Corrigé-dissert-ENs-villes_et-guerre-Med

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CORRIGÉ DU CONCOURS BLANC DU 7 FÉVRIER 2013
LES VILLES ET LA GUERRE, VERS 1270-VERS 1480
(ROYAUME D’ÉCOSSE, ROYAUME D’ANGLETERRE, IRLANDE, PAYS DE
GALLES, ROYAUME DE FRANCE ET MARGES OCCIDENTALES DE L’EMPIRE)
Jeudi 19 septembre 1370 : la Cité de Limoges, une partie de la capitale limousine qui
s’était livrée au roi de France Charles V, est reconquise par le Prince Noir, Édouard
d’Angleterre, prince d’Aquitaine, après trois semaines de siège. Jean Froissart stigmatise dans
ses Chroniques les exactions des assaillants : « de quelque âge que ce fût, jeunes ou vieux,
hommes, femmes et enfants, les Anglais passèrent tout à l’épée, et sans délai toute la Cité fut
saccagée et volée, et une grande partie brûlée et détruite. Et quand ils eurent assouvi leur
désir de tuer et que les pillards l’eurent toute pillée et volée — dont sachez bien qu’ils tirèrent
un grand avoir, car elle était riche et bien pourvue — ils s’en allèrent […] et la laissèrent
dans cet état désolé. » L’évêque de la ville même, emmené en captivité et menacé de
décapitation, n’aurait dû la vie qu’à l’intervention du pape. Si les historiens ont fait justice des
exagérations de Froissart dans ce cas précis1, reste que son récit exprime parfaitement l’image
du sac de la ville comme épisode extrême de la guerre, telle que la reproduisent
d’innombrables enluminures, et telle qu’elle cristallise les peurs des citadins du temps,
confrontés à l’omniprésence des conflits armés à la fin du Moyen Âge.
L’essor de la ville, caractérisée par une importante concentration de population, mais aussi
par un cumul de fonctions religieuses, économiques et administratives et par l’affirmation
d’une communauté politique d’habitants (universitas), est l’un des phénomènes majeurs du
grand mouvement d’expansion qu’a connu l’Occident au Moyen Âge central, du XIe au XIIIe
siècle. La physionomie de l’Europe occidentale en est durablement marquée : de la fin du
XIIIe siècle à la fin du XVe siècle, les villes y jouent un rôle prépondérant, comme sièges des
pouvoirs ecclésiastiques et politiques ainsi que de leurs services administratifs, comme
centres de production artisanale, de commerce et de crédit, mais aussi comme cadres de
l’activité artistique, culturelle et de l’enseignement. À tous égards, le monde rural subit leur
emprise, à commencer par les campagnes environnantes, le « plat-pays ».
Le poids des villes n’est toutefois pas uniforme à travers l’Occident. Aux Pays-Bas, région
la plus densément urbanisée2 avec l’Italie du Nord, s’opposent les périphéries gaéliques des
îles Britanniques, Irlande occidentale3 et Écosse septentrionale des Highlands, dépourvues de
véritables villes. Entre ces deux cas extrêmes, l’Écosse méridionale, l’Angleterre, la France et
l’ouest de l’Empire germanique occupent une position intermédiaire, avec un tissu urbain plus
ou moins lâche4, tandis que l’urbanisation du pays de Galles et de l’Irlande orientale est le fait
1
Jean Froissart, Chroniques, éd. baron Joseph Kervyn de Lettenhove, t. VIII, 1370-1377, Bruxelles, Devaux,1869, pp. 3840 ; Alfred Leroux, Le sac de la Cité de Limoges et son relèvement, 1370-1464, Limoges, Ducourtieux et Gout, 1906 ; Jean
Tricard, Les campagnes limousines du XIVe au XVIe siècle. Originalité et limites d’une reconstruction rurale (Histoire
ancienne et médiévale, 37), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, pp. 17-18.
2
32% des habitants des Pays-Bas auraient habité en ville vers 1470 : Wim Blockmans, Walter Prevenier, The Promised
Lands. The Low Countries Under Burgundian Rule, 1369-1530, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999,
tableau 4 p. 152.
3
Francis Xavier Martin, « Introduction : Medieval Ireland », Medieval Ireland, 1169-1534 s. dir. Art Cosgrove, (A New
History of Ireland, 2), Oxford, Clarendon Press, 1987, pp lvii-lix ; Robin Edgar Glasscock, « Land and people, c. 1300 », p.
234.
4
Taux de population habitant en agglomération d’au moins 5 000 habitants vers 1500 : Pays-Bas de l’époque 20 à 45%, Italie
15 à 20%, France actuelle 9 à 12%, Angleterre et Allemagne actuelle 7 à 9% (Paul Bairoch, cité in Jean-Pierre Bardet,
Jacques Dupâquier (dir.), Histoire des populations de l’Europe, t. I, Des origines aux prémices de la révolution
démographique, Paris, Fayard, 1997, tableau 29 p. 258.
Les villes et la guerre, vers 1270-vers 1480
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du conquérant anglais. Par ailleurs, certaines villes sont virtuellement indépendantes au plan
politique et constituent de véritables cités-États dominant un territoire plus ou moins étendu,
telles les « villes d’Empire » (Reichsstädte) et les « villes libres » (Freie Städte) de l’Empire
germanique ou, en marge de celui-ci, les chefs-lieux des Cantons suisses. Ailleurs, les villes
doivent composer avec un État royal ou princier ; en Flandre en particulier, la défense de
l’autonomie urbaine face à l’affirmation de l’État français dès la fin du XIIIe siècle, puis de
l’État bourguignon au XVe siècle, est une source de conflits incessants.
Comme l’ensemble de la société occidentale, à partir des dernières décennies du XIIIe
siècle ce monde des villes est confronté au retour en force du phénomène de la guerre, après
plusieurs générations où la paix avait prévalu dans l’ensemble, du moins sur le Continent,
alors que l’Angleterre avait souffert de guerres civiles endémiques. La guerre de Cent Ans,
qui de 1337 à 1453 oppose les royaumes de France et d’Angleterre, est le plus emblématique
de ces affrontements armés qui ravagent l’Occident jusqu’à la fin du Moyen Âge, mais ceuxci revêtent bien d’autres formes, depuis la révolte urbaine contre une autorité supérieure
jusqu’à la guerre civile dans laquelle deux factions se disputent le pouvoir, en passant par la
guerre privée menée localement sans l’assentiment du souverain, et par le brigandage en
armes des mercenaires sans emploi ou des « chevaliers pillards » (Raubritter) de l’ouest de
l’Empire germanique. Tous ont pour point commun la rupture de la paix publique et l’emploi
d’armes de guerre par des troupes adoptant un minimum d’organisation militaire, avec des
chefs et une aptitude à l’action collective coordonnée.
En quoi, dans ce contexte, le rôle joué par les villes dans l’organisation politique, dans la
structuration de l’espace et plus généralement dans la vie locale ou régionale fait-il d’elles un
enjeu des opérations militaires ? Comment les villes, cibles potentielles de la guerre,
s’organisent-elles pour pourvoir à leur sécurité ? Quels autres rapports les villes entretiennentelles avec la guerre, soit en tant que belligérants prenant les armes contre leurs propres
adversaires, soit en tant que membres d’une construction politique plus large, appelés à
participer à un effort de guerre sur un théâtre éloigné ?
Dans un premier temps, nous adopterons le point de vue de l’assaillant pour cerner l’intérêt
stratégique des villes dans le cadre d’une campagne militaire, avant de nous intéresser aux
moyens mis en œuvre pour s’en emparer et aux conséquences de leur prise. Nous nous
placerons dans une deuxième partie du point de vue de la ville pour examiner son
organisation défensive et prendre la mesure de la militarisation de la société urbaine. Enfin,
nous étudierons dans un troisième temps la projection de l’effort de guerre de la ville au-delà
de ses murs, lorsqu’elle s’engage pour son compte dans une opération offensive, ou lorsque le
prince la sollicite humainement, matériellement et financièrement pour sa guerre.
I. LES VILLES, CIBLES DE LA GUERRE
1) la ville, enjeu stratégique
Dès le XIIe siècle, selon Philippe Contamine, le contrôle des villes devient plus important
que celui des châteaux car elles sont devenues « les véritables maîtres de l’espace », dont
elles sont « les centres économiques, administratifs et humains »5. La ville des derniers siècles
du Moyen Âge organise en effet le territoire par les fonctions qu’elle exerce :
 Tous les évêchés ont leur siège dans un centre urbain, qui constitue le cœur du diocèse.
La polarisation urbaine de la vie religieuse a été renforcée au XIIIe siècle par l’implantation
5
La guerre au Moyen Âge (Nouvelle Clio), Paris, P.U.F., 1980, p. 208.
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en ville des nouveaux ordres mendiants, qui forment l’élément le plus dynamique du clergé
régulier à la fin du Moyen Âge. Le pouvoir religieux de la ville peut faire d’elle un objectif
stratégique immédiat dans le cas particulier où il fonde la légitimation du pouvoir politique.
Reims, ville du sacre des rois de France, est dès 1359 la cible d’une vaine chevauchée
d’Édouard III d’Angleterre, soucieux de conforter ses prétentions au trône capétien. Dans les
années 1420, sa fidélité au dauphin Charles au beau milieu des terres anglo-bourguignonnes,
en empêchant le sacre d’Henri VI, est un précieux atout pour le prince Valois, à qui le coup
d’audace de Jeanne d’Arc et son propre sacre en 1429 procurent un avantage symbolique
décisif.
 Le rôle proprement politique de la ville intéresse plus directement les stratèges. La ville
est le théâtre, à des degrés divers selon les lieux, d’une rivalité entre les anciens pouvoirs
seigneuriaux, ecclésiastiques ou laïques, qui ne se sont pas partout effacés, et les
municipalités, émanation de la communauté des habitants jouissant du droit de bourgeoisie,
en vertu duquel ils participent aux affaires publiques de leur cité. Ces tensions peuvent aller
jusqu’au conflit armé : les soulèvements récurrents des habitants de Liège contre leur évêque
et seigneur temporel, tout au long des XIVe et XVe siècles, sont emblématiques de ces guerres
intestines. La communauté politique des bourgeois est une personne morale collective. Dans
certaines villes, elle revêt la forme d’une communauté jurée (conjuratio) de tous les habitants
libres sans distinction d’état : la commune. À travers son seigneur ou sa municipalité, la ville
apparaît comme un acteur politique à part entière à l’échelle locale, voire régionale. De sa
résistance ou de sa soumission à une entreprise militaire dépend largement la maîtrise de la
contrée par celle-ci : la chute de Rouen aux mains du roi d’Angleterre Henri V en 1419 ou des
princes rebelles pendant la guerre du Bien public en 1465 sonne le glas de la domination du
roi de France en Haute-Normandie.
 Par son rayonnement sur l’espace environnant, mais aussi par la présence de praticiens
de l’écrit, du droit et de la comptabilité, la ville a vocation à devenir le centre de
l’administration d’un territoire. Les constructions politiques étendues de la fin du Moyen Âge,
monarchies nationales et principautés territoriales, en font donc les relais de leur pouvoir
central et les sièges de leurs administrations locales. C’est encore dans les grandes villes,
matériellement en mesure d’héberger et nourrir une population d’étudiants, que les princes
multiplient aux XIVe et XVe siècles les fondations universitaires pour y former les serviteurs
de leurs États. Ainsi, le contrôle de l’espace politique par le prince repose en partie sur la
qualité des relations tissées avec les villes : la notion de « bonne ville », qui apparaît dans le
royaume de France au XIIIe siècle et s’y répand au siècle suivant, en est une expression, bien
connue par les travaux de Bernard Chevalier6. Une bonne ville, c’est pour ses habitants une
ville unie et en mesure de défendre ses intérêts collectifs ; pour le prince, c’est une ville loyale
et fidèle. Ainsi, prendre la ville, c’est désorganiser localement l’administration royale ou
princière : en 1355, lors de la chevauchée du Prince Noir dans le sud-ouest de la France, ses
agents font main basse sur les registres des receveurs des finances dans les villes investies
pour s’informer sur les revenus de l’adversaire, mais aussi entraver la collecte de l’impôt
après le retrait des Anglais7.
 À l’échelon supérieur, le contrôle de la ville capitale est un enjeu crucial : l’alliance en
1419 d’Henri V avec les Bourguignons, maîtres de Paris depuis 1418, prive le dauphin
Charles des institutions centrales de l’État français, installées dans le vieux Palais royal sur
l’île de la Cité ; pendant près de vingt ans, il n’est que le « roi de Bourges », contraint à un
exil intérieur au sud de la Loire où il doit reconstituer des institutions centrales avec des
6
Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle (collection historique), Paris, Aubier-Montaigne, 1982.
Michael Prestwich, Armies and Warfare in the Middle Ages. The English Experience, New Haven-Londres, Yale University
Press, 1996, p. 201.
7
Les villes et la guerre, vers 1270-vers 1480
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réfugiés parisiens et d’autres serviteurs fidèles.
 Autant que sur sa fonction religieuse, la polarisation du territoire environnant par la ville
repose sur ses fonctions économiques. La ville est un centre de transformation et de
redistribution de la production des campagnes, dans lequel se développent des quartiers ou
des faubourgs à vocation artisanale et commerciale ; la présence d’un marché est l’un des
critères de définition de la « bonne ville » française. La fonction de redistribution concerne
aussi la vente de produits extérieurs à la contrée, issus d’un commerce à moyenne ou longue
distance dont la ville est le relais. Enfin, le grand commerce comme le négoce à grande
échelle de la production locale permettent à de gros marchands enrichis de développer
parallèlement une activité de crédit. Ces marchands-banquiers peuvent être, dans les
principales villes marchandes comme Londres, Paris ou Bruges, des Italiens représentant de
puissantes compagnies toscanes. Mais le crédit concerne aussi, à un échelon plus modeste, la
paysannerie prise dans les rets d’usuriers urbains. Enfin, les profits du commerce et de la
finance sont réinvestis dans les campagnes. Liens entre artisans et fournisseurs, marchands et
producteurs, créanciers et débiteurs, propriétaires et exploitants s’entrecroisent ainsi pour
étendre sur les campagnes la domination économique et sociale de la ville. La ville est le pôle
où s’accumulent les richesses, ce qui la désigne cette fois à la quête des profits de guerre :
dans son récit du sac de la Cité de Limoges en 1370, Froissart souligne bien son opulence et
l’importance du butin anglais.
 La situation géographique de la ville sur les voies terrestres, fluviales ou maritimes rend
nécessaire son contrôle, soit pour assurer la sécurité des lignes de communication et
d’approvisionnement de l’armée en campagne, soit pour maîtriser l’espace traversé par ces
voies. La ville joue, de ce point de vue, le même rôle stratégique que la forteresse dans la
surveillance des voies de communication et des territoires. La prise de Rouen est ainsi
nécessaire à Henri V pour se rendre maître de la basse vallée de la Seine. La guerre en mer,
mais aussi les entreprises anglaises sur le Continent reposent par ailleurs sur le contrôle de
ports maritimes : au XIVe siècle, Édouard III multiplie ainsi les têtes de pont sur la côte
française, à commencer par Calais, prise en 1347, tandis que la chute d’Harfleur en 1415 est
le préalable à la conquête de la Normandie par Henri V.
 Les villes du pays de Galles et de l’Irlande anglaise, étroitement liées à la domination
anglaise, constituent enfin un cas particulier. Dans les villes galloises, fondées par Édouard Ier
après la conquête et peuplées de colons anglais, les Gallois sont exclus du droit de bourgeoisie
et des activités lucratives : leur domination sur les campagnes apparaît donc à ces derniers
comme une forme supplémentaire de l’oppression anglaise, d’autant que les marchés urbains
ont le monopole de la vente des produits agricoles. Les villes du pays de Galles sont une cible
privilégiée de la révolte de Glyn Dwr en 1400 : plusieurs sont prises et mises à sac. Il leur faut
une vingtaine d’années pour se relever ; dans la suite du XVe siècle, les discriminations
frappant les Gallois disparaissent et les deux populations urbaines se fondent
progressivement8.
Dans la Seigneurie anglaise d’Irlande, la plupart des fondations urbaines s’étagent entre la
fin du XIIe et le milieu du XIIIe siècle. Elles aussi sont peuplées de colons anglais et bien que
certains Gaéliques accèdent à la bourgeoisie, ils doivent demander au roi des lettres de
franchise pour relever de la loi anglaise, car leur statut juridique leur accorde moins de droits
qu’aux Anglais. Les citadins anglais les voient d’ailleurs d’un mauvais œil et avec le recul de
la domination anglaise, les réglementations municipales se durcissent : au XVe siècle,
plusieurs villes tendent à réserver aux Anglais le statut d’apprenti. Les villes d’Irlande
apparaissent donc elles aussi comme des symboles de la domination anglaise et subissent aux
8
Jean-Philippe Genet, Les îles Britanniques au Moyen Âge (Carré Histoire, 62), Paris, Hachette, pp. 189, 207-208.
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XIVe et XVe siècles les attaques des Gaéliques, mais également des lords anglo-irlandais
œuvrant pour leur propre compte9.
2) Le siège de la ville
La ville médiévale étant fermée par une enceinte, et d’autant plus fortifiée dans les
périodes de guerre et d’insécurité comme les XIVe et XVe siècles, l’ennemi doit l’assiéger
pour s’en emparer : autant les batailles rangées sont rares dans la guerre médiévale, autant les
sièges sont courants10. Les tactiques du siège évoluent peu au cours de la période. L’assaillant
doit d’abord combler et au besoin assécher les obstacles creux qui défendent l’approche des
murailles, puis tenter d’y ouvrir une brèche en visant particulièrement les points faibles,
portes et tours d’angle. Diverses techniques y concourent : le bombardement par divers engins
de jet mis au point depuis le XIIe siècle, dont le plus puissant est le trébuchet11, l’enfoncement
ou la perforation par des armes agissant au contact même des défenses, bélier ou corbeau,
enfin la sape, destinée à provoquer l’effondrement ou la fissure de l’enceinte par le
creusement de galeries. Les engins de jet servent aussi à lancer dans la ville des projectiles
incendiaires. La poliorcétique médiévale requiert donc un équipement spécifique et des
spécialistes, depuis les simples terrassiers et charpentiers jusqu’aux sapeurs, issus des milieux
miniers12, aux « mécaniciens » qui assemblent les engins de siège et aux « ingénieurs » qui en
dirigent la construction ; même ces derniers, toutefois, ne jouissent pas d’une considération
sociale à la hauteur de leur utilité et sont moins payés que les hommes d’armes.
L’artillerie à poudre se substitue progressivement aux engins de jet mécaniques à partir des
années 1370 et surtout du début du XVe siècle : en 1406, un projet de siège de Calais par le
duc de Bourgogne Jean sans Peur prévoit davantage de canons que d’ « engins volants »
traditionnels. D’après Alain Salamagne, les premières pièces d’artillerie de siège sont surtout
utilisées pour lancer des projectiles incendiaires. Par la suite, leur puissance de tir supérieure à
celle des anciens engins de jet est employée contre l’enceinte même.
Une fois la brèche pratiquée, le plus souvent par la destruction d’une porte comme à
Limoges en 1370, les assiégeants s’y engouffrent. S’ils ne réussissent pas à forcer les
défenses, ils peuvent tenter l’escalade des murs, soit à l’aide d’une tour mobile, le beffroi, soit
9
R. E. Glasscock, « Land and people, c. 1300 », Medieval Ireland, p. 234 ; John Anthony Watt, « Approaches to the history
of fourteenth-century Ireland », ibid., pp. 308-309 ; id., « The Anglo-Irish Colony under strain, 1327-1399 », pp. 369-370,
394-395.
10
« La guerre est […] faite avant tout de pillages, souvent de sièges, parfois de batailles » (Claude Gaier, Art et organisation
militaires dans la principauté de Liège et dfans le comté de Looz au Moyen Âge [Mémoires, coll. in-8°, LIX-3], Bruxelles,
Académie royale de Belgique, Classe des lettres et des sciences morales et politiques, 1968, p. 216) ; « Dans sa forme la plus
courante, la guerre était faite d’une succession de sièges, accompagnés d’une multitude d’escarmouches et de dévastations,
à quoi venaient s’ajouter quelques combats majeurs » (Ph. Contamine, La guerre au Moyen Âge, p. 207) ; « Les sièges ont
dominé la guerre médiévale comme jamais les batailles ne l’ont fait » (M. Prestwich, Armies and Warfare, p. 281).
11
Un de ces engins (non mentionné dans le cours sur l’armement), très répandu chez les assiégeants et les assiégés aux XIIIe
et XIVe siècles, est l’espringale, qui fonctionne sur le principe de l’arbalète, mais dont la corde est attachée à deux bras
articulés à un cadre de bois, qui sont ramenés vers l’arrière quand la corde est tendue, et reprennent leur position initiale
quand elle est relâchée, propulsant le carreau. Cette arme de grande taille peut être fixe ou montée sur roues ; c’est elle qui,
vers 1350, coûte cinq fois plus cher qu’un canon en Angleterre (M. Prestwich, Armies and Warfare, pp. 291, 293 ; Alain
Salamagne, Les villes fortes au Moyen Âge [Gisserot-Histoire], Paris, Gisserot, 2002, p. 71 ; Philippe Durand, L’armement
au Moyen Âge [Les petits vocabulaires de l’histoire de l’art], t. I, Bordeaux, Confluences, 2012, pp. 84-85 ;
http://www.katapeltes.fr/articles.php?lng=fr&pg=143).
12
Dans la principauté de Liège, où l’exploitation de la houille du bassin mosan prend son essor à la fin du XIIe siècle, les
premières mentions dans les sources de l’emploi des mineurs aux travaux de sape remontent à la première moitié du XIVe
siècle. À la fin du siècle, leur réputation militaire dépasse les frontières de la principauté : Charles VI en recrute pour son
expédition contre la Gueldre en 1388. Au XVe siècle, ils sont présents en 1430 au siège de Compiègne dans l’armée de
Jeanne d’Arc comme dans celle des défenseurs bourguignons, et encore en 1474-1475 au siège de Neuss par Charles le
Téméraire (Cl. Gaier, « La renommée militaire des mineurs de Liège », Armes et combats dans l’univers médiéval, t. I
[Bibliothèque du Moyen Âge, 5], De Boeck, Bruxelles, 1995, pp. 79-90).
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au moyen d’échelles. Ce dernier procédé, très courant jusqu’au XIVe siècle, est valorisé par la
culture chevaleresque comme une démonstration de courage et d’intrépidité : au début du
siècle suivant, le Religieux de Saint-Denis regrette sa disparition devant les moyens de
défense modernes.
Toutes les armées d’Occident ne disposent d’ailleurs pas d’un arsenal de siège. En 1315 et
1317, les forces d’Édouard Bruce, frère de Robert, et de ses alliés irlandais gaéliques
s’avancent profondément dans la Seigneurie anglaise d’Irlande en ravageant les campagnes,
mais évitent les villes13. Les Gallois dès le XIIe siècle et les Écossais au début du XIVe siècle
se font une spécialité de l’escalade par surprise : la technique de Robert Bruce et de ses
hommes, équipés d’échelles de corde et camouflés en noir pour une attaque nocturne, évoque
davantage une opération de commando du XXe siècle qu’un assaut médiéval14.
En cas d’échec des attaques ou si l’assaillant veut ménager ses forces, une dernière tactique
consiste à isoler les assiégés par un encerclement étroit pour les réduire par la faim. Alors que
d’une manière générale, le siège d’une ville ne se distingue pas de celui d’un château, une
différence apparaît ici : dès lors que la ville est d’une certaine importance, une armée
médiévale ne possède pas les effectifs suffisants pour l’encercler véritablement, a fortiori
après la saignée démographique de la Grande Peste (1347-1349). En 1419-1420, Henri V
parvient à organiser efficacement le blocus de Rouen en l’isolant par un fossé et une levée de
terre ainsi que par des chaînes tendues sur la Seine, mais en 1465, les princes rebelles qui
assiègent Louis XI dans Paris sont incapables d’empêcher l’arrivée de renforts et de vivres. À
défaut, les assaillants entourent la ville d’une ceinture de forteresses, les bastilles : pendant le
siège d’Orléans par les Anglais en 1429, la prise par Jeanne d’Arc des bastilles établies sur la
rive sud de la Loire, les plus exposées, détermine le repli de l’ennemi car les communications
sont désormais rétablies entre la ville et le « royaume de Bourges ». Dans son roman
didactique et semi-autobiographique Le jouvencel (1461-1468), Jean de Bueil, compagnon de
la Pucelle et vétéran des guerres de Charles VII, déconseille la tactique des bastilles où il voit
une dispersion contre-productive des assiégeants15.
Michael Prestwich souligne enfin que le siège, comme toute opération régulière, est
soumis aux lois de la guerre et observe en principe certaines conventions. Une fois le siège
mis devant une ville, celle-ci est invitée à se soumettre : elle peut alors bénéficier de
conditions de reddition avantageuses. L’assiégeant peut lui accorder un sursis, contre sa
promesse de se rendre si elle n’est pas secourue dans ce délai. Des contrats d’endenture par
lesquels le roi d’Angleterre confie la garde d’une place forte à un capitaine peuvent prévoir le
délai au terme duquel il est autorisé à se rendre : trois mois pour le nouveau constable de
Berwick en 1352. Plus elle résiste, plus la ville s’expose à une reddition désavantageuse :
après un long siège et Philippe VI ayant renoncé à attaquer Édouard III, Calais doit se rendre
sans conditions à ce dernier en 1347 et ses habitants ne doivent la vie sauve qu’au rituel
d’humiliation consenti par ses élites16.
3) La chute de la ville
Si la ville ne se rend pas, sa chute peut être causée par un assaut victorieux des assiégeants,
mais aussi, dans les guerres civiles ou les soulèvements populaires, par une trahison
13
James Lydon, « The impact of the Bruce invasion, 1315-1327 », Medieval Ireland, pp. 288, 292.
M. Prestwich, Armies and Warfare, pp. 209, 298.
15
Ph. Contamine, Histoire militaire de la France s. dir. André Corvisier, t. I, Des origines à 1715 s. dir. Ph. Contamine,
Paris, P.U.F., 1992, pp. 185-187, 195.
16
Ph. Contamine, La guerre au Moyen Âge, pp. 207-214, 342-350 ; M. Prestwich, Armies and Warfare, pp. 281-304 ; A.
Salamagne, pp. 69-74.
14
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intérieure : ce sont des partisans de la Grande Révolte des Travailleurs qui leur ouvrent des
portes de Londres en 1381, des partisans de Jean sans Peur qui lui ouvrent une porte de Paris
en 1418. Une fois la ligne de défense de l’enceinte franchie, la ville est livrée à son assaillant :
rares sont les fortifications urbaines à disposer, comme Carcassonne, de deux enceintes
successives. Seul le château, s’il y en a un, peut résister encore : c’est là que, le cas échéant,
se retranche la garnison établie par le prince. Lorsqu’en 1473 le roi d’Aragon Jean II
reconquiert le Roussillon sur Louis XI, les habitants de Perpignan lui ouvrent les portes de la
ville tandis que la garnison française s’enferme dans la citadelle. Il est rare que les combats se
poursuivent dans les rues : la bataille qui, pendant la guerre des Deux Roses, oppose les
lancastriens et les yorkistes dans la ville de Saint Albans en 1455 est un exemple isolé.
L’étroitesse de l’espace urbain ne se prête pas à la bataille rangée, telle que la connaissent et
la pratiquent les armées médiévales.
La population civile est, quant à elle, à la merci du vainqueur. Après la fureur des combats,
le déchaînement de violence des gens de guerre l’emporte bien souvent sur les lois de la
guerre qui protègent en principe les hommes sans armes, les vieillards, les femmes, les
enfants ou les ecclésiastiques, même lorsque leur chef, comme Charles le Téméraire, entend
maintenir une discipline sévère. Climax de la guerre médiévale, la chute de la ville est le
moment critique où plus aucun frein normatif ou moral ne retient l’exercice brut de la force :
violences gratuites, meurtres et viols ont libre cours sans considération d’âge, de sexe ou de
statut social. À plus forte raison, les vainqueurs s’en prennent aux biens des citadins : la
recherche du butin est une motivation pleinement admise des combattants, et la victoire rend
le pillage licite. Là encore, la protection que les lois de la guerre accordent aux édifices
religieux reste lettre morte : les objets de valeur qu’abritent les églises et les monastères en
font une cible de choix pour les pillards. Mais la violence contre les biens dépasse, elle aussi,
la simple appropriation : elle se traduit par des destructions gratuites, allant jusqu’à l’incendie.
La relation par Froissart du sac de la Cité de Limoges en 1370 rend bien compte de tous
ces aspects, qui hantent les esprits des citadins de son temps (lui-même est natif de
Valenciennes). Fait révélateur, cet écrivain imbu des valeurs chevaleresques opère parmi les
Anglais une distinction entre le comportement des seigneurs et chevaliers et celui des « gens
des compagnies », les fantassins d’origine populaire : pendant que les premiers affrontent
honorablement à l’épée les chevaliers et écuyers de la garnison de Charles V — qui n’ont pu
se replier dans un château — ce sont les seconds qui se répandent dans la Cité et y
commettent « la plus grande violence du monde »17. Dans les guerres civiles et les révoltes
populaires, ces exactions sont sélectives : en 1381 les partisans londoniens des Travailleurs
les guident vers les hôtels des hauts dignitaires et des grands marchands, tandis qu’en 1418 la
prise de Paris par Jean sans Peur donne le signal du massacre des armagnacs. Dans tous les
cas, leur gratuité n’est pas absolue : l’assiégeant escompte qu’elles auront valeur d’exemple,
et que la peur qu’elles inspirent inciteront d’autres villes à la reddition.
Lorsque le siège est à l’initiative d’un prince, celui-ci est d’autant plus porté à traiter
sévèrement la ville conquise qu’il la considère comme rebelle à son autorité. C’est le cas de la
Cité de Limoges, qui faisait partie de la principauté d’Aquitaine et s’est livrée au roi de
France : Froissart explique que si le Prince Noir refuse impitoyablement la vie sauve aux
hommes, femmes et enfants qui se jettent à ses genoux en criant merci, réaction a priori
cruelle et blâmable, c’est parce qu’il était « échauffé contre eux pour leur grande félonie »18.
Mais c’est aussi potentiellement le cas de toute ville française, au yeux des rois d’Angleterre,
depuis qu’Édouard III s’est proclamé roi de France en 1340 : ce grief est déjà adressé aux
17
18
J. Froissart, éd. J. Kervyn de Lettenhove, t. VIII, p. 39.
Ibidem.
Les villes et la guerre, vers 1270-vers 1480
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Calaisiens en 1347. De même, l’exaspération de Charles le Téméraire contre les Liégeois,
révoltés quatre fois en quatre ans contre le protectorat bourguignon, le conduit après la chute
de leur ville en 1468 à les livrer aux massacres et aux pillages cinq jours durant, avant de
prendre leur châtiment en main. Que le jour de l’assaut tombe un dimanche ne le retient
nullement. Au temps de la violence spontanée succède celui de la répression organisée : les
exécutions ciblées se succèdent pendant plusieurs mois, tandis que les quartiers sont
méthodiquement incendiés en épargnant les églises19.
II. DÉFENDRE LES VILLES
1) Les fortifications
Avec l’essor urbain du Moyen Âge central et la paix relative du XIIIe siècle, beaucoup de
villes ont eu tendance à se développer hors de leur enceinte quand elle existait, des faubourgs
nouveaux, des vignes ou des vergers se sont implantés au pied des murs sans considération
des besoins de leur défense, les murailles mêmes n’ont pas été entretenues, des brèches n’ont
pas été réparées ou des poternes ont été percées pour multiplier les points de franchissement.
Ce tableau général de Philippe Contamine doit toutefois être nuancé : d’une part, les villes
anglaises, confrontées aux guerres civiles jusque dans les années 1260, ont dû porter une
attention plus grande à leurs fortifications, d’autre part, c’est au XIIIe siècle que Lille s’est
dotée d’un imposant système défensif articulant murailles et réseau hydraulique, comme l’a
montré Denis Clauzel. En Irlande, où les principales villes anglaises sont au moins ceinturées
d’un fossé et d’une levée de terre surmontée d’une palissade, un nombre croissant les a
remplacés par une muraille au XIIIe siècle, mais leur entretien peut laisser à désirer : lors de
l’expédition des frères Bruce en 1317, l’enceinte de Dublin, percée de larges brèches, est dans
un piteux état20.
Aux XIVe et XVe siècles, la multiplication des menaces pesant sur les villes conduit cellesci à un effort de remise en état et d’amélioration de leurs fortifications, voire à des
constructions nouvelles. Avec le marché, la muraille est l’un des critères qui définissent la
bonne ville. Dans l’Irlande anglaise du XIVe siècle, les villes moyennes érigent à leur tour une
enceinte de pierre lorsqu’elles le peuvent. En France, c’est au milieu du siècle, après les
premières grandes défaites de la guerre de Cent Ans et face aux chevauchées anglaises à
travers le royaume, que commence un vaste mouvement de renforcement des défenses des
villes comme des châteaux21. C’est généralement dans ces derniers que naissent, en réponse
aux techniques de siège, les innovations architecturales ensuite imitées par les villes :
• réhaussement de la courtine (mur d’enceinte) contre les escalades et les tours mobiles,
• renforcement de sa base par un glacis contre la sape,
• multiplication des ouvertures pour tirer sur les assiégeants (archères, meurtrières),
• remplacement du hourd de bois (chemin de ronde en surplomb au sommet de la
courtine) par le mâchicoulis de pierre, plus solide et résistant au feu, pour contrôler le pied
du mur,
• multiplication et renforcement des tours d’enceinte reliées par des chemins de ronde et
19
Amable Sablon du Corail, Louis XI ou le joueur inquiet, Paris, Belin, 2011, p. 248.
Ph. Contamine, La guerre au Moyen Âge, p. 215 ; D. Clauzel, « Lille et ses remparts à la fin du Moyen Âge (1320-1480) »
in La guerre, la violence et les gens au Moyen Âge, actes du 119e Congrès national des Sociétés historiques et scientifiques
(Amiens, 1994) s. dir. Philippe Contamine et Olivier Guyotjeannin, t. I, Guerre et violence, Paris, Éditions du C.T.H.S.,
1996, pp. 273-293 (cf. fiche de lecture de Lucile Beinstingel et Jacques Bury) ; Robin Edgar Glasscock, « Land and people, c.
1300 », Medieval Ireland, p. 237 ; J. Lydon, « The impact of the Bruce invasion, 1315-1327 », ibid., pp. 290, 291.
21
R. E. Glasscock, « Land and people », Medieval Ireland, p. 237 ; Ph. Contamine, Histoire militaire de la France, p. 141.
20
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9/20
des galeries,
• remplacement de leurs charpentes par des toits de plomb et des voûtes de pierre non
inflammables,
• renforcement des portes par des tours, des tourelles et des défenses avancées au-delà
du fossé comme la barbacane, muraille en demi-cercle adossée au fossé et ouverte vers
l’intérieur, ou la bastille, petit fortin quadrangulaire.
À ces perfectionnements, déjà connus au XIIIe siècle, succède à partir de la première
moitié du XIVe siècle l’adaptation des défenses à l’artillerie de siège :
• construction de tours d’artillerie au profil trapu, abaissées au niveau des courtines pour
faciliter le transport des pièces et de leurs munitions, et munies d’une large terrasse pour
les y installer,
• percement d’ouvertures circulaires (les canonnières) en bas des courtines pour tirer sur
les assiégeants de l’intérieur de l’enceinte,
• renforcement de la paroi intérieure des courtines par un rempart (au sens propre, masse
de terre accolée à la courtine),
• nouveau renforcement des portes et des terrasses des tours, cibles privilégiées des
assiégeants,
• recouvrement en pierre des parois du fossé (escarpement intérieur ou escarpe,
escarpement extérieur ou contrescarpe),
• remplacement des anciennes barbacanes par des boulevards destinés à tenir l’artillerie
ennemie à distance des points faibles de l’enceinte, et à recevoir une artillerie dont le tir
peut être parallèle à la courtine pour prendre l’adversaire en enfilade22.
Ces vastes travaux sont très onéreux et doivent être financés par des taxes spéciales, levées
avec l’autorisation du prince lorsque la ville est soumise à un pouvoir supérieur : ainsi dans la
Seigneurie d’Irlande, où l’octroi d’un « droit de murage » permet d’imposer la circulation des
marchandises23, et en France, où nulle fortification ne peut en principe être entreprise sans
l’accord du roi. C’est souvent, pour la communauté urbaine qui prend l’initiative des travaux,
l’occasion de s’approprier les droits sur la fortification précédemment détenus par un seigneur
laïque ou ecclésiastique24.
Bien souvent, toutefois, les travaux de mise en défense sont engagés à la hâte sous l’empire
du danger. L’urgence est d’obturer un maximum d’ouvertures dans l’enceinte et de protéger
les autres, et de dégager ses abords pour que l’ennemi ne puisse parvenir à couvert au pied des
murailles. Les faubourgs peuvent ainsi être délibérément rasés : en 1317, les habitants de
Dublin abattent les maisons et même les églises, dont ils récupèrent les matériaux pour
construire un nouveau mur face au fleuve Liffey ; l’armée iro-écossaise se présentant sur
l’autre rive, ils mettent le feu au reste des faubourgs mais l’incendie échappe à leur contrôle et
ravage une partie de la ville intra muros. Par chance, la fumée impressionnante qui s’en
dégage fait surestimer la mise en défense de Dublin à Édouard et Robert Bruce et achève de
les dissuader de tenter une attaque25. Pour mener les travaux rapidement, la ville mobilise ses
ressources en hommes et en compétences techniques. En 1265, le port de New Ross dans le
Leinster (sud-est de l’Irlande), menacé par une guerre privée entre deux lords anglo-irlandais,
organise le creusement d’une fosse par ses habitants : les jours de la semaine sont répartis
entre les différents métiers, qui se rendent à tour de rôle sur le chantier, regroupés sous leurs
22
Ph. Contamine, La guerre au Moyen Âge, pp . 217, 225-226, 345-348 ; A. Salamagne, pp. 87-94 ; Ph. Durand, Petit
vocabulaire du château au Moyen Âge. Initiation aux mots de la castellologie, Bordeaux, Confluence, 2001, pp. 16-17, 4849.
23
R. E. Glasscock, « Land and people », p. 237.
24
A. Salamagne, pp. 44-45.
25
J. Lydon, « The impact of the Bruce invasion », pp. 291-292.
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bannières, au son de la flûte et du tambour26.
Les fortifications de la ville peuvent être complétées par un château, généralement adossé à
l’enceinte, mais celui-ci est aux mains d’un seigneur ou d’un prince : si sa garnison participe à
la défense de la ville, une fois l’enceinte franchie par les assiégeants, elle s’enferme dans le
château qui n’est en lui-même d’aucune utilité pour la protection des quartiers intra muros. Il
peut même servir autant à surveiller la ville qu’à contribuer à sa défense, comme la Bastille
Saint-Antoine bâtie par Charles V à l’est de Paris après la révolte de 1358.
Enfin, le système défensif peut être renforcé par un dispositif de chaînes tendues en travers
des rues : le cas de Paris, étudié par Philippe Contamine, montre qu’elles sont destinées à
contenir une irruption ennemie, en fermant la rue donnant sur une porte de l’enceinte et les
rues adjacentes. Mais cette protection est illusoire : rien n’arrête l’assaillant une fois
l’enceinte forcée. Au surplus, le pouvoir princier se méfie du contrôle que s’octroie ainsi la
ville sur la circulation, et les chaînes de Paris sont plusieurs fois confisquées par la royauté à
la municipalité au fil des aléas politiques27.
2) Organisation et opérations militaires
Pour assurer sa défense, la ville s’organise militairement : tout homme libre, jouissant du
droit de bourgeoisie, peut être requis de servir sous les armes. La base du recrutement peut
être topographique ou professionnelle, les mobilisés se regroupant par quartier ou par
association de métiers : à New Ross, l’organisation des travaux de défense laisse deviner la
seconde formule ; à Liège, elle supplante la première vers 1300. Selon les besoins, un
contingent plus ou moins important est demandé à chaque quartier ou métier ; en France de
langue d’oïl, ces contingents sont souvent organisés ensuite en dizaines et en connétablies. Si
les milices urbaines se composent essentiellement de fantassins, ses élites bourgeoises
fortunées, qui aspirent à un mode de vie aristocratique et peuvent être, aux Pays-Bas du
moins, alliées à des familles nobles peuvent fournir une cavalerie lourde en cas d’entreprise
hors les murs, de même que les aristocrates locaux liés à la ville, comme dans l’armée
liégeoise.
Par ailleurs, les villes des Pays-Bas voient se développer dès le XIIIe siècle des guildes
assermentées d’archers ou d’arbalétriers, qui s’entraînent régulièrement et jouissent de
privilèges, car ses membres doivent fournir à la ville sa force de trait. Sa valeur reste toutefois
relative : ce sont les piquiers qui font au XIVe siècle la réputation des milices urbaines
flamandes, et à Othée où les Liégeois sont défaits par Jean sans Peur en 1408, non seulement
la ville a cru bon de s’assurer les services d’archers anglais, mais les tireurs des guildes
s’avèrent médiocres28. Ce modèle se diffuse au XIVe siècle dans les villes de la France du
nord exposées aux chevauchées d’Édouard III, et où des associations semblables sont
qualifiées de petit ou de grand serment selon l’étendue de leurs obligations et des privilèges
dont elles jouissent en retour. Parallèlement, dans la seconde moitié du XIVe siècle se
généralise dans tout le royaume le service de guet ou de garde, qui fait obligation aux
bourgeois de surveiller à tour de rôle les portes de la ville, ou ses abords depuis les courtines
26
J. Lydon, « The expansion and consolidation of the colony, 1215-1254 », Medieval Ireland, pp. 166-167 ; Alan Bliss,
Joseph Long, « Literature in Norman French and English to 1534 », ibid., pp. 718-719.
27
« les chaînes dans les bonnes villes de France (spécialement Paris), XIVe-XVIe siècle » in Guerre et société en France, en
Angleterre et en Bourgogne, XIVe-XVe siècle s. dir. Ph. Contamine, Charles Giry-Deloison et Maurice Keen, Villeneuved’Ascq, Centre d’Histoire de la Région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1991, pp. 293-314 ; repris dans Ph.
Contamine, Pages d’histoire militaire médiévale, XIVe-XVe siècle, Paris, De Boccard, 2005, pp. 37-54 (cf. fiche de lecture de
François Avisseau et Jan Synowiecki).
28
Cl. Gaier, Art et organisation militaires, pp. 316-317.
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11/20
et les tours29 ; les membres des serments sont rémunérés pour ce service.
En temps de siège, la mobilisation est générale. Il s’agit en premier lieu de garnir
l’enceinte de défenseurs : avant la Grande Peste, l’objectif est d’avoir un défenseur derrière
chaque créneau, mais l’effondrement démographique qui s’ensuit ne permet plus de le tenir.
Au XVe siècle, la garnison du prince pallie de plus en plus l’insuffisance numérique de la
milice urbaine. Le rôle des hommes de trait est primordial pour repousser les assauts et
empêcher l’approche des murailles, notamment en incendiant les engins des assiégeants par
des flèches enflammées30. L’arsenal des villes comprend également des engins de jet, que les
défenseurs disposent sur l’enceinte. L’artillerie à poudre s’y introduit plus tôt que dans celui
des assiégeants : dès les années 1360 les villes commencent à s’en équiper, tandis que les
serments de canonniers font leur apparition. Cette innovation entraîne, du côté adverse, la
disparition du beffroi trop vulnérable aux tirs d’artillerie : Henri V doit renoncer à l’utiliser au
siège d’Harfleur en 1415 31.
La mise en état de défense de la ville comprend également la constitution de réserves de
vivres : ceux-ci venant à manquer pendant le long siège de Rouen en 1419, les défenseurs
doivent chasser de la ville les bouches inutiles, vieillards et malades, mais Henri V refuse
impitoyablement de leur laisser traverser ses lignes, et les malheureux meurent de faim dans
le no man’s land qui sépare les deux camps32. L’autre préoccupation majeure est
l’organisation de la lutte contre les incendies, alors que beaucoup de constructions urbaines
sont encore en bois et en chaume : chaque quartier doit avoir un approvisionnement suffisant
en eau et tous ses habitants doivent se tenir prêts à combattre le feu33.
La tactique des assiégés n’est pas uniquement défensive. Ils peuvent tenter des sorties pour
surprendre l’adversaire, le harceler et désorganiser son dispositif en détruisant son matériel ou
en faisant des prisonniers : c’est lors d’un tel coup de main que les Bourguignons assiégés
dans Compiègne capturent Jeanne d’Arc en 1430. En 1468, durant le siège de Liège par
Charles le Téméraire, les défenseurs multiplient les contre-attaques : lors de leur ultime
tentative, la nuit même qui précède l’assaut final, le duc et son hôte forcé Louis XI échappent
de peu à la capture ou à la mort34. D’autre part, à la sape des assiégeants peuvent répondre les
travaux de contre-mine des assiégés35, soit pour empêcher l’effondrement des galeries
ennemies, soit pour provoquer celui des positions de l’adversaire : nous avons vu qu’à
Compiègne les assiégés bourguignons avaient avec eux des mineurs liégeois.
Enfin, l’action des milices urbaines ne se cantonne pas toujours à la défense de la ville. Le
roi de France, peu confiant dans leur valeur martiale, préfère généralement les laisser à la
garde de leurs murs : quand sous l’empire de la nécessité, la milice de Lyon se joint en 1362 à
l’armée féodale du connétable de France pour barrer la route aux Tard-Venus, des
mercenaires licenciés qui ravagent la contrée, elle est écrasée avec celle-ci à Brignais par ces
professionnels de la guerre. Dans les Pays-Bas en revanche, les milices urbaines n’hésitent
pas à entrer en campagne contre leurs propres seigneurs, comte de Flandre ou prince-évêque
de Liège, ou de puissants princes qui cherchent à leur imposer leur domination, roi de France
ou duc de Bourgogne. La victoire des milices flamandes sur l’armée de Philippe le Bel à
Courtrai en 1302 est le premier d’une série d’éclatants succès des forces urbaines des Pays29
Ph. Contamine, Histoire militaire de la France, p. 141.
Cl. Gaier, « Les effectifs militaires dans la principauté de Liège et le comté de Looz du XIIe au XVe siècle », Armes et
combats, t. II, pp. 81-84, 90-99, 102-104 ; id., Art et organisation militaires, pp. 315-316 (présence d’une cavalerie de nobles
liégeois à Othée) ; A. Salamagne, pp. 74-78.
31
Ph. Contamine, La guerre au Moyen Âge, p. 272 ; A. Salamagne, pp. 73, 75.
32
A. Salamagne, p. 74 ; M. Prestwich, Armies and Warfare, p. 301.
33
A. Salamagne, p. 72.
34
A. Sablon du Corail, p. 248.
35
Ph. Contamine, La guerre au Moyen Âge, p. 214.
30
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12/20
Bas sur les forces féodales traditionnelles, qui jalonnent le XIVe siècle36. Les premières ne
sont cependant pas invulnérables. Philippe IV triomphe des villes flamandes à Mons-enPévèle en 1304, Charles VI à Roosebeke en 1382. À Liège, la défaite d’Othée en 1408
marque un tournant et le début de l’entrée de la principauté dans la zone d’influence
bourguignonne.
Les seigneurs pillards, membres de la petite aristocratie apauvrie qui font régner
l’insécurité sur les voies commerciales, sont, dans l’ouest de l’Empire germanique, une autre
cible des villes. Il est vrai que les forces du capitaine (Hauptmann) auquel les ligues urbaines
de la seconde moitié du XIIIe siècle et du XIVe siècle confient la répression de leurs exactions
ne sont pas forcément composées des milices urbaines. Les villes du sud de l’Allemagne,
notamment, recourent aux services de compagnonnages belliqueux de jeunes hommes vivant
plus ou moins en marge de la société, les Knabenschaften (sociétés de garçons), dont sont
issus les Landsknechte (compagnons du pays) ou lansquenets de la fin du XVe siècle. Mais
lorsqu’en 1436 les villes de la principauté de Liège se coalisent contre les petits seigneurs de
Thiérache et d’Ardenne qui mettent le sud du pays en coupe réglée, ce sont bien les milices
qui assiègent et détruisent leurs châteaux, avec le concours des mineurs37.
3) Une société urbaine militarisée ?
Les nécessités de la défense de la ville par ses habitants, aux XIVe et XVe siècles,
entraînent-ils à terme sa militarisation ? L’enquête ordonnée en 1474 par Louis XI à la
municipalité de Troyes en Champagne, ville proche de la frontière bourguignonne, sur
l’armement de ses habitants, étudiée par Philippe Contamine, montre une diffusion de
l’armement défensif et offensif individuel dans toutes les couches de la société laïque, les plus
aisées étant les mieux équipées, avec quelques cas surprenants de Troyens a priori modestes
mais pourvus d’un impressionnant arsenal. Dans l’ensemble, chacun selon ses moyens, la
population de la ville paraît faire un réel effort non seulement d’armement, mais d’adaptation
aux progrès techniques : elle est dotée de vraies armes de guerre et non d’outils convertis à un
usage militaire, peu d’entre elles sont désuètes ou en mauvais état, des types récents comme la
couleuvrine, arme à feu individuelle, sont représentés. De même, dès les années 1350 en
Angleterre, deux membres de la haute bourgeoisie de Norwich, recrutés pour l’infanterie
royale, s’étaient présentés à la commission d’array munis de petits canons et de poudre38.
Il ne faut toutefois pas tirer de ces exemples des conclusions trop tranchées. La possession
d’armes ne signifie pas que leurs propriétaires sont rompus à leur maniement par un
entraînement poussé, et Philippe Contamine relève la dimension socialement symbolique de
cette possession, alors que les obligations militaires sont partie intégrante du statut de
bourgeois de la ville, et que certains équipements prestigieux comme le harnois blanc de la
cavalerie lourde ou les armes les plus modernes concourent à l’image d’honorabilité de leur
détenteur.
De même, la participation des élites urbaines aux mises en scènes guerrières empruntées au
monde chevaleresque témoigne davantage de leur aspiration à intégrer l’aristocratie et à en
imiter les pratiques que d’une authentique militarisation. Ces simulacres codifiés de combats
36
Pour Liège, Cl. Gaier, Art et organisation militaires, pp. 148-149.
Michel Parisse, Allemagne et Empire au Moyen Âge (Carré Histoire, 57), Paris, Hachette, 2002, pp. 223-224, 263-264 ; Ph.
Contamine, La guerre au Moyen Âge, pp. 256-257 ; Cl. Gaier, « La renommée militaire des mineurs de Liège », Armes et
combats, t. I, pp. 87-88.
38
Ph. Contamine, « L’armement des populations urbaines à la fin du Moyen Âge : l’exemple de Troyes (1474) » in La
guerre, la violence et les gens, t. II, Guerre et gens, Paris, Éditions du C.T.H.S., 1996, pp. 59-72 (cf. fiche de lecture de L.
Beinstingel et J. Bury) ; M. Prestwich, Armies and Warfare, pp. 139.
37
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guerriers manifestent, avec les romans et les ordres de chevalerie, le renouveau de la culture
chevaleresque à la fin du Moyen Âge, à l’initiative des princes qui en font un instrument de
ralliement de la noblesse. Il s’agit du tournoi, qui oppose deux groupes de cavaliers, de la
joute, qui oppose deux cavaliers, et du pas d’armes, combat à pied entre le défenseur d’un
passage et un assaillant. Évelyne van den Neste a montré qu’en Flandre, à côté des initiatives
du prince, comte de Flandre puis duc de Bourgogne, à l’intention de son aristocratie, les élites
urbaines commencent sans doute dès le XIIIe siècle à organiser de telles compétitions, dans
lesquelles s’affrontent des représentants de plusieurs villes. Ces dernières sont des spectacles
intégrés à la fête urbaine et offerts à l’ensemble de la population de la ville, dans lesquels la
haute bourgeoisie met en scène sa prééminence sociale. Non seulement les participants
montrent leur maîtrise de l’équitation et du maniement des armes nobles comme la lance et
l’épée, ce qui requiert de fait un entraînement physique et technique, mais la possession ce cet
équipement est une démonstration de leur richesse. L’organisation de ces festivités repose
d’ailleurs en partie sur le mécénat des élites bourgeoises. À Lille, le roi de l’Épinette, élu pour
un an parmi les citoyens les plus fortunés de la ville, est chargé d’organiser les festivités du
même nom, dont il assume en partie les frais ; au XVe siècle, le duc de Bourgogne doit
intervenir pour pallier un financement défaillant.
Pour Évelyne van den Neste, ces joutes, tournois et pas d’armes urbains sont
caractéristiques de la culture des villes des Pays-Bas, riches et dont les élites urbaines sont
liées par des mariages à l’aristocratie, même si celle-ci conserve une attitude mitigée face à ce
qu’Antoine de la Sale, chantre des valeurs chevaleresques, qualifie au milieu du XVe siècle de
« batailles bourgeoises »39. Toutefois, d’autres villes d’Occident en sont le cadre, comme
Paris. Reste que ces pratiques ne suffisent pas à faire de la haute bourgeoisie un milieu
guerrier : c’est précisément à l’époque où elles se développent, passé le XIIIe siècle, qu’elles
perdent leur valeur de véritable entraînement militaire avec le remplacement du « combat à
outrance », à armes réelles, par le « combat à plaisance », à « armes courtoises », semblables
aux précédentes mais rendues moins dangereuses40.
Un autre aspect de la militarisation de la société urbaine réside dans la présence de
professionnels de la guerre tenant garnison en son sein, soit pour le compte de la ville même,
soit pour le compte du prince. Cette présence s’accroît dans la seconde moitié du XVe siècle
avec le développement des armées permanentes en France puis en Bourgogne, d’autant que le
roi de France divise ses compagnies de cavalerie pour les cantonner dans les villes
lorsqu’elles ne sont pas en campagne. Ces forces militaires ne représentent toutefois qu’une
faible minorité de la population urbaine : au début de 1475, une compagnie d’ordonnance
entière de 600 hommes est cantonnée à Châlons-sur-Marne à un moment où la population
civile, selon une enquête de la municipalité, compte 7 800 âmes sans les mendiants41. La
proportion des gens de guerre n’est élevée que dans des cas ponctuels, lorsqu’une armée est
chargée de défendre une ville menacée en temps de guerre, ou exceptionnels, comme les deux
principales têtes de pont anglaises sur le Continent, Calais et, dans le deuxième quart du XVe
siècle, Harfleur. La volonté d’Henri V de repeupler le port normand de civils anglais
rencontre toutefois moins de succès que celle d’Édouard III au siècle précédent, si bien que
plus encore qu’à Calais, grande place commerciale autant que guerrière, la nouvelle
39
Évelyne van den Neste, Tournois, joutes, pas d’armes dans les villes de Flandre à la fin du Moyen Âge (1300-1486)
(Mémoires, 47), Paris, École des Chartes, 1996 (cf. fiche de lecture d’Anthony Chanaud et Annabelle Marin).
40
Cl. Gaier, « La cavalerie lourde en Europe occidentale du XIIe au XVIe siècle. Un problème de mentalité », Armes et
combats, t. I, p. 305 ; id., « Les armes et les armures des combats en champ clos dans les principautés bourguignonnes au
XVe siècle », ibid., t. II, pp. 207-218.
41
Ph. Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Étude sur les armées des rois de France, 1337-1494
(Civilisations et sociétés), Paris-La Haye, E.P.H.E.-Mouton, 1972, p. 324.
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population de Harfleur est avant tout militaire et gravite autour de la garnison et de l’arsenal42.
Ce cas particulier mis à part, dans quelle mesure les gens de guerre présents dans la ville
sont-ils intégrés à la société urbaine ? Les soldats des garnisons sont d’origine extérieure et
les liens qu’ils peuvent nouer avec les citadins dépendent sans doute de la durée de leur
présence. Les garnisons anglaises sont fournies par des contrats d’endenture passés par leurs
capitaines avec la Couronne pour une durée déterminée. Le fait que le comte de Warwick,
pendant sa lieutenance à Calais entre 1455 et 1458, ait encouragé les contacts entre les
milieux marchands et ses hommes43 suggère que leurs rapports étaient peu étroits. À plus
forte raison, les armées affectées à la garde ponctuelle des villes en temps de guerre ne
peuvent développer de relations durables avec leurs habitants, quand bien même une estime
réciproque naît entre la ville et ses défenseurs : malgré la barrière de la langue, c’est le cas en
1340 des Tournaisiens et des hommes du comte de Foix, qui adopte « Tournai » pour cri de
guerre en leur honneur44.
De même, les lances de l’ordonnance du roi de France qui dans la seconde moitié du XVe
siècle prennent leurs quartiers d’hiver dans des villes chaque fois différentes doivent
apparaître aux habitants comme des corps étrangers. Le cantonnement dispersé de ces unités
de cavalerie dans l’espace clos des villes vise d’ailleurs à faciliter leur contrôle : les gens de
guerre demeurent peu disciplinés et la brutalité envers les civils reste ancrée dans leurs
mœurs, ce qui ne favorise pas leur insertion dans la sociabilité urbaine. Les exactions et les
rixes ne sont pas rares ; en 1481, des échauffourées sanglantes opposent les Rouennais aux
nouveaux mercenaires suisses de Louis XI45. Dans un cas extrême, les méfaits des fantassins
gaéliques (kerns) du lord anglo-irlandais local à l’encontre des bourgeois d’Ardee, au nord de
Dublin, finissent par provoquer les représailles de la population : improvisant une force
publique dans les formes légales, le posse, celle-ci massacre les kerns et jusqu’à leur maître
même dans son manoir de Braganstown en 132946.
En définitive, les seuls homme de guerre véritablement intégrés à la société urbaine sont
ceux qui en sont issus :
•
•
•
fantassins recrutés par les commissions d’array pour les expéditions du roi
d’Angleterre depuis Édouard Ier (1272-1307),
fantassins demandés aux villes de France par Charles V (1364-1380), en particulier des
gens de trait (le roi encourage la fondation des « serments » d’archers et d’arbalétriers)
et des pavesiers pour couvrir les arbalétriers de leurs grands boucliers pendant qu’ils
retendent leur arme47,
francs-archers institués par le duc Jean V en Bretagne en 1425 et par le roi Charles VII
en France en 1448 pour former une réserve d’infanterie, équipés aux frais de leur
communauté, et astreints à un entraînement régulier en échange d’une exemption
d’impôt direct et d’obligations militaires locales.
Ni les fantassins anglais, ni les francs-archers ne sont une force spécifiquement urbaine :
les uns comme les autres sont recrutés aussi bien à la campagne qu’en ville. Les francs42
Christopher Allmand, Lancastrian Normandy. The History of a Medieval Occupation, Oxford, Clarendon Press, 1983, p.
51.
43
Anthony Goodman, The Wars of the Roses : the Soldier’s Experience, Stroud, Tempus, 2005 (cf. fiche de lecture de
Clément Bady).
44
Ph. Contamine, « Une étape décisive dans la construction de la France. Gens de guerre méridionaux au service des rois de
France dans leurs guerres du nord du royaume (fin XIIIe siècle-1340) », Pages d’histoire militaire (cf. fiche de lecture de F.
Avisseau et J. Synowiecki).
45
Henri Sée, Louis XI et les villes, Paris, Picard et Kahn, 1890, pp. 106-112.
46
J. Lydon, « The impact of the Bruce invasion », Medieval Ireland, p. 300, complété par
http://www.irishidentity.com/extras/places/stories/ardee.htm.
47
Ph. Contamine, Histoire militaire de la France, pp. 145, 146.
Les villes et la guerre, vers 1270-vers 1480
15/20
archers en particulier deviennent une figure familière de la société urbaine (aussi bien que
rurale), brocardée par la littérature comique du temps : vers 1468, Le franc-archer de
Bagnolet met en scène un personnage aussi vantard que couard. Pour autant, leur poids dans
la population reste très modeste : les paroisses doivent en fournir un pour 50 à 80 « feux »
(foyers), à Troyes ils sont 70 sur les 2 400 habitants recensés dans l’enquête de 1474. Au
total, malgré l’omniprésence de la guerre, la société urbaine apparaît superficiellement
militarisée à la fin du Moyen Âge, en raison du caractère ponctuel des mobilisations générales
et de la faiblesse numérique ou de l’intégration limitée des professionnels de la guerre.
III. LES VILLES ET LA GUERRE DU PRINCE
1) Les réquisitions
Les rapports entre la ville et la guerre ne se limitent pas à sa propre défense. Dans un
contexte où de vastes constructions politiques s’affirment et s’affrontent, la ville doit prendre
sa part de l’effort de guerre demandé par le prince à ses sujets. Elle est ainsi amenée à
s’impliquer dans des conflits parfois très éloignés de son horizon, même si la sollicitation du
prince est en général proportionnelle à la proximité du théâtre des opérations. Outre les
contingets de combattants, déjà évoqués, sa contribution revêt plusieurs formes :
Elle doit fournir des armes et des munitions. Les canons des villes, en particulier, sont
régulièrement réquisitionnés pour renforcer l’artillerie du prince. En 1406, le projet de siège
de Calais par Jean sans Peur prévoit ainsi de puiser dans les arsenaux de plusieurs villes des
Pays-Bas bourguignons. Louis XI en dispose comme des siens propres : lorsqu’en 1473 les
Lyonnais lui réclament leur plus grosse bombarde, qu’ils lui ont prêtée en 1468 pour sa
campagne en Bourgogne, ils apprennent qu’elle a été fondue à Narbonne48. En 1480, le même
Louis XI prescrit à Paris et à d’autres villes de fabriquer à leurs frais les armes sur le modèle
suisse dont il veut équiper son armée dans le cadre de sa réforme militaire49. De leur côté, les
ports de mer sont sollicités de fournir navires et équipages. Les Cinque Ports du sud-est de
l’Angleterre, de Douvres à Sandwich, doivent traditionnellement au roi un total de 57
vaisseaux et 1 254 marins pendant deux semaines, mais en 1347 le blocus naval de Calais
mobilise plus de 700 navires et de 15 000 hommes, venus de dizaines de ports anglais de
toutes tailles, situés sur les côtes ou proches de l’embouchure d’un fleuve comme Londres,
ainsi que de quelques ports gallois, d’Irlande et de Bayonne50.

 Elle doit fournir des vivres. Bien que les campagnes soient également mises à
contribution, les marchés urbains sont un lieu d’approvisionnement tout désigné. En France
comme en Angleterre, le roi préfère s’adresser directement aux marchands en exerçant son
droit de prise (rebaptisé purveyance outre-Manche en 1297) qui les oblige à lui vendre ce
qu’elle demande. Ceux-ci se montrent parfois réticents face aux prix proposés ou aux délais,
voire aux défauts de paiement : vers 1340, un chant populaire accuse Édouard III de manger
l’argent (le métal) et de payer en jetons de bois. En 1282, pour la campagne de Galles,
Édouard Ier ferme les marchés des Marches voisines pour obliger les marchands à porter leurs
produits à l’armée ; il arrive aussi que le roi de France les convoque directement à l’ost avec
leur marchandise. En 1304, quand l’envoyé d’Édouard Ier arrive à Dublin pour ravitailler
48
Ph. Contamine, Guerre, État et société, pp. 228-229, 665 ; Jean-François Lassalmonie, La boîte à l’enchanteur. Politique
financière de Louis XI (Études générales), Paris, C.H.E.F.F., 2002, p. 287.
49
Ph. Contamine, Guerre, État et société, p. 342.
50
M. Prestwich, Armies and Warfare, p. 268 ; Lettres de rois, reines et autres personnages des Cours de France et
d’Angleterre depuis Louis VII jusqu’à Henri IV, éd. Jean-Jacques Champollion-Figeac, t. II, De l’année 1301 à l’année 1515
(collection de Documents inédits sur l’histoire de France), Paris, Imprimerie royale, 1847, p. 86-92.
Les villes et la guerre, vers 1270-vers 1480
16/20
l’armée d’Écosse, il trouve le marché vide : tout a été caché. Signe de la complicité des
autorités urbaines, le sergent du maire refuse d’arrêter les responsables ; le représentant du roi
doit le faire emprisonner pour rébellion. Par la suite, la Couronne préfère passer des contrats
de fourniture avec de grands marchands, comme l’Italien Manenzio Francisci dès 1322 ; de
même, selon le Religieux de Saint-Denis, c’est le gros négociant parisien Nicolas Boullard
qui ravitaille en 1383 l’armée envoyée contre un débarquement anglais en Flandre. En 1419
toutefois, au début du siège de Rouen, c’est à la ville de Londres qu’Henri V demande l’envoi
de vivres et de boissons à son armée51.
Un changement important intervient en France avec la reprise des guerres contre la
Bourgogne en 1471 : Louis XI exige désormais des villes et des campagnes des livraisons en
nature, essentiellement en céréales et en vins, par mois ou par quinzaine pour ses armées en
campagne, le ravitaillement de chacune étant à la charge des régions plus ou moins voisines.
Seule la contribution des villes nous est connue, grâce aux archives municipales. Outre leur
propre apport, elles doivent collecter celui de leur plat-pays ; le conditionnement et le
transport des fournitures est aussi à leur charge. Les réquisitions peuvent être lourdes : en
1475, Châlons-sur-Marne les estime au quart de ses réserves de céréales. Pour y faire face, les
municipalités procèdent à des achats, à des emprunts en nature, ou sous-traitent à des
marchands la fourniture et le transport de leur contribution : dans tous les cas, la charge du
ravitaillement est transférée des finances royales sur les finances urbaines, voire sur les
finances privées des marchands, qui souvent ne rentrent pas dans leurs frais. Quelques années
plus tôt, l’Angleterre de la guerre des Deux Roses a connu, elle aussi, les réquisitions sans
paiement : au début des années 1460, la petite ville de Hull dans le Yorkshire doit fournir
gratuitement du blé et de la bière à l’armée d’Édouard IV qui combat les lancastriens dans le
Nord52.
2) Le financement
La participation de la ville à l’effort de guerre est également pécuniaire. Centre
commercial et financier, la ville est par excellence le lieu où circule l’argent dont le prince a
un besoin croissant pour payer les fournisseurs de son armée et la solde de ses gens de guerre.
Ses sollicitations revêtent toutes les formes. Dès la fin du XIIIe siècle, les villes du royaume
de France sont invitées à fournir au roi des prêts ou des dons, ainsi pour la croisade d’Aragon
de Philippe III en 1285 ; au XVe siècle, les rois Lancastre multiplient les emprunts à la ville
de Londres, au point que Caroline Barron la qualifie de « quasi Banque d’Angleterre »53.
Le prince emprunte aussi directement aux grands marchands et banquiers, notamment aux
compagnies italiennes établies dans les principales places financières : Londres en Angleterre,
Lyon en France, Bruges dans l’État bourguignon. Au début de la guerre de Cent Ans,
Édouard III s’endette massivement auprès des compagnies florentines Peruzzi et Bardi : son
incapacité à rembourser contribue à leur faillite en 1343 et 1346. Au siècle suivant, les ducs
de Bourgogne recourent à la filiale brugeoise des Médicis. Mais les Italiens ne sont pas seuls
sollicités. Dès 1337, Édouard III emprunte à un consortium de riches exportateurs de laines
anglais ; passé 1360, la Couronne se tourne vers les bailleurs de fonds anglais, et pendant la
guerre des Deux Roses, lancastriens et yorkistes se disputent le crédit des gros marchands
londoniens. Dans les Pays-Bas bourguignons, la sophistication des techniques financières
51
Ph. Contamine, Guerre, État et société, pp. 124-128 ; M. Prestwich, Armies and Warfare, pp. 250-251, 254-259.
Ph. Contamine, Guerre, État et société, pp. 320-332 ; Anthony Goodman, The Wars of the Roses : Military Activity and
English Society, 1452-1497, Londres-Boston-Henley, Routledge & Kegan, 1981, citant les travaux de Keith John Allison (cf.
fiche de lecture de Pierre Verschueren).
53
Xavier Hélary, L’armée du roi de France. La guerre de Saint Louis à Philippe le Bel, Paris, Perrin, 2012, p. 215 ; J.-Ph.
Genet, p. 213.
52
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17/20
permet à Philippe le Hardi d’inaugurer dès 1397 une pratique importée d’Italie : la vente de
rentes viagères aux élites urbaines, dont l’achat alimente les caisses ducales mais dont le
service est assuré par les villes. Lille est longtemps le principal émetteur de rentes, mais sous
Charles le Téméraire le service de la dette écrase tant ses finances que le duc, qui repose
beaucoup sur cette recette, reporte sur Gand l’essentiel de ses demandes54.
La société urbaine est par ailleurs concernée par le développement de la fiscalité du prince
sur l’ensemble de ses sujets laïques et roturiers, au nom des nécessités de la guerre. En
Angleterre, l’impôt royal repose principalement sur deux piliers :
• une taxe directe sur les biens meubles des particuliers, votée par le Parlement et
frappant davantage les citadins (1/10e) que les campagnards (1/15e), qui se mue en 1334 en
une somme fixe versée par chaque communauté, à charge pour celle-ci de la répartir entre
ses membres,
• une taxe indirecte sur l’exportation des laines brutes vers les villes drapantes de
Flandre, prélevée dans les ports, dont Édouard Ier obtient du Parlement l’institution
permanente en 1275, et qui pèse sur les grands négociants.
Avec le développement d’une industrie drapière anglaise, les exportations de laine
déclinent à partir de la seconde moitié du XIVe siècle, si bien qu’à partir du début du XVe
siècle le « quinzième et dixième » soumis au vote du Parlement devient la principale
ressource de la Couronne55.
En France, à partir de la seconde moitié du XIVe siècle la fiscalité royale repose sur un
impôt direct payé par chaque feu (fouage jusqu’en 1380, taille ensuite) et sur des taxes
indirectes sur la vente des marchandises (aides). Bien que ces impôts soient levés partout, les
villes, centres commerciaux, sont touchées au premier chef par les aides, d’autant que la
concentration spatiale des transactions y facilite la collecte. Louis XI tend d’ailleurs à
exempter les villes de taille, ce qui les met à l’abri de l’envolée de la fiscalité directe sous son
règne, mais il se rattrape en exigeant d’elles des dons et des prêts de moins en moins bien
remboursés56.
La principauté bourguignonne connaît enfin une fiscalité semblable à celle de la France, à
ceci près que l’impôt direct (aide) y reste subordonné au consentement des assemblées d’états
de chaque duché ou comté, dominées par les villes dans les Pays-Bas. Philippe le Bon
s’attache à obtenir régulièrement l’octroi de l’aide, mais c’est seulement à partir de 1470 que
Charles le Téméraire s’efforce de la pérenniser en la faisant voter pour plusieurs années, afin
de financer sa nouvelle armée permanente57. Les exigences fiscales des ducs pour leurs
guerres sont l’une des sources majeures des conflits qui les opposent aux villes des Pays-Bas.
Mais la guerre du prince peut involontairement occasionner pour les villes d’autres
versements qu’aux autorités régulières. Elles peuvent être amenées à écarter la menace d’une
attaque en s’acquittant d’une véritable rançon collective, connue dans la France de la guerre
de Cent Ans sous le nom de pâtis. Il s’agit d’un accord contraint entre la communauté des
habitants et le chef d’une troupe armée, qui lui garantit la sécurité des personnes et des biens
54
J.-Ph. Genet, p. 230 ; M. Prestwich, The Three Edwards. War and State in England, 1272-1377, Londres, Weidenfeld &
Nicolson, 1980, pp. 216-217, 223 ; David Grummitt et J.-F. Lassalmonie, « Les finances », dans un ouvrage collectif à
paraître sur les royautés anglaise et française à la fin du Moyen Âge ; Jean-Pierre Delumeau, Isabelle Heullant-Donat,
L’Italie au Moyen Âge, Ve-XVe siècle (Carré Histoire, 47), Paris, Hachette, 2000, p. 269 ; J.-F. Lassalmonie, « Le plus riche
prince d’Occident ? » in La Cour de Bourgogne et l’Europe. Le rayonnement et les limites d’un modèle culturel s. dir.
Werner Paravicini (Beifhefte der Francia, 73), Ostfildern, Jan Thorbecke Verlag, 2013, p. 79.
55
J.-Ph. Genet, p. 183, tableau p. 210 ; D. Grummitt et J.-F. Lassalmonie, « Les finances » ; « Fifteenths and Tenths : quotas
of 1334 », British History OnLine (http://www.british-history.ac.uk/report.aspx?compid=102818).
56
J.-F. Lassalmonie, La boîte à l’enchanteur, pp. 24-28, 127, 246-247, 480-485, 665-666.
57
J.-F. Lassalmonie, « Le plus riche prince d’Occident ? », La Cour de Bourgogne et l’Europe, pp. 76-77.
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18/20
moyennant le paiement d’une somme en espèces, et parfois des fournitures en nature. Cette
pratique se généralise dans l’Occident de la fin du Moyen Âge :
•
Les Écossais de Robert Bruce s’y livrent à grande échelle aux dépens des comtés du
nord de l’Angleterre au début du XIVe siècle, au point de financer leur effort de guerre,
en l’absence de fiscalité, en vendant de courtes trêves locales à prix d’or58.
•
En Irlande, les lords anglo-irlandais et les chefs gaéliques extorquent des tributs aux
villes pour prix de leur sécurité : au début du XIVe siècle, dans le sud de l’île, Clonmel
et Tipperary achètent leur « protection » au redoutable Maurice fitz Thomas, qui les
laisse néanmoins piller par ses alliés gaéliques ; dans la seconde moitié du siècle, plus à
l’est, les habitants de New Ross paient dix marcs par an « pour leur défense » au roi du
Leinster, sans échapper pour autant aux raids gaéliques59.
•
En France, les villes doivent composer avec les compagnies de mercenaires sans
emploi, Routiers de la seconde moitié du XIVe siècle et Écorcheurs des années 1440,
ces derniers poussant leurs ravages jusqu’en terre bourguignonne. Au temps du
« royaume de Bourges », dans les années 1420 et 1430, Charles VII doit même fermer
les yeux sur ces pratiques de ses propres troupes, faute d’argent pour les solder60.
•
Dans le comté de Provence enfin, dans les années 1390, Raymond de Turenne mène
une guerre privée contre la régente Marie de Blois et organise systématiquement la
mise en coupe réglée du pays, réparti entre ses différents capitaines auxquels il impose
des contrats-types d’appatissement des communautés61.
Les pâtis ne sont pas spécifiques au monde urbain et frappent tout autant les villages,
beaucoup plus exposés, mais la richesse des villes en fait néanmoins une cible de choix, car
source de profits conséquents.
3) Les profits de la guerre
La guerre du prince n’est toutefois pas pour les villes qu’une occasion de prélèvements en
nature et en espèces : comme les gens de guerre et plus sûrement qu’eux, certains secteurs de
la société urbaine peuvent y trouver une source d’enrichissement.
En premier lieu, la guerre stimule l’industrie et le commerce de l’armement. En 1295 déjà,
pour la guerre d’Aquitaine, Philippe le Bel fait acheter à grands frais des milliers d’arbalètes,
des centaines de milliers de carreaux et des dizaines de milliers de pièces de protection
corporelle à Toulouse et à Bruges pour la flotte qu’il destine à la guerre d’Aquitaine. Par la
suite, la royauté française renonce à ces commandes massives, mais elle continue à entretenir
dans les villes des fournisseurs attitrés, en particulier des fabricants d’arbalètes et de carreaux,
portant le titre d’artilleur du roi, comme le bien nommé Raymond Arquier à Toulouse en
134562.
Les achats du prince, des capitaines et des simples gens de guerre font prospérer le monde
58
M. Prestwich, The Three Edwards, pp. 198, 200 ; Alexander Grant, Independence and Nationhood. Scotland 1306-1469
(The New History of Scotland, 3), Londres-Victoria-Baltimore, Edward Arnold, 1984, pp. 155-156.
59
J. A. Watt, « The Anglo-Irish colony under strain », pp. 356, 370.
60
Ph. Contamine, Histoire militaire de la France, pp. 191-192 ; id., « Lever l’impôt en terre de guerre : rançons, appatis,
souffrances de guerre dans la France des XIV e et XVe siècles » in L’impôt au Moyen Âge. L’impôt public et le prélèvement
seigneurial, fin XIIe-début XVIe siècle s. dir. Ph. Contamine, Jean Kerhervé, Albert Rigaudière (Animation de la recherche),
Paris, C.H.E.F.F., 2002, t. I, Le droit d’imposer, pp. 11-39.
61
Régis Veydarier, « Una guerra de layrons. L’occupation de la Provence par les compagnies de Raymond de Turenne
(1393-1399) » in La guerre, la violence et les gens au Moyen Âge, t. I, pp. 169-188. Cet auteur parle d’« appatisation », Ph.
Contamine d’« appatissement » : les deux formes sont recevables.
62
Ph. Contamine, La guerre au Moyen Âge, pp. 239, 327 et note 2 ; id., Guerre, État et société, pp. 121, 123 et note 177.
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urbain des armuriers, fabricants et marchands d’armes offensives et de protections
corporelles. Les principaux centres sont les grandes villes des Pays-Bas, arsenal de l’État
bourguignon, qui développent au XVe siècle une production réputée de pièces d’artillerie,
Londres, Paris, Toulouse et Bordeaux. Certaines places se spécialisent dans l’importation
d’armes : Bruges, Anvers et au XVe siècle Lyon pour la production milanaise, la première
d’Occident, Cologne pour la production germanique. La production de la France et des îles
Britanniques ne suffit pas à couvrir leurs besoins : une ordonnance de 1412 se plaint qu’en
raison des guerres, les armuriers parisiens ne couvrent pas le centième de la demande. Dans la
seconde moitié du XVe siècle les rois de France encouragent l’essor de nouveaux centres
d’armement dans la vallée de la Loire, à Angers, Tours et Bourges63. À Tours, proche de la
résidence favorite de Louis XI, le roi fait venir des armuriers italiens et allemands, mais des
Français profitent aussi de l’essor de cette activité. Louis XI n’hésite pas à transmettre des
instructions aux villes pour réorienter la production, destinée avant tout à l’armée royale
même s’il ne l’achète pas directement64.
De son côté Calais, parallèlement à son importance militaire, devient une place
commerciale florissante grâce à la concession d’un important privilège économique : en 1363,
Édouard III y établit l’Étape des laines, ce qui en fait le point de passage obligé des
exportations de laine anglaise sur le Continent et le lieu de perception des droits de douane. Le
roi impose l’organisation des exportateurs anglais en une compagnie à monopole, le Fellowship
de l’Étape de Calais. Ses membres sont essentiellement de gros marchands londoniens, mais le
monopole profite aussi à leurs correspondants calaisiens. La prospérité de Calais se maintient
malgré le recul des exportations lainières, grâce au système de paiement des transactions qui en
fait aussi une place financière, où un atelier monétaire est créé dès 1363 pour frapper les
mêmes espèces qu’à Londres65.
Enfin, dans les ports de mer, des armateurs et des marins pratiquent la guerre de course
contre les ennemis de leur prince : les ports de Haute-Normandie font ainsi régner l’insécurité
dans la Manche quand Louis XI est en guerre contre Édouard IV ou Charles le Téméraire. Le
butin tiré de la prise de navires marchands flamands ou hanséatiques peut être considérable, et
le roi peine parfois à faire restituer les cargaisons indûment prises en temps de trêve sur mer,
ou à des pays neutres ou amis.
CONCLUSION
De l’Irlande aux rives du Rhin, les villes de la fin du Moyen Âge ne sont pas épargnées par
la guerre, qui caractérise cette période en revêtant les formes les plus diverses. Les fonctions
que cumulent les villes dans tous les domaines de l’activité des hommes, la place centrale
qu’elles occupent dans l’organisation des territoires, la concentration des richesses dans leurs
murs en font les cibles stratégiques privilégiées. Il leur faut se fortifier, s’organiser
militairement pour assurer leur défense : cette nécessité n’est pas nouvelle, mais elle prend
aux XIVe et XVe siècles une acuité particulière. L’effort de mise en défense peut absorber une
part notable de l’activité et des ressources de la société urbaine, jusqu’à la mobilisation totale
dans le temps critique du siège. Mais si la rigueur des temps prête aux villes un visage plus
63
Cl. Gaier, « Le commerce des armes en Europe au XVe siècle », Armes et combats, t. I, pp. 244-250, note 18 p. 251.
Simon Painsonneau, Fabrication et commerce des armures. L’industrie tourangelle au XVe siècle (Histoire et patrimoine),
Paris, A.E.D.E.H., 2004 ; Ph. Contamine, Guerre, État et société, p. 664 (instructions à Tours, 1470).
65
J.-Ph. Genet, pp. 209-210 ; N. J. Mayhew, « From Regional to Central Minting, 1158-1464 », A New History of the Royal
Mint s. dir. Christopher Edgar Challis, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, pp. 149-150.
64
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martial, l’élément civil demeure ordinairement prédominant : le bourgeois accomplissant son
service de guet ne se mue pas en homme de guerre, et l’authentique soldat de la garnison reste
une figure marginale.
Par ailleurs, dans la plus grande partie de l’Occident, les villes sont entraînées dans des
guerres qui les dépassent par l’affirmation des États princiers. Au-delà de leur propre défense,
même lorsque leur région est paisible elles fournissent à l’effort de guerre du prince une
contribution à la hauteur de leur rôle économique et de leur richesse. Le poids de ces
prélèvements, en nature et en espèces plus qu’en hommes, peut se faire très lourd, quand bien
même il est un moindre mal au regard des dévastations de la guerre. Mais c’est au travers de
ces sacrifices pour le bien commun des sujets du prince, et du cantonnement en ville de forces
princières, que se concrétise l’intégration des villes à la construction politique plus large qui
les englobe.
Au final, les guerres du bas Moyen Âge n’ont pas brisé l’ascension des villes : leur poids et
leur rôle dans la vie des sociétés d’Occident n’est pas moindre en 1480 qu’en 1270, tout au
contraire. La sécurité de leurs murailles a attiré bien des campagnards, qui y sont restés une
fois le danger passé. Le cas des petites villes anglaises d’Irlande qui n’ont pas survécu à
l’insécurité endémique entretenue par les chefs gaéliques et les lords anglo-irlandais, comme
Kilbixy à l’ouest de Dublin66, reste l’exception : ailleurs, aucune des innombrables villes
prises et mises à sac n’ont disparu. Les villes galloises ravagées par la révolte de 1400 se sont
relevées, et même l’acharnement de Charles le Téméraire en 1468 n’a pu empêcher Liège de
renaître de ses cendres. En définitive, la guerre de la fin du Moyen Âge est l’épreuve du feu
qui a confirmé la nouvelle prééminence des villes dans la civilisation occidentale.
66
R. E. Glasscock, « Land and people, c. 1300 », Medieval Ireland, p. 239.
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