Pour un enseignement aspectuo-modal et illustr´
e des
temps du pass´
e1
Henriette Gezundhajt
University of Toronto
Certaines id´
ees rec¸ues enseign´
ees `
a propos des temps du pass´
e laissent des
traces ind´
el´
ebiles ou presque dans l’esprit de nos apprenants. Si l’imparfait
est li´
e`
a un proc`
es duratif, comment expliquer : J’attrapais mon livre quand
le t´
el´
ephone a sonn´
e? Que doit-on penser des verbes qui prennent l’auxiliaire
ˆ
etre au pass´
e compos´
e et dont on pr´
etend qu’il s’agit de verbes de d´
eplacement ?
devenir,marcher ou courir ne sont-ils que des exceptions ? Allons-nous nous
contenter de moyens mn´
emotechniques comme l’acronyme Dr Mrs Vander-
trampp ? Le multim´
edia peut nous aider `
a faire passer des concepts aspectuels
plus appropri´
es, inspir´
es des th´
eories ´
enonciatives : le d´
eroulement, les bornes
et le rep´
erage par rapport `
a un point de d´
epart ou d’arriv´
ee.
Accepted ideas about past tense in French leave traces that are very hard to
erase from our learners’ minds. If imparfait is linked to duration, how can
we explain: J’attrapais mon livre quand le t´
el´
ephone a sonn´
e? What should
we think of verbs that take the ˆ
etre auxiliary with the pass´
e compos´
etense
and that are supposedly movement verbs? Are devenir,marcher or courir
to be considered as exceptions? Is it enough to teach mnemonic tricks like
the acronym Dr Mrs Vandertrampp? Multimedia can help us to transmit
more appropriate aspectual concepts from enunciative theories like progress,
boundaries or location in relation to a beginning or an end.
Les manuels d’enseignement du franc¸ais et certains livres de grammaire
continuent `
a propager des id´
ees rec¸ues sur les temps du pass´
e qui se gravent
dans l’esprit de nos ´
etudiants anglophones et allophones, au point que les
enseignants de FLS doivent parfois passer des ann´
ees avant de pouvoir en
effacer les traces.
Si l’imparfait a un rapport avec la dur´
ee, comment expliquer que l’on peut
conjuguer `
a l’imparfait des verbes renvoyant `
a un proc`
es instantan´
e et dire :
J’attrapais mon livre sur la table quand le t´
el´
ephone a sonn´
e? Par ailleurs, que
doit-on penser de ces verbes qui prennent l’auxiliaire ˆ
etre au pass´
e compos´
e et
dont on continue `
a dire qu’il s’agit de verbes de d´
eplacement ? Devenir a-t-il un
rapport avec le d´
eplacement ? Est-il possible que marcher,courir ou grimper ne
soient que des exceptions, comme le sugg`
erent certains auteurs ? Allons-nous
enfin comprendre que les moyens mn´
emotechniques par des acronymes de type
Dr Mrs Vandertrampp ne sont pas efficaces ? Dans cette ´
etude, nous esp´
erons
montrer comment les images anim´
ees et les exercices interactifs peuvent nous
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RCLA CJAL 3–1/2
aider `
a faire passer des concepts aspectuels plus appropri´
es, inspir´
es des th´
eories
´
enonciatives : les notions de d´
eroulement, de bornes et de rep´
erage par rapport
`
a une source ou un point d’arriv´
ee.
Temps grammatical versus temps chronologique : l’imparfait et le pass´
e
compos´
e ne sont pas des temps
En pr´
esence de temps du pass´
e au sens morphologique (tense), on a trop souvent
le tort de croire qu’on a affaire `
a du temps dans son d´
eroulement (time). Or
si l’emploi de ces marqueurs grammaticaux peut parfois faire r´
ef´
erence `
a la
temporalit´
e, la plupart du temps d’autres crit`
eres jouent un rˆ
ole tout aussi
important, sinon plus, notamment
L’aspect ;
L’ordre des proc`
es (ce crit`
ere est fondamental quant `
a l’emploi des temps
surcompos´
es, plus-que-parfait, pass´
e ant´
erieur, que nous laisserons de
cˆ
ot´
e dans cet expos´
e) ;
Les modalit´
es de l’´
enonciateur.
Il n’y a pas de fronti`
ere ´
etanche entre ces cat´
egories lors de l’emploi de mar-
queurs grammaticaux comme l’imparfait ou le pass´
e compos´
e. En fait, la plupart
du temps, il existe une pond´
eration entre les divers niveaux.
Le Goffic (1986, p. 55) proclame que l’imparfait n’est pas un temps du
pass´
e mais un temps inaccompli, certain, non pr´
esent . Par ailleurs, Franckel
(1989: 94) dit que, dans le cas du pass´
e compos´
e, le proc`
es fait l’objet d’une
construction par l’´
enonciateur de l’int´
erieur et de l’ext´
erieur d’un domaine avant
sa localisation temporelle. Pierre Le Goffic et Jean-Jacques Franckel sont tous
les deux adeptes de la th´
eorie des op´
erations ´
enonciatives d’Antoine Culioli qui
d`
es 1982 soulignait l’importance du rˆ
ole des repr´
esentations m´
etalinguistiques
en syntaxe et particuli`
erement celle de l’op´
eration de rep´
erage.
Or, ces ´
etudes linguistiques, bien que porteuses d’id´
ees tr`
es int´
eressantes,
sont rarement reprises par les concepteurs de grammaires et de manuels sco-
laires, trop souvent rebut´
es par le jargon qui entoure parfois les explications,
quitte `
a brouiller le message principal qui m´
eriterait pourtant d’ˆ
etre port´
e`
a la
connaissance du plus grand nombre.
S’il est vrai qu’une image vaut mieux qu’un long discours, il vaut peut-ˆ
etre
la peine de changer de m´
edium et d’afficher sur ´
ecran un certain nombre de
notions simples, avec une animation en cas de besoin. Ainsi, pour reprendre
l’id´
ee de base exprim´
ee plus haut par nos linguistes, je pr´
etendrai qu’il est
vrai que les temps du pass´
e ne renvoient pas toujours au pass´
e chronologique.
J’en veux pour preuve ces deux exemples qu’on projettera en pr´
eambule sur
un ´
ecran dans le but de d´
esamorcer certains acquis scolaires parfois fossilis´
es
chez les ´
etudiants de niveaux interm´
ediaires en franc¸ais :
64
Pour un enseignement aspectuo-modal Gezundhajt
Encore un petit effort et tu as gagn´
e.
Un peu plus et nous tombions dans le ravin.
Dans le premier cas, on renforce l’aspect accompli `
a venir alors que dans le
second exemple on accentue la modalit´
e hypoth´
etique. Aucun des deux ´
enonc´
es
ne renvoie `
a du temporel. Pourtant, contrairement `
a une id´
ee rec¸ue, ce sont des
emplois plutˆ
ot courants des formes dites du pass´
e.
L’aspectuel est reli´
e aux concepts de d´
eroulement et d’accomplissement
des proc`
es. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus au pass´
e compos´
e, on est en
pr´
esence d’un ´
etat r´
esultant prospectif et non d’un ´
ev´
enement du pass´
e.
D’ailleurs, si on applique un test distributionnel, le pass´
e compos´
e n’est pas
commutable avec un pass´
e simple dans ce type d’exemple :
Encore un petit effort et tu as gagn´
e.
Encore un petit effort et tu *gagnas.
On pourrait, en revanche, utiliser un pr´
esent ou un futur proche ou simple.
Encore un petit effort et tu gagnes.
Encore un petit effort et tu vas gagner.
Encore un petit effort et tu as gagn´
e.
Encore un petit effort et tu gagneras.
On comprend que le temporel joue dans un cas comme celui-ci un rˆ
ole bien
moins important que la valeur de r´
esultat vis´
e par l’accomplissement du proc`
es.
La modalit´
e, quant `
a elle, est li´
ee au point de vue appr´
eciatif que l’´
enoncia-
teur adopte par rapport au contenu de son ´
enonc´
e. Le contenu de l’´
enonc´
e est-il
r´
eel / hypoth´
etique, certain / probable, voulu/ impos´
e, normal / ´
etrange, obliga-
toire, in´
eluctable, acceptable du point de vue ´
ethique, etc. ? Nous verrons
que les temps du pass´
e, et notamment l’imparfait, sont souvent employ´
es par
l’´
enonciateur pour lui permettre de moduler son discours et de s’en d´
etacher
que ce soit dans le temps ou dans sa propre appr´
eciation du monde. Ainsi dans
l’exemple propos´
e plus haut : Un peu plus et nous tombions dans le ravin ,
on a affaire `
a une projection d’un ´
ev´
enement probable ou mˆ
eme in´
eluctable
dans un monde hypoth´
etique qui peut se situer `
a un moment non pr´
ecis´
e de la
ligne du temps.
Cependant, comme on a tendance `
a ne pas faire cas des aspects et des
modalit´
es, on trouve parfois des explications contestables dans les grammaires
et les manuels.
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RCLA CJAL 3–1/2
Valeurs aspectuelles et modales des temps du pass´
e
Ce qu’on oublie souvent de pr´
eciser, c’est que les temps du pass´
e marquent, la
plupart du temps, le point de vue de l’´
enonciateur par rapport au proc`
es.
L’imparfait
Les manuels ont tendance `
a mettre l’accent sur la valeur de pass´
e et d’ant´
eriorit´
e
`
a laquelle l’imparfait peut renvoyer en consid´
erant les autres possibilit´
es comme
des cas particuliers.
Imparfait, marqueur de d´
ecrochage ´
enonciatif
La valeur de base de l’imparfait n’est pas chronologique en soi. En effet, ce
que marque l’imparfait en premier lieu est un d´
ecrochage, un ´
eloignement ou
une rupture par rapport `
a la situation d’´
enonciation. Ainsi Arriv´
eet al. (1986,
p. 483) nous expliquent que L’imparfait marquerait dans tous les cas que le
proc`
es est hors champ d’observation de l’´
enonciateur, qu’il se situe dans le
champ pass´
e (d’o`
u ses valeurs temporelles) ou dans un champ imaginaire non
pass´
e (d’o`
u ses valeurs modales).
a) Il est vrai que ce d´
ecrochage ´
enonciatif est souvent le reflet d’un renvoi
dans le pass´
e.
Le r´
eveil symbolisant le temps
s’´
eloigne de lui-mˆ
eme pour
marquer la rupture temporelle
et la translation du moment de
l’´
enonciation `
a une situation
pass´
ee.
Hier, `
a la mˆ
eme heure nous ´
etions en vacances.
b) Mais ce d´
ecrochage peut ´
egalement se faire vers un monde hypoth´
etique
Le passage par une soucoupe
volante de la terre `
a d’autres
plan`
etes est cens´
e repr´
esenter
la d´
esactualisation, l’irr´
eel et
la projection hypoth´
etique.
Et s’il y avait de la vie ailleurs que sur terre
On notera, qu’on retrouve ce renvoi `
a un monde hypoth´
etique non localis´
e dans
le temps, dans la fac¸on dont les jeunes enfants font r´
ef´
erence au rˆ
ole qu’ils
tiennent dans certains jeux :
J’´
etais le policier et tu ´
etais le voleur.
66
Pour un enseignement aspectuo-modal Gezundhajt
Arriv´
eet al. (1986, pp. 482–83) qualifient cet emploi d’imparfait hypocori-
stique.
c) Le cas du d´
ecrochage ´
enonciatif est totalement occult´
e par les gram-
maires traditionnelles. Ainsi pour Grevisse (1990, p. 184), un des emplois
particuliers de l’imparfait serait Une action pr´
esente que l’on semble se
hˆ
ater de rejeter dans le pass´
e comme dans :
Je venais pr´
esenter ma note.
Accepter cette d´
efinition serait ´
equivalent `
a nier la dimension ´
enonciative et
notamment la modalit´
e assertive et les degr´
es par lesquels on peut la faire
fluctuer.
Dans l’exemple que propose Grevisse, l’imparfait ne joue aucunement un
rˆ
ole de marqueur temporel. Il sert simplement `
a nuancer la force assertive de
l’´
enonc´
e. Cest ce qu’on peut appeler une forme de politesse. L´
enonciateur
emploie le pass´
e pour cr´
eer une distance entre lui et le contenu de son ´
enonc´
e.
Il semble ainsi laisser plus d’espace au co-´
enonciateur.
Dans l’animation, le person-
nage s’´
eloigne de lui-mˆ
eme
pour illustrer l’id´
ee de d´
e-
crochage.
La notion de continuit´
e li´
ee `
a l’imparfait
Baylon et Fabre (1978, p. 104) disent que l’imparfait correspond `
a l’ expression
de l’action en cours de d´
eroulement. Il est vrai qu’avec l’imparfait, le proc`
es
est saisi en cours d’accomplissement. On s’int´
eresse donc `
a son d´
eroulement
et non pas `
a son commencement ou `
a sa fin.
Ces trois illustrations s’anim-
ent dans un mouvement r´
egu-
lier repr´
esentant la continuit´
e.
C’est `
a tort qu’on l’appelle aspect inaccompli. En effet, Grevisse (1990,
p. 183) nous dit qu’ en g´
en´
eral, l’imparfait montre une action en train de se
d´
erouler dans une portion du pass´
e, mais sans faire voir le d´
ebut ou la fin de
cette action ; elle la montre en partie accomplie mais non achev´
ee. Tout ce
que la m´
emoire collective semble avoir retenu est la partie faisant r´
ef´
erence au
non achev´
e . Ainsi pour Ollivier (1993, p. 72), l’imparfait est employ´
e pour
une action inachev´
ee.
Or, il est erron´
e de penser que l’imparfait renvoie `
a un proc`
es inachev´
e.
Il serait plus exact de dire que l’accomplissement du proc`
es n’est pas pris en
consid´
eration. Prenons pour exemple l’´
enonc´
e :
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