Chapitre 21 Valence verbale, transitivité et voix 21.1. La notion de valence verbale Par valence verbale on entend l’ensemble des propriétés de rection des verbes, des deux points de vue sémantique et syntaxique : (a) sémantiquement, le signifié lexical de chaque verbe implique la participation d’un nombre déterminé d’arguments (entités qui jouent chacune un rôle précis dans le type d’événement ou de situation signifié par le verbe), et conditionne en outre plus ou moins la possibilité d’introduire dans la construction des constituants ajoutant divers types de précisions, notamment la mention d’autres entités peuvant participer à l’événement, ou des circonstances de l’événement ; par exemple, couper dans son acception la plus courante implique sémantiquement deux arguments, un agent et un patient, mais le sens de ce verbe suggère aussi l’intervention possible d’un instrument, à la différence par exemple d’un verbe comme saisir ; (b) syntaxiquement, chaque constituant nominal assumant dans la construction d’un verbe un rôle sémantique déterminé présente des caractéristiques formelles susceptibles de le distinguer des autres constituants nominaux participant à la construction du même verbe avec des rôles sémantiques différents. Il n’y a pas une correspondance simple et directe entre la valence sémantique et la valence syntaxique d’un verbe. La relation entre rôles syntaxiques et rôles sémantiques est évidente au niveau de chaque verbe pris individuellement, mais il n’est pas facile de déterminer jusqu’à quel point il est possible de faire des généralisations, et dans quelle mesure ces généralisations sont indépendantes des langues particulières. Autrement dit, la connaissance de la valence verbale qu’ont les locuteurs d’une langue met probablement en jeu à la fois des règles universelles de correspondance entre propriétés sémantiques et propriétés syntaxiques des verbes, des règles spécifiques de leur langue, et enfin des choses relevant d’une pure et simple mémorisation, mais il est difficile de se faire une idée précise de la part respective de ces divers facteurs. La valence d’un lexème verbal ne doit pas être conçue comme déterminée de manière unique. Beaucoup de verbes ont plusieurs possibilités de construction, du double point de vue syntaxique et sémantique. La relation entre les différentes constructions d’un même verbe peut relever de mécanismes relativement généraux, mais parfois aussi les variations dans la valence d’un lexème verbal peuvent tenir à 2 Syntaxe générale, une introduction typologique un phénomène de polysémie ne se prêtant à aucune généralisation, comme l’illustrent avec le verbe français prendre les trois phrases L’homme a pris une cigarette / L’infirmière lui a pris la température / L’hortensia a pris. 21.2. L’ambitransitivité 21.2.1 Remarques générales Selon la définition posée en 17.2.2, une construction comportant deux termes nominaux ayant les mêmes caractéristiques morphosyntaxiques que l’agent et le patient des verbes d’action prototypiques est dite transitive, et toute construction ne comportant pas un couple <A, P> est désignée comme intransitive (les constructions parfois désignées comme ‘transitives indirectes’ étant désignées ici comme constructions intransitives à argument oblique). En toute rigueur, transitif / intransitif qualifie des constructions, et les verbes ne peuvent être qualifiés de transitifs ou intransitifs que par un raccourci de langage. En effet, dans la plupart des langues, on n’observe pas seulement des variations de valence tenant aux diverses acceptions que peut avoir un lexème verbal polysémique : en général, une proportion plus ou moins importante des verbes d’une langue peuvent figurer également en construction transitive ou en construction intransitive sans cesser de représenter le même type d’événement. On peut désigner de tels verbes comme ambitransitifs, mais cette notion recouvre une variété de mécanismes sémantiques, et la répartition des verbes d’une langue en classes selon leurs propriétés de transitivité est rarement une question simple. Les langues diffèrent en effet beaucoup dans la codification de la valence syntaxique des verbes susceptibles d’entrer dans une construction transitive. On peut dégager cinq grands types de comportements quant à la possibilité d’organiser la valence de tels verbes sans toucher à leur forme (c’est-à-dire sans entrer dans le cadre des mécanismes de voix dont il sera question un peu plus loin). 21.2.2 Verbes transitifs nécessairement construits avec un objet Il peut y avoir selon les langues une classe plus ou moins importante de verbes transitifs qui, en l’absence d’une modification morphologique relevant d’un mécanisme de voix, sont totalement inaptes à entrer dans une construction où ne figure explicitement, ni constituant nominal dans le rôle d’objet, ni indice d’objet. 21.2.3. Omission de l’objet à valeur d’indétermination Il peut arriver qu’un verbe apte à figurer en construction transitive puisse aussi figurer tel quel dans une construction intransitive où le rôle syntaxique du sujet reste inchangé, mais avec une signification d’indétermination quant à l’identité de l’argument représenté par l’objet dans la construction transitive. En français, ce type de comportement, qui est notamment celui du verbe manger, est assez commun, sans être toutefois général. Il est beaucoup plus général en tswana – ex. (1). Valence verbale, transitivité et voix (1) a. Ke S1S y-a go rek-a aller.FIN INF acheter.FIN 8/10chaussure 3 ditlhako ‘Je vais acheter des chaussures’ b. Ke S1S y-a go rek-a aller.FIN INF acheter.FIN ‘Je vais faire des achats’ (litt. ‘Je vais acheter’) 21.2.4. Omission de l’objet à valeur anaphorique Une troisième possibilité est que l’utilisation de verbes transitifs en construction intransitive sans changement dans le rôle sémantique du sujet implique d’identifier le deuxième argument du verbe transitif à un référent discursivement saillant. Ce phénomène s’observe sporadiquement en français, mais il est beaucoup plus systématique dans certaines langues. Par exemple, en baoulé – ex. (2), il est exclu d’interpréter la phrase (2b) comme ‘Kofi a mangé’ (c’est-à-dire, avec une indétermination quant à la chose mangée) ; la seule interprétation possible est ‘Kofi l’a mangé’ (en se référant à quelque chose de précis déjà mentionné ou au moins suggéré par le contexte), et la seule manière d’exprimer l’indétermination du second argument du verbe ‘manger’ en baoulé consiste à faire explicitement figurer comme objet un nom de sens général, comme en (2c). (2) a. kòfí Kofi dì-lì juê manger-ACP poisson ‘Kofi a mangé du poisson’ b. kòfí Kofi dì-lí manger-ACP ‘Kofi l’a mangé’ (en se référant à quelque chose de précis, supposé connu de l’allocutaire) c. kòfí Kofi dì-lì àliɛ̌ manger-ACP nourriture ‘Kofi a mangé’ De manière analogue, en turc, l’absence de l’objet des verbes transitifs s’interprète régulièrement comme ayant une valeur anaphorique, tandis que l’expression d’une indétermination quant à l’argument objet tend à s’exprimer en utilisant dans le rôle d’objet un nom apparenté au verbe (objet interne). Par exemple, à côté de kazak örmek ‘tricoter un pullover’, ‘faire du tricot’ se rend par örgü örmek, litt. ‘tricoter du tricot’ ; de même elbise dikmek ‘coudre une robe’ / dikiș dikmek ‘faire de la couture’, etc. 21.2.5. Emploi intransitif de verbes transitifs à valeur réfléchie ou réciproque En anglais, wash ou shave employés intransitivement ont une interprétation réfléchie, et kiss ou meet employés intransitivement ont une interprétation 4 Syntaxe générale, une introduction typologique réciproque. Beaucoup de langues ignorent totalement ce type d’ambitransitivité, d’autres au contraire y ont recours beaucoup plus systématiquement que l’anglais. 21.2.6. Emploi intransitif de verbes transitifs avec changement de valence de type passif ou décausatif On désigne parfois comme labiles 1 les verbes transitifs dont l’emploi intransitif implique que le rôle sémantique du sujet soit modifié de la même façon qu’auprès d’une forme verbale passive, ou auprès d’une forme moyenne de sens décausatif. Avec les verbes transitifs prototypiques, dont le sujet représente un agent, ce type de comportement signifie qu’en l’absence d’objet, le sujet reçoit le rôle de patient ou celui de siège du procès. Le français a ainsi un nombre relativement élevé de verbes comme baisser, dont l’emploi dans Le prix des tickets de bus a baissé peut être qualifié de décausatif par rapport à l’emploi transitif illustré par La compagnie de transport a baissé le prix des tickets de bus. Ce type d’ambitransitivité est pratiquement inexistant en tswana. Le bambara illustre à l’opposé un cas de langue dans laquelle tout verbe transitif semble pouvoir s’utiliser de cette façon, alors qu’en dehors d’un nombre limité de verbes transitifs qui admettent une alternance de valence de type antipassif dans laquelle l’objet est converti en oblique (cf. 26.3), il est extrêmement rare de pouvoir utiliser intransitivement les verbes transitifs du bambara en maintenant le rôle sémantique assigné au sujet. En règle générale, on ne peut signifier en bambara l’indétermination du second argument d’un verbe transitif qu’au moyen d’une construction dans laquelle le verbe ‘faire’ prend pour objet le nom de procès dérivé du verbe transitif, comme l’illustre l’ex. (3). (3) a. N bɛ sogo dun PRO1S INACP.POS viande manger ‘Je mange (de) la viande’ b. *N bɛ dun PRO1S INACP.POS manger (pourrait seulement signifier ‘On me mange’, ou ‘Je suis comestible’) c. Sogo bɛ dun viande manger INACP.POS ‘La viande, ça se mange’ ou ‘On est en train de manger la viande’ d. N bɛ PRO1S INACP.POS domuni kɛ action de manger faire ‘Je mange’ 1 On trouve aussi selon les auteurs, avec le même sens, des termes comme réversible, symétrique ou neutre. Valence verbale, transitivité et voix 5 21.2.7. Situations complexes : le cas du basque En fonction de la morphologie verbale de chaque langue, on peut rencontrer des structurations du phénomène d’ambitransitivité qui combinent de manière plus ou moins complexe les possibilités qui viennent d’être énumérées. Par exemple, en basque, un verbe potentiellement transitif peut généralement s’employer intransitivement avec une signification de type passif ou décausatif : dans ikusten du ‘il/elle le/la voit’, l’auxiliaire transitif du marque l’accord avec un sujet et un objet tous deux de 3ème personne du singulier), alors que dans ikusten da ‘il/elle est visible, ça se voit’, la même forme du verbe ‘voir’ se combine à l’auxiliaire intransitif da qui marque seulement l’accord avec un sujet de 3ème personne du singulier). Mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire, car une phrase telle que Ez du ondo ikusten (avec l’auxiliaire transitif du) peut selon les contextes s’interpréter, soit comme ‘Il/elle ne le/la voit pas bien’ (le deuxième argument de ‘voir’ s’identifiant à un référent contextuellement saillant), soit comme ‘Il/elle n’y voit pas bien’ (avec indétermination quant au deuxième argument de voir). Une explication possible est que les formes du verbe transitif basque couramment considérées comme marquant l’accord avec un objet de 3ème personne du singulier sont plutôt les formes par défaut du verbe transitif, qui en l’absence d’un constituant objet permettent aussi bien l’identification du deuxième argument du verbe transitif à un référent contextuellement saillant qu’une interprétation de type indéterminé. 21.3. La notion de voix Pour décrire un même événement, il est fréquent de pouvoir utiliser des verbes différents ne présentant pas le même traitement syntaxique des constituants nominaux qui représentent les participants (comme par exemple vendre / acheter). Cet aspect de la valence verbale étant fondamentalement une question de lexicographie, on n’en parlera pas plus ici. Il arrive souvent aussi que des variations dans la construction d’un même verbe sans aucun changement dans la forme du verbe renvoient à des phénomènes de polysémie, comme dans le cas de prendre évoqué en 21.1 ; c’est là encore un phénomène dont la description relève de la lexicographie. Mais il faut aussi envisager la possibilité que des variations dans la construction d’un même verbe sans aucun changement dans sa forme tiennent à la possiblité de traiter syntaxiquement de plusieurs façons différentes les entités impliquées dans un même événement. Des phénomènes de ce type méritent par contre de figurer dans la description syntaxique d’une langue, à partir du moment où ils ont un certain degré de productivité, c’est-à-dire à partir du moment où ils tendent à se produire systématiquement pour tous les verbes ayant certaines caractéristiques sémantiques. En 21.2 – cf. notamment l’ex. (3), nous avons vu de tels cas, avec des verbes transitifs dont l’emploi intransitif implique un changement régulier dans le rôle sémantique du sujet. Rappelons aussi les constructions impersonnelles du français et du tswana examinées en 19.5. Un autre exemple est la possibilité de faire varier en anglais la construction de give ‘donner’ et d’autres verbes de schème argumental 6 Syntaxe générale, une introduction typologique semblable de la façon illustrée par John gave a book to Mary / John gave Mary a book. Mais la possibilité d’utiliser un même verbe dans plusieurs constructions différentes sans que sa forme change doit être distinguée de l’existence de relations régulières entre des changements dans la forme du verbe et des changements dans sa valence. Le terme de voix est retenu ici pour se référer à tout type de changement dans les formes verbales qui présente une relation (relativement) régulière avec un changement de valence. La notion de voix ainsi définie englobe des phénomènes qui traditionnellement ne sont pas rangés à cette rubrique, mais elle exclut les changements de valence, même relativement réguliers, qui ne sont pas corrélés à des changements morphologiques du verbe. Par exemple, on ne parlera pas de voix pour les mécanismes du français qu’illustrent Les commerçants ont baissé les prix / Les prix ont baissé ou Un accident s’est produit / Il s’est produit un accident : ces opérations sur la valence du verbe ont en français un certain degré de généralité, mais elles ne mettent en jeu aucun changement morphologique du verbe2. L’ex. (4) illustre la relation entre des changements dans la construction du verbe tswana kwala ‘écrire’ et des mécanismes morphologiques de suffixation3 : – à sa forme de base, ce verbe se construit avec un sujet qui représente l’agent de l’action d’écrire, et avec un objet qui représente le résultat de cette action – ex. (4a) ; – la suffixation qu’illustre l’ex. (4b) permet une construction intransitive dans laquelle le verbe assigne au sujet un rôle identique à celui que la forme non dérivée assigne à l’objet, ce qui correspond à la notion traditionnelle de voix passive ; – la suffixation qu’illustre l’ex. (4c) permet une construction à deux objets dans laquelle le verbe assigne au deuxième objet un rôle identique à celui que la forme non dérivée assigne à son objet unique, tandis que le premier objet peut recevoir le rôle de destinataire, le rôle sémantique assigné au sujet ne subissant quant à lui aucune modification (voix applicative) ; – la suffixation qu’illustre l’ex. (4d) permet une autre construction à deux objets, dans laquelle le verbe assigne aussi au second objet un rôle identique à celui que la forme non dérivée assigne à son objet unique, le premier objet cumule le rôle de 2 La définition retenue ici ne fait que généraliser la notion traditionnelle de voix, puisque la voix passive de la grammaire latine et la voix moyenne de la grammaire grecque sont seulement deux cas particuliers de la notion générale de changements morphologiques dans le verbe régulièrement liés à des changements de valence. Mais d’un auteur à l’autre, le terme de voix peut recevoir une acception variable. Pour certains, seules les opérations sur la valence affectant le rôle de sujet sont considérées comme voix (ce qui exclut l’applicatif et l’antipassif). Pour d’autres, le terme de voix est réservé aux mécanismes qui n’introduisent aucun terme nucléaire nouveau (ce qui exclut le causatif et l’applicatif). D’autres encore englobent dans la notion de voix des changements de valence non nécessairement corrélés à des modifications morphologiques du verbe. D’autres enfin parlent de voix pour caractériser des types sémantiques de prédication sans nécessairement avoir en vue la description de mécanismes de changement de valence. 3 Dans les formes verbales du tswana, les marques de voix apparaissent avant une voyelle finale (glosée FIN), qui est de nature flexionnelle car elle varie d’un tiroir verbal à l’autre, sans qu’il soit toutefois possible de reconnaître une valeur de TAM précise à chacune des formes qu’elle peut prendre. Valence verbale, transitivité et voix 7 ‘causataire’ et le rôle que la forme non dérivée assigne à son sujet, et le sujet reçoit le rôle de ‘causateur’ (voix causative) ; – (4e) combine dérivation applicative et dérivation causative, ce qui permet de construire le verbe avec un sujet causateur et avec deux objets qui représentent respectivement l’agent immédiat et le destinataire de l’action d’écrire ; – (4f) combine dérivation applicative et dérivation passive, ce qui permet une construction transitive dans laquelle, à la différence de la construction avec la forme non dérivée, le sujet représente le destinataire ; – (4g) combine dérivation causative et dérivation passive, ce qui permet une construction transitive dans laquelle sujet et objet reçoivent les mêmes rôles sémantiques qu’en (4a), mais qui, à la différence de (4a), implique la participation d’un causateur dont l’identité n’est pas précisée ; – finalement, (4h) combine les trois dérivations causative, applicative et passive, ce qui permet une construction transitive dans laquelle le sujet reçoit le rôle de destinataire, et qui sémantiquement implique la participation d’un causateur dont l’identité n’est pas précisée. (4) a. Ke tlaa S1S FUT kwal-a lokwalo écrire-FIN 11lettre ‘J’écrirai une lettre’ b. Lokwalo lo 11lettre S3:11 tlaa kwal-w-a FUT écrire-PASS-FIN ‘La lettre sera écrite’ c. Ke tlaa S1S FUT kwal-el-a Mpho lokwalo écrire-APPL-FIN 1Mpho 11lettre ‘J’écrirai une lettre a Mpho’ d. Kitso o 1Kitso S3:1 tlaa n-kwad-is-a lokwalo FUT O1S-écrire-CAUS-FIN 11lettre ‘Kitso fera en sorte que j’écrive une lettre’ e. Kitso o 1Kitso S3:1 tlaa kwad-is-ets-a FUT écrire-CAUS-APPL-FIN 1Mpho 11lettre Mpho lokwalo ‘Kitso fera en sorte qu’une lettre soit écriteà Mpho’ f. Mpho o 1Mpho S3:1 tlaa kwal-el-w-a lokwalo FUT écrire-APPL-PASS-FIN 11lettre ‘Il sera écrit une lettre à Mpho’ g. Ke tlaa S1S FUT kwad-is-iw-a lokwalo écrire-CAUS-PASS-FIN 11lettre ‘Il sera fait en sorte que j’écrive une lettre’ 8 Syntaxe générale, une introduction typologique h. Mpho o tlaa kwad-is-ed-iw-a Mpho FUT écrire-CAUS-APPL-PASS-FIN 11lettre S3:1 lokwalo ‘Il sera fait en sorte qu’une lettre soit écrite à Mpho’ 21.4. Critères généraux de caractérisation des mécanismes de voix 21.4.1. Destitution et promotion Les mécanismes de voix n’impliquant pas un processus plus ou moins complexe de remodelage des rôles sémantiques ont pour effet, soit de promouvoir un participant, soit de destituer un participant, soit de combiner destitution et promotion. La promotion consiste à traiter comme terme syntaxique nucléaire un participant qui autrement ne pourrait pas avoir ce statut, ou à traiter comme sujet un participant qui autrement serait traité comme objet ; la destitution est la perte du statut de terme syntaxique nucléaire, ou le passage du statut de sujet à celui d’objet. On peut se demander s’il existe des langues ayant des mécanismes de voix se ramenant à une pure permutation entre les deux termes nucléaires de la construction transitive. Cette possibilité ne peut pas être tout à fait exclue, notamment pour le cas des langues des Philippines dont la situation sera brièvement évoquée en 21.8. Mais les langues pour lesquelles la question se pose sont relativement rares, et la description de leurs systèmes de voix reste une question controversée. Un critère de classement important est que certains mécanismes de voix concernent directement, d’une manière ou d’une autre, le terme sujet, alors que d’autres laissent inchangé le rôle sémantique assigné au sujet 4. 21.4.2. Polysémie des marques de voix Les mécanismes de voix sont rarement d’une régularité absolue. Une fois qu’une modification morphologique du verbe a été reconnue comme voix sur la base du fait qu’elle modifie d’une certaine façon la valence d’un certain ensemble de verbes, il est courant d’observer que la même modification morphologique ne produit pas exactement le même effet (et produit même parfois un effet bien différent) lorsqu’elle est appliquée à certains autres verbes. Parfois aussi, il arrive qu’avec le même verbe, une même modification morphologique n’encode pas toujours le même changement de valence. Nous en verrons de nombreux exemples dans les chapitres suivants. De ce fait, dans la description d’une langue, la reconnaissance d’une voix et son étiquetage précis peut constituer un problème qui n’a aucune 4 Selon le type d’alignement, un mécanisme de destitution du sujet ne se traduit pas forcément par une modification des caractéristiques de codage du terme concerné, et une modification des caractéristiques de codage du terme sujet n’implique pas nécessairement une opération de destitution. En effet, dans un alignement de type ergatif, la conversion du sujet d’une construction intransitive en objet d’une construction transitive ne modifie pas ses caractéristiques de codage, et par contre le sujet change de caractéristiques de codage selon que la construction dans laquelle il figure est transitive ou intransitive. Valence verbale, transitivité et voix 9 solution entièrement satisfaisante. L’explication est vraisemblablement à chercher dans les évolutions qui affectent les marqueurs d’opérations sur la valence verbale. Dans la perspective où nous nous situons ici, ceci a comme conséquence qu’il ne serait pas réaliste de prétendre proposer une typologie générale des voix, et qu’il convient plutôt d’avoir pour objectif une typologie des opérations sur la valence verbale susceptibles d’avoir selon les langues une relation plus ou moins régulière avec une modification morphologique du verbe. Nous nous limitons dans ce qui suit à une brève présentation de ces mécanismes, qui seront repris de façon plus détaillée aux ch. 22 à 26. 21.5. Opérations sur la valence verbale qui affectent le terme sujet 21.5.1. Passif et autres mécanismes de destitution du sujet sans introduction d’un participant supplémentaire Le passif canonique est un mécanisme qui, opérant sur un verbe transitif, produit une forme intransitive dérivée dont le sujet reçoit exactement le même rôle sémantique que l’objet de la construction transitive – cf. ex. (4b) ci-dessus. L’argument représenté par le sujet de la construction transitive peut devenir un oblique (le complément d’agent de la grammaire traditionnelle) ou être complètement occulté, mais sa participation même à l’évènement reste impliquée par la construction passive, ce qui distingue d’ailleurs les véritables constructions passives de certains emplois des formes moyennes. Par exemple, en français, on pourrait à première vue être tenté d’expliquer également des phrases comme La porte a été ouverte et La porte s’est ouverte en termes de destitution du sujet agent et promotion de l’objet patient au statut de sujet. Mais il est possible d’introduire volontairement dans la première phrase seulement (La porte a été ouverte volontairement / *La porte s’est ouverte volontairement), et toute seule dans la deuxième phrase seulement (La porte s’est ouverte toute seule / *La porte a été ouverte toute seule), ce qui révèle que La porte a été ouverte implique la participation d’un agent à l’évènement dénoté (le sujet recevant donc le rôle de patient d’une action effectuée par un agent au même titre que l’objet de la construction transitive correspondante), alors que dans La porte s’est ouverte, le rôle assigné au sujet est celui d’entité qui est le siège d’un processus dont on laisse entièrement ouverte la question de savoir quelle cause a pu le déclencher. Les formes verbales utilisées dans des constructions passives canoniques se rencontrent souvent aussi dans des constructions impliquant le même mécanisme de destitution, mais comportant un sujet qui ne correspond pas à l’objet de la construction transitive (passif oblique), ou bien ne comportant aucun sujet (passif impersonnel). Mais certaines langues ont des formes verbales spécialisées dans ce type de constructions. 21.5.2. Opérations sur la valence verbale de type moyen Les formations morphologiques traditionnellement désignées comme voix moyennes encodent typiquement des opérations sur la valence qui, appliquées à des 10 Syntaxe générale, une introduction typologique verbes transitifs, aboutissent à des constructions intransitives dont le sujet reçoit un rôle qui ne s’identifie pas purement et simplement à l’un de ceux que le verbe transitif assigne à son sujet et à son objet, mais qui retient de manière variable des traits caractéristiques de l’un ou l’autre de ces deux rôles. On peut parler de remodelage des rôles sémantiques, par contraste avec le simple réarrangement syntaxique de rôles sémantiques qui caractérise le passif. L’ex. peul (5) et l’ex. tswana (6) illustrent respectivement une forme moyenne de sens autocausatif (le sujet est à la fois siège du même processus que l’objet de la forme transitive correspondante et responsable de ce processus), et une forme moyenne de sens décausatif (le sujet est le siège du même processus que l’objet de la forme transitive correspondante, mais le processus est conçu comme plus ou moins spontané). (5) a. O S3.CL mooɓt-ii ɓe rassembler-ACP O3.CL ‘Il les a rassemblés’ b. Ɓe S3.CL mooɓt-aama (passif) rassembler-ACP.PASS ‘Ils ont été rassemblés’ c. Ɓe S3.CL mooɓt-iima (moyen) rassembler-ACP.MOY ‘Ils se sont rassemblés’ (6) a. Ngwana o S3:1 1enfant thub-il-e mae casser-PARF-FIN 6œuf ‘L’enfant a cassé les œufs’ b. Mae a 6œuf S3:6 thub-il-w-e (ke ngwana) casser-PARF-PASS-FIN par 1enfant (passif) ‘Les œufs ont été cassés (par l’enfant)’ c. Mae a 6œuf S3:6 thub-eg-il-e (moyen) casser-MOY-PARF-FIN ‘Les œufs se sont cassés’ 21.5.3. Le causatif Le causatif, illustré à l’ex. (4d) ci-dessus, est selon la définition classique5 une opération introduisant un argument supplémentaire qui a le rôle sémantique de causateur et qui prend le rôle syntaxique de sujet ; l’argument sujet de la construction de base du verbe se maintient généralement dans la construction causative, mais avec un rôle syntaxique autre que celui de sujet (objet, datif ou oblique selon les cas), et sémantiquement, son rôle est automatiquement modifié du 5 Nous verrons au ch. 24 qu’il existe une définition alternative qui rend mieux compte de certains aspects du causatif que ne le fait la définition classique. Valence verbale, transitivité et voix 11 fait du statut de causataire que lui confère la construction causative. En particulier, à partir d’un verbe intransitif qui assigne à son sujet le rôle de siège d’un processus sans rien impliquer quant au déclenchement du processus en question, la dérivation causative peut produire un verbe transitif qui assigne à son objet le rôle de patient, comme dans l’ex. tswana (7b), à comparer avec (4d) ci-dessus. (7) a. Bana 2enfant ba tlaa lel-a S3:2 FUT pleurer-FIN ‘Les enfants vont pleurer’ b. Lo tlaa led-is-a S2P FUT pleurer-CAUS-FIN 2enfant bana ‘Vous allez faire pleurer les enfants’ 21.5.4. Autres Parmi les mécanismes d’élargissement de la valence verbale par l’introduction d’un terme supplémentaire traité comme sujet d’une construction transitive, le causatif est particulièrement bien représenté dans les langues du monde, mais divers autres mécanismes dans lesquels le terme supplémentaire prenant la place du sujet reçoit un rôle sémantique autre que celui de causateur sont attestés, notamment dans les langues eskimo. Il semble raisonnable de supposer que les formes verbales dérivées impliquées dans de tels mécanismes représentent l’aboutissement ultime de la grammaticalisation de prédicats complexes. L’ex. (8) illustre une forme verbale dérivée du yup’ik qui encode l’adjonction d’un terme représentant une personne à qui est attribuée une croyance – ex. (8). Ce terme prend le rôle de sujet d’une construction transitive, et l’argument sujet de la construction de base est destitué : si on part d’une construction intransitive, il reçoit le rôle d’objet (ce qui n’entraîne aucune modification de sa forme, le yup’ik étant une langue à alignement ergatif) ; si on part d’une construction transitive, il est traité comme oblique au cas allatif. Le reste de la construction n’est pas modifié. (8) a. Angun ayag-tuq homme partir-DECL.S3S ‘L’homme est parti’ b. Nuk’a-m Nuk’aq-ERG angun ayag-yuk-aa homme partir-croire-DECL.S3S.O3S ‘Nuk’aq croit que l’homme est parti’ c. Angute-m homme-ERG kiput-aa kelipaq acheter-DECL.S3S.O3S pain ‘L’homme a acheté le pain’ d. Nuk’a-m Nuk’aq-ERG angut-mun kipu-cuk-aa kelipaq homme-ALL acheter-croire-DECL.S3S.O3S pain ‘Nuk’aq croit que l’homme a acheté le pain’ 12 Syntaxe générale, une introduction typologique 21.6. Opérations sur la valence verbale qui n’affectent pas le terme sujet 21.6.1. L’antipassif Une opération de type antipassif consiste à passer d’une construction transitive à une construction intransitive sans changer le rôle sémantique du sujet. Ce mécanisme ayant été principalement identifié dans des langues à alignement ergatif, il convient de rappeler que dans de ces langues, une telle opération modifie les caractéristiques de codage du sujet. A l’antipassif, comme le montre l’ex. k’ichee’ (9), l’argument représenté par l’objet de la construction transitive est ou bien totalement absent – ex. (9b), ou bien ‘récupéré’ sous forme d’oblique – ex. (9c). (9) a. X-Ø-ki-loq’ ACP-O3S-S3P-acheter ixiim ri ixoqiib’ maïs femme.PL DEF ‘Les femmes ont acheté du maïs’ b. X-e-loq’-on ri ACP-S3P-acheter-ANTIPASS DEF ixoqiib’ femme.PL ‘Les femmes ont fait des achats’ c. Aree ri FOC DEF ixoqiib’ x-e-loq’-ow r-eech ri ixiim femme.PL ACP-S3P-acheter-ANTIPASS 3S-pour DEF maïs ‘Ce sont les femmes qui ont acheté le maïs’ 21.6.2. L’applicatif L’applicatif, illustré à l’ex. (4d) ci-dessus, consiste, soit à promouvoir un oblique au statut d’objet, soit à introduire un terme supplémentaire qui prend le statut d’objet, le rôle sémantique du sujet restant dans les deux cas inchangé. 21.7. Combinaisons d’opérations sur la valence A partir d’un lexème verbal, on peut imaginer d’enchaîner différentes opérations sur la valence. Par exemple, une opération de promotion de l’objet d’une construction transitive au statut de sujet (passif canonique) peut concerner un objet qui ne fait pas partie de la valence de base du verbe, mais dont la présence a été validée par une dérivation applicative ou causative. Il n’est effectivement pas rare que le système des langues autorise des combinaisons de marques de voix encodant un enchaînement d’opérations sur la valence du verbe. C’est d’ailleurs ce qui a été illustré ci-dessus par l’exemple tswana (4), où nous avons observé les possibilités de cumul causatif + passif, applicatif + passif, causatif + applicatif, causatif + applicatif + passif, avec à chaque fois un résultat entièrement prédictible à partir de la valeur de chaque marque de voix prise isolément. Valence verbale, transitivité et voix 13 Mais le système des langues présente souvent des restrictions arbitraires à la possibilité de combiner les voix, et les combinaisons de voix peuvent parfois avoir des significations qui ne sont pas totalement prédictibles. Par exemple la mise au passif de constructions causatives est interdite par le système du français. Or une phrase comme *Marie a été faite pleurer par Jean ne ferait que combiner sans la moindre complication deux mécanismes qui existent tous deux en français, et ne poserait aucun problème d’interprétation. D’ailleurs, l’équivalent littéral de cette phrase française considérée comme agrammaticale est parfaitement admis dans la plupart des langues qui ont comme le français un passif et un causatif, notamment en italien, où on peut avoir par exemple Fummo fatti scendere, litt. ‘Nous fûmes faits descendre’ pour ‘On nous fit descendre’. On peut aussi évoquer la réflexivisation du causatif, qui selon les langues peut produire des effets sémantiques variés. En français, la signification littérale de se faire tuer serait quelque chose comme ‘faire en sorte d’être tué’ ; une telle interprétation reste bien sûr possible, mais on observe que la même construction s’utilise dans des contextes où il est clair que le référent du sujet de se faire tuer n’a aucune responsabilité dans l’événement dont il est la victime, et où on pourrait utiliser de manière tout à fait équivalente le passif être tué. En tswana, la même combinaison produit un effet de sens différent : dans cette langue, itedisa, forme dérivée du verbe lela ‘pleurer’, a pour sens littéral ‘se faire pleurer’, mais son interprétation la plus courante est ‘faire semblant de pleurer’. Toujours en tswana, l’observation de la réflexivisation de l’applicatif confirme qu’il ne serait pas correct de vouloir toujours analyser les combinaisons de voix comme reflétant un enchaînement mécanique où chaque opération sur la valence prendrait comme input le résultat de l’opération précédente. En effet, le sens de certains verbes comme dula ‘être assis’ rend difficile sinon impossible une dérivation applicative validant la présence d’un objet représentant un bénéficiaire (on peut difficilement imaginer d’être assis au profit ou au détriment de quelqu’un) ; par contre, la forme applicative-réfléchie itulela, littéralement ‘être assis pour soimême’, est parfaitement possible, avec comme signification ‘prendre plaisir à rester assis’, ‘se prélasser sur sa chaise’. Ces valeurs particulières des combinaisons de voix peuvent parfois s’expliquer par la rétention de significations qui étaient productives dans un état ancien du système, mais qui ont cessé de l’être lorsque les voix concernées sont employées isolément. Un exemple de ce type sera évoqué en 22.4 .2. Enfin, si en règle générale les opérations complexes sur la valence verbale sont encodées par des combinaisons de marqueurs encodant chacun une opération élémentaire, on peut rencontrer des cas où une marque morphologique non décomposable encode une opération complexe sur la valence. C’est par exemple le cas de la combinaison applicatif-bénéfactif + réfléchi en géorgien (‘faire quelque chose pour soi-même’), encodée par une forme que les grammaires du géorgien désignent comme ‘version subjective’ (sataviso kceva) : il existe par ailleurs en géorgien une forme applicative du verbe de sens bénéfactif (‘faire quelque chose pour quelqu’un’), désignée comme ‘version objective’ (sasxviso kceva – cf. 25.2), mais il est impossible de décomposer la marque de l’applicatif réfléchi du géorgien en deux fragments dont l’un serait la marque de l’applicatif et dont l’autre pourrait être considéré comme apportant une valeur de réfléchi. 14 Syntaxe générale, une introduction typologique 21.8. Valence verbale et incorporation Morphologiquement, l’incorporation est un mécanisme de composition par lequel la combinaison d’un verbe et d’un nom donne naissance à un mot unique ayant le statut de verbe. Dans les langues européennes, la formation de verbes par incorporation n’existe généralement que de manière sporadique (des verbes comme main-tenir ou cul-buter ont été formés dans l’histoire du français par incorporation, mais l’incorporation n’a jamais été productive en français, et on peut en dire autant de pratiquement toutes les langues d’Europe)6. Dans d’autres langues, notamment amérindiennes, ce mécanisme peut avoir un degré élevé de productivité. Syntaxiquement, l’incorporation n’a pas toujours le même effet sur la valence du verbe qui incorpore ainsi un nom. 21.8.1. Incorporation d’un nom non identifié à l’un des arguments du verbe Ce type d’incorporation, qui ne modifie pas la valence du verbe, est attesté en nahuatl avec plusieurs types de significations : le nom incorporé peut ajouter au verbe un sens de type circonstanciel (instrumental, locatif, …) – ex. (10) – ou un sens de comparaison – ex. (11), et avec les verbes transitifs, le nom incorporé peut restreindre l’action à laquelle se réfère le verbe à une partie du référent de l’objet (le cas le plus commun étant celui d’un objet se référant à une personne, avec incorporation d’un nom de partie du corps au verbe) – ex. (12). (10) a. Huāqui se faner.PRES in xōchitl DEF fleur ‘La fleur se fane’ b. Tle-huāqui feu-se faner.PRES in xōchitl DEF fleur ‘La fleur se fane sous l’effet du feu’ (litt. ‘La fleur se feu-fane’) (11) a. Cuepōni éclore.PRES in xōchitl DEF fleur ‘La fleur éclot’ b. Xōchi-cuepōni fleur-éclore.PRES in no-cuīc DEF 1S-chant ‘Mon chant éclot comme une fleur’ (litt. ‘Mon chant fleur-éclot’) 6 On peut toutefois mentionner le cas du catalan, qui possède quelques dizaines de verbes composés du type N + V, dans lesquels le premier élément est toujours un nom de partie du corps, comme par exemple cama-trencar ‘casser la jambe’, cor-trencar ‘briser le cœur’, ull-ferir ‘impressionner’ (litt. œil-blesser). Valence verbale, transitivité et voix (12) a. Ni-c-pāca S1S-O3S-laver.PRES in pilli DEF enfant.SG 15 ‘Je lave l’enfant’ b. Ni-c-tzom-pāca S1S-O3S-cheveu-laver.PRES in pilli DEF enfant.SG ‘Je lave les cheveux à l’enfant’ (litt. ‘Je cheveu-lave l’enfant’) Les verbes composés de ce type ont souvent des signifiés non immédiatement prédictibles à partir de la simple combinaison des signifiés de leurs éléments. Un phénomène relativement productif d’incorporation sans changement de la valence du verbe peut exister dans des langues qui ignorent (ou n’utilisent que sporadiquement) les autres types d’incorporation. A l’exemple du catalan déjà évoqué à la note 6 ci-dessus, on peut ajouter celui du bambara, qui n’a pas de mécanisme productif d’incorporation de l’objet mais utilise de façon productive l’incorporation avec une valeur, soit de comparaison (jakuma-taama ‘chat-marcher’ → ‘marcher à pas de loup’), soit de restriction de l’action verbale à une partie du référent de l’objet (kan-tigɛ ‘cou-couper’ → ‘égorger’), ces deux emplois de l’incorporation pouvant se cumuler avec le même verbe (ʃɛnin-kan-tigɛ ‘poulet-coucouper’ → ‘égorger comme un poulet’). 21.8.2. Incorporation avec absorption d’un rôle d’argument Dans ce type d’incorporation, le lexème nominal qui se combine avec un lexème verbal pour former une base verbale composée ‘absorbe’ le rôle sémantique que le lexème verbal en question assigne à un de ses arguments, et le verbe composé perd la propriété de pouvoir se combiner avec un constituant auquel serait assigné ce rôle. Le cas le plus commun d’incorporation avec réduction de la valence du verbe est l’incorporation de l’objet, qui permet de former des verbes composés intransitifs à partir de verbes transitifs, comme dans l’ex. nahuatl (13) : pour exprimer ce que d’autres langues expriment au moyen de la combinaison d’un verbe transitif avec un constituant nominal interprété comme non spécifique assumant le rôle syntaxique d’objet, le nahuatl a la possibilité d’utiliser une base verbale intransitive (c’est-àdire, à laquelle se préfixent seulement des indices de sujet) formée par la juxtaposition d’un lexème nominal7 et d’un lexème verbal. (13) a. Ni-c-cua S1S-O3S-manger.PRES in nacatl DEF viande ‘Je mange la viande’ b. Ni-c-cua S1S-O3S-manger.PRES nacatl viande ‘Je mange de la viande’ 7 On notera que le nom incorporé apparaît en nahuatl à une forme (ici naca-) qui n’existe pas comme mot isolé (la forme absolue du mot nahuatl pour ‘viande’ est nacatl). 16 Syntaxe générale, une introduction typologique c. Ni-naca-cua S1S-viande-manger.PRES ‘Je mange de la viande’8 L’ex. (14) illustre le même phénomène en futunien, langue à alignement ergatif : l’incorporation s’accompagne de la disparition de la préposition ergative, ce qui montre que l’incorporation a pour effet de convertir l’agentif de la construction transitive en sujet d’une construction intransitive. (14) a. e INACP taki e le fafine le motokā kula conduire ERG DEF femme voiture rouge DEF ‘La femme conduit la voiture rouge’ b. e INACP taki motokā le fafine conduire voiture DEF femme ‘La femme conduit’ L’incorporation de l’objet est l’aboutissement ultime d’une tendance très générale des noms indéfinis assumant le rôle d’objet à avoir seulement une mobilité réduite par rapport au verbe. Typologiquement, il est intéressant d’observer qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre l’existence d’un mécanisme productif de formation de noms composés signifiant ‘le fait d’effectuer sur un N l’action V ’ et l’existence d’un mécanisme productif d’incorporation de l’objet au verbe. Par exemple, l’anglais a une classe productive de noms composés du type illustré par car wash-ing ‘lavage de voitures’, mais n’a pas les verbes composés correspondants. La même chose s’observe en bambara, en hongrois, etc. 21.8.3. Incorporation classificatoire Dans ce type d’incorporation comme dans le précédent, le nom incorporé s’identifie à l’un des arguments du verbe, mais le verbe ne perd pas pour autant la faculté de se construire avec un constituant auquel est assigné le même rôle. Le principe est que le nom incorporé doit être un hypéronyme du constituant représentant l’argument auquel il s’identifie. En d’autres termes, le nom incorporé fonctionne comme classificateur du constituant auquel il correspond. 8 La traduction en français efface la différence sémantique qu’il y a en nahuatl entre nom indéfini assumant le rôle d’objet – comme en (13b) – et nom incorporé – comme en (13c) : le nom indéfini employé comme objet ne signifie rien de plus que la restriction de l’action que désigne le verbe à un certain type d’objet, alors que l’emploi d’un verbe composé implique que l’action à laquelle se réfère le verbe composé corresponde à un type socialement reconnu d’activité. Par exemple, (13b) ne signifie rien de plus que ‘je suis dans l’activité de manger de la viande’, tandis que (13c) peut impliquer que l’activité de manger de la viande est par exemple en relation avec une fête lors de laquelle on mange des choses spéciales, différentes de la nourriture quotidienne. Valence verbale, transitivité et voix 17 Dans l’ex. caddo (15), -’ič’ah- ‘œil’ fonctionne ainsi comme classificateur d’objets petits et ronds et s’incorpore au verbe (avec certains changements morphophonologiques) lorsque celui-ci a pour arguments des noms comme ‘perle’ ou ‘prune’. (15) a. kassi’ háh-’ič’á-sswí’-sa’ perle TAM-œil-enfiler-TAM ‘Je suis en train d’enfiler des perles’ b. ka’ás háh-’ič’ah-’i’-sa’ prune TAM-œil-croître-TAM ‘Les prunes se développent’ 21.9. L’orientation des mécanismes de voix Dans ce qui précède, les mécanismes de voix ont été présentées d’une façon qui présuppose une orientation de la relation entre les formes d’un même verbe qui diffèrent par leur valence. La plupart du temps, la morphologie justifie cette démarche : une des formes du verbe est clairement la forme de base, non marquée pour la voix, et les autres en dérivent par l’adjonction de marques de voix ; la valence de la forme de base est une propriété lexicale du verbe, et chaque marque de voix encode une opération sur la valence de la forme à laquelle elle s’ajoute. Mais on peut également rencontrer des variations morphologiques du verbe corrélées à des changements de valence qui ne se laissent pas orienter de manière évidente. Par exemple, le hongrois a de nombreuses paires de verbes comme jav-ul (intr.) ‘s’améliorer’ / jav-ít (tr.) ‘améliorer’, ‘corriger’ illustré à l’ex. (16) : ces deux verbes dérivent chacun de leur côté de jav-, allomorphe de l’adjectif jó ‘bon’, et rien ne justifie de postuler une dérivation de type causatif faisant passer de javul à javít, ou une dérivation de type décausatif faisant passer de javít à javul. (16) a. Jav-ul-t-Ø bon-DER-PAS-S3S a helyzet DEF situation.SG ‘La situation s’est améliorée’ b. Hibákat faute.PL.ACC jav-ít-ott-Ø a tanár bon-DER-PAS-S3S DEF professeur.SG ‘Le professeur a corrigé des fautes’ Certains systèmes de voix très élaborés posent justement des problèmes descriptifs difficiles du fait que dans ces systèmes, toute forme verbale comporte nécessairement une marque dont les variations sont corrélées à des changements de valence, mais sans qu’on puisse de manière évidente sélectionner une forme de base dont les autres proviendraient par un processus de dérivation encodant des modifications de la valence de la forme de base. En tagalog et dans d’autres langues des Philippines, toute phrase à prédicat verbal comporte nécessairement un terme nominal et un seul marqué d’une certaine 18 Syntaxe générale, une introduction typologique préposition, qui est en tagalog ang. La sélection de ce terme semble être une question de topicalisation, et il n’est pas impossible que son comportement dans certaines opérations syntaxiques justifie de le désigner comme sujet, mais en tout cas le terme ainsi sélectionné peut varier sans que cela affecte le contenu dénotatif de la phrase. Le principe, illustré à l’ex. (17) par la construction des différentes formes de voix du verbe tagalog bili ‘acheter’, est que : – tout terme de la construction d’un verbe, quel que soit son rôle sémantique, est susceptible d’être introduit par la préposition ang (qui ne véhicule donc par ellemême aucune information sur le rôle sémantique du nom qu’elle introduit) ; – la forme verbale comporte toujours un marqueur non vide qui varie selon le choix du terme introduit par la préposition ang (et donc informe sur le rôle sémantique de ce terme) ; – les termes autres que celui introduit par ang sont introduits par une préposition dont le choix dépend de leur rôle sémantique, mais qui ne marque par exemple aucune différence entre les termes de la construction du verbe ‘acheter’ représentant l’acheteur et l’acheté : les phrases (c-e) montrent que ces deux termes sont également introduits par la préposition ng lorsqu’un autre terme de la construction est sélectionné pour être marqué par ang. (17) a. B-um-ili acheter.VOIX ng damit ang babae para-sa bata PREP vêtement PREP femme enfant PREP ‘La femme a acheté un vêtement pour l’enfant’ b. B-in-ili acheter.VOIX ng babae ang damit sa tindahan PREP femme PREP vêtement PREP magasin ‘Le vêtement a été acheté par la femme au magasin’ c. B-in-il-han acheter.VOIX ng babae ng damit ang tindahan PREP femme PREP vêtement PREP magasin ‘Le magasin a été le lieu de l’achat du vêtement par la femme’ d. I-b-in-ili acheter.VOIX ng babae ng damit ang bata PREP femme PREP vêtement PREP enfant ‘L’enfant a eu un vêtement acheté par la femme’ e. Ipinam-bili acheter.VOIX ng babae ng damit ang pera PREP femme PREP vêtement PREP argent ‘L’argent a servi à la femme à acheter un vêtement’ On peut se demander si d’autres observations justifieraient de considérer comme basique l’une de ces constructions de verbe ‘acheter’, et de traiter les autres comme dérivées (et par exemple d’analyser comme passive la construction de la phrase (17b)), mais il n’y a dans ces variations de voix aucune orientation évidente, et jusqu’à preuve du contraire il est prudent de considérer qu’on a là un type d’organisation de la valence verbale qui nécessite peut-être une approche spécifique pour pouvoir être appréhendé correctement. Valence verbale, transitivité et voix 19 Notice bibliographique Pour une orientation générale sur l’étude de la valence et de la voix, cf. Allerton 1996, Dik 1997 (ch. 1 du vol. 2), Humphreys 1999, Tsunoda 1999, Givón 2001 (ch. 3). Tesnière 1969 est un texte déjà ancien, mais qui a eu une influence considérable dans le développement des études sur la valence. Pour approfondir sur un plan général les thèmes de la valence et de la voix, cf. Hopper & Thompson (éds.) 1982, Tsunoda 1985, Grimshaw 1990, Fox & Hopper (éds.) 1994, Lazard 1994, Lazard (éd.) 1997b, Croft 2001 (ch. 8), Nichols, Peterson & Barnes 2004. Pour des études portant sur des langues particulières, cf. Schachter 1976 sur les langues des Philipinnes, Porterie-Gutierrez 1980 sur l’aymara, Allerton 1982 sur l’anglais, Shibatani 1988 sur les langues des Philippines, Creissels 1992 sur le soninké, Kroeger 1993 sur le tagalog, Mohanan 1994 sur le hindi, Essegbey 1999 & 2003 sur les verbes ‘à complément inhérent’ de l’ewe, Amberber 2000 sur l’amharique, Campbell 2000 sur le k’ichee’, Mithun 2000 sur le Yup’ik (ainsi que les autres études rassemblées dans Dixon & Aikhenvald (éds.) 2000), Creissels 2002 sur le tswana, Fortis 2003 sur le tagalog, Mchombo 2004 sur le chichewa, Lüpke 2005 sur le dialonké. Feuillet (éd.) 1991 est une étude typologique portant sur les langues européennes. Dixon 1988 décrit un parler fidjien présentant une organisation originale de la relation entre verbes transitifs et intransitifs. Sur l’incorporation, cf. pour une première orientation de Reuse 1999 ainsi que dans le vol. 1 de Haspelmath, König, Österreicher & Raible (éds.) 2001 la contribution de J. L. Iturrioz Leza sur l’incorporation, et pour approfondir Mithun 1984, Baker 1988b, Creissels & Jatta 1981 (sur le mandinka), Gràcia & Fullana 1991 (sur le catalan). Dimmendaal 2003 examine le statut des locatifs du point de vue de la transitivité, question rarement discutée mais sur laquelle les langues africaines présentent des données qui obligent à revoir les idées reçues. Verla & Mohanan 2003 réunit des études sur les sujets expérients dans les langues du sud-est asiatique.