Mai 2014
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LES CONVERTIS, AVENIR DE LA RELIGION ?
À l’âge séculier,
quel retour à la foi ?
CONTRAIREMENT aux États-Unis, qui ont connu depuis le
XVIIIesiècle plusieurs phases de « réveils » religieux, l’Europe vit
son rapport aux religions comme une histoire linéaire, celle d’un lent
et inéluctable déclin de l’adhésion et des pratiques. En France,
malgré les efforts de l’Église catholique pour garder le public
féminin au XIXesiècle et, plus difficilement, pour reconquérir la
classe ouvrière au XXesiècle, malgré les congrégations religieuses
et leurs institutions éducatives, malgré les mouvements d’action
catholique (qui ont buté sur la question politique, alors que l’élan
missionnaire des prêtres ouvriers a été brisé par l’Église elle-même,
qui ne comprenait pas toutes les implications, notamment sociales,
de leur engagement), malgré d’énormes efforts, dans les suites du
concile Vatican II, pour se mettre à la page et dialoguer avec le
monde séculier, le cours de l’histoire semble toujours énoncer la
même évidence du déclin de la foi. Quelques exceptions écla-
tantes, à la fin du XIXeet au début du XXesiècle, dans un pays qui
confond souvent laïcité et anticléricalisme, concernent parfois la vie
intellectuelle et littéraire, comme on l’a vu dans l’ambiance « fin de
siècle » avec les conversions de Jacques et Raïssa Maritain, Léon
Bloy, Paul Claudel ou encore Charles Péguy. Mais ces rares déci-
sions individuelles, pense-t-on généralement, ne remettent en rien
en cause le mouvement historique au long cours de « sortie de la
religion ». Pourtant, ce récit linéaire finit par nous cacher les sens
multiples de la sécularisation et rend finalement incompréhen-
sibles des choix individuels qui ne relèvent plus aujourd’hui, même
en France, de la seule anecdote personnelle.
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Le terme de « sécularisation » cache bien des malentendus si
l’on ne distingue pas les significations diverses qu’il recouvre1. Il
décrit bien sûr en premier lieu la séparation du politique et du reli-
gieux qui installe le pouvoir politique indépendamment de toute
justification par un principe transcendant : c’est la révolution démo-
cratique à l’âge moderne. Dans un deuxme sens, il désigne la perte
d’influence des prescriptions religieuses sur les mœurs démocra-
tiques et la privatisation de la pratique, le retrait dans le for inté-
rieur. Enfin, dans un sens qui concerne plus spécifiquement les
Églises, il évoque le recul de la pratique religieuse et tout simple-
ment la baisse du nombre des fidèles affiliés aux religions instites
et, dans le contexte français, la déchristianisation. Ces phénomènes
ne sont pas nécessairement liés les uns aux autres. Aux États-
Unis, le mur qui sépare clairement le pouvoir politique des
influences religieuses est compatible avec la large visibilité de la
religion dans la vie sociale. En Grande-Bretagne, le statut d’Église
officielle dont jouit l’Église anglicane s’accorde avec la moderni-
sation des mœurs et le pluralisme religieux. Dans de nombreux pays
d’Amérique latine ou d’Afrique et même d’Asie, le déclin des iden-
tifications et des normes traditionnelles n’est en rien contradictoire
avec l’exacerbation du sentiment religieux dans les communautés
de foi.
Quand on regarde l’évolution des pratiques religieuses à
l’échelle mondiale, le récit européen de la sécularisation ne s’im-
pose plus comme une évidence2. Étrangement bien accordée à
l’extension des logiques de marché, une théologie de la prospérité
accompagne, dans des variantes de l’islam aussi bien que du protes-
tantisme, l’aspiration à l’accomplissement personnel3. En ce sens,
l’expansion des religions exprime, de manière inattendue, une
entrée dans la modernité, qui n’est pas toujours une occidentalisa-
tion. Ce qui prend des formes déroutantes, y compris pour les reli-
gions instituées. Tout d’abord, ce n’est pas un retour exactement
« clérical » dans la mesure les religions qui se développent le
plus rapidement – les communautés protestantes évangéliques ou
l’islam (dans le cas du sunnisme) ont un veloppement horizontal,
sans intégration dans une structure cléricale hiérarchique. Ensuite,
Marc-Olivier Padis
1. Pour une analyse plus développée, voir Jean-Claude Monod, la Querelle de la sécula-
risation, Paris, Vrin, 2002 et son article dans Esprit : « La sécularisation du christianisme.
Fondements et limites d’une interprétation », mars-avril 2007.
2. Voir notre dossier de mars-avril 2007, « Effervescences religieuses dans le monde ».
3. Voir par exemple Patrick Haenni, l’Islam de marché, Paris, Le Seuil/La République des
idées, 2006.
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à l’encontre des spéculations du protestantisme libéral et de ses
tentatives de rationalisation de l’adhésion religieuse4, une grande
part des mouvements prosélytes propose une expression de type
pentecôtiste, charismatique : c’est une religion composite, populaire,
piétiste, effervescente, naïve, anti-intellectuelle, difficile à analyser
et qui suscite énormément de travaux5.
Au-delà des enjeux propres aux institutions religieuses, le
phénomène des conversions invite à observer de plus ps le
processus de diversification des références qui sont à l’œuvre dans
les sociétés démocratiques. Ainsi, dans le cas de la France, une
religion majoritaire laisse la place à un paysage plus écla et
instable, avec l’entrée des catholiques dans une culture minoritaire6
et la diversification des appartenances religieuses. Ce processus
s’inscrit dans un mouvement plus général de pluralisation de nos
soctés qui conduit à se demander comment concilier une politique
de l’égalité avec la reconnaissance de la diversité interne plus
grande de sociétés auparavant homogènes7. Comme le montre
Olivier Roy à propos des populations migrantes ou issues de l’immi -
gration, les conversions manifestent le désencastrement de la reli-
gion et de la culture, c’est-à-dire un mouvement par lequel les
individus ne définissent plus leur identité par l’appartenance à
une culture mais par une identification à une communauté de foi8.
Les convertis suscitent donc la méfiance pour des raisons contra-
dictoires. D’un côté, ils constituent une sorte d’aberration historique
dans un cit progressiste de la laïcité. De l’autre, les religions insti-
tuées, qui craignent l’apostasie autant que la « foi du néophyte »,
n’accueillent qu’avec prudence la « bonne nouvelle » de la propa-
gation de la foi… Bien que l’apostasie reste considérée comme un
crime (passible de la peine de mort en Arabie Saoudite, en Iran, en
Afghanistan ou au Pakistan) dans de nombreux pays musulmans la
Tunisie, qui vient d’instaurer la garantie de la liberté de conscience
dans sa constitution, fait figure d’exception –, un mouvement de
conversions, lié au développement de l’évangélisme, se développe
À l’âge séculier, quel retour à la foi ?
4. Jean-Louis Schlegel, « L’introuvable libéralisme religieux », Esprit, mars-avril 2007.
5. Notamment ceux de Sébastien Fath. Voir par exemple le Protestantisme évangélique, un
christianisme de conversion, Turnhout, Brepols, 2004.
6. Guillaume Cuchet, « L’entrée des catholiques dans l’ère communautaire », Esprit, août-
septembre 2013.
7. Charles Taylor, l’Âge séculier, Paris, Le Seuil, 2011. Voir la présentation de Jean-Louis
Schlegel : « Les avenirs incertains de la sécularisation », Esprit, juin 2011. Nous aurons
l’occasion de publier prochainement un grand entretien avec Charles Taylor.
8. Olivier Roy, la Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Le Seuil,
2008.
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actuellement dans les pays du Maghreb ou au Liban9. Dans tous les
cas, les conversions dérangent les héritages historiques, les équi-
libres institutionnels, les expressions socialement acceptables de la
conviction personnelle. C’est pourquoi, comme le montre Loïc Le
Pape en ouverture de ce numéro, la démarche intérieure du converti
doit faire l’objet d’une mise en récit qui la rende acceptable tant par
l’institution religieuse que par l’entourage proche du converti :
même si, pour lui, tout a changé, c’est bien la même personne qui,
dans une rassurante continuité, se présente aux autres. Car le
moment même de la transformation intérieure, rappelle ensuite
Jean-Louis Schlegel, reste difficile à penser dans la tradition théo-
logique et philosophique. Si la philosophie a longtemps été une
école de sagesse, la tradition des « exercices spirituels » a rapide-
ment été marginalisée dans les grands systèmes philosophiques,
même si l’on en trouve des échos jusqu’à la période contemporaine.
En se focalisant sur la situation française, trois articles sont
ensuite consacrés au catholicisme, à l’évangélisme et à l’islam, et
montrent à quel point les conversions représentent aujourd’hui un
enjeu central pour ces religions. Signe de vitalité vis-à-vis de
l’extérieur, l’arrivée du converti est néanmoins très codifiée pour
l’Église catholique. En effet, explique Corinne Valasik, il s’agit
autant de permettre au converti d’approfondir sa démarche que de
préserver les communautés paroissiales, voire les routines cléri-
cales… L’évangélisme est par excellence une religion mission-
naire, une prédication de l’homme nouveau (born again) qui déplace
les modes d’identification personnelle et l’affranchit de son contexte
national, d’où sa très grande mobilité, comme le montre Philippe
Gonzalez. Enfin, Franck Frégosi se demande pourquoi les conver-
sions à l’islam sont vues avec une telle inquiétude en France, alors
qu’il existe mille visages de la conversion et même une tradition
ancienne dans le contexte français. À l’encontre des discours alar-
mistes, il établit que les nouveaux musulmans ont dans l’ensemble
une attitude piétiste et quiétiste, et esrent avant tout pouvoir prati-
quer leur culte, comme le prévoit la loi de séparation.
Marc-Olivier Padis
Marc-Olivier Padis
9. Pour une synthèse récente, voir Nadia Marzouki et Olivier Roy (sous la dir. de),
Religious Conversions in the Mediterranean World, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.
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