Voile et simulacre sur les messageries

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Yves Toussaint
Voile et simulacre sur les messageries
In: Réseaux, 1989, volume 7 n°38. pp. 67-79.
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Toussaint Yves. Voile et simulacre sur les messageries. In: Réseaux, 1989, volume 7 n°38. pp. 67-79.
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VOILE ET SIMULACRE
SUR LES MESSAGERIES
Yves TOUSSAINT
67 —
— 68
une lignée de techniques, de pratiques
et d'usages qui préfaçaient l'expansion
et la généralisation du dialogue collectif
interactif, avec ou sans utilisation de
pseudonyme.
Les messageries, comme d'ailleurs
toute la micro-informatique, s'inscrivent
dans un mouvement de retour à l'écrit,
ou, si l'on préfère, de réémergence d'un
écrit qui s'est enrichi des autres techni
quesde communication. Comme avec la
lettre, il y a un échange entre un destinat
aire
et un destinateur; le texte, l'écrit,
n'ont de sens que parce qu'ils sont cla
irement
identifiés l'un et l'autre. De même
avec le téléphone, il y a échange instan
tanéet interactivité, donc éphémère.
Avec l'image, il y a apparition sur un
i les jeux sont facteurs et images
écran avec la fascination qui l'accompa
de culture, il suit que, dans une
gne,
l'image devenant le réel.
certaine mesure, une civilisation et, à
Dans
les messageries électroniques,
l'intérieur d'une civilisation, une épo
nous avons une hybridation de ces trois
que peut être caractérisée par ses jeux.
modes de communication. Les lettres,
De sorte qu'on peut affirmer que les jeux
quand elles sont anonymes, peuvent
qui sont en honneur dans une culture,
oublier le destinateur ce que n'autorise
du fait qu'ils en traduisent nécessair
pas totalement le téléphone qui n'oublie
ement
la physionomie générale, apport
que les corps mais «permet» au destinat
ent
des indications significatives sur les
aire
de répondre à un inconnu. Avec
problèmes, les faiblesses et les forces de
celle-ci à tel moment donné de son evo l'écran du minitel, des inconnus peu
vent rester fascinés face à l'image de ce
lutional)
qu'ils
s'écrivent.
Paraphrasant Caillois, on peut aussi
Les messageries ne constituent donc
affirmer que si les techniques sont fac
pas
une rupture, elles sont plutôt agents
teurs et images de culture à l'intérieur
symptômes
et révélateurs des change
d'une civilisation, une époque peut être
mentsqui s'opèrent dans les processus
caractérisée par ses technologies de
relationnels et communicationnels. Il
communication.
n'est donc pas surprenant qu'elles fas
Avec les messageries télématiques,
sent émerger des usages qui s'inspirent
dites conviviales, nous sommes interro
d'une part des pratiques liées à l'écrit,
gés
par cette sorte d'alchimie socio-cul
comme celles des petites annonces du
turelle
ou socio-technique qui s'est opé
journal «Libération», d'autre part de
réeentre les formes du lien social et leur
spectacularisation électronique par la celles menées autour de l'audio, comme
les réseaux téléphoniques de téléconviv
quelle
elle se donne à voir et donne à
ialité
ou la C.B. Elles nous paraissent
voir les faiblesses et les forces de notre
s'inscrire dans un mouvement global de
époque. Le «Phénomène» des messager
déplacement entre espace privé et es
ies
n'a pas surgi ex nihilo des disposit
pace public, généré par la multiplication
ifs
communicationnels, il s'inscrit dans
(1) Caillois, 1955
69 —
des réseaux, et conjointement, entre
identification sociale et lien social. Les
messageries permettent en effet d'échap
per
à certains types de relations sociales
qui assignent aux individus des statuts,
des places socialement définies, dans
lesquelles ils ne veulent ou ne peuvent
pas se reconnaître totalement. «La tél
ématique
permet théoriquement d'effa
cer
les frontières: entre les espaces et les
temps, (...) du travail et du loisir, (...)du
privé et du public.» (2)
Le succès des messageries apparaît
donc comme un symptôme parmi d'au
tresd'un processus social, d'une trans
formation
des processus de reconnais
sance
sociale à partir de temps ou de
territoires reconnus et admis par tous.
La pratique des messageries pourrait
s'expliquer par la possibilité qu'elles
offrent de donner un lieu d'expression
et de plurisisation à un jeu de type
Mimicry où sont en cause les processus
identificatoires (plus que l'identité). On
retrouverait ainsi certaines dimensions
de cette catégorie de jeu définie par R.
Caillois. «J'appelle Mimicry tout jeu où
l'on représente un personnage illusoire,
où l'on joue à croire et à faire croire
qu'on est un autre. Cette étiquette s'ap
plique aussi bien à l'enfant qui joue à la
locomotive, à l'avion, au pirate, qu'à
tout divertissement qui consiste dans le
fait qu'on se trouve marqué ou déguis
é...»(*).
Si le lien social s'effrite faute d'explicitation des repères d'une identité col
lective,
force est de constater que les
messageries se sont emparées de la tél
ématique
pour se créer un espace virtuel
où elles peuvent jouer de la mouvance
de ces repères.
REPRÉSENTATIONS ET PRATI
QUES DES MESSAGERIES
Contrairement à une idée bien reçue,
et surtout par lui-même, le messageur
n'est pas un aventurier de l'espace tél
ématique.
Il consulte peu de services, il
en a un faible usage informationnel, et
dans ce domaine il ne se distingue guère
des autres usagers du Minitel. Il n'est
pas non plus un explorateur des messag
eries. Sa pratique se concentre sur une
ou deux qu'il s'est choisies, un peu par
hasard. Des amis lui en ont parlé, il a vu
une publicité, il est abonné ou lit un
journal qui possède une messagerie.
Ceux qui ont essayé de s'aventurer dans
la «faune» des messageries, qui peuvent
décrire les caractéristiques des unes ou
des autres, leurs logiciels, le contenu des
échanges qui s'y déroulent, ceux-là sont
mus par des raisons professionnelles
(observer des concurrents), passionnell
es
(tester des logiciels), ou enfin ludi
ques. A travers cet univers innombrab
le,
le messageur ordinaire va, très vite,
après quatre ou cinq essais de dialogue,
trouver le type d'échange qui lui con
vient dès qu'un dialogue aura pu s'ins
taurer avec un interlocuteur/trice. Dès
l'instant qu'il l'a trouvé, qu'il lui ré
pond,
qu'il peut s'amuser, la messagerie
sur laquelle il communique va être ident
ifiée à la qualité de cet échange, voire à
la qualité supposée de la personne cont
actée.
«J'ai rencontré quelqu 'un (sur une autre
messagerie), j'ai eu un contact avec quel
qu'un qui m'a Ht S.M (**). c'est plus com
mode et je sais pas trop quoi, donc on y est
venu... et après j'y suis resté et ça me satis
faisait.»
Homme Cadre supérieur (***).
(*) Opus cité
(•*) S.M. : Serveur Médical
(***) Cet article présente les premiers résultats d'une recherche en cours réalisée dans le cadre du GDR
Communication. Nous avons réalisé un certain nombre d'entretiens approfondis de messages. Ces
citations en sont issues.
Q
(2) Bidou, Guillaume, Prévost, 1988.
— 70
«7/ m'est arrivé défaire parfois une intru
sionépisodique de trois secondes mais vrai
ment de trois secondes, dans celles au 'onvoit
fleurir à droite et à gauche mais je suis restée
fidèle.» Femme.
Face à la multitude de messageries
qui naissent et disparaissent en perman
ence, le messageur en choisit une, pré
férentiel e
et consulte uniquement celleci. Il est fidèle et casanier.
Pourquoi celle-là ? Comment les au
tres ont-elles été éliminées ?
- Soit, évidemment parce qu'elles
restent inconnues, faute de publicité.
- Soit, surtout, parce qu'elles font
partie de l'univers des «Autres», inquié
tantes et ennuyeuses, où les gens sont
.vulgaires, elles n'ont pas d'intérêt ou
pire, sont pornographiques.
«Je préfère Today, sans problème. C'est
celle où j'ai rencontré les gens les plus symp
athiques,
qui ne parlent pas de cul sans
arrêt.» Homme.
«S.M. était celle où il y avait la moins
forte proportion de prostituées.» Femme.
La messagerie sur laquelle on est
devient terrain de prédilection. Son ter
ritoire
devient propre dans tous les sens
du terme. Le messageur y a ses habitu
des,
pas sales comme celles des autres
territoires où régnent l'enfer pornogra
phique,les obsédés de tous genres, les
malades mentaux, les paumés, les dé
primés.
De fait, parmi d'autres messageries,
généralement méprisées, le messageur
en choisit une ou deux qu'il s'approprie
et où il va chercher des interlocuteurs.
La messagerie n'est pas un lieu fermé.
Tous les jours de nouveaux branchés se
connectent, ils tentent de se retrouver en
fonction de goûts identiques, ils appréc
ientde revoir les mêmes pseudonymes
s'afficher, même s'ils ont plaisir à faire
de nouvelles connaissances.
«C'est le plaisir de rencontrer des gens
qui ont les mêmes affinités que moi. » Homme.
«Ce qui est sûr c'est que je commence à
avoir des habitudes avec certaines person
nes.»Homme.
Les messageurs s'approprient donc
la messagerie dans la mesure où elle
devient la leur et qu'elle est un peu à
l'image d'eux-mêmes. Dès lors ils en
apprécient les caractéristiques et les
capacités techniques, la qualité du public
qu'ils rencontrent, voire même les an
imateurs
qui, s'ils peuvent devenir confi
dents, sont garants de bonne tenue.
Comme si sur leur territoire il devait y
avoir une bonne police. Ils perçoivent et
apprécient tous ces petits signes qui font
qu'un territoire devient son propre ter
ritoire,
lieu à partir duquel on peut
communiquer en confiance, rassuré
parce qu'assuré, assuré parce que rassur
é.
«Une rencontre sans logique, sans
ordre, n'autorise pas la communication»
avait noté Dominique Boullier dans son
étude sur la télématique à Nantes (3). Il
en va de même avec l'espace de jeu et de
rencontre des messagerie. Il faut qu'il
soit balisé, circonscrit, bien habité de
joueurs de qualité. Les qualités de cet
espace ne s'apprécient pas, ne s'éva
luent pas par des conditions intrinsè
ques,
mais par opposition «aux autres»
qui restent inconnus, dangereux, anor
maux.
Dans une certaine mesure, on est très
éloigné d'un phénomène comme le
zapping. Le papillonnage à travers l'e
space télématique, vécu comme protéiforme, n'existe pas. Le messageur est un
habitué, un fidèle, il retrouve ses ren
contres,
ses pseudos, ses semblables
toujours au même endroit. A partir du
moment où il a reconnu son territoire, il
ne cherche plus d'autres trajets, par
vient ainsi à établir un ordre, une préfé
rence, une hiérarchie dans la profusion
d'offres d'espace qui lui est proposée.
(3) Boullier, 1983.
71 —
Il reste aux serveurs, aux animateurs,
à entretenir cette fidélité, à renforcer les
liens identificatoires voire éventuelle
ment
à créer une identité de groupe. En
effet, il apparaît très clairement qu'avec
les messageries, ce n'est pas tant la con
naissance
que la reconnaissance qui
permet que s'établisse cette communic
ation
médiatisée. Il suffit qu'un dialo
gues'engage et qu'il puisse être répété
selon une temporalité qui est propre à
chaque messagerie, pour qu'une messag
eriedevienne son terrain de jeu favori,
opposée à la masse des autres. Qu'elle
s'appelle N7, CRAC, CUM, MAUD,
ALINE, TODAY, celle sur laquelle il
dialogue est «la mieux».
«J'en ai consulté aucune à part N7. Si ce
n'est ALINE, je suis venue une fois mais ça
ne m'a pas du tout branchée. C'était assez
concupiscent comme genre de messagerie.
N7 c'est pas une messagerie rose.» Femme.
La crise de l'espace public, des modes
de reconnaissance et de publicisation
des identités sociales s'accompagne se
lon Richard Sennett d'une boursouflure
de l'espace privé, sphère de l'intimité,
de l'individualisme et du narcissisme.
L'espace public défini par Sennett a été
institué «lorsqu'il a été possible de
communiquer de façon anonyme, sans
avoir à décliner son identité»(4). Il paraît
donc pertinent, à propos des messager
ies,
de réinterroger ces thèses et d'ana
lyser si et comment les messageries
s'inscrivent dans un mouvement de
déconstruction des espaces, public et
privé, et des modèles identificatoires
qu'ils autorisent. En tout état de cause,
on peut y percevoir un phénomène
contradictoire, voire paradoxal : Les
types de communication générés par les
messageries peuvent s'apparenter, par
bien des côtés à ceux que l'on a coutume
d'attribuer à l'espace public. Elles en
présentent des caractéristiques très pro
ches: anonymat, affichage de soi etc..
Mais, inversement, ce qui s'y échange
apparaît du domaine de l'intime, du
privé. Autrement dit, on peut se demand
er
s'il y a réellement déperdition de
l'espace public, lieu où se crée le lien
social, où se rendent visibles et se con
fortent
les identités,dans la mesure où
les formes de l'échange télématique
empruntent à celles de l'espace public;
ou bien si les messageries renforcent la
sphère du privé, de l'intime et du per
sonnel,
puisque s'y expriment du per
sonnel,
de l'intime, et que ce qui s'y
échange est souvent de l'ordre du phan
tasme et du sexuel, bref de ce qui ne se
dit pas ?
Mais au-delà des métaphores spatia
les
employées par les messageurs («j'ai
commencé à aller là-dessus», «on y va
tous les jours», «on y traîne ses guêt
res»),
autant de formes qui renvoient
au territoire quotidiennement parcouru
, on peut penser qu'il y a constitution
d'un nouvel espace public médiatisé par
la technique.
D'un espace de rencontre visible,
concret, on serait passé à un espace lis
ible sans autre médiateur symbolique
que celui de la technique. «Le partage
non médiatisé des opinions, des sent
iments et des détails de l'expérience
individuelle est devenu le mode normat
if
de l'échange dans un système cultur
el
où les techniques de communication
ont pris le relais des médiations symbol
iques»^).
L'ordonnateur du sens serait
la technique avec tous les risques que
cela implique. «De n'être plus médiati
sées
par les individus et les groupes qui
en sont les porteurs, les diffuseurs ou les
créateurs», ces données de la télémati
que
ne risquent-elles pas - plus que n'im
porte quel autre mode d'information ou
(4) Sennett
(5) Quéré, 1982, p. 56
UN SIMULACRE D'ESPACE
PUBLIC
— 72
de formation déjà expérimenté - d'être
vouées aux pures flexions du pouvoir,
ou du profit, à leur force aveugle et
souterraine, aux manipulations d'idéo
logied'autant plus efficientes qu'elles y
seront plus désincarnées : rendues invi
sibles par la «rationalité» implicite des
machines et des programmes» (6). Fran
çoise Bornot et Anne Cordesse relevaient,
dès 1982 les risques d'une communicat
ion,
d'un échange donc, où les techni
quesdeviendraient Le Médiateur. Pourt
antles messageries ne nous semblent
pas traduire tous ces dangers. Leur suc
cès n'exprimerait pas tant la disparition
des médiateurs symboliques, que leur
trop grande prégnance, pas tant la fuite
que la fascination. L'espace public, et
donc celui des médiateurs, est redoublé
par celui de l'écran télématique à travers
lequel l'épreuve de réalité n'est pas re
cherchée
mais jouée. Il s'agit plutôt d'un
simulacre au sens étymologique du mot,
c'est-à-dire une image, une idole.
L'espace des messageries traduirait
une idolâtrie de l'espace public où les
codes et les règles qui le régissent de
viennent
si peu souples qu'on ne peut
plus jouer avec. Le simulacre est défini
comme «une apparence sensible qui se
donne pour une réalité», par le Petit
Robert.
- (Si on fait de la messagerie) : «C'est
parce que on n'a plus les places publi
ques où se retrouver le soir pour discu
ter
entre gens du quartier»,
- «C'est parce que les gens ont besoin
de communiquer»,
- «parce qu'on ne communique plus»,
- «C'est lié à la complexité de la ville,
à l'organisation de la société».
Les interviews laissent apparaître la
nostalgie, et l'attachement à un espace
où l'on peut et où il faut communiquer.
La place de village, lieu largement myt
hique
où l'on pouvait être, dire par sa
seule présence, où il suffisait d'être
semble pour «être bien». Lieu mythique,
où les règles de la civilité ordinaire se
raient
tellement intériorisées qu'il n'y
aurait plus de contraintes. Les messager
ies
ont permis que se crée un espace où
il est possible d'échapper à ces contraint
es.
Dans l'espace public, on n'ose pas.
- «C'est assez marrant défaire des coups
pendables, des trucs qu'on peut jamais faire,
qu'on peut pas faire dans la vie courante.»
Femme.
- «C'est une messagerie où tu rencontres
toute sorte de gens, tous niveaux sociaux
confondus, tous âges, tous niveaux de vie.»
Femme.
Comme dans l'espace public, la mess
agerie
est un lieu où tout le monde se
côtoie, mais c'est à l'inverse un lieu où il
suffit d'être soi pour être rencontré par
tous.
- «C'est plus facile de parler de soi à des
gens qu'on connaît pas puisque de toute
manière, on peut leur raconter n'importe
quoi, que ce soit vrai ou pas.» Femme.
La contrainte de la vérité serait tell
ement forte ici qu'elle empêcherait toute
possibilité de parler de soi. On ne joue
pas avec la vérité dans la «réalité». Les
messageries ont permis que se crée un
simulacre d'espace où pensent jouer ceux
qui pensent ne pas y arriver dans le
«monde moderne».
Ici «on peut être n'importe qui», on
peut leur raconter n'importe quoi. Mais
les messageurs ne sont pas n'importe
qui, ils ne racontent pas n'importe quoi
et le retour à la réalité peut être des plus
surprenants. Quand un homme prend
un pseudonyme féminin il ne s'agit pas
tant pour lui de jouer à la femme; c'est
plutôt parce que les femmes sont sen
sées recevoir plus de messages d'hom
mes
mais surtout de femmes. En étant
femme, il sera admis par la communaut
é
des femmes et pourra s'y faire reconn
aître, donc les connaître. Il se déguise
en femme pour entrer dans le harem.
73 —
Comme œs deux personnes qui ont
dialogué pendant plusieurs jours sur la
messagerie ALINE, ont sympathisé, se
sont fixé rendez-vous et ont découvert
avec consternation qu'elles étaient tou
tes deux des hommes. Ils n'ont pas
sympathisé et ne se sont pas revus.
Ce simulacre d'espace autorise et
terrorise. S'il lève les inhibitions, il auto
risetoutes les craintes. Les détracteurs
des messageries sont là pour le confir
mer,eux qui prennent l'illusion pour la
réalité, qui se sentent menacés par leur
propre phantasme, comme au début du
téléphone lorsque les femmes ne de
vaient
pas répondre ou que l'employé
de maison répondait avant le maître.
MASQUE OU DÉVOILEMENT
D'IDENTITÉ
Les messageurs ont, dans la grande
majorité des cas, une insertion sociale et
familiale banale, même si les célibataires
sont les plus nombreux. Employés, ca
dres
moyens, cadres supérieurs, ils
manifestent, à travers l'usage qu'ils font
des messageries, des phénomènes de
prise de distance par rapport à leur rôles
sociaux et familiaux, ressentis comme
trop contraignants ou enfermants.
Les meilleurs exemples en sont les
hommes mariés. Si l'on analyse plus
particulièrement cette catégorie c'est
parce qu'à travers la spécificité de leurs
pratiques se lisent des comportements
qui, eux, ne le sont pas. Ils n'affrontent
pas une réalité sociale qui ne leur con
vient pas, mais ils jouent à s'en affran
chir
furtivement sur un espace où celle ci
n'est pas véritablement en cause. Ils font
de la messagerie de leur lieu de travail,
sans jamais en parler à leur femme. Il est
clair que leur statut d'homme marié,
mais aussi leur âge, leur collent à la peau
au point qu'ils ne peuvent s'en échapper
qu'à travers des pratiques qui
— 74
rentent à l'adultère banal. La messagerie
devient pour eux un lieu où ils se «sau
vent» de leurs épouses sans remettre en
cause leur statut matrimonial. Comme
dans les pièces de théâtre de boulevard,
ils s'en abstraient le temps d'une aven
turetélématique sans estimer pour au
tant que cela change quoi que ce soit à
leur vie.
«Je suis marié, père de famille, j'ai une
profession tout à fait satisfaisante, je n'aipas
deproblème particulier.. . Alors à partir de là,
j'ai une vie très prenante, c'est la cavalcade
permanente, famille et profession occupent
l'intégralité du temps, et alors c'est sans
doute l'un des paradoxes, des contradictions
de ma situation, c'est que c'est un moyen de
défoulement. Je ne dirais pas air frais, mais
plutôt air différent parce que mon air n'est
pas vicié donc je n'ai pas besoin d'oublier
bobonne et le boulot, parce que c'est pas du
tout ça, mais c'est un air différent.
«Par ces contraintes, que je ne regrette
absolument pas, que sont ma vie profession
nelle
et familiale, je suis à l'écoute de tout
contact... Je crois que j'ai été un jour un peu
fasciné par cet... ce phénomène de jeter une
bouteille à la mer, sauf qu'à la mer on ne sait
pas où elle arrive et quand elle arrive, tandis
que là, il y a une réponse.» H. Pseudonyme
Semailles, C.V. : Dans un jardin secret à
partager.
A travers ses dénégations qui sont
plus significatives que ses affirmations,
ce cadre supérieur décrit bien tout ce
qu'il estime étouffant dans son univers
quotidien. Tout ce avec quoi il ne veut
pas jouer dans la réalité mais qu'il arrive
à camoufler à travers la télématique. Sa
vie sociale, familiale lui est trop pré
cieuse
pour qu'il puisse en regretter les
contraintes. Il jette une bouteille à la mer
mais ce n'est pas un geste désespéré,
puisqu'elle arrivera et qu'il y aura une
réponse. Il a seulement besoin d'un air
différent sans très bien savoir où est l'air
vicié. Sa pratique de la messagerie ne
remet pas en cause son univers, mais elle
lui permet à travers ce simulacre d'es
pace d'avoir des relations, des rencont
res
qui ne l'engagent pas. Les messager
ies
viennent occuper la place que pre
naient vraisemblablement d'une certaine
manière les maisons closes autrefois.
Soupape de sécurité à une vie bour
geoise traditionnelle, adultère de cinq à
sept. La distance qu'autorise le mode de
communication par la télématique, sus
cite les manifestations, les expressions
d'un phantasme de libération plus que
de libération de l'ordre social.
«Par la communication neutralisée
nous sommes dispensés en particulier
de la présence du corps, du moins dans
sa stabilité et sa permanence et par con
séquent
des rituels qui règlent les a
f rontements
des corps. De même l'all
égement des procédures identificatoires
entraîne celui de la loi et de la morale :
sans nomen pas de nom possible, l'an
onymat ouvre sur l'anomie, mais une
anomie perçue, non comme une derelic
tion
mais plutôt comme une libération,
une suspension de la responsabilité et
des codes sociaux.»(6)
Cette suspension de la responsabilité
et des codes sociaux n'est cependant que
simulacre de suspension pour ces hom
mes qui «trompent» leur femme,, elle
n'est que très provisoire et traduit plutôt
une acceptation de ces codes. Ils recher
chentune rencontre réelle, mais qui ne
soit pas impliquante. Ils ne se masquent
pas et ils ne mettent pas un instant en
doute leur authenticité. Ils ne jouent pas
à être autre, ils ne jouent pas leur identité
professionnelle, mais ils l'affirment et
en jouent pour séduire. Ils l'affichent
comme moyen incontournable de sé
duction.
Il s'agit sans doute moins de se
cacher que de s'afficher avec encore plus
de réalisme que dans la vie ordinaire.
Ainsi ils revendiquent pour les autres
un discours d'authenticité absolue qui
soit aussi «vrai» que leur identité socio
professionnelle.
Aussi ne supportent-ils
pas ceux qui mentent, comme si ce
mensonge pouvait remettre en cause leur
propre statut.
- «Mentir ? J'ai horreur de ça parce que
j'ai horreur du mensonge et y en a énormé
ment.J'ai horreur de ça, il faut s'assumer
complètement.» Homme. 43 ans.
Les pseudonymes qu'il emploie sont
proches de ce qu'il fait, de ce qui le
définit. Un est le nom de son bateau, un
autre Marin. Il n'est pas question qu'il
joue avec son statut social «Alors que les
autres : ils font passer leurs désirs pour
la réalité et se font passer pour ce qu'ils
ne sont pas.» Ces hommes qui ont un
usage spécifique des messageries mont
rent bien qu'il ne s'agit pas tant là de
jouer avec son identité, que de la réaffir
mer.Ils ressentent d'ailleurs de façon
troublante et inquiétante les potentiali
tés
de la communication anonyme. Il ne
s'agit pas tant pour eux de les explorer
que beaucoup plus prosaïquement de
«parler à des femmes plus librement et
plus facilement que dans les systèmes
classiques». Attachés à leur statutdisant
bien la crainte de perdre ce à quoi ils
tiennent. «J'aime mieux que les femmes
se situent par rapport à ce que je suis
plutôt que par rapport à un être invent
é.»
L'anonymat n'est alors que simula
cre
d'anonymat.
Un cadre de trente neuf ans déclare
qu'il annonce dès le début de la commun
ication sur la messagerie son âge, qu'il
est marié. Il utilise comme pseudonyme
son prénom, il dit qu'il dit la vérité.
L'anonymat le gêne parce que «les gens
racontent souvent n'importe quoi».
Comme s'il fallait compenser par une
profusion de précisions, les risques que
peut provoquer l'anonymat. Il n'y au
rait donc pas véritablement allégement
des procédures identificatoires mais
plutôt renforcement de celles-ci par les
(6) Bidou, Guillaume, opus cité.
75 —
messageurs eux-mêmes. Catherine Bidou et Marc Guillaume écrivent que
«l'élision d'une partie de l'être est ce qui
permet, comme l'élision de la lettre à la
fin d'un mot, des liaisons plus faciles»(7).
Mais les frontières entre l'élision et l'élusif sont parfois difficile à cerner pour les
messageurs. L'importance qu'ils att
achent à ce qui les définit les pousse à le
mettre en avant et à ne pas accepter la
tromperie sur cette dimension de leur
réalité. En jouant la fiction a minima ils
expriment bien la crainte que la réalité
ne s'altère trop.
té qui les empêche d'être eux-mêmes. Il
s'avère que dans la réalité ils ne parvien
nent
pas à jouer avec leur identité, à
jouer avec les contraintes.
- «C'est justement l'occasion d'être hyper
sincère, c'est justement le prétexte à être
sincère, à vraiment tout dire.» Femme
Les contraintes relationnelles du face
à face sont éliminées pour qu'enfin soit
osé ce qui ne l'est pas ailleurs.
- «Moi je suis timide, ça m'arrange» Ky
Son. (Pseudonyme aux consonnances asia
tiques d'un originaire du Vietnam).
Encombrés par un trop de leur corps,
un trop de leur identité sociale, ils peu
vent être ce qu'ils rêvent d'être, c'est-àANONYMAT, PSEUDONYME
ET SURNOM
dire eux-mêmes. Le jeu n'est pas incomp
atible avec l'authenticité; mais il s'agit
là
encore d'un simulacre d'authenticité.
s' est
Si,attardé
pour leunpropos
peu longuement
de cet article,
sur cette
l'on
Dans la mesure où l'on peut dire n'im
catégorie particulière d'usagers de la
porte quoi, on ne se dit justement pas
messagerie, c'est parce qu'ils nous sem n'importe quoi. Tout se passe comme si
blent constituer une caricature des au il y avait une plus grande authenticité
tres usagers. Les messageurs décrochent
avec l'échange sur les messageries que
très peu de leur substance réelle. Or le
dans la vie réelle, dans la mesure d'une
pseudonyme, selon la définition du Petit
part où l'on peut dire n'importe quoi,
Robert, est la dénomination choisie par
sans conséquence, et d'autre part que
une personne pour masquer son identi
cette absence de sanction du réel permet
té
à la manière des masques de Carnaval
de dire des confidences, de dévoiler son
où il s'agit de subvertir rituellement un
intimité sans le risque de la confronta
ordre social qui revient inéluctablement
tion
à l'autre.
Dans cette mesure, le choix du pseu
le lendemain, se cacher pour jouer à
l'autre mais un autre qui n'est pas un
donyme
revient non seulement à se
inconnu.
nommer mais à se qualifier. Il y a les
pseudonymes qui sont des prénoms :
Avec les messageries, on a affaire à
J.B., Martin, et ceux qui qualifient: Erotides rencontres entre inconnus où la règle
n'est pas tant de se masquer que de se
co, Diablesse, Jeanne d'Arc ou Front
dévoiler. On est plus près du nudisme
National. Shalimar est une enseignante
que du déguisement. Le pseudonyme
qui se veut distinguée et sensuelle. A
s'apparente à la feuille de vigne, il doit
travers le pseudonyme, ils se nomment,
cacher le moins possible.
se singularisent, mais ils ne se donnent
Pour la plupart des messageurs, c'est
que rarement une nouvelle identité. Le
l'abolition, l'élision de leurs masques
pseudonyme doit plutôt traduire la
sociaux qui doivent enfin leur permettre
personnalité, la passion. Le fanatique de
d'être authentiques. C'est la rigueur ou
musique se nommera mélodie ou Saxo.
la supposée rigueur des contraintes
Il n'y a pas de fiction d'eux-mêmes, et le
sociales qu'ils rencontrent dans la
pseudonyme deviendra leur nom en
(7) Bidou, Guillaume, opus dté, p. 31
— 76
messagerie. Cette nouvelle identifica
tion
est plus proche du surnom que d'une
nouvelle identité. On se le donne à soi et
on le présente aux autres pour qu'il tr
aduise la véritable personnalité.
Globalement les C.V. que l'on peut se
donner viennent confirmer la qualité du
Surnom.
-Pseudo: Caroline.
- C.V. :
Caroline (depuis très long
temps). Née le 12/11 /1949 à Marseille (vous
savez compter je suppose). Je suis parisiennedepuis deux ans.Signe particulier : je suis
amoureuse d'un aveugle et changeante. Donc
j'ai souvent envie de parler car je suis sou
vent triste et seule.
- Pseudo : Bernard
- C.V. :
Jeune homme sympa, ni ma
cho, ni rambo.
Il est donc loin d'être certain que le
choix des pseudonymes que se donnent
les messageurs traduise véritablement
une recherche d'identité. On dira plutôt
qu'ils se suridentifient ,qu'ils se don
nent un surnom qui colle au plus près de
ce qu'ils sont. L'usage de pseudonymes,
dans les messageries, ne se réfère donc
pas à des problèmes d'identité, mais
sans doute plus simplement d'identifi
cation.On peut considérer avec le
psychanalyste de l'Ecole freudienne
André Green que : «sous le terme d'ident
ité
plusieurs idées se rassemblent.
- L'identité est attachée à la notion de
permanence, de maintien de repères
fixes, constants, échappant aux change
mentspouvant affecter le sujet ou l'objet
par le cours du temps.
- L'identité s'applique à la délimita
tion
qui assure de l'existence à l'état
séparé, permettant de circonscrire l'uni
té,
la cohésion totalisatrice indispensa
ble
au pouvoir de distinction.
- Enfin l'identité est un des rapports
possibles entre deux éléments, par le
quel est établie la similitude absolue qui
règne entre eux, permettant de les re
connaître
pour identiques.»(8)
Or les messageurs gardent souvent le
même pseudonyme. Ils maintiennent des
repères fixes, ils vont sur le même terri
toire et ils se reconnaissent entre eux.
Leur identité n'est pas en cause. Ce qui
n'implique pas nécessairement que cer
tains échanges, certains pseudonymes
ne puissent pas traduire des signes
d'éclatement de la personnalité. Telle
cette femme de quarante ans qui a choisi
comme pseudo Transparente et qui à
force de vouloir «se dire» sur le minitel
ne perçoit plus sa substance. A force de
vouloir être totalement comprise, sans
distance ni voile, elle est tout à fait
transparente. C'est sans doute la faculté
qu'offre le média télématique de pou
voir aller jusqu'à cette extrémité qui
fascine et attache les messageurs, dans
un phantasme de pure authenticité.
On s'amuse à se dévoiler, à se déshab
iller, mettant à distance les contraintes
sociales. Dans les messageries, il se pro
duit autre chose que d'être un autre
pour un autre. C'est une recherche d'être
soi, dans un phantasme de soi qui ferait
momentanément l'économie des con
traintes
sociales.
- «Ca peut être une barrière, le fait de
dire ce que l'on fait, les gens, je ne dis
rien, parce que c'est les relations que j'ai
par rapport à ce que je reçois.
- Une barrière ?
- Ben, l'âge par exemple, la profes
sion,ça peut être une barrière, le profil,
le physique ça peut être une barrière.»
La vie réelle est trop pleine de barriè
res
pour une communication véritable.
Comme s'il fallait pour communiquer,
non pas effriter le lien social, mais en
jouer, sans le remettre en cause, en créant
un simulacre de forme à travers cet
(8) Green, 1983
77 —
espace médiatisé. Dans l'usage des
messageries grand public, c'est une
centration sur l'individualité comme
base d'une quête de liens communicationnels à la fois intenses, éphémères,
hasardeux et construits à partir de soi
qui se manifeste. C'est une centration
sur l'individualité dans la mesure où il
s'agit de jouer sur un simulacre de soi,
un simulacre des autres qui permet de
jouer sans danger.
Dans cette mesure, l'espace public
n'est pas réellement en cause, pas plus
que les processus identificatoires. Il s'agit
sans doute d'un phénomène moderne
qui ne consiste pas tant à remettre en
cause, par le biais de la technologie, les
formes ordinaires de la sociabilité, qu'à
simuler momentanément mais souvent
l'abandon des normes sociales de recon
naissance.
Après la frénésie identificatoire provoquée par les médias tradi
tionnels
(presse, radio, télévision), au
tour de vedettes de spectacles artist
iquesou sportifs où est à l'oeuvre une
illusion qui n'engage pas, apparaît un
nouveau jeu communicationnel où l'i
llusion
est reine sans engager plus, cen
trée non plus sur un personnage, mais
sur une fiction de soi. Illusion d'être
autre dans le premier cas, illusion d'être
authentiquement soi ou fictivement
autre dans le deuxième. Les messageurs
auraient perdu l'espoir d'être autres
socialement, ou même par identifica
tion,
pour ne plus pouvoir jouer qu'avec
eux-mêmes .
— 78
REFERENCES
BIDOU (Catherine), GUILLAUME (Marc),
PRÉVOST (V.) .- L'Ordinaire de la Télématique.- Ed. IRIS, 1988.
GREEN (André).- Atomede Parenté et relations oedipiennes.- in L'identité , Séminaire
de Claude Lévi Strauss PUF 1983.
BORNOT (Françoise), CORDESSE (Anne)
.- Le téléphone dans tous ses états.- in Actes
Sud , p. 143.
QUÉRÉ (Louis).- Miroirs équivoques.- éd.
Aubier, 1982, p. 56.
BOULLIER (Dominique).- Les enjeux sociopolitiques et culturels du système télémati
que
Telem.- Octobre 1983.
SENNETT (Richard) .- Les Tyranies de l'int
imité.- éd. Fayard.
CAILLOIS (Roger).- Les jeux dans le monde
moderne.- in Profils n°13 , 1955.
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