Bonjour. Fallait que je mette ce qui va suivre quelque part. Ici, il me

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Bonjour. Fallait que je mette ce qui va suivre quelque part. Ici, il me semble qu'il ne sera pas trop mal. Merci...
Mon cher métier, ça commence à faire un petit moment qu'on se passe à côté avec un peu de froideur, toi et moi,
et ce serait peut-être bien que maintenant, on se comporte un peu comme des adultes, et qu'on parle.
Sérieux, tu nous as vus ? Ça fait des années qu'on éduque, qu'on encourage le dialogue et la réflexion sur soi, et
on en est là.
À plus trop savoir ce qu'on fout ensemble, et à pas se dire la vérité.
Honnêtement, je ne sais pas pourquoi je t'ai choisi toi, et c'est pourtant la question qu'on aime à poser, en
concours, en examens, en entretiens. Franchement, je crois bien que personne ne peut y répondre vraiment, ou
alors ceux qui le peuvent, je trouve ça embêtant, un peu. Mais ce n’est pas le sujet. Voilà, d'ailleurs, un truc qu'on
a adoré faire ensemble, digresser, partir dans des réflexions, aller au fond du truc. Tu te rappelles ? On s'est
éclatés, ouais.
Et aujourd'hui, un peu moins, faut reconnaitre.
On m'avait prévenue, que te n’étais pas simple, on m'avait prévenue, que tenir vingt ans avec toi, c'était chaud.
Surtout que je te n’ai pas choisi n'importe où, c'est vrai, je suis allée te chercher à l'ase, je suis allée te chercher
en internat.
Mais tu vois, t'as tellement changé que j'en suis au point de me dire que te chercher ailleurs serait revenu au
même, ça aurait juste pris plus de temps.
T'étais chouette, au début, tu sais, quand tous tes inconvénients, c'était que dalle à côté des trucs sympas.
Quand on se battait pour une situation, quand on imaginait des stratégies. Quand on menait des réflexions,
toutes droit sorties de notre génial sens de l'observation, et de l'analyse. Quand on faisait un diagnostic, quand on
montait un projet pour ensuite le démonter, et puis le remonter, et puis le rafistoler, et puis le faire évoluer, et puis
tout changer. Quand on faisait des trucs humains et éducatifs. Des trucs avec du sens. Ce sens qu'on ne perdait
jamais de vue.
Et quand on allait faire du velo, ou du poney, ou quand on allait à la plage. Tu te rappelles qu'on postait une photo
du lac sur facebook, et qu'on disait "et pendant ce temps-là je suis payée hé hé", et que les gamins ils étaient
bien, et heureux? Et le mieux, hein, dis, le mieux du mieux, tous ces petits détails, ces moments de grâce, ces
repas où on s'est marrés avec les gamins, ces petits mots, ces petites blagues, tous ces moments informels,
drôles ou touchants ou émouvants ou tout en même temps. Ce putain de quotidien, notre outil magique. Tu te
rappelles comme on avait ri, à se prendre en photo avec les dents pleines du chocolat des bananes flambées,
comme on était contents d'en voir un décrocher le stage de ses rêves, comme on s'est marrés en faisant des
blind tests et des chorégraphies ? J'arrête là, parce que j'en ai des pelletées encore, d'anecdotes comme ça.
Comme quoi, tu vois, je n’ai pas l'air, mais je me souviens des bons moments, et je me souviens comme je t'ai
aimé.
Puis chais pas, tu t'es mis à faire n'importe quoi. Tu t'es mis à faire des plannings sans queue ni tête, des trucs
infâmes où tu me laissais plus d'air. Tu t'es mis à faire des trucs indignes de toi, à penser à un prix de journée
avant de penser à un être humain. Tu t'es mis à plus rien anticiper, à plus tenir compte des signaux qu'on savait
pourtant si bien interpréter. Tu t'es mis à plus nous écouter, nous, les observateurs de terrain. Tu t'es mis à avoir
des chefs qui basculent, t'as renié tes principes pour faire tourner une boutique. T'as renoncé à protéger, t'as
renoncé à accompagner, ou alors tu l'as fait de façon bordélique, t'as gardé au lieu de réorienter, au détriment de
tous, t'as admis un nouveau alors que ce n’était pas le moment. Et puis tu l'as choisi gratiné, soit dans le genre
frappé, alors que tu sais qu’on n’a pas les moyens, ni les partenaires, soit dans le genre trop vulnérable, comme
si tu voulais faire un peu plus de mal. T'as bousillé des groupes. T'as admis les dérapages et la violence, tu as
laissé les jeunes s'enfermer dedans sans nous donner les moyens d'en sortir. Tu nous as laissés essayer
d'éteindre le feu, et tu nous a plus protégés. Tu nous a abandonnés, dans l'insécurité et le non-sens. T'as fait
semblant d'être toujours un chouette truc, t'avais toujours tes théories, et ptet meme tes intentions, mais voilà, t'as
fait semblant. Tu as tué la réflexion et le bon sens et la justesse. Tu nous as reproché de vouloir du confort, d'être
dans le rejet. Sérieusement, tu crois qu'on t'aurait choisi toi, si on faisait du confort notre priorité ?
Tu t'es fait manger, tu t'es fait des potes en costard cravate, et t'as préféré être avec eux plutot qu'avec nous, à
nous aider à convaincre celui-là du bienfondé du changement des draps, ou cet autre des bienfaits de la douche.
Je peux concevoir que tu aies préféré un peu plus de confort que celui d'un foyer qui pue des pieds, dans lequel il
y a des courants d'air et plein de vieux trucs qui déconnent. Franchement, moi aussi j'y ai pensé. Mais quand
même, t'avais pas encore un peu envie de mener une action diplomatique pour que ce jeune cesse de déranger
son voisin de chambre avec ses masturbations indiscrètes, ou d'emporter la salade de riz pour aller manger
dehors sur un coup de tête ? Et même, te n’avais pas encore un peu envie, de voir une mère avancer, ou un
jeune partir en appart, ou signer un apprentissage ? Ces émotions, toutes confondues, tu les voulais plus ?
Je te reconnais plus, cher métier.
Je sais plus qui tu es.
Et je n’en reviens pas, tu sais. je n’en reviens pas, de t'avoir vu partir comme ça. Je pensais que c'était moi, qui te
quitterai. Puisqu'on m'avait prévenue. Je pensais que je me rendrai compte que tu te mettais a deconner, et que
je saurai partir. Je pensais même, un jour, avoir fait le tour de toi, et ressentir l'appel du large, avec la conscience
légère du chemin délibérément choisi.
Ouais, ben tu dois bien te marrer, de voir comme tu m'as eue et comme je n’ai rien vu venir. C'est toi, qui m'as
jetée, et rejetée, parce que je me suis accrochée.
Je t'intéresse plus trop, maintenant. C'est vrai, je suis devenue cynique, et amère, et un peu chiante, avec mes
beaux principes et mes penchants d'éducation populaire avec lesquels tu te torches, parce que toi, tu dois
t'occuper de savoir comment on va économiser, et être rentables, et coller à des injonctions débiles qui n'ont pas
lieu d'être et qui ne génèrent que davantage d'inadaptations. Je suis celle qui râle, celle qui gueule, celle qu'est
pas d'accord, celle qui fait des bras de fer avec les moulins à vent, celle qui voudrait te faire entendre que je ne
marche plus dans ta mascarade désolante. Celle que tu regardes un sourire en coin, en me laissant causer pour
mieux me la faire fermer, parce que t'as franchement autre chose à foutre que de m'aider à nettoyer les
décombres que tu fabriques.
Alors j'ai plus trop envie, parce que tu me coûtes. J'ai plus envie de me battre pour des choses qui te laissent
indifférent alors qu'elles étaient ta raison d'exister. J'ai plus envie de lutter contre le rouleau compresseur des
politiques sociales absurdes que tu cautionnes. Tu me fatigues. Tu ne mérites plus que je me remette en
question, que je m'interroge sur mes pratiques, que je rentre chez moi quand tout le monde dort et que je te
donne des week-ends et des jours fériés. Tu m'enlèves du temps, du repos, du loisir, de l'énergie, tu m'uses et
m'épuises, tu m'empêches de faire ce que je crois juste, éthique, déontologique, tu mets des montagnes à
franchir là où il ne devrait y avoir que des plaines. Tu me fais faire tout ça pour rien, parce que tu en fais n'importe
quoi. Tu mens, aussi. J'ai honte de toi, et je ne suis pas fière de moi non plus de marcher avec toi. Tu brûles les
ailes et piétines les petits scarabées, ceux qui savaient pourquoi ils étaient là, du côté des jeunes ou du côté des
adultes, avant que tu ne deviennes une grosse machine désincarnée.
Je suis bien embêtée, quand même. Parce que à part toi, pour manger et payer ma maison, je ne sais pas trop
faire autre chose.
Et puis tu me fais de la peine, un peu, beaucoup. J'aurais bien voulu pouvoir t'aimer encore. J'aurais bien voulu
continuer à croire que t'étais encore un peu humain.
J'aurais bien voulu que tu fasses encore de l'éducatif, au lieu de devenir un système lentement mais sûrement
démantelé, dans lequel je ne reconnais plus mes valeurs professionnelles. Mais c'est comme ça. C'est la vie. On
se connaît trop bien maintenant, alors on va arrêter de faire semblant, parce que j'ai bien pigé que les gens qui
décident pour toi, ils vont pas aller dans un sens satisfaisant.
Et tu sais bien que j'aurais pu continuer encore des années au milieu des portes claquées et des "tu me casses
les couilles" et des horaires qui sont pas les mêmes que ceux des autres. Je veux bien que tu piges que mon
problème, il n’est pas là. Mon problème n'est pas ta forme. Mon problème est ton fond qui se perd.
Quatorze ans ensemble, ce n’est quand même pas mal. On va garder le meilleur, et se quitter sans se fâcher,
d’accord ? Et on ne se montrera pas qu'on pleure, même si tu sais bien à quel point tu me navres. Mais tu
comprends bien que ce que tu es devenu, ce n’est pas pour ça que je t'ai choisi, bien loin de là, et que plus ça va,
plus tu es le dernier truc pour lequel j'ai envie de me lever le matin.
On dira juste que le temps a fait que, et que les horizons changent. Qu'il m'est arrivé ce qui est arrivé, et arrivera
encore, à bien des collègues.
J'aimerais, plus tard, pouvoir penser à toi avec une nostalgie bienveillante. Mais je crois que pendant longtemps,
ce qui dominera mes sentiments à ton égard, ce ne sera qu'une grande désolation vis à vis de ce que tu aurais
dû être. Et le pire, cher métier, c'est que non seulement tu aurais dû, mais tu aurais pu.
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