Notes du cours

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Histoire des États germaniques II :
D’un empire à l’autre
Deuxième cours :
Les terres germaniques et la Révolution française
(1790-1815)
1 — Culture germanique au XVIIIe siècle
1.1 — L’Aufklarüng
— La Révolution française est née idéologiquement de l’approche rationnelle portée en France par Voltaire,
Montesquieu, Diderot et Rousseau, pour ne mentionner que les plus importants. Mais le courant en question
n’est pas limité à la France et toute l’Europe est traversée au XVIIIe siècle par la remise en question des
dogmes religieux au profit d’une approche logique et rationnelle, basée sur l’observation et la déduction.
— Dans les territoires germaniques, l’Aufklarüng ne se manifeste pas moins qu’en France ou en Angleterre,
mais s’il partage de nombreuses caractéristiques avec les courants semblables dans les États voisins, la
situation particulière du monde germanique lui donne aussi ses spécificités.
— Car la situation culturelle des terres germaniques diffère de celle de l’Angleterre ou de la France et le
renouveau philosophique s’inscrit ici plus souvent à l’intérieur du christianisme qu’en opposition à celui-ci et
privilégie la logique et la métaphysique, peut-être parce que le courant est initié par des professeurs et des
pasteurs, et non par des membres de la noblesse ou de la bourgeoisie.
— Christian Thomasius (1655-1728) est généralement considéré comme le père du mouvement. Théologien
de formation, il se fait néanmoins le défenseur de la tolérance religieuse et de la liberté de pensée. Christian
Wolff (1679-1754) poursuit la démarche en s’opposant au piétisme de Thomasius et construit un système
philosophique logique dans lequel l’ontologie joue un rôle fondamental, posant ainsi les bases de la discipline
philosophique maitresse de la tradition allemande.
— Jusqu’en 1740, thomasisme et wolffisme dominent la philosophie, mais l’arrivée sur le trône de Prusse de
Frédéric II renouvela l’esprit de l’Aufklärung en l’élargissant considérablement. Admirateur de la pensée
française, sceptique et agnostique, le roi-philosophe de Prusse s’entoure de personnalités éminentes et
réorganise l’Académie de Berlin, alors que la tolérance religieuse et philosophique du roi permet l’évolution
de la théologie protestante, à laquelle ne s’oppose pas en général la philosophie, contrairement à ce que l’on
peut voir en France.
— C’est pendant le règne de Frédéric II que s’impose à l’université de Königsberg, en Prusse orientale,
Emmanuel Kant (1724-1804), l’un des esprits les plus brillants de l’époque. Considéré comme l’un des piliers
de l’épistémologie moderne, Kant remet en question par ses trois critiques (Critique de la raison pratique,
Critique de la faculté de juger et surtout, Critique de la raison pure) le rationalisme propre au XVIIIe siècle,
glissant déjà vers une conception plus pessimiste des capacités et des limites de la raison humaine.
— Ce rationalisme idéalisé, contesté tout au long du siècle par des penseurs plus conservateurs, subit
finalement les assauts du romantisme naissant, avec le mouvement Sturm und Drang (Tempête et passion),
initié par une pièce de Friedrich Maximilian Klinger (1752-1831) portant ce titre.
— S’inspirant à la fois de Rousseau et de Shakespeare, cette « révolution littéraire », pour reprendre
l’expression de son plus génial promoteur, le père de la langue littéraire allemande moderne, Johann
Wolfgang Goethe (1749-1832) se veut une réponse aux « dérives » rationalistes, par un retour à l’émotion.
— Surtout, promoteur sur le plan politique d’un « nationalisme impérial » s’opposant à l’éclatement de la
nation allemande, il constitue l’une des premières sources de ce qui deviendra au siècle suivant un
mouvement national des intellectuels en faveur de l’unification allemande.
1.2 — La rivalité culturelle russo-autrichienne
— La rivalité entre Berlin et Vienne, qui est à la fois politique et économique, se manifeste aussi sur le plan
artistique, symbole évocateur de l’importance prise par les choses de l’art et de l’esprit au XVIIIe siècle, car à
partir de l’Aufklarüng, la puissance des canons ne suffit plus pour faire d’un État une grande puissance et
susciter le respect des voisins.
— En Prusse, le roi lui-même donnait l’exemple, Frédéric II se piquant lui-même de philosophie, si bien
qu’avant sa rupture avec Voltaire, toute l’Europe cultivée chantait les louanges du roi-philosophe, protecteur
des arts et des sciences. Même après la guerre de Sept Ans qui fit tant pour ternir sa réputation, Frédéric
continua à correspondre avec d’Alembert ou d’Holbach.
— Si Frédéric ne peignait pas, il s’employa à réunir, à l’image de Catherine II de Russie, une
impressionnante collection de chefs-d’œuvre européens, incluant des toiles de Vinci et de Rubens, de même
qu’à subventionner par ses commandes des peintres (des portraitistes, en particulier, comme le Français
Antoine Pesne) de toute l’Europe.
— Flutiste pourvu d’un certain talent, Frédéric composa quelques pièces (sonates et concertos), qu’il
interprétait au sein du petit orchestre de chambre qu’il avait constitué. Il s’attacha en outre les services de
Carl-Emmanuel Bach, à défaut de pouvoir attirer le père, qui poursuivait sa carrière à Leipzig, en Saxe et fit
construire un opéra royal à Berlin dès 1742.
— L’architecture ne fut bien sûr pas en reste et si le palais de Sansoussi de Potsdam ne peut évidemment pas
rivaliser avec le luxe de Versailles, son parc de 300 hectares, soigneusement aménagé peut rivaliser avec les
grands parcs d’Europe de l’époque, comme Petrodvorets près de Saint-Péterbourg.
— S’il préférait Potsdam à Berlin, Frédéric consacra néanmoins des moyens importants pour faire de sa
capitale une rivale de Vienne, sans pour autant y parvenir. Si architecturalement parlant, Berlin devint au
cours de son règne une ville moderne, il ne parvint pas à faire en sorte d’attirer dans sa capitale l’élite
culturelle germanique de l’époque
— Car le cœur culturel de la germanité au XVIIIe siècle est sans contredit Vienne. Même si d’autres villes
importantes attirent peintres, auteurs et compositeurs (Munich en Bavière, ou Weimar en Saxe), la capitale
impériale jouit d’un statut particulier, surtout en ce qui concerne la musique.
— Sur la question du développement artistique, Joseph II a fait davantage que sa mère, celle-ci demeurant
plutôt froide devant les « audaces » artistiques de l’époque.
— Christoph Willibald Gluck (1714-1787) est le premier d’une longue série de musiciens et de compositeurs
qui vont parvenir à faire de Vienne en un demi-siècle l’un des principaux centres de création musicale du
monde, même si la capitale habsbourgeoise ne dispose pas de grandes salles de concert à l’époque.
— Ceux qui suivent Gluck n’ont guère besoin de présentation, à commencer par Joseph Haydn (1732-1809),
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), ou encore Ludwig von Beethoven (1770-1827), qui fait au cours de
la période ses premières armes.
— Ces illustres compositeurs, et d’autres encore dont la postérité a moins gardé la trace, donnent naissance
au classicisme viennois, qui se manifeste entre autres dans les opéras de Mozart qui, à côté de ses classiques
en langue italienne, donne à l’opéra allemand ses premiers chefs-d’œuvre, dont l’Enlèvement au sérail, au
thème particulièrement osé pour l’époque, et surtout la Flute enchantée, qui dévoile certains secrets de la
Franc-maçonnerie.
— Même si Prusse et Autriche concentrent par leurs richesses et leurs attraits l’activité culturelle et créatrice
de la période, il convient de ne pas limiter l’extraordinaire foisonnement artistique que connaissent les terres
germaniques du XVIIIe siècle à ces deux grands phares. Car les conditions économiques et sociales qui vont
favoriser, par le mécénat, le développement des arts dans les deux principales puissances du monde allemand
existent aussi dans de nombreux autres centres de moindre importance.
— Parmi les autres centres culturels importants, il convient aussi de souligner la ville de Weimar, lieu de
prédilection de Goethe et l’une des nombreuses villes où Bach a officié en tant qu’organiste, sans oublier bien
sûr la Bavière et sa flamboyante capitale, Munich.
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2 — Réactions et attitudes devant les événements français
— Le cours des quelques 25 ans, qui vont de la prise de la Bastille jusqu’au Congrès de Vienne, est déterminé
en bonne part par la France et les réactions et attitudes de toutes les puissances européennes, mais aussi de
toutes les populations du continent, varient grandement en fonction des soubresauts de la Révolution
française.
— De sorte qu’il s’avère impossible d’affirmer une attitude précise de la part des populations et des
dirigeants des terres germaniques : de l’enthousiasme manifeste au rejet catégorique, elles furent variées et
ont grandement fluctué.
— Le cas des dirigeants autrichiens est particulièrement intéressant, parce que la reine de France est aussi la
sœur des empereurs Joseph II et Léopold II (1790-1792), de même que la tante de François II (1792-1835).
Cela étant, et même si la situation l’inquiète, Joseph II, qui considérait sans doute le système politique
français d’avant l’été 1789 comme étant archaïque, ne manifeste pas trop d’émotions lors de l’annonce de la
prise de la Bastille.
— Mais même s’il ne survivra qu’un an aux événements de Paris, l’annulation dans les derniers mois de son
règne de plusieurs de ses réformes peut aussi être interprétée comme la manifestation d’une crainte
grandissante devant les événements.
— Son frère qui est, on l’a vu, beaucoup plus conservateur, voyait d’abord d’un bon œil le résultat des États
généraux, mais l’inquiétude le gagne en juin 1791, après la tentative d’évasion du roi et les conséquences à
prévoir. La suspicion à l’endroit des Français présents en Autriche s’accroit.
— D’autant que l’on craint la contagion, surtout dans les campagnes, car même si la situation des paysans
autrichiens s’est améliorée, elle demeure difficile. Cela étant, même si en 1789 des jacqueries éclatent en
Bohême et en Carniole, il est difficile d’affirmer que celles-ci sont liées aux événements de France.
— L’agitation croit au cours des années suivantes et en 1792, une pétition présentée par les représentants de
53 communes, réclamant une représentation à la Diète, laisse croire à une politisation grandissante d’autant
plus plausible que le paysan autrichien sait très souvent lire, grâce aux réformes de Marie-Thérèse. Le constat
vaut d’ailleurs pour une partie significative de la paysannerie germanique en dehors de l’Autriche.
— Plus inquiétante, peut-être, pour les pouvoirs en place, est l’attitude de certains membres des classes
intellectuelles, généralement urbaines, devant les expérimentations françaises. Cela étant, devant la
radicalisation de la crise au cours de 1791 et 1792, la majorité même de ces témoins sympathiques s’inquiète
de la situation et de ses conséquences.
— Il reste cependant une minorité de ces élites qui continue même au cours de cette période à voir dans les
événements français un exemple à suivre. Malgré leur faible nombre, leur présence au cœur même des
bureaucraties suscite l’inquiétude des pouvoirs en place et ces « jacobins » sont l’objet d’une surveillance
attentive de la part des services de police, particulièrement en Autriche.
— L’ensemble des événements internationaux et de ces processus intérieurs conduit à une radicalisation de la
réponse conservatrice, dont la manifestation la plus évidente, et qui fut d’une certaine façon l’élément
déclencheur des guerres révolutionnaires, fut la déclaration de Pilnitz.
— Le 27 août 1791, l’empereur Léopold II et le roi Frédéric-Guillaume II de Prusse se rencontrent à Pilnitz
en Saxe pour évoquer le problème polonais et la guerre contre les Ottomans, mais la tentative de fuite de
Louis XVI survenue deux mois avant, ainsi que le sort du roi de France s’imposent comme sujet de
discussion entre les deux monarques.
— À l’issue de la rencontre, une déclaration commune fut publiée par les diplomaties des deux États,
soulignant leur préoccupation quant aux événements de France et à la situation de Louis XVI.
— Le texte affirme de même l’intention des deux monarques de faire tout en leur pouvoir pour venir en aide
au roi de France dans l’établissement « d’un gouvernement monarchique également convenable aux droits
des souverains et au bien-être des Français », ce qui sera vu par Paris comme une ingérence inacceptable.
3 — Les premières guerres
— Il est légitime de considérer, comme le fait traditionnellement l’historiographie française, que les Guerres
de la Révolution furent causées par les monarchies européennes, même si la déclaration de guerre « au roi de
Bohême et de Hongrie » (notons le refus d’utiliser le titre d’empereur), en avril 1792, a été le fait de la
Convention nationale française : puisqu’après la déclaration de Pilnitz, les parlementaires français
considéraient la guerre inévitable, alors autant se porter à l’offensive.
— La première confrontation militaire entre les forces révolutionnaires françaises et celles des gardiens de
l’ordre européen, les forces coalisées de la Prusse et de l’Autriche, eut lieu à Valmy en septembre, après que
les premières eurent pris le contrôle d’une partie des Pays-Bas autrichiens.
— La bataille ne fut guère féroce, mais la victoire française, ajoutée au fait que la Prusse était davantage
préoccupée par la situation à l’est, en Pologne (qui conduira au second partage du pays, avec la Russie, en
1793), incita celle-ci à retirer ses forces, témoignage éloquent de la faiblesse de la solidarité des États
germaniques.
— Après la victoire de Valmy et la proclamation de la République, la France déclare la guerre à pratiquement
tout le continent et vient très près d’être écrasée au cours de l’année 1793. Un sursaut national permet
cependant de vaincre les forces autrichiennes, humiliation qui va de pair avec l’exécution le 16 octobre 1793
de Marie-Antoinette (Louis XVI avait été guillotiné le 20 janvier 1793).
— Une fois encore, la Prusse laisse tomber son allié (Berlin signe un armistice avec Paris fin 1994) pour
s’assurer de sa part du territoire polonais. Le 3e partage aura lieu en 1795, et cette fois l’Autriche, malgré son
implication dans la guerre avec la France, trouvera le moyen d’avoir sa part. Cracovie devient alors
autrichienne.
— Abandonnée par la Prusse et devant faire face pratiquement seule à l’armée d’Italie de Bonaparte,
l’Autriche est défaite dans une série de batailles en 1796 et 1797 et contrainte à la paix par le traité de
Campo-Formio, qui met fin à la première coalition antifrançaise. L’Autriche cède alors les Pays-Bas à la
France, en échange de territoires sur l’Adriatique (Dalmatie et Istrie), accentuant le déplacement du centre de
gravité autrichien loin des terres germaniques.
— En 1798, alors que Bonaparte est empêtrée dans l’expédition égyptienne et que la politique du
gouvernement français favorise l’émergence de « républiques sœurs » sur les territoires voisins, le RoyaumeUni, toujours en guerre avec la France, parvient à susciter une 2e coalition à laquelle se joint l’Autriche, la
Russie, la Turquie et la Suède, plus quelques autres petits territoires allemands. À noter que la Prusse (dirigé
depuis 1797 par Frédéric-Guillaume III, qui a succédé à son père) demeure une fois de plus à l’écart.
— L’Autriche ne connaitra pas un meilleur sort au cours des années suivantes et ses défaites la contraignent
une fois de plus à une paix, très humiliante cette fois, signée à Lunéville le 9 février 1801, par laquelle
Vienne reconnait l’extension des frontières françaises jusqu’au Rhin, c’est-à-dire l’abandon à Paris de
territoires relevant de l’autorité impériale. La France s’enfonce alors profondément dans les terres
germaniques et commence la réorganisation territoriale de ces derniers.
— Mais la poursuite d’une guerre larvée entre Paris et Londres suscite à l’initiative de cette dernière une 3e
coalition à laquelle se joint l’Autriche (devenu empire autrichien en 1804), mais toujours pas la Prusse,
laquelle se voit cependant contrainte, après la victoire contre les Autrichiens, à signer avec la France le traité
de Schönbrunn, qui permet à Berlin de s’approprier le Hanovre en échange d’une extension des territoires
germaniques alliés à la France, la Bavière au premier chef.
— Quant à l’Autriche, défaite à Austerlitz deux semaines auparavant, elle poursuit sa retraite et en plus
d’abandonner la Dalmatie, elle est contrainte à verser de lourdes réparations, qui la laissent très affaiblie, au
point où elle restera à l’écart de la prochaine (la 4e) coalition antifrançaise. De plus, François II, tirant les
conséquences de la création de la Confédération du Rhins proclame le 6 août 1806 la dissolution du SaintEmpire.
— Mais la création de la Confédération du Rhin suscite la colère de Berlin, qui se ligue alors avec le
Royaume-Uni, la Suède et la Russie contre Bonaparte. Grand mal lui en prit, car après sa défaite lors de la
bataille de la Iéna (octobre 1806), puis celle de son allié russe à Eylau (février 1807), la Prusse est à son tour
contrainte à une paix douloureuse à Tilsitt.
— Par cette dernière, la Prusse perd environ la moitié de son territoire et de sa population (soit 5 millions de
personnes), les territoires détachés étant annexés par le royaume de Westphalie (créé pour le frère de
Napoléon), par le duché de Saxe, désormais allié de la France, ainsi que par la Russie (pour acheter la paix,
Napoléon cède à Alexandre une partie des terres polonaises jadis annexées par la Prusse).
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— Berlin doit en outre payer de lourdes réparations, s’engager à rejoindre le blocus contre le Royaume-Uni et
limiter ses forces armées à moins de 50 000 hommes. Mise hors-jeu, la Prusse se tourne sur elle même pour
soigner ses blessures.
— L’humiliation infligée à sa rivale n’empêcha pas Vienne, après avoir pansé ses plaies, croyait-elle, de
relancer la guerre contre la France, d’autant que les défaites françaises en Espagne semblent marquer alors le
début du déclin de la puissance de Bonaparte. L’Autriche se porte à l’offensive en avril 1809, croyant pouvoir
profiter de la situation pour remettre en question ses pertes précédentes.
— Malgré certaines victoires ponctuelles, cette 5e coalition (l’Autriche pouvant comme toujours compter sur
l’appui de Londres) ne fut pas plus heureuse que les précédentes et dès octobre 1809, Vienne est à nouveau
contraint à signer la paix.
— Ce second traité de Schönbrunn est par ailleurs extrêmement douloureux, car l’Autriche y perd 3 millions
d’habitants (20 % de sa population) par la cession de différents territoires soit à l’empire français, soit à son
allié bavarois. En plus des habituelles réparations et limitations aux forces armées (fixées à 150 000
hommes), le traité pava la voie au mariage de Bonaparte avec Marie-Louise d’Autriche, le premier croyant
ainsi s’assurer de la fidélité de la couronne autrichienne.
— C’est ainsi que prend fin la première phase de la confrontation des territoires germaniques, qui
combattirent au nom de la tradition, de l’ordre et de l’Europe de la Renaissance, et de la France bonapartiste,
héraut de l’Europe moderne et de l’ordre social nouveau.
— Une fois de plus, la France infligeait au monde germanique, première victime de son agressivité, une leçon
militaire, conséquence de son incapacité séculaire à transformer sa puissance économique en puissance
politique et à transcender ses clivages régionaux au bénéfice d’une véritable unité politique. Mais cette fois,
la leçon portera fruit, même si avant de parvenir à cette unité, les élites politiques du monde germanique
devront s’atteler à un sérieux examen de conscience.
4 — Napoléon et les terres germaniques
4.1 — La Confédération du Rhin
— L’une des conséquences les plus importants de la Révolution française et de ses suites napoléoniennes sur
le monde germanique concerne l’organisation territoriale de celui-ci, au premier chef l’éclatement du SaintEmpire. Car même si c’est l’empereur François II qui décide lui-même de mettre fin au Reich de mille ans, il
a été fortement poussé dans cette direction par les redécoupages territoriaux menés par Bonaparte après ses
premières campagnes victorieuses.
— Après l’échec de la tentative de la création de républiques sœurs en Belgique (territoire relevant jusqu’en
1793 de l’autorité des Habsbourg) et sur la rive gauche du Rhin, Napoléon opta pour l’extension des
frontières de la France au-delà de ces zones, qui furent alors découpées en départements et intégrées à la
France.
— En ce qui concerne la Belgique, le changement eut des conséquences importantes, mais l’Autriche fut
dédommagée en 1797 de ses pertes par l’octroi de terres en Italie. Les changements sur la rive gauche du
Rhin furent beaucoup plus importants, car ils touchaient le cœur même du Saint-Empire : la ville
ecclésiastique de Mayence, par exemple, devint une ville française.
— Pour compenser les pertes des princes allemands, Napoléon décida alors de détruire l’autonomie des
évêchés et des abbayes d’empire, en annexant purement et simplement ces territoires aux principautés laïques
environnantes. Comme ces dernières étaient pour l’essentiel protestantes, le pouvoir politique du catholicisme
dans l’ouest des terres germaniques fut alors détruit en même temps que la reichskirche, principal soutien du
pouvoir impérial.
— À l’exception de l’Autriche, de la Bavière et de quelques petits territoires, les catholiques allemands
étaient désormais minoritaires partout sur les territoires germaniques. De même, couvents, monastères et
monuments catholiques furent en bonne partie saisis ou détruits par les nouveaux maîtres, protestants, de ces
territoires.
— Ce ne fut cependant pas suffisant pour compenser les pertes de princes dont plusieurs étaient alliés de
Napoléon : des possessions autrichiennes ou bavaroises sur le Rhin furent alors cédées au grand-duché de
Bade, dont le grand-duc avait épousé Stéphanie de Beauharnais, la belle-fille de Bonaparte.
— Puis ce fut au tour des villes libres et des centaines de micro-états appartenant à la petite noblesse de
changer de mains ou d’être fusionnés à quelques grands États.
— Le résultat de ces opérations de découpage, menées par une commission siégeant d’abord à Ratisbonne,
puis au fil de la consolidation du pouvoir de Bonaparte, à Paris même, fut la création dans l’ouest de
l’Allemagne de seize États qui, à partir de 1806, furent regroupés au sein de la Confédération du Rhin, et la
disparition consécutive de plus de 1000 États, principautés et seigneuries, jusqu’alors indépendants.
— Ironiquement, de ce fait, Napoléon facilita grandement l’union des territoires germaniques qui sera
réalisée par la Prusse quelques décennies plus tard, union qui constituera à partir de 1870 le principal
adversaire de la France.
— Au cours de l’année suivante s’ajoutent à cet ensemble 23 autres États. Dès lors, à l’exception de la
Prusse, de l’Autriche et de quelques autres moins importants, tous les États de l’ancien Empire romaingermanique se trouvent inclus dans la Confédération patronnée et dominée par la France napoléonienne.
— En 1810, en tenant compte des redécoupages et des transferts territoriaux, la Confédération du Rhin
compte 15 millions d’habitants répartis sur 35 États, ce qui constitue un bassin de population important, qui
sera mis à contribution sur le plan économique et militaire.
— Militaire surtout, car la Confédération, dont les institutions centrales sont mal définies, est avant tout
conçue comme une alliance militaire destinée à contrer le revanchisme prussien ou autrichien et à mobiliser
ressources et hommes pour la poursuite des campagnes militaires.
— Outre le contexte (les guerres qui se poursuivent et qui contraignent Napoléon à ne pas consacrer
beaucoup de temps à la question de l’organisation de la Confédération), la quasi-inexistence de structures
centrales s’explique par la très grande variété politique, économique et culturelle de ces États, dont la grande
majorité manque par ailleurs d’unité interne, constitués qu’ils furent par une puissance étrangère peu
soucieuse de ces questions d’homogénéité.
— En vertu du traité de 1806 qui donne naissance à la Confédération, celle-ci aurait dû se doter d’une
constitution centralisée, mais les différents États confédérés préférèrent conserver une large souveraineté.
— Dans ce contexte, Bonaparte privilégia la nomination à la tête de certains d’entre-deux de membres de sa
famille (comme son frère Jérôme, nommé roi de Westphalie) chargés de « prêcher par l’exemple », en
appliquant à l’administration les méthodes et les principes de la France républicaine.
— Il fallut bien sûr procéder à la destruction des structures administratives particulières (comme les
différentes Diètes) dans chacun des États membres, pour y imposer des normes communes.
— Cela concerne le mode de gouvernance, mais aussi les principes sous-jacents : abolition des ordres
professionnels (à l’image de la loi Le Chapelier de la France républicaine), des privilèges de la noblesse (et
conséquemment du servage), établissement de la liberté de commerce (dans les limites imposées par le blocus
continental, bien sûr).
— Les territoires des États furent divisés en départements alors que des gouvernements formés d’un premier
ministre, dirigeant un Conseil de ministres moderne, étaient chargés d’appuyer la direction de l’État, à
laquelle se trouvait un roi ou un duc, généralement nommé par l’empereur.
— Dans les États plus au sud, ou l’influence française était plus forte, les dirigeants allèrent jusqu’à mettre en
place une sorte de représentation nationale très proche des Conseils du régime bonapartiste qui, même s’ils
étaient pour l’essentiel dépourvu de pouvoir réel, permettaient une certaine communication entre
gouvernements et élites nationales.
— De sorte que cette tutelle administrative française, se plaçant d’emblée en rupture avec les traditions des
différents territoires de l’Allemagne occidentale, a permis l’émergence de formes de gouvernement modernes
qui à son tour a favorisé l’émergence d’une conscience nationale germanique.
4.2 — L’Autriche
— On l’a vu, l’Autriche, dont le rôle central dans l’histoire du monde germanique prendra fin au milieu du
XIX siècle, est sortie particulièrement affaiblie de sa lutte contre la France impériale. En plus de ses
faiblesses militaires, la suite ininterrompue de défaites subies par Vienne témoigne de l’arriération de
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certaines structures sociales et politiques du pays, laquelle l’a rendue incapable de lutter contre le « monde
nouveau » porté par les baïonnettes de l’armée nationale française.
— Dès le début du siècle, la question de la modernisation de l’État et de la société de ce qui deviendra sous
peu l’empire autrichien est soulevée par certains membres de l’élite politique, mais le problème de l’Autriche
est qu’elle est dirigée par une personnalité très conservatrice, François II refusant de recourir aux armes de
l’adversaire pour le battre et restant convaincu dans la supériorité du modèle aristocratique de la renaissance
dont il est l’illustre représentant.
— Cette situation est d’autant plus malheureuse que l’Autriche a été très affectée par des défaites qui auraient
dû provoquer une prise de conscience au sommet de l’État. Or, l’empereur d’Autriche choisira pour
l’essentiel la fuite en avant, espérant qu’un retournement de la situation en Europe lui permettra de reprendre
les territoires perdus et conséquemment, peu d’actions seront entreprises pour moderniser le pays.
— Cependant, dès le début du siècle, diverses propositions sont faites pour améliorer et moderniser le
fonctionnement de l’État par l’archiduc Carl, mais comme ses propositions remettaient en question la
domination politique de la haute noblesse, elles seront rejetées par le roi. Il fut entre autres question de donner
une forme de représentation parlementaire au pays.
— Faute de pouvoir faire de l’Autriche un État constitutionnel, les réformateurs les plus audacieux
parviendront à faire accepter au moins le principe d’un État de droit et diverses réformes de 1803 à 1811
aboutiront à la mise en place sur l’ensemble du territoire impérial (à l’exception de la Hongrie) d’un code de
loi et d’une procédure judiciaire unique, basée sur la séparation des pouvoirs politique et judiciaire.
— Cependant, même cette réforme porte la marque du conservatisme impérial, car si tous les citoyens sont
dès lors considérés comme étant égaux devant la loi, le titre de citoyen ne s’applique pas à la grande majorité,
paysanne, de la population de l’empire, pas plus qu’aux Juifs, d’ailleurs.
— Autre concession à l’esprit du temps, la refonte du système d’éducation du pays témoigne aussi de
l’ambivalence du gouvernement autrichien, car si d’une part on reconnait l’importance de la diffusion des
savoirs, on tient en haut lieu à ce que l’éducation ne provoque pas l’apparition d’une contestation politique,
de sorte que l’administration scolaire retourne entre les mains de l’Église, mais sous la supervision de l’État.
— Malgré tout, la scolarisation de la population s’accélère, bien que l’accès à l’instruction demeure variable
selon les régions, malgré l’obligation décrétée par Joseph II. De sorte que si les territoires germaniques
s’alphabétisent rapidement, cela est moins vrai des populations balkaniques.
— Enfin, l’Autriche se dote en juin 1809 d’une défense territoriale pouvant mobiliser rapidement, à côté des
forces armées régulières, plus de 700 000 hommes. Cette Landwehr permettra à l’Autriche de contourner les
dispositions limitatives du traité de Schönbrunn de 1809 et jouera un rôle important à partir de 1812-1814.
— À partir de 1809, c’est l’un des initiateurs de la 5e coalition qui, devenu ministre des Affaires étrangères et
chancelier d’Empire, présidera aux destinées du gouvernement autrichien, jusqu’en 1848 : Klemens von
Metternich.
— Très conservateur, mais pragmatique, il comprend après la défaite de 1809 la nécessité de trouver un
terrain d’entente avec la France et c’est lui qui se fait le promoteur du mariage de Marie-Louise et de
l’empereur des Français. À partir de 1809, l’empereur se soumet pour l’essentiel aux conseils et avis de
Metternich et les réformateurs sont écartés du pouvoir
— Sur le plan économique, la situation de l’Autriche est au cours de la période extrêmement difficile, car aux
coûts directs de la guerre s’ajoutent les réparations exigées par la France et les pertes territoriales et
humaines. De sorte que la couronne doit recourir massivement à l’emprunt local et étranger et le service de la
dette finira par provoquer la banqueroute de l’État en 1811.
— Malgré tout, l’habileté de Metternich va permettre à l’Autriche de retrouver une certaine place en Europe,
mais au détriment de son rôle historique de centre du monde germanique. Se méfiant du nationalisme, autant
parce qu’il s’agit de l’un des éléments à la base des guerres révolutionnaires menées par la France que parce
qu’il comprend la nature multiethnique de l’empire des Habsbourg, Meternich laissera le terrain libre pour
que l’autre puissance germanique reprenne le flambeau de l’unité allemande.
4.3 — La Prusse
— Frédéric-Guillaume III eut d’abord le même réflexe que l’empereur autrichien : ne rien changer et surtout
ne pas s’inspirer de la France révolutionnaire, vecteur de catastrophes. Cependant, après le douloureux traité
de Tilsitt, le roi de Prusse eut l’intelligence de comprendre que certaines choses devaient changer. S’il ne
pouvait lui-même s’y résoudre, il consentit cependant à laisser à d’autres le travail de modernisation.
— De 1806 à 1822 environ, la Prusse pourra compter sur deux hommes d’exception, le baron Heinrich
Friedrich Karl von Stein et le prince Karl August von Hardenberg, pour opérer le nécessaire redressement de
l’État prussien. Si le premier ne sera ministre qu’un peu plus d’une année, c’est cependant lui qui lancera le
processus, le second n’ayant plus qu’à poursuivre sur la voie tracée par son prédécesseur.
— Le projet de von Stein s’appuyait sur un constat : l’État prussien a failli par égoïsme. Égoïsme d’abord à
l’endroit des autres États allemands, de l’Autriche au premier chef, qui, s’il a permis de maintenir la Prusse
en paix pendant une décennie, a aussi favorisé la consolidation de la puissance française. De sorte que
l’affaiblissement de l’Autriche consentit par la Prusse a finit par se retourner contre elle.
— Mais cet égoïsme de l’État se manifestait d’une façon plus pernicieuse aux yeux de Stein, car il avait
entrainé la rupture du lien entre les dirigeants et la population. La comparaison avec la France révolutionnaire
était ici très instructive, car en France, le nouveau système politique avait réussi à refonder la légitimité de
l’État auprès de la population, en l’impliquant dans les affaires de celui-ci.
— Mais si Stein était évidemment un homme des Lumières, c’était aussi un baron. L’élan populaire qui avait
transformé la France suscitait chez lui une grande méfiance et il considérait dangereux de suivre la même
voie. Il fallait donc remettre en question le divorce entre l’État et la société, sans mettre en danger tout le
système, en favorisant la participation, non de toutes les classes sociales, mais d’un nombre suffisant de
strates sociales (les possédantes, évidemment) pour assurer la stabilité du système.
— À côté de ces hautes considérations, on ne peut exclure de la part de Stein un calcul plus prosaïque : même
si les campagnes prussiennes ne semblent pas encore agitées des mêmes passions que celles qui se
manifestèrent en France au début de la révolution, Stein devait sans doute se dire qu’il valait mieux débuter
« par le haut » un processus inévitable, avant qu’il ne se manifeste d’une façon incontrôlable « par le bas »,
afin de sauvegarder l’essentiel : la monarchie et le pouvoir des grands propriétaires terriens.
— Sur la base de ces constats, Stein va engager la Prusse dans un processus radical de transformation
politique, économique et social qui va constituer la base de la puissance prussienne, puissance qui permettra
éventuellement à Berlin de reprendre le flambeau de l’unité nationale que Vienne venait d’échapper.
— Il fallait comme partout commencer par la question agraire. Pas de « nuit du 4 août 1789 » ici, mais une
réforme en profondeur, destinée à préserver les bases de la puissance de la grande noblesse.
— Le texte fondateur de la réforme sociale et juridique est publié le 9 octobre 1807 et proclame l’abolition
graduelle du servage sur toutes les terres prussiennes, fixant la date limite de réalisation de cette mesure phare
au 11 novembre 1810 : à cette date, toute la population de Prusse sera considérée comme étant libre.
— Le principal problème de cette réforme, c’est qu’elle impose aux paysans le rachat des terres qu’ils
exploitent, de même que celui des droits féodaux, comme la corvée. De même, la moitié des terres exploitées
par un paysan revenait de droit à son propriétaire et ce faisant, de nombreuses parcelles devenaient trop
petites pour être rentables et étaient dès lors rachetées par les grands propriétaires.
— De sorte que si la réforme permit en effet l’apparition de certains petits et moyens exploitants terriens, elle
favorisa surtout la consolidation des grands domaines agricoles. Le modèle est donc très différent de celui de
la France révolutionnaire, qui, grâce à la vente des biens nationaux, vit la multiplication des petites
exploitations.
— Un autre élément fondamental du décret d’octobre 1807 fut la libéralisation des activités économiques et
la suppression des guildes. Dès lors, tout citoyen de Prusse, noble, bourgeois ou paysan, disposait du droit de
se livrer à toutes les formes d’activités économiques, selon ses capacités et ses désirs.
— Ces deux éléments juridiques des réformes (abolition du servage et libéralisation du commerce) eurent de
profondes conséquences sur le plan économique et démographique, car la consolidation de grandes propriétés
terriennes permit le développement rapide d’un capitalisme agraire, les propriétaires disposant des ressources
pour moderniser leur exploitation.
— Il s’ensuivit un accroissement considérable de la production, clé de l’explosion démographique du XIXe
siècle et le développement de grandes fortunes capitalistiques (d’autant que de nombreux propriétaires
s’adonnaient aussi à l’industrie sur leurs terres — production d’alcool, foresterie, etc.) qui permit à la grande
noblesse de conserver sa puissance politique, grâce à sa nouvelle puissance économique.
— De même, les réformes vont conduire à de grandes vagues migratoires, car si parmi les paysans libérés par
l’abolition du servage, nombreux sont ceux qui vont rester dans les campagnes et devenir des salariés
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agricoles, d’autres, devenus inutiles par la modernisation des exploitations terriennes, vont alimenter
d’importants flux migratoires et au cours du XIXe siècle, des millions de personnes quitteront les campagnes
pour s’établir dans les villes et fournir ainsi la base ouvrière nécessaire au décollage industriel.
— À noter cependant que parmi ces immigrants, un très grand nombre choisira aussi d’aller plus loin, soit
dans d’autres territoires germaniques, soit dans d’autres pays d’Europe, ou encore en Amérique.
— Mais pour favoriser aussi ce capitalisme urbain et industriel naissant, il devenait nécessaire de permettre
une certaine autogestion des villes, sans remettre bien sûr en question l’autorité centrale, par le biais de
conseils municipaux élus.
— De même, on élargit la participation de la population dans les provinces de Prusse en rétablissant, en 1815,
des Diètes provinciales où siégeaient des représentants du clergé, de la noblesse, de la bourgeoisie et parfois
même de la paysannerie (dans les provinces occidentales seulement). Si ces Diètes ne disposaient pas de
pouvoirs législatifs, elles avaient tout de même des pouvoirs de gestions locales importants.
— Le développement économique et la décentralisation relative de l’administration réclamaient à leur tour
des modifications importantes au système d’éducation, afin de favoriser la participation de tous. Tous les
citoyens devaient pouvoir lire et écrire, maîtriser les bases de l’arithmétique, le tout appuyé sur une
instruction civique, morale et religieuse, ces connaissances étant dispensées par les écoles paroissiales des
villes et des campagnes, pour la plupart dirigés par le clergé.
— Au niveau intermédiaire, le gymnase devait permettre aux membres des classes supérieures d’obtenir une
formation classique et pour certains d’entre eux, les plus capables ou les plus fortunés, d’accéder enfin au 3 e
niveau de formation, celui de l’université laïque. Celle de Berlin fut fondée en 1811 et attira dès lors les plus
grands esprits de l’époque. C’est d’ailleurs Johann Fichte qui en fut le premier recteur.
— Puis il fallait assurer bien sûr la défense du territoire, dans le contexte des contraintes imposées par le
traité de Tilsitt. Pour contourner la limitation de 40 000 soldats et en réduisant la durée de service, on parvint
à ne pas dépasser cette limite, tout en formant plus de 200 000 soldats et comme en Autriche, on créa une
Landwehr qui servit ainsi d’armée de réserve et qui fut activée en 1813.
— À noter cependant que le corps des officiers demeurait strictement noble, de sorte que la
« démocratisation » de l’armée ne remit pas en question la domination des élites traditionnelles dans les
forces armées.
— Mentionnons aussi une mesure importante adoptée en 1812, l’émancipation progressive de la communauté
juive de Prusse, à laquelle furent étendus les devoirs et les droits des autres citoyens, faisant d’eux des
membres à part entière de la société prussienne.
— Plusieurs membres de cette communauté juive de quelques dizaines de milliers de personnes s’intégrèrent
rapidement à la société, au point de jouer des rôles culturels, économiques et éventuellement politiques
importants. Ne mentionnons ici que l’œuvre extraordinaire d’Heinrich Heine (1797-1856).
— Cependant, leur activisme provoqua le développement d’un courant antisémite important auprès des élites
conservatrices, pour qui la communauté juive devient le symbole par excellence des réformes et des
changements socio-économique abhorrés.
— Pour couronner cette modernisation profonde de la société prussienne, il aurait fallu donner à celle-ci une
certaine participation, ou à tout le moins, une certaine représentation dans les affaires de l’État. Mais
Frédéric-Guillaume III se refusa à franchir ce pas décisif, craignant qu’à l’image de ce qui s’était passé en
France, on en vienne de la représentation à l’insurrection. La Prusse devra donc attendre 1848 pour avoir son
parlement. D’ici là, le système demeura strictement absolutiste.
— Stein et Hardenberg réussirent donc le tour de force de moderniser la société et l’économie du pays, sans
pour autant remettre en question sa structure politique. Malgré leurs insuffisances, qui deviendront évidentes
au début du siècle suivant, leurs réformes permettront à la Prusse de s’imposer bientôt comme le principal
centre de la puissance du monde germanique.
4.4 — La montée du nationalisme
— Au fur et à mesure des victoires napoléoniennes et de l’accroissement de la pression économique et
militaire de son empire sur les territoires allemands se fait jour un rejet par certaines franges de la population,
certes minoritaires, mais qui contribuera à former le socle d’une conscience nationale moderne.
— Dans les premières années des guerres napoléoniennes, les populations germaniques, qu’elles vivent sur
l’un des territoires « occupés » de la confédération du Rhin ou sur celui de l’empire autrichien, soumis à
l’humiliation nationale, restent dans l’ensemble calme.
— Mais le démantèlement de la moitié de la Prusse, celui d’une bonne part de l’Autriche, de même que les
difficultés liées aux réquisitions toujours plus importantes exigées par la puissance tutélaire et à l’obligation
de participer au blocus continental finirent par indisposer une part de plus en plus importante de la
population, surtout compte tenu du monopole du commerce que l’empire français finit par s’octroyer à la fin
de la décennie.
— Malgré tout, le mécontentement se traduit peu en manifestations d’opposition, sans doute à cause de
l’absence d’unité politique des terres germaniques. On compte bien des cas isolés, comme ce libraire de
Nuremberg, arrêté et fusillé pour avoir écrit, publié et diffusé un pamphlet contre Napoléon. Ou encore celui
du major prussien von Schill, qui entraina une partie de ses soldats dans des actions coup-de-poing qui
n’eurent aucune conséquence et aucun retentissement.
— En fait, on ne compte qu’un soulèvement d’envergure avant le début de la reconquête en 1813, soit celui
d’Andreas Hofer, aubergiste de son métier, qui souleva une partie de son Tyrol natal, détaché de l’Autriche et
soumis à la Bavière et à son maître français.
— En 1809, les détachements partisans de Hofer tinrent tête un temps aux armées bavaroises et françaises,
parvenant même à s’emparer d’Innsbruck, pour y installer un gouvernement provisoire, mais la lutte était trop
inégale et Hofer, capturé et exécuté, entra dans la légende en tant que symbole bien isolé de la lutte nationale
contre la puissance impériale française.
— Cette passivité, peut-être à mettre sur le compte de l’influence du luthérianisme, pour qui l’insurrection
contre le maître politique est toujours illégitime, même si le maître lui-même manque de légitimité,
n’empêche pas la montée d’un sentiment d’humiliation nationale, même parmi ceux qui, dans un premier
temps, avaient porté un regard positif sur l’aventure révolutionnaire française.
— Par voie de conséquence, tout ce que représente alors la Révolution française suscite un fort sentiment de
rejet chez les élites. Le nationalisme allemand moderne qui prend alors forme se définit, et pour longtemps,
par opposition au nationalisme français : le caractère politique de la nation française, basé sur l’idée d’un
contrat social, se voit alors opposé le caractère historique du volk allemand, assemblé non par la volonté des
individus, mais par des processus historiques séculaires.
— De même, les concepts et institutions identifiées à la Révolution française (parlementarisme, démocratie,
constitution) auront pendant très longtemps en Allemagne mauvaise presse. De sorte qu’après les guerres, les
terres allemandes chercheront à se doter d’institutions capables d’allier la modernité et une tradition
historique que l’on veut croire complètement distinctes de celle de l’ennemi français.
— C’est d’ailleurs à définir ce particularisme allemand que s’emploient pendant la guerre elle-même les plus
grands noms de la philosophie allemande que sont Kant, Fichte, puis Schelling et Hegel.
— Mais à côté des aspects universaux de ces doctrines, on voit poindre, surtout chez Hegel, une sorte de
sentiment de supériorité d’un modèle allemand mi-historique, mi-mythologique, qui, s’il se comprend par le
contexte dans lequel il émerge, par cette énième humiliation à l’honneur national par les canons français, va
peser lourdement sur le développement ultérieur du nationalisme allemand. De ce point de vue, l’aventure
impériale française aura des conséquences en Europe jusqu’au XXe siècle.
5 — La participation germanique à la libération de l’Europe
— La paix de Tilsitt n’avait été envisagée par Napoléon que comme une trêve nécessaire pour permettre à ses
forces de récupérer, car tant que le Royaume-Uni n’était pas vaincu, la guerre se poursuivrait et Londres
s’employait à dresser contre la France napoléonienne tout ennemi potentiel. Et la Russie, très affectée
économiquement par le blocus continental, ne pouvait pas continuer à suivre une politique qui ne faisait que
l’affaiblir. De sorte que la reprise de la guerre était inévitable.
— Napoléon, contrôlant alors la quasi-totalité de l’Europe continentale, mit sur pied sa Grande Armée,
composée de soldats provenant de tous les États européens. Si les estimations sont variables, on évalue
cependant qu’un minimum de 100 000 soldats des différents territoires germaniques participa à la campagne
de Russie, sur un total de 600 000 hommes.
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— Le sort de ces dizaines de milliers de soldats ne fut pas différent de celui des hommes d’autres nationalités
et après l’inutile prise de Moscou, la retraite catastrophique et le passage de la Bérézina, il ne restait plus de
ce nombre que quelques milliers.
— Le baron von Stein, chassé de Berlin en 1808 par le roi, qui se pliait ainsi aux exigences de Napoléon,
avait depuis ce moment trouvé refuge auprès de l’empereur Alexandre à Saint-Péterbourg. C’est lui qui
parvint à convaincre l’empereur de poursuivre la lutte au-delà du Niémen, alors que l’État major russe, une
fois le territoire national libéré, était plutôt favorable à laisser l’Europe régler elle-même le problème français.
— Voyant le sort des armes se retourner contre la France, les deux principaux États germaniques, d’abord la
Prusse, puis en août 1813, l’Autriche, se joignent à l’avancée des troupes russes sur le continent, formant
ainsi, avec le Royaume-Uni, le Portugal et la Suède une 6e coalition antifrançaise.
— Le sursaut se concrétisera de façon remarquable lors de la bataille de Leipzig, dite « Bataille des nations »,
où les forces de la coalition continentale infligent une douloureuse défaite à Napoléon, qui perd le quart de
ses forces et qui doit alors se replier sur le Rhin, laissant la majorité des territoires germaniques aux mains des
armées coalisées.
— Mais la retraite de Napoléon ne s’arrêta pas là, alors qu’il est contraint rapidement d’abandonner aussi les
territoires du Rhin, laissant en garnison des dizaines de milliers de soldats qui ne pourront que retarder
l’avancée des forces de la coalition, auxquelles se joignent des soldats de certains autres territoires
germaniques, jusque là alliés à la France napoléonienne et membres de la Confédération du Rhin.
— Puis le combat se déplace sur le territoire de la France et jusqu’en avril 1814, l’empereur français tente de
résister sur le son national. Malgré certaines victoires locales, l’armée impériale recule et au début d’avril
1814 les troupes russes entrent à Paris. Bonaparte abdique et à la suite du traité de Paris du 30 mai 1814, il est
contraint à l’exil.
— Le retour triomphal de l’empereur provoquera la naissance d’une 7e coalition et lors de la bataille de
Waterloo le 18 juin 1815, les troupes du général prussien Blücher portent le coup de grâce à ce qui restait de
l’armée française. Défait, Bonaparte est cette fois exilé sur l’île de Sainte-Hélène, où il meurt le 5 mai 1821.
— Au cours de ces deux dernières années de guerre en Europe, et même si ce sont les forces russes qui ont
constitué jusqu’en 1814 le fer de lance des forces coalisées, la contribution des États germaniques,
particulièrement les armées prussiennes et autrichiennes, à la défaite finale, fut fondamentale, car à elles
seules, les armées russes n’auraient pu assurer la libération des territoires européens de l’emprise
napoléonienne.
— Mais cette contribution fut le fait des États et des forces armées régulières, pour l’essentiel, car à quelques
exceptions près, les populations ne participèrent pas aux combats et le rôle des « chasseurs de Lützow »,
compagnies formées de soldats volontaires, s’il a été exalté par une certaine tradition historique, fut beaucoup
plus moral que réel.
— Car il n’y eut pas vraiment de soulèvement populaire en appui aux forces régulières pour chasser les
troupes de l’occupant français. Les soldats des territoires membres de la Confédération germanique restèrent
fidèles à leur souverain et ne se joignirent aux forces coalisées que lorsque leurs maîtres le firent eux-mêmes.
— On ne constate donc pas d’emportement national, la population, sans doute excédée par les difficultés
économiques provoquées par la guerre, espère simplement que celle-ci prend fin le plus rapidement possible
et cette absence d’enthousiasme populaire témoigne bien que la perception d’une identité nationale allemande
demeure, sauf exception, limitée au milieu intellectuel.
— De sorte que la tradition historiographique germanique a grossi démesurément l’implication des
populations dans la lutte pour libérer le sol germanique, alors qu’à peine une dizaine de milliers de
volontaires se sont engagés militairement. Malgré leur faible nombre, le fait qu’il s’agissait pour beaucoup
d’étudiants, d’intellectuels d’artistes va donner à leurs actions une forte résonance et favoriser la diffusion de
l’idée nationale.
6 — Les traités de Paris et le Congrès de Vienne
— Le plus important événement diplomatique du XIXe siècle eut lieu à Vienne, du 18 septembre 1814 au 9
juin 1815, brièvement interrompu par le retour de l’empereur. Le congrès est réuni suivant les dispositions du
traité de Paris signé le 30 mai 1814.
— À noter que ce premier traité signé entre la France et ses vainqueurs se montrait assez généreux avec la
première, lui laissant le contrôle des territoires germaniques qu’elles avaient conquis avant janvier 1792.
— Cela étant, l’épisode malheureux des Cent-Jours et la défaite de Waterloo incitèrent les vainqueurs à se
montrer moins généreux et par un nouveau traité signé à Paris le 20 novembre 1815, la France se voit ramené
à ses frontières de 1789, ce qui lui permet tout de même de conserver les territoires alsaciens et lorrains
conquis au XVIIe siècle. Prusse, Bavière et Pays-Bas obtiennent ainsi la rétrocession de certains territoires.
— Débutant entre-temps, le Congrès de Vienne, qui marque le retour de l’Autriche au cœur des jeux
diplomatiques de l’Europe, célèbre pour ses banquets et ses dépenses colossales, devint la vitrine de la
victoire de l’Ordre ancien sur le monde nouveau, dont la France révolutionnaire, puis impériale, s’était fait le
chantre.
— Évidemment, les travaux ne se limitèrent pas à la question de la résolution du problème français et
prétendaient fonder un nouvel ordre européen, afin d’assurer la paix sur le continent. La question était de
savoir sur quels principes fonder cet ordre.
— Derrière la fête à laquelle sont conviés les représentants de l’Europe monarchiste (plus de deux cents
princes et membres des dynasties régnantes), les représentants des véritables puissances victorieuses
(Autriche, Prusse, Royaume-Uni et Russie) se réservent les discussions sérieuses.
— Mais la victoire contre Napoléon n’a pas fait taire les intérêts contradictoires des alliés, particulièrement
ceux de la Prusse et de l’Autriche et cette dernière voit d’un mauvais œil la restauration, et même
l’augmentation de la puissance, à laquelle aspire Berlin.
— Par exemple, pour compenser ses pertes des territoires polonais (laissé à la Russie comme
« dédommagement »), Berlin réclama du congrès l’agrandissement de son territoire aux frais du royaume de
Saxe, lequel devait être punis pour être resté si longtemps aux côtés de Bonaparte. Cependant, Vienne s’y
opposait, de crainte que ce changement n’entraine un développement trop grand de la puissance de sa rivale.
— À l’issu des travaux, l’acte final du Congrès, comprenant plus de 300 pages, redéfinissait les frontières de
nombreux États et posait les bases de leurs interrelations.
— Le Congrès entérinait la création de la Confédération germanique, une structure lâche englobant la
majorité des territoires peuplés par des populations de langue allemande. Cette Confédération appelée à
succéder au Saint-Empire comprenait 39 États, incluant la partie germanique de l’empire autrichien, cinq
royaumes (Prusse, Bavière, Saxe, Wurtemberg et Hanovre), ainsi que douze principautés, sept grands duchés
et quatre villes libres (Brême, Hambourg, Frankfort et Lübeck).
— La Prusse obtenait la rétrocession de l’essentiel de la Silésie, une partie de la Saxe, des provinces
rhénanes, ainsi que de la Westphalie, mais avec la résurrection du Hanovre, son territoire se trouva à nouveau
coupé en deux, deux provinces étant situées à l’ouest, les six autres provinces à l’est.
— L’Autriche pour sa part récupérait par le traité la majeure partie des territoires perdus et recevait des
compensations en Dalmatie et en Vénétie pour la perte de la Belgique et du Luxembourg, qui rejoignirent les
Provinces-unis pour former le Royaume-Uni des Pays-Bas.
— Notons que la Confédération laissait à l’extérieur de ses frontières une partie de la Prusse et une majorité
des terres relevant de l’empire habsbourgeois. La vision de Metternich avait ainsi triomphé : au lieu de
frontières basées sur le principe de l’État national (qui aurait pu permettre la naissance d’un État allemand
unifié), le Congrès de Vienne remit en place l’Europe dynastique d’avant la révolution, subordonnant le droit
des peuples à celui des trônes.
— Prusse et Autriche s’entendaient ainsi pour qu’il n’y ait pas d’unification des terres germaniques, car elles
comprenaient bien que si une telle chose devait survenir un jour, elle se ferait nécessairement au détriment de
l’une d’elles. Ainsi, loin de résoudre la question nationale allemande, le Congrès de Vienne a tenté de
l’enterrer. Rien d’étonnant à ce que celle-ci ressurgisse un demi-siècle plus tard.
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