Une autre histoire des Trente Glorieuses. Modernisation, contestations et pollutions dans la
France d’après-guerre,
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l’agriculture et de l’énergie) accusés de continuer à proposer une histoire de la modernisation à
base de chiffres et de taux d’équipement, avec peu de recul critique, accusés de propager le
« mythe Trente Glorieuses » et de marginaliser les alertes de l’époque sur les « dégâts du progrès »
et les critiques et conflits autour de la modernisation. Pour les auteurs de ce livre, il faudrait plutôt
parler de « Trente Dangereuses », de « Trente Pollueuses » ou finalement de « Trente Ravageuses ».
Dans une seconde partie, les articles étudient des mouvements d’opinions critiques de cette
modernité, qui apparaissent bien avant 1968 (ce qui remet en cause l’idée d’une émergence des
préoccupations environnementales dans la décennie 1968-1978 : les racines sont anciennes), des
opposants au nucléaire aux pêcheurs dénonçant la pollution des cours d’eau, des premières
préoccupations environnementales dans les syndicats aux dénonciations des situationnistes, de la
critique de la vie quotidienne et du consumérisme (Barthes, Lefebvre) à la critique de la technique
et du « progrès » par des penseurs chrétiens personnalistes dissidents (Bernard Charbonneau et
Jacques Ellul).
Un ouvrage important
Un ouvrage important
Cette rapide présentation ne peut refléter la richesse des différentes communications, dont
certaines avaient déjà été proposées dans un un colloque, intitulé « Une autre histoire des "Trente
Glorieuses" : modernisation, alertes environnementales et contestations du "progrès" dans la
France d’après guerre (1945-1968) » qui s’’est tenu les 12 et 13 septembre 2011 à L’Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales, colloque coorganisé par Le RUCHE (Réseau Universitaire de
Chercheurs en Histoire Environnementale), le Centre Alexandre Koyré de recherche en Histoire
des Sciences et des Techniques, l’Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de
l’Environnement (AHPNE) et L’EHESS (compte-rendu en ligne). Disons simplement qu’elles nous
apprennent beaucoup sur une période bien connue, en apparence, de l’histoire de la France
contemporaine. J’ai trouvé particulièrement passionnantes, sans que cela diminue l’intérêt des
autres textes, les études de Gabrielle Hecht sur « L’Empire nucléaire », de Patrick Marcolini sur les
situationnistes, de Kristin Ross sur la critique de la vie quotidienne et de Christian Roy sur
Charbonneau et Ellul. L’un des grands mérites de ce travail collectif est de nous inviter à
revisiter/interroger/critiquer des catégories, des notions, des périodes que nous fréquentons
régulièrement dans notre pratique de professeurs d’Histoire-Géographie. Par ailleurs, il propose de
nombreuses nouvelles pistes de recherches, qui promettent d’être fécondes.
Les "Trente Ravageuses", vraiment ?
Les "Trente Ravageuses", vraiment ?
J’ai quand même quelques réserves. On peut lire le livre comme le démontage d’un mythe, on
peut aussi le replacer dans une tendance actuelle à la publication de « contre-histoires », au risque
de substituer au mythe dénoncé un autre mythe (ce dont les auteurs veulent se défendre p. 18), un
récit décliniste de cette période aux conséquences graves sur l’environnement et l’être humain.
Inspiré des études anglo-saxonnes récentes (2010-2011) sur « la grande accélération » de
l’anthropocène (cf. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La
Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013 (présentation dans Le Monde), l’angle global d’approche
(les dégâts environnementaux des « Trente Glorieuses ») est certes fécond, mais me semble marqué
par moments, malgré les nombreuses précautions méthodologiques des auteurs (cf. la
communication de Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux sur « Les « Trente Ravageuses » p.
41-59), par ce travers et par des préoccupations écologistes et des questionnements très actuels (sur
la crise environnementale et la responsabilité d’un modèle de développement qui serait devenu
insoutenable), appliqués rétroactivement, dans une sorte d’histoire vue avec les lunettes de 2013.
C’est en tout cas l’impression que m’a donnée parfois la lecture de certains passages de l’ouvrage.
On m’objectera, avec raison, que l’historien ne peut pas être totalement distant du contexte dans
lequel il travaille et des questionnements de son temps, qui le conduisent à défricher de nouveaux
champs de la recherche. C’est vrai, mais peut-on alors reprocher aux historiens d’avant de n’avoir
pas ouvert ces champs plus tôt (sur l’histoire environnementale par exemple), voire d’avoir été au
service de l’idéologie productiviste, ce qui est parfois fait ici (Jean-Baptiste Fressoz, François
Jarrige, « L’histoire et l’idéologie productiviste. Les récits de la « révolution industrielle » après