Education et Sociétés Plurilingues n°26-juin 2009
Le voyage des mots dans l'espace et dans le temps
Henriette WALTER
Le parole non conoscono frontiere, viaggiano libere da una lingua all'altra, nello
spazio ma anche nel tempo. Tuttavia, laddove è relativamente semplice seguirne i
percorsi nello spazio, per ritrovarne tracce lontane è necessaria l'analisi dei toponimi,
preziosi luoghi della memoria.
It is well known that words have no respect for boundaries and travel freely from one
language to another across space and time. But, though it is quite simple to follow
their route in space, there’s only one way to retrace it in bygone days, and that is to
study place-names, precious keepers of memory.
On sait bien que les mots ne connaissent pas de frontières et qu'ils voyagent
librement d'une langue à l'autre dans l'espace, mais aussi à travers le temps.
Toutefois, alors qu'il est assez aisé de les suivre dans leurs parcours dans
l'espace, pour en retrouver des traces lointaines, nous n'avons qu'une vraie
solution, l'analyse des toponymes, qui sont de précieux lieux de mémoire.
Des noms venus de loin
On peut aussi se demander quels sont les mots les plus vieux d'une langue.
Pour le français, il y en a un qui se présente tout de suite à l'esprit: le mot
caillou, dont on pense qu'il remonte à une racine pré-indo-européenne,
*CAL "pierre", présente également dans le mot calanque, et qui désigne un
gros rocher dans la mer. Mais le mot caillou n'est pas un mot français à
l'origine. Il est passé en français par l'intermédiaire du normanno-picard, où
la succession ca est restée ca, tandis que dans la plupart des langues d'oïl,
et en particulier en français, elle a évolué en tch, puis en ch: les mots latins
canem, capra ou caballus y ont respectivement évolué en chien, chèvre et
cheval. Caillou représente donc un emprunt à une langue régionale d'un
mot venu de la nuit des temps. En fait, on le trouve aussi dans des
toponymes de la région parisienne, mais sous une forme française (en ch-)
cette fois: la colline de Chaillot, et le palais de Chaillot, à Paris.
Une autre racine très ancienne, *CUC, "montagne, sommet", s'est
également perpétuée dans de nombreux noms de lieux, comme par exemple
Cuq (en Charente, en Dordogne et dans le Lot-et-Garonne), Le Cuc (dans
le Gers), ou Cucq dans le Pas-de-Calais, ou encore Cucuron dans l'Isère.
On en trouve aussi en Italie, dans de nombreux microtoponymes, mais
aussi sous la forme Moncucco (Raimondi 2003: 54), ce dernier exemple
étant typique de ces formes répétitives qui reprennent la même information
sur des bases différentes, ici une langue prélatine (cuc) et le latin (mons).
H. Walter, Le voyage des mots dans l'espace et dans le temps
Cette même racine *CUC se retrouve aussi dans le français régional du
Lyonnais, où un cuchon est un "tas".
Il n'est pas rare de retrouver d'autres combinaisons tautologiques dans les
toponymes: dans les Pyrénées, le nom du Val d'Aran s'analyse en val (du
latin vallis "vallée", et aran "vallée" en basque. En Italie, on peut aussi citer
le nom populaire de l'Etna, qui à l'origine était Mongibello (cf. Gasca
Queirazza et alii. 1990/1999, sous Etna) (formé sur mons "montagne" en
latin, et djebel "montagne" en arabe) et, en Angleterre, Cheetwood,
wood est le mot anglais pour désigner le bois, et cheet le mot celtique pour
désigner également le bois (cf. l'équivalent breton koat, koet "bois") (cf.
Walter 2008: 233-236).
L'apport modeste du gaulois
Avec l'arrivée des Gaulois vers le milieu du premier millénaire avant notre
ère, ce sont des milliers de toponymes qui ont été créés, en particulier sur
duno, devenu dunum en latin, "forteresse élevée", facile à reconnaître dans
Verdun, ver- est l'équivalent de super en latin, ou de hyper en grec.
Autrement dit, Verdun est donc la super-forteresse (et Vercingétorix le
"super roi des guerriers".
On constate aussi l'existence, dans la langue française, de mots empruntés
au gaulois, comme alouette (du gaulois alauda), benne (du gaulois benna
"sorte de voiture à quatre roues"), ou braies (du gaulois braca "pantalon
large des gaulois", ou encore carros "chariot", d'où, en français, char, et
carruca "voiture à deux roues", d'où charrue ", la charrue se différenciant
de l'araire, qui n'a pas de roue (Savignac 2004).
On peut ajouter à cette courte liste le mot bagnole, formé à partir de banne,
"corbeille", de même origine que benne, mais auquel on a ajouté le suffixe
-ole au XIXe siècle pour désigner une "voiture", en argot. Enfin, sous
braguette, on n'a pas de difficulté à reconnaître la même base lexicale que
dans braie.
Il faut préciser que c'est le plus souvent par l'intermédiaire du latin que les
mots gaulois se sont introduits dans la langue française.
Les Gaulois ont appris le latin
La conquête de la Gaule par les Romains s'était faite en deux temps,
aboutissant tout d'abord la création de la première colonie romaine, la
PROVINCIA NARBONENSIS, qui a donné deux mots à la langue française:
province et Provence. L'occupation totale du territoire s'est faite soixante
ans plus tard, par Jules César. C'est alors que les Gaulois se mettront à
apprendre le latin, qu'ils parleront de façon diverse selon les régions, en
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H. Walter, Le voyage des mots dans l'espace et dans le temps
provoquant la dialectalisation du latin, qui se fragmentera en de multiples
variétés linguistiques romanes.
Il faut dire qu'entre-temps les populations de la Gaule avaient connu les
invasions germaniques, qui avaient exercé une influence durable sur la
prononciation, le lexique, et même parfois la grammaire du latin parlé en
Gaule. C'est aussi à partir de cette époque que le pays s'appellera la France,
héritage des Francs.
Le français, la plus germanique des langues romanes
L'influence du germanique ancien et principalement au francique sur la
langue française déjà en formation sera considérable. Les noms des
couleurs, blanc, bleu, gris, brun, blond, fauve vont se substituer aux noms
qu'ils avaient en latin. En outre, fauteuil, soupe, jardin, guerre, guérir,
hangar ... ne sont qu'une toute petite partie des innombrables mots français
d'origine germanique.
Il n'est pas question de les citer tous ici, mais tous appelleraient un
commentaire particulier. Par exemple, on peut se demander pourquoi le
mot guerre a été emprunté au francique alors qu'il existait le mot bellum en
latin. Une hypothèse peut être avancée si l'on rappelle tout d'abord que les
deux mots ne désignent pas la même réalité: bellum représente la "guerre" à
la façon des Romains, avec des bataillons réguliers bien alignés et d'une
discipline à toute épreuve, tandis que le mot d'origine germanique (guerre)
correspond plutôt à la bagarre, à la rixe qui peut naître après une soirée au
cabaret, des soldats passablement éméchés en viennent aux mains. Le
latin avait aussi un adjectif bellus, -a, -um (qui a donné beau, belle, en
français) et peut-être cette partielle homophonie a-t-elle pu favoriser
l'abandon de bellum, car il est vrai que la guerre, ce n'est pas beau.
Avec tous ces apports venus d'ailleurs, au bout de quelques siècles, on
croyait toujours parler latin, mais ce latin avait tellement changé que
Charlemagne décidera de faire appel à un grand savant anglais, Alcuin,
archevêque d'York, qu'il installera dans l'abbaye de Saint-Martin-de-Tours
afin qu'il enseigne à nouveau aux populations de la France ce latin qu'ils
avaient oublié.
Une langue deux fois latine
C'est alors, grâce à l'introduction de ces nouveaux éléments lexicaux du
latin classique, que s'installeront dans la langue en voie de devenir le
français, ces formes quasi-identiques que l'on appelle des doublets: ce sont
deux mots ayant pour origine le même mot latin, mais dont l'un se présente
sous sa forme phonétiquement évoluée, et l'autre sous une forme reprise au
latin classique et, de ce fait, beaucoup plus proche du latin.
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H. Walter, Le voyage des mots dans l'espace et dans le temps
Ainsi, sont des doublets:
droit, forme évoluée, et direct, forme reprise au latin classique
chance......................... cadence
froid............................. frigide
forge............................ fabrique
écouter......................... ausculter
On aura remarqué que les doublets ne sont pas des synonymes, mais qu'ils
permettent au contraire d'exprimer des nuances. Parfois même, il peut se
trouver que l'un exprime exactement le contraire de l'autre: potionem latin a
donné d'un côté potion, qui en principe, soigne, et poison, qui,
certainement, tue (Walter 2004, cf. notamment pp.1527-1528).
Le grec, langue prestigieuse
Grands admirateurs de la Grèce et de la langue grecque, les Romains
avaient fait transiter par le latin une très grande quantité de mots grecs, que
l'on identifie en français sous la forme grammaire, ou philosophie, mais
aussi chaise (latin cathedra), église, ange, amande, boîte (latin pyxis
"buis")... Pour ce dernier exemple, le même étymon se retrouve sous
boussole, mot français emprunté ultérieurement à l'italien bussola, et dont
l'étymologie ne se comprend que si on se souvient que les premières
boussoles étaient enfermées dans des boîtes en bois de buis.
Le grec reste de nos jours très présent dans les langues de l'Europe, et
parfois se mêle aux formes latines, en créant des constructions hybrides,
telles que télévision (grec + latin), bicéphale (latin + grec), automobile
(grec + latin)... Il semble toutefois que le grec l'emporte parfois sur le latin:
si super (latin) et hyper (grec) sont en principe des synonymes, un
supermarché (avec le préfixe latin super) ne peut avoir qu'une superficie de
250 à 2 500 m2, tandis qu'un hypermarché (préfixe grec hyper) est
beaucoup plus grand: plus de 2 500 m2.
La contribution des langues régionales
C'est surtout à partir du Moyen Age que la langue française s'est encore
enrichie en puisant dans les langues régionales:
du breton vient le mot bijou, ou le nom du goéland,
du normand, le mot brioche,
du picard, rescapé, canevas ou cabaret,
du flamand, kermesse,
du lorrain, beurre,
de l'alsacien, quiche,
du francoprovençal, échantillon, congère ou piolet
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H. Walter, Le voyage des mots dans l'espace et dans le temps
des dialectes d'oïl de l'Ouest, lessive ou cagibi ,
des langues d'oc, amour, abeille, nougat, ou encore barrique, palombe ou
cadet,
du corse, maquis
(Exemples pris dans Walter & Walter 1998 et Walter 1997).
L'incomparable apport de l'italien
C'est également très tôt que le français a puisé dans le trésor lexical de
l'italien, mais l'apport le plus important est peut-être celui qui date du XVIe
siècle, et qui s’est poursuivi depuis, au point que jusqu'au milieu du XXe
siècle, c'est à l'italien que le français avait le plus emprunté.
Les italianismes dans la langue française sont de trois sortes:
1. les mots qui sont restés tels quels,
2. les mots qui se sont adaptés aux structures du français, avec ou sans
changement de sens,
3. les mots qui ont poursuivi leur voyage et ont été adoptés par de
nouvelles langues.
Tous les exemples de cette section sur les italianismes ont été relevés dans
le très récent ouvrage de l'Accademia della Crusca (Stammerjohann, dir.,
2008).
Les italianismes manifestes
Ces italianismes éminemment visibles sont en grande partie des indications
dans les partitions musicales à destination des exécutants, et qu'on
n'éprouve pas le besoin de traduire, comme:
allegro, allegretto,
andante, andantino,
piano, pianissimo,
moderato, pizzicato...
mais aussi:
aria, rondo, intermezzo,
coda, concerto,
solo, soprano
diva, impresario...
À ces italianismes évidents s'ajoutent des termes de la cuisine et de la table:
pizza,
spaghetti,
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