaine d’action est le même : l’organisation et la gestion des structures collectives (entreprises, États, organisations internationales) ». Ce qui les sépare notamment c’est leur fonctionnement : « un gouvernement est un organe institutionnel. Installé au sommet de la hiérarchie étatique, il donne des ordres qui descendent de haut en bas de l’échelle sociale. La gouvernance n’est pas une entité, c’est un système rejetant toute hiérarchie ». Les décisions sont le résultat d’une négociation globale à laquelle participent de multiples acteurs sans lien hiérarchique entre eux. ◗ Débat historiographique Modèle français : choisir l’exemple de la France suppose une exemplarité ou une originalité du mode de gouvernement de ce pays depuis 1946. L’expression qui vient rapidement à l’esprit est donc celle de « modèle français ». Celui-ci peut se définir comme un système où l’État assure un rôle moteur dans les choix économiques et où son action politique est mâtinée de protection sociale. Ce modèle français, élaboré pour l’essentiel dans l’élan de la Libération, s’est principalement cristallisé durant les Trente Glorieuses. Depuis la crise économique des années 1970, il est régulièrement remis en question. Le modèle français s’appuie, dès la période 1944-1946, sur un compromis entre l’État et les groupes sociaux qu’il associe à la gestion du modèle (R. Kuisel, Le Capitalisme et l’État en France : modernisation et dirigisme au xxe siècle, préface de J.-N. Jeanneney, Gallimard, 1984). Les caisses de Sécurité sociale sont cogérées par des représentants des salariés. Les entreprises qui font l’objet d’une appropriation collective sont déclarées nationalisées, et non étatisées, pour marquer cette volonté de participation de la société aux orientations de l’économie. L’État renforce peu à peu son emprise sur ce processus, animé par une élite technocratique issue de manière croissante de son école phare de formation (l’ENA). L’intervention de l’État se déploie alors dans tous les secteurs de l’économie et de l’administration du territoire (plan Jeanneney en 1960, lois d’orientation agricole de 1960 et 1962, création de la DATAR en 1964, schéma directeur d’aménagement urbain de la région parisienne en 1965, plan Calcul de 1966 pour l’informatique…). Les limites de l’État sont toutefois atteintes lorsque la crise se développe dans les années 1970, malgré de nombreuses interventions destinées à sauver ce qui peut l’être (E. Cohen, L’État-brancardier : politiques du déclin industriel, 1974-1984, Calmann-Lévy, 1989). Les ◗ Bibliographie sélective et sitographie Ouvrages M.-O. Baruch, Servir l’État français. L’Administration en France de 1940 à 1944, Fayard, 1997. M.-O. Baruch, V. Duclert (dir.), Serviteurs de l’État, une histoire politique de l’Administration française 1875-1945, La Découverte, 2000. M. Bernard, Histoire politique de la Ve République, Armand Colin, 2008. J.-L. Bodiguel, M.-C. Kessler, L’École nationale d’administration, préface de M. Debré, Presses de la FNSP, 1978. D. Chagnollaud, Le Premier des ordres. Les hauts fonctionnaires (xviiie-xxe siècles), Fayard, 1991. D. Chagnollaud, J.-L. Quermonne, Le Gouvernement de la France sous la Ve République, Fayard, 1996. P. Gauchon, Le Modèle français depuis 1945, PUF, 2008. P. Poirrier, L’État et la culture en France au xxe siècle, Librairie Générale Française, 2006. P. Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme, Seuil, 2004. Sites internet http://www.assemblee-nationale.fr/ http://www.gouvernement.fr/gouvernement/etat-et-collectivites http://www.service-public.fr : site de l’administration française. http://www.senat.fr/ Introduction au chapitre p. 296-297 Il s’agira ici d’expliquer le choix des problématiques (quelles notions-clés interrogent-elles ? pertinence par rapport au programme ? écueils à éviter…), d’expliquer le choix des 2 documents d’ouverture (contextualisation, intérêt pédagogique de leur confrontation : révéler une évolution, une opposition, une complémentarité, une rupture/continuité), de présenter l’intérêt de la frise au regard du chapitre (choix de la périodisation, des entrées thématiques). Les deux photographies qui servent de documents d’ouverture illustrent tout à la fois le rôle prépondérant du chef de l’État dans les institutions politiques de la Ve République et la variété des domaines d’intervention de l’État en France. →Doc. 1 : Le président de la République, Charles de Gaulle, et le ministre de la Culture, André Malraux, inaugurent la maison de la Culture de Bourges en 1965. La maison de la Culture de Bourges, inaugurée dès 1964, est l’objet d’une nouvelle inauguration en présence du chef de l’État en 1965. Elle témoigne de l’intérêt accordé par le gouvernement français à une politique culturelle ambitieuse. →Doc. 2 : Le président de la République, Jacques Chirac, accompagné du Premier ministre, Lionel Jospin, du ministre de la Défense et des chefs d’état-major, passe en revue les troupes, le 14 juillet 1999. Ce document présente un défilé du 14 juillet, manifestation traditionnelle de l’attachement montré par la France à son armée. Celui de 1999 a lieu en période de cohabitation et illustre aussi la hiérarchie visible pour l’occasion entre le président de la République, chef des armées, et le Premier ministre, qui marche en retrait du chef de l’État. →Frise La frise prend le parti de distinguer deux périodes dans l’intervention de l’État en matière économique et sociale. De la Libération aux années 1980, l’État est le moteur de la planification économique et le maître d’œuvre de la protection sociale. Il intervient directement dans la gestion des entreprises par des opérations de nationalisation. Les années 1980, avec la succession rapprochée des dernières nationalisations et des premières privatisations, l’insertion de plus en plus forte dans la construction européenne (Acte unique en 1986) et la décentralisation marquent une érosion du pouvoir de l’État, qu’il convient toutefois de ne pas exagérer puisque de multiples mesures (35 heures, RSA…) illustrent sa participation toujours possible aux choix économiques et sociaux. Repères p. 298-301 La vie politique française depuis 1946 La lecture des pages « Repères » semble nécessaire pour des élèves n’ayant pas eu de cours construit de façon chronologique sur les régimes politiques de la France depuis 1946. Un premier temps consacré au GPRF (Gouvernement provisoire de la République française) permet de resituer le contexte des grandes réformes entreprises en 1944-1946. La succession des régimes politiques puis des présidents de la République et des gouvernements a donc été adoptée comme moyen commode de livrer aux élèves quelques repères chronologiques clairs (cf. frise). Le document 3 et la ventilation des groupes de plusieurs législatures (doc. 2, 4, 5 et 6) peuvent permettre à l’enseignant de brosser un rapide tableau des forces politiques en France, en liaison avec la Leçon 2 éventuellement. Étude 1 p. 302-303 Le chef de l’État : de la magistrature suprême à l’hyper présidence ? En France, la fonction de chef de l’État connaît durant la période considérée des changements profonds. À la différence de la plupart des pays européens, le chef de l’État intervient de manière importante dans le gouvernement de la nation. C’est pourquoi il semble logique d’ouvrir par une étude sur le président de la République le chapitre intitulé « Gouverner la France depuis 1946 ». →Doc. 1 : Des pouvoirs présidentiels limités, selon Vincent Auriol. Vincent Auriol, militant socialiste de longue date, ancien ministre du Front populaire, est élu président de la République en 1947. Il tient durant son septennat un journal sur ses activités présidentielles. Cette source précieuse ne contient pas nécessairement de longues réflexions sur l’exercice de sa fonction mais de nombreuses annotations concrètes qui permettent d’en dessiner les Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 • 121 © Hachette Livre années 1980 marquent la remise en question du modèle, en raison de la diversification de la pensée politique et économique de la gauche, avec l’émergence d’une deuxième gauche, moins jacobine en matière administrative mais aussi moins dirigiste, l’influence du libéralisme refondé outre-Manche et outre-Atlantique (Margaret Thatcher et Ronald Reagan sont des exemples observés par le gouvernement Chirac de 1986) et enfin l’intégration européenne croissante, qui conduit François Mitterrand à choisir le tournant de la rigueur plutôt que le repli sur un modèle national plus singulier. Les politiques conduites par les gouvernements, quelles que soient leur orientation et leurs différences, s’inscrivent dès lors dans une logique d’ouverture économique et d’érosion du poids de l’État (par le biais des privatisations notamment). L’influence du modèle français perdure essentiellement dans le maintien d’une protection sociale de qualité, dont les gouvernements successifs tentent d’assurer le financement (Michel Rocard institue la CSG, Contribution Sociale Généralisée, en 1991, Alain Juppé le RDS, Remboursement de la Dette Sociale, en 1996), voire d’étendre la portée (Lionel Jospin met en place la CMU, Couverture Maladie Universelle, en 1999). contours. Les trois extraits regroupés ici tracent les limites assignées par Vincent Auriol au pouvoir présidentiel. →Doc. 2 : Vincent Auriol tentant de trouver un chef de gouvernement. Sennep est l’un des plus fameux caricaturistes de la presse conservatrice. Après avoir dessiné pour un journal d’extrême droite durant les années 1930, il s’est engagé dans la Résistance et partage durant la IVe République la critique gaullienne des partis politiques. Il est donc logique de retrouver ici son humour ravageur sur l’instabilité ministérielle. Cette caricature illustre la difficulté pour le chef de l’État de trouver un président du Conseil capable d’obtenir la confiance de l’Assemblée et de gouverner dans la durée. Au-delà de la caricature, ce dessin illustre aussi une relative marge de manœuvre d’un chef de l’État qui, arbitre suprême, peut jouer avec les étiquettes politiques (ici de la SFIO au MRP et aux radicaux-socialistes) et les rivalités individuelles. Le phénomène n’est pas nouveau puisque Jules Grévy en usait déjà à l’encontre de Léon Gambetta… →Doc. 3 : La prépondérance du président selon Charles de Gaulle. Charles de Gaulle, président de la République depuis 1959 (il fut élu en 1958 mais sa prise de fonction date de 1959), affectionne particulièrement l’exercice de la conférence de presse (cf. chapitre 4, Leçon 2 doc. 2). Il expose en janvier 1964 sa conception du rôle (étendu) du chef de l’État. →Doc. 4 : « La cohabitation », caricature de Plantu. Plantu est l’un des plus célèbres caricaturistes de la presse française. Depuis 1985, un dessin de lui orne quotidiennement la une du journal Le Monde. En novembre 1986, il choisit de montrer la relative impuissance du chef de l’État face à un gouvernement qui tire sa légitimité des élections législatives du printemps 1986 et non de l’élan provoqué par son accession à l’Élysée, comme la majorité socialiste qui exerçait le pouvoir durant la période 1981-1986. Sur la caricature, on reconnaît distinctement Jacques Chirac (Premier ministre) et François Mitterrand (président de la République), qui sont d’ailleurs les deux seuls à s’exprimer. Les ministres sont réduits au rang de groupe indistinct et la dyarchie au sommet de l’État est ainsi accentuée par cette mise en avant des deux principaux protagonistes. ◗ Texte argumenté Depuis 1946, la fonction présidentielle présente plusieurs continuités mais également des évolutions sensibles. L’élément de continuité le plus évident est le pouvoir de nomination du chef du gouvernement par le président de la République. Le Premier ministre doit toutefois disposer d’une majorité à l’Assemblée, ce qui peut occasionner une cohabitation entre deux hommes politiques de tendance différente lorsque le parti du chef de l’État ne remporte pas les élections législatives. Le président de la République occupe une place de plus en plus importante dans la vie politique, notamment par la modification de la Constitution de 1958 qui fait élire le président au suffrage universel direct. Cette présidentialisation du régime est accentuée lorsque le chef de l’État se révèle interventionniste : il y a loin de Vincent Auriol à Nicolas Sarkozy ! Étude 2 p. 304-305 →Doc. 5 : L’élection présidentielle selon Lionel Jospin. Les référendums, expression politique de la nation L’inversion du calendrier change la nature du régime. Lionel Jospin subordonne en effet les élections législatives aux élections présidentielles, c’est-à-dire d’une certaine manière le pouvoir législatif au pouvoir exécutif. Placer les élections législatives immédiatement après les élections présidentielles minimise aussi la probabilité d’une cohabitation, moment d’équilibre entre les deux têtes de l’exécutif. Les élections rythment de façon régulière la vie politique dans une démocratie. La pratique du référendum est plus singulière. Largement utilisée sous forme de plébiscite par les empereurs du xixe siècle (Napoléon Ier puis Napoléon III), la consultation des citoyens sur une question précise a été ensuite frappée d’ostracisme par les républicains. Elle ne retrouve droit de cité qu’en 1945 et 1946 seulement, au moment où les Français sont appelés à choisir une nouvelle Constitution. Le référendum est ensuite à nouveau délaissé jusqu’au changement de République, en 1958. Il devient véritablement un moyen de consultation des citoyens par le recours répété du premier président de la Ve République, Charles de Gaulle. Utilisé à de multiples reprises depuis 1958, il constitue un bon moyen d’étudier l’expression politique de la nation. →Doc. 6 : La pratique du pouvoir de Nicolas Sarkozy analysée par un historien. Mathias Bernard, président de l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, est spécialiste d’histoire politique de la France. Dans son manuel sur la Ve République, il associe la mise en récit de la vie politique française à une analyse plus structurale des acteurs institutionnels. Il étudie ici la pratique du pouvoir présidentiel par Nicolas Sarkozy, dont le style de gouvernement rompt avec celui de ses prédécesseurs, à la parole plus rare. ◗ Réponses aux questions © Hachette Livre (tant de son chef, le président du Conseil, que du ministre des Affaires étrangères, dans le passage cité). 3. L’élection du président de la République au suffrage universel direct fait de la désignation du chef de l’État un moment-clé de la vie politique. Par l’onction populaire qu’elle suppose, elle renforce la légitimité du président de la République par rapport au Premier ministre et même aux députés. Le président de la République incarne l’autorité de l’État. 4. L’auteur du texte met en lumière la hiérarchisation croissante entre le président de la République et le Premier ministre, considéré comme un « collaborateur ». L’usage abondant qui est fait des médias exprime également une plus grande présence de la parole présidentielle dans l’espace public. 5. En période de cohabitation, le chef du gouvernement émane de la majorité parlementaire (en fait, de la majorité de l’Assemblée nationale), dont la tendance politique est différente de celle du président. C’est cette situation que matérialise le propos de Jacques Chirac dont la légitimité provient du Parlement et non du président de la République. 6. Le surinvestissement du chef de l’État dans la vie politique comporte un risque de banalisation de la fonction présidentielle et de lassitude vis-à-vis de sa personne. 1. Le président de la République est réputé au-dessus des partis. Il nomme dans la majorité parlementaire le chef du gouvernement, dont la fonction est toujours distincte de celle du chef de l’État. 2. Vincent Auriol définit une présidence dont les choix et les prises de position doivent coïncider avec ceux du gouvernement 122 • Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 →Doc. 1 : Les référendums organisés en France depuis 1958. Le tableau proposé vise à restituer le nombre et la variété des référendums organisés en France depuis 1958. Il livre également leur résultat et le taux de participation, élément essentiel pour apprécier l’appropriation de ce mode d’expression de la citoyenneté par les électeurs français. →Doc. 2 : Extraits de la Constitution de la Ve République sur le référendum. Le référendum est explicitement prévu dans la Constitution de la Ve République. Les deux articles reproduits ici permettent d’en mesurer le sens et la portée. L’article délimite le champ d’action du référendum. Celui-ci peut concerner aussi bien l’organisation des pouvoirs publics que la politique économique et sociale ou encore la ratification des traités internationaux. L’article 89 énonce les conditions à remplir pour recourir au référendum en matière de révision constitutionnelle. Son initiative relève du président de la République, « sur proposition du Premier ministre », et des parlementaires. Le contenu du projet ou de la proposition doit faire l’objet d’un vote par les deux assemblées en termes identiques. C’est la transgression de cette règle qui provoqua une vive controverse institutionnelle en 1962 entre Charles de Gaulle et l’opposition (conduite notamment par le président du Sénat, Gaston Monnerville). →Doc. 3 : Le référendum local. Ce document est consacré à une possibilité moins connue de recourir au référendum afin de faire participer les citoyens à la vie publique. Il s’agit du référendum décisionnel local, qui consiste pour une collectivité territoriale à solliciter l’avis des citoyens de sa circonscription à un choix d’intérêt local. Peu utilisé, il constitue pourtant une pratique démocratique non dénuée d’intérêt pour faire participer les citoyens, sinon « aux choix de la nation », du moins à la vie publique. →Doc. 4 : Affiche pour le « oui » diffusée en 1962. Le référendum, comme toute élection, est matière à affichage. Le document reproduit ici est une affiche en faveur du oui au référendum d’octobre 1962 proposant d’instituer l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Sur fond noir, elle présente un texte tricolore, aux couleurs du drapeau français. Le message est simple : ses concepteurs veulent persuader le citoyen que son influence va augmenter avec le changement de mode de scrutin. Il est renforcé par la main qui sort en quelque sorte de l’affiche pour désigner le passant. →Doc. 5 : Campagne pour le référendum de 1962. Ce document reproduit lui aussi une campagne d’affichage, pour le même référendum d’octobre 1962. Trois panneaux y sont visibles, côte à côte. Le premier panneau est occupé par l’UNR, formation gaulliste dont le message associe le choix référendaire et le soutien à Charles de Gaulle. Ce faisant, l’UNR nourrit les arguments souvent opposés à la pratique du référendum car son enjeu dépasse la seule question posée. Le deuxième panneau exprime l’opposition résolue du PCF, affirmée par la répétition du non sur l’affiche. Enfin, le troisième panneau montre la distance désormais visible entre les gaullistes et leurs alliés de 1958, les indépendants et paysans, hostiles à la forme nouvelle prise par la Ve République. République au suffrage universel direct est approuvée par 62,25 % des suffrages exprimés. 5. La pratique des référendums locaux permet aux citoyens de pouvoir peser directement sur les décisions qui engagent leur vie quotidienne. ◗ Texte argumenté Le référendum fait participer les citoyens aux choix de la nation sur des sujets très variés. La décolonisation, l’intégration européenne et l’organisation des institutions (choix du mode de scrutin de l’élection présidentielle, durée du mandat présidentiel, nature de la seconde Chambre…) sont les principaux. Les électeurs sont alors amenés à se prononcer, non sur un programme varié comme c’est le cas lors des scrutins présidentiels ou législatifs, mais sur des questions précises, où le choix se réduit à oui ou non. De manière plus récente, les citoyens sont aussi sollicités pour exprimer de tels choix à l’échelle locale, et non plus seulement nationale. Leçon 1 p. 306-307 L’évolution des institutions « Gouverner la France depuis 1946 » invite à une approche thématique. Une vision réaliste conduit pourtant à présenter une première leçon sur les institutions de manière chronologique. En effet, malgré les pages « Repères », les élèves peuvent avoir besoin de s’appuyer sur une vision diachronique des phénomènes politiques. La leçon vise donc, de façon classique, à illustrer le passage d’une démocratie parlementaire (la IVe République) à un système où l’exécutif prend de plus en plus le pas sur le pouvoir législatif (la Ve République), en dépit de la lettre des institutions, qui définit toujours un régime parlementaire où le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale. Le troisième paragraphe introduit une autre mutation intervenue postérieurement, dans les années 1980 : la décentralisation et l’exercice croissant du gouvernement à l’échelle locale, non sans débats. →Doc. 1 : Évolution des effectifs de la fonction publique. L’évolution des effectifs de la fonction publique distingue les trois catégories existantes (fonction publique d’État, fonction publique territoriale et fonction publique hospitalière). Elle illustre la progression globale des effectifs depuis 30 ans, contredisant ainsi la vision univoque d’une régression de l’État dans l’administration de la France. ◗ Réponse à la question 1. Les référendums organisés sous la V République portent sur e trois thèmes. Les sujets les plus nombreux faisant l’objet d’un référendum visent à réformer les institutions (1958, 1962, 1969, 2000). La construction européenne motive l’organisation de trois référendums (1972, 1992, 2005). La situation de territoires français en voie d’autonomisation ou d’indépendance constitue enfin le dernier thème (1961, 1962, 1988). 2. Les modifications profondes de la Constitution (1958 et 1969) correspondent aux taux de participation les plus élevés lors des référendums. Elles mobilisent davantage les citoyens que les questions dont les conséquences sur la vie politique de la majorité des Français semblent moins perceptibles (1972, 1988, 2000). 3. Par cette campagne d’affichages d’allure classique, l’UNR (Union pour la Nouvelle République), soutien du président Charles de Gaulle, tente de mobiliser les électeurs en faveur du régime lui-même (« Oui à la Ve République », pourtant officiellement en place depuis 1958…). 4. Le citoyen devient un acteur direct de la vie politique française, ici du choix du chef de l’État. Le résultat du référendum de 1962 est favorable, puisque l’élection du président de la 1. Les effectifs de la fonction publique ont surtout augmenté dans la fonction publique territoriale, en liaison avec les différentes phases de la décentralisation. →Doc. 2 : Constitution de la IVe République. →Doc. 3 : Constitution de la Ve République. Sous la IVe République, l’Assemblée nationale constitue la majorité du corps électoral présidentiel (puisque les députés sont plus nombreux que les conseillers de la République). Le président du Conseil (chef du gouvernement) peut dissoudre l’Assemblée nationale, dans des circonstances très codifiées qui en limitent l’usage. Sous la Ve République, c’est le président de la République qui dispose de ce droit de dissolution. De plus, il ne tire pas sa légitimité du Parlement, qui compte fort peu dans le collège électoral dont il est issu au début du régime et qui perd son rôle électif à partir de la révision constitutionnelle de 1962, qui conduit à l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct. Enfin, le gouvernement dispose, avec le système des ordonnances et de l’article 49.3, d’un moyen de court-circuiter le Parlement dans son rôle législatif. Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 • 123 © Hachette Livre ◗ Réponses aux questions ◗ Réponse à la question 1. L’Assemblée nationale affirme sa prépondérance sous la IVe République car elle est la seule institution à être élue au suffrage universel direct. De plus, les députés jouent un rôle-clé dans l’élection du président de la République. Enfin, la mise en œuvre de la dissolution de l’Assemblée par le chef de gouvernement n’est pas aisée. Sous la Ve République, c’est le président de la République, élu lui aussi désormais au suffrage universel direct (à partir de 1965), qui jouit d’un droit de dissolution plus aisé à prononcer. De plus, le gouvernement dispose, avec le système des ordonnances et de l’article 49.3, d’un moyen de légiférer en court-circuitant le Parlement. Étude 3 p. 308-309 L’ENA, une élite au service de l’État Souvent brocardé, le corps des énarques compose une part non négligeable des élites de l’État. Lui consacrer une étude reconnaît cette importance symbolique mais permet aussi de rappeler les conditions de sa naissance, de mettre en lumière son recrutement et d’illustrer le devenir de ses membres en tentant de mesurer leur adéquation aux missions confiées à leur formation. →Doc. 1 : La création de l’ENA. L’ordonnance du 9 octobre 1945 qui crée l’École nationale d’Administration en définit clairement les objectifs mais explicite aussi les conditions d’accès à l’institution et le statut de ses élèves. La création de l’ENA vise à doter la France d’une école de formation généraliste en matière administrative et de démocratiser ainsi le corps des hauts fonctionnaires, jusque-là tributaire dans son recrutement de concours jugés trop élitistes (le concours du Quai d’Orsay) et souvent de nature privée (l’École libre des Sciences Politiques). Un projet d’École nationale d’Administration avait été présenté par Jean Zay et adopté par la Chambre des députés le 27 janvier 1938. Le Sénat n’avait pas eu le temps de l’examiner avant la Seconde Guerre mondiale. Michel Debré, père de l’ENA après le conflit, avait participé à la réflexion sur cette école durant les années 1930. →Doc. 2 : Affectation des élèves achevant leur scolarité en décembre 2011. Le tableau est issu de données disponibles sur le site de l’ENA (http://www.ena.fr). Il présente l’intérêt évident de fournir les affectations par institution publique des énarques. Il montre notamment leur diffusion dans l’ensemble des administrations. © Hachette Livre →Doc. 3 : Origine professionnelle et sociale des élèves de l’ENA issus du premier concours durant les années 1960. Jacques Mandrin est le pseudonyme adopté par un petit groupe d’énarques contestataires qui adhèrent à la SFIO en 1966 et proposent une vive critique de l’école dont ils sont issus. Le plus célèbre d’entre eux devient rapidement Jean-Pierre Chevènement. Le titre choisi pour leur pamphlet, L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, illustre bien leur engagement socialiste. Le tableau reproduit ici présente le recrutement du premier concours (voie principale d’accès à l’ENA), à un moment de massification de l’enseignement supérieur, et offre un regard sur des années qui se suivent. Or, l’ouverture aux classes populaires, constaté alors dans les facultés, ne se retrouve pas et l’examen de plusieurs années consécutives montre qu’il s’agit d’une tendance lourde. →Doc. 4 : Le « pantouflage » des énarques. L’extrait de ce document est issu des travaux d’une équipe de chercheurs parisiens. Leur analyse permet de traiter la question du « pantouflage ». Ce nom est donné, depuis la fin du xixe siècle, à la pratique qui consiste pour un haut fonctionnaire à quitter le secteur public pour le secteur privé. Utilisé d’abord 124 • Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 (« la pantoufle ») par les polytechniciens, il devient ensuite générique. Le document nuance une idée reçue : il montre en effet que si les énarques travaillant au ministère des Finances vont tous en moyenne une fois dans le secteur privé au cours de leur carrière, cette incursion est le plus souvent assez brève puisque 86 % de leur carrière se déroule tout de même dans le secteur public. Sur la notion de pantouflage : C. Charle, « Le Pantouflage en France (vers 1880-vers 1980) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1987, vol. 42, p. 1115-1137. →Doc. 5 : Un gouvernement sous la Ve République : le gouvernement Jospin, 1997. La photographie d’une partie du gouvernement conduit par Lionel Jospin en 1997 révèle, plus que bien des commentaires, la place des énarques au sein de l’appareil gouvernemental. Issu des élections législatives provoquées par la dissolution de l’Assemblée nationale en 1997, le gouvernement Jospin regroupe l’essentiel de la génération socialiste qui a fait ses classes pendant les présidences de François Mitterrand. Sa composition n’est donc pas particulièrement originale et illustre bien, à ce titre, le poids des énarques dans la vie politique française. →Doc. 6 : De nombreux chefs d’État et de gouvernement issus de l’ENA. L’École nationale d’Administration a été créée après la Seconde Guerre mondiale. Ses élèves, âgés alors d’une vingtaine d’années, accèdent donc à des responsabilités de manière un peu différée. C’est durant les années 1960 qu’ils apparaissent véritablement dans la vie politique et au tournant des années 1970 que leur présence est visible au sommet de l’État. 1974 constitue l’année marquante de cette accession, avec l’arrivée conjuguée d’un énarque à l’Élysée (Valéry Giscard d’Estaing) et à Matignon (Jacques Chirac). Depuis cette date, environ la moitié des chefs d’État et de gouvernement, droite et gauche confondues, sont issus de l’ENA. ◗ Réponses aux questions 1. L’ENA doit former des fonctionnaires chargés d’occuper des postes de responsabilité dans les grands corps de l’État (Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection générale des Finances) et dans les carrières diplomatique et préfectorale. 2. Les affectations des élèves de l’ENA correspondent globalement à leur mission de service de l’État dans des administrations diverses. 3. Les élèves de l’ENA sont majoritairement issus des milieux favorisés, salariés (cadres) ou non (professions libérales). 4. La plupart des énarques quittant leur poste au ministère de l’Économie et des Finances effectuent un passage dans le secteur privé, mais reviennent le plus souvent dans la fonction publique. 5. Les énarques occupent une place importante dans la vie politique française, et particulièrement dans l’appareil gouvernemental. La moitié environ des chefs de gouvernement du dernier tiers du xxe siècle sont issus de l’ENA et deux chefs d’État également. Au sein du gouvernement Jospin, les énarques détiennent les principaux ministères (Intérieur, Affaires étrangères, Emploi et Solidarité, Justice). ◗ Texte argumenté L’ENA joue un triple rôle dans l’administration et le gouvernement de la France depuis 1946. Les énarques remplissent tout d’abord la mission pour laquelle ils sont formés, à savoir l’exercice de fonctions d’encadrement et de direction dans les diverses branches de l’administration. De plus, ils s’engagent fréquemment en politique, où ils occupent souvent des positions élevées, ainsi que le prouve l’examen de la composition du gouvernement Jospin ou le repérage des énarques parmi les chefs d’État et de gouvernement. Enfin, il convient d’ajouter qu’ils peuvent également jouer un rôle significatif dans le monde de l’entreprise, y compris dans les entreprises Leçon 2 p. 310-311 Le personnel politique et administratif L’objectif de cette leçon est de dégager le rôle respectif des différents acteurs qui participent au processus décisionnel de gouvernement de l’État. Gouverner la France n’est pas seulement un acte administratif. L’importance des élites administratives et du pouvoir exécutif est évidente (premier paragraphe) mais la décision politique procède du pouvoir législatif, dans lequel le rôle des partis politiques (reconnu dans la Constitution) est fondamental. Les citoyens peuvent enfin être consultés directement sur des questions précises, par la voie du référendum, national ou local, mais aussi peser sur la prise de décision par leurs manifestations publiques (sous forme de mobilisations sociales et politiques). →Doc. 1 : Une carrière économique : Jacques Calvet, PDG de PSA. →Doc. 2 : Une carrière politique : Philippe Séguin, président de la Cour des comptes. Ces documents proposent deux rapides portraits d’énarques ayant conduit des carrières assez dissemblables en apparence puisque le premier, Jacques Calvet, s’identifie surtout au monde de l’entreprise (Peugeot-Citroën) tandis que le second, Philippe Séguin, a siégé au Parlement durant plus d’un quart de siècle et fut ministre. Leurs itinéraires illustrent toutefois les allers et retours entre public et privé (Jacques Calvet a longtemps travaillé au cabinet de Valéry Giscard d’Estaing et s’est présenté aux élections législatives de 1997, sans succès) ainsi qu’entre politique et administration (puisque Philippe Séguin a terminé sa vie comme président de la Cour des comptes, où il avait commencé sa carrière au sortir de l’ENA, avant de devenir homme politique). →Doc. 3 : « Oui » ou « non » à la nouvelle Constitution ? Les affiches disposées à l’occasion de la campagne référendaire de 1958 montrent la participation des partis politiques dans le processus décisionnel, y compris lorsqu’il s’adresse à l’ensemble des citoyens. Ils apparaissent comme des médiateurs entre l’État et la nation. →Doc. 4 : Origines professionnelles des députés français. La catégorie sociale la plus représentée parmi les députés est sans conteste celle des fonctionnaires de l’État, parmi lesquels se singularise le groupe des enseignants ; les professeurs de la « vague rose » sont 167 en 1981 (sur un total de 490 députés) et représentent plus de la moitié des députés du parti socialiste. Des explications sont souvent avancées à cette prépondérance des fonctionnaires à l’Assemblée nationale. Un fonctionnaire dispose de plus de facilités pour préparer ses campagnes et retrouver son emploi en cas de non-réélection. Il est volontiers tourné, par formation et par goût, vers la résolution des problèmes d’intérêt général. ◗ Réponse à la question 1. La part des fonctionnaires est plus élevée parmi les députés français lorsque la gauche est majoritaire (1981, 1988 et 1997). Au-delà de cette distinction entre gauche et droite, un mouvement d’ensemble se dessine toutefois dans le sens d’une plus grande représentation des fonctionnaires parmi les députés français (leur proportion double globalement de 1958 à 2007). →Doc. 5 : Manifestations entre les deux tours des élections présidentielles, 1er mai 2002. Lors des élections présidentielles de 2002, le candidat du Front National, Jean-Marie Le Pen, se qualifie pour le second tour face au président sortant Jacques Chirac. Cette situation engendre de nombreuses manifestations, qui prennent surtout un caractère massif à l’occasion du 1er mai. Étude 4 p. 312-313 Les nationalisations : l’État acteur de l’économie Les nationalisations constituent l’un des moyens d’intervention les plus évidents de l’État en matière de gouvernement économique puisque le processus conduit à l’appropriation publique de secteurs industriels ou commerciaux (en France, il n’y eut pas de nationalisation des terres comme dans les pays ayant conduit des réformes agraires d’inspiration socialiste). Deux courtes périodes concentrent ces nationalisations : la Libération et l’alternance politique de 1981. De multiples nationalisations eurent lieu avant 1946 mais il paraissait difficile d’opérer une coupure arbitraire en 1946 pour de seules raisons liées à l’intitulé du programme actuel. Il existe bien une continuité entre les politiques économiques et sociales de 1944 à 1947, sous la houlette du tripartisme et dans la lignée du programme du Conseil national de la Résistance. →Doc. 1 : Nationalisations effectuées en 1945-1946 et en 1982. Le tableau réalisé offre une vue comparée des nationalisations qui suivent la Libération et de celles que met en place le gouvernement de gauche issu des élections de 1981. Un regroupement thématique a été effectué afin de mettre en lumière les principaux secteurs visés par ces mesures. Les banques et assurances, l’industrie lourde et l’énergie sont prioritairement l’objet de nationalisations. →Doc. 2 : La nationalisation dans la Constitution. La Constitution de la IVe République a été préparée par une Assemblée constituante largement dominée par les forces de gauche sensibles au programme du Conseil national de la Résistance (cf. doc. 1, p. 298). Son préambule est imprégné de leurs idéaux politiques mais aussi économiques et sociaux. C’est ce qui explique la présence d’un passage concernant l’appropriation collective de certains biens privés. →Doc. 3 : La nationalisation des usines Renault, 1945. La nationalisation des usines Renault résulte d’un processus où se mêlent considérations économiques et ressentiments politiques. C’est en raison de sa proximité avec les Allemands que Louis Renault est visé par l’épuration qui suit la Libération. Toutefois, au-delà de la seule sanction politique, la nationalisation des usines Renault exprime aussi une volonté de la part de l’État de réaliser une expérience de gestion et d’exploitation d’une entreprise industrielle et commerciale. C’est ce qui explique la création d’une Régie. Elle ne constitue donc pas une administration directe par le gouvernement mais bénéficie d’une certaine latitude d’action. →Doc. 4 : La nationalisation de la Banque de France, 1946. La nationalisation de la Banque de France procède, comme celle des usines, de motivations diverses. Le contrôle d’un pouvoir régalien, celui de l’émission de monnaie, constitue naturellement un motif suffisant pour expliquer la nationalisation de cette institution. Il convient de rappeler néanmoins que, depuis l’expérience du Cartel des gauches, la Banque de France incarnait aux yeux de l’opinion de gauche le « mur d’argent » dressé par les grands noms de la finance contre les gouvernements progressistes. →Doc. 5 : « Le transformateur », caricature de Jean Effel à l’occasion de la nationalisation d’EDF, 1946. Jean Effel était un caricaturiste proche du PCF. Il dessine ici un ministre communiste, Marcel Paul. La forte carrure du ministre Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 • 125 © Hachette Livre publiques. Leur place et leur rôle apparaissent donc considérables dans l’administration et le gouvernement de la France depuis 1946. et la forme même de sa tête présentent quelques similitudes avec celles de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF d’alors. ◗ Réponses aux questions 1. Les nationalisations qui suivent la Libération ont pour objectif de mettre au service de la collectivité, via le contrôle de l’État, les biens ayant un caractère d’intérêt public national (Banque de France, secteur énergétique…). 2. La caricature montre que la nationalisation d’EDF en 1946 s’effectue grâce à l’action d’un ministre communiste, appartenant aux gouvernements provisoires, formés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les nationalisations sont effectuées par des majorités politiques dominées par la gauche (le tripartisme à la Libération, l’Union de la gauche en 1981-1982). 3. La Banque de France assure l’émission des billets de banque, dont elle a le monopole. 4. Les nationalisations de 1982 visent à augmenter la part des salariés dans l’organisation de leurs tâches et dans la gestion des entreprises dans lesquelles ils travaillent. 5. Les usines Renault sont placées sous l’autorité d’une Régie. Celle-ci est dotée de la personnalité civile et de l’autonomie financière et est chargée d’assurer le développement de l’entreprise. 6. Les sociétés industrielles nationalisées en 1982 sont administrées par des représentants de l’État, des représentants des salariés et des personnalités qualifiées, désignées en fonction de leurs compétences dans le secteur d’activité de l’entreprise concernée. 7. Les banques, assurances et entreprises du secteur de l’énergie et des transports semblent en effet relever des biens ou entreprises « dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national », et donc leur gestion doit s’effectuer dans l’intérêt de la Nation. ◗ Texte argumenté Les nationalisations mêlent des objectifs économiques et politiques. Ces derniers peuvent être étroitement ciblés : c’est le cas de la nationalisation de l’entreprise Renault, en raison des liens de son dirigeant avec l’occupant allemand durant la Seconde Guerre mondiale. De manière plus large, elles émanent de pouvoirs marqués à gauche (le tripartisme à la Libération, l’Union de la gauche en 1981-1982) et visent à mettre à disposition de la Nation des biens et services jugés nécessaires à la puissance publique (énergie, transports…). Elles offrent également l’occasion à l’État de proposer et d’expérimenter un mode de gestion jugé original : l’exemple de Renault peut être à nouveau évoqué, avec le système de la Régie Renault. Étude 5 p. 314-315 © Hachette Livre La Sécurité sociale, affirmation de l’État-providence L’instauration d’un système de protection sociale destiné à l’ensemble des citoyens est l’une des aspirations principales du Conseil national de la Résistance. Elle est largement partagée, ainsi qu’en témoigne l’extrait des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle (cf. doc. 1, p. 324) : « il n’y a pas de progrès véritable si ceux qui le font de leurs mains ne doivent pas y trouver leur compte ». Sa mise en œuvre est décidée en 1945 mais se poursuit dans les années suivantes. La Sécurité sociale désigne l’ensemble des mécanismes de couverture des risques liés à l’existence et au travail, à l’exception du chômage (risque quasiment inexistant en 1945 - l’assurance chômage sera créée par un accord collectif interprofessionnel le 31 décembre 1958) : famille, accidents du travail et maladies professionnelles, maladie-maternité-invalidité-décès, vieillesse. Elle est organisée sous forme de branches correspondant à ces quatre risques, gérées par des caisses nationales de Sécurité 126 • Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 sociale où siègent les partenaires sociaux, sous tutelle de l’État et chapeautant chacune un réseau de caisses locales. L’examen de la Sécurité sociale sur la longue durée permet d’étudier le lien entre les politiques publiques et les évolutions économiques d’ensemble mais aussi les réponses politiques apportées aux problèmes posés. ◗ Réponses aux questions 1. La Sécurité sociale est fondée en 1945. Elle a pour mission de protéger les travailleurs contre tous les risques de la vie et de leur assurer des ressources leur permettant de subsister. 2. La Sécurité sociale est administrée par des organes paritaires où siègent employeurs et salariés. Ces derniers sont donc bénéficiaires mais aussi administrateurs de la Sécurité sociale. 3. La question du déficit de la Sécurité sociale se pose depuis la fin des Trente Glorieuses et donc de la période de croissance économique. La baisse des cotisations patronales et des salariés (montée du chômage), mais aussi l’augmentation des dépenses expliquent l’accroissement du déficit de cet organisme d’assurances sociales. 4. Les membres du Parlement (députés et sénateurs) interviennent désormais dans la gestion de la Sécurité sociale dont ils votent les lois de financement. 5. Les deux principales sources de financement de la Sécurité sociale sont les entreprises et les ménages. ◗ Texte argumenté La protection sociale mise en place par l’État est un moyen de cohésion nationale dans la mesure où elle fait appel, dans son financement, à l’ensemble des acteurs économiques (salariés mais aussi employeurs) et vise surtout à protéger l’ensemble des citoyens contre tous les risques liés aux accidents et maladies. La Sécurité sociale joue un rôle de garantie contre la misère, étend la protection sociale aux ayant droits des travailleurs (leurs enfants, par exemple) et mobilise la solidarité nationale. Elle fait l’objet de l’intérêt des politiques, dès sa création mais aussi depuis sa réforme en 1996, qui place son financement sous la responsabilité des parlementaires. Leçon 3 p. 316-317 Les politiques publiques Les politiques publiques (cf. « Quelques notions-clés » en début de chapitre) sont le moyen d’affirmation de l’État dans la société. Elles ne peuvent être déconnectées du contexte global (européen mais aussi mondial). Le modèle français (cf. « Quelques notions-clés ») s’est construit autour d’un État-providence mais se déploie également dans le domaine culturel. →Doc. 1 : L’adoption des nouvelles monnaies. Depuis 1946, la France a connu deux changements de monnaie. L’adoption du nouveau franc suit de peu l’instauration de la Ve République. Il procède d’un choix national de politique monétaire. Le passage à l’euro matérialise quant à lui l’intégration économique européenne. →Doc. 2 : Manifestation pour la revalorisation des retraites et la défense de la Sécurité sociale, 2005. La manifestation présentée dans ce document associe deux registres revendicatifs. Le premier relève de la question du pouvoir d’achat (l’emploi, les retraites). Le second est plus récent et caractéristique des années 2000 : il s’agit de la défense du modèle social français tel qu’il s’est construit après la Seconde Guerre mondiale, à travers la défense de la Sécurité Sociale et de la solidarité nationale qu’elle implique face aux aléas de la vie. →Doc. 3 : Le pacte de stabilité. Le pacte de stabilité et de croissance, adopté en 1997, est destiné à coordonner les politiques budgétaires des pays de la zone euro, amenés alors à partager une monnaie unique. Le texte, issu d’un manuel universitaire, présente de manière pédagogique les grandes lignes de ce pacte et ses conséquences. ◗ Réponse à la question 1. La politique financière des États est contrôlée par l’Union européenne. Chaque pays doit respecter un niveau autorisé de déficit. Dans le cas où il excède le niveau fixé (3 % du PIB), il est soumis à des sanctions de l’Union européenne. →Doc. 4 : L’enjeu de la culture. Les maisons de la Culture, créées en 1961, visent à diffuser la création et les œuvres culturelles sur l’ensemble du territoire. Pensées par André Malraux comme des cathédrales modernes, elles sont essentiellement mises en place durant sa décennie au ministère des Affaires culturelles (1959-1969). Il inaugure en février 1968 celle de Grenoble, pendant les Jeux olympiques d’hiver qui se déroulent alors dans cette ville, symbole de la modernité des années 1960 (cf. Bernard Bruneteau, « Le “mythe de Grenoble” des années 1960 et 1970. Un usage politique de la modernité », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 58, avr.-juin 1998, p. 111-126). Prépa Bac p. 322-327 ◗ Composition p. 318-319 Les Grands travaux présidentiels : la Bibliothèque nationale de France Le choix de la BNF comme thème de la page « Histoire des Arts » permet de prolonger l’intérêt porté aux politiques culturelles dans le dernier paragraphe de la Leçon 3. La BNF est le dernier des Grands travaux de François Mitterrand, président de la République de 1981 à 1995. Durant ses deux septennats, les commandes d’État ont porté sur d’autres « Grands chantiers » : la grande arche de la Défense, la pyramide du Louvre, le ministère des Finances à Bercy… La puissance de l’État doit s’affirmer à travers l’architecture, mais cette étude révèle aussi les engagements politiques dans le domaine culturel (doc. 1). En conservant un patrimoine écrit considérable (onze millions de livres dans les tours et sous terre), la BNF symbolise la culture et sa nécessaire transmission. Représentatives de l’architecture conceptuelle, les intentions de l’architecte se lisent dans la conception de l’édifice (doc. 3). C’est une architecture incrustée dans le sol (doc. 4), où sont situés les deux niveaux de lecture ; cette stratification correspond à la volonté présidentielle d’ouvrir la bibliothèque au grand public et aux chercheurs (doc. 1). Mais l’usager doit échapper à cette sensation d’enfermement, que vient renforcer le concept même de bibliothèque, car l’architecte a conçu un lieu ouvert sur un espace arboré (fermé au public) et sur un parvis, dont la limite avec la ville est constituée seulement par quatre tours d’angle (doc. 2). ◗ Réponses aux questions 1. L’architecture de la BNF symbolise des livres ouverts en disposant quatre tours en angle, qui évoquent quatre livres ouverts face à l’intérieur du rectangle qu’ils forment. 2. La BNF est organisée en différentes strates. La plus directement accessible - le haut-de-jardin - est destinée à l’accueil du grand public. Le rez-de-jardin, quant à lui, est d’accès limité, réservé aux chercheurs. 3. L’utilisation du verre, du bois et de la moquette rouge, couleur terre d’Afrique, comme éléments fonctionnels et décoratifs montre la volonté d’ouvrir l’édifice sur la nature et le monde extérieur (la ville, mais aussi des mondes plus lointains). 4. Les tours d’angle délimitant le parvis, les grands emmarchements face à la Seine et l’organisation du socle de la bibliothèque Sujet guidé - État, gouvernement et administration de la France de 1946 aux lois de décentralisation de 1982-1983 4. Développer le sujet I. De l’extension des missions de l’État à la décentralisation Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’État élargit ses missions et fait le choix de la décentralisation. 1. La protection sociale – État-providence – Sécurité sociale (1945) – Création du SMIG (1950), puis du SMIC (1970) – RMI, RSA 2. La politique culturelle – Création d’un ministère des Affaires culturelles (1959) – Malraux : maisons de la Culture et loi de 1962 – Grands travaux des présidents de la Ve République (Pompidou et Giscard d’Estaing) 3. Le transfert de compétences – Loi de décentralisation du 2 mars 1982 – Fonction publique territoriale Les missions de l’État sont variées et importantes à travers les politiques publiques mais on note, à partir des années 1980, un recul de ses compétences. En France, les missions de l’État s’étendent aussi au domaine économique. II. L’État, acteur économique majeur Dans le domaine économique, l’État s’affirme aussi comme un acteur majeur à travers les nationalisations, son action modernisatrice et son engagement dans la construction européenne. 1. Les nationalisations – Les nationalisations d’après-guerre : secteurs énergétique, bancaire, d’assurance et du transport – 1982 : les banques, certaines industries 2. La planification et les modernisations – Les choix du GPRF et la création d’un ministère au Plan – Modernisation de l’appareil productif dans les entreprises nationales et nouveau franc – Mais un désengagement : privatisations à partir de 1986 3. L’engagement économique dans la construction européenne – Un marché unique – La politique agricole commune – Participation au SME L’intervention importante de l’État dans l’économie a constitué un modèle français. Mais dans le cadre de la construction euroChapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 • 127 © Hachette Livre Histoire des Arts autour d’un jardin arboré traduisent les intentions de l’architecte d’ouvrir l’édifice à l’espace environnant. 5. La BNF est située presque en bord de Seine, fleuve qu’elle surplombe de son esplanade, dans un quartier moderne très urbanisé, où dominent des immeubles élevés à vocation résidentielle et tertiaire. 6. En insérant un espace de végétation à l’intérieur des bâtiments (significativement découpés en « rez-de-jardin » et « haut-de-jardin »), les concepteurs de la BNF ont repris la forme d’un cloître (doc. 4a). 7. François Mitterrand fixe trois objectifs à la BNF qu’il souhaite mettre en place. Elle doit tout d’abord recueillir et réunir « toutes les données du savoir », qu’elle a ensuite pour mission de communiquer au plus grand nombre. Elle doit enfin être mise en réseau avec les grandes institutions culturelles européennes. 8. La BNF est née d’un projet présidentiel, annoncé par le chef de l’État lui-même à la télévision française. Le président de la République a ensuite confirmé le choix de l’architecte. péenne et d’une économie globalisée, l’État s’est désengagé de certains secteurs. L’autorité de celui-ci s’affirme aussi à travers les institutions politiques et l’administration. III. Les institutions de l’État (gouvernement, administration) et leurs pratiques en évolution Cette évolution se retrouve dans les domaines institutionnel et administratif. 1. Les évolutions institutionnelles – Sous la IVe République, un gouvernement soumis au contrôle du Parlement et un président effacé – Á partir de 1958, un gouvernement qui conduit la politique de la nation et un président acteur majeur de la vie politique 2. L’évolution des pratiques politiques – Une bipolarisation croissante de la vie politique française – Une participation renforcée des citoyens à la vie publique : élections, référendums, mobilisation 3. La formation d’un personnel administratif – L’ENA, vivier d’administrateurs – Un élitisme renforcé mais aussi contesté 5. Rédiger l’introduction et la conclusion Introduction L’État est une autorité souveraine qui s’exerce en France sur le territoire et le peuple français. Cet exercice de l’autorité s’effectue avec un gouvernement, émanation de la nation, qui prend des décisions politiques qu’une administration fait appliquer par ses fonctionnaires. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on assiste à une extension des missions de l’État jusqu’aux lois de décentralisation qui transfèrent une partie de ses compétences à des collectivités territoriales. Comment l’État gouverne-t-il la France de la sortie de la Seconde Guerre mondiale aux lois de décentralisation ? En premier lieu, nous verrons les domaines touchés par cette extension des missions de l’État jusqu’au transfert d’une partie de ses compétences administratives. Puis, nous montrerons l’intervention particulière de l’État dans le domaine économique. Enfin, nous évoquerons les leviers institutionnels de commande de l’État. Conclusion Incontestablement, le champ couvert par les politiques publiques depuis 1946 est très large, notamment dans le domaine social et économique, construisant un modèle français de gouvernement. Mais une économie de plus en plus globalisée et une construction européenne qui s’approfondit incitent l’État, à partir des années 1980, à se désengager de la gestion de certains secteurs économiques et financiers au profit d’entreprises privées ou d’institutions supranationales. © Hachette Livre Sujet en autonomie - Gouverner la France depuis 1946 Problématique : Comment évolue le rôle de l’État dans le gouvernement de la France depuis 1946 ? Plan I. De 1946 aux années 1970, l’extension du rôle de l’État 1. Un champ très large de politiques publiques (État-providence, dirigisme économique, politique culturelle) : le modèle français 2. Une administration au service des politiques publiques 3. Des évolutions institutionnelles renforçant l’action gouvernementale II. Depuis les années 1980, l’érosion du rôle de l’État dans un contexte de mondialisation et de construction européenne 1. Les lois de décentralisation 2. Le désengagement des structures économiques : les dénationalisations 3. Le transfert des compétences à des institutions supranationales 128 • Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 ◗ Étude de document(s) Sujet guidé - Un nouveau rôle pour l’État au lendemain de la guerre Présentation Le document proposé est un texte extrait des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle, tiré du volume Le Salut 1944-1946. Une quinzaine d’années sépare l’édition du texte (1959) des événements analysés (1945-1946). De Gaulle incarne la Résistance en tant que chef du Gouvernement provisoire de la France (GPRF) entre 1940 et 1946. Il est donc un acteur essentiel de cette période et inscrit logiquement ses projets politiques dans la continuité du programme du Conseil national de la Résistance. Ces mémoires ont été écrits pendant le retrait de de Gaulle de la vie politique, entre 1946 et 1958, conséquence de son désaccord vis-à-vis des institutions de la IVe République. Á partir de ce document, nous étudierons quel nouveau rôle est donné à l’État en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il convient de montrer quels sont les principaux axes de la conception gaullienne du rôle de l’État, en s’interrogeant en particulier sur la politique économique, marquée par les nationalisations, et la politique sociale, qui affirme le rôle de l’État-providence, dans le contexte particulier de l’après-guerre. • Dans la France d’après-guerre, l’État doit jouer un rôle essentiel, à la fois pour reconquérir sa légitimité, mais aussi pour refonder le pacte social. C’est pourquoi le Général de Gaulle lui attribue la responsabilité des décisions en matière économique, plaçant sous son contrôle certains secteurs jugés stratégiques afin d’orienter leur évolution : « C’est ainsi que les sources principales de l’énergie sont mises aux mains de l’État. » L’État décide de nationaliser, c’est-à-dire de rendre publique la propriété de plusieurs entreprises : « Étant donné que l’activité du pays dépend du charbon, du courant électrique, du gaz, du pétrole et dépendra un jour de la fission de l’atome, que pour porter l’économie française au niveau qu’exige le progrès ces sources doivent être développées, qu’il y faut des dépenses et des travaux que seule la collectivité est en mesure d’accomplir, la nationalisation s’impose. » Le secteur énergétique n’est pas le seul à être placé sous le contrôle de l’État, les finances font également l’objet de nationalisations : « l’État se voit attribuer la direction du crédit ; en effet, dès lors qu’il lui incombe de financer lui-même les investissements les plus lourds, il doit en recevoir directement les moyens. Ce sera fait par la nationalisation de la banque de France et des grands établissements de crédit. [...] » • Les secteurs vitaux de l’économie étant sous contrôle, l’État doit également se préoccuper du bien-être des Français car « il n’y a pas de progrès véritable si ceux qui le font de leurs mains ne doivent pas y trouver leur compte ». La politique sociale d’aprèsguerre est à rattacher à la mise en place d’un État-providence, conception de l’État poursuivant un objectif de protection sociale pour les citoyens et de redistribution des richesses. En 1945, la protection sociale en France se résume pour l’essentiel à deux lois, adoptées non sans critiques et contestations : les retraites ouvrières et paysannes (1910) et les assurances sociales (1930), qui ne concernaient que certaines catégories de travailleurs. Le GPRF veut assurer une protection plus générale à l’ensemble des Français : « Le gouvernement de la Libération entend qu’il en soit ainsi, non point seulement par des augmentations de salaires, mais surtout par des institutions qui modifient profondément la condition ouvrière. » Dans cette optique, deux grands chantiers sont lancés en 1945 : – celui de la Sécurité sociale, garantissant la protection contre les accidents de la vie : « Tout salarié en sera obligatoirement couvert. Ainsi disparaît l’angoisse, aussi ancienne que l’espèce Sujet en autonomie - L’État-providence, entre affirmation et remise en question Présentation Le document 1 est une affiche de 1945 portant sur la Sécurité sociale, symbolisée par deux lourdes portes qui se rabattent sur la misère. Les deux mains qui referment ces portes sont celles de l’État et, comme l’indique le slogan, « Fermons la porte à la misère », son intervention permet de mettre fin à la précarité. Le document 2 est un extrait d’un entretien accordé par Jacques Delors en 1994, tiré du livre L’Unité d’un homme, Entretiens avec Dominique Wolton, dans lequel cet homme politique revient sur les conditions de création de la Sécurité sociale et s’interroge sur la nécessité de la réformer. • 1945, affirmation de l’État-providence : la conception de l’État poursuivant un objectif de protection sociale pour les citoyens et de redistribution des richesses est présente dans le programme du CNR dès 1944. La Sécurité sociale est officiellement créée par le GPRF en octobre 1945, afin de protéger les Français contre les principaux accidents de la vie (maladie, accidents, vieillesse, chômage) et de les soutenir dans leur vie familiale (allocations familiales). Dans le contexte des Trente Glorieuses, la croissance garantit le financement de la Sécurité sociale, et donc son bon fonctionnement : « Le développement de l’État-providence, dans un contexte qui s’y prêtait, a stimulé la croissance économique et réduit les inégalités ». • Fin xxe siècle, remise en question de l’État-providence : avec le ralentissement économique, dès le milieu des années 1970, le déficit de la Sécurité sociale apparaît. De plus, les dépenses de santé augmentant sans cesse, ce déficit se creuse davantage : « Aujourd’hui, nous sommes dans un système inverse. La croissance économique n’est plus suffisante pour nourrir le développement de la Sécurité sociale, puisque, pour des raisons liées aux progrès de la médecine, au vieillissement de la population, et – je m’en réjouis – à une meilleure qualité de la santé, les dépenses en question augmentent, en termes réels, plus vite que la croissance économique. » Par ailleurs, avec l’augmentation du chômage, les revenus de la Sécurité sociale se sont réduits, et sa mission de lutte contre les inégalités sociales a malheureusement échoué : « En second lieu, le système de protection sociale, malgré son caractère universel, s’est révélé un “panier percé”, car il n’a pas empêché le développement de l’exclusion sociale, fondée, bien entendu, essentiellement sur le rejet hors du circuit du travail de millions de personnes. [...] » C’est pourquoi de nombreux spécialistes et décideurs politiques proposent depuis plusieurs années la réforme de l’État-providence : « Si nous ne pouvons plus financer la Sécurité sociale dans de meilleures conditions, c’est-à-dire d’une manière universelle, ne faut-il pas consentir un effort supérieur pour ceux qui ont peu de moyens, par rapport à ceux qui en ont beaucoup ? Ce qui pose la question de la structure du financement de la Sécurité sociale. » Sujet en autonomie - La politique culturelle de l’État français, un intérêt jamais démenti Présentation Le document 1 est un extrait de l’intervention d’André Malraux à l’Assemblée nationale sur le budget des Affaires culturelles, le 27 octobre 1966. A. Malraux, écrivain engagé entré en politique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est alors ministre d’État chargé des Affaires culturelles. Il a été nommé à ce poste par le Général de Gaulle en 1959, année de création de ce ministère. Il définit ici sa mission en proposant une définition des Affaires culturelles, afin de justifier les dépenses qu’il entend y consacrer. Le document 2 est un extrait de l’allocution de Jacques Chirac, président de la République, à l’occasion de l’inauguration du musée du quai Branly, le 20 juin 2006. Le président, qui a porté personnellement ce projet muséographique, profite de l’inauguration des lieux pour réaffirmer la mission culturelle de la République. • Les Affaires culturelles, une création de la Ve République 1959, André Malraux est le premier à prendre la direction de ce ministère. Il défend l’idée d’une nécessaire démocratisation de la culture, trop longtemps réservée à une élite : « Pendant un certain temps, des gens riches ont donné de l’argent aux musées ; l’État, de son côté, en donnait un peu, c’était l’équivalent de la cassette impériale, et puis il y avait un certain nombre de gens qui visitaient ces musées. » Il veut permettre à chacun d’accéder à la culture : « Le problème est donc de faire pour la culture ce que la IIIe République a fait pour l’enseignement : chaque enfant de France a droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma comme à l’alphabet. » Car, selon lui, « les peuples demandent de la culture ! ». La démocratisation de la culture n’est pas la culture de masse : « Il y a deux façons de concevoir la culture : la soviétique et la démocratique. Disons plutôt : la culture pour tous et la culture pour chacun. Dans le premier cas, tout le monde va dans le même sens et l’on aide tout le monde. Dans le second, tous ceux qui veulent quelque chose à quoi ils ont droit l’obtiennent. Je n’ai pas besoin de vous dire que nous avons choisi la culture pour chacun. » Pour répondre à cette demande, il développe les maisons de la Culture : « Religion en moins, les maisons de la Culture sont les modernes cathédrales : le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu’il y a de meilleur en eux. Sachez que chaque fois que nous en bâtissons une dans une ville moyenne, nous changeons quelque chose d’essentiel en France. » Il se donne l’objectif suivant : « Il faut donc que nous bâtissions une maison de la Culture par département. » Le budget demandé semble bien dérisoire au regard des enjeux : « Une représentation montée pour cinq maisons coûte cher ; elle est rapidement amortie quand on travaille pour quatre-vingts maisons. Or, savez-vous ce que représentent quatre-vingts maisons de la Culture ? Le coût de vingt-cinq kilomètres d’autoroutes. Avec cette somme misérable, la France – dont les expériences retiennent aujourd’hui l’attention du monde entier – pourrait redevenir le premier pays de la culture. Voilà ce que j’avais à vous dire et à vous demander. » Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 • 129 © Hachette Livre humaine, que la maladie, l’accident, la vieillesse, le chômage faisaient peser sur les laborieux. » – celui des allocations familiales, pour soutenir les familles : « D’autre part, un système complet d’allocations familiales est alors mis en vigueur. » La conception gaullienne du rôle de l’État se situe dans la droite ligne du programme du Conseil national de la Résistance, organisme créé en 1943 et rassemblant les représentants des mouvements de Résistance, des partis politiques opposés à l’État français et des syndicats. Dès 1944, celui-ci mettait en avant le principe des nationalisations et le projet de sécurité sociale, mesures-phares visant à restaurer la légitimité républicaine. La reconstruction du pays et la volonté de balayer les mauvais souvenirs laissés par l’État français expliquent l’importance du rôle confié à l’État en 1945. Revenant sur cette période de l’histoire de France alors qu’il est de retour au pouvoir, le Général de Gaulle veut rappeler au souvenir des Français qu’il a été l’homme de ces avancées majeures, celui qui a refondé la République et a redonné à l’État toute l’étendue de ses responsabilités. • © Hachette Livre Une politique culturelle jamais démentie 2006, Jacques Chirac, passionné par les Arts Premiers, inaugure le musée du quai Branly dont il a personnellement accompagné la création. Il en souligne l’intérêt culturel à l’heure de la mondialisation : « Alors que le monde voit se mêler les nations, comme jamais dans l’histoire, il était nécessaire d’imaginer un lieu original qui rende justice à l’infinie diversité des cultures, un lieu qui manifeste un autre regard sur le génie des peuples et des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques. [...] » L’objectif de ce musée est double : – faire connaître des civilisations autres que celle de l’Europe : « Le musée du quai Branly sera, bien sûr, l’un des plus importants musées dédiés aux arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques […]. […] En multipliant les points de vue, il ambitionne de restituer, dans toute leur profondeur et leur complexité, les arts et les civilisations de tous ces continents. » – mettre un terme à un certain européocentrisme : « Par-là, il veut promouvoir, auprès du public le plus large, un autre regard, 130 • Chapitre 9 - Gouverner la France depuis 1946 plus ouvert et plus respectueux, en dissipant les brumes de l’ignorance, de la condescendance ou de l’arrogance qui, dans le passé, ont été si souvent présentes et ont nourri la méfiance, le mépris, le rejet. [...] » L’action culturelle prolonge ainsi une action politique : « Tel est aussi l’enjeu de ce musée. Dresser, face à l’emprise terne et menaçante de l’uniformité, la diversité infinie des peuples et des arts. [...] Cette ambition, la France l’a pleinement faite sienne. Elle la porte inlassablement dans les enceintes internationales et au cœur des grands problèmes du monde. Elle la porte avec ardeur et conviction, car elle est conforme à sa vocation, celle d’une nation de tout temps éprise d’universel mais qui, au fil d’une histoire tumultueuse, a appris la valeur de l’altérité. [...] » D’A. Malraux à J. Chirac, la politique culturelle permet aux chefs d’État français de réaffirmer les valeurs fondamentales de la République, et d’apporter « un message de paix, de tolérance et de respect des autres ». 10 Le projet d’une Europe politique depuis p. 328-359 Question Mise en œuvre L’échelle continentale Le projet d’une Europe politique depuis le congrès de La Haye (1948) ◗ Nouveauté du programme de terminale • Le chapitre sur l’Europe semble être un des seuls qui subsistent de l’ancien programme. La tentation est grande de considérer que la différence avec l’ancien chapitre sur la construction européenne n’est qu’une nuance de formulation. En réalité, la perspective proposée est nouvelle. • Il ne s’agit pas ici de faire l’historique de toute la construction européenne, mais de présenter l’évolution du projet européen dans le cadre du thème sur les échelles de gouvernement dans le monde. Si une connaissance des grandes étapes de l’histoire des traités et des élargissements est indispensable (d’où la présence des pages « Repères »), celle-ci ne constitue pas l’angle d’approche essentiel du chapitre. Le programme demande de travailler sur les différentes conceptions élaborées afin de bâtir une Europe unie, y compris celles qui ne se sont pas traduites dans les faits. Il faut montrer que si, après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de dirigeants politiques sont d’accord pour construire une Europe nouvelle, il existe plusieurs logiques concurrentes ou complémentaires qui se sont manifestées ces dernières décennies. Il est demandé aux élèves de connaître ces logiques et d’évaluer quelle a été leur application réelle au cours des différents moments de la construction européenne. ◗ Problématiques scientifiques du chapitre • Il faut distinguer les deux grands types de projet européen, qui s’affrontent dès le congrès de La Haye de mai 1948. Derrière Winston Churchill et les conservateurs britanniques, puis les gaullistes français, les unionistes ou confédéralistes sont partisans d’une libre coopération fondée sur l’entente entre les gouvernements, considérés comme les seuls représentants de la légitimité électorale, sans perte de souveraineté nationale. Dans les années 1990, à la suite du débat sur le traité de Maastricht (1992), ils prennent le nom de souverainistes. Les fédéralistes, de Denis de Rougemont à Jacques Delors, ont une conception plus ambitieuse de la construction européenne : par souci d’efficacité, ils sont prêts à abandonner une partie de la souveraineté nationale des États membres au profit d’une instance supranationale, indépendante des gouvernements, ce qui suscite les réticences d’une partie de l’opinion publique, notamment en France. • Concrètement, chaque camp a défendu la mise en place de certaines structures à l’échelle européenne. – Les unionistes privilégient les instances de discussion entre chefs d’État ou de gouvernement ou entre ministres responsables d’un même secteur au sein de leurs gouvernements respectifs. Ils sont également partisans d’assemblées consultatives choisies à l’intérieur des Parlements nationaux. Pour eux, en effet, seules les structures nationales, pourvues d’un mandat électoral, ont vocation à parler au nom de leur pays. La sauvegarde des intérêts de chaque pays doit être assurée, au moins pour les questions les plus graves, par un vote à l’unanimité, où le veto d’un seul membre peut suffire à annuler la décision litigieuse. C’est précisément ce que le général de Gaulle chercha à maintenir par sa politique de la chaise vide à la Communauté économique européenne (CEE) en 1965. Pour les fédéralistes, ces structures trop proches de l’échelon national ne permettent pas d’avoir une hauteur de vue nécessaire pour défendre des intérêts proprement européens ; leur facilité de blocage par un seul pays rend également leur fonctionnement peu efficace. – Les fédéralistes préfèrent une autorité exécutive indépendante des gouvernements, composée de hauts fonctionnaires spécialisés, dont les compétences professionnelles sont reconnues. Leur absence de mandat électoral leur permet, selon eux, de se tenir à l’écart des débats partisans et d’inscrire leur action dans la durée, au service de l’Europe et non de celui de leur État d’origine. Ils soutiennent également l’idée d’un Parlement supranational, indépendant des assemblées des pays membres. Pour eux, la plupart des décisions doivent être prises à la majorité qualifiée (c’est-à-dire une majorité suffisamment forte et représentative) pour qu’un pays ne puisse pas, à lui seul, bloquer le mécanisme. Les unionistes reprochent aux fédéralistes de privilégier un système dénué de légitimité démocratique (l’accusation classique de « technocratie ») et de sacrifier les intérêts nationaux au profit d’un idéal souvent vu comme utopique. • Dans la réalité, aucune conception n’a réussi à l’emporter exclusivement sur l’autre, bien que la logique fédéraliste ait souvent réussi à dominer les débats à partir de 1950. L’histoire de la construction européenne montre une succession d’avancées et de crises, de progrès et de remises en cause. En se gardant d’une vision idéologique réductrice, on doit reconnaître que les institutions et les traités adoptés sont, le plus souvent, issus d’un compromis entre les différentes tendances en fonction de leur poids politique à un moment donné. Il faut apprendre aux élèves à discerner les traces de ce compromis en relevant, au sein des organigrammes et des textes officiels, ce qui tient de l’une ou de l’autre logique. Par exemple, le Conseil de l’Europe (1949) s’inspire nettement de la conception unioniste puisqu’il possède des instances dépendantes des structures nationales : le Comité des ministres, composé des ministres des Affaires étrangères de chaque pays membre, et l’Assemblée consultative, directement issue des Parlements nationaux. Cette assemblée n’a d’ailleurs qu’un pouvoir consultatif, impropre à contraindre les gouvernements. En revanche, la CECA (1951) et la CEE (1957) sont respectivement dotées d’une Haute Autorité et d’une Commission indépendantes de l’action des gouvernements, comme le souhaitent les fédéralistes, mais elles ont aussi un Conseil des ministres respectant la logique unioniste. De même, le traité de Maastricht (1992), vu par les souverainistes comme le symbole des idées fédérales, prévoit pourtant des politiques de coopération intergouvernementale dans les domaines de la police et de la justice. • Les champs d’action de la construction européenne font également débat. Faut-il se limiter à quelques secteurs importants ou élargir sans cesse le terrain des actions en commun ? Au début de la construction européenne, les dirigeants firent le choix d’une coopération sectorielle (diplomatie pour le Conseil de l’Europe, charbon et acier pour la CECA, énergie atomique pour Euratom, commerce intracommunautaire pour la CEE), puis les champs concernés se sont progressivement diversifiés, d’abord à l’intérieur de l’économie (politique agricole, régionale), puis en dehors. Pour les pères fondateurs de la construction européenne, l’économie n’était qu’un moyen du rapprochement entre les peuples, tandis que beaucoup estimaient la prospérité économique comme une fin en soi. En 1992, le traité de Maastricht effectue un saut qualitatif en multipliant les terChapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 • 131 © Hachette Livre Thème 4 – Les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours rains d’action (monnaie unique, politique étrangère, coopération policière) et en proposant le principe de subsidiarité comme critère de distinction entre les compétences réservées aux États et celles transférées à l’Union. L’Europe a réinvesti la sphère politique, ce qui n’a pas été sans susciter de vives oppositions, mais, aujourd’hui, sa réalisation n’est pas achevée, comme l’ont montré récemment les débats autour de la crise de la dette (2011). ◗ Quelques notions-clés du chapitre • Pères fondateurs : expression donnée par les institutions européennes à cinq dirigeants politiques à l’origine des premiers traités communautaires, dans les années 1950. On y trouve deux Français (le président du Conseil Robert Schuman et le haut fonctionnaire Jean Monnet), un Allemand de l’Ouest (Konrad Adenauer), un Italien (Alcide de Gasperi) et un Belge (Paul-Henri Spaak). Certains spécialistes ajoutent le Britannique Winston Churchill, qui a suscité la création du Conseil de l’Europe, et l’Italien Altiero Spinelli, inspirateur de nombreux penseurs fédéralistes, mais ils ne figurent pas dans la liste officielle. • Souverainisme : conception politique, plus ou moins dérivée de l’unionisme des années 1950, qui critique le développement de la construction européenne depuis le traité de Maastricht (1992) au nom de la défense de la souveraineté nationale. On classe dans ce courant la partie la plus conservatrice de la droite classique (Charles Pasqua, Philippe Seguin, le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers, aujourd’hui Nicolas DupontAignan) et l’extrême droite (Front national, Mouvement national républicain), mais aussi le Mouvement des citoyens de JeanPierre Chevènement. La qualification de souverainistes pour les mouvements de gauche et d’extrême gauche défavorables à la construction européenne actuelle est abusive. • Principe de subsidiarité : idée développée dès l’époque médiévale par la pensée chrétienne (saint Thomas d’Aquin) et reprise par le traité de Maastricht au sujet de la répartition des responsabilités entre les différents échelons hiérarchiques de l’autorité politique. Selon le principe de subsidiarité, cette répartition doit se faire en fonction de la plus grande efficacité possible des décisions. Les compétences d’intervention de l’instance supérieure ne peuvent concerner que les domaines dans lesquels l’instance inférieure n’est pas assez efficace, pour des raisons de taille ou de moyens. L’application de ce principe transfère ainsi à l’Union européenne la gestion de la politique agricole, douanière et monétaire et une partie des politiques économiques, sociales, régionales et étrangères. ◗ Débat historiographique Il existe de nombreuses discussions à propos des différentes conceptions de l’Europe et il faut prendre garde de ne pas s’y perdre. Une des plus intéressantes concerne les pères fondateurs : peut-on les qualifier de fédéralistes ? La réponse est affirmative pour Jean Monnet, fondateur d’un Comité d’action pour les États-Unis d’Europe. Robert Schuman, qui reprend l’idée de Monnet d’une communauté du charbon et de l’acier, est davantage fonctionnaliste : il considère l’économie comme un moyen de rapprocher les Européens, sans forcément tendre vers une stricte fédération. Les autres pères fondateurs présentent des conceptions similaires. © Hachette Livre ◗ Bibliographie sélective Ouvrages universitaires J.-C. Asselain et coll., Précis d’histoire européenne, Armand Colin, 2011. M.-T. Bitsch, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Complexe, 2008. J.-F. Drevet, Une Europe en crise ?, La Documentation photographique, n° 8052, 2006. A. Giacone, B. Olivi, L’Europe difficile, La construction européenne, Gallimard, Folio Histoire, 2007. 132 • Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 S. Kahn, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, PUF, 2011. Sites internet http://europa.eu/index_fr.htm : site officiel de l’Union européenne, comprenant de nombreux documents sur l’histoire, le fonctionnement et la législation de l’Union, ainsi qu’un « espace enseignant » qui peut être pratique. http://www.cvce.eu/ : site du Centre de recherche et de documentation sur l’Europe, basé au Luxembourg, rassemblant une grande série de documents (textes, affiches, caricatures) et de dossiers sur l’Europe. Une base très intéressante, mais d’un niveau parfois supérieur aux exigences de la terminale. http://www.touteleurope.eu/ : portail d’informations très diverses sur la construction européenne, avec cartes et statistiques. Introduction au chapitre p. 328-329 Les problématiques d’ouverture centrent le chapitre sur les projets de construction de l’Europe, passés et présents, et sur leurs résultats et non pas sur les nombreux événements qui se sont déroulés depuis 1948. Le programme fait réfléchir les élèves sur les différentes manières de construire l’Europe plus que sur la chronologie de la construction européenne. Il faut éviter à tout prix de tomber dans une chronologie commentée de la création des communautés européennes successives. Les deux documents d’ouverture renvoient justement à des conceptions de l’Europe plus qu’à des événements particuliers. Tout en les replaçant dans leur contexte historique (surtout pour le premier), il faut les confronter afin d’évaluer s’il y a une évolution dans la manière de construire l’Europe. →Doc. 1 : Winston Churchill au congrès de La Haye, mai 1948. La photographie d’archives, très classique, montre l’emblématique ancien Premier ministre britannique Winston Churchill, battu aux élections législatives de 1945 (il reprendra le pouvoir en 1951), en train de prendre la parole au congrès de La Haye (Pays-Bas). Après sa défaite électorale, Churchill a une grande activité de conférencier : on se souvient par exemple du discours de Fulton, aux États-Unis (mars 1946) sur la Guerre froide, où il emploie la célèbre expression de « rideau de fer ». En septembre 1946, lors d’un voyage à Zurich pour parler de la construction européenne, il évoque les « États-Unis d’Europe » chers à Victor Hugo. C’est ce discours qui donne l’idée de réunir un congrès international. L’abondance des micros devant la table montre qu’il s’agit d’un événement médiatique : c’est la première grande réunion internationale consacrée à la construction européenne depuis la guerre. La présence sur la photographie de personnages vêtus d’un costume strict et la mention, dans la légende, de la présence des 750 délégués (dirigeants, anciens résistants) montrent qu’il s’agit d’une réunion de personnes dotées de hautes responsabilités. L’Europe est donc encore une affaire de dirigeants politiques. →Doc. 2 : Affiche du mouvement fédéraliste Jeunes européens aux élections européennes de 2009. La confrontation avec le document précédent doit faire surgir l’idée d’une opposition complète, à la fois de date, de nature et de contenu. Beaucoup moins connue, beaucoup plus récente (plus de 60 ans d’écart avec la photographie de Churchill), l’image est une affiche électorale parue à l’occasion des dernières élections européennes (dont la date est mise en exergue : « 7 juin 2009 »), qui ont lieu tous les cinq ans au mois de juin. Le drapeau et les couleurs bleu et jaune renvoient pourtant à une réalité commune : l’Europe. L’affiche a ceci de particulier qu’elle n’est pas destinée à soutenir un parti ni un candidat (elle ne comprend aucun signe partisan), mais simplement à convaincre les électeurs d’aller voter. Le mouvement Jeunes européens qui →Frise La chronologie sommaire se divise en deux temps et deux thématiques, afin de montrer l’évolution générale de la construction européenne. De 1948 à 1989, l’Europe apparaît comme un idéal lointain, qui se développe surtout sur le plan économique. Elle est le théâtre d’une concurrence entre deux types de projets, l’Europe fédéraliste, qui échoue parfois (la CED), et l’Europe des nations (à consonance unioniste). Depuis la fin des années 1980, l’Europe politique est davantage une réalité, bien que non achevée, portée par des textes présentant à la fois des idées fédéralistes et des concessions au souverainisme. Repères p. 330-333 1. Une Europe politique en projet La double page sert à rappeler le contexte chronologique dans lequel se bâtit l’Europe politique. Remontant jusqu’au xixe siècle, elle souligne que le projet de construction du continent ne date pas de l’après-guerre. En 1848, par exemple, au moment du printemps des peuples européens, l’écrivain Victor Hugo lance un vibrant appel pour « les États-Unis d’Europe ». →Doc. 1 : Les États-Unis d’Europe, un idéal lointain ? Le document 1 et la petite biographie insistent sur un acteur plus récent, à relier au programme de première : le Français Aristide Briand, Prix Nobel de la paix en 1926 et auteur d’un discours à la Société des nations, le 5 septembre 1929, qui reprend l’expression d’Hugo. La SDN lui donne alors un mandat pour rédiger un mémorandum sur le sujet. La célèbre caricature présentée ici montre Briand, en habit de patriarche, diriger la foule des dirigeants politiques qui le suivent vers le soleil levant des fameux « États-Unis d’Europe » qu’il espère de ses vœux. Le titre « La terre promise » indique que la caricature fait référence au dernier épisode de la vie de Moïse dans l’Ancien Testament. De même que le patriarche hébreu, qui conduisait le peuple élu à travers le désert, n’a pu qu’apercevoir de loin la terre promise avant de mourir, le dessinateur suggère que Briand ne pourra pas voir l’accomplissement de son œuvre utopique. En effet, le dessin a été réalisé en septembre 1931, deux ans après le discours de Briand, en pleine crise économique mondiale et alors que la santé de Briand (gros fumeur, comme le rappelle la cigarette de la caricature) se dégrade rapidement : il meurt en effet le 7 mars 1932, sans avoir vu son rêve réalisé. La mention du manifeste de Ventotene (1941), du nom de l’île où fut exilé l’antifasciste Altiero Spinelli, sert à rappeler que la France n’a pas l’apanage des projets européens. →Doc. 2 : Jean Monnet fabrique le premier lingot d’acier de la CECA (1953). Le deuxième point met en exergue les deux acteurs principaux des débuts de la construction européenne, le haut fonctionnaire Jean Monnet, inspirateur du projet de la CECA, et le politique Robert Schuman, plusieurs fois président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. La photographie illustre une réalisation concrète de l’entente européenne : deux ans après la signature du traité de Paris créant la CECA, Jean Monnet lui-même, nommé président de la Haute Autorité, inaugure en grande pompe, devant les médias, une aciérie au Luxembourg. Cette fois, ce ne sont plus les discours qui prennent le devant de la scène (doc. 1, p. 328), mais une réalité économique. →Doc. 3 : La chute du mur de Berlin, novembre 1989. La photographie de l’ouverture du mur de Berlin (9 novembre 1989) est un symbole de la chute du rideau de fer qui sépara le continent en deux pendant plus de 40 ans. Elle induit un questionnement sur les conséquences de ce phénomène sur la construction de l’Europe : à la fois approfondissement des relations entre les États et élargissement de la communauté vers l’est (27 membres en 2007). Jacques Delors, président de la Commission européenne, et François Mitterrand, président de la République française, jouent un rôle important dans ce processus. 2. L’Europe politique, une lente construction Les deux cartes illustrent spatialement la double page précédente, rappelant qu’il ne faut jamais oublier la dimension géographique de la construction européenne. Sans faire une chronologie complète des différents élargissements, on a voulu comparer la situation dans l’immédiat après-guerre et celle du début du xxie siècle, que tout sépare. →Carte 1 : Les débuts de l’Europe politique (1948-1960). →Carte 2 : L’Europe politique en 2012. Il faut montrer que les divers obstacles à l’agrandissement de la Communauté européenne (devenue Union européenne en 1993, suite au traité de Maastricht) sont tombés les uns après les autres. Le Royaume-Uni et ses alliés d’Europe du Nord (Irlande, Danemark) ont abandonné leur isolationnisme, puis les anciennes dictatures des pays d’Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce) ont été acceptées dans les années 1980. Les pays neutres ont rallié la construction européenne à la fin de la Guerre froide (Autriche, Suède, Finlande en 1995), puis les pays de l’Est sont entrés à partir de 2004 après avoir satisfait aux critères d’adhésion décidés au sommet européen de Copenhague (1993). Il reste à intégrer plusieurs pays, économiquement instables, en retard (les Balkans) ou mal acceptés par une partie de l’opinion publique européenne (la Turquie). L’Islande n’a déposé sa candidature qu’après la crise de 2008 et pourrait être acceptée rapidement. Sur le plan institutionnel, il faut mettre en évidence les résistances à l’approfondissement, qui se manifestent notamment par des référendums perdus dans plusieurs pays (Irlande, Danemark, France, Pays-Bas). ◗ Réponses aux questions 1. Au début, la construction européenne ne concerne que six États de l’Europe de l’Ouest (France, RFA, Italie, Belgique, PaysBas, Luxembourg). En effet, plusieurs pays se trouvent exclus du processus par leur régime communiste (les pays situés à l’est du rideau de fer) ou par leur dictature (Europe du Sud), tandis que d’autres restent à l’écart pour des raisons de neutralité dans la Guerre froide (Suisse, Autriche, Suède, Finlande) ou d’isolationnisme (le Royaume-Uni ne dépose sa candidature, longtemps refusée, qu’en 1961). 2. La construction européenne a beaucoup progressé, mais elle n’est pas encore complète. Sur le plan géographique, les élargissements ne sont pas achevés puisque plusieurs pays candidats ne sont pas entrés dans l’Union européenne, essentiellement pour des raisons économiques. La Croatie intégrera l’Union le 1er juillet 2013, mais le sort de la Turquie n’est pas encore réglé. Sur le plan politique, la construction politique s’est heurtée à de nombreuses résistances (refus de ratification de plusieurs traités par référendum) et à une division face à des décisions importantes (par exemple, refus de l’euro de la part du Royaume-Uni, du Danemark et de la Suède). Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 • 133 © Hachette Livre l’a produite, de sensibilité fédéraliste, a été créé en 1972 ; il milite pour une plus grande participation des citoyens européens à la construction de l’Union. Le document met ainsi en valeur une Europe qui se construit par le suffrage universel direct des citoyens, contrairement à l’époque de Churchill. Cependant, l’évolution est à nuancer : l’abstention à ces élections est forte (d’où l’utilité de l’affiche) et tous les responsables européens ne sont pas élus au suffrage universel. Étude 1 p. 334-335 Le congrès de La Haye en 1948, entre unionisme et fédéralisme Cette étude, à relier au document 1 p. 328, s’interroge sur l’événement qui constitue le point de départ du chapitre selon le programme, le congrès de La Haye (Pays-Bas). Souvent passé sous silence dans l’ancien programme, il n’a pas été choisi pour l’importance de ses réalisations, mais pour son aspect symbolique (c’est la première grande réunion internationale sur la construction européenne depuis la guerre) et surtout pour l’opposition entre les deux conceptions de l’Europe à laquelle il donne lieu. Plusieurs associations défendant chacune leur vision de l’Europe ont en effet été fondées peu après la fin du conflit mondial : l’Union des fédéralistes européens est créée en septembre 1946 à Paris, tandis que Churchill a inspiré l’United Europe Movement en 1947. L’axe principal de cette étude consiste à identifier clairement les camps en présence et à comprendre quel projet a dominé les débats. →Doc. 1 : Churchill appelle à l’unité européenne. Le premier document concerne le personnage le plus célèbre du Congrès, qui a participé à le réunir, l’ancien Premier ministre conservateur britannique Winston Churchill (1874-1965). S’il n’a plus, à cette époque, de responsabilité politique (il a été battu aux élections législatives de juillet 1945, qu’il avait lui-même convoquées, par le travailliste Clement Attlee), il jouit toujours d’un grand prestige, ayant réussi à résister seul à Hitler durant l’été 1940. Dans cet extrait de son discours d’ouverture du congrès, il justifie l’union de l’Europe et développe le projet d’un Conseil de l’Europe. →Doc. 2 : Le projet de Denis de Rougemont. Nettement plus jeune que Churchill, Denis de Rougemont (19061985) est un écrivain et philosophe francophone suisse dont la réputation est grandissante à l’époque. Auteur d’une magistrale étude sur la passion amoureuse à partir de l’histoire de Tristan et Yseut (L’Amour et l’Occident, 1939), il s’est engagé dans l’effort de guerre allié, puis a lui aussi milité pour l’union de l’Europe. En août 1947, il prononce ainsi un discours au premier congrès de l’Union européenne des fédéralistes, l’autre grand mouvement favorable à la construction européenne. Comme en témoignent la référence du document ainsi que le nom de l’association qu’il soutenait, Denis de Rougemont est partisan d’une Europe fédérale, gommant les différences au sein du continent afin de forger une entité européenne cohérente. En 1970, il recevra le prix Robert Schuman en reconnaissance pour son action au service de la construction européenne. →Doc. 3 : Une vision critique du Conseil de l’Europe. L’élève doit repérer que l’ordre des documents ne suit pas la chronologie. Comme le document 5, cette caricature allemande (datée d’août 1949, plus d’un an après les deux textes) évoque la création, issue du congrès de La Haye, du Conseil de l’Europe, suggéré par Churchill dans le document 1. Le dessinateur souhaite mettre en valeur l’inutilité de la structure, qui n’aboutit, selon lui, à aucune réalisation palpable. © Hachette Livre →Doc. 4 : Les participants du congrès de La Haye, 7-10 mai 1948. Il est important de montrer aux élèves ce qu’a été concrètement le congrès de La Haye : une grande réunion de 750 responsables européens, hommes politiques, intellectuels et anciens résistants, provenant de 17 pays différents, dans une salle prestigieuse du château de La Haye, la Ridderzaal (salle des chevaliers). L’image pourra être avantageusement complétée du document 1 p. 328 où l’on voit un gros plan sur la tribune. Le décor et l’apparence des participants montrent qu’il s’agit naturellement d’une rencontre diplomatique et non populaire. Le grand « E » apposé 134 • Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 sur la cheminée témoigne de l’importance du mouvement de Churchill, qui a organisé la réunion de concert avec l’Union européenne des fédéralistes. →Doc. 5 : Extraits du Statut du Conseil de l’Europe, 5 mai 1949. Ce document présente le résultat de ces quelques jours de congrès. Moins d’un an après la fin de la réunion, dix pays d’Europe occidentale signaient à Londres, au pays de Churchill, le traité créant le Conseil de l’Europe, première pierre de la construction européenne, qui existe toujours aujourd’hui (47 États membres en 2012). Il faut cependant rappeler que ce n’est pas la première instance internationale de coopération en Europe : le 16 avril 1948, quelques semaines avant le congrès de La Haye, était créée par la convention de Paris l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), rassemblant 17 pays, à l’initiative des États-Unis, pour coordonner les aides issues du plan Marshall. Le 14 décembre 1960, après la fin du plan Marshall, l’OECE se transforme en Organisation de coopération et développement économique (OCDE), qui sert surtout à publier des rapports statistiques réguliers ayant trait aux pays développés. Le Statut du Conseil de l’Europe contient 42 articles, dont quatre sont présentés ici, qui mettent en valeur l’aspect clairement unioniste de cette institution. ◗ Réponses aux questions 1. Le décor luxueux et solennel de cette grande salle (estrade, baldaquin, lustres, fauteuils) et l’apparence des délégués, souvent des hommes d’un certain âge (la calvitie se lit sur de nombreux crânes), tous habillés d’un costume, montrent que les personnes invitées ne sont guère représentatives de la population européenne. Comme l’indique la légende, ce sont essentiellement des responsables politiques et des intellectuels plutôt que des représentants de toutes les couches de la société. 2. Winston Churchill s’inspire clairement de l’Organisation des Nations unies (ONU), créée en 1945 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui réunit la plupart des pays du monde pour s’entendre sur le règlement des problèmes internationaux. Pour lui, le Conseil de l’Europe dont il voudrait voir le jour est « un élément » de l’organisation mondiale. Churchill appelle à une action libre décidée par les gouvernements européens, qu’il invite à s’entendre : il développe donc une vision unioniste de la construction européenne, sans perte de souveraineté de la part des États. 3. Prenant un ton lyrique qui dramatise la situation (l’union de l’Europe ou le chaos), Denis de Rougemont ne s’adresse pas aux gouvernements comme Churchill, mais aux peuples eux-mêmes (« un si puissant rassemblement d’hommes », « les peuples d’outre-mer associés à nos destinées »). Son projet peut être qualifié de fédéraliste car il souhaite unir tous les Européens dans « la plus grande formation politique », dotée d’institutions qu’on rencontre normalement au sein d’un État, comme une Cour de justice et une Assemblée représentative. Le penseur suisse veut aller plus loin que Churchill dans la construction européenne. 4. Le Conseil de l’Europe reprend la conception confédéraliste défendue par Churchill. En effet, elle laisse principalement la main aux gouvernements des États membres plutôt qu’à une instance supranationale et indépendante. L’institution principale, le Comité des ministres, est composée d’un membre de chaque gouvernement, le ministre des Affaires étrangères (doc. 5, article 14). L’Assemblée est également issue de représentants de chaque pays, selon une procédure décidée par les gouvernements (doc. 5, article 25), et ne possède qu’un pouvoir consultatif (doc. 5, article 22 : « Assemblée consultative ») : ses recommandations peuvent ne pas être prises en compte par le Comité des ministres. 5. La caricature montre une succession à la tribune du Conseil de l’Europe de sept orateurs, tous des hommes habillés d’un costume sombre et faisant de grandes gesticulations. La légende ◗ Texte argumenté Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un congrès sur la construction politique de l’Europe se réunit à La Haye, aux Pays-Bas, à l’instigation de l’ancien Premier ministre britannique Winston Churchill. Rassemblés dans la salle principale d’un grand château, 750 délégués issus de nombreux pays de toute l’Europe occidentale, essentiellement des responsables politiques et des intellectuels, discutent pendant quatre jours des moyens de rapprocher les Européens. La question est de savoir si le congrès a défendu un projet politique cohérent. Les débats voient en réalité s’affronter deux conceptions opposées de l’Europe. Winston Churchill, fondateur de l’United Europe Movement, est le chef de file du camp unioniste. Partisan d’une réunion des peuples occidentaux sur le modèle de l’Organisation des Nations unies, il est favorable à une entente libre et volontaire des gouvernements qui respecte la souveraineté nationale de chaque État. Au contraire, les fédéralistes, comme l’écrivain et philosophe suisse Denis de Rougemont, défendent une Europe plus audacieuse dotée d’institutions communes, dont une Assemblée représentative et une Cour de justice. Les fédéralistes apparaissent comme minoritaires dans cette réunion dominée par les responsables politiques. Le congrès aboutit donc à la création, en mai 1949, d’une institution d’inspiration unioniste, le Conseil de l’Europe. Son instance principale est le Comité des ministres, constitué des ministres des Affaires étrangères de chaque État, tandis que l’Assemblée n’a qu’un rôle consultatif. Bien qu’étant l’objet de diverses critiques quant à son manque d’action d’envergure, le Conseil de l’Europe s’est doté en 1950 d’une Convention européenne des droits de l’homme et représente un élément important de l’identité de l’Europe occidentale. Étude 2 p. 336-337 Le plan Schuman et la CECA L’étude porte sur l’un des épisodes les plus connus de la construction européenne. Il s’agit d’une étape-clé à remettre dans un contexte complexe. Sur le plan européen, la création du Conseil de l’Europe en 1949 a suscité quelques déceptions et a donné l’envie de prolonger le rapprochement par de nouveaux moyens : c’est toute l’intuition de Jean Monnet, instigateur de ce plan d’intégration du charbon et de l’acier en France et en RFA. Cinq ans après la fin de la guerre, on est également dans le contexte de la reconstruction d’un continent marqué par de nombreuses destructions et de la réconciliation entre les ennemis européens d’hier. En effet, sur le plan international, la Guerre froide s’est accentuée en 1948-1949 par le blocus de Berlin (les Soviétiques échouent à faire évacuer Berlin-Ouest par les Occidentaux, malgré un blocus de 11 mois contré par un pont aérien occidental). La guerre de Corée est sur le point d’éclater (juin 1950) et les relations internationales sont tendues. Les pays d’Europe occidentale se retrouvent désormais unis dans le camp démocratique contre le bloc communiste dirigé par l’URSS. L’initiative de Robert Schuman est donc une décision majeure qui bouleverse la suite de la construction européenne. →Doc. 1 : Le plan Schuman. Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères dans plusieurs gouvernements de la IVe République, est l’homme de la situation. Homme de la frontière, né à Luxembourg d’une famille mosellane, il a subi de plein fouet les conséquences des affrontements franco-allemands et souhaite vivement mettre fin à cette rivalité (« que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée »). Pour lui, la constitution d’une organisation commune dans les secteurs stratégiques du charbon et de l’acier a pour triple intérêt d’anéantir le risque d’une renaissance de la puissance allemande, de rendre toute guerre entre France et Allemagne techniquement impossible et de réconcilier les deux pays par une solidarité concrète. Son annonce aux médias, le 9 mai 1950, cinq ans presque jour pour jour après la capitulation allemande et la fin de la guerre en Europe, a surpris tout le monde. →Doc. 2 : Le projet de Jean Monnet. Contrairement au document précédent, le texte de Jean Monnet, haut fonctionnaire français, n’est pas un document public, mais un texte technique destiné à justifier l’idée d’une communauté du charbon et de l’acier auprès du ministre Robert Schuman. Il est daté de six jours avant le discours de Schuman : l’initiative réelle de ce qui est resté dans l’histoire comme « le plan Schuman » provient donc de Monnet. Celui-ci a toujours travaillé dans l’ombre. Spécialiste des questions techniques, il a coordonné l’effort de guerre de la Triple Entente pendant la Première Guerre mondiale, avant d’être secrétaire général de la Société des Nations (SDN) en 1919. En 1940, il rejoint le général de Gaulle à Londres et s’occupe de nouveau de la coordination des Alliés. En 1945, il devient commissaire au Plan, vaste programme économique chargé d’encadrer la reconstruction économique de la France. Les objectifs techniques de Monnet rencontrent harmonieusement les ambitions diplomatiques de Schuman. →Doc. 3 : Les institutions de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) d’après le traité de Paris du 18 avril 1951. Cet organigramme présente les cinq principales institutions de la CECA. Les élèves sont normalement habitués à ce type de document, classique en histoire politique. On relève du premier coup d’œil la coexistence d’instances de type intergouvernemental (en orange) et d’autres de type fédéral (en bleu, indépendantes des gouvernements), ce qui montre que la CECA a fait l’objet de compromis. →Doc. 4 : La bienveillance des partenaires européens. Cette photographie, prise au Conseil de l’Europe en 1951, montre que les dirigeants des trois grands pays de la future CECA, issus de la même génération, qui a connu les deux guerres mondiales, et du même courant politique (la démocratie chrétienne), n’entretiennent pas seulement des relations diplomatiques, mais aussi des rapports amicaux, au-delà de la barrière linguistique. →Doc. 5 : Les réactions européennes au plan Schuman. Parmi les très nombreuses réactions immédiates (les articles datent tous d’un ou deux jours après l’annonce officielle de Schuman), on a choisi de mettre en valeur quelques-unes des plus significatives. On remarque tout de suite l’originalité du journal l’Humanité (organe officiel du Parti communiste français), qui condamne l’initiative en la resituant dans le cadre de la Guerre froide et de la domination américaine sur le camp occidental (alors que Schuman ne fait jamais référence aux États-Unis). En revanche, les autres coupures de presse expriment un enthousiasme certain pour le projet français. ◗ Réponses aux questions 1. Le projet de Schuman est original car il n’appelle pas les gouvernements européens à discuter de questions globales, comme l’avait fait le Britannique Winston Churchill au congrès de La Haye en 1948, mais il propose « des réalisations concrètes » qui engagent les acteurs économiques de la France et de l’Allemagne fédérale, anciens pays ennemis, à travailler ensemble dans deux secteurs industriels précis et stratégiques, ceux du charbon et de l’acier. Schuman développe donc une approche qu’on a appelée fonctionnaliste. Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 • 135 © Hachette Livre « Je déclare la première séance ouverte… Avec cela, je clos la dernière séance » fait penser que ces longues discussions n’ont servi à rien. Il est vrai que l’Assemblée du Conseil de l’Europe n’a qu’un pouvoir consultatif. 2. Le mémorandum de Jean Monnet, qui a inspiré le texte de Schuman, montre que l’idée d’une communauté du charbon et de l’acier s’inscrit dans un plan d’ensemble destiné à rapprocher les Européens (« créer l’Europe ») et à leur apprendre à abandonner une partie de leur souveraineté nationale pour travailler en commun. Jean Monnet exprime ici clairement des arguments fédéralistes. 3. Presque tous les journaux et les dirigeants politiques d’Europe occidentale se montrent favorables au plan Schuman, dès qu’il est rendu public. Le chancelier allemand Adenauer parle par exemple d’« un pas généreux accompli par la France ». Sur la photographie, l’échange de sourires entre les dirigeants de trois grands pays d’Europe de l’Ouest (France, RFA, Italie) suggère une bonne entente entre eux, tous démocrates chrétiens. Les socialistes eux-mêmes, situés dans un bord politique opposé à celui de Schuman, trouvent l’idée « séduisant[e] » parce qu’elle vise à empêcher une nouvelle guerre. Les seuls qui critiquent ouvertement l’initiative sont les communistes (cf. l’Humanité) car, dans le cadre de la Guerre froide, il leur paraît soutenir les intérêts des capitalistes et des Américains. 4. Le traité de la CECA respecte les objectifs de Schuman puisqu’il prévoit la présence d’une Haute Autorité, indépendante des gouvernements, chargée de coordonner la production de charbon et d’acier. Située à Luxembourg, elle est au cœur d’une région industrielle, entre la France et la RFA. 5. Les institutions de la CECA apparaissent clairement comme le fruit d’un compromis car elles mélangent des instances de deux types différents. La Haute Autorité, le Comité consultatif et la Cour de justice, tous placés à Luxembourg, ne dépendent pas des gouvernements des États membres, ce qui relève de la logique fédéraliste, tandis que le Conseil des ministres et l’Assemblée commune sont liés aux gouvernements, comme le souhaitent les unionistes. C’est toutefois un grand changement par rapport au Conseil de l’Europe, dont les institutions respectaient uniquement la logique intergouvernementale. ◗ Texte argumenté Lorsque, le 9 mai 1950, cinq ans presque jour pour jour après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman convoque les médias pour leur communiquer son projet de coopération européenne connu sous le nom de plan Schuman, la question se pose de la postérité d’une telle initiative. Il faut se demander comment ce texte a pu aboutir à un projet politique européen durable. © Hachette Livre Le principe de base de la proposition de Schuman, inspirée par le haut fonctionnaire Jean Monnet, a le mérite d’être original. Il ne s’agit pas de faire avancer la construction européenne par des discussions abstraites, mais par la poursuite d’un objectif commun concret, la coordination de la production de charbon et d’acier, source d’énergie et matériau importants dans l’industrie de l’époque, entre les deux anciens pays ennemis d’hier, la France et l’Allemagne fédérale. Le projet est également ouvert à tous les pays voisins qui voudraient y participer. Il a le double avantage de pousser les gens à travailler ensemble sur le terrain et de rendre une guerre entre les deux pays impossible. Le succès de cette initiative est dû à plusieurs facteurs. L’effet de surprise avec lequel le projet a été annoncé a favorisé son retentissement médiatique. Les dirigeants politiques des pays voisins, presque tous démocrates chrétiens comme Schuman (Adenauer en RFA, de Gasperi en Italie), ont accepté avec enthousiasme et la presse a été unanime, à l’exception des communistes liés à l’URSS, pour vanter les mérites du plan. Les institutions prévues ont habilement lié les deux types de logique de construction politique, à la fois fédéraliste (la Haute Autorité) et unioniste (le Conseil des ministres), ce qui a garanti sa solidité. Les négociations ont ainsi rapidement abouti : le traité de Paris (1951), signé moins d’un an après l’annonce de 136 • Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 Schuman, jette les bases de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), embryon de l’Union européenne actuelle. Étude 3 p. 338-339 De Gaulle et l’Europe politique Le dossier a pour ambition de mettre en lumière l’ambiguïté des rapports du général de Gaulle avec la construction européenne. Fondateur de la Ve République, défenseur proclamé de l’identité et de la grandeur de la France, de Gaulle est contemporain des débuts de la Communauté économique européenne (CEE) et est surtout connu pour les ralentissements qu’il a imposés à ses partenaires européens (double refus de la candidature britannique en 1963 et 1967, politique de la chaise vide en 1965 contre la fin de la règle de l’unanimité dans les prises de décision). Les documents montrent qu’il ne se contente pourtant pas d’une posture de frein de la CEE ; il possède sa propre vision de la construction européenne, assez différente de celle des pères fondateurs. →Doc. 1 : L’idée gaullienne de l’Europe. Parmi les 18 conférences de presse et les 53 allocutions télévisées du général de Gaulle, plusieurs comprennent des développements plus ou moins longs sur la conception gaullienne de l’Europe. Certaines citations sont restées célèbres, comme lorsque, le 14 décembre 1965, pendant la campagne pour les élections présidentielles, il s’écrie : « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe ! l’Europe ! l’Europe !... mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien ». C’est la conférence de presse du 15 mai 1962, prononcée quelques mois après l’adoption de la Politique agricole commune (PAC) à laquelle la France est favorable, que nous présentons ici car elle oppose clairement deux conceptions défendues par de Gaulle lui-même. →Doc. 2 : Une proposition française, le plan Fouchet. La France de de Gaulle ne fait pas que résister aux initiatives fédéralistes européennes, elle propose également de nouveaux traités. Christian Fouchet, proche du général, ambassadeur de France au Danemark, élabore en 1961 et en 1962 deux versions successives d’un projet d’Union des États européens, à vocation clairement confédérale, où les gouvernements reprennent la main sur les structures fédéralistes. Suscitant une vive opposition de la part des partenaires européens, surtout des pays du Benelux qui ont peur d’être écrasés par une hégémonie francoallemande, le plan Fouchet est finalement abandonné. →Doc. 3 : « Sans roue », caricature du Suisse Hans Geisen sur la politique française de la « chaise vide », 1965. Un document d’origine étrangère était indispensable afin de voir comment l’action de la France pouvait être perçue par ses voisins européens. Le caricaturiste suisse Hans Geisen n’habite pas la communauté européenne, mais il présente une vision partagée par beaucoup d’hommes politiques de la CEE, mécontents de voir les institutions paralysées par de Gaulle, qui bloque le processus de décision par son absence aux réunions du Conseil des ministres pendant six mois en 1965. Le différend sera finalement réglé en janvier 1966 par le compromis de Luxembourg, qui donne gain de cause à la France : les décisions continueront à être prises à l’unanimité lorsque les intérêts vitaux d’un des pays seront en jeu. →Doc. 4 : De Gaulle et Adenauer à Reims, 4 juillet 1962. Très célèbre, cette photographie symbolise le choix du général de Gaulle de privilégier les relations bilatérales entre les anciens ennemis d’hier, la France et l’Allemagne, au détriment du multilatéralisme européen. Elles ont notamment l’avantage de s’établir sur une base de coopération intergouvernementale et non supranationale. À la suite d’un voyage triomphal en RFA en →Doc. 5 : La politique européenne de de Gaulle. Répondant au document 1, ce texte est un article de l’éditorialiste André Fontaine qui porte un regard critique sur la vision gaullienne de l’Europe, quelque temps après la démission (avril 1969) et la mort de de Gaulle (novembre 1970), ce qui lui donne un certain recul historique. Fontaine nuance l’idée fortement répandue que de Gaulle était « antieuropéen » en montrant qu’il avait plutôt des convictions unionistes, qui se sont notamment exprimées dans le plan Fouchet. ◗ Réponses aux questions 1. Les trois documents évoquent plusieurs occasions de désaccord entre de Gaulle et ses partenaires européens. En 1958, il suscite l’inquiétude par son arrivée au pouvoir en France, mais il se rallie vite au traité de Rome (1957). En 1961 et 1962, les deux versions successives du plan Fouchet de constitution d’une Union des États européens sont refusées par les cinq autres membres de la Communauté économique européenne (CEE). En 1965, la France résiste à ses partenaires européens en bloquant, par son absence, le Conseil des ministres pour protester contre la suppression prévue de la règle de l’unanimité dans les prises de décision importantes ; elle gagne finalement la partie en 1966 grâce au compromis de Luxembourg, qui pérennise le droit de veto pour chaque pays menacé dans ses intérêts. 2. La voiture à six roues, occupée par six personnages aux physiques assez typés, représente l’Europe des Six (France, RFA, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, membres de la CEE) qui se dirige « vers le marché commun » selon le panneau. De Gaulle, reconnaissable à sa grande taille, à son couvre-chef militaire et à son physique caricatural, quitte le véhicule et s’en va dans la direction opposée, en emportant une roue. La voiture reste donc immobile en plein milieu de la chaussée, au grand dam des autres passagers, qui fixent tous le président français sans rien dire. Ce geste représente le refus de de Gaulle de siéger pendant six mois au Conseil des ministres européen, en 1965, afin de préserver la règle de l’unanimité dans les prises de décisions européennes. 3. Le plan Fouchet a été refusé par les autres pays de la CEE car il allait à l’encontre des idéaux qu’ils défendaient depuis le plan Schuman. Tandis que la CECA et la CEE se sont construites sur des institutions partiellement inspirées par la logique fédéraliste (Haute Autorité, puis Commission, toutes deux indépendantes des gouvernements), de Gaulle, qui refuse toute instance supranationale, promouvait la coopération entre gouvernements (article 5 du plan Fouchet) et la règle de l’unanimité (article 6). 4. De Gaulle reste fermement attaché à l’État nation comme base des relations internationales. Pour lui, l’Europe n’a pas d’identité propre ni de « réalité vivante » : elle n’est que l’addition des peuples qui la composent. C’est donc le gouvernement de chaque État qui doit toujours avoir le dernier mot pour défendre ses intérêts, y compris lorsqu’il s’oppose à la totalité de ses pays voisins, par l’usage d’un droit de veto. Le succès de de Gaulle a été mitigé : s’il a réussi à sauvegarder le droit de veto par la politique de la chaise vide en 1965 et s’il a pu empêcher l’acceptation de la candidature britannique dans la CEE par deux fois (1963 et 1967), il a cependant échoué à faire adopter le plan Fouchet, d’inspiration confédérale. 5. De Gaulle refuse toute évolution vers une Europe fédérale située au-dessus des entités étatiques : il ne veut pas avoir à rendre des comptes à une institution indépendante des gouvernements et il s’oppose à ce que les décisions soient désormais prises à la règle de la majorité, sans possibilité de blocage de la part d’un ou plusieurs pays. 6. Pour de Gaulle, le rapprochement avec l’Allemagne fédérale représente l’achèvement de la réconciliation avec un ancien ennemi, avec lequel ont éclaté trois guerres en trois quarts de siècle, mais aussi une possibilité de dialogue avec un gouvernement étatique et non pas une instance supranationale. ◗ Texte argumenté Premier président de la Ve République française (1959-1969), le général Charles de Gaulle arrive au pouvoir moins de deux ans après la signature du traité de Rome (1957) qui a mis en place la Communauté économique européenne (CEE). Jugé antieuropéen par beaucoup, il ne revient pas en arrière, mais entend défendre une vision personnelle de l’Europe, différente de celle des « pères fondateurs » des années 1950. La conception gaullienne se fonde sur la primauté de l’État nation comme élément de base de la politique internationale. De Gaulle ne nie pas l’existence de l’Europe, mais il ne lui reconnaît pas une identité en soi, elle n’est pour lui que l’addition des peuples qui la composent. Il refuse donc le développement d’une autorité supranationale qui ne soit pas contrôlée par les gouvernements, préférant le dialogue direct entre les États eux-mêmes. Méfiant envers la logique fédéraliste de la construction de l’Europe, il se montre donc proche des conceptions unionistes telles que le Britannique Winston Churchill les a développées au congrès de La Haye en 1948. Le président français a tenté de mettre ses idées en application. D’une part, il a usé de tout son pouvoir pour freiner l’évolution de la construction européenne vers le fédéralisme, utilisant par exemple la stratégie de la chaise vide en 1965, au Conseil des ministres de la CEE, pour éviter la suppression de la règle de l’unanimité dans la prise de décisions importantes, au risque de déclencher une crise majeure. Il use aussi de son droit de veto pour refuser, par deux fois, l’entrée dans la CEE du Royaume-Uni, qu’il juge trop proche des États-Unis. D’autre part, il privilégie les relations bilatérales en se rapprochant de la RFA du chancelier Adenauer, avec lequel il signe une alliance étroite par le traité de l’Élysée en 1963. Il propose aussi, en 1961 et en 1962, deux versions successives du plan Fouchet d’Union des États européens, chargé de réorganiser l’édifice européen selon une logique intergouvernementale. Son action rencontre cependant certaines limites. Si l’usage de son droit de veto lui permet de remporter la victoire dans la crise de la chaise vide (le compromis de Luxembourg en 1966) et dans l’affaire de la candidature britannique, il provoque cependant des mécontentements chez ses partenaires européens, qui refusent par deux fois le plan Fouchet, trop éloigné des idéaux fédéralistes. Le départ de de Gaulle, en 1969, marquera d’ailleurs un soulagement au sein de la Commission européenne. Leçon 1 p. 340-341 1948-1989 : l’Europe politique, un idéal lointain →Doc. 1 : « La peur », un ciment pour l’Europe occidentale au début de la Guerre froide. L’un des moins connus et des plus atypiques des « pères fondateurs » de la construction européenne (il est socialiste, alors que la plupart sont démocrates chrétiens), le Belge Paul-Henri Spaak a occupé de nombreux postes très prestigieux au sein des institutions européennes (président du Conseil de l’Europe, de la CECA, puis de l’OTAN). Son célèbre discours de « la peur », prononcé à l’Organisation des Nations unies en septembre 1948, révèle l’une des lignes de conduite majeures qui guident son action : le rejet de l’idéologie communiste et la nécessité de s’unir entre Européens, aux côtés des Américains, leaders du monde libre, pour faire face à la menace de la Guerre froide. Il ne faut pas oublier cet élément du contexte dans les facteurs explicatifs de la construction européenne. ◗ Réponse à la question 1. Un peu plus d’un an après le déclenchement de la Guerre froide, Spaak compare les deux modèles idéologiques qui s’afChapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 • 137 © Hachette Livre septembre 1962, de Gaulle signe, le 22 janvier 1963, le traité de l’Élysée avec le chancelier Adenauer. frontent pendant le conflit : le modèle occidental, dont il se réclame, et le modèle soviétique, qu’il critique fortement. Pour lui, le modèle occidental a le mérite de respecter les libertés fondamentales et les choix politiques des électeurs, tandis que la politique soviétique, qualifiée d’« impérialiste » en raison des conquêtes effectuées par Staline à la suite de la Seconde Guerre mondiale, est au service d’un parti unique, le Parti communiste. →Doc. 2 : Affiche célébrant le traité de Rome (1957) « L’Europe unie pour le progrès et pour la paix ». Cette affiche italienne a été reproduite sur de nombreux supports destinés aux scolaires afin de populariser chez les plus jeunes l’idée de la coopération européenne, symbolisée par une heureuse danse réunissant six femmes dont les jupes portent les couleurs des drapeaux des six pays membres de la jeune Communauté économique européenne (CEE). ◗ Réponses aux questions 1. La citation en italien est une phrase de l’homme politique italien Alcide de Gasperi, huit fois président du Conseil entre la fin des années 1940 et le début des années 1950. Mort en 1954, il n’a pas vu la signature du traité négocié dans la capitale de son pays en 1957 : l’affiche rend ainsi un hommage posthume à son engagement européen. 2. Par le slogan et par la citation d’Alcide de Gasperi, l’affiche met en avant deux objectifs importants de la construction européenne. Le premier est la consolidation de la paix, dans une région du monde marquée par de nombreuses guerres à l’époque contemporaine. Le second est d’ordre économique : la « libre circulation des hommes, des biens et surtout du travail » vise à favoriser l’emploi et la croissance (« le progrès »). →Doc. 3 : Mésentente au cours d’un sommet. Le caricaturiste français Jean Plantureux, dit Plantu, représente ici, avec humour, la paralysie qui a affecté la construction européenne au sommet de Fontainebleau en juin 1984 au sujet des revendications britanniques développées depuis plusieurs années par le Premier ministre conservateur Margaret Thatcher. Le sommet aboutira finalement à l’adoption d’une forte réduction de la contribution britannique au budget européen, objet d’une autre caricature célèbre de Plantu (elle montre notamment Mme Thatcher levant un gros chèque en signe de victoire). ◗ Réponse à la question 3. La femme aux cheveux clairs et au long nez représente Margaret Thatcher, Premier ministre conservateur britannique entre 1979 et 1990. Sa colère et le fait qu’elle soit le seul personnage entièrement en blanc montrent son isolement par rapport aux autres : elle remet en cause le fonctionnement des institutions européennes et obtiendra une réduction de la participation de son pays au budget communautaire. Le personnage à la tête allongée qui fait face à Mme Thatcher est François Mitterrand, président socialiste de la France de 1981 à 1995. Opposant aux prétentions du Royaume-Uni, il s’est appuyé sur l’Allemagne d’Helmut Kohl, avec qui il a signé le traité de Maastricht en 1992. Les autres personnages en costume figurent les autres dirigeants européens. © Hachette Livre →Doc. 4 : Les pères de la construction européenne. Le tableau résume les principaux traits biographiques des cinq personnages regroupés sous l’appellation de « pères fondateurs » de la construction européenne. Il faut évidemment faire comprendre aux élèves qu’on ne doit pas apprendre par cœur son contenu, mais établir des comparaisons entre les parcours et relever des points communs entre les pères fondateurs (naissance à la fin du xixe siècle, souvent en terre frontalière ou disputée, famille issue de la bourgeoisie, convictions catholiques, courant politique démocrate chrétien, responsabilités électorales à l’exception de Jean Monnet). 138 • Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 Étude 4 p. 342-343 Maastricht, un pas vers l’Europe politique ? Le traité de Maastricht (7 février 1992), négocié pendant plusieurs mois entre les partenaires européens, est une des dates importantes de la construction européenne. C’est lui qui a mis en marche le mécanisme de l’Union économique et monétaire aboutissant à la monnaie unique. Il a également changé le nom de la Communauté, qui devient Union européenne au 1er novembre 1993. Mais l’étude s’intéresse ici aux implications politiques du traité et aux réactions qu’il a pu susciter en France et en Europe. Le but est de montrer qu’il a été mal accepté par une partie de l’opinion publique car il effectuait pour la première fois un saut important dans la construction européenne. →Doc. 1 : Extraits du traité de Maastricht (Pays-Bas) signé le 7 février 1992. Cette étude démarre très logiquement par des extraits du texte du traité. Composé de 6 titres (chapitres) comprenant 55 articles, suivis de « protocoles, annexes et déclarations », le traité est long et très technique, ce que les électeurs français (qui ont reçu l’intégralité du texte avant de voter) ont déploré. Le passage proposé contient un extrait du préambule, qui présente les objectifs du traité, et plusieurs articles issus des premiers titres, consacrés aux institutions de la future Union. →Doc. 2 : Jacques Delors présente le traité de Maastricht. Président de la Commission européenne pendant deux mandats de 5 ans, Jacques Delors a joué un rôle majeur dans la rédaction du traité. Beaucoup moins ardu que le texte du traité lui-même, ce discours prononcé à l’occasion de la signature du traité dévoile les principaux objectifs qu’il s’est fixés. →Doc. 3 : Le principe de subsidiarité. Le principe de subsidiarité représente la grande nouveauté du traité dans le domaine de la répartition des compétences entre l’autorité traditionnelle des États et celle des institutions européennes. Cet article, tiré de la revue française Le Monde diplomatique, dresse une définition précise de ce principe. →Doc. 4 : Une campagne disputée. Les deux photographies témoignent de la complexité des clivages politiques à l’égard du traité de Maastricht. Alors qu’ils appartiennent à la même coalition de droite RPR-UDF, alors dans l’opposition, qui devait remporter une très large victoire aux élections législatives de mars 1993, ces hommes politiques défendent des options opposées pour le référendum du 20 septembre 1992. Les députés Pierre Méhaignerie et Bernard Bosson, issus du Centre des démocrates sociaux (composante de l’Union pour la démocratie française, UDF), sont partisans du « Oui », tandis que le sénateur Charles Pasqua, membre du Rassemblement pour la République (RPR), défend le « Non ». La question européenne n’oppose donc pas droite et gauche, mais plutôt le centre de l’échiquier politique (favorable) aux parties plus extrêmes. →Doc. 5 : Une adoption délicate. Si, après de vifs débats, la France a finalement adopté le traité de justesse par référendum (51,04 % de « Oui »), les électeurs danois avaient, quelques mois plus tôt, refusé le traité à une courte majorité (50,7 % de « Non »). Dans l’article présenté, issu du journal Libération, politiquement marqué à gauche, l’éditorialiste Serge July s’en réjouit en espérant que cet épisode puisse introduire plus de démocratie dans le fonctionnement de la construction européenne. Grâce à certains aménagements, les Danois voteront « Oui » le 18 mai 1993. ◗ Réponses aux questions 1. La citoyenneté européenne est un nouveau niveau de citoyenneté qui s’ajoute à la citoyenneté nationale : tout citoyen ◗ Texte argumenté Le traité de Maastricht (1992) est le premier texte majeur adopté par les États de la Communauté européenne après la chute du bloc communiste en Europe de l’Ouest. Fruit de longues négociations entre le président de la Commission européenne Jacques Delors, le président français François Mitterrand, le chancelier allemand Helmut Kohl et leurs partenaires, il marque un pas important dans l’histoire politique du continent. En quoi peut-on dire qu’il a fait progresser l’Europe politique et pourquoi a-t-il été contesté ? Maastricht organise un saut qualitatif dans l’approfondissement de la construction européenne. En effet, c’est notamment pour réagir à la montée de la puissance allemande après la réunification survenue en 1990 et à la mondialisation croissante que les dirigeants européens ont voulu rapprocher davantage les pays membres. Pour ce faire, ils ont changé le nom de la Communauté en Union européenne et prévu d’unir davantage leurs politiques monétaires et étrangères. Ils ont aussi modifié les institutions en donnant un rôle plus grand au Parlement, en introduisant le principe de subsidiarité dans la répartition des compétences en Europe et ils ont instauré une citoyenneté donnant plus de droits aux Européens dans tout le territoire de l’Union. Cette politique d’envergure rompt avec la stratégie des « petits pas » utilisée jusque-là. Cette rupture politique a entraîné bon nombre de résistances. Dès le départ, les négociations entre les pays sont difficiles, en particulier avec les Britanniques, réticents devant une montée de la logique fédérale. La ratification du traité a également posé problème dans plusieurs États. Par exemple, de nombreux mouvements dits souverainistes ont critiqué la perte d’indépendance nationale que ce traité allait entraîner pour chaque pays. Les Danois refusent le texte par référendum en juin 1992, tandis que les Français l’acceptent par une très courte majorité en septembre. Il faudra de nouvelles concessions pour que les Danois disent finalement « Oui » au traité en mai 1993. Au final, Maastricht a renforcé l’Europe politique, mais a creusé un certain fossé entre les dirigeants européens et une partie de l’opinion publique. Étude 5 p. 344-345 2005 : le « Non » français et néerlandais au projet de Constitution européenne On oppose souvent le traité de Maastricht, adopté de justesse malgré les réticences d’une partie des électeurs, et le traité de Constitution européenne, abandonné après l’échec de deux référendums en France et aux Pays-Bas, un peu plus de dix ans plus tard. C’est la première fois depuis le refus français de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 que la construction européenne marque le pas à la suite de l’opposition d’un ou plusieurs de ses membres. Cette étude cherche à mettre en valeur les raisons qui ont abouti à cet échec et la manière dont l’Europe a finalement rebondi. →Doc. 1 : Pourquoi une Constitution européenne ? Ce texte est le pendant du document 2 p. 342 pour le traité de Maastricht : il s’agit de la présentation du traité par un de ses principaux rédacteurs, en l’occurrence l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing. Celui-ci fut choisi pour diriger la Convention chargée de la rédaction du traité. Son discours a lieu au moment de la présentation d’un premier projet de traité, qui sera finalement remplacé par le traité du 29 octobre 2004. →Doc. 2 : Le vote des Français. Document classique en sciences sociales, ce tableau statistique présente les principaux résultats d’un sondage de sortie des urnes réalisé par l’institut SOFRES le jour du référendum français, le 29 mai 2005. On y apprend la répartition du vote selon plusieurs critères (âge, profession du chef de ménage, diplôme, préférence partisane). On pourrait déplorer que le sondage ne donne pas de chiffres concernant l’abstention, qui fut notable au scrutin (30,7 %). →Doc. 3 : Une analyse des résultats du référendum français. Issu d’une revue d’analyse politique parue avec un recul de plusieurs mois sur les événements, cet article tente d’expliquer le résultat du référendum français par une série de facteurs politiques et sociaux. Il est évidemment à relier au document précédent. →Doc. 4 : Une double surprise pour l’Europe. L’abondance des unes de journaux consacrées au « Non » français, au lendemain du référendum du 29 mai 2005, montre la grande résonance médiatique de cet événement. La grande banderole favorable au « Non » (« Nee » en néerlandais, avec deux « E » remplacés par le sigle de l’euro) sur une péniche aux Pays-Bas, où le « Non » l’emporte aussi quelques jours plus tard, montre que tous les moyens ont été utilisés pendant une campagne intense. Beaucoup d’analystes remarquent que cette campagne fut aussi marquée par l’importance d’échanges de points de vue sur Internet. Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 • 139 © Hachette Livre d’un pays membre de l’Union est automatiquement citoyen européen. Il s’agit d’une avancée pour l’Europe politique dans le sens qu’elle implique de nouveaux droits valables dans toute l’Union et pas seulement dans le pays d’origine (être électeur et éligible aux élections municipales de son pays d’accueil, déposer une pétition devant le Parlement européen). 2. Les autres nouveautés présentes dans le document relèvent des institutions, avec un rôle accru du Parlement européen, et de la politique étrangère, avec la recherche d’une plus grande unité entre Européens. Selon Jacques Delors, il s’agit de rendre l’Europe plus démocratique et davantage capable de parler d’une seule voix. 3. Le principe de subsidiarité est une nouveauté importante car il remet en cause les schémas préétablis sur la souveraineté. Désormais, les compétences ne sont plus censées appartenir automatiquement aux États, qui pourraient les déléguer à l’Union européenne ; elles sont réparties entre les États et l’Union selon la plus grande efficacité de l’intervention, ce qui rend cette répartition susceptible d’évoluer dans le temps. 4. Les deux affiches s’appuient paradoxalement sur la même notion de liberté, une des trois valeurs de la devise française. Pour les partisans du « Oui », il s’agit de la liberté de circulation et de vote qui appartient à chaque individu de l’Union. Les défenseurs du « Non » se placent au contraire au niveau de la nation, mettant en avant la liberté de l’État français de conserver sa souveraineté et de ne pas se soumettre à une autorité supérieure. 5. Jacques Delors reconnaît que la signature du traité s’est faite « au prix de compromis » et qu’il n’était « pas facile » de concilier les différents objectifs, ce qui montre que les négociations n’ont pas été aisées. L’adoption a elle aussi été complexe car Maastricht prévoit des nouveautés qui ont été contestées par les partisans de la souveraineté nationale. Dans plusieurs pays ayant ratifié le traité par référendum, les débats ont été âpres ; le « Non » l’a emporté, dans un premier temps, au Danemark, avant l’organisation d’un second vote, et le « Oui » n’a remporté la victoire que de justesse en France. 6. C’est au moment où les Français n’ont pas encore voté par référendum que Serge July se réjouit du vote négatif des Danois, en juin 1992. Pour lui, cette « grande crise » doit permettre aux Européens de mesurer la fragilité de la construction politique et d’accentuer sa dimension démocratique au détriment de son aspect « technocratique », aux mains de fonctionnaires non élus par les citoyens. →Doc. 5 : De la Constitution au traité de Lisbonne. La revue Courrier international, présente au CDI de nombreux établissements scolaires, rassemble chaque semaine les meilleurs articles de journaux du monde entier afin de donner une vision internationale de l’actualité. Ici, elle reprend l’article d’un journaliste portugais qui commente la rédaction, alors en cours, du traité de Lisbonne, signé dans son propre pays fin 2007. Il est destiné à remplacer le traité constitutionnel, finalement considéré comme caduque après l’échec des deux référendums déjà cités. ◗ Réponses aux questions 1. Valéry Giscard d’Estaing, président de la Convention chargée de rédiger une Constitution européenne, considère le texte comme une avancée pour l’Europe politique car il répond, selon lui, aux aspirations des citoyens européens dans plusieurs domaines-clés. La Constitution prévoit en effet de renforcer les pouvoirs de l’Union européenne relatifs à la libre circulation, d’unifier sa politique étrangère et de rendre ses institutions plus démocratiques, avec un rôle accru du Parlement européen, élu directement par les Européens depuis 1979. 2. À quelques jours d’intervalle, au printemps 2005, la France, puis les Pays-Bas refusent nettement le traité avec respectivement 54,7 % et 61,6 % de « Non ». L’Europe avait déjà connu plusieurs votes négatifs de la part d’un Parlement national (la France contre la Communauté européenne de défense en 1954) ou même d’un peuple (les Danois contre Maastricht en 1992, les Irlandais contre le traité de Nice en 2001), mais jamais deux fois de suite. Cette situation crée donc une crise inédite. 3. Le traité de Lisbonne (Portugal), dont l’initiative revient au président français Nicolas Sarkozy, est chargé de combler le vide juridique créé par l’abandon de la Constitution européenne. Il contient de nombreux points communs avec cette dernière, mais il ne revendique pas de caractère constitutionnel. La principale différence avec le traité de 2004 est que les chefs d’État européens se mettent d’accord pour ne pas soumettre le texte à référendum. Le journaliste dénonce sévèrement ce fait et prédit que ce manque de démocratie coûtera cher à la construction européenne. 4. Le vote « Non » a été davantage choisi par des catégories d’électeurs très diverses. À l’exception des plus de 65 ans, toutes les classes d’âge ont refusé le traité, en particulier les gens d’âge moyen (35-49 ans). D’un point de vue social, ce sont les catégories inférieures (ouvriers) et les classes moyennes (ce qui constitue une nouveauté par rapport au référendum de 2005) qui ont le plus montré leur défiance vis-à-vis du texte. Les partisans du « Non » ont également plus souvent un niveau d’études faible. Politiquement, ils se situent majoritairement à gauche, à l’extrême droite (Front national) ou parmi les électeurs n’exprimant pas de préférence partisane. © Hachette Livre ◗ Texte argumenté À partir de 2002, les autorités européennes expriment le désir de rédiger un traité chargé de récapituler en un texte unique l’ensemble des traités issus de la construction européenne. La Convention dirigée par l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing aboutit en octobre 2004 à la signature du traité de Rome, aussi appelé traité constitutionnel. Il est largement rejeté par référendum, en mai et juin 2005, par deux des pays fondateurs de l’Union, la France et les Pays-Bas. Comment peut-on expliquer cet échec et comment la construction européenne a-t-elle pu redémarrer après ce coup d’arrêt ? Le traité de Constitution européenne a été soumis à référendum dans plusieurs États membres de l’Union au cours de l’année 2005. Si l’Espagne et le Luxembourg ont dit « Oui », la France (54,7 % de « Non »), puis les Pays-Bas (61,6 % de « Non ») ont tous deux rejeté le texte à moins d’une semaine d’intervalle. En France, ce sont essentiellement les classes moyennes et les électeurs de gauche, sans 140 • Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 oublier les souverainistes de droite, qui ont massivement refusé le traité. Ce vote fut le fruit d’une inquiétude sur l’avenir et d’une défiance envers une construction européenne jugée lointaine. Le terme « Constitution » a également rebuté certains car il s’applique normalement aux États indépendants, ce que n’est pas l’Union européenne. Cette double victoire du « Non », inédite dans l’histoire politique du continent, a été très médiatisée et a marqué une crise profonde de la construction européenne. Après de nombreuses hésitations, les dirigeants européens ont décidé d’abandonner le texte au profit d’un traité simplifié, sans valeur constitutionnelle, signé à Lisbonne le 13 décembre 2007. Il reprend l’essentiel des éléments du traité refusé, mais sans les aspects les plus disputés. Le choix d’adopter le texte sans référendum (sauf en Irlande, où le vote a d’abord été négatif) a permis de relancer rapidement la construction européenne, mais a mécontenté une partie de l’opinion publique. Leçon 2 p. 346-347 1989-2012 : l’Europe politique, avancées et remises en cause →Doc. 1 : Les institutions européennes après le traité de Lisbonne en 2007. Cet organigramme simplifié reprend les mêmes codes de couleur que le document 3 p. 336 pour favoriser la comparaison. Il n’est pas nécessaire de mémoriser le détail des attributions de chaque institution, mais il faut retenir l’architecture d’ensemble. ◗ Réponse à la question 1. La comparaison montre que les institutions européennes se sont étoffées depuis les années 1950 autour d’un noyau resté identique. Plusieurs instances nouvelles ont été créées, comme le Conseil européen et le président du Conseil européen ; d’autres se sont transformées : la Haute Autorité est devenue la Commission européenne dès 1957, l’Assemblée commune est depuis 1979 le Parlement européen, élu au suffrage universel direct. Les institutions de type fédéraliste ont pris une place croissante, mais les deux types d’institutions continuent de coexister. →Doc. 2 : Deux avis sur la construction européenne. Les deux documents ont pour point commun d’être des professions de foi politiques rédigées à l’occasion des élections européennes de juin 2009 et destinées à guider le choix des électeurs. Les deux textes présentent des idées totalement opposées, ce qui montre que la question européenne reste un clivage fort de la vie politique française, qui ne recoupe d’ailleurs pas l’opposition classique entre droite et gauche. ◗ Réponses aux questions 1. Le Mouvement démocrate (MoDem) est un parti centriste, issu de l’ancien camp démocrate chrétien (centre droit), fondé par l’ancien ministre François Bayrou. Le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers est classé parmi la droite nationale, entre la droite classique et le Front national. 2. Le parti de F. Bayrou centre son propos sur la situation économique mondiale, en évoquant la crise et le phénomène de la mondialisation. Pour lui, « une réponse européenne unie » est la seule arme efficace pour lutter contre les problèmes rencontrés. Au contraire, le parti de Ph. de Villiers parle avant tout de la France, opposée aux « commissaires européens, nommés et non-élus », comme le rappelle la mention de la victoire du « Non » au référendum de mai 2005. Son but est de maintenir l’identité française face à une Europe vue comme lointaine et envahissante. Les deux partis ont donc un point de vue totalement opposé sur la question européenne : pour l’un, l’Europe est une alliée ; pour l’autre, une adversaire. →Doc. 3 : « Cameron, cheval de Troie turc ». ◗ Réponse à la question L’entrée dans l’Union européenne de la Turquie, candidate depuis 1987, suscite un débat passionné en Europe, pour des raisons à la fois géographiques (le pays est majoritairement situé en Asie), économiques (le pays a un PIB inférieur à celui des membres de l’Union), politiques (il ne respecte pas tous les droits de l’homme) et surtout culturelles (il est massivement musulman). La caricature souligne les divergences entre les partenaires européens sur ce sujet sensible. 1. Le vote du budget 2011 a provoqué un vif conflit entre plusieurs institutions de l’Union européenne. Le Parlement européen, élu au suffrage universel direct, qui a un rôle croissant dans l’élaboration du budget annuel depuis le traité de Lisbonne (2007), cherchait à peser dans les grandes orientations budgétaires, selon une logique supranationale. Au contraire, les ministres de chaque État, réunis dans le Conseil européen qui codécide avec le Parlement, souhaitaient avant tout diminuer les dépenses de l’Union, en des temps de crise économique, dans l’intérêt financier de leur pays. Cette divergence d’intérêts a créé un blocage qu’il a été très difficile de résoudre. 1. Les cinq éléments du dessin sont reconnaissables aux couleurs de leur drapeau. L’Europe (douze étoiles jaunes sur fond bleu) apparaît comme une forteresse gardée par deux grandes tours, la France (à gauche) et l’Allemagne (à droite). Le Premier ministre turc Erdogan, coiffé d’un fez ottoman marqué du drapeau turc, monte un cheval de bois aux couleurs britanniques et se dirige vers la forteresse européenne. Cela montre que le soutien à la candidature turque apporté par le nouveau Premier ministre David Cameron ne suffira sans doute pas à vaincre les réticences franco-allemandes. Leçon 3 p. 348-349 L’Europe politique aujourd’hui →Doc. 1 : Législation européenne et législation nationale : Natura 2000. Beaucoup de gens savent que la plupart des lois nationales sont désormais la transposition de décisions prises à l’échelon européen ; les hommes politiques le répètent souvent, soit pour s’en réjouir, soit pour le dénoncer. Cependant, peu savent exactement à quoi correspondent ces décisions. Natura 2000 est un bon exemple d’un groupe de directives européennes, ayant pour but de promouvoir la protection de l’environnement dans toute l’Union, destinées à être répercutées dans les législations de tous les pays membres. →Doc. 2 : La répartition des compétences entre États et Union européenne. Depuis le traité de Maastricht (1992), c’est le principe de subsidiarité, cher à l’ancien président de la Commission Jacques Delors, qui décide de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres. Il a pour but de faire gérer un domaine par l’institution jugée la plus efficace pour cette tâche, en fonction de ses moyens et de sa vision du problème. ◗ Réponse à la question 1. La répartition des compétences est d’une grande complexité. L’Union a reçu le transfert partiel ou total de certaines compétences majeures qui appartenaient auparavant aux États seuls. C’est notamment le cas de la politique monétaire, qui est pourtant une fonction régalienne normalement assurée par chaque État ; en effet, l’euro, monnaie unique de 17 pays membres, est géré par la Banque centrale européenne, agence de l’Union. Les autres compétences de l’Union relèvent surtout du cadre structurel de l’économie (union douanière, concurrence, libre circulation) ou des politiques d’ensemble (Politique agricole commune), tandis que les décisions économiques et sociales les plus importantes restent essentiellement aux mains des États. →Doc. 3 : La difficile préparation du budget européen 2011. Cet article récent du journal Le Monde, qui décrit à chaud le conflit budgétaire alors en train de se produire, a l’avantage d’expliquer clairement les logiques de l’affrontement, qui n’opposent pas plusieurs partis politiques comme c’est souvent le cas dans les États, mais plusieurs institutions de l’Union. →Doc. 4 : Une critique contre les finances européennes. La question du coût financier de l’Union européenne est un argument classique des souverainistes, qui déplorent souvent le manque de transparence et de visibilité des dépenses engagées. Il n’est pas étonnant de retrouver cette critique dans une revue (Le Cri du contribuable) qui, comme son nom l’indique, critique le poids excessif des impôts en France. La France est effectivement un contributeur net du budget européen, mais elle reçoit des aides dans certains secteurs importants (reconversion industrielle, rénovation urbaine). ◗ Réponse à la question 1. Le dessin dénonce le prix jugé excessif des dépenses de l’Union européenne : le fonctionnaire de Bruxelles (siège de la Commission européenne, organe exécutif de l’Union) présente au contribuable une facture démesurément longue en lui demandant de payer sans contester. L’Europe est vue comme une structure lointaine et anonyme, sur laquelle le contribuable n’aurait pas de prise et qui représente un gouffre financier. L’idée, jugée très excessive par les fédéralistes, est à rapprocher des convictions souverainistes. Histoire des Arts p. 350-351 Les faiblesses de l’Europe politique vues par les caricaturistes La caricature est un moyen d’expression classique en politique, que les élèves connaissent depuis le collège. Son étude est adaptée à cette partie du programme car, au-delà de l’humour qu’elle véhicule, elle transmet toujours une vision de la réalité. Il s’agit à la fois d’apprendre à décoder cette vision, par l’analyse des éléments du dessin, et de la confronter à la réalité historique. On notera la diversité des caricatures choisies, tant pour les origines (l’une est réalisée par un Français, la deuxième par un Soviétique, la dernière par un Anglais) que dans le temps (de 1950 à 2001). ◗ Réponses aux questions 1. Dans le document 2, le personnage de gauche, un homme d’affaires bien habillé au ventre très prononcé, fumant le cigare, représente les États-Unis, comme le suggère le sigle du dollar inscrit sur le papier qu’il tient à la main. Le marié au nœud papillon blanc et au costume sombre est le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman, auteur du projet de Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1950. La mariée, portant à la main la Ruhr (riche région industrielle allemande) comme dot, est en fait le chancelier de République fédérale allemande (RFA) Konrad Adenauer. Dans le document 3, le grand personnage est le général Charles de Gaulle, président de la République entre 1959 et 1969, reconnaissable à sa grande taille, à son nez et à son costume militaire. Sur son épaule, de très petite taille (pour signifier son faible rôle), figure Georges Pompidou, alors Premier ministre. 2. Le symbole qui figure sur le cadran du téléphone est le sigle de l’euro, monnaie créée en 1999 pour une partie des États de Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 • 141 © Hachette Livre ◗ Réponse à la question l’Union européenne, qui n’est entrée dans les porte-monnaies qu’en 2002. 3. Le document 2 se situe au moment du plan Schuman, projet de Communauté européenne du charbon et de l’acier présenté le 9 mai 1950. Le document 3 date du premier refus par le général de Gaulle, au début de 1963, de la candidature britannique dans la Communauté économique européenne (CEE). Le document 1, datant de 2001, n’est pas relié à un contexte particulier identifiable. 4. La troisième condition (abandonner le Commonwealth, sphère d’influence britannique correspondant à peu près à l’ancien empire colonial anglais) est impossible car le Commonwealth rappelle la grandeur passée de l’empire britannique et joue un rôle économique important pour le Royaume-Uni. La cinquième condition (abolir l’anglais pour ne parler que français) s’oppose à la culture britannique, qui utilise l’anglais depuis des siècles. La neuvième condition (renommer la gare de Waterloo « gare Jeanne-d’Arc ») bafouerait l’histoire britannique puisque Waterloo fut une victoire anglaise alors que Jeanne d’Arc fut une ennemie des Anglais. Toutes ces conditions absurdes imaginées par le dessinateur veulent montrer que de Gaulle est prêt à tout pour empêcher l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE. 5. La caricature représente le chancelier Konrad Adenauer en femme pour symboliser le mariage franco-allemand de la CECA, ce qui relève de l’humour du dessinateur. En revanche, qu’Adenauer soit associé à la croix gammée, signe distinctif du nazisme, parce qu’il est Allemand, est une manipulation politique : en effet, il était un opposant notoire au nazisme (il a été limogé de son poste de maire de Cologne dès 1933) et l’idéologie d’Hitler a été éradiquée en Allemagne à partir de 1945. Robert Schuman fut également très hostile aux nazis. Le mariage est placé, dans le dessin, sous la bénédiction du capitalisme américain alors qu’il n’en est pas question dans le plan Schuman. Cette vision diffamatoire se retrouve parfaitement dans l’article du journal communiste l’Humanité : elle constitue la version officielle du camp communiste. 6. Dans les documents 1 et 2, le personnage de gauche représente diverses variantes de l’Oncle Sam, personnage emblématique des États-Unis. C’est un homme d’âge mûr, portant tel ou tel attribut de la puissance américaine : le chapeau avec l’étoile et les bandes qui rappellent le drapeau américain, le costume ou le dollar, monnaie au rayonnement mondial. 7. Ces caricatures mettent en valeur plusieurs défauts reprochés à l’Europe politique. Le document 2 l’accuse d’être sous la coupe des États-Unis et, de manière manipulatrice, de rester liée à l’héritage de l’Allemagne nazie. Le document 3 accuse indirectement l’Europe d’être bloquée par l’autoritarisme d’un seul dirigeant politique, le Français Charles de Gaulle, dont le veto empêche le Royaume-Uni d’entrer dans la CEE. Enfin, le document 1 déplore que l’Europe politique n’ait pas de tête et ne sache pas parler d’une seule voix à ses interlocuteurs mondiaux (personne ne répond à l’appel téléphonique de l’Américain). Prépa Bac p. 354-359 ◗ Composition Sujet guidé - De 1948 à 1992, deux projets pour une Europe politique © Hachette Livre 5. Rédiger l’introduction et la conclusion Introduction Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Européens tentent de renforcer leur union. Mais dès le congrès de la Haye en 1948, deux conceptions différentes des institutions et de la place des citoyens s’opposent : l’unionisme et le fédéralisme. Sur quel projet se construit l’Europe politique entre 1948 et le traité 142 • Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 de Maastricht en 1992 ? La période 1948-1951 voit naître le projet européen mais aussi s’affronter ces deux conceptions. De 1951 à 1979, les défenseurs d’une Europe des États imposent leur vision mais, entre 1979 et 1992, la question du fédéralisme est relancée. Conclusion Unionisme ou fédéralisme ? La période 1948-1992 ne permet pas de trancher même si en 1992, le choix du fédéralisme semble relancé. Cependant, le manque d’adhésion populaire laisse planer le doute sur le succès de ce projet. 6. Rédiger le développement 1. Après la Seconde Guerre mondiale, et alors que la Guerre froide débute, les États d’Europe occidentale tentent de se rapprocher pour consolider la paix. Pour ces États, il y a nécessité d’une Europe politique pour garantir la paix durablement. Dès 1946, Winston Churchill appelle à l’unité européenne. Son initiative se concrétise par l’ouverture du congrès de La Haye en mai 1948. Les délégués, venus de 17 pays d’Europe, dont de nombreux dirigeants et anciens résistants, discutent de ce que l’ancien Premier ministre anglais a appelé les « États-Unis d’Europe » et de la forme à donner à cette union. Ainsi naît le Mouvement européen. Mais une division fondamentale entre les partisans de ce projet européen apparaît. Pour les unionistes, rassemblés derrière Churchill, il est essentiel de maintenir la souveraineté des États. Ils sont donc favorables à une simple confédération. Ils sont à l’origine de la création du Conseil de l’Europe en 1949, un organe consultatif regroupant les représentants des pays d’Europe occidentale et destiné à promouvoir les droits de l’homme. Face à eux, le courant fédéraliste défend l’approfondissement de l’union en une fédération indépendante des États membres, gouvernée par un pouvoir supranational doté d’une souveraineté propre. Ce projet est porté par le Français Jean Monnet. Celuici convainc alors le ministre français des Affaires étrangères Robert Schumann de proposer à l’Allemagne la mise en commun de deux ressources industrielles essentielles, le charbon et l’acier, sous la responsabilité d’une Haute Autorité commune à six États et indépendante des États. C’est le point de départ de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA), qui voit le jour en 1951. Elle représente un compromis entre fédéralistes et unionistes. L’idée d’une Europe politique est désormais acceptée par les principaux dirigeants de l’Europe occidentale, mais elle peine à se concrétiser en raison de conceptions différentes. 2. À partir des années 1950, la construction économique de l’Europe prime sur le projet politique en raison du poids des défenseurs d’une Europe des États. En 1952, la France propose la constitution d’une Communauté européenne de défense (CED). Mais le refus des gaullistes et des communistes en France fait échouer ce projet. La construction européenne se concentre alors sur le domaine économique. En 1957, le traité de Rome crée la Communauté économique européenne (CEE) destinée à devenir une vaste zone de libreéchange. Les institutions mises en place traduisent le choix d’une Europe non fédérale. Les décisions, suite au compromis de Luxembourg en 1966, sont prises à l’unanimité, après le refus du président de Gaulle, opposé à l’idée d’une Europe supranationale, de la règle de la majorité. Cependant, il soutient le projet européen et rassure les autres États membres en se rapprochant de l’Allemagne et de son chancelier, Konrad Adenauer. Le traité de l’Elysée signé en 1963 concrétise cette amitié franco-allemande. De Gaulle et Adenauer encouragent une « coopération des États ». L’unionisme l’emporte donc. Il est renforcé en 1974 par la création du Conseil européen, rassemblant les chefs d’État et de gouvernement des États membres. Le projet politique de l’Europe se cantonne alors à un élargissement à de nouveaux États. En 1973, le Royaume-Uni, l’Irlande Sujet en autonomie - L’évolution du projet européen de la CECA au traité de Lisbonne Problématique : Selon quels axes évolue le projet européen entre 1951 et 2007 ? Plan I. De 1951 à 1973, la construction européenne autour d’un projet économique 1. Naissance du projet européen en 1951 2. Désaccords sur un projet politique 3. Le choix d’un projet économique et la création de la CEE II. De 1973 à 1992, le renforcement du projet politique de l’Europe 1. L’élargissement progressif de la CEE 2. Relance du projet politique et traité de Maastricht III. De 1993 à 2007, élargissement et renforcement du rôle international de l’UE 1. Nouveaux élargissement de l’Union européenne 2. Réformes des institutions européennes : le traité de Lisbonne ◗ Étude de document(s) Sujet guidé - Deux conceptions de l’Europe politique Présentation Le document 1 est un extrait d’une intervention de Paul-Henri Spaak, député, à la Chambre des représentants belge au cours de la séance du 7 février 1952. Il y défend sa vision d’une Europe fédérale, et en présente les spécificités et les avantages. Le document 2 est un extrait d’une conférence de presse donnée par Charles de Gaulle à Paris le 15 mai 1962. Répondant aux journalistes qui l’interrogent sur l’échec du plan Fouchet, le général de Gaulle, alors président de la République française, attaque les thèses supranationales et atlantistes pour défendre une nouvelle fois sa conception d’une Europe des États. Á partir de ces documents, nous indiquerons quelles conceptions de l’Europe politique s’affrontent lors de sa mise en place. Il convient de démontrer en quoi la conception fédérale et celle d’une Europe des États s’opposent, chacune étant influencée par son contexte national. • Paul-Henri Spaak est l’un des Pères de l’Europe qui souhaitaient la création d’un État fédéral européen (les États-Unis d’Europe, tout en préservant les particularités des nations constituant cet État). Ainsi, dans ce texte il défend une conception fédérale de l’Europe, condition de réussite du projet européen, selon lui. La condition pour que le projet fonctionne, « c’est qu’il y ait, en Europe, une autorité supranationale ». Spaak ne craint pas de dire les choses clairement : « il convient d’envisager [...] des abandons de souveraineté ». Ce courant politique défend en effet une fédération indépendante qui unit des États membres sous la souveraineté d’un gouvernement supranational. Ce gouvernement possède une autorité supranationale, qui se situe au-dessus du cadre des États, c’est-à-dire que ses décisions s’imposent aux États membres de l’union fédérale. Spaak défend cette idée en affirmant que le fédéralisme protège les petits États, en leur apportant « une sécurité bien plus grande ». Il démontre, avec l’exemple du fédéralisme américain que, quel que soit leur poids économique, les petits États peuvent faire entendre leur voix dans une telle structure politique. • En revanche, le général de Gaulle, attaché à la souveraineté nationale, est méfiant, ce qui lui vaut à tort d’être considéré comme antieuropéen : « il ne peut pas y avoir d’autre Europe que celle des États ». En réalité, sa position est plus complexe : il admet en effet bien volontiers que l’Europe, pour fonctionner, doit parvenir à une « union politique », mais celle-ci ne saurait se substituer à la « réalité des États ». Autrement dit, les États nationaux sont disposés à coopérer avec leurs partenaires à condition toutefois de conserver leur souveraineté nationale. « […] je ne crois pas que l’Europe puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Français, l’Allemagne avec ses Allemands, l’Italie avec ses Italiens, etc. Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient, respectivement et éminemment, Italien, Allemand et Français. » Les partisans de l’unionisme veulent une Europe solidaire, mais sans abandon de souveraineté. Il s’agirait de favoriser la coopération intergouvernementale. Cette conception est partagée par les Britanniques. • Ces deux textes proposent deux visions différentes de l’Europe politique. Depuis sa création en 1957, l’Europe ne parvient pas à choisir clairement une option, ce qui la fragilise sur la scène politique internationale. Les débats sont permanents entre fédéralistes et unionistes, et se compliquent depuis l’élargissement de l’Europe des six. La position de chaque auteur est très ancrée dans chaque contexte national. Même s’ils parlent de l’Europe, c’est avant tout à leur pays qu’ils pensent. Ainsi Paul-Henri Spaak défend d’autant plus volontiers la thèse fédéraliste qu’il est citoyen d’un petit État, la Belgique. Or « la pensée fédérale […] est inventée par les petits pour se défendre contre les grands. » De la même manière, la position unioniste du général de Gaulle s’explique aussi par son attachement à l’indépendance nationale. Il s’oppose à une Europe fédérale qui pourrait limiter la souveraineté de la France et défend au contraire une « Europe des États » où chaque pays garde son indépendance. De même, il refuse l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, car il estime ce pays trop proche des intérêts américains. Pour lui, l’Europe est avant tout l’association de la France et de l’Allemagne, et ces deux grands pays doivent garder les rênes. Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 • 143 © Hachette Livre et le Danemark intègrent la CEE. Pour le Royaume-Uni, cette entrée annonce la fin d’un long processus marqué par deux refus de de Gaulle. Mais l’élargissement est freiné en raison de la Guerre froide : les pays neutres et pays d’Europe de l’Est restent à l’écart du projet. Le projet politique reste limité et essentiellement visible à travers les rencontres des chefs d’États ou de gouvernement, intégrant peu les citoyens de l’Europe. 3. À partir de 1979, une ouverture à plus de fédéralisme relance le projet politique. En 1979, la décision est prise d’élire au suffrage universel les députés au Parlement européen. Par ailleurs, l’élargissement de la CEE se poursuit avec la Grèce en 1981, l’Espagne et le Portugal en 1986, tandis que la fin de la Guerre froide permet d’ouvrir le processus d’adhésion avec les pays neutres, Autriche, Suède et Finlande. Mais cette période est aussi marquée par un approfondissement du projet européen. Le traité de Maastricht signé en 1992 est une étape décisive. Il crée une citoyenneté européenne tandis que le pouvoir législatif du Parlement est renforcé. Les citoyens sont appelés à se prononcer par référendum sur ce traité et sont ainsi associés aux décisions prises au sein de l’Europe. Sont aussi prévues la mise en place d’une union monétaire avec une monnaie unique (l’euro) ainsi qu’une politique étrangère et de sécurité commune. Surtout, le traité prévoit l’élargissement de l’utilisation de la majorité qualifiée au conseil de l’Union et l’introduction du principe de subsidiarité, donnant ainsi un véritable pouvoir supranational aux institutions européennes. En raison de ce volet politique du traité, la CEE cède la place à l’Union européenne. Mais ce volet politique et cette supranationalité sont vivement contestés par les souverainistes, qui s’opposent au traité. En 1992, on parle à nouveau « d’Europe politique », mais aucune des deux conceptions ne s’est imposée. Sujet en autonomie - La citoyenneté européenne, entre théorie et pratique Présentation Le document 1 est un extrait du traité constitutif de l’Union européenne, signé à Maastricht, aux Pays-Bas, le 7 février 1992, et plus connu à ce titre comme « Traité de Maastricht ». Il s’agit principalement d’extraits des articles 9 et 10 portant sur la citoyenneté européenne. Le document 2 est une affiche du mouvement fédéraliste Jeunes européens réalisée lors des élections européennes de 2009. Elle incite les citoyens européens à se mobiliser, avec le slogan : « Le 7 juin 2009, votez !!! ». • Le Traité de Maastricht a créé une citoyenneté européenne La citoyenneté européenne est définie, depuis 1992, par l’article 9 du traité de Maastricht : « Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. » Elle est conçue comme une citoyenneté additionnelle, ne se substituant pas à la citoyenneté nationale mais s’y ajoutant : « La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. » Autrement dit, un citoyen français, ou allemand, ou italien est aussi depuis 1992 citoyen européen. Á ce titre, il peut participer à la vie politique européenne, en particulier lors des élections des députés au Parlement européen : comme le rappelle l’article 10-1, « Le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative. » Les citoyens européens peuvent être éligibles et électeurs. Le nombre de députés européens de chaque pays est fonction de sa taille démographique (par exemple, la France a 72 députés, alors que Malte n’en a que 6). Le Parlement européen joue trois rôles essentiels : – il examine et adopte les actes législatifs européens avec le Conseil ; – il exerce un contrôle sur les activités des autres institutions de l’UE, notamment la Commission, afin de garantir que celles-ci fonctionnent démocratiquement ; – il examine et adopte le budget de l’UE avec le Conseil. • Une mise en œuvre qui reste encore limitée Toutefois, si le cadre existe, la participation des citoyens aux élections européennes reste encore limitée : en 1979, on enregistrait un taux d’abstention de 37 % et, en 2009, de 57 % ! C’est pourquoi les Jeunes européens encouragent les citoyens à voter. La citoyenneté européenne reste à promouvoir, elle est encore plus théorique que réelle, sans doute doit-on informer davantage les citoyens sur leurs droits et leurs devoirs à l’égard de l’UE pour qu’ils prennent davantage conscience de leurs responsabilités. Sujet en autonomie - L’Union européenne, entre élargissement et approfondissement © Hachette Livre Présentation Le document 1 est un extrait du discours de Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, tenu au cours d’un débat sur l’avenir de l’Union européenne à l’université Humboldt de Berlin, le 12 mai 2000. Il s’interroge sur la finalité de l’intégration européenne. Le document 2 est un dessin satirique de Kroll, publié dans le quotidien belge Le Soir, le 6 janvier 2007, intitulé « L’Europe en 1957, l’Europe en 2007 ». Il montre comment on est passé 144 • Chapitre 10 - Le projet d’une Europe politique depuis 1948 d’une possible unanimité à 6 (les 6 membres acceptent tous de prendre du café) à un impossible consensus à 27 (chacun voulant une boisson différente). • Les enjeux politiques de l’élargissement Comme le souligne Joschka Fischer au début de son discours, l’Europe mène actuellement un double projet. Tout d’abord, celui de l’élargissement : « Un élargissement aussi rapide que possible. Cette question pose de difficiles problèmes d’adaptation aux pays candidats tout comme à l’Union. [...] » On peut rappeler en effet qu’en 50 ans, la CEE des 6 est passée à l’UE des 27 : – 1957 : 6 membres, lors de la création de la CEE, avec la France, l’Allemagne (RFA), l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. – 1973 : 9 membres, avec l’entrée de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et du Danemark. – 1981 : 10 membres, avec l’entrée de la Grèce. – 1986 : 12 membres, avec l’entrée de l’Espagne et du Portugal. – 1995 : 15 membres, avec l’entrée de l’Autriche, de la Suède et de la Finlande. – 2004 : 25 membres, avec l’entrée de 8 pays de l’Est, de Chypre et de Malte. – 2007 : 27 membres, avec l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie. L’élargissement s’est particulièrement accéléré depuis la chute du bloc communiste en 1989, qui a ouvert de nouvelles perspectives à l’Europe politique grâce à la mise en place de régimes démocratiques en Europe de l’Est. En 1993, les Européens ont ainsi décidé de la vocation de la Communauté de s’élargir à la taille du continent, processus qui n’est d’ailleurs à ce jour pas achevé (d’autres pays sont candidats : la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie, l’Islande et la Turquie, cette dernière candidature suscitant le plus la polémique). L’élargissement ne se fait pas sans difficultés, car il était plus aisé de fonctionner à 6 membres qu’à 27. Ensuite, l’Europe mène aussi le projet de l’approfondissement, car « les institutions de l’Union européenne ont été créées pour six États membres. […] On risque donc qu’un élargissement à 27 ou 30 États membres dépasse la capacité d’absorption de l’UE avec ses vieilles institutions et ses vieux mécanismes, et engendre des crises graves. » • Améliorer la gouvernance L’UE doit réformer ses institutions pour pouvoir fonctionner et prendre des décisions le plus efficacement possible. C’est pourquoi plusieurs traités se sont succédé afin d’améliorer la coopération entre les États membres : – 1992 : Traité de Maastricht. – 1995 : Traité d’Amsterdam. – 2001 : Traité de Nice. – 2005 : échec du Traité constitutionnel. – 2007 : Traité de Lisbonne. • L’UE n’a cessé de s’élargir depuis sa création, ce qui a nécessité de multiples réformes de ses règles de fonctionnement. Plus que jamais, le projet de fédération européenne est d’actualité car, comme le rappelle J. Fischer, « Parachever l’intégration européenne n’est concevable que si ce processus s’effectue sur la base d’un partage de souveraineté entre l’Europe et l’Étatnation. » Il reste encore à inventer l’Europe de demain. 11 La gouvernance économique mondiale depuis p. 360-381 Thème 4 – Les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours Question Mise en œuvre L’échelle mondiale La gouvernance économique mondiale depuis 1944 Il s’agit d’une question radicalement nouvelle par rapport aux anciens programmes de terminale qui ne l’abordaient que marginalement dans le bilan de la Seconde Guerre mondiale avec la mise en place de l’ONU et des institutions de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale). L’approche est aussi novatrice puisque la question de mise en œuvre comme le vocabulaire retenu (gouvernance) font appel à des disciplines extérieures à l’histoire comme l’économie et la science politique. Néanmoins, l’élève de terminale a déjà été pleinement familiarisé à cette approche pluridisciplinaire de la gouvernance mondiale avec l’aspect politique étudié en première concernant la SDN et l’ONU. ◗ Problématiques scientifiques du chapitre • On peut tout d’abord s’interroger sur le concept de « gouvernance mondiale » qui remonte à Kant et au Projet de Paix perpétuelle de 1796 dans lequel il concevait une assemblée des nations pour éviter les conflits entre États. Cette idée d’une gouvernance mondiale repose donc initialement sur une coopération entre États plutôt que sur la fondation d’un État-monde. Cette dernière notion n’apparaît qu’au moment de la seconde industrialisation à la fin du xixe siècle qui correspond aussi à la première mondialisation « britannique » des échanges. Le raccourcissement des distances par la diffusion de l’automobile et des chemins de fer, la généralisation du télégraphe sont autant de phénomènes qui nourrissent le concept d’État-monde. Des penseurs et écrivains britanniques comme H. G. Wells ou Norman Angell, issus du courant de pensée libéral, préconisent la création d’un État-monde rendu indispensable par la diffusion du libre-échange commercial et l’uniformisation des modes de production industrielle avec l’organisation scientifique du travail (OST) de Taylor. Pourtant, avant 1939, cette construction d’un État-monde politique comme économique reste une pure utopie intellectuelle tandis que les projets de gouvernance économique interétatique restent soit marginaux (création du Bureau International du Travail à Genève en 1920) soit inefficaces (échec de la conférence monétaire et financière internationale de Londres en 1933). • La date de 1944 mise en avant par le programme est fondamentale puisque la gouvernance économique mondiale connaît une première incarnation concrète avec la formation des institutions de Bretton Woods, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qui ont pour buts respectifs, pour le premier, de garantir la stabilité monétaire mondiale et, pour la seconde, d’aider au développement mondial. Ces institutions sont directement le résultat de la Seconde Guerre mondiale dont les origines ont démontré le risque d’une guerre économique prolongée comme celle des années 1930 entre totalitarismes autarciques et démocraties libre-échangistes. Pourtant, ces institutions sont très ambiguës : à la fois interétatiques, puisque leur financement est assuré par les États, mais assumant des missions supranationales en prêtant des fonds aux États. De plus, le FMI comme la Banque mondiale sont immédiatement associés aux États-Unis qui en sont les concepteurs et les promoteurs. Cette gouvernance économique est donc partielle puisque les pays du bloc soviétique l’abandonnent entre 1947 et 1964 (Cuba quitte le FMI et la Banque mondiale). Elle est aussi incomplète, le projet d’une Organisation internationale du commerce (OIT), qui devait être le troisième pilier de Bretton Woods, étant abandonné après 1948 à cause des débuts de la Guerre froide. • Le premier choc pétrolier de 1973 et la récession mondiale consécutive sont un autre moment décisif pour l’évolution de la gouvernance économique mondiale de Bretton Woods. En effet, le FMI, privé de sa mission fondatrice par la décision unilatérale du président Nixon de suspendre la convertibilité-or du dollar en août 1971, ne put rien faire pour rétablir la stabilité économique internationale. Les accords de la Jamaïque de 1976 redonnèrent une mission au FMI qui devint le prêteur financier des États en développement du tiers-monde qui ne pouvaient se financer sur les marchés financiers internationaux – mais réduisirent singulièrement son ambition : l’idée originelle d’un Keynes à Bretton Woods d’une « banque internationale » était abandonnée. Plus largement, l’universalité d’un gouvernement économique mondial fut mise de côté au profit d’un renouveau de la dimension interétatique avec la formation du G6/G7 des pays industrialisés. La coordination des politiques économiques paraissait la réponse adéquate aux défis de l’inflation et du chômage à la fin des années 1970. Mais cette gouvernance interétatique se révéla, elle aussi, bien limitée puisque les divergences croissantes de politique économique entre pays industrialisés (révolutions libérales et monétaristes de Reagan et Thatcher aux États-Unis et en Grande-Bretagne, social-démocratie en France avec la présidence Mitterrand) empêchaient toute coordination effective. Au sein même de l’espace européen, la création d’une gouvernance monétaire commune par le traité de Maastricht en 1992 était remise en cause par les divergences de politique économique (refus de la Grande Bretagne d’abandonner sa politique de dévaluation compétitive pour converger vers l’euro). • Cependant, l’essor d’une seconde mondialisation des échanges après 1980 amène la redéfinition des besoins de régulation de l’économie. Une Organisation mondiale du commerce, fondée en 1995, ressemble à l’État-monde des utopistes libéraux du début du xxe siècle, imposant depuis Genève des règles acceptées universellement pour le commerce mondial et disposant des sanctions juridiques pour les faire appliquer, comme un véritable État. Face à des crises financières devenues mondiales du fait de la vitesse de circulation des capitaux, la coopération économique intergouvernementale s’étend aux anciennes puissances dominées du Sud afin de rendre plus efficientes des politiques économiques publiques qui ne peuvent plus avoir de frontières (exemple de la lutte du G20 contre les paradis fiscaux ou la rémunération excessive des agents de change). Pourtant, malgré ces progrès qui expliquent la redécouverte du concept même de « gouvernance » (cf. infra), les institutions comme le G20 et l’OMC sont sévèrement critiquées comme n’assurant pas un partage équitable des richesses entre les populations mondiales (altermondialisme). ◗ Quelques notions-clés du chapitre • Altermondialisme : courant de pensée international né dans les années 1980 qui juge la gouvernance économique de la mondialisation biaisée en faveur des États les plus riches du Nord et de leurs firmes multinationales au détriment des pays en développement du Sud. C’est pourquoi ses partisans réclament un échange plus équitable entre Nord et Sud et une meilleure représentation des peuples et des minorités sociales ou eth- Chapitre 11 - La gouvernance économique mondiale depuis 1944 • 145 © Hachette Livre ◗ Nouveauté du programme de terminale niques (cf. Indiens d’Amérique centrale) dans les institutions de gouvernance économique mondiale. • Libre-échange : doctrine économique mise en pratique depuis le xixe siècle (Corn Laws britanniques de 1846) qui vise à la suppression de tout obstacle douanier à l’échange commercial afin de favoriser la diffusion de richesses et la coopération entre nations. • Mondialisation des échanges : désigne l’augmentation continue et considérable du volume des flux d’échanges et du nombre de parties impliquées dans ces échanges à l’échelle mondiale grâce à l’universalisation du libre-échange, à la dématérialisation des moyens de communication et à l’accélération des modes de transport. ◗ Débat historiographique Le concept de « gouvernance » appartient originellement dans le monde anglo-saxon au monde de l’entreprise, y définissant l’ensemble des relations hiérarchiques entre dirigeants et employés. Il a été « importé » dans le champ des sciences humaines par la Banque mondiale qui, dans les années 1980, l’a utilisé pour définir les relations entretenues dans les pays en développement entre dirigeants et population (la « mauvaise gouvernance » désignant ainsi les États africains dont les dirigeants étaient corrompus et prévaricateurs). Mais cette « importation » pose problème dans le champ des sciences humaines car il semble, pour certains historiens et politistes français (Bertrand Badie, Marie-Claire Smouts), que l’usage du mot « gouvernance » implique de retenir une vision économique libérale du monde comme le faisait la Banque mondiale dans sa classification. Par ailleurs, le concept paraît flou et difficile à cerner : des organisations non gouvernementales (ONG) établissant des normes internationales pour la mondialisation (Transparency pour la corruption, Amnesty International pour les droits de l’homme) ne sont-elles pas étonnamment des instruments majeurs de gouvernance ? ◗ Bibliographie sélective C. Bastidon, J. Brasseul, P. Gilles, Histoire de la globalisation financière, Armand Colin, 2010. J.-C. Graz, La Gouvernance de la mondialisation, La Découverte, Coll. Repères, 2008. P. Moreau Defarges, La Gouvernance mondiale, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2008. P. Norel, L’Invention du marché, une histoire économique de la mondialisation, Seuil, 2004. « Mondialisation, une gouvernance introuvable », Questions internationales, n° 46, mai-juin 2010. Introduction au chapitre p. 360-361 © Hachette Livre Le chapitre s’organise autour de plusieurs problématiques distinctes rappelées ci-dessus : d’une part, comment la gouvernance économique mondiale évolue-t-elle depuis 1944 entre deux pôles différents mais complémentaires de l’interétatique (du G6 au G20) et du supranational (FMI ou OMC) ? D’autre part, comment cette évolution a-t-elle été contrariée ou modifiée par le contexte historique général de la Guerre froide puis du nouvel ordre mondial, la date de 1991 étant une rupture évidente dans les formes de la gouvernance ? Enfin, quelles alternatives critiques ont été proposées à la gouvernance économique mondiale institutionnelle ? →Doc. 1 : Lors de la conférence internationale de Bretton Woods en juillet 1944, l’économiste J. M. Keynes, chef de la délégation britannique, plaisante avec le haut fonctionnaire du Trésor américain Harry White. Cette photographie très célèbre de John Maynard Keynes et d’Harry White à l’été 1944 a été choisie tout d’abord pour rappeler l’importance de la conférence de Bretton Woods pendant 146 • Chapitre 11 - La gouvernance économique mondiale depuis 1944 laquelle elle fut prise. Cette conférence a été convoquée par le président américain Roosevelt car les États-Unis, finançant les guerres de leurs alliés (Royaume-Uni, Chine, URSS) par la loi du prêt-bail en 1941, sont les seuls à pouvoir réorganiser l’économie mondiale après-guerre. Lors de cette conférence qui se tient durant les trois premières semaines de juillet 1944, sont ainsi créés le Fonds monétaire international et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) qui doivent satisfaire deux objectifs majeurs : éviter toute instabilité monétaire semblable à celle des années 1930 et aider à la reconstruction rapide du monde. Mais cette fondation d’une gouvernance économique mondiale résulte des travaux concurrents des deux économistes représentés sur la photographie. L’Anglais John Maynard Keynes, reconnu depuis 1936 pour sa Théorie générale de la monnaie et de l’emploi comme le plus grand économiste contemporain, avait proposé des solutions à la crise économique et financière des années 1930. L’Américain Harry White est beaucoup moins connu même s’il a aussi une solide expérience académique, ayant même enseigné l’économie à Harvard. Les deux hommes deviennent, après 1941, les économistes en chef des départements du Trésor britannique et américain. Ils sont donc chargés entre 1942 et 1943 de concevoir une nouvelle organisation de la gouvernance économique mondiale. Leurs deux plans divergent fortement, Keynes souhaitant en particulier l’instauration d’une monnaie internationale, le Bancor, quand White défend le rôle pivot du dollar. Mais en décembre 1943, la Grande-Bretagne rallie le plan White préfigurant la domination américaine à Bretton Woods. →Doc. 2 : En 2011, les chefs de gouvernement et des États les plus importants au monde se réunissent lors du sommet du G20 de Cannes. Le G20 (ou groupe des 20) a été fondé originellement en 1999 par le ministre canadien des Finances de l’époque, Paul Martin, qui souhaitait former un nouvel outil de gouvernance économique face aux crises globales comme celle du rouble russe en 1998. Ce premier G20 réunit annuellement entre 1999 et 2008 les ministres des Finances et les gouverneurs de banque centrale des grands États industrialisés du G7, de la Russie mais aussi des grands pays émergents comme la Chine, le Brésil ou l’Inde. En 2008, le président français, qui occupait la présidence tournante de l’Union européenne, choisit d’utiliser cette structure pour une réunion d’urgence des chefs d’État face à la crise financière mondiale. La tenue régulière de ce G20 à partir de 2008 signale le déclin des institutions de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale) comme gestionnaires de l’économie mondiale. Le document photographique choisi permet d’illustrer la personnalisation souhaitée de la gouvernance économique mondiale par rapport à des institutions de Bretton Woods perçues par les opinions publiques comme opaques et peu démocratiques. Le slogan apparaissant en arrière-plan « Nouveau monde, nouvelles idées » souligne l’adaptation du G20 à la mondialisation économique après 2000. Repères p. 362-365 1. La gouvernance économique avant 1945 →Doc. 1 : L’impossibilité d’une gouvernance économique mondiale. Cet extrait est tiré d’un livre très original, The Shape of Things to Come, publié en 1933 par Herbert George Wells, rendu célèbre dans les années 1890 par ses romans L’Homme invisible ou La Machine à explorer le temps. Dans ce livre, Wells écrit une histoire du monde à venir depuis la fin de l’année 1933 jusqu’au xxiie siècle. Mais avant ce récit de futurologie, Wells décrit les conséquences de l’échec de la conférence internationale économique et monétaire de Londres dont il fait le point de départ →Doc. 2 : Des pays qui se replient sur eux. Publicité lumineuse à Trafalgar Square en 1931. À l’été 1931, le Royaume-Uni est touché par la crise économique mondiale née du krach boursier américain de 1929. Le gouvernement travailliste de Ramsay MacDonald apparaît incapable de freiner la spéculation boursière contre la livre et démissionne fin août 1931. MacDonald décide alors de former un gouvernement d’union nationale contre la crise. Il est désavoué par le parti travailliste (Labour Party) dont il est exclu, déclenchant des élections anticipées en octobre 1931 qui sont un raz-de-marée pour les partisans du gouvernement d’union nationale. Ainsi conforté, le gouvernement MacDonald, désormais dominé par les conservateurs (Tory Party), décide de remettre en cause le libre-échange commercial traditionnel au profit d’une préférence pour les produits britanniques et impériaux. C’est pourquoi il lance en novembre 1931 la campagne publicitaire « Buy British », coordonnée par l’Empire Marketing Board qui fédère les patronats, les chambres de commerce et les organisations caritatives pour promouvoir le mot d’ordre ici exposé dans le document à Trafalgar Square à Londres. →Doc. 3 : La Charte de l’Atlantique (extraits), 14 août 1941. La charte de l’Atlantique est un des documents essentiels de l’histoire du xxe siècle mais aussi l’un des plus méconnus. En effet, contrairement à son nom français, il ne s’agit pas d’un texte à valeur juridique mais d’une déclaration commune signée par le président des États-Unis Franklin Roosevelt et le Premier ministre britannique Winston Churchill le 14 août 1941. Cette déclaration est cependant décisive puisqu’elle fixe les buts de guerre des deux grandes puissances anglo-saxonnes alors que les États-Unis n’entrent effectivement en guerre que quatre mois plus tard. Parmi ces buts communs, les extraits présentés démontrent la volonté de construire une gouvernance mondiale économique associant pays vainqueurs et vaincus afin d’éviter la concurrence économique des années 1930. La charte de l’Atlantique sert de base à la déclaration des Nations unies qui réunit, en janvier 1942, 26 pays pour combattre l’Axe. 2. L’évolution de la gouvernance économique mondiale de 1945 à 2011 →Carte 1 : La gouvernance économique mondiale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette carte représente les pays membres des institutions de gouvernance économique mondiale fondées après la conférence de Bretton Woods. Elle a pour intérêt de montrer que ces institutions ne sont alors pas universelles, l’URSS ayant renoncé à y participer pour cause de début de Guerre froide. ◗ Réponses aux questions 1. La France, le Royaume-Uni et ses anciennes colonies (Inde, Afrique du Sud) et les États-Unis avec les pays d’Amérique latine sont très bien représentés dans ces institutions de gouvernance économique mondiale en 1945-1947. Le Royaume-Uni, les États-Unis et la France sont trois puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, les deux premières ont contribué à leur création par la charte de l’Atlantique. 2. Le continent africain est presque totalement absent des institutions de gouvernance économique mondiale car il est encore sous la domination coloniale de la France et du Royaume-Uni. →Carte 2 : La gouvernance mondiale au début du xxie siècle. Cette carte souligne par contraste par rapport à la précédente la quasi-universalité des institutions de gouvernance économique mondiale au début du xxie siècle. ◗ Réponses aux questions 1. Les membres du G8 sont situés exclusivement dans l’hémisphère nord parmi les puissances occidentales industrialisées. 2. En 2012, le seul État important, non membre de l’OMC et du FMI, est la Corée du Nord parce que c’est un pays communiste complètement fermé aux échanges internationaux. Étude 1 p. 366-367 Bretton Woods, naissance d’une gouvernance économique mondiale Il a paru essentiel, comme le suggérait le programme en choisissant la date de 1944, de consacrer une étude de documents sur la conférence internationale de Bretton Woods puisqu’elle est à l’origine des premières institutions permanentes et durables de gouvernance économique mondiale. →Doc. 1 : Le président américain Roosevelt fixe les objectifs de la conférence de Bretton Woods en 1944. Il s’agit d’un extrait du message d’ouverture de la conférence de Bretton Woods par le président américain Roosevelt qui en était l’initiateur. La conduite de la guerre, la campagne pour sa réélection (la convention démocrate se tenait à la fin juillet à Chicago) et sa santé déclinante expliquent l’absence de Roosevelt à Bretton Woods. Néanmoins, son message rappelle sa volonté de construire un ordre économique mondial coopératif et de ne pas renouveler les erreurs qu’il avait lui-même commises lors de son premier mandat. Il avait ainsi suspendu en avril 1933 la participation des États-Unis au Gold exchange standard ouvrant la voie à des dévaluations compétitives dans les années suivantes. →Doc. 2 : Les conférenciers au travail à Bretton Woods en juillet 1944. L’URSS prit part à la conférence avec une délégation complète menée par le commissaire au peuple chargé du Commerce, Sergei Stepanov, ici représenté sur la photo. L’URSS fut également signataire des accords mais elle refusa de les ratifier à l’été 1945 après que l’administration Truman lui eut refusé un prêt pour sa reconstruction. →Doc. 3 : Les outils de gouvernance économique mondiale mis en place à Bretton Woods. Ce tableau récapitulatif met en évidence les missions distinctes du FMI dont le but premier est la stabilité monétaire internationale et de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement qui a pour mission prioritaire d’aider les pays détruits par le conflit mondial. L’information essentielle de ce tableau est la mainmise géographique des États-Unis sur ces deux institutions puisqu’elles s’installent toutes deux à Washington, à 500 m à peine de la Maison-Blanche et du département du Trésor. →Doc. 4 : Le premier prêt de la Banque mondiale à la France en 1946. Ces deux extraits montrent le processus qui amène au premier prêt de la Banque mondiale en mai 1947 de 250 millions de dollars. La France avait demandé un prêt de 500 millions de dollars un an plus tôt par l’intermédiaire de l’ancien résistant Henri Bonnet, devenu ambassadeur de France aux États-Unis jusqu’en 1954. Cette demande de prêt était une conséquence directe des accords signés par l’ambassadeur extraordinaire français Léon Blum et le secrétaire d’État américain James Byrnes le 28 mai 1946. Ces accords Blum-Byrnes prévoyaient - outre l’annulation des dettes françaises dans le cadre de la loi du prêt-bail - un nouveau prêt de 650 millions de dollars par les États-Unis à la France et comportaient la promesse d’un futur prêt de 500 millions de dollars par la Banque mondiale naissante. Le délai d’un an entre la demande et l’obtention du prêt, tout comme la diminution Chapitre 11 - La gouvernance économique mondiale depuis 1944 • 147 © Hachette Livre dans sa fiction d’une crise économique mondiale poursuivie jusqu’aux années 1970. du montant alloué par les États-Unis, s’expliquent par les difficultés de la France pour satisfaire aux exigences de la Banque et des États-Unis sur l’équilibre du budget et de la balance des paiements. ◗ Réponses aux questions 1. Dans son message d’ouverture de la conférence de Bretton Woods, le président Roosevelt décrit la construction d’une gouvernance économique mondiale comme la suite logique de la Grande alliance de la Seconde Guerre mondiale qui a permis de rapprocher les nations et les peuples. La présence de l’URSS et d’un pays déjà dominé par les communistes comme la Yougoslavie à la conférence de Bretton Woods semblent confirmer son caractère universel. 2. Le président Roosevelt veut appuyer la nouvelle gouvernance économique mondiale sur la solidarité entre les peuples mais aussi sur le libre-échange commercial qui est un des piliers du modèle économique américain. 3. La Banque mondiale assure la solidarité économique entre les nations puisque, grâce aux financements fournis par les pays les plus riches, elle peut aider les pays les moins développés. Le Fonds monétaire international (FMI) crée une solidarité monétaire internationale par le rôle de monnaie-étalon du dollar mais aussi une stabilité monétaire pour les échanges économiques. 4. La Banque mondiale et le FMI sont très fortement influencés par les États-Unis, à la fois par leur localisation géographique (Washington) et par leur mode de financement puisque le système de quote-part proportionnelle à la richesse économique favorise les États-Unis, première puissance mondiale. 5. La France a besoin de la Banque mondiale en 1946 car elle sort de quatre années d’occupation allemande et des combats de la libération de son territoire qui ont largement détruit son économie. Elle doit donc se reconstruire. ◗ Texte argumenté La conférence de Bretton Woods est convoquée aux États-Unis début juillet 1944 par le président américain Roosevelt auprès des pays alliés de la Seconde Guerre mondiale afin de créer une nouvelle gouvernance économique mondiale. Roosevelt souhaite établir une solidarité économique mondiale pour éviter la concurrence destructrice connue dans les années 1930, en préconisant un libre-échange international pour favoriser la diffusion de la richesse. La conférence de Bretton Woods respecte les souhaits de Roosevelt en créant le Fonds monétaire international (FMI), garant de la stabilité monétaire mondiale, et la Banque mondiale, qui a pour but de financer la reconstruction du monde. Mais ces institutions apparaissent dès leur création comme beaucoup trop influencées par les États-Unis qui les hébergent et prennent une part essentielle dans leur financement. Malgré la participation de l’URSS à la conférence de Bretton Woods en 1944, son universalité paraît donc remise en cause. Étude 2 p. 368-369 © Hachette Livre Le dollar, outil de gouvernance financière pendant la Guerre froide Parmi les outils de gouvernance mondiale fondés à Bretton Woods, le dollar comme monnaie de référence internationale, seule convertible en or, était le plus visible dans le monde. Cette étude de documents veut montrer combien le rôle central du dollar fut rapidement remis en cause, à la fois dans le camp occidental mais aussi par l’URSS dans le contexte de la Guerre froide. 148 • Chapitre 11 - La gouvernance économique mondiale depuis 1944 →Doc. 1 : Les plans Keynes et White et le compromis final de Bretton Woods. Ce schéma représente les deux visions concurrentes des plans Keynes et White pour le nouveau système monétaire international (cf. l’introduction du chapitre). →Doc. 2 : La critique du dollar par le général de Gaulle en février 1965. Le document est un extrait des Discours et messages du général de Gaulle qui rassemblent en cinq volumes l’essentiel de ses allocutions et discours publics entre juin 1940 et avril 1969. Le général de Gaulle prononce ses paroles lors d’une conférence de presse du 4 février 1965 où il est interrogé par les journalistes sur la situation du dollar. À cette époque, le général de Gaulle est à la fin de son premier mandat de président de la République et laisse planer le doute sur une seconde candidature alors qu’il est âgé de 75 ans. Depuis 1962, il a délaissé progressivement la scène politique intérieure au profit de la politique étrangère. Il souhaite faire de la France une puissance de rang mondial en s’affirmant par rapport aux États-Unis qui dirigent le monde occidental depuis la formation des blocs en 1947. Cette volonté d’émancipation, qui s’appuie sur la construction d’une dissuasion nucléaire indépendante, passe aussi par une remise en cause de ce que le ministre des Finances français, Valéry Giscard d’Estaing, dénomme dès 1965 le « privilège exorbitant » du dollar américain. En effet, comme le rappelle de Gaulle dans cette conférence de presse, les États-Unis peuvent payer leur dette extérieure en dollars, ce qui leur permet d’en alléger le poids. Or, ce privilège ne se justifiait qu’à condition que les États-Unis disposent d’un stock d’or suffisant pour éventuellement rembourser leur dette. Constatant que cette condition n’était plus remplie, le général de Gaulle propose, à la fin de cette conférence de presse, le retour du système monétaire international à l’étalon-or. →Doc. 3 : Les avoirs américains en or et les engagements américains en dollars à l’extérieur du pays entre 1945 et 1970. Ce graphique démontre qu’à partir de 1950, les engagements financiers extérieurs des États-Unis en dollars ne cessent d’augmenter, ce qui était logique puisqu’avec le plan Marshall, par exemple, les États-Unis prêtèrent et investirent massivement en Europe. Par ailleurs, à partir des années 1960, les États européens de l’Ouest ayant redressé leur économie bénéficient d’excédents commerciaux en dollars et leurs banques centrales accumulent donc les avoirs en dollars. C’est pourquoi, en 1960, l’économiste Robert Triffin, dans son livre L’Or et le Problème du dollar, met en évidence ce paradoxe (ou dilemme) qui porte depuis lors son nom : pour que le système monétaire international de Bretton Woods fonctionne, les États-Unis doivent accumuler les déficits de leur balance des paiements, ce qui est intenable à long terme. →Doc. 4 : Le dollar dans la propagande soviétique de la Guerre froide. Cette affiche de propagande soviétique démontre le rôle central du dollar dans les propagandes des deux superpuissances de la Guerre froide. Pour l’URSS, depuis l’annonce du plan Marshall en 1947, il s’agit de démontrer que le dollar est un outil d’asservissement de leurs alliés par les États-Unis (cf. la statue de la Liberté qui porte un anneau de bovin en forme de dollar). →Doc. 5 : Nixon suspend la convertibilité du dollar en or. Plusieurs réformes du système monétaire international avaient eu lieu dans les années 1960 afin de combler l’écart croissant entre le stock d’or des États-Unis et leurs engagements en dollars à l’étranger (cf. doc. 2 et 3). En 1961, les États-Unis avaient imposé à leurs partenaires occidentaux (Royaume-Uni, France, RFA, Italie, Suisse, Benelux) un pool de l’or par lequel les pays européens s’engageaient, par des ventes régulières d’or sur les marchés internationaux, à soutenir la parité officielle de ◗ Réponses aux questions 1. Le plan Keynes défend une véritable monnaie internationale qui n’appartient à aucun État même si elle est réservée aux échanges interbancaires. Le plan White souhaite la transformation de la monnaie américaine, le dollar, en monnaie de réserve internationale. Le plan White l’emporte, ce qui reflète la prédominance internationale des États-Unis en 1944. 2. Le système de Bretton Woods, en instaurant une parité fixe entre dollar et or, imposait que les États-Unis maintiennent cette parité, en ne dépensant pas trop de dollars et en gardant un stock d’or nécessaire pour couvrir leurs engagements en dollars. 3. À partir des années 1960, les États-Unis ne parviennent plus à couvrir leurs engagements en dollars par des réserves suffisantes en or. Le général de Gaulle l’explique par le redressement des États européens qui ont accumulé d’importantes réserves de dollars qu’ils pourraient vouloir convertir en or. 4. Le dollar apparaît dans chacune des vignettes comme associé à l’oppression : il est sur l’anneau bovin porté par la statue de la Liberté (au centre), sur les uniformes du Ku Klux Klan (haut droite), sur le camion de policiers (bas droite) ou sur la lettre du directeur de prison (bas gauche). 5. Le président Nixon met fin au système monétaire international de Bretton Woods puisque les États-Unis suspendent toute convertibilité en or du dollar. Il justifie sa décision par le redressement économique achevé de l’Europe et par la nécessité de relancer la croissance économique américaine. ◗ Texte argumenté Le dollar devient la monnaie de référence du système monétaire international après la conférence de Bretton Woods puisqu’il est la seule monnaie convertible en or à la parité fixe de 35 dollars l’once. Ce système monétaire international est conçu par les États-Unis par le plan White imposé à leurs alliés. Mais ce système, conforme à la puissance économique américaine à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est remis en cause dès la fin des années 1940 par l’URSS communiste comme un asservissement des pays occidentaux aux États-Unis. Il est pourtant critiqué, après 1965, à l’intérieur même du camp occidental par le général de Gaulle, qui reproche aux États-Unis de ne plus disposer d’un stock d’or suffisant pour couvrir leurs dépenses en dollars et de pouvoir émettre autant de dollars qu’ils le souhaitent. Cette critique française aboutit à la dislocation du système monétaire de Bretton Woods qui se concrétise avec la décision du président américain Nixon en août 1971 de suspendre la convertibilité du dollar en or. Étude 3 p. 370-371 La gouvernance mondiale en action : le FMI face à la crise mexicaine de 1982 Si le thème proposé est une étude à l’échelle mondiale, il est apparu indispensable de traiter des interactions d’une institution de gouvernance économique mondiale (FMI) avec une réalité locale (la crise de la dette au Mexique en 1982) afin d’avoir une approche moins institutionnelle de son action. →Doc. 1 : La crise de la dette mexicaine en 1982 selon le directeur du FMI de l’époque. Le Français Jacques de Larosière avait été nommé directeur général du Fonds monétaire international (FMI) en 1978 après avoir été un proche collaborateur du président français Valéry Giscard d’Estaing. Sa nomination intervenait alors que les missions du FMI avaient été profondément modifiées, après la fin de la convertibilité du dollar en or, par les accords de la Jamaïque de 1976. Le FMI devient alors une banque de financement pour les pays en développement du tiers-monde qui ne peuvent financer, au contraire des pays industrialisés, le défi cit de leurs balances des paiements sur les marchés internationaux. Dès la fin des années 1970, ces prêts du FMI aux pays du tiers-monde dépendent des réformes structurelles de leur économie pour redresser durablement la balance des paiements. En 1982, ce nouveau système monétaire international est confronté, comme le rappelle ici Jacques de Larosière, à l’endettement massif du Mexique qui l’oblige à se refinancer auprès du FMI. →Doc. 2 : La crise mexicaine vue par le journal britannique The Guardian. Cette caricature du journal britannique de centre gauche, le Guardian, en août 1982, illustre la situation du Mexique représenté par l’homme allongé dans le désert portant un sombrero. Le désert illustre l’impossibilité pour le Mexique de financer une dette publique devenue colossale après l’effondrement des prix internationaux du pétrole fin 1981 (gourde vide). Le secours provient d’un nuage porteur de pluie (les prêts internationaux) où l’on distingue les figures des banques américaines et britanniques mais aussi celles de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, alors respectivement président des États-Unis et Premier ministre britannique. Les banques commerciales anglo-saxonnes, ici caricaturées, étaient souvent les principales créancières des pays endettés du tiers-monde. Elles s’organisent dès 1976 sous la forme du « club de Londres » pour rééchelonner les remboursements des dettes à la condition, après 1982, que le FMI surveille les pays endettés. →Doc. 3 : La crise mexicaine à l’origine des plans d’ajustement structurel du FMI. L’intervention du FMI lors de la crise mexicaine en 1982 reposait sur un compromis entre banques créancières et pays débiteur. Le FMI persuadait les banques de dégager