DE MOLTKE La Guerre

publicité
DE MOLTKE
LA GUERRE
(illustration tirée du livre Das Eiserne Kreuz de Hanns von
Zobeltik, Volksbücher der Geschichte n°123, sans date, p.16)
HELMUTH KARL BERNARD DE MOLTKE était d’origine danoise. Il naquit à Parchim,
dans le Mecklenbourg, le 25 octobre 1800. Son père quitta sa première résidence pour aller s’établir
dans le Holstein, le jeune de Moltke fut envoyé de fort bonne heure avec un de ses frères à l’académie
militaire des Cadets, de Copenhague, d’où il sortit pour entrer dans l’armée danoise : On voit par là
que cet homme de guerre doit à sa patrie d’origine l’éducation militaire qu’il devait compléter dans sa
patrie d’adoption et tourner contre la première.
On pourrait juger fort sévèrement cette conduite qui a fait d’un des grands généraux du siècle
l’ennemi et presque le destructeur de son pays natal, mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque où est né
de Moltke, le Danemark faisait partie, pour certaines de ses provinces, de la Confédération
germanique, et que cela suffisait pour faire de von Moltke, un Allemand. En outre, les duchés soumis
au Danemark étaient déjà habités par une population en grande partie allemande de langue, de mœurs
et de tendances. Ajoutons enfin que jamais personne n’a songé à lui faire un reproche de ce changement de patrie, auquel de Moltke se décida à un âge où il avait une conscience très claire de la
responsabilité qu’il prenait devant l’histoire.
Il avait vingt-deux ans quand il prit ce parti. Entré au service de la Prusse, il ne tarda pas à
acquérir la réputation d’un officier instruit, capable, et d’un grand avenir. Il connaissait fort bien les
principales langues européennes. Il était alors sous-lieutenant au 8e régiment d’infanterie. En 1823, il
fut admis à l’école de guerre de Berlin, où il compléta ses études jusqu’à l’automne de 1826. Dès les
premiers mois de l’année suivante, il était nommé instructeur de l’école attachée à la division de
1
Francfort-sur-l’Oder. Mais son mérite ne tardait pas à lui valoir partout un avancement rapide, de sorte
qu’en 1828, il était nommé à un emploi qui devait lui faciliter l’étude des grandes conceptions
militaires : il était appelé au département topographique du grand état-major général. En 1832, il
prenait dans ce corps une place qu’il devait garder en l’agrandissant tous les jours.
Ces progrès étaient d’autant plus remarquables qu’à cette époque, par suite de la longue paix,
du grand nombre des officiers, et de l’organisation militaire, l’avancement était d’une lenteur extrême.
Tout en passant par les diverses fonctions que nous avons indiquées, de Moltke n’avait encore que le
grade de lieutenant, où il fut maintenu pendant douze ans.
En 1835, il obtint un long congé, dont il passa la plus grande partie en Orient. Il reçut de son
gouvernement l’autorisation de prendre du service dans l’armée ottomane. À cette époque, MéhémetAli avait déjà mis à exécution une partie de ses projets ; il voulait n’avoir vis-à-vis du sultan qu’une
dépendance nominale, et lui qui était d’une naissance infime, rêvait de fonder une dynastie. La Porte
avait répondu à ses propositions en le traitant comme un sujet révolté et en envoyant contre lui une
armée. Mais elle l’avait trouvé prêt à lui tenir tête. Il avait lui aussi son armée, dont il avait confié
l’organisation à des officiers français.
Le sultan, qui appréciait beaucoup les talents supérieurs de de Moltke, lui avait donné le
commandement de l’artillerie dans le corps envoyé contre Méhémet-Ali. Ce dernier, sachant à quoi
s’en tenir sur la désorganisation militaire et financière de la Turquie, avait hardiment envahi la Syrie,
et y attendait le choc des Turcs, au nombre de soixante-dix mille hommes, commandés par HafizPacha. Les mollahs ou prêtres musulmans qui avaient suivi le général turc insistaient auprès de lui
pour qu’il livrât bataille immédiatement ; de Moltke eut beau représenter que l’état moral, le nombre
des troupes les rendaient inférieures à celles de Méhémet-Ali, il ne fut pas écouté : le combat
s’engagea le 22 avril et se termina le 24 par la déroute complète des Turcs. Le général qui les vainquit
était un Français. Comme de Moltke avait conseillé de battre rapidement en retraite, il était évident
que, quelque fût son talent, et lors même qu’il aurait eu le commandement en chef et sans contrôle
dans cette journée, il eût dû céder à la supériorité de l’armée commandée par l’officier français. Aussi
la carrière du grand tacticien, du grand stratégiste, du grand organisateur commençait par une défaite,
et la France pouvait à bon droit s’attribuer la victoire de Nedjib.
De Moltke s’empressa de renoncer à une situation qui lui avait valu ce fâcheux début, et
retourna à Constantinople, au moment même où le sultan Mahmoud II rendait le dernier soupir,
laissant le gouvernement entre les faibles mains d’un adolescent, Abdul-Medjid, âgé de seize ans.
Après la victoire de Nedjib, l’amiral turc ou capoudan-pacha avait capitulé devant la flotte de
Méhémet-Ali, et l’ambitieux parvenu était en mesure d’attaquer Constantinople par terre et par mer. Il
fut arrêté soudain par les représentations des grandes puissances, qui ne voulaient ni la guérison ni la
mort de l’homme malade, comme on a facétieusement désigné l’empire ottoman. Ce fut surtout la
crainte de voir la Russie intervenir en faveur du sultan, qui décida les puissances. Elles redoutaient que
la Russie ne fit payer son intervention par de vastes cessions territoriales et par une mise en tutelle et
indéfinie du sultan. La paix fut faite entre celui-ci et le vice-roi.
De Moltke retourna à Berlin, où il reprit ses fonctions dans le grand état-major ; les services
qu’il avait rendus à la Porte furent récompensés par la Prusse qui donna au jeune officier, alors
capitaine, la décoration du Mérite. L’année suivante, 1840, il fut envoyé à l’état-major du 4 e corps
d’armée, dont le centre était Magdebourg. Un congé qu’il obtint lui permit de rendre visite à sa sœur,
qui le fiança. Le mariage fut retardé par le service de de Moltke jusqu’en 1845, époque où il fut
nommé adjudant et désigné pour accompagner en Italie le prince Henri, oncle du roi. Ce personnage
était d’une santé très faible, qui lui interdisait toute participation à la vie publique et aux fonctions
militaires, de sorte que la mission de de Moltke était une sinécure qui lui laissait tous les loisirs
nécessaires pour ses études, ses voyages et ses distractions. Il emmena sa femme et passa deux ans à
Rome. La mort du prince, arrivée en 1847, mit fin à cette mission, et détermina le rappel de de Moltke,
qui fut envoyé comme chef de l’état-major de la huitième division, établie à Coblentz. Il y resta
jusqu’en 1856, où il fit un voyage en Russie, avec le prince royal. Ce fut pendant cette partie de sa vie
qu’il écrivit à sa femme ces lettres dont la publication fut un événement et un succès. Continuant à
suivre le prince royal, il assista aux fiançailles de Frédéric avec une des filles de la reine Victoria ;
cette cérémonie eut lieu à Balmoral. De Moltke visita d’ailleurs plusieurs fois l’Angleterre.
Jusqu’à présent nous avons toujours vu de Moltke dans une fonction subalterne, très favorable
sans doute pour l'étude, mais où toute initiative lui était interdite. Désormais son rôle va prendre une
2
importance capitale, et ses talents vont trouver un vaste champ d’application. En 1858 il est nommé
chef du grand état-major à Berlin, en même temps que de Roon est appelé au ministère de la guerre.
C’est à la collaboration et à la concorde de ces deux hommes que la Prusse doit d’être devenue
l’arbitre des destinées de l’Allemagne, alors que tout son passé lui prédisait un avenir bien différent,
de figurer au premier rang parmi les puissances de l’Europe centrale, d’avoir survécu à ses victoires, et
de conserver ses conquêtes avec quelque sécurité, malgré la perspective toujours menaçante de la
désagrégation, de la révolte et de la revanche.
Avant de continuer la biographie du grand homme de guerre, il nous semble nécessaire et
intéressant de mentionner parmi les nombreux voyages celui qu’il fit en France en accompagnant le
prince de Prusse en Angleterre. Ils arrivèrent en décembre 1861 à Paris, où le prince Jérôme les
attendait à la gare du Nord avec une escorte d’honneur. Ils montèrent dans une des voitures impériales,
suivirent le faubourg Saint-Martin, les boulevards de Strasbourg, Montmartre et Poissonnière, le
boulevard des Italiens et la rue de Rivoli jusqu’aux Tuileries, où l’empereur Napoléon III les attendait
sur le grand escalier et les présenta à l’impératrice. Le baron de Moltke fut logé au pavillon de Marsan.
Dans son carnet de notes on a trouvé les lignes suivantes relativement à ce voyage.
« Je m’étais représenté l’empereur plus grand ; il a très belle tournure à cheval ; il est moins
imposant à pied. Une fixité des traits, et le peu d’éclat de son regard, qui était presque éteint, pour
ainsi dire, voilà ce qui me frappa le plus en lui. Il a sur la physionomie un certain sourire de
bienveillance et même de bonté qui n’est guère napoléonien. Il est le plus souvent assis, la tête
légèrement inclinée de côté, et c’est justement cet air de calme, qui, au su de tous, ne l’abandonne
jamais, même dans les moments les plus critiques, qui fait le plus d’effet sur la mobilité française.
Toutefois cette impassibilité n’est nullement de l’apathie, c’est le résultat d’une énergie supérieure aux
émotions et d’une forte volonté, comme on l’a vu dans maintes circonstances. Dans un salon, il se
départ de toute attitude imposante, et montre dans la conversation de la bonhomie. C’est un empereur,
ce n’est point un roi. – Napoléon III n’a rien du regard sombre de son oncle, il n’en a point l’aspect
impérieux, ni la démarche calculée. – Louis-Napoléon a montré de la hardiesse, de la persévérance, de
la fermeté, de la confiance en lui-même, mais aussi de la modération et de la douceur, tout cela caché
sous un extérieur tranquille. Ce n’est qu’à cheval qu’il a l’air impérial. Simple dans sa personne, il
n’oublie pas que les Français veulent voir une cour brillante autour de leurs souverains. »
De Moltke visita alors la caserne nouvellement construite dite caserne Napoléon ; il en trouva
l’intérieur aussi sale que l’extérieur était somptueux. L’empereur assista devant lui à une revue de
vingt-deux bataillons d’infanterie dans la cour des Tuileries, et de Moltke trouva que les troupes
françaises avaient une tenue négligée, une marche irrégulière. Il prit part à une chasse organisée en
l’honneur des visiteurs à Fontainebleau ; il visita les trésors des musées parisiens, l’École militaire de
Saint-Cyr, les modèles et les précieuses collections du Musée d’artillerie. Il vit nos futurs officiers
faire l’exercice. Il inscrivit aussitôt la note suivante dans ses souvenirs de voyage :
« Les Français, tout en négligeant la précision dans les manœuvres, la recherchent et la
poussent jusqu’à la dernière limite dans l’exercice du fusil. Chez nous, il serait impossible d’obtenir
un son unique lorsque les crosses posent à terre, et il n’y a qu’une arme abîmée qui puisse résonner
aussi bruyamment. Cependant le fusil français est lourd, assez grossier, mais excellent et des plus
maniables. Il n’y a que les chasseurs à pied et la garde impériale qui soient pourvus de fusils rayés.
Une arme aussi délicate que notre fusil à percussion ne serait pas celle qu’il faudrait donner à
l’infanterie française ; car elle nécessite chez nous une attention continuelle, des précautions infinies à
exercer sur les hommes d’infanterie et leur arme. »
Le 22 décembre, les deux Allemands se remirent en roule pour Berlin ; ils traversèrent
Saverne et Strasbourg et de Moltke ajouta à son carnet la note suivante :
« Il était triste d’entendre (dans ces deux villes) parler allemand et cela par de bons Français.
Nous sommes véritablement coupables de les avoir plantés là. »
En 1863, la Prusse entreprit contre le Danemark une campagne diplomatique conduite avec
une mauvaise foi si peu dissimulée, que les hostilités ne tardèrent pas à éclater. De Moltke put ainsi
mettre à l’épreuve l’instrument de victoires et de conquêtes qu’il avait préparé, et faire cette
expérience sans danger ; il était évident que le petit État, s’il remportait quelques succès, était hors
d’état de les pousser bien loin. Pour plus de sûreté, la Prusse s’adjoignit une armée autrichienne ; les
deux corps, qui devaient suivre les plans préparés par de Moltke, étaient sous le commandement
effectif du général de Wrangel. Il eut à emporter d’assaut les fortifications danoises à Duppel.
3
L’honneur du petit État était sauvé, et il put traiter de la paix. Il paya les frais de la guerre et céda à
l’Allemagne les duchés de Sleswig, de Holstein et de Lauenbourg, par le traité du 30 octobre 1864.
Cette campagne eut pour résultat une modification profonde dans l’armement de l’artillerie prussienne,
qui fut bientôt pourvue de canons se chargeant par la culasse. En même temps, l’infanterie adoptait le
fusil à aiguille. L’Autriche, qui avait commis la faute d’aider la Prusse à chasser le Danemark de la
Confédération germanique, en fut à son tour chassée dès 1866, grâce à la supériorité que ces armes
assuraient à sa rivale. Notons toutefois que sur le champ de bataille, les meilleures armes ne
compensent jamais l’infériorité du nombre, de la tactique, de l’entraînement, et que l’Autriche eût été
battue, lors même que la Prusse n’aurait pas eu le fusil à aiguille. Elle avait des fautes et des
négligences à expier, et il en était tout autrement de la Prusse, conduite par M. de Bismarck, et armée
par de Moltke.
Ce dernier était en si haute faveur, que le 8 juin 1866, peu de jours avant le commencement
des opérations contre l’Autriche, il était nommé général d’infanterie. Le gouvernement prussien
déclara dissoute la Confédération germanique, somma chacun des États qui la composaient de prendre
parti pour la Prusse ou pour l’Autriche, et le 15 juin la guerre commença. Elle fut rapidement menée :
en peu de jours, les États secondaires étaient occupés par des troupes prussiennes ; malgré cette
rapidité foudroyante des premières manœuvres, le commandant en chef des Autrichiens se faisait
illusion sur la valeur de l’ennemi, et dans un ordre du jour lu aux troupes, faisait cette déclaration
insensée : « L’ennemi ne possède pas un seul général qui ait eu l’occasion d’apprendre ses devoirs sur
le champ de bataille. »
Le général autrichien ne tarda pas à s’apercevoir combien il se trompait. Malgré la rapidité
avec laquelle les opérations étaient conduites, il était bientôt réduit à se tenir sur la défensive, puis il
battait en retraite devant deux armées prussiennes dont chacune prise séparément était inférieure en
nombre à la sienne ; enfin il lui fallait assister à leur jonction sans pouvoir l’empêcher, et accepter dans
des conditions désastreuses une bataille si décisive, qu’elle fut la seule de toute cette campagne. À la
suite de la victoire de Sadowa, le roi de Prusse était en état de dicter ses conditions à l’empereur
d’Autriche ; la première, la plus importante de ces conditions, était que l’Autriche cesserait de faire
partie de la Confédération germanique. La Prusse y gardait non seulement sa place, mais y devenait la
puissance prédominante. De cette époque date une nouvelle phase pour l’histoire de l’Europe, dont la
politique devait s’orienter désormais sur celle du cabinet de Berlin.
À la suite de cette guerre, de Moltke fut élevé à la principale dignité dans l’ordre de l’Aigle
noir et nommé colonel honoraire du 20e régiment de grenadiers ; il reçut en plus une dotation de
200,000 thalers (700,000 francs environ), avec laquelle il acheta en 1857 la propriété de Kreisau, près
de Schweidnitz, dans cette Silésie qui était aussi une conquête de la Prusse sur l’Autriche. Il avait 66
ans lors de la campagne de Sadowa. L’on ne peut guère citer d’autre exemple d’un général dont les
débuts sur un vrai champ de bataille aient été aussi tardifs, mais il devait faire dans sa longue et verte
vieillesse tout ce que les Condé et les Hoche ont fait dans un âge que l’on peut presque appeler
l’adolescence.
Il avait d’ailleurs sous ses ordres des généraux de premier ordre. Il ne fut pas présent de sa
personne à la bataille de Koeniggraetz, qui est plus connue en France sous le nom de Sadowa mais le
prince royal de Prusse y exécuta d’une manière fidèle, intelligente et rapide les manœuvres indiquées
par de Moltke, et en somme c’est à ce dernier que revient la principale part dans la victoire.
L’année suivante, 1867, de Moltke fut élu comme député au premier Parlement de
l’Allemagne réorganisé par la Prusse, et y prit maintes fois la parole dans des questions militaires, et
les bavards qui pullulent dans ces sortes d’assemblées furent fort étonnés d’entendre la voix du
« grand silencieux », comme on l’avait déjà surnommé depuis bien des années ; il leur fallut
reconnaître la faculté qu’il possédait de convaincre sans éloquence ou du moins sans rhétorique, par le
seul langage de la raison et de la nécessité. Le 25 avril, de Moltke, qu’on peut appeler non seulement
le plus silencieux, mais encore le plus froid des hommes, celui qui regardait la guerre, avec toutes ses
conséquences, comme le plus noble des devoirs, éprouva le grand, peut-être le seul chagrin de sa vie :
sa femme mourut après une courte mais douloureuse maladie ; il n’avait pas d'enfants, il avait survécu
à presque tous les membres de sa famille ; il évita les consolations banales de la société, se replongea
avec une ardeur nouvelle dans ses études. Il lui restait cependant une sœur, veuve depuis longtemps,
elle vint s’établir auprès de lui avec son fils, bon musicien, qui fut bien accueilli du vieillard. Cette
4
société lui suffisait amplement. C’est dans la première année de sa retraite qu’il élabora les divers
plans de la guerre contre la France.
Après cette longue et minutieuse préparation de l’armée, de l’armement, des
approvisionnements, de l’espionnage, des plans de campagne, il ne restait plus qu’à attendre
l’occasion. La Prusse avait provoqué les hostilités contre l’Autriche, elle crut nécessaire d’attendre les
provocations de la France, ou plutôt de se faire déclarer la guerre par elle : il fallait bien faire quelque
étalage de modération et mettre de son côté les apparences du bon droit. M. de Bismarck se chargea de
cette partie de la tâche, et s’en tira avec son adresse, son bonheur ordinaires. Maintenant qu’il est
tombé du pouvoir et que bien des secrets se révèlent, on a quelques raisons de croire à une fourberie
bien digne d’un prince italien du XVIe siècle qu’aurait conseillé de Commines ou Machiavel.
L’histoire de M. de Bismarck nous causera sans doute plus d’une surprise, plus d’une indignation.
Quant à de Moltke, il était prêt ; il avait même élaboré quatre plans différents contre la France
; les uns, dans le cas où elle combattrait seule, les autres, dans le cas, difficile à prévoir, où la France
aurait eu des alliés qui n’attendissent que la première occasion, le premier coup de fusil pour entrer en
scène. Tous ces plans avaient été si admirablement construits que l’on put passer sans danger du
premier au second dès la fin de la quinzaine ; un troisième fut laissé de côté quand on vit que les États
de l’Allemagne méridionale adhéraient franchement à la politique prussienne. Le quatrième plan fut
définitivement adopté le 1er août, et l’on commença dès le 2 août à le mettre à exécution. Ce même
jour la France remportait à Spicheren un avantage dérisoire qui était peut-être calculé pour engager nos
troupes dans le filet tendu autour d’elles. Le 25 septembre, tout ce qui restait des armées françaises
tenant la campagne était obligé de se renfermer dans les places de Metz et de Sedan.
Après la capitulation, qui livra Napoléon III à l’Allemagne, la résistance réelle de la France
était concentrée dans la défense de Paris : en même temps, la guerre prenait le caractère de guerre
nationale, qui est si redoutable pour les vrais soldats. De Moltke condensa autour de Paris les
meilleures troupes de la confédération, en porta le nombre à 230,000 hommes, et maintint leur
communication avec le Rhin, pendant que 500,000 hommes divisés en plusieurs corps luttaient contre
les armées improvisées par la défense nationale. Pendant cinq semaines l’investissement de Paris eut
lieu en même temps que celui de Metz. Nous n’insisterons pas sur cette partie si connue et si
douloureuse pour nous de la biographie de de Moltke. Bornons-nous à dire que la victoire définitive
était bien son œuvre. Lorsque, au dîner qui eut lieu à la préfecture de Versailles pour célébrer la chute
de Paris, le vieil empereur serra de Moltke dans ses bras, il lui dit : L’Allemagne vous doit ce triomphe
des triomphes, jamais lèvres royales n’avaient dit plus sincèrement la vérité.
Lorsque la paix eut été signée, le baron de Moltke reçut le titre de comte, il fut promu au rang
de feld-maréchal, et fut récompensé par une magnifique dotation en espèces, qu’il employa à acheter
des domaines. Il revint à Berlin avec le roi de Prusse qui était désormais empereur d’Allemagne, et
lors de l’entrée triomphale dans la capitale de Frédéric le Grand, il eut aux ovations une part aussi
grande que celle de l’empereur et de M. de Bismarck. Le czar lui envoya la décoration de l’ordre de
Saint-Georges, chacun des États de l’Allemagne rivalisa d’empressement à honorer l’homme auquel
ils devaient leur subordination plus étroite à l’hégémonie prussienne, et aussi la part qu’ils avaient
prise au pillage et au démembrement de la France. Cette gloire ne changea rien aux habitudes de de
Moltke, il reprit sa vie studieuse et solitaire, et on ne le vit guère en public que lorsqu’il venait prendre
sa place au Parlement et donner sou avis sur une question qui intéressait l’armée.
C’est ainsi qu’il vécut, toujours travailleur, toujours solitaire, jusqu’au jour où la mort le
surprit.
Comme la plupart des grands hommes de guerre, de Moltke avait des habitudes de simplicité
qui lui rendaient insupportable la cour et le salon. Ses traits avaient d’ailleurs une expression
d’austérité, et même de dureté et de sécheresse qui encourageaient peu la sympathie. Pendant les
dernières années de sa vie, qui se passèrent dans sa propriété rurale de Kreisau, il se levait à sept
heures du matin, s’habillait lui-même, en petite tenue d’officier, travaillait quelque temps, puis allait
faire une promenade avant de se remettre au travail, qui cette fois consistait dans la lecture des
journaux. Il déjeunait à midi, ensuite son adjudant lui lisait des livres de voyage, des biographies, de
temps à autre un roman. Si le temps le permettait, le vieux guerrier s’offrait le luxe d’une partie de
croquet, jeu où il était fort habile et montrait quelque talent stratégique. Il jouissait d’une excellente
santé, et ce ne fut que vers la fin de sa vie que son ouïe commença à s’affaiblir. Il aimait le jeu
d’échecs pour se distraire à l’intérieur autant que le croquet pour le plein air, et s’y faisait battre assez
5
régulièrement par son neveu. Puis il se retirait à onze heures précises et allait se coucher. Le 28 avril, à
dix heures du soir, il mourut presque subitement. Il avait assisté dans l’après-midi de ce même jour à
une séance du Reichstag.
Ses funérailles furent magnifiques. Cependant le vieux guerrier, qui aimait la simplicité en
toutes choses, avait laissé des instructions écrites pour qu’elles fussent celles d’un soldat. Il voulait
être enseveli dans son uniforme de petite tenue, mais l’empereur actuel aime trop le déploiement de sa
puissance et de son luxe pour permettre qu’il en fût ainsi.
Les anecdotes caractéristiques ne font pas défaut dans sa biographie, et nous croyons à propos
d’en donner quelques-unes.
Une députation de dames était venue le complimenter à l’occasion de son anniversaire de
1890. Il les reçut avec une courtoisie de bon ton, s’entretint d’une manière fort aimable, et faisant allusion aux vœux de longue vie qu’elles lui avaient présentés, il ajouta : « Je suis bien fâché de n’être pas
plus jeune au moment où je reçois tous ces témoignages de sympathie. – Quel âge voudriez-vous
avoir, demanda l’une des dames ? – Je me contenterais de quatre-vingts ans, répondit-il. »
L’empereur Guillaume se faisait gloire d’avoir découvert le génie de de Moltke. Un jour qu’il
inspectait un régiment de Brandebourg il fut frappé de la physionomie intelligente et ferme d’un jeune
officier. Il prit des informations et on lui répondit : C’est le jeune de Moltke, qui nous est venu du
Danemark. L’empereur continua en ces termes :
« Quelques mois après, on soumit à mon examen quelques essais composés par les officiers de
ce même régiment. J’y trouvai une composition relative à la défense de Copenhague. Ce travail était si
remarquable par les idées, par le style, par le soin matériel apporté à l’exécution des dessins, que je
m’empressai de prendre des informations sur son auteur ; c'était Helmuth de Moltke, le même officier
dont j’avais remarqué la physionomie lors de la revue. J’annotai le travail, que j’envoyai au chef du
grand état-major, en lui recommandant son auteur d’une manière toute spéciale. »
Immédiatement après les funérailles de de Moltke, son neveu fut nommé aide de camp de
l’empereur Guillaume.
L’œuvre écrite de de Moltke est assez considérable, car il n’est aucun de ses travaux qui n’ait
été mis sous la forme d’un document clair et substantiel, propre à éclairer l’histoire future comme à
diriger l’activité militaire de son pays et de son temps. Cette œuvre appartient donc par certains côtés à
la littérature ; d’ailleurs, dans ses lettres et dans ses discours au Reichstag, de Moltke, sans se
préoccuper de la forme comme d’un but essentiel, ne la néglige nullement, il sait qu’il est devant un
auditoire dépourvu de connaissances spéciales, auquel il faut donner des idées claires et des preuves
frappantes, un auditoire dont une partie est résolument hostile et qu’il faut désarmer par des élans de
patriotisme et de grandeur. C’est ce qui nous a déterminé à faire un choix dans les principaux discours
prononcé par lui au Reichstag. Nous commencerons ce choix à partir de 1871, où la carrière de de
Moltke prend une nouvelle direction, et où l’organisation destinée à défendre les conquêtes faites
succède à l’organisation qui a rendu ces conquêtes possibles.
(Nouvelle Bibliothèque Populaire n°253, sans date)
6
7
SUR L’OCCUPATION DE LA FRANCE
(SÉANCE DU 2 MAI 1871)
Maintenant que l’administration de l’armée ne dépend plus de l’état-major, je puis prendre la
parole sans inconvénient, et présenter quelques arguments en sa faveur.
Si j’ai bien compris l’orateur qui vient de parler, il aurait tout d'abord affirmé que ces objets en
mauvais état auraient été distribués aux troupes. Messieurs, la signature des préliminaires du traité de
paix ayant amené un changement de système dans la distribution aux troupes, nous nous trouvions en
possession d’approvisionnements en quantité extraordinaire, qui étaient calculés pour entretenir
jusqu’au présent jour l’armée tout entière sur le pied d’alors. Il est naturel que des raisons d’économie
aient engagé à utiliser ces grandes quantités d’approvisionnements, et spécialement le lard ; mais
aussitôt qu’on a constaté des inconvénients dans cette alimentation, les distributions ont cessé.
Lorsqu’on a demandé aux commandants d’armée, quelles étaient les maladies qui sévissaient
parmi leurs troupes, le commandant de la première armée a répondu : Aucune. Naturellement,
Messieurs, il se produit un certain mécontentement lorsqu’après avoir commencé avec un nouvel élan,
une énergie toute fraîche, une antre campagne, les gens reçoivent l’ordre de s’arrêter. Ils éprouvent de
l’ennui, de l’irritation, et ils se plaignent de ce que les désordres qui ont lieu en France retardent leur
retour dans leur pays.
Mais la ration est, comme je l’ai déjà montré, en quantité largement suffisante trois quarts de
livre de viande, c’est bien ce qu’il faut, surtout quand on ajoute à cela un prêt quotidien de deux
silbergroschen.
Si j’ai également bien compris le préopinant, une armée française vivrait en Allemagne d’une
manière bien différente. Oui, Messieurs, cela est vrai, et c’est bien là une différence essentielle ; nous
nous sommes partout assujettis à la modération, nous n’avons exigé que ce qui nous était nécessaire,
indispensable, rien de plus. Je crois pouvoir affirmer que jamais une guerre n’a été conduite avec tant
de modération, qu’aucune armée n’est aussi bien partagée au point de vue des distributions, que la
nôtre l’a été dans cette campagne. On s’est persuadé invinciblement, et l’on avait eu cela parfaitement
raison, qu’en guerre aucune distribution n’est trop chère, excepté celle d’objets en mauvais état ; nous
avons, par exemple, fait des approvisionnements de conserves fort coûteuses, mais qui, distribuées à
propos, ont rendu les plus grands services. Je suis donc convaincu, Messieurs, que l’armée ne
disputera pas sa reconnaissance à son intendant général et à ses intelligents subordonnés.
À L’ALSACE
(13 MAI 1871)
Je me bornerai à attirer sur un seul point l’attention des Alsaciens ; un grand nombre d’entre
eux ont pris du service pendant la guerre dans les corps de francs-tireurs ; aujourd’hui ils continuent à
tirer sur nos soldats, quitte à cacher leur arme le lendemain et à redevenir des civils. Je crois cependant
qu’il y à là une distinction à faire.
8
SUR LA PUNITION DES ARRÊTS
(7 JUIN 1872)
Messieurs, je rends toute justice aux vues philanthropiques qui ont inspiré la proposition de M.
le député Eyfoldt et de ses collègues, mais je ne puis que combattre cette proposition. Je crois qu’en
diminuant trop la rigueur des punitions, l’on n’obtiendra d’autre résultat que d’en augmenter le
nombre. Messieurs, lorsque nous avons en vue de faire des lois relatives à l’armée, nous devons éviter
de nous placer à un point de vue civil, juridique ou médical, nous devons rester exclusivement sur le
terrain militaire, l’autorité en haut, l’obéissance en bas, en un mot la discipline, voilà où est tout
entière l’âme d’une armée. C’est la discipline qui fait l’armée telle que nous la voulons ; une armée
sans discipline est une armée d’apparat, une institution qui ne suffit pas pour faire la guerre et qui offre
de grands dangers en temps de paix.
Messieurs, il y a déjà longtemps que les punitions ont cessé d’être le seul moyen par lequel
nous entretenons la discipline. À ce but là, tend toute l’éducation de l’homme, et je répondrai à
l’honorable auteur de la proposition, que si nos punitions deviennent plus douces que dans les autres
armées, c’est aussi le moment d’étendre beaucoup plus loin l’éducation des hommes. Celle que l’on
reçoit à l’école n’égale pas à beaucoup près l’importance de celle qu’on reçoit ensuite, au sortir de
l’école, et où l’on apprend l’ordre, la ponctualité, la propreté, l’obéissance, la fidélité, en un mot la
discipline, et cette discipline qui a mis nos armées en état de faire trois campagnes victorieuses. Nous
ne pouvons donc nous passer de punitions, Messieurs ; vous conviendrez qu’il faut une autorité d’une
force extraordinaire pour diriger des milliers d’hommes dans les situations les plus difficiles, et obtenir
d’eux, au prix de leur santé et de leur vie, parmi les souffrances et les privations, l’exécution d’un
ordre donné. Une telle autorité, Messieurs, ne peut croître, ne peut même se maintenir qu’à la
condition d’être protégée. Il faut donner au sous-officier une position qui l’élève au-dessus du simple
soldat, à l’officier une position qui l’élève au-dessus des uns et des autres. C’est en cela, Messieurs, en
cela seulement que consiste l’inégalité devant la loi, à laquelle a fait allusion l’honorable orateur. Elle
consiste moins en une prérogative accordée à l’officier, qu’en une supériorité attribuée à celui qui est
dans une situation plus importante. Et à ce propos, je ferai remarquer que dans notre armée tout
homme peut être aujourd’hui un subordonné, demain un supérieur. Le général, qui commande en chef
quand il est à la tête de son corps d’armée, reçoit des ordres à l’instant même où il entre en relation
avec un général dont le commandement est plus étendu ; de même le simple soldat peut devenir un
chef dès que le service l’y appelle. Toute sentinelle, tout caporal qui conduit une patrouille, doit exiger
l’obéissance.
Messieurs, nous devons garder les punitions les plus sévères non pour la grande masse de nos
hommes qui, grâce à l’instruction, aux avertissements, aux reproches, ne sont généralement pas
difficiles à diriger au moyen de légères peines disciplinaires, mais nous avons aussi affaire à un certain
nombre de sujets particulièrement mauvais. Lorsque tout le monde doit porter les armes, il en résulte
naturellement que de mauvais sujets, dont il ne manque dans aucune nation, sont appelés sous les
drapeaux. Nous sommes obligés de tout prendre, d’incorporer tout homme qui a atteint l’âge du
service militaire, qui est bien constitué, qui paie tant et tant. Les conseils de révision ne sauraient
s’assujettir à faire une enquête sur la valeur morale des recrues. Nous recevons de cette façon des gens
qui sont peut-être des candidats à la maison de détention, et que la rigueur de l’éducation militaire
sauvera peut-être encore de ce malheur. Cette éducation militaire, Messieurs, est une des causes pour
lesquelles nous n’avons jamais pu accepter une trop grande réduction dans la durée du service ; en
effet, la discipline ne s’enseigne pas par l’exercice, elle doit s’incorporer dans la vie elle-même.
Je reviens aux punitions. Il y a eu des abaissements considérables dans les punitions, ainsi l’on
a abrégé de beaucoup la longueur des arrêts de rigueur, qui ont été réduits aux deux tiers de ce qu’ils
étaient auparavant. Des arrêts courts mais rigoureux sont parfaitement dans l’esprit de la discipline
militaire, mais en ce qui concerne les autres punitions, nous ne saurions nous contenter de punitions
courtes quoique rigoureuses.
Le lit de camp a été signalé comme une sorte de cruauté. Messieurs, il nous arrive tous les
jours d’y envoyer des hommes ; cela nous arrive toutes les fois que nous les envoyons monter la garde
9
; il n’y a d’autre différence que cette aggravation qui consiste en ce que l’homme puni n’est relevé
qu’au bout de quatre heures, tandis que l’homme de garde monte sa faction pendant deux heures,
quelque temps qu’il fasse. Une couche dure, mais où l’on est au sec, à l’abri du vent et de l’orage,
Messieurs, c’est là un bien-être incomparable à côté d’un bivouac dans la neige ou dans un champ
défoncé et couvert d’eau, ce que nos hommes ont eu bien des fois à supporter pendant des nuits
entières. Il y a plus d’un soldat et même plus d’un officier qui consentiraient volontiers à échanger un
pareil bivouac contre le local en question.
Si vous permettez au soldat entêté et au fainéant d’emporter sa paillasse à la salle de police, et
si vous ne lui supprimez la nourriture ordinaire qu’un jour sur trois, sa punition n’est qu’un temps de
fainéantise, il passe son temps à dormir, il est fort satisfait de penser que ses camarades prennent la
faction à sa place, et qu’il n’a pas même à faire l’exercice. Messieurs, de telles punitions ne sauraient
nous satisfaire. Songez que les punitions rigoureuses ne tombent jamais sur les soldats qui ont de
l’ordre, de la propreté, comme ceux que vous apercevez dans les rues ou sur la place d’armes, mais sur
un petit nombre de mauvais sujets.
L’ORGANISATION DE L’ARMÉE ALLEMANDE
(SÉANCE DU 16 FÉVRIER 1874)
Messieurs, parmi les diverses opinions de l’honorable préopinant, il en est une seule sur
laquelle je veux insister, je tiens pour absolument impossible d’indiquer à l’avance les formations de
guerre de l’armée, parce que nous ne pouvons savoir à l'avance si nous aurons à faire front d’un ou de
deux côtés, que nous ne savons pas davantage si nous aurons à agir seulement avec une partie de nos
forces, comme en 1864, ou avec nos forces tout entières, comme en 1870, où nous avons dû faire
arriver la landwehr par étapes, et l’employer aux sièges, où il nous a fallu encadrer les hommes les
plus âgés dans de nouvelles formations, armer de fusils d’infanterie les gardes du corps qui avaient fini
leur temps de service, pour garder des milliers de prisonniers, où nous avons dû modifier en pleine
guerre l’organisation, et par conséquent la dépendance réciproque des corps d’armée. Je suis d’avis
que l’opinion à laquelle je fais allusion, et bien d’autres semblables, peuvent se discuter utilement en
commission, mais je me propose d’attirer surtout votre attention sur certains points. C’est d’abord
l’article premier du projet de loi qui vous est soumis et qui impose à l’Allemagne en temps de paix
l’entretien de 401,000 hommes sous les drapeaux.
Messieurs, il convient à ce propos d’examiner les circonstances intérieures et extérieures où se
trouve l’Allemagne. Tout gouvernement doit se résigner à des dépenses inévitables relativement aux
besoins de l’État, et les prélever sur ses revenus avant que de songer à faire des économies, à amortir
la dette, à supprimer des impôts. Le premier devoir, le devoir essentiel d’un État, c’est d’exister,
d’assurer son existence contre les attaques extérieures. Au dedans, il y a la loi pour protéger les droits
et la liberté des particuliers, au dehors, dans les relations d’État à État, il n’y a qu'une ressource, la
force. Un tribunal qui appliquerait les principes du droit des gens, s’il pouvait se constituer, serait
toujours dépourvu d’une force suffisante et ses arrêts n’auraient en définitive d’autre solution que celle
du champ de bataille. Les petits États peuvent compter sur leur neutralité, sur les garanties
internationales ; une grande puissance n’a d’autre appui qu’elle-même, que sa force propre ; elle ne
réalise le but de son existence que quand elle est résolue et en mesure d’affirmer cette existence avec
sa liberté et son droit : laisser le pays désarmé serait le plus grand crime qu’un gouvernement puisse
commettre.
Le désir de faire des économies sur les grosses sommes que les charges militaires exigent
annuellement, celui de les éviter aux contribuables, ou de les appliquer aux dépenses de la paix, est
certainement très juste. Qui le contesterait, qui donc ne se fait pas un tableau séduisant de tout ce
qu’on ferait de bon, d'utile, de beau à ce prix ? Mais cela ne nous fait pas oublier que les économies
accumulées pendant de longues années de paix peuvent disparaître et s’abîmer dans une seule année de
guerre ! Je me souviens de ce qu’a coûté notre pays, après une malheureuse campagne, l’intervalle de
10
temps qui s’est écoulé de 1808 à 1812. C’étaient des années de paix, des années où la durée de la
présence sous les drapeaux était courte, où l’effectif était peu élevé, c’est là justement ce qu’on
demande aujourd’hui. Et cependant Napoléon put se vanter d’avoir extorqué un milliard à la Prusse, si
pauvre et si petite qu’elle fût. Nous faisions des économies sur notre armée, il le fallait, mais nous
avions dix fois plus à payer à un étranger. Nous ne devons pas oublier que dans Ies dernières années,
le gouvernement a consacré aux dépenses de la paix des sommes considérables à côté des dépenses
militaires. Mais elles ne sont pas suffisantes : de tous côtes l’on réclame de nouvelles allocations, et
cela me fait croire que le moment n’est pas encore venu de parler de dégrèvements d’impôts. Je pense
que tout citoyen, quelque mince que soit son revenu, doit contribuer aux dépenses publiques et songer
qu’il existe en définitive un gouvernement qui s’occupe de lui, qui le protège, et qui peut être appelé à
le protéger d’une manière encore plus effective ; je pense que les grands services, quand ils ne coûtent
rien à l’homme qui en bénéficie, sont peu appréciés. Comment l’État serait-il en mesure de renoncer à
une partie de ses revenus, alors qu’il lui reste tant à faire sur différents terrains Je ne mentionnerai que
l’école, parce que, selon moi, l’école est l’endroit où doit s’appliquer la puissance du levier, c’est par
là que nous devons chercher un appui contre les dangers qui nous menacent, tant à l’extérieur qu’au
dedans, de la part des tendances socialistes et communistes. Ces dangers, on ne saurait les éloigner que
par des améliorations sociales et par une éducation à la fois plus répandue et plus approfondie.
Mais, Messieurs, l’école ne contient pas tout ce qu’il y a de jeunes gens, et ceux même qu’elle
renferme ne subissent son influence que pendant un temps relativement court de leur existence.
Heureusement, chez nous, au moment précis où cesse l’instruction individuelle, commence l’éducation
proprement dite, et aucune nation n’a reçu dans son ensemble une éducation comparable à celle que la
nôtre a eue par le moyen du service militaire. On a dit que c’était le maître d’école qui avait remporté
nos victoires. Messieurs, la science seule ne suffit pas pour élever l’homme à un niveau moral tel qu’il
soit prêt à donner sa vie pour une idée, pour l’accomplissement d’un devoir, pour l’honneur et la
patrie, et c’est à cela que tend toute l’éducation de l’homme. Ce n’est pas le maître d’école, c’est le
véritable éducateur, l’état militaire, qui a gagné nos batailles, qui a donné pendant seize ans
consécutifs à nos générations leur entraînement corporel et intellectuel, les a dressées à l’ordre, à la
ponctualité, à la probité, à l’obéissance, à l’amour de la patrie, à l’énergie virile. Messieurs, il vous est
impossible de vous passer de l’armée, surtout maintenant que cet élément d’éducation est dans toute sa
force, qu’il a pénétré la nation. Peut-être qu’une génération nouvelle, pour laquelle nous portons le
fardeau, sera assez heureuse pour espérer sortir de cet état de paix armée, qui pèse depuis si longtemps
sur l’Europe. Mais pour nous, cette espérance ne saurait fleurir. Un grand événement de l’histoire
universelle, tel que l’est la résurrection de l’empire germanique, ne saurait s’accomplir dans un court
délai. Ce que nous avons obtenu en six mois par la force des armes, nous aurons à le défendre par les
armes pendant un demi-siècle, afin que nul ne puisse nous l’arracher.
À ce sujet, Messieurs, nous ne devons nous faire aucune illusion. Après nos heureuses guerres,
nous avons partout conquis le respect, nulle part nous n’avons conquis l’affection.
De tous les côtés nous nous heurtons à des dispositions méfiantes ; on craint que l’Allemagne,
depuis qu’elle est devenue puissante, ne soit devenue en même temps une voisine gênante. Or,
Messieurs, il n’est jamais bon d’évoquer le diable ; la méfiance et l’inquiétude, si peu fondées qu’elles
soient, peuvent produire des dangers réels.
Il y a encore en Belgique des sympathies françaises : il y en a fort peu dans ce pays en faveur
de l’Allemagne. On n’a pas encore reconnu en Belgique, que pour la neutralité belge il n’y a qu'un
voisin dangereux, et qu’il n’y a aussi qu’un protecteur réel.
En Hollande on a repris la reconstruction des écluses d’inondation, on a bâti des forteresses
pour les protéger. Contre qui ? Je l’ignore. À mon avis, en Allemagne, il n’est venu à l’idée de personne d’annexer la Hollande.
Il est vrai qu’au commencement du siècle, nous avons occupé ces lignes d’inondation, mais ce
n’était point pour nous ; c’était pour la maison d’Orange. Dans une petite brochure qui a eu beaucoup
de lecteurs, on décrit les conséquences qu’aurait pour l’Angleterre un débarquement sur son territoire ;
on se propose, par là, d’attirer leur attention sur les côtés faibles de leur milice, et on leur dépeint ce
débarquement comme opéré non par la France, non comme ayant pour point de départ la côte opposée,
mais comme fait par l’Allemagne. En Danemark, on songe à augmenter la flotte côtière, et fortifier les
lieux qui favorisent un débarquement dans Seeland, parce qu’on redoute un débarquement
11
opéré par l’Allemagne. Tantôt nous nous disposons à envahir les provinces russes de la Baltique,
tantôt nous sommes sur le point de nous annexer les populations allemandes de l’Autriche.
Et maintenant, Messieurs, permettez-moi de m’occuper de notre intéressant voisin et d’en dire
quelques mots.
La France s’est trouvée dans la nécessité absolue de bouleverser toute son organisation
militaire. Lorsque nous occupions le territoire français, presque tout ce qu’il y avait d’armées
françaises était prisonnier ; nous les avons pris, transportés, nourris, habillés en partie, puis à la paix
nous avons rendu à la France cette armée presque entière en bon état, et elle forme un excellent noyau
pour la reconstitution future. On a maintenant copié fidèlement en France toutes nos instructions,
naturellement on n’en a pas pris les noms, on leur a appliqué des dénominations françaises comme si
elles étaient des idées françaises d’origine, filles de la grande Révolution et que les Allemands
n’avaient fait qu’adopter ensuite. On a tout d’abord appliqué le principe du service milliaire imposé, à
tous, on lui a donné pour base vingt ans de service pendant que nous n’en demandons que douze, puis
on a donné à la loi un effet rétroactif, de sorte qu’un grand nombre de Français, qui avaient terminé
depuis longtemps leur service se sont trouvés tout à coup remis dans l'armée. Le gouvernement
français est déjà en mesure d’avoir une armée active de douze cent mille hommes, un million
d’hommes pour l’armée territoriale. Afin de pouvoir les entretenir partiellement, car, Messieurs, il faut
tenir compte non seulement des hommes qui peuvent être appelés sous les drapeaux, mais encore des
cadres, pour organiser militairement, dis-je, ces masses, il a fallu augmenter les cadres. Lorsque
l’Allemagne est rentrée en possession du territoire d’empire (Alsace-Lorraine), elle n’a fait que
répartir sur un plus grand nombre d’épaules la charge déjà existante, à l’exception d’un petit nombre
de troupes destinées aux armes spéciales. Dans la France, qui a été appauvrie d’environ un million et
demi d’habitants, il a été formé un grand nombre de corps. Le nombre des régiments de ligne qui y
existent à l’heure actuelle a été porté de 116 à 152, il a donc été formé 36 nouveaux régiments, sans
compter 9 bataillons de chasseurs. Il a été formé depuis la paix 14 nouveaux régiments de cavalerie, le
nombre des batteries d'artillerie, qui était jusqu'à la guerre de 164, est maintenant de 323, soit 159
batteries nouvelles. Ces augmentations ne sont pas terminées ; l’effectif de paix n’a jamais été aussi
élevé en France qu’il l’est en ce moment ; il s’est accru de 40,000 hommes depuis 1871. L’allocation
budgétaire régulière pour la guerre, pour 1874, s’applique à 471,170 hommes et 99,310 chevaux. Au
lieu de huit corps d’armée qu’avait la France au commencement de la guerre, elle en aura désormais
dix-huit, non compris un dix-neuvième pour l’Algérie. Le budget de la guerre, dont je vais indiquer les
chiffres en thalers pour que vous vous en rendiez compte plus aisément, s’est augmenté de plus de 25
millions depuis 1871, il comporte comme budget ordinaire 125 millions de thalers, comme budget
extraordinaire 46 millions, en tout 171 millions (641 millions 250,000 francs).
Messieurs, l’Assemblée nationale de France n’a tenu aucun compte de l’état des finances, elle
a abjuré les divisions de parti pour faire tous les sacrifices nécessaires à la reconstitution et au
développement de la puissance militaire de la France ; elle est allée plus loin. Plus guerrière que le
ministre de la guerre, elle a décrété pour un certain but le rappel sous les drapeaux de la seconde
portion du contingent, et la commission militaire a demandé pour cela dix-sept millions de francs. Les
communes françaises ne sont pas restées en arrière dans cette rivalité de patriotisme, elles ont créé à
l’envi des places d’exercice, des édifices pour des réunions d’officiers, des casernes, etc.
Tout cela, Messieurs, nous indique clairement quelles sont les dispositions de la France. Sans
doute la grande majorité des Français supportent leur malheur avec plus de dignité et de réflexion
qu’on ne se l’imaginerait quand on lit les discours des orateurs populaires ou les journaux de ce pays,
je crois qu’ils sont pénétrés de cette vérité, qui répond à une nécessité inéluctable, savoir qu’il faut tout
d’abord se résigner à la paix. Je vois une confirmation de cela dans cette circonstance qu’ils ont mis un
militaire plein de prévoyance à la tête du gouvernement. Mais, Messieurs, nous savons tous, à n’en
pouvoir douter, que les partis français, qui trouvent à Paris les moyens de se manifester, peuvent
entraîner le gouvernement et le peuple aux résolutions les plus extraordinaires. Tout ce qui nous arrive
de l’autre côté des Vosges nous apporte de sauvages cris de vengeance contre l’humiliation qu’ils se
sont attirés à eux-mêmes.
Or, Messieurs, lorsque nos voisins se sont mis à augmenter leur armée, nous ne les avons point
suivis dans cette voie, nous croyions pouvoir nous contenter des résultats que nous donne la loi
existante. Mais, Messieurs, nous ne devons pas laisser s’affaiblir ce qui fait la valeur intérieure de
notre armée, soit en abrégeant la durée du service, soit en diminuant le nombre des hommes présents
12
sous les drapeaux. La première mesure, si elle a pour conséquence des résultats financiers, nous
conduirait à avoir une milice. Les guerres que l’on fait avec une milice ont cela de particulier qu’elles
durent beaucoup plus longtemps, et par cela seul, elles demandent des sacrifices d’argent et de vies
humaines beaucoup plus considérables que les autres guerres. Je rappelle seulement à votre souvenir la
dernière guerre d’Amérique, la guerre de sécession qui a dû être faite par les deux adversaires au
moyen de milices. À cette occasion je ne m’interdirai pas de vous faire connexe le jugement qu’a porté
sur les milices, un homme qui justement a dirigé la première guerre d’indépendance de l’Amérique, je
parle de Washington. Je trouve cette appréciation dans la remarquable histoire des États-Unis de
Bancroft. En aucun temps, en aucun pays, il ne pouvait y avoir de demande plus impopulaire que celle
que Washington eut souvent l’occasion de représenter au Congrès : il exposait la nécessité d’une
armée permanente. Cela peut paraître surprenant, mais Washington s’exprime dans les termes suivants
: « L’expérience, qui est la meilleure des règles de conduite, conduit d’une manière si décisive à la
condamnation des milices, que personne, pour peu qu’il fasse cas de l’ordre, de la régularité, de
l’économie et de son propre honneur, de sa réputation, de sa tranquillité d’âme, ne voudra accepter la
direction d’une guerre entreprise au moyen de milices. »
Plus loin, Washington dit encore : « Le peu de temps passé sous les drapeaux et une confiance
mal fondée dans les milices, telles sont les causes de tous nos échecs et de l’accroissement de notre
dette. » L’on sait que la guerre se termina grâce à l’organisation d’un petit corps qui ne comptait que
six mille hommes, mais ces six mille hommes étaient de vrais soldats.
Messieurs, la France a deux fois fait l’essai des milices. Après la Révolution, l’on conçoit que
l’armée était l’objet d’une haine par suite de laquelle on la désorganisa. La nation voulait défendre
elle-même la jeune liberté, le patriotisme devait suffire pour produire la discipline, l’élan et les masses
devaient tenir lieu d’éducation militaire. Il plane toujours une certaine auréole autour des volontaires
de l791, mais, Messieurs, il y a aussi une histoire impartiale de cette époque ; elle a été écrite par un
Français d’après des documents puisés au ministère de la guerre en France. Je résiste à la tentation de
vous faire des citations piquantes, parce qu’il me faudrait citer tout le livre. Mais lisez-le vous-même,
vous y verrez à chaque page combien les milices coûtent, quel fléau ces corps deviennent pour leur
propre pays. Ce n’est qu’après une amère expérience de treize ans, que l’on s'est enfin décidé à ne plus
mettre l’armée dans les volontaires, mais les volontaires dans l’armée. C’est seulement lorsque les
volontaires eurent à leur tête des hommes de première valeur, comme le premier consul et nombre
d’autres généraux distingués, qu’ils parcoururent victorieusement toute l’Europe. Mais alors,
Messieurs, ils étaient devenus de vrais soldats.
Le petit écrit dont j’ai parlé, et où nous puisons tant d’utiles expériences, a paru en mars 1870,
et six mois après, nous voyons la France recourir à ce même moyen, il est vrai que ce fut dans une
crise terrible. Messieurs, nous en avons tous été témoins, et cela nous démontre que les
rassemblements de patriotes, quel que soit leur nombre, leur intelligence, leur bravoure, ne sont pas en
état d’arrêter une armée régulière. Les gardes mobiles et les gardes nationaux ont prolongé la guerre
pendant plusieurs mois, leur emploi a coûté de grands sacrifices, de grands ravages, de grands maux, il
n’a pas permis à la France d’obtenir des conditions meilleures pour ta paix. Il est certain que les
francs-tireurs, cette création anti-militaire, n’ont pas causé un seul jour de retard aux opérations de nos
armées, ils n’ont abouti qu’à donner à la conduite de la guerre un caractère de dureté que nous
déplorons, mais auquel nous n’avons pu rien changer.
Les procès que vous voyez se poursuivre encore en France, après trois ans, vous donnent
l’idée de la férocité, de la cruauté gui sont le résultat inévitable de ces institutions. Messieurs, lorsque
vous armez la Nation entière, vous mettez également des armes aux mains des scélérats, qui ne
manquent dans aucune nation, ils y prédominent de beaucoup par le nombre. N’avons-nous pas déjà
fait cette expérience ?
Croyez-vous d’ailleurs qu’il n’y ait pas chez nous des hommes tout à fait pareils à ceux qui, à
Paris, se sont emparés du pouvoir après la guerre. N’y en avait-il pas des nôtres, parmi ceux qui ont
détruit dans la capitale de la France les monuments de la gloire nationale. Dieu nous préserve de
mettre jamais des armes dans de telles mains.
En ce qui concerne la présence sous les drapeaux, Messieurs, je ne saurais trop insister sur la
nécessité de ne pas subordonner cette question aux débats budgétaires. Je sais bien que d’honorables
membres de la chambre croient devoir s’attacher précisément à ce point de vue, pour défendre le droit
incontestable du parlement à voler les impôts. Mais, Messieurs, demandez-vous en même temps si par
13
l’exercice de ce droit, vous pouvez gêner l’exercice d’un droit différent, celui qu’a le pays de vous
demander compte, de vous interroger sur la situation de l’empire ? Il est pourtant souhaitable, selon
moi, de ne pas rentrer dans une nouvelle période de provisoire, mais d’établir définitivement ce que
l’Allemagne doit payer pour l’entretien d’une armée allemande. Si vous pouvez vous convaincre qu’il
ne faut pas moins de 401,000 hommes en temps de paix, et si après mûr examen, après délibération
attentive, vous déterminez quelle allocation est nécessaire pour cela, renoncez ensuite à discuter cette
même somme annuellement, pour la voter ou la refuser, mais admettez que votre droit de voter le
budget n’est altéré en rien ; il reparaît intégralement à toute demande d’augmentation, à toute nouvelle
mesure administrative concernant cet objet. Il faut que le chiffre normal de l’état de paix soit maintenu
pendant une certaine série d’années. Les oscillations de ce chiffre produisent l’incertitude dans tous les
détails si divers, si nombreux des opérations, alors qu’ils doivent être étudiés minutieusement et
longtemps à l’avance... Rappelez-vous que toute diminution de ce chiffre fera sentir ses effets pendant
douze ans et que dans cette période, nul de nous ne peut dire si nous resterons en paix ou si nous
aurons la guerre.
Rappelez-vous aussi, Messieurs, qu’on ne saurait vivre en véritable paix, quand on a un
mauvais voisin.
Mais, je le crois, nous montrerons à l’univers que nous sommes une nation puissante, qui n’a
pas besoin de la guerre pour conquérir de la gloire, et qui ne veut pas se l’acquérir en faisant des
conquêtes. Je ne sais vraiment pas ce que nous ferions d’une partie de la Russie ou de la France.
J’espère que pendant de longues années, non seulement nous aurons la paix, mais encore que
nous maintiendrons la paix. Peut-être alors l’univers se convaincra qu’une Allemagne puissante au
centre de l’Europe est la meilleure garantie de paix pour l’Europe.
Mais, Messieurs, pour imposer la paix, nous devons être prêts à la guerre, et je pense que nous
avons à choisir entre deux opinions : d’après l’une, nous n’aurions pas besoin d’une armée forte et
prête à la guerre, étant donné les conditions politiques où se trouve l’Europe ; l’autre nous engagerait
au contraire à voter les fonds nécessaires pour cette armée.
LES FORTIFICATIONS DE STRASBOURG
DISCOURS PRONONCÉ À L’OCCASION DE L’INTERPELLATION DE M.
L’ABBÉ GUERBER, SUR LES CONTRATS PASSÉS AVEC LA VILLE DE
STRASBOURG, POUR L’ACQUISITION DES TERRAINS NÉCESSAIRES
À LA CONSTRUCTION DE LA NOUVELLE ENCEINTE FORTIFIÉE.
(SÉANCE DU 7 FÉVRIER 1876)
L’honorable auteur de l’interpellation a donné à entendre que je posais à la ville de Strasbourg
une question tendant à savoir si elle avait l’intention de s’agrandir ; du moins je l’ai compris ainsi,
Lors de mon séjour à Strasbourg, je me suis enquis avec soin dans quel sens une extension de la ville
serait désirable.
L’honorable interpellant a mis en avant l’intérêt militaire. Nous aussi, Messieurs, nous
désirons avoir dans l’intérieur de l’enceinte une ville bien bâtie avec de larges rues, au lieu d’une ville
où les maisons s’entassent et s’étouffent mutuellement, mais ce n’est pas le moins du monde au point
de vue de l’intérêt militaire que nous le désirons, car nous avons tout ce qu’il faut dans l’enceinte de
forts détachés qui existent. Cet agrandissement ne profitera qu’à la ville, ou du moins à elle
principalement.
L’honorable orateur a donné à entendre qu’ainsi la ville serait obligée de s’étendre dans la
direction qui lui convient le moins. Messieurs, la ville ne peut se développer du côté de l’est, car dans
ce point est située la citadelle, ni vers le sud, où elle est exposée aux inondations et rencontrerait un sol
14
marécageux. À mon avis ce ne peut être que vers le nord et l’ouest, par le faubourg Contades, que se
trouverait l’emplacement le plus favorable à cet agrandissement. D’autres villes, comme Stettin, ont
dépensé de grandes sommes pour s’assurer ainsi la possibilité de constructions nouvelles.
Messieurs, dans une ville comme Strasbourg, si on songe à tout ce qu’elle a fait,à tout ce qui
lui reste à faire, la fondation d’une Universilé, la construction de canaux, la centralisation du chemin
de fer, on peut bien admettre la supposition que cette antique cité allemande prendra un vaste
développement, aussitôt qu’elle verra s’ouvrir devant elle un espace suffisant pour cela.
LA LOI SUR L'ARMÉE IMPÉRIALE
(SÉANCE DU 1er MARS 1880)
Qui contesterait que toute l’Europe gémit sous le poids d’une paix armée ? Il y a une défiance
universelle, par suite de laquelle les nations se tiennent sur le pied de guerre en face les unes des
autres. Si cette défiance pouvait être combattue et dissipée, cela arriverait par l’entente de
gouvernement à gouvernement, plutôt que par cette erreur digne de la tour de Babel, d’une fraternité
universelle, de parlements internationaux, et de tous autres projets qu’on pourrait agiter dans ce sens.
Messieurs, toutes les nations ont également besoin de la paix, tous les gouvernements
s’attacheront à maintenir la paix, aussi longtemps qu’ils seront assez forts pour la maintenir. Bien des
personnes se plaisent à considérer le gouvernement comme une puissance animée de mauvaises
intentions, qu’on ne saurait enfermer dans des bornes trop étroites. Je pense qu’on doit au contraire
fortifier, consolider le gouvernement : un pouvoir faible est un malheur pour son pays et un danger
pour le pays voisin.
Nous avons tous été témoins de guerres qui ont éclaté non seulement contre la volonté de
l’autorité suprême, mais contre la volonté même du peuple ; elles ont été amenées par des chefs de
parti qui se donnaient pour les interprètes de cette volonté, et entraînaient à leur suite la multitude, qui
se laisse facilement influencer, et par conséquent le gouvernement lui-même. Les idées d’annexion et
de revanche, les difficultés et le malaise intérieur, la tendance à absorber en soi des populations qui ont
la même origine, mais dont les événements et le temps ont fait des nationalités distinctes et autonomes,
toutes ces causes et bien d’autres encore peuvent, dans l’avenir, produire des complications toujours
renaissantes, et je crains que pour notre part nous n’ayons à porter encore bien longtemps la lourde
cuirasse qui nous est imposée par notre développement historique et la place que nous remplissons
dans le monde. Au point de vue historique, notre empire est considéré en Europe comme un nouveauné dans la famille des grands États et il sera toujours l’objet d'une certaine défiance, tant qu’on n’aura
pas appris à le mieux connaître.
Quant à notre situation géographique, vous pouvez voir, Messieurs, que tous nos voisins ont le
dos libre, si je puis ainsi m’exprimer. Ils ont derrière eux soit les Pyrénées, ou les Alpes, soit des
populations barbares, qui ne sauraient leur inspirer de crainte sérieuse. Nous sommes entourés de ces
grandes puissances ; nos voisins de l’est ou de l’ouest n’ont à faire front que d’un côté, nous avons à
faire front de tous côtés, ils peuvent même en temps de paix, comme ils 1’ont déjà fait, disloquer une
partie considérable de leur armée dans le voisinage de nos frontières, tandis que nos régiments doivent
être disséminés régulièrement sur toute la surface de l’empire. Cela ne comporte aucune vue
d’agression. Si nos voisins redoutent réellement des dangers de la part de l’Allemagne, c’est leur
affaire, ils ont raison à leur point de vue, mais nous n’avons point à tenir compte de cette circonstance.
Il en résulte pour nous la nécessité de donner sans cesse de l’accroissement à notre armée. La
Russie, avant la guerre de Turquie, a eu de bons motifs pour ordonner une augmentation considérable
de son effectif militaire déjà fort imposant, et après la paix, elle a poursuivi et maintenu cette
organisation. La Russie a créé 24 nouvelles divisions d’infanterie de réserve et 24 brigades d’artillerie
de réserve ; elle a augmenté son effectif de 52 régiments d’infanterie à quatre bataillons. La presse
russe, d’ailleurs si excitable, a gardé à ce sujet le plus profond silence, et toutes ces mesures ont à
peine été indiquées dans la presse étrangère.
15
Quant à la France, je n’ai rien lu qui la concerne dans les revues de Prusse. En m’appuyant sur
les données qui sont à ma disposition, j’arrive à des résultats tout différents de ceux que présente
l’honorable préopinant. Je me bornerai à indiquer quelques chiffres importants et à les préciser par les
détails nécessaires.
Dans la campagne de 1870, la France nous a attaqués avec 8 corps d’armée ; présentement elle
en possède 19 ; elle avait alors 23 divisions d’infanterie ; elle en a maintenant 33, elle avait alors 28
brigades de cavalerie, elle en a maintenant 87. La force de l’armée française se montait alors en tout à
835,000 hommes ; aujourd'hui la France pourrait mettre en ligne contre nous, étant donné le nombre
des corps d’armées, 670,030 hommes, et ce chiffre ne comprend pas l’armée coloniale.
J’en conclus que depuis 1877, c’est-à-dire depuis six ans, la France a doublé son armée.
Et néanmoins, depuis cette année 1877, ou peut-être même depuis le traité de Francfort, nous
sommes restés stationnaires, continuant à appliquer la proportion de tant d’hommes pour cent de
population telle que la donnait une statistique arriérée.
Il faut donc tenir grand compte de l’effectif réel de nos voisins. D’après mon calcul, en y
comprenant la gendarmerie qui doit figurer dans mes chiffres, comme l’a fait observer avec raison
l’honorable orateur, la France a sous les armes 497,000 hommes, tandis que l’Allemagne, qui a une
population supérieure de plusieurs millions, n’en a que 401,000. Cela fait une différence de près de
100,000 hommes. L’armée russe compte le double de la nôtre, elle s’élève à 800,000 hommes.
Pour apprécier la force d’une armée, il faut tenir compte du nombre des années à passer sous
les drapeaux, du temps pendant lequel on doit le service militaire sous ses différentes formes ; en
France, nous trouverons que ce dernier s’élève à vingt ans ; chez nous il s’arrête à quinze ans et même
à douze. Eh bien, Messieurs, je vous le demande, de quel côté se trouve la menace ? De quel côté la
paix est-elle compromise ? Et dans de telles conditions l’on suppose que c’est à nous à donner le
généreux exemple du désarmement ?
Est-ce que le brave peuple allemand a jamais pris les armes pour autre chose que pour
défendre sa peau ?
Dans de telles circonstances, lorsque le gouvernement demande une augmentation modérée
des cadres de l’état de paix, ne pouvons-nous pas l’obtenir, alors qu’ainsi même nous resterons fort en
arrière de notre voisin.
Messieurs, on peut se plaindre à bon droit de ce qu’une loi d’airain nous met dans la nécessité
de demander à la nation allemande de nouveaux sacrifices. Mais d’autre part ces sacrifices exigeront
d’elle une somme de travail bien propre à en faire une nation toute nouvelle, D’ailleurs que sont ces
sacrifices, comparés à ceux qu’entraîne fatalement une invasion étrangère. Il y a encore parmi vous
des vieillards qui peuvent avoir été les témoins de ces maux. Enfin le crédit public repose
immédiatement sur la sécurité qu’offre l’État lui-même. Quelle panique éclaterait à la Bourse, comme
toutes les propriétés et possessions seraient ébranlées, si l’on pouvait seulement élever des doutes sur
la durée de l’Empire !
Messieurs, gardez-vous d’oublier que depuis la chute de l’Empire germanique, l’Allemagne a
été le champ de bataille, le champ clos où tous les autres États sont venus régler des différends qui ne
concernaient qu’eux. Rappelez-vous que Français, Suédois, Allemands eux-mêmes ont travaillé
pendant plus d’un siècle à faire de l’Allemagne un désert, et que cela a recommencé encore plus tard.
Les vastes ruines qui s’élèvent sur les bords du Necker, du Rhin, ne sont-elles pas d’éternels
monuments de notre faiblesse, et de l’orgueil de nos voisins ?
16
NEUFBRISACH
SÉANCE DU 19 JANVIER 1885 ; PAROLES PRONONCÉES PAR M. DE
MOLTKE AU SUJET DE L’ÉCOLE DES SOUS-OFFICIERS ÉTABLIE À
NEUFBRISACH.
Il reste à peine quelques mots à dire sur l’affaire qui nous occupe. L’orateur qui vient de
quitter la tribune s’est prononcé contre elle : il a dit que chaque fois que la proposition avait été faite,
elle avait été repoussée. Oui, Messieurs, elle a été repoussée, mais le gouvernement ne croit pas moins
nécessaire de la présenter une fois encore. Indépendamment de toute considération politique, il s’agit
d’une création qui aura pour résultat de fournir à l’armée un minimum de deux mille sous-officiers. Il
est donc désirable, pour bien des motifs, de pourvoir cet établissement d’un matériel convenable, pour
inspirer à la population alsacienne des dispositions favorables à l’égard de l’état de sous-officier, cet
état de sous-officier qui est si rapproché de celui d’officier, et qui constitue un élément si important
dans la valeur de l’armée.
D’ailleurs la ville de Brisach, qui a eu jadis une garnison très élevée, nous envoie des plaintes
très vives, et nous dépeint l’appauvrissement de sa population. Brisach est, comme beaucoup de petites villes, destiné à vivre de sa garnison ; justement il se trouve dans cette cité des locaux qui peuvent
être disposés commodément pour l’école, je crois devoir recommander la proposition, tant au point de
vue financier qu’au point de vue militaire. Je vous prie donc, Messieurs, de lui donner votre
assentiment.
17
Téléchargement