Valence verbale, transitivité et voix

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Chapitre 21
Valence verbale, transitivité et voix
21.1. La notion de valence verbale
Par valence verbale on entend l’ensemble des propriétés de rection des verbes,
des deux points de vue sémantique et syntaxique :
(a) sémantiquement, le signifié lexical de chaque verbe implique la participation
d’un nombre déterminé d’arguments (entités qui jouent chacune un rôle précis dans
le type d’événement ou de situation signifié par le verbe), et conditionne en outre
plus ou moins la possibilité d’introduire dans la construction des constituants
ajoutant divers types de précisions, notamment la mention d’autres entités peuvant
participer à l’événement, ou des circonstances de l’événement ; par exemple, couper
dans son acception la plus courante implique sémantiquement deux arguments, un
agent et un patient, mais le sens de ce verbe suggère aussi l’intervention possible
d’un instrument, à la différence par exemple d’un verbe comme saisir ;
(b) syntaxiquement, chaque constituant nominal assumant dans la construction
d’un verbe un rôle sémantique déterminé présente des caractéristiques formelles
susceptibles de le distinguer des autres constituants nominaux participant à la
construction du même verbe avec des rôles sémantiques différents.
Il n’y a pas une correspondance simple et directe entre la valence sémantique et
la valence syntaxique d’un verbe. La relation entre rôles syntaxiques et rôles
sémantiques est évidente au niveau de chaque verbe pris individuellement, mais il
n’est pas facile de déterminer jusqu’à quel point il est possible de faire des
généralisations, et dans quelle mesure ces généralisations sont indépendantes des
langues particulières. Autrement dit, la connaissance de la valence verbale qu’ont
les locuteurs d’une langue met probablement en jeu à la fois des règles universelles
de correspondance entre propriétés sémantiques et propriétés syntaxiques des
verbes, des règles spécifiques de leur langue, et enfin des choses relevant d’une pure
et simple mémorisation, mais il est difficile de se faire une idée précise de la part
respective de ces divers facteurs.
La valence d’un lexème verbal ne doit pas être conçue comme déterminée de
manière unique. Beaucoup de verbes ont plusieurs possibilités de construction, du
double point de vue syntaxique et sémantique. La relation entre les différentes
constructions d’un même verbe peut relever de mécanismes relativement généraux,
mais parfois aussi les variations dans la valence d’un lexème verbal peuvent tenir à
2
Syntaxe générale, une introduction typologique
un phénomène de polysémie ne se prêtant à aucune généralisation, comme
l’illustrent avec le verbe français prendre les trois phrases L’homme a pris une
cigarette / L’infirmière lui a pris la température / L’hortensia a pris.
21.2. L’ambitransitivité
21.2.1 Remarques générales
Selon la définition posée en 17.2.2, une construction comportant deux termes
nominaux ayant les mêmes caractéristiques morphosyntaxiques que l’agent et le
patient des verbes d’action prototypiques est dite transitive, et toute construction ne
comportant pas un couple <A, P> est désignée comme intransitive (les
constructions parfois désignées comme ‘transitives indirectes’ étant désignées ici
comme constructions intransitives à argument oblique).
En toute rigueur, transitif / intransitif qualifie des constructions, et les verbes ne
peuvent être qualifiés de transitifs ou intransitifs que par un raccourci de langage.
En effet, dans la plupart des langues, on n’observe pas seulement des variations de
valence tenant aux diverses acceptions que peut avoir un lexème verbal
polysémique : en général, une proportion plus ou moins importante des verbes
d’une langue peuvent figurer également en construction transitive ou en
construction intransitive sans cesser de représenter le même type d’événement. On
peut désigner de tels verbes comme ambitransitifs, mais cette notion recouvre une
variété de mécanismes sémantiques, et la répartition des verbes d’une langue en
classes selon leurs propriétés de transitivité est rarement une question simple.
Les langues diffèrent en effet beaucoup dans la codification de la valence
syntaxique des verbes susceptibles d’entrer dans une construction transitive. On
peut dégager cinq grands types de comportements quant à la possibilité d’organiser
la valence de tels verbes sans toucher à leur forme (c’est-à-dire sans entrer dans le
cadre des mécanismes de voix dont il sera question un peu plus loin).
21.2.2 Verbes transitifs nécessairement construits avec un objet
Il peut y avoir selon les langues une classe plus ou moins importante de verbes
transitifs qui, en l’absence d’une modification morphologique relevant d’un
mécanisme de voix, sont totalement inaptes à entrer dans une construction où ne
figure explicitement, ni constituant nominal dans le rôle d’objet, ni indice d’objet.
21.2.3. Omission de l’objet à valeur d’indétermination
Il peut arriver qu’un verbe apte à figurer en construction transitive puisse aussi
figurer tel quel dans une construction intransitive où le rôle syntaxique du sujet reste
inchangé, mais avec une signification d’indétermination quant à l’identité de
l’argument représenté par l’objet dans la construction transitive. En français, ce type
de comportement, qui est notamment celui du verbe manger, est assez commun,
sans être toutefois général. Il est beaucoup plus général en tswana – ex. (1).
Valence verbale, transitivité et voix
(1)
a. Ke
S1S
y-a
go
rek-a
aller.FIN
INF
acheter.FIN 8/10chaussure
3
ditlhako
‘Je vais acheter des chaussures’
b. Ke
S1S
y-a
go
rek-a
aller.FIN
INF
acheter.FIN
‘Je vais faire des achats’ (litt. ‘Je vais acheter’)
21.2.4. Omission de l’objet à valeur anaphorique
Une troisième possibilité est que l’utilisation de verbes transitifs en construction
intransitive sans changement dans le rôle sémantique du sujet implique d’identifier
le deuxième argument du verbe transitif à un référent discursivement saillant. Ce
phénomène s’observe sporadiquement en français, mais il est beaucoup plus
systématique dans certaines langues. Par exemple, en baoulé – ex. (2), il est exclu
d’interpréter la phrase (2b) comme ‘Kofi a mangé’ (c’est-à-dire, avec une
indétermination quant à la chose mangée) ; la seule interprétation possible est ‘Kofi
l’a mangé’ (en se référant à quelque chose de précis déjà mentionné ou au moins
suggéré par le contexte), et la seule manière d’exprimer l’indétermination du second
argument du verbe ‘manger’ en baoulé consiste à faire explicitement figurer comme
objet un nom de sens général, comme en (2c).
(2)
a. kòfí
Kofi
dì-lì
juê
manger-ACP
poisson

‘Kofi a mangé du poisson’
b. kòfí
Kofi
dì-lí
manger-ACP
‘Kofi l’a mangé’
(en se référant à quelque chose de précis, supposé connu de l’allocutaire)
c. kòfí
Kofi
dì-lì
àliɛ̌
manger-ACP
nourriture
‘Kofi a mangé’
De manière analogue, en turc, l’absence de l’objet des verbes transitifs
s’interprète régulièrement comme ayant une valeur anaphorique, tandis que
l’expression d’une indétermination quant à l’argument objet tend à s’exprimer en
utilisant dans le rôle d’objet un nom apparenté au verbe (objet interne). Par
exemple, à côté de kazak örmek ‘tricoter un pullover’, ‘faire du tricot’ se rend par
örgü örmek, litt. ‘tricoter du tricot’ ; de même elbise dikmek ‘coudre une robe’ /
dikiș dikmek ‘faire de la couture’, etc.
21.2.5. Emploi intransitif de verbes transitifs à valeur réfléchie ou réciproque
En anglais, wash ou shave employés intransitivement ont une interprétation
réfléchie, et kiss ou meet employés intransitivement ont une interprétation
4
Syntaxe générale, une introduction typologique
réciproque. Beaucoup de langues ignorent totalement ce type d’ambitransitivité,
d’autres au contraire y ont recours beaucoup plus systématiquement que l’anglais.
21.2.6. Emploi intransitif de verbes transitifs
avec changement de valence de type passif ou décausatif
On désigne parfois comme labiles 1 les verbes transitifs dont l’emploi intransitif
implique que le rôle sémantique du sujet soit modifié de la même façon qu’auprès
d’une forme verbale passive, ou auprès d’une forme moyenne de sens décausatif.
Avec les verbes transitifs prototypiques, dont le sujet représente un agent, ce type de
comportement signifie qu’en l’absence d’objet, le sujet reçoit le rôle de patient ou
celui de siège du procès. Le français a ainsi un nombre relativement élevé de verbes
comme baisser, dont l’emploi dans Le prix des tickets de bus a baissé peut être
qualifié de décausatif par rapport à l’emploi transitif illustré par La compagnie de
transport a baissé le prix des tickets de bus.
Ce type d’ambitransitivité est pratiquement inexistant en tswana. Le bambara
illustre à l’opposé un cas de langue dans laquelle tout verbe transitif semble pouvoir
s’utiliser de cette façon, alors qu’en dehors d’un nombre limité de verbes transitifs
qui admettent une alternance de valence de type antipassif dans laquelle l’objet est
converti en oblique (cf. 26.3), il est extrêmement rare de pouvoir utiliser
intransitivement les verbes transitifs du bambara en maintenant le rôle sémantique
assigné au sujet. En règle générale, on ne peut signifier en bambara
l’indétermination du second argument d’un verbe transitif qu’au moyen d’une
construction dans laquelle le verbe ‘faire’ prend pour objet le nom de procès dérivé
du verbe transitif, comme l’illustre l’ex. (3).
(3)
a. N
bɛ
sogo dun
PRO1S INACP.POS
 
viande manger
‘Je mange (de) la viande’
b. *N
bɛ
dun
PRO1S INACP.POS
manger
(pourrait seulement signifier ‘On me mange’, ou ‘Je suis comestible’)
c. Sogo bɛ
dun
viande
manger
INACP.POS
‘La viande, ça se mange’ ou ‘On est en train de manger la viande’
d. N
bɛ
PRO1S INACP.POS
domuni
kɛ
action de manger faire
‘Je mange’
1 On trouve aussi selon les auteurs, avec le même sens, des termes comme réversible,
symétrique ou neutre.
Valence verbale, transitivité et voix
5
21.2.7. Situations complexes : le cas du basque
En fonction de la morphologie verbale de chaque langue, on peut rencontrer des
structurations du phénomène d’ambitransitivité qui combinent de manière plus ou
moins complexe les possibilités qui viennent d’être énumérées.
Par exemple, en basque, un verbe potentiellement transitif peut généralement
s’employer intransitivement avec une signification de type passif ou décausatif : dans
ikusten du ‘il/elle le/la voit’, l’auxiliaire transitif du marque l’accord avec un sujet et
un objet tous deux de 3ème personne du singulier), alors que dans ikusten da ‘il/elle
est visible, ça se voit’, la même forme du verbe ‘voir’ se combine à l’auxiliaire
intransitif da qui marque seulement l’accord avec un sujet de 3ème personne du
singulier). Mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire, car une phrase telle que Ez du
ondo ikusten (avec l’auxiliaire transitif du) peut selon les contextes s’interpréter, soit
comme ‘Il/elle ne le/la voit pas bien’ (le deuxième argument de ‘voir’ s’identifiant à
un référent contextuellement saillant), soit comme ‘Il/elle n’y voit pas bien’ (avec
indétermination quant au deuxième argument de voir). Une explication possible est
que les formes du verbe transitif basque couramment considérées comme marquant
l’accord avec un objet de 3ème personne du singulier sont plutôt les formes par
défaut du verbe transitif, qui en l’absence d’un constituant objet permettent aussi
bien l’identification du deuxième argument du verbe transitif à un référent
contextuellement saillant qu’une interprétation de type indéterminé.
21.3. La notion de voix
Pour décrire un même événement, il est fréquent de pouvoir utiliser des verbes
différents ne présentant pas le même traitement syntaxique des constituants
nominaux qui représentent les participants (comme par exemple vendre / acheter).
Cet aspect de la valence verbale étant fondamentalement une question de
lexicographie, on n’en parlera pas plus ici.
Il arrive souvent aussi que des variations dans la construction d’un même verbe
sans aucun changement dans la forme du verbe renvoient à des phénomènes de
polysémie, comme dans le cas de prendre évoqué en 21.1 ; c’est là encore un
phénomène dont la description relève de la lexicographie.
Mais il faut aussi envisager la possibilité que des variations dans la construction
d’un même verbe sans aucun changement dans sa forme tiennent à la possiblité de
traiter syntaxiquement de plusieurs façons différentes les entités impliquées dans un
même événement. Des phénomènes de ce type méritent par contre de figurer dans
la description syntaxique d’une langue, à partir du moment où ils ont un certain
degré de productivité, c’est-à-dire à partir du moment où ils tendent à se produire
systématiquement pour tous les verbes ayant certaines caractéristiques sémantiques.
En 21.2 – cf. notamment l’ex. (3), nous avons vu de tels cas, avec des verbes
transitifs dont l’emploi intransitif implique un changement régulier dans le rôle
sémantique du sujet. Rappelons aussi les constructions impersonnelles du français
et du tswana examinées en 19.5. Un autre exemple est la possibilité de faire varier
en anglais la construction de give ‘donner’ et d’autres verbes de schème argumental
6
Syntaxe générale, une introduction typologique
semblable de la façon illustrée par John gave a book to Mary / John gave Mary a
book.
Mais la possibilité d’utiliser un même verbe dans plusieurs constructions
différentes sans que sa forme change doit être distinguée de l’existence de relations
régulières entre des changements dans la forme du verbe et des changements dans
sa valence. Le terme de voix est retenu ici pour se référer à tout type de changement
dans les formes verbales qui présente une relation (relativement) régulière avec un
changement de valence. La notion de voix ainsi définie englobe des phénomènes qui
traditionnellement ne sont pas rangés à cette rubrique, mais elle exclut les
changements de valence, même relativement réguliers, qui ne sont pas corrélés à
des changements morphologiques du verbe. Par exemple, on ne parlera pas de voix
pour les mécanismes du français qu’illustrent Les commerçants ont baissé les prix /
Les prix ont baissé ou Un accident s’est produit / Il s’est produit un accident : ces
opérations sur la valence du verbe ont en français un certain degré de généralité,
mais elles ne mettent en jeu aucun changement morphologique du verbe2.
L’ex. (4) illustre la relation entre des changements dans la construction du verbe
tswana kwala ‘écrire’ et des mécanismes morphologiques de suffixation3 :
– à sa forme de base, ce verbe se construit avec un sujet qui représente l’agent de
l’action d’écrire, et avec un objet qui représente le résultat de cette action – ex. (4a) ;
– la suffixation qu’illustre l’ex. (4b) permet une construction intransitive dans
laquelle le verbe assigne au sujet un rôle identique à celui que la forme non dérivée
assigne à l’objet, ce qui correspond à la notion traditionnelle de voix passive ;
– la suffixation qu’illustre l’ex. (4c) permet une construction à deux objets dans
laquelle le verbe assigne au deuxième objet un rôle identique à celui que la forme
non dérivée assigne à son objet unique, tandis que le premier objet peut recevoir le
rôle de destinataire, le rôle sémantique assigné au sujet ne subissant quant à lui
aucune modification (voix applicative) ;
– la suffixation qu’illustre l’ex. (4d) permet une autre construction à deux objets,
dans laquelle le verbe assigne aussi au second objet un rôle identique à celui que la
forme non dérivée assigne à son objet unique, le premier objet cumule le rôle de
2 La définition retenue ici ne fait que généraliser la notion traditionnelle de voix, puisque la
voix passive de la grammaire latine et la voix moyenne de la grammaire grecque sont
seulement deux cas particuliers de la notion générale de changements morphologiques
dans le verbe régulièrement liés à des changements de valence. Mais d’un auteur à l’autre,
le terme de voix peut recevoir une acception variable. Pour certains, seules les opérations
sur la valence affectant le rôle de sujet sont considérées comme voix (ce qui exclut
l’applicatif et l’antipassif). Pour d’autres, le terme de voix est réservé aux mécanismes qui
n’introduisent aucun terme nucléaire nouveau (ce qui exclut le causatif et l’applicatif).
D’autres encore englobent dans la notion de voix des changements de valence non
nécessairement corrélés à des modifications morphologiques du verbe. D’autres enfin
parlent de voix pour caractériser des types sémantiques de prédication sans
nécessairement avoir en vue la description de mécanismes de changement de valence.
3 Dans les formes verbales du tswana, les marques de voix apparaissent avant une voyelle
finale (glosée FIN), qui est de nature flexionnelle car elle varie d’un tiroir verbal à l’autre,
sans qu’il soit toutefois possible de reconnaître une valeur de TAM précise à chacune des
formes qu’elle peut prendre.
Valence verbale, transitivité et voix
7
‘causataire’ et le rôle que la forme non dérivée assigne à son sujet, et le sujet reçoit
le rôle de ‘causateur’ (voix causative) ;
– (4e) combine dérivation applicative et dérivation causative, ce qui permet de
construire le verbe avec un sujet causateur et avec deux objets qui représentent
respectivement l’agent immédiat et le destinataire de l’action d’écrire ;
– (4f) combine dérivation applicative et dérivation passive, ce qui permet une
construction transitive dans laquelle, à la différence de la construction avec la forme
non dérivée, le sujet représente le destinataire ;
– (4g) combine dérivation causative et dérivation passive, ce qui permet une
construction transitive dans laquelle sujet et objet reçoivent les mêmes rôles
sémantiques qu’en (4a), mais qui, à la différence de (4a), implique la participation
d’un causateur dont l’identité n’est pas précisée ;
– finalement, (4h) combine les trois dérivations causative, applicative et passive,
ce qui permet une construction transitive dans laquelle le sujet reçoit le rôle de
destinataire, et qui sémantiquement implique la participation d’un causateur dont
l’identité n’est pas précisée.
(4)
a. Ke tlaa
S1S FUT
kwal-a
lokwalo
écrire-FIN 11lettre
‘J’écrirai une lettre’
b. Lokwalo lo
11lettre
S3:11
tlaa
kwal-w-a
FUT
écrire-PASS-FIN
‘La lettre sera écrite’
c. Ke tlaa
S1S FUT
kwal-el-a
Mpho lokwalo
écrire-APPL-FIN
1Mpho 11lettre
‘J’écrirai une lettre a Mpho’
d. Kitso o
1Kitso S3:1
tlaa
n-kwad-is-a
lokwalo
FUT
O1S-écrire-CAUS-FIN
11lettre
‘Kitso fera en sorte que j’écrive une lettre’
e. Kitso o
1Kitso S3:1
tlaa
kwad-is-ets-a
FUT
écrire-CAUS-APPL-FIN 1Mpho 11lettre
Mpho lokwalo
‘Kitso fera en sorte qu’une lettre soit écriteà Mpho’
f. Mpho o
1Mpho S3:1
tlaa
kwal-el-w-a
lokwalo
FUT
écrire-APPL-PASS-FIN
11lettre
‘Il sera écrit une lettre à Mpho’
g. Ke tlaa
S1S FUT
kwad-is-iw-a
lokwalo
écrire-CAUS-PASS-FIN 11lettre
‘Il sera fait en sorte que j’écrive une lettre’
8
Syntaxe générale, une introduction typologique
h. Mpho o
tlaa
kwad-is-ed-iw-a
Mpho
FUT
écrire-CAUS-APPL-PASS-FIN 11lettre
S3:1
lokwalo
‘Il sera fait en sorte qu’une lettre soit écrite à Mpho’
21.4. Critères généraux de caractérisation des mécanismes de voix
21.4.1. Destitution et promotion
Les mécanismes de voix n’impliquant pas un processus plus ou moins complexe
de remodelage des rôles sémantiques ont pour effet, soit de promouvoir un
participant, soit de destituer un participant, soit de combiner destitution et
promotion. La promotion consiste à traiter comme terme syntaxique nucléaire un
participant qui autrement ne pourrait pas avoir ce statut, ou à traiter comme sujet
un participant qui autrement serait traité comme objet ; la destitution est la perte du
statut de terme syntaxique nucléaire, ou le passage du statut de sujet à celui d’objet.
On peut se demander s’il existe des langues ayant des mécanismes de voix se
ramenant à une pure permutation entre les deux termes nucléaires de la
construction transitive. Cette possibilité ne peut pas être tout à fait exclue,
notamment pour le cas des langues des Philippines dont la situation sera brièvement
évoquée en 21.8. Mais les langues pour lesquelles la question se pose sont
relativement rares, et la description de leurs systèmes de voix reste une question
controversée.
Un critère de classement important est que certains mécanismes de voix
concernent directement, d’une manière ou d’une autre, le terme sujet, alors que
d’autres laissent inchangé le rôle sémantique assigné au sujet 4.
21.4.2. Polysémie des marques de voix
Les mécanismes de voix sont rarement d’une régularité absolue. Une fois qu’une
modification morphologique du verbe a été reconnue comme voix sur la base du fait
qu’elle modifie d’une certaine façon la valence d’un certain ensemble de verbes, il
est courant d’observer que la même modification morphologique ne produit pas
exactement le même effet (et produit même parfois un effet bien différent)
lorsqu’elle est appliquée à certains autres verbes. Parfois aussi, il arrive qu’avec le
même verbe, une même modification morphologique n’encode pas toujours le
même changement de valence. Nous en verrons de nombreux exemples dans les
chapitres suivants. De ce fait, dans la description d’une langue, la reconnaissance
d’une voix et son étiquetage précis peut constituer un problème qui n’a aucune
4 Selon le type d’alignement, un mécanisme de destitution du sujet ne se traduit pas
forcément par une modification des caractéristiques de codage du terme concerné, et une
modification des caractéristiques de codage du terme sujet n’implique pas nécessairement
une opération de destitution. En effet, dans un alignement de type ergatif, la conversion
du sujet d’une construction intransitive en objet d’une construction transitive ne modifie
pas ses caractéristiques de codage, et par contre le sujet change de caractéristiques de
codage selon que la construction dans laquelle il figure est transitive ou intransitive.
Valence verbale, transitivité et voix
9
solution entièrement satisfaisante. L’explication est vraisemblablement à chercher
dans les évolutions qui affectent les marqueurs d’opérations sur la valence verbale.
Dans la perspective où nous nous situons ici, ceci a comme conséquence qu’il ne
serait pas réaliste de prétendre proposer une typologie générale des voix, et qu’il
convient plutôt d’avoir pour objectif une typologie des opérations sur la valence
verbale susceptibles d’avoir selon les langues une relation plus ou moins régulière
avec une modification morphologique du verbe.
Nous nous limitons dans ce qui suit à une brève présentation de ces mécanismes,
qui seront repris de façon plus détaillée aux ch. 22 à 26.
21.5. Opérations sur la valence verbale qui affectent le terme sujet
21.5.1. Passif et autres mécanismes de destitution du sujet
sans introduction d’un participant supplémentaire
Le passif canonique est un mécanisme qui, opérant sur un verbe transitif,
produit une forme intransitive dérivée dont le sujet reçoit exactement le même rôle
sémantique que l’objet de la construction transitive – cf. ex. (4b) ci-dessus.
L’argument représenté par le sujet de la construction transitive peut devenir un
oblique (le complément d’agent de la grammaire traditionnelle) ou être
complètement occulté, mais sa participation même à l’évènement reste impliquée
par la construction passive, ce qui distingue d’ailleurs les véritables constructions
passives de certains emplois des formes moyennes. Par exemple, en français, on
pourrait à première vue être tenté d’expliquer également des phrases comme La
porte a été ouverte et La porte s’est ouverte en termes de destitution du sujet agent
et promotion de l’objet patient au statut de sujet. Mais il est possible d’introduire
volontairement dans la première phrase seulement (La porte a été ouverte
volontairement / *La porte s’est ouverte volontairement), et toute seule dans la
deuxième phrase seulement (La porte s’est ouverte toute seule / *La porte a été
ouverte toute seule), ce qui révèle que La porte a été ouverte implique la
participation d’un agent à l’évènement dénoté (le sujet recevant donc le rôle de
patient d’une action effectuée par un agent au même titre que l’objet de la
construction transitive correspondante), alors que dans La porte s’est ouverte, le
rôle assigné au sujet est celui d’entité qui est le siège d’un processus dont on laisse
entièrement ouverte la question de savoir quelle cause a pu le déclencher.
Les formes verbales utilisées dans des constructions passives canoniques se
rencontrent souvent aussi dans des constructions impliquant le même mécanisme de
destitution, mais comportant un sujet qui ne correspond pas à l’objet de la
construction transitive (passif oblique), ou bien ne comportant aucun sujet (passif
impersonnel). Mais certaines langues ont des formes verbales spécialisées dans ce
type de constructions.
21.5.2. Opérations sur la valence verbale de type moyen
Les formations morphologiques traditionnellement désignées comme voix
moyennes encodent typiquement des opérations sur la valence qui, appliquées à des
10
Syntaxe générale, une introduction typologique
verbes transitifs, aboutissent à des constructions intransitives dont le sujet reçoit un
rôle qui ne s’identifie pas purement et simplement à l’un de ceux que le verbe
transitif assigne à son sujet et à son objet, mais qui retient de manière variable des
traits caractéristiques de l’un ou l’autre de ces deux rôles. On peut parler de
remodelage des rôles sémantiques, par contraste avec le simple réarrangement
syntaxique de rôles sémantiques qui caractérise le passif. L’ex. peul (5) et l’ex.
tswana (6) illustrent respectivement une forme moyenne de sens autocausatif (le
sujet est à la fois siège du même processus que l’objet de la forme transitive
correspondante et responsable de ce processus), et une forme moyenne de sens
décausatif (le sujet est le siège du même processus que l’objet de la forme transitive
correspondante, mais le processus est conçu comme plus ou moins spontané).
(5)
a. O
S3.CL
mooɓt-ii
ɓe
rassembler-ACP
O3.CL
‘Il les a rassemblés’
b. Ɓe
S3.CL
mooɓt-aama
(passif)
rassembler-ACP.PASS
‘Ils ont été rassemblés’
c. Ɓe
S3.CL
mooɓt-iima
(moyen)
rassembler-ACP.MOY
‘Ils se sont rassemblés’
(6)
a. Ngwana o
S3:1
1enfant
thub-il-e
mae
casser-PARF-FIN
6œuf
‘L’enfant a cassé les œufs’
b. Mae a
6œuf
S3:6
thub-il-w-e
(ke
ngwana)
casser-PARF-PASS-FIN
par
1enfant
(passif)
‘Les œufs ont été cassés (par l’enfant)’
c. Mae a
6œuf
S3:6
thub-eg-il-e
(moyen)
casser-MOY-PARF-FIN
‘Les œufs se sont cassés’
21.5.3. Le causatif
Le causatif, illustré à l’ex. (4d) ci-dessus, est selon la définition classique5 une
opération introduisant un argument supplémentaire qui a le rôle sémantique de
causateur et qui prend le rôle syntaxique de sujet ; l’argument sujet de la
construction de base du verbe se maintient généralement dans la construction
causative, mais avec un rôle syntaxique autre que celui de sujet (objet, datif ou
oblique selon les cas), et sémantiquement, son rôle est automatiquement modifié du
5 Nous verrons au ch. 24 qu’il existe une définition alternative qui rend mieux compte de
certains aspects du causatif que ne le fait la définition classique.
Valence verbale, transitivité et voix
11
fait du statut de causataire que lui confère la construction causative. En particulier,
à partir d’un verbe intransitif qui assigne à son sujet le rôle de siège d’un processus
sans rien impliquer quant au déclenchement du processus en question, la dérivation
causative peut produire un verbe transitif qui assigne à son objet le rôle de patient,
comme dans l’ex. tswana (7b), à comparer avec (4d) ci-dessus.
(7)
a. Bana
2enfant
ba
tlaa
lel-a
S3:2
FUT
pleurer-FIN
‘Les enfants vont pleurer’
b. Lo
tlaa
led-is-a
S2P
FUT
pleurer-CAUS-FIN 2enfant
bana
‘Vous allez faire pleurer les enfants’
21.5.4. Autres
Parmi les mécanismes d’élargissement de la valence verbale par l’introduction
d’un terme supplémentaire traité comme sujet d’une construction transitive, le
causatif est particulièrement bien représenté dans les langues du monde, mais divers
autres mécanismes dans lesquels le terme supplémentaire prenant la place du sujet
reçoit un rôle sémantique autre que celui de causateur sont attestés, notamment
dans les langues eskimo. Il semble raisonnable de supposer que les formes verbales
dérivées impliquées dans de tels mécanismes représentent l’aboutissement ultime
de la grammaticalisation de prédicats complexes.
L’ex. (8) illustre une forme verbale dérivée du yup’ik qui encode l’adjonction
d’un terme représentant une personne à qui est attribuée une croyance – ex. (8). Ce
terme prend le rôle de sujet d’une construction transitive, et l’argument sujet de la
construction de base est destitué : si on part d’une construction intransitive, il reçoit
le rôle d’objet (ce qui n’entraîne aucune modification de sa forme, le yup’ik étant
une langue à alignement ergatif) ; si on part d’une construction transitive, il est
traité comme oblique au cas allatif. Le reste de la construction n’est pas modifié.
(8)
a. Angun ayag-tuq
homme partir-DECL.S3S
‘L’homme est parti’
b. Nuk’a-m
Nuk’aq-ERG
angun
ayag-yuk-aa
homme
partir-croire-DECL.S3S.O3S
‘Nuk’aq croit que l’homme est parti’
c. Angute-m
homme-ERG
kiput-aa
kelipaq
acheter-DECL.S3S.O3S pain
‘L’homme a acheté le pain’
d. Nuk’a-m
Nuk’aq-ERG
angut-mun
kipu-cuk-aa
kelipaq
homme-ALL
acheter-croire-DECL.S3S.O3S
pain
‘Nuk’aq croit que l’homme a acheté le pain’
12
Syntaxe générale, une introduction typologique
21.6. Opérations sur la valence verbale qui n’affectent pas le terme sujet
21.6.1. L’antipassif
Une opération de type antipassif consiste à passer d’une construction
transitive à une construction intransitive sans changer le rôle sémantique du sujet.
Ce mécanisme ayant été principalement identifié dans des langues à alignement
ergatif, il convient de rappeler que dans de ces langues, une telle opération modifie
les caractéristiques de codage du sujet.
A l’antipassif, comme le montre l’ex. k’ichee’ (9), l’argument représenté par
l’objet de la construction transitive est ou bien totalement absent – ex. (9b), ou bien
‘récupéré’ sous forme d’oblique – ex. (9c).
(9)
a. X-Ø-ki-loq’
ACP-O3S-S3P-acheter
ixiim ri
ixoqiib’
maïs
femme.PL
DEF
‘Les femmes ont acheté du maïs’
b. X-e-loq’-on
ri
ACP-S3P-acheter-ANTIPASS DEF
ixoqiib’
femme.PL
‘Les femmes ont fait des achats’
c. Aree ri
FOC
DEF
ixoqiib’
x-e-loq’-ow
r-eech
ri
ixiim
femme.PL
ACP-S3P-acheter-ANTIPASS
3S-pour
DEF
maïs
‘Ce sont les femmes qui ont acheté le maïs’
21.6.2. L’applicatif
L’applicatif, illustré à l’ex. (4d) ci-dessus, consiste, soit à promouvoir un oblique
au statut d’objet, soit à introduire un terme supplémentaire qui prend le statut
d’objet, le rôle sémantique du sujet restant dans les deux cas inchangé.
21.7. Combinaisons d’opérations sur la valence
A partir d’un lexème verbal, on peut imaginer d’enchaîner différentes opérations
sur la valence. Par exemple, une opération de promotion de l’objet d’une
construction transitive au statut de sujet (passif canonique) peut concerner un objet
qui ne fait pas partie de la valence de base du verbe, mais dont la présence a été
validée par une dérivation applicative ou causative. Il n’est effectivement pas rare
que le système des langues autorise des combinaisons de marques de voix encodant
un enchaînement d’opérations sur la valence du verbe. C’est d’ailleurs ce qui a été
illustré ci-dessus par l’exemple tswana (4), où nous avons observé les possibilités de
cumul causatif + passif, applicatif + passif, causatif + applicatif, causatif +
applicatif + passif, avec à chaque fois un résultat entièrement prédictible à partir de
la valeur de chaque marque de voix prise isolément.
Valence verbale, transitivité et voix
13
Mais le système des langues présente souvent des restrictions arbitraires à la
possibilité de combiner les voix, et les combinaisons de voix peuvent parfois avoir
des significations qui ne sont pas totalement prédictibles.
Par exemple la mise au passif de constructions causatives est interdite par le
système du français. Or une phrase comme *Marie a été faite pleurer par Jean ne
ferait que combiner sans la moindre complication deux mécanismes qui existent
tous deux en français, et ne poserait aucun problème d’interprétation. D’ailleurs,
l’équivalent littéral de cette phrase française considérée comme agrammaticale est
parfaitement admis dans la plupart des langues qui ont comme le français un passif
et un causatif, notamment en italien, où on peut avoir par exemple Fummo fatti
scendere, litt. ‘Nous fûmes faits descendre’ pour ‘On nous fit descendre’.
On peut aussi évoquer la réflexivisation du causatif, qui selon les langues peut
produire des effets sémantiques variés. En français, la signification littérale de se
faire tuer serait quelque chose comme ‘faire en sorte d’être tué’ ; une telle
interprétation reste bien sûr possible, mais on observe que la même construction
s’utilise dans des contextes où il est clair que le référent du sujet de se faire tuer n’a
aucune responsabilité dans l’événement dont il est la victime, et où on pourrait
utiliser de manière tout à fait équivalente le passif être tué. En tswana, la même
combinaison produit un effet de sens différent : dans cette langue, itedisa, forme
dérivée du verbe lela ‘pleurer’, a pour sens littéral ‘se faire pleurer’, mais son
interprétation la plus courante est ‘faire semblant de pleurer’.
Toujours en tswana, l’observation de la réflexivisation de l’applicatif confirme
qu’il ne serait pas correct de vouloir toujours analyser les combinaisons de voix
comme reflétant un enchaînement mécanique où chaque opération sur la valence
prendrait comme input le résultat de l’opération précédente. En effet, le sens de
certains verbes comme dula ‘être assis’ rend difficile sinon impossible une dérivation
applicative validant la présence d’un objet représentant un bénéficiaire (on peut
difficilement imaginer d’être assis au profit ou au détriment de quelqu’un) ; par
contre, la forme applicative-réfléchie itulela, littéralement ‘être assis pour soimême’, est parfaitement possible, avec comme signification ‘prendre plaisir à rester
assis’, ‘se prélasser sur sa chaise’.
Ces valeurs particulières des combinaisons de voix peuvent parfois s’expliquer
par la rétention de significations qui étaient productives dans un état ancien du
système, mais qui ont cessé de l’être lorsque les voix concernées sont employées
isolément. Un exemple de ce type sera évoqué en 22.4 .2.
Enfin, si en règle générale les opérations complexes sur la valence verbale sont
encodées par des combinaisons de marqueurs encodant chacun une opération
élémentaire, on peut rencontrer des cas où une marque morphologique non
décomposable encode une opération complexe sur la valence. C’est par exemple le
cas de la combinaison applicatif-bénéfactif + réfléchi en géorgien (‘faire quelque
chose pour soi-même’), encodée par une forme que les grammaires du géorgien
désignent comme ‘version subjective’ (sataviso kceva) : il existe par ailleurs en
géorgien une forme applicative du verbe de sens bénéfactif (‘faire quelque chose
pour quelqu’un’), désignée comme ‘version objective’ (sasxviso kceva – cf. 25.2),
mais il est impossible de décomposer la marque de l’applicatif réfléchi du géorgien
en deux fragments dont l’un serait la marque de l’applicatif et dont l’autre pourrait
être considéré comme apportant une valeur de réfléchi.
14
Syntaxe générale, une introduction typologique
21.8. Valence verbale et incorporation
Morphologiquement, l’incorporation est un mécanisme de composition par
lequel la combinaison d’un verbe et d’un nom donne naissance à un mot unique
ayant le statut de verbe. Dans les langues européennes, la formation de verbes par
incorporation n’existe généralement que de manière sporadique (des verbes comme
main-tenir ou cul-buter ont été formés dans l’histoire du français par incorporation,
mais l’incorporation n’a jamais été productive en français, et on peut en dire autant
de pratiquement toutes les langues d’Europe)6. Dans d’autres langues, notamment
amérindiennes, ce mécanisme peut avoir un degré élevé de productivité.
Syntaxiquement, l’incorporation n’a pas toujours le même effet sur la valence du
verbe qui incorpore ainsi un nom.
21.8.1. Incorporation d’un nom non identifié à l’un des arguments du verbe
Ce type d’incorporation, qui ne modifie pas la valence du verbe, est attesté en
nahuatl avec plusieurs types de significations : le nom incorporé peut ajouter au
verbe un sens de type circonstanciel (instrumental, locatif, …) – ex. (10) – ou un sens
de comparaison – ex. (11), et avec les verbes transitifs, le nom incorporé peut
restreindre l’action à laquelle se réfère le verbe à une partie du référent de l’objet
(le cas le plus commun étant celui d’un objet se référant à une personne, avec
incorporation d’un nom de partie du corps au verbe) – ex. (12).
(10)
a. Huāqui
se faner.PRES
in
xōchitl
DEF
fleur
‘La fleur se fane’
b. Tle-huāqui
feu-se faner.PRES
in
xōchitl
DEF
fleur
‘La fleur se fane sous l’effet du feu’ (litt. ‘La fleur se feu-fane’)
(11)
a. Cuepōni
éclore.PRES
in
xōchitl
DEF
fleur
‘La fleur éclot’
b. Xōchi-cuepōni
fleur-éclore.PRES
in
no-cuīc
DEF
1S-chant
‘Mon chant éclot comme une fleur’ (litt. ‘Mon chant fleur-éclot’)
6 On peut toutefois mentionner le cas du catalan, qui possède quelques dizaines de verbes
composés du type N + V, dans lesquels le premier élément est toujours un nom de partie
du corps, comme par exemple cama-trencar ‘casser la jambe’, cor-trencar ‘briser le cœur’,
ull-ferir ‘impressionner’ (litt. œil-blesser).
Valence verbale, transitivité et voix
(12)
a. Ni-c-pāca
S1S-O3S-laver.PRES
in
pilli
DEF
enfant.SG
15
‘Je lave l’enfant’
b. Ni-c-tzom-pāca
S1S-O3S-cheveu-laver.PRES
in
pilli
DEF
enfant.SG
‘Je lave les cheveux à l’enfant’ (litt. ‘Je cheveu-lave l’enfant’)
Les verbes composés de ce type ont souvent des signifiés non immédiatement
prédictibles à partir de la simple combinaison des signifiés de leurs éléments.
Un phénomène relativement productif d’incorporation sans changement de la
valence du verbe peut exister dans des langues qui ignorent (ou n’utilisent que
sporadiquement) les autres types d’incorporation. A l’exemple du catalan déjà
évoqué à la note 6 ci-dessus, on peut ajouter celui du bambara, qui n’a pas de
mécanisme productif d’incorporation de l’objet mais utilise de façon productive
l’incorporation avec une valeur, soit de comparaison (jakuma-taama ‘chat-marcher’
→ ‘marcher à pas de loup’), soit de restriction de l’action verbale à une partie du
référent de l’objet (kan-tigɛ ‘cou-couper’ → ‘égorger’), ces deux emplois de
l’incorporation pouvant se cumuler avec le même verbe (ʃɛnin-kan-tigɛ ‘poulet-coucouper’ → ‘égorger comme un poulet’).
21.8.2. Incorporation avec absorption d’un rôle d’argument
Dans ce type d’incorporation, le lexème nominal qui se combine avec un lexème
verbal pour former une base verbale composée ‘absorbe’ le rôle sémantique que le
lexème verbal en question assigne à un de ses arguments, et le verbe composé perd
la propriété de pouvoir se combiner avec un constituant auquel serait assigné ce
rôle.
Le cas le plus commun d’incorporation avec réduction de la valence du verbe est
l’incorporation de l’objet, qui permet de former des verbes composés intransitifs à
partir de verbes transitifs, comme dans l’ex. nahuatl (13) : pour exprimer ce que
d’autres langues expriment au moyen de la combinaison d’un verbe transitif avec un
constituant nominal interprété comme non spécifique assumant le rôle syntaxique
d’objet, le nahuatl a la possibilité d’utiliser une base verbale intransitive (c’est-àdire, à laquelle se préfixent seulement des indices de sujet) formée par la
juxtaposition d’un lexème nominal7 et d’un lexème verbal.
(13)
a. Ni-c-cua
S1S-O3S-manger.PRES
in
nacatl
DEF
viande
‘Je mange la viande’
b. Ni-c-cua
S1S-O3S-manger.PRES
nacatl
viande
‘Je mange de la viande’
7 On notera que le nom incorporé apparaît en nahuatl à une forme (ici naca-) qui n’existe
pas comme mot isolé (la forme absolue du mot nahuatl pour ‘viande’ est nacatl).
16
Syntaxe générale, une introduction typologique
c. Ni-naca-cua
S1S-viande-manger.PRES
‘Je mange de la viande’8
L’ex. (14) illustre le même phénomène en futunien, langue à alignement ergatif :
l’incorporation s’accompagne de la disparition de la préposition ergative, ce qui
montre que l’incorporation a pour effet de convertir l’agentif de la construction
transitive en sujet d’une construction intransitive.
(14)
a. e
INACP
taki
e
le
fafine le
motokā
kula
conduire
ERG
DEF
femme
voiture
rouge
DEF
‘La femme conduit la voiture rouge’
b. e
INACP
taki
motokā
le
fafine
conduire
voiture
DEF
femme
‘La femme conduit’
L’incorporation de l’objet est l’aboutissement ultime d’une tendance très
générale des noms indéfinis assumant le rôle d’objet à avoir seulement une mobilité
réduite par rapport au verbe.
Typologiquement, il est intéressant d’observer qu’il n’y a pas de relation
nécessaire entre l’existence d’un mécanisme productif de formation de noms
composés signifiant ‘le fait d’effectuer sur un N l’action V ’ et l’existence d’un
mécanisme productif d’incorporation de l’objet au verbe. Par exemple, l’anglais a
une classe productive de noms composés du type illustré par car wash-ing ‘lavage de
voitures’, mais n’a pas les verbes composés correspondants. La même chose
s’observe en bambara, en hongrois, etc.
21.8.3. Incorporation classificatoire
Dans ce type d’incorporation comme dans le précédent, le nom incorporé
s’identifie à l’un des arguments du verbe, mais le verbe ne perd pas pour autant la
faculté de se construire avec un constituant auquel est assigné le même rôle. Le
principe est que le nom incorporé doit être un hypéronyme du constituant
représentant l’argument auquel il s’identifie. En d’autres termes, le nom incorporé
fonctionne comme classificateur du constituant auquel il correspond.
8 La traduction en français efface la différence sémantique qu’il y a en nahuatl entre nom
indéfini assumant le rôle d’objet – comme en (13b) – et nom incorporé – comme en (13c) :
le nom indéfini employé comme objet ne signifie rien de plus que la restriction de l’action
que désigne le verbe à un certain type d’objet, alors que l’emploi d’un verbe composé
implique que l’action à laquelle se réfère le verbe composé corresponde à un type
socialement reconnu d’activité. Par exemple, (13b) ne signifie rien de plus que ‘je suis dans
l’activité de manger de la viande’, tandis que (13c) peut impliquer que l’activité de manger
de la viande est par exemple en relation avec une fête lors de laquelle on mange des choses
spéciales, différentes de la nourriture quotidienne.
Valence verbale, transitivité et voix
17
Dans l’ex. caddo (15), -’ič’ah- ‘œil’ fonctionne ainsi comme classificateur d’objets
petits et ronds et s’incorpore au verbe (avec certains changements
morphophonologiques) lorsque celui-ci a pour arguments des noms comme ‘perle’
ou ‘prune’.
(15)
a. kassi’ háh-’ič’á-sswí’-sa’
perle
TAM-œil-enfiler-TAM
‘Je suis en train d’enfiler des perles’
b. ka’ás háh-’ič’ah-’i’-sa’
prune
TAM-œil-croître-TAM
‘Les prunes se développent’
21.9. L’orientation des mécanismes de voix
Dans ce qui précède, les mécanismes de voix ont été présentées d’une façon qui
présuppose une orientation de la relation entre les formes d’un même verbe qui
diffèrent par leur valence. La plupart du temps, la morphologie justifie cette
démarche : une des formes du verbe est clairement la forme de base, non marquée
pour la voix, et les autres en dérivent par l’adjonction de marques de voix ; la
valence de la forme de base est une propriété lexicale du verbe, et chaque marque
de voix encode une opération sur la valence de la forme à laquelle elle s’ajoute.
Mais on peut également rencontrer des variations morphologiques du verbe
corrélées à des changements de valence qui ne se laissent pas orienter de manière
évidente. Par exemple, le hongrois a de nombreuses paires de verbes comme jav-ul
(intr.) ‘s’améliorer’ / jav-ít (tr.) ‘améliorer’, ‘corriger’ illustré à l’ex. (16) : ces deux
verbes dérivent chacun de leur côté de jav-, allomorphe de l’adjectif jó ‘bon’, et rien
ne justifie de postuler une dérivation de type causatif faisant passer de javul à javít,
ou une dérivation de type décausatif faisant passer de javít à javul.
(16)
a. Jav-ul-t-Ø
bon-DER-PAS-S3S
a
helyzet
DEF
situation.SG
‘La situation s’est améliorée’
b. Hibákat
faute.PL.ACC
jav-ít-ott-Ø
a
tanár
bon-DER-PAS-S3S
DEF
professeur.SG
‘Le professeur a corrigé des fautes’
Certains systèmes de voix très élaborés posent justement des problèmes
descriptifs difficiles du fait que dans ces systèmes, toute forme verbale comporte
nécessairement une marque dont les variations sont corrélées à des changements de
valence, mais sans qu’on puisse de manière évidente sélectionner une forme de base
dont les autres proviendraient par un processus de dérivation encodant des
modifications de la valence de la forme de base.
En tagalog et dans d’autres langues des Philippines, toute phrase à prédicat
verbal comporte nécessairement un terme nominal et un seul marqué d’une certaine
18
Syntaxe générale, une introduction typologique
préposition, qui est en tagalog ang. La sélection de ce terme semble être une
question de topicalisation, et il n’est pas impossible que son comportement dans
certaines opérations syntaxiques justifie de le désigner comme sujet, mais en tout
cas le terme ainsi sélectionné peut varier sans que cela affecte le contenu dénotatif
de la phrase. Le principe, illustré à l’ex. (17) par la construction des différentes
formes de voix du verbe tagalog bili ‘acheter’, est que :
– tout terme de la construction d’un verbe, quel que soit son rôle sémantique, est
susceptible d’être introduit par la préposition ang (qui ne véhicule donc par ellemême aucune information sur le rôle sémantique du nom qu’elle introduit) ;
– la forme verbale comporte toujours un marqueur non vide qui varie selon le
choix du terme introduit par la préposition ang (et donc informe sur le rôle
sémantique de ce terme) ;
– les termes autres que celui introduit par ang sont introduits par une
préposition dont le choix dépend de leur rôle sémantique, mais qui ne marque par
exemple aucune différence entre les termes de la construction du verbe ‘acheter’
représentant l’acheteur et l’acheté : les phrases (c-e) montrent que ces deux termes
sont également introduits par la préposition ng lorsqu’un autre terme de la
construction est sélectionné pour être marqué par ang.
(17)
a. B-um-ili
acheter.VOIX
ng
damit
ang
babae para-sa
bata
PREP
vêtement
PREP
femme
enfant
PREP
‘La femme a acheté un vêtement pour l’enfant’
b. B-in-ili
acheter.VOIX
ng
babae
ang
damit
sa
tindahan
PREP
femme
PREP
vêtement
PREP
magasin
‘Le vêtement a été acheté par la femme au magasin’
c. B-in-il-han
acheter.VOIX
ng
babae
ng
damit
ang
tindahan
PREP
femme
PREP
vêtement
PREP
magasin
‘Le magasin a été le lieu de l’achat du vêtement par la femme’
d. I-b-in-ili
acheter.VOIX
ng
babae
ng
damit
ang
bata
PREP
femme
PREP
vêtement
PREP
enfant
‘L’enfant a eu un vêtement acheté par la femme’
e. Ipinam-bili
acheter.VOIX
ng
babae
ng
damit
ang
pera
PREP
femme
PREP
vêtement
PREP
argent
‘L’argent a servi à la femme à acheter un vêtement’
On peut se demander si d’autres observations justifieraient de considérer
comme basique l’une de ces constructions de verbe ‘acheter’, et de traiter les autres
comme dérivées (et par exemple d’analyser comme passive la construction de la
phrase (17b)), mais il n’y a dans ces variations de voix aucune orientation évidente,
et jusqu’à preuve du contraire il est prudent de considérer qu’on a là un type
d’organisation de la valence verbale qui nécessite peut-être une approche spécifique
pour pouvoir être appréhendé correctement.
Valence verbale, transitivité et voix
19
Notice bibliographique
Pour une orientation générale sur l’étude de la valence et de la voix, cf. Allerton 1996,
Dik 1997 (ch. 1 du vol. 2), Humphreys 1999, Tsunoda 1999, Givón 2001 (ch. 3). Tesnière 1969
est un texte déjà ancien, mais qui a eu une influence considérable dans le développement des
études sur la valence. Pour approfondir sur un plan général les thèmes de la valence et de la
voix, cf. Hopper & Thompson (éds.) 1982, Tsunoda 1985, Grimshaw 1990, Fox & Hopper
(éds.) 1994, Lazard 1994, Lazard (éd.) 1997b, Croft 2001 (ch. 8), Nichols, Peterson & Barnes
2004.
Pour des études portant sur des langues particulières, cf. Schachter 1976 sur les langues
des Philipinnes, Porterie-Gutierrez 1980 sur l’aymara, Allerton 1982 sur l’anglais, Shibatani
1988 sur les langues des Philippines, Creissels 1992 sur le soninké, Kroeger 1993 sur le
tagalog, Mohanan 1994 sur le hindi, Essegbey 1999 & 2003 sur les verbes ‘à complément
inhérent’ de l’ewe, Amberber 2000 sur l’amharique, Campbell 2000 sur le k’ichee’, Mithun
2000 sur le Yup’ik (ainsi que les autres études rassemblées dans Dixon & Aikhenvald (éds.)
2000), Creissels 2002 sur le tswana, Fortis 2003 sur le tagalog, Mchombo 2004 sur le chichewa,
Lüpke 2005 sur le dialonké. Feuillet (éd.) 1991 est une étude typologique portant sur les
langues européennes. Dixon 1988 décrit un parler fidjien présentant une organisation
originale de la relation entre verbes transitifs et intransitifs.
Sur l’incorporation, cf. pour une première orientation de Reuse 1999 ainsi que dans le
vol. 1 de Haspelmath, König, Österreicher & Raible (éds.) 2001 la contribution de J. L.
Iturrioz Leza sur l’incorporation, et pour approfondir Mithun 1984, Baker 1988b, Creissels &
Jatta 1981 (sur le mandinka), Gràcia & Fullana 1991 (sur le catalan).
Dimmendaal 2003 examine le statut des locatifs du point de vue de la transitivité,
question rarement discutée mais sur laquelle les langues africaines présentent des données
qui obligent à revoir les idées reçues.
Verla & Mohanan 2003 réunit des études sur les sujets expérients dans les langues du
sud-est asiatique.
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