AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de
concourir ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions
dont lintérêt du thème, l’originalité de la problématique ou la qualité de largumentation contribuent à
atteindre cet objectif, sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune dentre elles.
Sortir de leuro
à tout prix ?
Des idées à
l’épreuve de
l’histoire
« Lénine avait sûrement raison : “Il n’y a pas de moyens plus subtils, plus sûrs de
miner les bases existantes de la société que de vicier sa monnaie. Le procédé engage
toutes les forces cachées des lois économiques dans le sens de la destruction, et il
le fait d’une manière qu’aucun homme sur un million ne peut déceler”. »
(John Maynard Keynes)
Le retour dune idée
Le scénario dune « sortie de leuro » n’est pas neuf. Il est, peut-on dire, aussi vieux que
le traité de Maastricht lui-même et se fonde alors sur une double critique : économique
(les États membres ne rempliraient pas les conditions dune « zone monétaire
optimale ») et politique (leuro accélérerait une unification « fédérale » de l’Europe sous le
drapeau « néolibéral »). Mais il connaît, depuis plusieurs années, une nouvelle dynamique : il
conquiert des partis politiques, convainc des intellectuels qui s’en moquaient jusque-, organise
autour de lui le débat public – tendant presque à devenir, dans certains milieux, une nouvelle
« idéologie dominante ».
Pour comprendre les origines de ce renouveau, un bref rappel est nécessaire. Les pays européens
ont subi, en six ans, une crise en deux temps. En 2008, leur système financier est paralysé par
* Normalien
David A miel*
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les conséquences de leffondrement de limmobilier américain – ils réagissent alors, à linitiative
notamment de la France, à l’unisson de la relance mondiale coordonnée et creusent leurs déficits
publics pour soutenir la croissance. En 2010, la zone euro se fragmente : les flux financiers, qui
soutenaient les déficits des comptes courants des pays périphériques (Grèce, Espagne, Portugal)
et, dans une moindre mesure, de la France et de lItalie depuis le début des années 2000, se
tarissent. Malgré leur situation souvent radicalement différente – endettement excessif préalable
tantôt privé tantôt public, éclatement ou non d’une bulle financière, écart insoutenable des
« spreads » ou simple menace dune attaque spéculative –, tous se retrouvent devant une même
situation : la nécessité conjointe de réduire les déficits publics, de rétablir une balance commerciale
raisonnable, de relancer lactivité.
Or, à court terme, ces objectifs sont mutuellement incompatibles. Lexemple actuel de la bataille
autour du « pacte de compétitivité » en fournit une excellente illustration : on peut décider de
rétablir les marges de nos entreprises exportatrices en réduisant le montant de leurs cotisations
sociales, mais il faut se résoudre à creuser dautant le déficit ou à réduire les dépenses publiques,
au prix d’un effet récessif probable. La solution portée par les partis et les intellectuels « sociaux-
démocrates », incarnée notamment par les deux économistes phares de la gauche américaine
(Paul Krugman et Joseph Stiglitz), consistait à repenser le pilotage entier de la monnaie unique
à partir de ce dilemme. Une mutualisation des dettes publiques devait permettre aux États
surendettés dattendre des conditions plus favorables pour assainir leurs finances, et éviter la
spirale infernale où déficits, rigueur budgétaire et dépression s’alimentent les uns les autres. Une
relance de l’investissement et de la consommation – par laugmentation salariale – des « pays du
Nord » était censée agir immédiatement comme un relais pour lactivité européenne. Enfin, un
mix de réformes structurelles et de modération salariale remettrait ceux qui en avaient besoin,
à moyen terme, sur un sentier de développement plus équilibré.
La gestion de la crise fut entièrement différente. Laustérité budgétaire devint l’alpha et l’oméga de
la politique économique, voulue par certains (lAllemagne), subie par certains (la France, l’Italie,
l’Espagne), imposée – via les « plans de secours » – à dautres (Grèce, Portugal, Irlande). Sans
surprise, tous plongèrent dans la récession, aggravant en retour les déficits, justifiant de nouvelles
baisses des dépenses. En janvier 2013, le Fonds monétaire international (FMI) reconnaît enfin
ce que beaucoup disaient déjà : les conséquences de laustérité étaient bien plus dramatiques
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qu’il ne lavait pensé1. Face à une demande atone, une baisse du prix mondial des matières
premières et une montée du chômage, les prix se mettent à baisser : certains pays basculent
dans la déflation. Or, celle-ci est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, une bien mauvaise
nouvelle pour léconomie : elle rend plus difficile le désendettement (les recettes chutant par
rapport aux montants dus) et incite à retarder investissement et consommation. Si les comptes
courants tendent alors à se rétablir, c’est dabord en raison de leffondrement des importations
obtenu grâce à… lappauvrissement général des populations.
Les partisans de la première solution se lassent, face à la souffrance des peuples, de l’impuissance
des gouvernements. Joseph Stiglitz écrit : « la dévaluation interne (baisse des salaires et des prix
sur le plan intérieur) ne remplace pas la flexibilité apportée par le taux de change […] Laustérité
n’a jamais conduit à la prospérité [] Les choses pourraient se passer autrement. Leuro peut être
sauvé, mais il y faudra davantage que de beaux discours quant à un engagement européen »2.
Une solution alternative émerge. Et sil fallait sortir de ce face-à-face entre une austérité destructive
et une relance impossible ? Et si la monnaie unique n’était que le dernier fétiche à abattre avant
le rétablissement ? Et si, pour sauver l’Europe, il fallait sortir de leuro ? En dévaluant, les États
retrouveraient instantanément une compétitivité qu’une douloureuse austérité n’atteindrait que
bien lentement. En reprenant la main sur la politique monétaire, ils pourraient employer cet
instrument bien plus massivement que la hantise allemande de l’inflation ne le permet. En
garantissant par leur propre banque centrale leur dette publique, ils s’affranchiraient – à la manre
de la Grande-Bretagne ou des États-Unis – de la menace immédiate des marchés financiers.
Lanalogie historique sinstaure immédiatement. Si la crise de 2008 est semblable à la crise de
1929, alors leuro est le Gold Standard. Ne maîtrisant pas leur propre monnaie, les États seraient
prisonniers de taux de change fixe (les « parités-or » hier, le partage d’une monnaie unique
aujourdhui) et dune politique monétaire intangible (les contraintes liées au stock de métaux
hier, les statuts de la Banque centrale européenne aujourdhui). Le Gold Standard était le veau
dor de son temps ; aucun parti politique « respectable » n’entend aujourdhui même évoquer la
1. Olivier Blanchard et Daniel Leigh, « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », Fonds monétaire
international, 2013.
2. Joseph Stiglitz, « Comment sauver l’euro », Project Syndicate, 4 décembre 2013, trad. par P. Horovitz.
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fin de leuro. Et pourtant, la coïncidence entre sortie du Gold Standard et retour de la prospérité
fut nette3.
Cette note entend donc reprendre ce point à la lumière de différents épisodes historiques. Nous
montrerons notamment que le lien entre dévaluation et reprise économique ne fut pas aussi
idyllique qu’on le fait parfois croire. Surtout, les risques encourus par la dislocation dune monnaie
unique – et non dun simple accord monétaire – sont très largement sous-estimés.
Le Gold Standard : mythe et aLités
Lorsquun déséquilibre économique obligeait un pays membre du Gold Standard à s’ajuster,
celui-ci subissait les mêmes contraintes que s’il appartenait à la zone euro actuelle : incapable de
dévaluer sa monnaie, il tentait, par un mélange daustérité budgétaire et de déflation, de retrouver
un équilibre de sa balance des paiements. La rigidité des salaires nominaux – pourtant moins
importante que dans l’Europe daujourdhui –, c’est-à-dire la résistance des salariés à voir leurs
revenus diminuer, ne permettait de l’atteindre qu’au prix dun chômage élevé. Et il n’y avait aucun
moyen dobtenir des pays excédentaires un ajustement symétrique à celui des pays déficitaires
s’ils ne le souhaitaient pas : la contrainte pesait exclusivement sur les plus faibles.
Les travaux des historiens économiques (citons notamment Barry Eichengreen et Peter Temin)
ont bien montré comment lampleur des changements survenus dans les années 1920 – des
déséquilibres bien plus importants à résorber, une résistance sociale plus forte à laustérité, une
coopération internationale encore amoindrie – rend ce système incapable de résister à la crise de
1929. Les premiers pays à oser en sortir (Grande-Bretagne, États-Unis) furent aussi les premiers
guéris, tandis que les autres détruisaient la demande par une politique monétaire restrictive et
une politique budgétaire daustérité, servant uniquement à soutenir un taux de change surévalué.
Etudions attentivement les sorties de létalon-or des États européens. Les uns après les autres
(lAutriche, lAllemagne, la Grande-Bretagne en 1931 jusqu’à la France en 1936), ils ne s’y résolvent
3. Cf. Barry Eichengreen et Jeffrey Sachs, « Exchange Rates and Economic Recovery in the 1930s », The Journal
of Economic History, Cambridge University Press, 1995.
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que pour mettre un terme à la spéculation et à la fuite des capitaux. Dailleurs, ce nest pas ce
canal qui stimulera la production : la Grande-Bretagne connaît certes une réduction de son
déficit commercial en 1932, mais celui-ci est essentiellement dû à la chute des importations. La
raison est assez simple : les stratégies de dévaluation compétitives, souvent couplées avec des
mesures protectionnistes, finissent par s’annuler. Leffet sur la croissance et lemploi a donc été
principalement dû, comme le souligne Barry Eichengreen, à la politique de reflation quelle a
permise en libérant linstrument monétaire4 de la contrainte qui pesait sur lui. Mais pour quil
soit pleinement utilisé, les pays ne devaient craindre ni tensions inflationnistes, ni chute du taux
de change, ni déstabilisation financière.
Les deux cas polaires sont alors celui du Royaume-Uni et de l’Allemagne. En septembre 1931, la
Banque dAngleterre renonce à défendre la convertibilité-or et laisse la livre se déprécier de 30 %.
À partir de 1932, les taux de croissance du PIB réel renouent avec un niveau très supérieur à
celui des années de crise qui avaient suivi le krach de 1929 : 4 % en moyenne entre 1932 et 1937.
Ce boom est essentiellement soutenu par sa politique de « cheap money », et non par les effets
induits sur la balance commerciale, qui seront limités et de courte durée5. Les mouvements de
taux de change n’ont dimportance ni financière (lAngleterre est endettée dans sa propre monnaie,
instrument de réserve international), ni commerciale (la majorité de ses partenaires la suit dans
la dévaluation et la constitution dun « bloc sterling »). Non seulement elle ne subira pas de
représailles de la part des marchés financiers (qui ont confiance dans sa « bonne gestion » et ne
peuvent tout simplement pas se passer delle, étant donné son poids dans léconomie mondiale),
mais elle ne les craignait guère, étant structurellement créditrice vis-à-vis du reste du monde.
Les États-Unis6 suivent une trajectoire quelque peu similaire, où linvestissement domestique
augmente à proportion de la facilitation du crédit obtenue par les entrées dor à partir de 1933.
Surtout, ils sont à l’époque un pays très peu « ouvert » sur le monde extérieur – les exportations
représentent 3,6 % du PIB américain7.
4. La masse monétaire M1 en circulation chute de 4,37 % pour les pays de létalon-or en 1932-33 quand elle
augmente de 3,33 % dans les pays membres de la zone sterling et de 8,13 % pour les autres pays « dévaluateurs »,
comme on peut le lire dans Barry Eichengreen, Golden Fetters: The Gold Standard and the Great Depression, 1919-
1939, New York, Oxford University Press, 1992.
5. Alec Cairncross et Barry Eichengreen, Sterling in Decline: the Devaluations of 1931, 1949 and 1967, Oxford
Basil Blackwell, 1983.
6. Christina Romer, « The Great Crash and the onset of the Great Depression », Quaterly Journal of Economics,
1990.
7. Angus Maddison, Léconomie mondiale : une perspective millénaire, éd. OCDE, 2002.
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