La médecine personnalisée : historique et définition

publicité
ÉDITORIAL
La médecine personnalisée :
historique et définition
Personalized medicine: history and definition
“
À
bien y réfléchir, l’expression “médecine personnalisée” ressemble à première
vue à une lapalissade. En effet, on peut se demander quelle intervention
médicale n’est pas “personnalisée”, dans le sens où chaque acte médical est
nécessairement adapté au patient, à la maladie dont il souffre, à son état général
et ses comorbidités. Et pourtant, la médecine personnalisée est une notion récente qui
parle à tout le monde, que ce soit dans le milieu médical ou dans la population générale.
Dr Christophe
Le Tourneau
(département d’oncologie médicale,
institut Curie ;
unité d’investigation clinique,
Inserm U900, Paris).
En oncologie, le terme de “médecine personnalisée” n’est apparu dans
le langage courant qu’au moment de l’émergence des thérapeutiques moléculaires
ciblées dans l’arsenal thérapeutique. À l’inverse des agents de chimiothérapie
cytotoxique, qui détruisent les cellules en division en agissant sur la machine
de division cellulaire (ADN et microtubules, pour simplifier), les thérapeutiques
moléculaires ciblées bloquent une voie de signalisation censée être cruciale
pour la prolifération cellulaire, l’angiogenèse, la dissémination métastatique, etc.
(figure 1). Alors que les agents de chimiothérapie cytotoxique sont d’habitude
issus du screening de molécules provenant du milieu naturel (végétal, marin,
animal, etc.), ces composés sont typiquement synthétisés de novo afin de bloquer
spécifiquement une voie de signalisation identifiée au préalable. Le trastuzumab,
anticorps monoclonal ciblant HER2 (Human Epidermal growth factor Receptor 2),
est la première thérapeutique ciblée à avoir été approuvée, en 1998, en association avec
la chimiothérapie, chez les patientes atteintes d’un cancer du sein surexprimant HER2.
Depuis, une vingtaine de thérapeutiques moléculaires ciblées ont été approuvées pour
le traitement de différentes tumeurs solides ou d’hémopathies malignes (figures 2 et 3).
Agents de chimiothérapie cytotoxique
ADN
Enzymes
Thérapeutiques moléculaires ciblées
Tubules
Ligand
Récepteur (partie
extracellulaire)
Récepteur (partie
intracellulaire)
Voie de signalisation
intracytoplasmique
Alkylants
Cisplatine
Oxaliplatine
Antimétabolites
5-FU
Gemcitabine
Antitopoisomérases I
Irinotécan
Topotécan
Antimicrotubules
Taxanes
Vinorelbine
Voie de signalisation
intranucléaire
Antitopoisomérases II
Anthracyclines
Étoposide
Figure 1. Cibles des agents de chimiothérapie cytotoxique et des thérapeutiques moléculaires ciblées.
284 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 6 - juin 2012
ÉDITORIAL
Bévacizumab
Cétuximab
Erlotinib
Trastuzumab
Imatinib
Sunitinib
Évérolimus
Panitumumab
Pazopanib
Lapatinib
Sorafénib
Temsirolimus
Géfitinib
Ipilimumab
Crizotinib
Vismodégib
Vandétanib
Vémurafénib
Thérapeutiques ciblées
2000
2005
2010
Figure 2. Chronologie des thérapeutiques ciblées mises sur le marché (ou sur le point de l’être).
Cétuximab
Panitumumab
Trastuzumab
Smo
c-MET
RET
EGFR
HER2
c-KIT
PDGFR
ALK
Vismodégib
Crizotinib
Imatinib
Vandétanib
Erlotinib
Géfitinib
Lapatinib
Imatinib
Sunitinib
Sorafénib
Sunitinib
Crizotinib
Ras
PI3K
Dasatinib
Vémurafénib
SRC
Raf
AKT
PTEN
mTOR
Temsirolimus
Évérolimus
STAT
MEK1/2
Prolifération/migration cellulaire
Survie cellulaire
EGFR : Epidermal Growth Factor Receptor ; HER2 : Human Epidermal growth factor Receptor 2 ; mTOR : mammalian Target Of Rapamycin ; PDGFR :
Platelet-Derived Growth Factor Receptor ; PI3K : phosphoinositide 3-kinase ; PTEN : Phosphatase and TENsin homolog ; Smo : Smoothened.
Figure 3. Thérapeutiques moléculaires ciblées et leurs principales cibles.
En réalité, les puristes feront remarquer que les premières thérapeutiques moléculaires
ciblées, bien que non identifiées comme telles à l’époque et non nécessairement
médicamenteuses, ont été utilisées dès la fin du xixe siècle. En effet, en 1896, Sir Beaston
réalisa une ovariectomie bilatérale chez 5 femmes présentant un cancer mammaire,
et observa une réponse clinique chez 3 d’entre elles. Le premier traitement hormonal
(antihormonal, devrait-on plutôt dire) était né. Dans les années 1930, des résultats
similaires ont été obtenus dans le même contexte en réalisant des irradiations ovariennes.
La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 6 - juin 2012 |
285
ÉDITORIAL
Enfin, le premier traitement médicamenteux est apparu dans les années 1960 ; il s’agissait,
bien entendu, du tamoxifène. Ces traitements sont effectivement des thérapeutiques
moléculaires ciblées dans le sens où ils ne sont efficaces que dans les cancers mammaires
hormonodépendants, c’est-à-dire surexprimant les récepteurs aux estrogènes
ou à la progestérone.
Il est toutefois important de faire 2 remarques avant de revenir à la notion
de “médecine personnalisée”. La première est que la frontière entre “thérapeutique
moléculaire ciblée” et “agent de chimiothérapie cytotoxique” est parfois difficile à délimiter.
Ainsi, les inhibiteurs de polo-like kinase ou les inhibiteurs de PARP (poly[ADP-ribose]
polymérase) sont classiquement considérés comme des thérapeutiques moléculaires
ciblées. Or, les cibles que sont les polo-like kinases et les enzymes PARP sont des molécules
ubiquitaires, qui plus est, très impliquées dans la division cellulaire. D’ailleurs, les inhibiteurs
de polo-like kinase et les inhibiteurs de PARP présentent au premier plan des toxicités
hématologiques, comme c’est le cas pour les agents de chimiothérapie cytotoxique.
La seconde est que, dans le terme “thérapeutique moléculaire ciblée”, il est sous-entendu
que ces traitements ne sont efficaces que lorsque la cible est exprimée.
Cela n’a de sens, bien évidemment, que si la cible n’est pas exprimée dans tous les cas.
Or, il s’avère qu’un biomarqueur lié à la voie de signalisation ciblée n’a été identifié que dans
une petite proportion de thérapeutiques moléculaires ciblées (tableau).
Ainsi, les inhibiteurs de HER2 ne sont efficaces que lorsque HER2 est surexprimé ou amplifié
dans les cancers mammaires ou gastriques. À l’inverse, aucun biomarqueur d’efficacité n’a été
identifié pour les thérapeutiques moléculaires ciblées antiangiogéniques ou les inhibiteurs
de mTOR (mammalian Target Of Rapamycin), par exemple. Ces thérapeutiques moléculaires
ciblées pour lesquelles il existe un biomarqueur d’efficacité ou de non-efficacité sont
à l’origine de ce qu’on entend par “médecine personnalisée”. Finalement, ce qui est sousentendu dans cette expression, c’est le choix d’une thérapeutique moléculaire ciblée fondée
sur un biomarqueur, et ce indépendamment de la localisation tumorale initiale.
Tableau. Principales thérapeutiques moléculaires ciblées approuvées ou en cours d’approbation, et leurs indications.
Inhibiteur
Localisation tumorale
Molécules
Biomarqueur
EGFR
Poumon
Erlotinib
Géfitinib
Cétuximab
Panitumumab
Cétuximab
Mutations de l’EGFR
Mutations de l’EGFR
Mutations de KRAS
Mutations de KRAS
-
Trastuzumab
Lapatinib
Trastuzumab
Surexpression/amplification de HER2
Surexpression/amplification de HER2
Surexpression/amplification de HER2
Côlon
ORL
HER2
Sein
mTOR
Rein
Temsirolimus
Évérolimus
-
c-KIT
Tumeurs stromales gastro-intestinales
Imatinib
Surexpression de c-KIT
VEGF(R)
Sein, rein, côlon, poumon
Rein, tumeurs endocrines
Rein, hépatocarcinome
Bévacizumab
Sunitinib
Sorafénib
-
HDAC
Lymphome cutané
Vorinostat
-
NF-κB
Myélome
Bortézomib
-
CTLA-4
Mélanome cutané
Ipilimumab
-
RAF
Mélanome cutané
Vémurafénib
Mutations de V600 RAF
ALK
Poumon
Crizotinib
Translocation d’ALK
Estomac
CTLA-4 : Cytotoxic T-lymphocyte Antigen 4 ; EGFR : Epidermal Growth Factor Receptor ; HDAC : histone déacétylase ; HER2 : Human Epidermal growth
factor Receptor 2 ; mTOR : mammalian Target Of Rapamycin ; VEGFR : Vascular Endothelial Growth Factor Receptor.
286 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 6 - juin 2012
ÉDITORIAL
En réalité, la médecine personnalisée n’en est qu’à ses balbutiements,
et ce pour 2 raisons principales. La première est que ces thérapeutiques moléculaires
ciblées, même lorsqu’un biomarqueur existe, ont été développées dans des types tumoraux
bien particuliers. En d’autres termes, le premier niveau de décision pour l’administration
d’une thérapeutique moléculaire ciblée demeure la localisation tumorale et le type
histologique, certains biomarqueurs n’étant analysés que dans un second temps pour décider
d’un tel traitement. La deuxième raison est que le nombre des biomarqueurs qu’il est utile
d’analyser pour la prescription d’une thérapeutique moléculaire ciblée est aujourd’hui encore
très limité pour un type de cancer donné, et donc pour un patient donné (tableau).
Nous sommes donc encore loin aujourd’hui de ce que l’on entend par médecine
personnalisée. Qui plus est, lorsque l’on parle de la médecine personnalisée du futur,
qui permettra d’administrer le bon traitement au bon patient au bon moment, les malades
imaginent que ce sera en vue d’une guérison, bien entendu, et non en vue seulement
de prolonger la vie de quelques mois. Aujourd’hui, seuls le trastuzumab et l’imatinib
permettent probablement de guérir des patients, puisqu’ils sont les 2 seuls à être approuvés
en situation adjuvante, avec une diminution significative du risque de récidive,
ce qui signifie bien que la maladie résiduelle a pu dans certains cas être éradiquée.
Toutes les autres thérapeutiques moléculaires ciblées n’ont d’indication, à l’heure actuelle,
qu’en situation métastatique ou de récidive. Or, jusqu’à preuve du contraire, seuls les agents
de chimiothérapie cytotoxique (et non les thérapeutiques moléculaires ciblées) ont démontré
qu’ils étaient capables, dans de rares cas dans ce contexte, de guérir des patients en situation
métastatique (lymphome ou tumeurs germinales).
En résumé, ce que nous entendons par “médecine personnalisée”, c’est la capacité
pour un patient donné de réaliser un “profil moléculaire” de la tumeur, et, indépendamment
de la localisation tumorale, d’administrer une thérapeutique moléculaire ciblée
(ou une association) qui va permettre de bloquer la voie de signalisation essentielle à l’origine
de la prolifération tumorale et, ainsi, d’augmenter le taux de guérison. La réalisation
d’un profil moléculaire exhaustif, qui consiste à étudier l’ensemble du patrimoine génétique
d’une tumeur en une seule fois, est aujourd’hui quelque chose d’envisageable grâce
aux nouvelles technologies qui sont détaillées dans ce dossier thématique. Mais l’utilisation
de ces technologies est associée comme nous le verrons également à de multiples défis.
De nombreuses institutions se sont lancées dans la médecine personnalisée,
avec essentiellement des programmes qui consistent à réaliser le profil moléculaire
de la tumeur de patients métastatiques afin de les orienter vers des essais cliniques.
SAFIR01, coordonnée par F. André de l’institut Gustave-Roussy (IGR, Villejuif ), en cours,
consiste à réaliser un profil CGH (Comparative Genomic Hybridization)
ainsi que l’étude des mutations de PI3K et d’AKT chez des patientes atteintes d’un cancer
du sein métastatique. L’étude MOSCATO, coordonnée par J.C. Soria à l’IGR, consiste
à réaliser un profil moléculaire chez des patients candidats pour un essai de phase I
afin de les orienter vers le plus pertinent. Des programmes similaires à ce dernier sont
déjà en cours au MD Anderson Cancer Center (États-Unis). Les Pays-Bas, le Canada
et l’Angleterre (The Stratified Medicine Program) ont initié des programmes qui consistent
à réaliser un profil moléculaire chez tout patient qui présente un cancer. Enfin,
nous mettons actuellement en place, à l’institut Curie, l’essai de phase II, randomisé,
multicentrique, de preuve de concept SHIVA, qui vise à comparer l’efficacité d’un traitement
fondé sur le profil moléculaire de la tumeur à celle d’un traitement conventionnel
par chimiothérapie chez des patients atteints d’un cancer réfractaire, et ce quelle que soit
la localisation tumorale (figure 4, p. 288). Cet essai sera ouvert aux adultes et aux enfants.
Seules des thérapeutiques moléculaires ciblées déjà approuvées seront utilisées dans cet essai.
La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 6 - juin 2012 |
287
ÉDITORIAL
Patients réfractaires
aux traitements standard
Consentement
signé
Biopsie
tumorale
Séquençage
+ SNP6.0/Cytoscan HD
+ immunohistochimie
Thérapeutique moléculaire ciblée
fondée sur le profil moléculaire,
en monothérapie
Profil
moléculaire
Consentement
signé
Patient non
éligible
Staff
de biologie
moléculaire
Patient éligible
Non
Thérapie ciblée
approuvée
pertinente
Oui
R
Chimiothérapie cytotoxique
au choix du médecin référent
Crossover
Figure 4. Essai SHIVA de phase II randomisé de preuve de concept comparant l’efficacité d’un traitement orienté à partir
du profil moléculaire de la tumeur à celle d’un traitement conventionnel chez des patients atteints d’un cancer réfractaire.
Les patients progressant dans le bras standard pourront, bien entendu, recevoir le traitement
expérimental. Cet essai a pour objectif de valider le concept selon lequel l’administration
d’une thérapeutique moléculaire ciblée fondée sur le profil moléculaire de la tumeur peut
améliorer le devenir des patients en situation métastatique ou de récidive.
Au final, il est très probable que le paradigme de traitement des cancers change
dans les années à venir, avec un traitement fondé sur la biologie, et non plus uniquement
sur la localisation tumorale et le type histologique, et ce dès les stades précoces.
AVIS AUX LECTEURS
Les revues Edimark sont publiées en toute indépendance et sous
l’unique et entière responsabilité du directeur de la publication et
du rédacteur en chef.
Le comité de rédaction est composé d’une dizaine de praticiens (chercheurs, hospitaliers, universitaires et libéraux), installés partout en
France, qui représentent, dans leur diversité (lieu et mode d’exercice,
domaine de prédilection, âge, etc.), la pluralité de la discipline. L’équipe
se réunit 2 ou 3 fois par an pour débattre des sujets et des auteurs
à publier.
La qualité des textes est garantie par la sollicitation systématique d’une
relecture scientifique en double aveugle, l’implication d’un service de
288 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 6 - juin 2012
”
rédaction/révision in situ et la validation des épreuves par les auteurs
et les rédacteurs en chef.
Notre publication répond aux critères d’exigence de la presse :
· accréditation par la CPPAP (Commission paritaire des publications et
agences de presse) réservée aux revues sur abonnements,
· adhésion au SPEPS (Syndicat de la presse et de l’édition des professions de santé),
· indexation dans la base de données INIST-CNRS,
· déclaration publique de liens d’intérêts demandée à nos auteurs,
· identification claire et transparente des espaces publicitaires et des
publirédactionnels en marge des articles scientifiques.
Téléchargement