Le cancer comme souci de soi 161
pédagogique et thérapeutique, d’une conversion de soi pour : « s’occuper de soi, pour
soi-même. On doit être pour soi-même, et tout au long de son existence, son propre
objet4 ». Le concept de souci de soi s’articule sur trois fonctions, une fonction cri-
tique, une fonction de lutte et de combat permanent et une fonction curative et
thérapeutique. Il s’agira ici d’utiliser le concept de souci de soi comme un schéma
d’hypothèse pour analyser les discours et les représentations du cancer. En effet, le
concept de souci de soi permet de poser des questions sur la nature des relations entre
les « savoirs objectivants du médecin » et « les savoirs objectivants du patient »5.
L’intuition compréhensive mobilisée par le malade traduit ici le fait que le souci de
soi est le lieu de la construction d’un point de vue. Il permet au patient d’entendre,
d’écouter, de voir, d’observer, de témoigner et de dire comment et pourquoi selon lui
la « médecine scientifique » définit son corps de malade soit en terme : 1) de labo-
ratoire d’expérimentation où s’exerce un ensemble de protocole thérapeutique et
2) d’espace de savoir de l’expérience clinique du regard dont le médecin ignore, selon
le patient, les registres de connaissances en œuvre. La connaissance scientifique est
toujours la réforme d’une illusion, affirmait Gaston Bachelard, avec sa verve poé-
tique et sa claire connaissance des régions épistémologiques de la science. Selon
lui, l’ordre des discours scientifiques oscille entre l’empirisme de l’ordre des faits et
le rationalisme de l’ordre des raisons. Si on adopte ce principe philosophique, cette
distinction entre les logiques de la connaissance commune et la connaissance
scientifique délimite les sources et la nature du progrès scientifique. Mais, para-
doxalement, elle occulte le vaste champ des relations humaines qu’entretiennent
les différents registres éthiques du savoir des acteurs du champ médical6. Ce
paradigme questionne l’ordre des raisons du protocole thérapeutique face à l’empi-
risme de l’ordre des faits qu’illustrent les discours sur les perceptions et les repré-
sentations de l’identité du corps de malade qu’exprime ici le patient à travers le
récit biographique de sa carrière médicale qu’il offre à notre regard et à notre écoute
critique.
A. M
ON CORPS EST-IL UN LABORATOIRE POUR CHIMISTE CONFIRMÉ ?
Quels registres de connaissances et de croyances le patient atteint du cancer met-il
en œuvre dans sa carrière de malade pour comprendre l’expérience clinique de sa mala-
die face aux dispositifs de soins du savoir clinique de la « médecine scientifique »
fondée sur des preuves et des statistiques excluant de fait l’intuition, les savoirs, les
croyances et les visions éthiques auxquels se réfère le malade ? Comment s’opèrent
la traduction, la diffusion et l’échange des savoirs et de l’expérience du patient dans
le processus de construction social de sa représentation du cancer et des « savoirs
scientifiques » du médecin dans les pratiques sociales du champ médical ?
4. M. Foucault, Dits et écrits, Gallimard, vol. IV, 1980-1988, 1994, p. 356.
5. Ibid., p. 357.
6. G. Bachelard, « Noumène et microphysique », in Études, Vrin, 1970.
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