Yves Toussaint Voile et simulacre sur les messageries In: Réseaux, 1989, volume 7 n°38. pp. 67-79. Citer ce document / Cite this document : Toussaint Yves. Voile et simulacre sur les messageries. In: Réseaux, 1989, volume 7 n°38. pp. 67-79. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1989_num_7_38_1346 VOILE ET SIMULACRE SUR LES MESSAGERIES Yves TOUSSAINT 67 — — 68 une lignée de techniques, de pratiques et d'usages qui préfaçaient l'expansion et la généralisation du dialogue collectif interactif, avec ou sans utilisation de pseudonyme. Les messageries, comme d'ailleurs toute la micro-informatique, s'inscrivent dans un mouvement de retour à l'écrit, ou, si l'on préfère, de réémergence d'un écrit qui s'est enrichi des autres techni quesde communication. Comme avec la lettre, il y a un échange entre un destinat aire et un destinateur; le texte, l'écrit, n'ont de sens que parce qu'ils sont cla irement identifiés l'un et l'autre. De même avec le téléphone, il y a échange instan tanéet interactivité, donc éphémère. Avec l'image, il y a apparition sur un i les jeux sont facteurs et images écran avec la fascination qui l'accompa de culture, il suit que, dans une gne, l'image devenant le réel. certaine mesure, une civilisation et, à Dans les messageries électroniques, l'intérieur d'une civilisation, une épo nous avons une hybridation de ces trois que peut être caractérisée par ses jeux. modes de communication. Les lettres, De sorte qu'on peut affirmer que les jeux quand elles sont anonymes, peuvent qui sont en honneur dans une culture, oublier le destinateur ce que n'autorise du fait qu'ils en traduisent nécessair pas totalement le téléphone qui n'oublie ement la physionomie générale, apport que les corps mais «permet» au destinat ent des indications significatives sur les aire de répondre à un inconnu. Avec problèmes, les faiblesses et les forces de celle-ci à tel moment donné de son evo l'écran du minitel, des inconnus peu vent rester fascinés face à l'image de ce lutional) qu'ils s'écrivent. Paraphrasant Caillois, on peut aussi Les messageries ne constituent donc affirmer que si les techniques sont fac pas une rupture, elles sont plutôt agents teurs et images de culture à l'intérieur symptômes et révélateurs des change d'une civilisation, une époque peut être mentsqui s'opèrent dans les processus caractérisée par ses technologies de relationnels et communicationnels. Il communication. n'est donc pas surprenant qu'elles fas Avec les messageries télématiques, sent émerger des usages qui s'inspirent dites conviviales, nous sommes interro d'une part des pratiques liées à l'écrit, gés par cette sorte d'alchimie socio-cul comme celles des petites annonces du turelle ou socio-technique qui s'est opé journal «Libération», d'autre part de réeentre les formes du lien social et leur spectacularisation électronique par la celles menées autour de l'audio, comme les réseaux téléphoniques de téléconviv quelle elle se donne à voir et donne à ialité ou la C.B. Elles nous paraissent voir les faiblesses et les forces de notre s'inscrire dans un mouvement global de époque. Le «Phénomène» des messager déplacement entre espace privé et es ies n'a pas surgi ex nihilo des disposit pace public, généré par la multiplication ifs communicationnels, il s'inscrit dans (1) Caillois, 1955 69 — des réseaux, et conjointement, entre identification sociale et lien social. Les messageries permettent en effet d'échap per à certains types de relations sociales qui assignent aux individus des statuts, des places socialement définies, dans lesquelles ils ne veulent ou ne peuvent pas se reconnaître totalement. «La tél ématique permet théoriquement d'effa cer les frontières: entre les espaces et les temps, (...) du travail et du loisir, (...)du privé et du public.» (2) Le succès des messageries apparaît donc comme un symptôme parmi d'au tresd'un processus social, d'une trans formation des processus de reconnais sance sociale à partir de temps ou de territoires reconnus et admis par tous. La pratique des messageries pourrait s'expliquer par la possibilité qu'elles offrent de donner un lieu d'expression et de plurisisation à un jeu de type Mimicry où sont en cause les processus identificatoires (plus que l'identité). On retrouverait ainsi certaines dimensions de cette catégorie de jeu définie par R. Caillois. «J'appelle Mimicry tout jeu où l'on représente un personnage illusoire, où l'on joue à croire et à faire croire qu'on est un autre. Cette étiquette s'ap plique aussi bien à l'enfant qui joue à la locomotive, à l'avion, au pirate, qu'à tout divertissement qui consiste dans le fait qu'on se trouve marqué ou déguis é...»(*). Si le lien social s'effrite faute d'explicitation des repères d'une identité col lective, force est de constater que les messageries se sont emparées de la tél ématique pour se créer un espace virtuel où elles peuvent jouer de la mouvance de ces repères. REPRÉSENTATIONS ET PRATI QUES DES MESSAGERIES Contrairement à une idée bien reçue, et surtout par lui-même, le messageur n'est pas un aventurier de l'espace tél ématique. Il consulte peu de services, il en a un faible usage informationnel, et dans ce domaine il ne se distingue guère des autres usagers du Minitel. Il n'est pas non plus un explorateur des messag eries. Sa pratique se concentre sur une ou deux qu'il s'est choisies, un peu par hasard. Des amis lui en ont parlé, il a vu une publicité, il est abonné ou lit un journal qui possède une messagerie. Ceux qui ont essayé de s'aventurer dans la «faune» des messageries, qui peuvent décrire les caractéristiques des unes ou des autres, leurs logiciels, le contenu des échanges qui s'y déroulent, ceux-là sont mus par des raisons professionnelles (observer des concurrents), passionnell es (tester des logiciels), ou enfin ludi ques. A travers cet univers innombrab le, le messageur ordinaire va, très vite, après quatre ou cinq essais de dialogue, trouver le type d'échange qui lui con vient dès qu'un dialogue aura pu s'ins taurer avec un interlocuteur/trice. Dès l'instant qu'il l'a trouvé, qu'il lui ré pond, qu'il peut s'amuser, la messagerie sur laquelle il communique va être ident ifiée à la qualité de cet échange, voire à la qualité supposée de la personne cont actée. «J'ai rencontré quelqu 'un (sur une autre messagerie), j'ai eu un contact avec quel qu'un qui m'a Ht S.M (**). c'est plus com mode et je sais pas trop quoi, donc on y est venu... et après j'y suis resté et ça me satis faisait.» Homme Cadre supérieur (***). (*) Opus cité (•*) S.M. : Serveur Médical (***) Cet article présente les premiers résultats d'une recherche en cours réalisée dans le cadre du GDR Communication. Nous avons réalisé un certain nombre d'entretiens approfondis de messages. Ces citations en sont issues. Q (2) Bidou, Guillaume, Prévost, 1988. — 70 «7/ m'est arrivé défaire parfois une intru sionépisodique de trois secondes mais vrai ment de trois secondes, dans celles au 'onvoit fleurir à droite et à gauche mais je suis restée fidèle.» Femme. Face à la multitude de messageries qui naissent et disparaissent en perman ence, le messageur en choisit une, pré férentiel e et consulte uniquement celleci. Il est fidèle et casanier. Pourquoi celle-là ? Comment les au tres ont-elles été éliminées ? - Soit, évidemment parce qu'elles restent inconnues, faute de publicité. - Soit, surtout, parce qu'elles font partie de l'univers des «Autres», inquié tantes et ennuyeuses, où les gens sont .vulgaires, elles n'ont pas d'intérêt ou pire, sont pornographiques. «Je préfère Today, sans problème. C'est celle où j'ai rencontré les gens les plus symp athiques, qui ne parlent pas de cul sans arrêt.» Homme. «S.M. était celle où il y avait la moins forte proportion de prostituées.» Femme. La messagerie sur laquelle on est devient terrain de prédilection. Son ter ritoire devient propre dans tous les sens du terme. Le messageur y a ses habitu des, pas sales comme celles des autres territoires où régnent l'enfer pornogra phique,les obsédés de tous genres, les malades mentaux, les paumés, les dé primés. De fait, parmi d'autres messageries, généralement méprisées, le messageur en choisit une ou deux qu'il s'approprie et où il va chercher des interlocuteurs. La messagerie n'est pas un lieu fermé. Tous les jours de nouveaux branchés se connectent, ils tentent de se retrouver en fonction de goûts identiques, ils appréc ientde revoir les mêmes pseudonymes s'afficher, même s'ils ont plaisir à faire de nouvelles connaissances. «C'est le plaisir de rencontrer des gens qui ont les mêmes affinités que moi. » Homme. «Ce qui est sûr c'est que je commence à avoir des habitudes avec certaines person nes.»Homme. Les messageurs s'approprient donc la messagerie dans la mesure où elle devient la leur et qu'elle est un peu à l'image d'eux-mêmes. Dès lors ils en apprécient les caractéristiques et les capacités techniques, la qualité du public qu'ils rencontrent, voire même les an imateurs qui, s'ils peuvent devenir confi dents, sont garants de bonne tenue. Comme si sur leur territoire il devait y avoir une bonne police. Ils perçoivent et apprécient tous ces petits signes qui font qu'un territoire devient son propre ter ritoire, lieu à partir duquel on peut communiquer en confiance, rassuré parce qu'assuré, assuré parce que rassur é. «Une rencontre sans logique, sans ordre, n'autorise pas la communication» avait noté Dominique Boullier dans son étude sur la télématique à Nantes (3). Il en va de même avec l'espace de jeu et de rencontre des messagerie. Il faut qu'il soit balisé, circonscrit, bien habité de joueurs de qualité. Les qualités de cet espace ne s'apprécient pas, ne s'éva luent pas par des conditions intrinsè ques, mais par opposition «aux autres» qui restent inconnus, dangereux, anor maux. Dans une certaine mesure, on est très éloigné d'un phénomène comme le zapping. Le papillonnage à travers l'e space télématique, vécu comme protéiforme, n'existe pas. Le messageur est un habitué, un fidèle, il retrouve ses ren contres, ses pseudos, ses semblables toujours au même endroit. A partir du moment où il a reconnu son territoire, il ne cherche plus d'autres trajets, par vient ainsi à établir un ordre, une préfé rence, une hiérarchie dans la profusion d'offres d'espace qui lui est proposée. (3) Boullier, 1983. 71 — Il reste aux serveurs, aux animateurs, à entretenir cette fidélité, à renforcer les liens identificatoires voire éventuelle ment à créer une identité de groupe. En effet, il apparaît très clairement qu'avec les messageries, ce n'est pas tant la con naissance que la reconnaissance qui permet que s'établisse cette communic ation médiatisée. Il suffit qu'un dialo gues'engage et qu'il puisse être répété selon une temporalité qui est propre à chaque messagerie, pour qu'une messag eriedevienne son terrain de jeu favori, opposée à la masse des autres. Qu'elle s'appelle N7, CRAC, CUM, MAUD, ALINE, TODAY, celle sur laquelle il dialogue est «la mieux». «J'en ai consulté aucune à part N7. Si ce n'est ALINE, je suis venue une fois mais ça ne m'a pas du tout branchée. C'était assez concupiscent comme genre de messagerie. N7 c'est pas une messagerie rose.» Femme. La crise de l'espace public, des modes de reconnaissance et de publicisation des identités sociales s'accompagne se lon Richard Sennett d'une boursouflure de l'espace privé, sphère de l'intimité, de l'individualisme et du narcissisme. L'espace public défini par Sennett a été institué «lorsqu'il a été possible de communiquer de façon anonyme, sans avoir à décliner son identité»(4). Il paraît donc pertinent, à propos des messager ies, de réinterroger ces thèses et d'ana lyser si et comment les messageries s'inscrivent dans un mouvement de déconstruction des espaces, public et privé, et des modèles identificatoires qu'ils autorisent. En tout état de cause, on peut y percevoir un phénomène contradictoire, voire paradoxal : Les types de communication générés par les messageries peuvent s'apparenter, par bien des côtés à ceux que l'on a coutume d'attribuer à l'espace public. Elles en présentent des caractéristiques très pro ches: anonymat, affichage de soi etc.. Mais, inversement, ce qui s'y échange apparaît du domaine de l'intime, du privé. Autrement dit, on peut se demand er s'il y a réellement déperdition de l'espace public, lieu où se crée le lien social, où se rendent visibles et se con fortent les identités,dans la mesure où les formes de l'échange télématique empruntent à celles de l'espace public; ou bien si les messageries renforcent la sphère du privé, de l'intime et du per sonnel, puisque s'y expriment du per sonnel, de l'intime, et que ce qui s'y échange est souvent de l'ordre du phan tasme et du sexuel, bref de ce qui ne se dit pas ? Mais au-delà des métaphores spatia les employées par les messageurs («j'ai commencé à aller là-dessus», «on y va tous les jours», «on y traîne ses guêt res»), autant de formes qui renvoient au territoire quotidiennement parcouru , on peut penser qu'il y a constitution d'un nouvel espace public médiatisé par la technique. D'un espace de rencontre visible, concret, on serait passé à un espace lis ible sans autre médiateur symbolique que celui de la technique. «Le partage non médiatisé des opinions, des sent iments et des détails de l'expérience individuelle est devenu le mode normat if de l'échange dans un système cultur el où les techniques de communication ont pris le relais des médiations symbol iques»^). L'ordonnateur du sens serait la technique avec tous les risques que cela implique. «De n'être plus médiati sées par les individus et les groupes qui en sont les porteurs, les diffuseurs ou les créateurs», ces données de la télémati que ne risquent-elles pas - plus que n'im porte quel autre mode d'information ou (4) Sennett (5) Quéré, 1982, p. 56 UN SIMULACRE D'ESPACE PUBLIC — 72 de formation déjà expérimenté - d'être vouées aux pures flexions du pouvoir, ou du profit, à leur force aveugle et souterraine, aux manipulations d'idéo logied'autant plus efficientes qu'elles y seront plus désincarnées : rendues invi sibles par la «rationalité» implicite des machines et des programmes» (6). Fran çoise Bornot et Anne Cordesse relevaient, dès 1982 les risques d'une communicat ion, d'un échange donc, où les techni quesdeviendraient Le Médiateur. Pourt antles messageries ne nous semblent pas traduire tous ces dangers. Leur suc cès n'exprimerait pas tant la disparition des médiateurs symboliques, que leur trop grande prégnance, pas tant la fuite que la fascination. L'espace public, et donc celui des médiateurs, est redoublé par celui de l'écran télématique à travers lequel l'épreuve de réalité n'est pas re cherchée mais jouée. Il s'agit plutôt d'un simulacre au sens étymologique du mot, c'est-à-dire une image, une idole. L'espace des messageries traduirait une idolâtrie de l'espace public où les codes et les règles qui le régissent de viennent si peu souples qu'on ne peut plus jouer avec. Le simulacre est défini comme «une apparence sensible qui se donne pour une réalité», par le Petit Robert. - (Si on fait de la messagerie) : «C'est parce que on n'a plus les places publi ques où se retrouver le soir pour discu ter entre gens du quartier», - «C'est parce que les gens ont besoin de communiquer», - «parce qu'on ne communique plus», - «C'est lié à la complexité de la ville, à l'organisation de la société». Les interviews laissent apparaître la nostalgie, et l'attachement à un espace où l'on peut et où il faut communiquer. La place de village, lieu largement myt hique où l'on pouvait être, dire par sa seule présence, où il suffisait d'être semble pour «être bien». Lieu mythique, où les règles de la civilité ordinaire se raient tellement intériorisées qu'il n'y aurait plus de contraintes. Les messager ies ont permis que se crée un espace où il est possible d'échapper à ces contraint es. Dans l'espace public, on n'ose pas. - «C'est assez marrant défaire des coups pendables, des trucs qu'on peut jamais faire, qu'on peut pas faire dans la vie courante.» Femme. - «C'est une messagerie où tu rencontres toute sorte de gens, tous niveaux sociaux confondus, tous âges, tous niveaux de vie.» Femme. Comme dans l'espace public, la mess agerie est un lieu où tout le monde se côtoie, mais c'est à l'inverse un lieu où il suffit d'être soi pour être rencontré par tous. - «C'est plus facile de parler de soi à des gens qu'on connaît pas puisque de toute manière, on peut leur raconter n'importe quoi, que ce soit vrai ou pas.» Femme. La contrainte de la vérité serait tell ement forte ici qu'elle empêcherait toute possibilité de parler de soi. On ne joue pas avec la vérité dans la «réalité». Les messageries ont permis que se crée un simulacre d'espace où pensent jouer ceux qui pensent ne pas y arriver dans le «monde moderne». Ici «on peut être n'importe qui», on peut leur raconter n'importe quoi. Mais les messageurs ne sont pas n'importe qui, ils ne racontent pas n'importe quoi et le retour à la réalité peut être des plus surprenants. Quand un homme prend un pseudonyme féminin il ne s'agit pas tant pour lui de jouer à la femme; c'est plutôt parce que les femmes sont sen sées recevoir plus de messages d'hom mes mais surtout de femmes. En étant femme, il sera admis par la communaut é des femmes et pourra s'y faire reconn aître, donc les connaître. Il se déguise en femme pour entrer dans le harem. 73 — Comme œs deux personnes qui ont dialogué pendant plusieurs jours sur la messagerie ALINE, ont sympathisé, se sont fixé rendez-vous et ont découvert avec consternation qu'elles étaient tou tes deux des hommes. Ils n'ont pas sympathisé et ne se sont pas revus. Ce simulacre d'espace autorise et terrorise. S'il lève les inhibitions, il auto risetoutes les craintes. Les détracteurs des messageries sont là pour le confir mer,eux qui prennent l'illusion pour la réalité, qui se sentent menacés par leur propre phantasme, comme au début du téléphone lorsque les femmes ne de vaient pas répondre ou que l'employé de maison répondait avant le maître. MASQUE OU DÉVOILEMENT D'IDENTITÉ Les messageurs ont, dans la grande majorité des cas, une insertion sociale et familiale banale, même si les célibataires sont les plus nombreux. Employés, ca dres moyens, cadres supérieurs, ils manifestent, à travers l'usage qu'ils font des messageries, des phénomènes de prise de distance par rapport à leur rôles sociaux et familiaux, ressentis comme trop contraignants ou enfermants. Les meilleurs exemples en sont les hommes mariés. Si l'on analyse plus particulièrement cette catégorie c'est parce qu'à travers la spécificité de leurs pratiques se lisent des comportements qui, eux, ne le sont pas. Ils n'affrontent pas une réalité sociale qui ne leur con vient pas, mais ils jouent à s'en affran chir furtivement sur un espace où celle ci n'est pas véritablement en cause. Ils font de la messagerie de leur lieu de travail, sans jamais en parler à leur femme. Il est clair que leur statut d'homme marié, mais aussi leur âge, leur collent à la peau au point qu'ils ne peuvent s'en échapper qu'à travers des pratiques qui — 74 rentent à l'adultère banal. La messagerie devient pour eux un lieu où ils se «sau vent» de leurs épouses sans remettre en cause leur statut matrimonial. Comme dans les pièces de théâtre de boulevard, ils s'en abstraient le temps d'une aven turetélématique sans estimer pour au tant que cela change quoi que ce soit à leur vie. «Je suis marié, père de famille, j'ai une profession tout à fait satisfaisante, je n'aipas deproblème particulier.. . Alors à partir de là, j'ai une vie très prenante, c'est la cavalcade permanente, famille et profession occupent l'intégralité du temps, et alors c'est sans doute l'un des paradoxes, des contradictions de ma situation, c'est que c'est un moyen de défoulement. Je ne dirais pas air frais, mais plutôt air différent parce que mon air n'est pas vicié donc je n'ai pas besoin d'oublier bobonne et le boulot, parce que c'est pas du tout ça, mais c'est un air différent. «Par ces contraintes, que je ne regrette absolument pas, que sont ma vie profession nelle et familiale, je suis à l'écoute de tout contact... Je crois que j'ai été un jour un peu fasciné par cet... ce phénomène de jeter une bouteille à la mer, sauf qu'à la mer on ne sait pas où elle arrive et quand elle arrive, tandis que là, il y a une réponse.» H. Pseudonyme Semailles, C.V. : Dans un jardin secret à partager. A travers ses dénégations qui sont plus significatives que ses affirmations, ce cadre supérieur décrit bien tout ce qu'il estime étouffant dans son univers quotidien. Tout ce avec quoi il ne veut pas jouer dans la réalité mais qu'il arrive à camoufler à travers la télématique. Sa vie sociale, familiale lui est trop pré cieuse pour qu'il puisse en regretter les contraintes. Il jette une bouteille à la mer mais ce n'est pas un geste désespéré, puisqu'elle arrivera et qu'il y aura une réponse. Il a seulement besoin d'un air différent sans très bien savoir où est l'air vicié. Sa pratique de la messagerie ne remet pas en cause son univers, mais elle lui permet à travers ce simulacre d'es pace d'avoir des relations, des rencont res qui ne l'engagent pas. Les messager ies viennent occuper la place que pre naient vraisemblablement d'une certaine manière les maisons closes autrefois. Soupape de sécurité à une vie bour geoise traditionnelle, adultère de cinq à sept. La distance qu'autorise le mode de communication par la télématique, sus cite les manifestations, les expressions d'un phantasme de libération plus que de libération de l'ordre social. «Par la communication neutralisée nous sommes dispensés en particulier de la présence du corps, du moins dans sa stabilité et sa permanence et par con séquent des rituels qui règlent les a f rontements des corps. De même l'all égement des procédures identificatoires entraîne celui de la loi et de la morale : sans nomen pas de nom possible, l'an onymat ouvre sur l'anomie, mais une anomie perçue, non comme une derelic tion mais plutôt comme une libération, une suspension de la responsabilité et des codes sociaux.»(6) Cette suspension de la responsabilité et des codes sociaux n'est cependant que simulacre de suspension pour ces hom mes qui «trompent» leur femme,, elle n'est que très provisoire et traduit plutôt une acceptation de ces codes. Ils recher chentune rencontre réelle, mais qui ne soit pas impliquante. Ils ne se masquent pas et ils ne mettent pas un instant en doute leur authenticité. Ils ne jouent pas à être autre, ils ne jouent pas leur identité professionnelle, mais ils l'affirment et en jouent pour séduire. Ils l'affichent comme moyen incontournable de sé duction. Il s'agit sans doute moins de se cacher que de s'afficher avec encore plus de réalisme que dans la vie ordinaire. Ainsi ils revendiquent pour les autres un discours d'authenticité absolue qui soit aussi «vrai» que leur identité socio professionnelle. Aussi ne supportent-ils pas ceux qui mentent, comme si ce mensonge pouvait remettre en cause leur propre statut. - «Mentir ? J'ai horreur de ça parce que j'ai horreur du mensonge et y en a énormé ment.J'ai horreur de ça, il faut s'assumer complètement.» Homme. 43 ans. Les pseudonymes qu'il emploie sont proches de ce qu'il fait, de ce qui le définit. Un est le nom de son bateau, un autre Marin. Il n'est pas question qu'il joue avec son statut social «Alors que les autres : ils font passer leurs désirs pour la réalité et se font passer pour ce qu'ils ne sont pas.» Ces hommes qui ont un usage spécifique des messageries mont rent bien qu'il ne s'agit pas tant là de jouer avec son identité, que de la réaffir mer.Ils ressentent d'ailleurs de façon troublante et inquiétante les potentiali tés de la communication anonyme. Il ne s'agit pas tant pour eux de les explorer que beaucoup plus prosaïquement de «parler à des femmes plus librement et plus facilement que dans les systèmes classiques». Attachés à leur statutdisant bien la crainte de perdre ce à quoi ils tiennent. «J'aime mieux que les femmes se situent par rapport à ce que je suis plutôt que par rapport à un être invent é.» L'anonymat n'est alors que simula cre d'anonymat. Un cadre de trente neuf ans déclare qu'il annonce dès le début de la commun ication sur la messagerie son âge, qu'il est marié. Il utilise comme pseudonyme son prénom, il dit qu'il dit la vérité. L'anonymat le gêne parce que «les gens racontent souvent n'importe quoi». Comme s'il fallait compenser par une profusion de précisions, les risques que peut provoquer l'anonymat. Il n'y au rait donc pas véritablement allégement des procédures identificatoires mais plutôt renforcement de celles-ci par les (6) Bidou, Guillaume, opus cité. 75 — messageurs eux-mêmes. Catherine Bidou et Marc Guillaume écrivent que «l'élision d'une partie de l'être est ce qui permet, comme l'élision de la lettre à la fin d'un mot, des liaisons plus faciles»(7). Mais les frontières entre l'élision et l'élusif sont parfois difficile à cerner pour les messageurs. L'importance qu'ils att achent à ce qui les définit les pousse à le mettre en avant et à ne pas accepter la tromperie sur cette dimension de leur réalité. En jouant la fiction a minima ils expriment bien la crainte que la réalité ne s'altère trop. té qui les empêche d'être eux-mêmes. Il s'avère que dans la réalité ils ne parvien nent pas à jouer avec leur identité, à jouer avec les contraintes. - «C'est justement l'occasion d'être hyper sincère, c'est justement le prétexte à être sincère, à vraiment tout dire.» Femme Les contraintes relationnelles du face à face sont éliminées pour qu'enfin soit osé ce qui ne l'est pas ailleurs. - «Moi je suis timide, ça m'arrange» Ky Son. (Pseudonyme aux consonnances asia tiques d'un originaire du Vietnam). Encombrés par un trop de leur corps, un trop de leur identité sociale, ils peu vent être ce qu'ils rêvent d'être, c'est-àANONYMAT, PSEUDONYME ET SURNOM dire eux-mêmes. Le jeu n'est pas incomp atible avec l'authenticité; mais il s'agit là encore d'un simulacre d'authenticité. s' est Si,attardé pour leunpropos peu longuement de cet article, sur cette l'on Dans la mesure où l'on peut dire n'im catégorie particulière d'usagers de la porte quoi, on ne se dit justement pas messagerie, c'est parce qu'ils nous sem n'importe quoi. Tout se passe comme si blent constituer une caricature des au il y avait une plus grande authenticité tres usagers. Les messageurs décrochent avec l'échange sur les messageries que très peu de leur substance réelle. Or le dans la vie réelle, dans la mesure d'une pseudonyme, selon la définition du Petit part où l'on peut dire n'importe quoi, Robert, est la dénomination choisie par sans conséquence, et d'autre part que une personne pour masquer son identi cette absence de sanction du réel permet té à la manière des masques de Carnaval de dire des confidences, de dévoiler son où il s'agit de subvertir rituellement un intimité sans le risque de la confronta ordre social qui revient inéluctablement tion à l'autre. Dans cette mesure, le choix du pseu le lendemain, se cacher pour jouer à l'autre mais un autre qui n'est pas un donyme revient non seulement à se inconnu. nommer mais à se qualifier. Il y a les pseudonymes qui sont des prénoms : Avec les messageries, on a affaire à J.B., Martin, et ceux qui qualifient: Erotides rencontres entre inconnus où la règle n'est pas tant de se masquer que de se co, Diablesse, Jeanne d'Arc ou Front dévoiler. On est plus près du nudisme National. Shalimar est une enseignante que du déguisement. Le pseudonyme qui se veut distinguée et sensuelle. A s'apparente à la feuille de vigne, il doit travers le pseudonyme, ils se nomment, cacher le moins possible. se singularisent, mais ils ne se donnent Pour la plupart des messageurs, c'est que rarement une nouvelle identité. Le l'abolition, l'élision de leurs masques pseudonyme doit plutôt traduire la sociaux qui doivent enfin leur permettre personnalité, la passion. Le fanatique de d'être authentiques. C'est la rigueur ou musique se nommera mélodie ou Saxo. la supposée rigueur des contraintes Il n'y a pas de fiction d'eux-mêmes, et le sociales qu'ils rencontrent dans la pseudonyme deviendra leur nom en (7) Bidou, Guillaume, opus dté, p. 31 — 76 messagerie. Cette nouvelle identifica tion est plus proche du surnom que d'une nouvelle identité. On se le donne à soi et on le présente aux autres pour qu'il tr aduise la véritable personnalité. Globalement les C.V. que l'on peut se donner viennent confirmer la qualité du Surnom. -Pseudo: Caroline. - C.V. : Caroline (depuis très long temps). Née le 12/11 /1949 à Marseille (vous savez compter je suppose). Je suis parisiennedepuis deux ans.Signe particulier : je suis amoureuse d'un aveugle et changeante. Donc j'ai souvent envie de parler car je suis sou vent triste et seule. - Pseudo : Bernard - C.V. : Jeune homme sympa, ni ma cho, ni rambo. Il est donc loin d'être certain que le choix des pseudonymes que se donnent les messageurs traduise véritablement une recherche d'identité. On dira plutôt qu'ils se suridentifient ,qu'ils se don nent un surnom qui colle au plus près de ce qu'ils sont. L'usage de pseudonymes, dans les messageries, ne se réfère donc pas à des problèmes d'identité, mais sans doute plus simplement d'identifi cation.On peut considérer avec le psychanalyste de l'Ecole freudienne André Green que : «sous le terme d'ident ité plusieurs idées se rassemblent. - L'identité est attachée à la notion de permanence, de maintien de repères fixes, constants, échappant aux change mentspouvant affecter le sujet ou l'objet par le cours du temps. - L'identité s'applique à la délimita tion qui assure de l'existence à l'état séparé, permettant de circonscrire l'uni té, la cohésion totalisatrice indispensa ble au pouvoir de distinction. - Enfin l'identité est un des rapports possibles entre deux éléments, par le quel est établie la similitude absolue qui règne entre eux, permettant de les re connaître pour identiques.»(8) Or les messageurs gardent souvent le même pseudonyme. Ils maintiennent des repères fixes, ils vont sur le même terri toire et ils se reconnaissent entre eux. Leur identité n'est pas en cause. Ce qui n'implique pas nécessairement que cer tains échanges, certains pseudonymes ne puissent pas traduire des signes d'éclatement de la personnalité. Telle cette femme de quarante ans qui a choisi comme pseudo Transparente et qui à force de vouloir «se dire» sur le minitel ne perçoit plus sa substance. A force de vouloir être totalement comprise, sans distance ni voile, elle est tout à fait transparente. C'est sans doute la faculté qu'offre le média télématique de pou voir aller jusqu'à cette extrémité qui fascine et attache les messageurs, dans un phantasme de pure authenticité. On s'amuse à se dévoiler, à se déshab iller, mettant à distance les contraintes sociales. Dans les messageries, il se pro duit autre chose que d'être un autre pour un autre. C'est une recherche d'être soi, dans un phantasme de soi qui ferait momentanément l'économie des con traintes sociales. - «Ca peut être une barrière, le fait de dire ce que l'on fait, les gens, je ne dis rien, parce que c'est les relations que j'ai par rapport à ce que je reçois. - Une barrière ? - Ben, l'âge par exemple, la profes sion,ça peut être une barrière, le profil, le physique ça peut être une barrière.» La vie réelle est trop pleine de barriè res pour une communication véritable. Comme s'il fallait pour communiquer, non pas effriter le lien social, mais en jouer, sans le remettre en cause, en créant un simulacre de forme à travers cet (8) Green, 1983 77 — espace médiatisé. Dans l'usage des messageries grand public, c'est une centration sur l'individualité comme base d'une quête de liens communicationnels à la fois intenses, éphémères, hasardeux et construits à partir de soi qui se manifeste. C'est une centration sur l'individualité dans la mesure où il s'agit de jouer sur un simulacre de soi, un simulacre des autres qui permet de jouer sans danger. Dans cette mesure, l'espace public n'est pas réellement en cause, pas plus que les processus identificatoires. Il s'agit sans doute d'un phénomène moderne qui ne consiste pas tant à remettre en cause, par le biais de la technologie, les formes ordinaires de la sociabilité, qu'à simuler momentanément mais souvent l'abandon des normes sociales de recon naissance. Après la frénésie identificatoire provoquée par les médias tradi tionnels (presse, radio, télévision), au tour de vedettes de spectacles artist iquesou sportifs où est à l'oeuvre une illusion qui n'engage pas, apparaît un nouveau jeu communicationnel où l'i llusion est reine sans engager plus, cen trée non plus sur un personnage, mais sur une fiction de soi. Illusion d'être autre dans le premier cas, illusion d'être authentiquement soi ou fictivement autre dans le deuxième. Les messageurs auraient perdu l'espoir d'être autres socialement, ou même par identifica tion, pour ne plus pouvoir jouer qu'avec eux-mêmes . — 78 REFERENCES BIDOU (Catherine), GUILLAUME (Marc), PRÉVOST (V.) .- L'Ordinaire de la Télématique.- Ed. IRIS, 1988. GREEN (André).- Atomede Parenté et relations oedipiennes.- in L'identité , Séminaire de Claude Lévi Strauss PUF 1983. BORNOT (Françoise), CORDESSE (Anne) .- Le téléphone dans tous ses états.- in Actes Sud , p. 143. QUÉRÉ (Louis).- Miroirs équivoques.- éd. Aubier, 1982, p. 56. BOULLIER (Dominique).- Les enjeux sociopolitiques et culturels du système télémati que Telem.- Octobre 1983. SENNETT (Richard) .- Les Tyranies de l'int imité.- éd. Fayard. CAILLOIS (Roger).- Les jeux dans le monde moderne.- in Profils n°13 , 1955. 79 —