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Le Courrier de l’algologie (2), no3, juillet/août/septembre 2003
Vocabulaire
Vocabulaire
Anesthésie
Fabrice Lakdja*
B
alzac serait l’auteur de cette possible devise pour
un anesthésiste : “J’ai accompli un délicieux
voyage, embarqué sur un mot”. Embarquons donc
pour “anesthésie”, “un prélude à une partie de billard”,
selon le célèbre cruciverbiste Max Favalelli.
L’anesthésie serait la francisation d’un mot formé en la-
tin moderne, puis en anglais (anaesthesia,1721) à par-
tir du grec anaisthêsia,“insensibilité”, lui-même dérivé
d’un mot d’origine indo-européenne aisthanesthai,“sen-
tir, percevoir” (1). Garnier et Delamare (2) précisent que
le terme anaesthesia est anglais et que anesthesia est
américain.
Avant 1771, “anesthésie” ne désignait qu’une perte pa-
thologique de sensibilité, mais le mot prend un nouveau
sens en 1847. On ne parle d’“anesthésiste”, c’est-à-dire
de spécialiste de l’anesthésie, que vers la fin du XIXe
siècle, puisque le terme n’apparaît pour la première fois
qu’en 1897. Le vocable “anesthésiologie” dénommant la
science dans ce domaine est plus récent (1950).
Un terme se rapproche d’anesthésie, celui d’“ataraxie”,
qui a été emprunté au grec ataraxia,“absence de
trouble”, par Montaigne (1580). Ce mot épicurien vient
du verbe tarattein,“troubler”, dont l’origine reste in-
connue. Les stoïciens employaient le mot “ataraxie” pour
désigner le calme absolu (3).
Le terme atactilia,synonyme d’“anesthésie”, n’existe
qu’en anglais (4),mais il pourrait être également intro-
duit en français.
“Anesthésiste” et “esthète” viendraient de la même ra-
cine grecque aisth-, exprimant l’idée de percevoir.
Aisthêsis signifiait en grec “sensation”, “sensibilité” ;
anaisthêsis,composé de an-, préfixe privatif, signifiait
“absence de sensibilité”. Anaisthêsis a donné “anesthé-
sie” et le dérivé “anesthésiste”. Mais aisthêtês signifiait
“homme sensible” et a fourni “esthète”. L’adjectif ais-
thêtikos,“relatif à la sensation”, est à l’origine du fran-
çais “esthétique” (5). L’anesthésiste serait-il plus parti-
culièrement sensible à la perception des objets artis-
tiques et à la beauté ?
Certains, disciples de Morton, font preuve d’intentions
moins poétiques. Ainsi, dans Un joli monde,G. Macé
nous informe sur les “anesthésieurs” : “… les vols, dits
‘au narcotique’, sont l’œuvre d’individus connus sous le
nom d’‘anesthésieurs’; ils se mettent en quête de per-
sonnes disposées à boire avec le premier venu et, dans
les grands centres, ces sujets-là foisonnent. Après s’être
assuré que le buveur choisi possède de l’argent, on l’en-
dort en lui faisant fumer du tabac mélangé avec de
l’opium ou bien en lui versant dans un verre un liquide
dont l’effet provoque l’assoupissement assez long per-
mettant de le dévaliser en toute sécurité.”
Au-delà du mot, l’anesthésie a inauguré l’ère moderne
de la chirurgie dès 1853 avec “l’anesthésie à la reine”,
lorsque la reine Victoria d’Angleterre fut endormie au
chloroforme pour l’accouchement “sans douleur” de
son fils Léopold par James Simpson, gynécologue à
Édimbourg (6).
L’anesthésie, cet art royal, reste irremplaçable “... car
certains doivent veiller pendant que d’autres doivent
dormir.” (William Shakespeare, Hamlet) (7). ■
Références bibliographiques
1.
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction
d’Alain Rey, 3
e
édition, janvier 2000.
2.
Garnier M, Delamare J. Dictionnaire des termes de médecine. Paris :
Maloine, 27
e
édition, 2002.
3.
Bloch O, von Wartburg W. Dictionnaire étymologique de la langue française
Paris : PUF, 11
e
édition, 1996.
4.
Churchill’s Medical Dictionary, New York : Churchill-Livingstone, 1989.
5.
Garrus R. Les étymologies surprises. Collection “Le français retrouvé”.
Paris : Belin, 1988.
6.
Sournia JC. Histoire de la médecine et des médecins. Paris : Larousse,
1991.
7.
Lee JA, Atkinson RS. Vademecum d’anesthésie. Paris : Maloine, 1975.
* Département d’anesthésie-réanimation-algologie, institut Bergonié,
Centre régional de lutte contre le cancer, Bordeaux.