Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital Françoise Acker* Les établissements de santé, hôpitaux publics, hôpitaux privés participant au service public et cliniques privées à but lucratif, sont actuellement tous « en chantier », qu’il s’agisse de la redéfiniton de leur mode de fonctionnement interne ou de leur positionnement dans l’ensemble de l’offre de soins. L’encadrement externe des établissements a surtout porté sur leurs missions (types de spécialités médicales offertes, niveau de spécialisation des services, niveau du plateau technique) définies dans le cadre des schémas régionaux d’organisation sanitaire (SROSS) et des contrats pluriannuels entre les établissements et les agences régionales d’hospitalisation (ARH) ainsi que sur les modalités d’établissement de leurs ressources financières en fonction d’une évaluation de leur activité (PMSI et, plus récemment, T2A 1). Dans ce cadre les directions des établissements mettent en place de nouveaux modes d’organisation qui ont pour objet d’assurer une meilleure intégration des différents services et d’accroître l’efficience d’ensemble. La gestion des ressources humaines devient plus resserrée et les responsables cherchent à calculer au plus juste les effectifs et les compétences nécessaires dans les services de soins. Tout ceci conduit à définir de nouveaux espaces de travail et de nouveaux référentiels (Mossé, 2000). Cependant, la nécessité de porter attention aux modifications du travail lui-même, travail qui constitue la « part oubliée des restructurations hospitalières » selon Raveyre et Ughetto (2003), ne semble s’imposer que de façon récente. La plupart des travaux ont abordé cette question sous l’angle de la recomposition des personnels (réduction des effectifs et recomposition des qualifications), de l’organisation du travail, de l’intensification du travail, des conditions de travail ou encore de la souffrance au travail. Dans cet article, je m’intéresse à la façon dont le travail des infirmières se reconfigure actuellement dans les établissements de court séjour en fonction des nouvelles donnes qui pèsent sur le développement des établissements de santé de l’extérieur et en fonction des situations locales dans lesquelles les infirmières ont à conduire leurs actions de soins. E. Hughes avait, au début des années cinquante, proposé un programme d’analyse du travail infirmier (Hughes, 1996). Pour lui, le travail des infirmières comprend tout ce qui doit être fait dans un hôpital, mais qui n’est pas fait par d’autres catégories de personnes. Il convient donc d’étudier les tâches à * Sociologue au Centre de recherche médecine, sciences, santé et société, CERMES. 1 PMSI : programme de médicalisation du système d’information ; T2A : tarification à l’activité. 161 RFAS No 1-2005 accomplir et d’identifier qui les réalise. Ceci oblige à porter attention aux frontières entre le travail des infirmières et celui des autres types de personnel, ainsi qu’aux conflits et aux négociations que soulève la délimitation de ces frontières. En m’inscrivant dans le cadre de travail fixé par Hughes j’ai étudié les façons dont les infirmières effectuent leur travail dans différents types de services hospitaliers (Acker, 2004 a). Je me suis intéressée au travail luimême, aux tâches qui le composent, au processus d’interactions dans le cadre duquel elles se déploient, aux relations que les différents acteurs entretiennent avec le travail et à la façon dont, dans leurs pratiques quotidiennes, ils analysent les situations de travail et y réagissent pour accomplir leurs tâches. J’ai été attentive aux contraintes qui pèsent sur les pratiques quotidiennes, de façon directe, dans le cours des actions de soins, de façon moins directe, mais tout aussi présente, dans les modes de présentation de la réorientation des activités médicales et soignantes. J’ai également cherché à comprendre comment le personnel infirmier pouvait, dans le cadre des restructurations en cours, continuer à s’inscrire dans une dynamique professionnelle qui a eu pour objet de développer une certaine autonomie dans la définition des actions à entreprendre pour un patient et son entourage, et de stabiliser, formaliser et mettre en œuvre des savoirs infirmiers (Acker, 2004a, 2004b ; Feroni, 1994). Je présente ici quelques aspects des réorganisations en cours du travail des infirmières : modes de redistribution des activités, modifications de la priorité des tâches, réagencement des compétences entre les infirmières et les autres personnels de soins. Ces déplacements ont souvent pour origine le nouveau cadre temporel de la prise en charge des patients, la brièveté de plus en plus grande des séjours hospitaliers, déterminée en fonction de critères médicaux et techniques. Les personnels infirmiers doivent redéfinir une partie de leurs actions en mettant en balance les différents types de soins requis par les patients, les tâches qu’ils souhaitent développer pour donner une visibilité à leurs actions et les tâches supplémentaires qui leur incombent, comme conséquences des modes de rationalisation des services médico-techniques et logistiques, ou parce qu’elles s’avèrent nécessaires pour maintenir l’intégration des actions indispensables au bon déroulement du séjour des patients, mais sans être attribuées à des professionnels particuliers. Cependant, les remaniements actuels du travail des infirmières ne concernent pas seulement les tâches et leur redistribution mais aussi les normes professionnelles qui les sous-tendent. Ce sont les conditions du travail lui-même, le travail et le mode d’engagement des infirmières dans le travail qui sont en train de se recomposer. 162 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital Encadré 1 : Méthodologie Cet article s’appuie sur les résultats d’un travail de recherche mené en réponse à l’appel d’offres de la DREES-MiRe – « Les dynamiques professionnelles dans le champ de la santé » – qui avait notamment pour objectif d’apporter des connaissances sur les « pratiques effectives des personnels ». Pour étudier les reconfigurations en cours du travail infirmier j’ai décidé de mener mes investigations dans un établissement spécialisé en cancérologie dans lequel j’avais déjà procédé à des observations dans les années 19931996 (Acker, 1997). Ceci me permettait de mobiliser d’emblée une connaissance de l’organisation du travail médical et soignant antérieure ainsi que des liens tissés avec un certain nombre de cadres, d’infirmières et d’aidessoignantes déjà rencontrés lors de la première recherche. Le fait de disposer de quelques repères communs offrait un cadre de référence pour analyser le travail et discuter avec les personnels en place des évolutions observées, bien que les deux recherches n’aient pas porté de façon précise, comme dans des études longitudinales, sur les mêmes aspects du travail infirmier. L’étude s’est déroulée en plusieurs étapes : – elle a débuté par une présentation de l’objet de la recherche à l’ensemble des cadres supérieurs soignants de l’établissement, et par des entretiens avec chacun de ces cadres pour établir un premier tableau des remaniements en cours dans le département ; – ont suivi des périodes d’observation du travail dans trois services de soins – médecine et chirurgie – ainsi que dans des consultations infirmières ; – à la suite de ces observations, j’ai mené des entretiens longs avec les infirmières et les aides-soignantes de ces services pour revenir sur des événements, des pratiques particulières, pour mettre à l’épreuve ma compréhension de certaines situations et obtenir des informations complémentaires. Certains entretiens ont été menés en groupe lorsque la charge de travail des personnels soignants ne permettait pas de mener des entretiens individuels. Des entretiens ont aussi été menés avec des médecins travaillant dans ces services ; – j’ai également été amenée à rencontrer des personnes extérieures aux services observés : personnels d’autres services de soins, de services médico-techniques, administratifs, du service social... lorsque leur présence, l’incidence de leur travail sur celui des soignants, l’intrication de différents types de travail m’apparaissaient au cours des observations, de l’analyse de mes notes ou pendant les entretiens. ■ La brièveté des séjours : un nouveau cadre de travail Le raccourcissement de la durée de séjour ne constitue pas, en soi, une tendance nouvelle. C’est un objectif poursuivi depuis plusieurs dizaines d’années par les responsables hospitaliers et leurs tutelles, afin de limiter les coûts liés à l’hébergement et à la mobilisation de personnels qualifiés pour un même patient. Il s’agit de réserver le recours à l’hôpital aux patients dont l’état requiert la mise en œuvre d’actes diagnostiques et chirurgicaux devant s’appuyer sur un plateau technique développé, de soins postopératoires et de 163 RFAS No 1-2005 traitements exigeant un environnement médical et soignant. L’accentuation de la diminution des séjours hospitaliers a été rendue possible grâce aux avancées des techniques médicales et chirurgicales (progrès de l’anesthésie, chirurgies moins invasives et requérant moins de soins postopératoires), grâce à la diversification et la multiplication de nouveaux dispositifs médicaux (pompes par exemple) et à la standardisation de certains traitements qui permettent de laisser sortir plus rapidement les patients. En revanche, la grande brièveté des séjours s’accompagne de restructurations organisationnelles. Comme le mentionnent les travaux nord-américains (Lapointe, 2000 ; Bourgeault, 2001) les établissements ont regroupé les patients non seulement selon la spécialité médicale, voire le même type de traitements ou de stade de développement de la maladie, mais aussi selon le temps de séjour programmé. Aujourd’hui, certaines réorganisations des activités médicales et soignantes peuvent être entreprises sur le seul critère de la durée de prise en charge. Selon le poids relatif des hospitalisations de très court séjour ou des prises en charge ambulatoires, les patients sont accueillis dans des lits ou places réservées à cet effet au sein d’un service continuant à assurer des hospitalisations classiques ou au contraire sont réunis dans des services spécialement redéfinis. Ces derniers sont consacrés alors à des hospitalisations de semaine, et fermés en fin de semaine, ou à des hospitalisations de jour. Les entrées des patients sont programmées en fonction du temps de séjour anticipé, et la gestion des patients s’effectue en flux tendus. Cette forme de « séjour » est proposée pour un certain nombre d’interventions chirurgicales et pour des traitements médicaux, comme certaines chimiothérapies anticancéreuses par exemple. Ce raccourcissement de la durée de séjour a pour corollaire une augmentation des flux de patients soignés dans un même service. Chacun de ces patients a besoin, à peu près au même moment, de soins spécialisés et des surveillances qui y sont liées. La mise en forme de séjours très courts du patient, déterminée sur des critères médicaux et techniques, tend à gommer la variabilité des situations personnelles des patients et de leurs réactions à la maladie et aux traitements. Et dans la mesure où l’autorisation d’ouverture de « places » destinées à des prises en charge ambulatoires a souvent été accordée en échange de la fermeture de lits d’hospitalisation, notamment en médecine, le nombre limité de lits disponibles pèse sur les possibilités d’aménager la durée de séjour anticipée des patients. Pour bon nombre d’infirmières, l’attention aux problèmes personnels et sociaux du patient, l’aide à leur apporter constituent une dimension centrale des soins (Acker, 1997) mais les tâches qui en découlent requièrent du temps, un temps qui s’inscrit parfois difficilement dans le temps prédéfini du séjour du patient. La standardisation des séjours et leur brièveté font naître des tensions inhérentes à la gestion de la singularité à grande échelle d’une part (Minvielle, 2000), au besoin de mettre en œuvre des actions de soins non seulement dans le cadre prévu du traitement médical mais aussi en fonction des besoins d’un patient, tels que les évaluent les infirmières d’autre part. 164 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital ■ Réorganiser les soins Si une réorganisation du travail médical s’est imposée en raison de la réduction de la durée de séjour, cette durée est souvent si brève qu’elle s’accompagne d’un effet de seuil en terme d’organisation des soins. Lorsque tous les patients d’un même service n’y sont accueillis que pour quelques heures ou quelques jours et que les soins liés aux traitements et aux interventions chirurgicales s’enchaînent selon un rythme soutenu, on peut observer des perturbations et des dysfonctionnements dans le déroulement des soins et dans le respect de la fluidité des flux de patients prévus. Face à de telles situations, les personnels infirmiers et leur encadrement ont réagi en proposant de nouveaux modes d’organisation des soins. Certaines dimensions du travail infirmier ont ainsi été reportées en amont ou en aval de l’hospitalisation proprement dite, faute de temps pour les déployer pendant le séjour. On assiste donc à une redistribution dans l’espace – lieux de prise en charge – et dans le temps – pendant ou en dehors de l’hospitalisation – de différents types de travail infirmier jusque-là enchevêtrés dans le cours des soins. Ces derniers sont désimbriqués du travail assuré pendant le séjour pour constituer de nouvelles entités, identifiées en tant que telles dans l’organisation du travail du service de soins. Les consultations infirmières Les consultations infirmières (cf. encadré 2) proposées avant l’entrée en hôpital ou avant le début de certains traitements ou les suivis téléphoniques des patients sortis de l’hôpital sont des modes de réponse organisationnelle élaborés par le personnel soignant pour pouvoir continuer à assurer des tâches indispensables d’information et de surveillance de l’évolution des patients. Ainsi dans un service de chirurgie la non-information ou l’information insuffisante des patients à leur arrivée se sont traduites par un débordement des soignants confrontés à des demandes d’éclaircissement sur les interventions et les traitements et des expressions d’inquiétude, de peur, voire d’angoisse. Lorsque les patients étaient hospitalisés la veille de leur intervention, les infirmières avaient le temps de leur donner les informations et explications concernant l’intervention qu’ils allaient subir. Au moment où le service de chirurgie est passé à un fonctionnement d’hospitalisation de semaine, les perturbations ont été particulièrement fortes certains jours, lorsque plusieurs patients arrivaient en début de matinée, pour subir une intervention dans l’heure ou les heures qui suivaient, alors que le personnel infirmier et aidesoignant devait au même moment assurer le travail lié au départ au bloc opératoire et les soins aux patients opérés la veille ou les jours précédents. Ces situations de départ insuffisamment traitées ont ensuite pesé sur l’ensemble du déroulement du séjour et sur le type de relations établies avec les patients. Le rétablissement de la confiance et du sentiment de sécurité demandait alors 165 RFAS No 1-2005 un travail très important de la part des soignants. Ces consultations ont donc pour objet d’assurer la fluidité des prises en charge fragilisées par les nouveaux modes d’organisation du travail médical et de soins. La forme organisationnelle de ces consultations varie en fonction de l’homogénéité des pathologies dont souffrent les patients admis dans le service ou du type d’interventions qu’ils vont subir, du nombre de patients visés par ces consultations, du lieu où elles se déroulent et du statut des infirmières qui les assurent. Ainsi dans un service de chirurgie et médecine, les infirmières ne proposent une consultation qu’à certains patients devant subir une chirurgie mutilante et à la suite de laquelle ils doivent être capables d’assurer eux-mêmes des soins techniques indispensables (laryngectomie totale par exemple). Cette consultation s’effectue quelques jours avant l’admission dans une pièce du service et c’est l’infirmière disponible à l’arrivée du patient qui l’assure. Dans un service de chirurgie de court séjour, la consultation infirmière est proposée systématiquement à tous les patients lors de la programmation de leur hospitalisation, quel que soit le type de chirurgie prévue. La consultation est alors assurée par une des infirmières du service d’hospitalisation affectée, par roulement, à cette seule activité pour la durée d’une semaine. Enfin, plus récemment, s’est mise en place une consultation infirmière destinée aux patientes devant entreprendre un traitement par chimiothérapie. Cette consultation infirmière n’est plus rattachée à un service de soins mais au service des consultations externes et fait suite à la consultation médicale au cours de laquelle le médecin a annoncé l’indication d’un tel traitement. Trois infirmières sont affectées à temps plein à cette seule activité 1. Le cadre de la consultation donne aux infirmières l’occasion de remplir, dans un même lieu, pour un seul et même patient, au cours d’une plage de temps qui échappe aux interruptions fréquentes qui caractérisent le travail des soignants (Estryn-Behar, 2004), plusieurs types de travail. L’information des patients et de leur entourage sur les traitements et les interventions qu’ils vont subir, est assurée depuis longtemps par les infirmières. Aujourd’hui, pour conduire leurs consultations, elles s’appuient sur des référentiels stabilisés, comme des « plans de soins » déjà en usage dans les services de soins et qui avaient eux-mêmes servi de base à la fabrication de livrets remis aux patients (Acker, 1997). Les infirmières présentent aussi la façon dont les différentes actions médicales et soignantes vont s’enchaîner durant le séjour du patient, et leurs aspects concrets. Enfin, elles invitent les patients à poser des questions et à leur faire part des problèmes de toutes sortes qu’ils se posent afin d’apporter des réponses et de lever les appréhensions. La consultation infirmière permet en même temps de donner une visibilité, pour les patients comme pour l’institution, à des compétences infirmières faiblement identifiées en dehors des services de soins. 1 Elles peuvent néanmoins être affectées (redéployées) au pied levé dans des consultations médicales ou des services de soins lorsque ceux-ci manquent de personnels. 166 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital Encadré 2 : La consultation infirmière Le travail, institutionnellement défini, est avant tout un travail d’information. Il s’agit d’abord de donner ou redonner au patient les informations concernant l’intervention qu’il va subir ou le traitement dans lequel il va entrer. Ces informations ont généralement déjà été données par le médecin, mais à un moment où l’annonce du diagnostic ou du traitement ne permet pas toujours au patient, souvent sidéré, de donner tout leur sens à ces informations. Les infirmières agissent ici comme répétitrices et traductrices des informations médicales. Ce travail, au-delà de l’aspect informationnel, vise aussi à rendre l’intervention ou le traitement envisageable et acceptable et à lever les appréhensions des patients et de leurs proches. L’infirmière donne ainsi des informations concrètes qui pourront servir de repères aux patients, informations sur la durée des interventions, sur la durée et le rythme des traitements. Le type d’informations délivrées, le vocabulaire et le ton employés contribuent à présenter les interventions et les traitements comme des affaires techniques. Les infirmières mettent en avant la matérialité des soins (techniques, matériels utilisés, processus techniques) et proposent des façons concrètes de gérer les problèmes associés aux interventions et aux traitements. Ainsi, en montrant aux patients et en leur faisant toucher des sites implantables, des prothèses mammaires, en leur montrant des catalogues de prothèses capillaires, elles leur permettent de s’approprier déjà des objets concrets qui feront partie de leur vie quotidienne, pendant un moment du moins. Ceci permet de canaliser les émotions et de laisser entendre que le processus technique est maîtrisé et que les effets de la maladie et des traitements peuvent entrer dans le même type d’approche. Lorsque les infirmières considèrent que la situation ne paraît pas assez claire au patient, qu’il a besoin d’explications supplémentaires, elles demandent au médecin de revoir le patient. Le travail infirmier après la sortie du patient de l’hôpital De façon parallèle le travail infirmier s’étend également au-delà de la sortie du patient. Si un certain nombre d’actes de soins sont aujourd’hui renvoyés à des professionnels soignants de ville, en raison de sorties des patients plus précoces, une partie du travail ayant pour objet la sécurité et la continuité des soins reste assurée par les personnels des services de soins. Les chimiothérapies sont de plus en plus souvent délivrées de façon ambulatoire, le patient rentrant chez lui après l’administration du traitement. Cette façon de faire s’applique dans le cas de protocoles standards et en fonction de l’état général du patient. Dans ce cas les infirmières appellent le patient chez lui quelques jours après l’administration de la première chimiothérapie pour connaître ses réactions au traitement et, si besoin, lui redonner des informations et des conseils pour faire face aux problèmes, connus et anticipés, qui pourraient survenir. Elles disposent pour ce faire de listes de points à aborder, déjà en usage dans les services de soins. Un 167 RFAS No 1-2005 certain nombre d’entre elles ont été formées à la conduite d’entretiens téléphoniques. Mais en l’absence d’une organisation spécifique, d’une plage de travail clairement identifiée, il arrive que ces appels soient oubliés, tant il est difficile de penser à prendre du temps pour appeler quelqu’un qui ne figure pas parmi les personnes hospitalisées dans le service, quelqu’un que l’on n’a pas vu lors du « tour » dans les différentes chambres ou places. Ces nouvelles façons d’effectuer des tâches d’information et de surveillance – à distance – des patients, constituées en entités particulières et relativement formatées, dispensées en dehors des moments d’hospitalisation en raison de la brièveté des séjours 1, tendent à se mettre petit à petit en place dans d’autres services. Si ce phénomène traduit une sorte de mode organisationnelle, il correspond aussi à une aspiration forte des infirmières à effectuer un travail d’information en disposant d’une part d’un temps spécifique pour cela et en ayant la possibilité, en raison même de ce format particulier, de donner à voir aux patients une dimension de leurs compétences qu’ils ne soupçonnent pas. ■ Hiérarchiser les tâches à effectuer Si certaines tâches infirmières ont été déplacées en amont et en aval de l’hospitalisation en raison du manque de temps disponible au cours de cette dernière, les tâches à assurer pendant le séjour hospitalier sont aussi affectées par la plus faible durée de présence du patient et par l’intensification concomitante de l’activité soignante. Dans les services de très courts séjours, l’intensification est liée à la rotation rapide de patients qui réclament tous, un ensemble de soins semblables en un temps restreint. La durée de la prise en charge des patients, qu’il s’agisse d’hospitalisations conventionnelles ou de soins ambulatoires, est calculée au plus juste en fonction de critères médicaux (temps des traitements, temps de la surveillance des suites opératoires et des effets des traitements). Si le mot d’ordre « aller vite, aller à l’essentiel » caractérise le cadre dans lequel les infirmières et les aides-soignantes doivent déployer leurs actions de soins, une sorte de pression à travailler plus vite gagne l’ensemble des services, comme aspirés par ce modèle du travail en très court séjour et en ambulatoire, et, sans doute plus largement, par une caractéristique de la société d’aujourd’hui dans son ensemble. Lorsque les effectifs de personnels soignants sont trop justes (en raison d’une pénurie ou d’un resserrement voulu) 1 Certaines consultations ont été mises en place pour préparer des patients aux conséquences de l’intervention qu’ils vont subir, conséquences qui vont se traduire par la disparition d’une fonction (la parole par exemple) et qui vont exiger du patient qu’il apprenne un certain nombre de gestes à effectuer au quotidien. Cette première information, avant hospitalisation, s’inscrit dans la dimension pédagogique des consultations qui a pour objet de familiariser le patient à une situation difficile et d’en atténuer l’aspect dramatique. 168 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital le temps disponible pour mener à bien l’ensemble des tâches renforce la contrainte à travailler plus vite. Ce cadre temporel conduit à une redistribution de l’importance relative de certains types de travail, importance relative en terme de temps consacré à chacun d’eux et en termes de modes d’engagement des personnels dans les tâches à réaliser. Cette redistribution est moins visible que les reconfigurations organisationnelles présentées dans la partie précédente, moins identifiée en tant que telle par les personnels soignants mais tout aussi importante. Elle varie selon les services en fonction du cadre temporel de la prise en charge, de la spécificité des pathologies traitées et des soins qui y sont liés, des modes de constitution des collectifs de travail et des valeurs qui les réunissent. Tâches centrales du travail infirmier Les tâches liées à la distribution des médicaments, à la surveillance des constantes, aux soins pré et postopératoires, à la surveillance des effets secondaires des traitements, à la réfection des pansements, à la surveillance des plaies... représentent les tâches centrales de l’activité des infirmières, quels que soient le service et la durée d’hospitalisation et leur réalisation ne semble pas être mise en balance avec d’autres tâches, même dans un contexte de temps compté. C’est autour d’elles, du rythme auquel elles doivent être effectuées, en fonction de routines de service ou de périodicités décidées par les médecins ou les infirmières elles-mêmes, que les infirmières ordonnent les autres tâches, leur accordent concrètement une importance plus ou moins grande. Ces soins techniques ne cessent d’évoluer en lien avec l’évolution des techniques médicales, chirurgicales et de la diversification des dispositifs médicaux. Le recours à des débits mètres permet ainsi une surveillance moins intensive des perfusions. Les techniques chirurgicales deviennent souvent moins invasives et se traduisent par exemple par une diminution de la complexité et de la durée des pansements à effectuer (moins de fils, plaies restreintes...). En revanche de nouvelles techniques peuvent au contraire entraîner des surveillances accrues et des pansements beaucoup plus conséquents et sur une durée assez longue. C’est le cas de reconstructions de parties du corps fragilisées après l’ablation d’une tumeur par exemple, et qui reposent sur des déplacements, des greffes de muscles. Le travail de surveillance de l’état du patient et de son évolution continue à occuper une part importante du temps de travail infirmier. Il revêt une importance toute particulière dans un contexte de formatage de la durée de séjour, car si le patient doit sortir le jour prévu pour laisser la place à un autre, tout retard entraînant en conséquence un report d’entrées programmées et une redéfinition des plannings, il faut aussi pouvoir le laisser sortir en toute sécurité. 169 RFAS No 1-2005 Information et éducation des patients Les tâches d’information tendent, dans les services de très court séjour, à constituer, comme le notent Lapointe et ses collègues (2000) à propos des reconfigurations du travail infirmier au Québec, une part de plus en plus importante, en temps et en travail, de l’activité d’ensemble des infirmières. Même lorsqu’une partie des informations a déjà été délivrée au cours d’une consultation infirmière, les infirmières ne sont, de loin, pas dispensées de les reprendre et de les compléter pendant le séjour du patient. Le nombre et la diversité des informations à dispenser ne cessent de croître. À l’arrivée d’un patient les infirmières cherchent à établir s’il est au clair sur l’objet de son séjour, les modalités de l’intervention chirurgicale ou du traitement qu’il va subir. Cette vérification les conduit, si besoin, à procéder à un rattrapage, parce que certaines informations ne semblent pas avoir été entendues, ne sont pas comprises ou n’ont pas déjà été données par le médecin ou leur collègue. Le travail d’éducation, qui a pour objectif de préparer le patient aux comportements qu’il devra adopter à sa sortie, tend à s’effectuer au cours d’une séquence spécifique, quelques heures avant la sortie du patient. Les informations et conseils dispensés portent sur les points à surveiller, les gestes à éviter ou au contraire à maîtriser. Ceci est indispensable pour prévenir la survenue de complications et pour permettre au patient « de vivre le plus normalement possible » et avec la plus grande autonomie. Dans les services où les patients restent un peu plus longtemps, certaines tâches d’information et d’éducation – explications, formation des patients aux gestes à maîtriser pour pouvoir les assurer eux-mêmes, conseils d’hygiène, de diététique –, se déploient tout au long du séjour, dispensées au fur et à mesure des rencontres, répétées si besoin à la demande des patients ou parce que les infirmières considèrent que le patient n’a pas assez bien intégré certains points. Ceci suppose une attention, soutenue dans le temps, des infirmières aux différentes dimensions des informations à mobiliser et délivrer. Cependant à côté des tâches d’information et d’éducation, anticipées, définies et contrôlées par les infirmières, s’ajoutent des informations de toutes sortes à dispenser à la demande, croissante, des patients et de leurs proches, qui portent aussi bien sur la façon dont sont délivrés les soins, sur les techniques médicales ou le mode de fonctionnement de l’institution. Écoute et accompagnement des patients L’écoute et l’accompagnement des patients qui a pour objet de les aider dans l’expérience qu’ils font des différentes dimensions de la maladie : acceptation du diagnostic, du traitement, perturbations de leur vie personnelle et sociale en raison des conséquences de la maladie et des traitements... constituent une norme professionnelle centrale. Les techniques, les postures que la réalisation de ces tâches nécessite sont enseignées en formation initiale et continue. L’engagement des infirmières dans ces démarches 170 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital varie en fonction de la nature des pathologies et des traitements mis en place, en fonction de la durée de présence du patient, de l’appréciation par les personnels soignants des besoins du patient dans ce domaine, de la charge de travail, ainsi que de la possibilité de partager ou non avec les membres de l’équipe de soins les difficultés qui s’y rapportent. Lorsque le patient est appelé à rester un temps assez long dans un service, qu’il subit des traitements pénibles, voire mutilants, ses rencontres répétées avec les infirmières et les aides-soignantes favorisent l’établissement d’une relation de confiance, le développement d’une connaissance mutuelle. Ceci permet aux personnels soignants d’être plus attentifs aux évolutions des comportements, des émotions des patients et aux problèmes qu’ils rencontrent. En même temps, la bonne connaissance des problèmes liés aux pathologies, aux traitements permet d’anticiper un certain nombre de difficultés et les types d’aide à proposer. Le temps investi dans l’écoute, les projets de réhabilitation, de réinsertion sociale (aider un patient mutilé à reprendre contact avec les membres de sa famille, ses amis) est un temps qui ne peut être prédéfini, il se déploie en fonction des interactions avec le patient et son entourage, tout au long du séjour, et est anticipé comme « le temps qu’il faudra » pour répondre aux besoins du patient et conduire le projet professionnel à son terme. Cependant les contraintes organisationnelles et de coût se font sentir de plus en plus et les personnels se demandent s’ils pourront encore longtemps travailler en fonction de projets qui reposent sur une certaine durée. Cette durée est liée non seulement à la durée de séjour en elle-même mais aussi à une durée qui peut se déployer malgré la discontinuité des séjours. C’est le cas lorsque les patients sont admis dans le même service, quels que soient le stade de développement de leur maladie et le type de traitement mis en place. Il en va de même dans certains services de consultation qui suivent les patients pendant de nombreuses années. Les tâches d’écoute et d’accompagnement, définies au cas par cas par le souci des besoins de la personne (le « care »), s’inscrivent surtout dans une durée propre à la personne et coïncident plus difficilement avec les temps des soins techniques, les temps des « tours » des patients, les temps des routines organisationnelles et du planning, le temps de l’horloge (« clock time ») que Davies (1994) distingue du temps du processus qui se développe dans la durée (« process time »). L’entrée dans ce travail est fortement tributaire de la disponibilité, de la vigilance des infirmières qui doivent saisir le moment où le patient demande une aide, souhaite parler, se confier. Mais ceci peut intervenir à un moment où les infirmières ont de nombreux soins techniques à dispenser, où elles doivent entreprendre des tâches qui sont planifiées pour cette période de la journée... Dans ce cas elles mettent en balance le fait de s’engager dans une relation dont elles ne peuvent à l’avance maîtriser la durée et le fait de continuer à s’inscrire dans leur plan de travail d’ensemble. Lorsque les infirmières peuvent compter sur la compréhension et l’aide de leurs collègues, qui prendront en charge le 171 RFAS No 1-2005 travail restant à effectuer pendant qu’elles prennent le temps de s’arrêter, pour un temps non défini, auprès d’un patient, elles hésitent moins à entrer dans de telles démarches. En revanche, si l’écoute et l’accompagnement des patients constituent également une norme professionnelle forte pour les infirmières et les aidessoignantes travaillant dans les services de très court séjour, cette norme s’accommode quelquefois difficilement avec une présence brève du patient. La plupart des patients pris en charge dans de tels services, en raison même des critères d’admission qui écartent les patients aux pathologies sévères, sont à même de faire face, du moins pendant leur séjour, à la situation et sont souvent très entourés par leurs proches. Les infirmières considèrent souvent les patients traités en ambulatoire comme des patients « qui ne sont pas supposés avoir de gros problèmes » en raison de leur mode de prise en charge, de leur autonomie et de l’injonction qui leur est faite de « vivre le plus normalement possible ». En fait, les infirmières et les aides-soignantes tendent à être attentives à des sentiments, des problèmes psychologiques anticipés dans le cadre d’une intervention ou d’un traitement donné. Ainsi les infirmières s’attendent à ce qu’une femme qui vient de subir une ablation d’un sein ait des difficultés à regarder sa poitrine, ressente une mise en cause de sa féminité. Par contre les contraintes de temps et leur charge de travail les rendent moins disponibles pour une écoute plus libre, pour laisser au patient la possibilité de faire advenir ses questions. La répétitivité des tâches de soins à assurer ne facilite pas non plus une posture d’ouverture à l’autre, pas plus que les nombreuses listes de points à surveiller, vérifier, y compris dans le cadre des informations à délivrer. Certaines hésitent aussi à s’engager dans des relations « sans lendemain » avec des patients qui vont sortir effectivement le jour même ou le jour suivant. Et certaines souffrent de ne pas être, elles-mêmes, accompagnées, soutenues, réassurées – dans une situation en miroir – lorsque l’équipe dans laquelle elles s’insèrent ne permet pas de partager ces hésitations, les difficultés éprouvées pour entendre des questions... Dans ce contexte, les infirmières et les aides-soignantes signalent aux patients la présence de psychologues et leur conseillent parfois de prendre rendez-vous avec ces spécialistes. Elles renvoient aussi les patients vers les bénévoles d’associations spécialisées, considérés comme étant plus à même de répondre à certaines questions des patients dans la mesure où ils partagent « la même expérience de la maladie » et des traitements. Dans les services de très court séjour – de semaine –, le temps et l’importance relative de chaque type de travail renvoient à une hiérarchisation des priorités qui s’effectue en référence au mode de définition du travail médical ainsi qu’à une représentation d’un patient relativement autonome dans la mesure où ce dernier reste peu de temps et nécessite peu de soins à la sortie. Dans d’autres services, les infirmières peuvent décider un peu plus librement de l’importance à accorder à chacune des tâches qu’elles ont à effectuer, en fonction du temps dont elles disposent, du temps anticipé du 172 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital séjour du patient. La variété des besoins des patients pris en charge à un moment donné entre également en ligne de compte et permet, en offrant une marge de manœuvre, de s’adapter un peu plus à chaque situation. Enfin, il faut rappeler les contradictions du développement des tâches d’écriture assurées par les infirmières. D’une part, elles rendent compte de leurs actions de soins en respectant un format – celui des transmissions ciblées (Acker, 1997) – qui a pour objet de rendre l’écriture plus rapide et plus « ciblée ». De l’autre, elles développent, dans une sorte de vertige bureaucratique du « tout écrit » (Grosjean et Lacoste, 1998) de plus en plus de formulaires, de listes à renseigner pour conduire et évaluer chaque type de tâche. L’écriture de protocoles, de procédures, de livrets d’informations destinés aux patients tend à augmenter la part des tâches d’écriture dans l’activité d’ensemble des infirmières. ■ Reconfigurer les frontières du travail professionnel Après avoir examiné les modalités de réorganisation des soins et de hiérarchisation des tâches, je me tourne maintenant, comme le recommandait Hughes (cf. supra), vers la question des frontières du travail professionnel. De nouvelles frontières : au sein du travail infirmier En premier il faut attirer l’attention sur les nouvelles frontières qui apparaissent au sein du travail infirmier lui même. Les nouveaux modes d’organisation des soins s’accompagnent d’une répartition des rôles au sein du groupe des infirmières hospitalières. Les unes s’éloignent des « soins d’entretien » et « des soins techniques » pour se spécialiser dans le travail d’information, notamment lorsqu’elles n’assurent plus que des consultations infirmières. Certaines infirmières recherchent ce nouveau cadre d’exercice qui leur permet de mobiliser autrement leurs savoirs professionnels. Elles s’attachent néanmoins à rester en contact avec leurs collègues des différents services avec qui elles négocient les types d’informations à assurer par chacune. Elles veillent aussi à maintenir une proximité avec les services de soins, à suivre l’évolution des techniques de soins afin de ne pas donner prise à une différenciation trop grande des rôles. Des frontières sont aussi en renégociation entre les infirmières hospitalières et leurs collègues de ville. Dans la mesure où les patients sortent de plus en plus précocement de l’hôpital, un certain nombre de soins sont reportés vers des intervenants extérieurs. C’est le cas par exemple de chimiothérapies initialisées à l’hôpital et poursuivies et surveillées à domicile. Ces déplacements des lieux de prise en charge s’accompagnent d’un nécessaire transfert de connaissances et de compétences. Les infirmières, souvent appelées par leurs collègues de 173 RFAS No 1-2005 ville pour des informations sur les médicaments, leurs effets secondaires... ont alerté leur hiérarchie pour que soient mis en place des dispositifs d’information et de formation, à l’élaboration desquels elles ont souvent participé. Ces échanges, dans ce cadre comme dans celui du suivi des différents patients, conduisent à redéfinir les types de travail qui doivent être assurés à l’hôpital et ceux qui peuvent être externalisés, compte tenu des problèmes techniques qui se posent dans un contexte moins médicalisé, mais aussi du travail renvoyé au patient et à son entourage. Les problèmes soulevés par la segmentation de la prise en charge des patients entre ces deux catégories d’infirmières ont contribué à rapprocher les infirmières de l’établissement de leurs collègues de ville qu’elles avaient tendance à sous-estimer. ... Entre infirmières et aides soignantes Les frontières entre le travail des infirmiers et celui des aides-soignants sont aussi en remaniement. Dans les services de très court séjour, les patients sont pour la plupart autonomes ou le redeviennent très rapidement, en conséquence les aides-soignantes ont moins de toilettes, moins d’aide au déplacement, moins d’aide au repas à assurer. Dans un service de chirurgie ambulatoire et de très court séjour, les infirmières, constatant la disponibilité plus grande des aides-soignantes, leur ont proposé de prendre en charge une partie du travail de constitution et de préparation des dossiers de soins avant l’entrée des patients. Ceci allège la charge de travail des infirmières et permet aux aides-soignantes d’avoir, avant leur arrivée, une connaissance de l’histoire médicale des patients. Certaines infirmières associent un peu plus les aides-soignantes à leurs tâches de « soins techniques ». Elles leur demandent de leur passer des instruments, de maintenir les patients dans la position qui convient... En revanche, dans un service de chirurgie plus classique, les aides-soignants continuent à assurer les tâches d’hygiène, de préparation aux interventions et participent aux soins techniques. Mais alors que les aides-soignantes en place depuis longtemps aident, par exemple, les patients ayant subi une laryngectomie à aspirer les mucosités qui les encombrent et les gênent pour respirer, certaines aides-soignantes plus jeunes n’ont pas souhaité prendre en charge une telle responsabilité et ont demandé à changer de service. Ce type de soins ne relève pas de la compétence des aides-soignants mais aider un patient à s’aspirer est une tâche indispensable pour assurer sa sécurité et qui doit être effectuée par le soignant qui, quelle que soit sa qualification, se trouve en présence du patient. Une formation spéciale est délivrée aux aides-soignantes à leur arrivée dans ce service. Les aides-soignantes, en fonction de leur ancienneté surtout me semble-t-il, peuvent assurer des tâches d’information et d’éducation des patients lorsque ceux-ci leur posent des questions, en complément des interventions des infirmières. 174 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital ... Entre infirmières et médecins Les frontières entre le travail des infirmières et celui des médecins ont toujours fait l’objet de négociations, de résistances silencieuses parfois. Les infirmières sont aujourd’hui plus attentives à ne pas dépasser leurs compétences réglementaires, rappelées à l’ordre par leur hiérarchie et conscientes de l’engagement de leur responsabilité lorsqu’elles dépassent leur domaine de compétences reconnues. Dans la mesure où les séjours deviennent très brefs, les infirmières attendent des médecins qu’ils soient plus présents, plus disponibles pour examiner un patient dont l’état les préoccupe, réajuster rapidement des traitements... Le temps passé à joindre les médecins, les perturbations de leur plan de travail en cas d’attente leur pèsent particulièrement, alors qu’elles doivent en même temps faire en sorte que le séjour du patient n’excède pas, si possible, la durée anticipée. Mais aussi entre infirmières et bénévoles J’ai déjà mentionné une sorte de ligne de partage, floue, mouvante, qui se dessine entre le travail des infirmières et celui des bénévoles, spécialisés ou non, de plus en plus nombreux. La délégation, non pensée en tant que telle par les infirmières, d’une partie du travail d’écoute et d’accompagnement à d’autres acteurs tend à s’accroître lorsque le temps de prise en charge du patient est très mesuré. L’engagement dans une relation avec le patient, qui s’accompagne d’une impossibilité de contrôler d’avance le temps des échanges et l’importance des demandes qui peuvent surgir, est mis en balance avec la charge de travail d’ensemble dans laquelle le travail lié aux prescriptions médicales reste prioritaire. On peut se demander si l’on n’est pas en train d’assister à une redistribution des tâches liées à la gestion des émotions et à une atténuation d’une norme professionnelle forte. Et enfin entre infirmières et patients Simultanément on assiste à une recomposition des frontières entre le travail des infirmières et celui des patients. Aujourd’hui, la brièveté des séjours conduit les infirmières à renvoyer une partie de leurs tâches aux patients. C’est le cas, par exemple, des préparations à certaines interventions chirurgicales. Mais si les infirmières ont expliqué au patient, en consultation, les procédures à respecter (hygiène, aménagement de traitements), ceci ne les dégage pas de la responsabilité de présenter un patient préparé comme il convient au bloc opératoire. Certaines infirmières trouvent difficile d’avoir à vérifier si le patient a respecté toutes les consignes données (examen de l’état de propreté par exemple) lorsque cette tâche constitue en quelque sorte l’objet de leur premier contact avec le patient. Elles préféreraient ne pas se présenter d’abord dans une posture de contrôle. Par ailleurs, les infirmières ont à faire face à une irruption forte et contraignante des exigences 175 RFAS No 1-2005 des patients, de leur agenda personnel. Lorsque ceux-ci sont suivis en ambulatoire, ils exigent, pour certains, de passer à telle heure, d’être sortis à telle heure. Dans la mesure où le patient est considéré comme n’étant pas « malade », comme devant vivre « le plus normalement possible » et maintenir ses activités habituelles, il se plie moins facilement aux exigences de l’institution et réclame, en client, que l’on tienne compte de ses demandes. Le travail des infirmières s’effectue alors dans une certaine tension, lorsqu’elles doivent prendre en compte les demandes des patients, négocier avec les médecins le moment de leur visite au patient, ajuster des exigences contradictoires tout en menant leur travail dans le respect des règles professionnelles et de leur évaluation des besoins de soins du patient. ■ Gérer les conséquences du nouveau cadre de travail Ces redéfinitions en cours du mode d’organisation de l’établissement dans son ensemble, la réorganisation des soins, la recherche d’une productivité et d’une efficience accrues, les mouvements de rationalisation, voire d’industrialisation qui s’appliquent à l’ensemble des services, le développement de nouvelles lignes de travail (qualité, vigilances...) ont des conséquences concrètes sur le travail infirmier, en termes de définitions de certaines tâches et de réalisation de tâches nouvelles exigées par l’institution plus que par les besoins du patient. Lorsque le temps disponible pour réaliser l’ensemble des tâches reste le même ou tend à diminuer, il s’ensuit souvent une intensification du travail des personnels soignants. Traçabilité et qualité Le développement de nouvelles lignes de travail (vigilances, qualité...), la rationalisation de l’organisation des services médico-techniques et logistiques et l’obligation qui s’applique à tous de rendre compte du travail effectué se traduisent en tâches redéfinies ou supplémentaires à assurer par les personnels des services de soins. Les tâches d’écriture sont en augmentation constante. Les infirmières doivent, par exemple, remplir des documents toujours plus nombreux de traçabilité des produits et des dispositifs médicaux, remplacer, voire doubler, la plupart des demandes effectuées par téléphone par des demandes écrites. Elles sont amenées à modifier la planification habituelle de certaines activités pour tenir compte des nouveaux horaires d’ouverture de services communs (fournitures, petits matériels...). La plupart de ces tâches leur sont imposées sans concertation préalable et les modifications incessantes des modes de réalisation de leurs tâches (heures d’envoi de certains examens aux laboratoires, bons d’accompagnement, justifications des demandes) demandent une mémorisation rapide des 176 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital nouvelles instructions et une vigilance accrue dans la réalisation des tâches, les infirmières ne pouvant plus se fier aux routines de travail en place. Les modes d’organisation en place ont aussi pour conséquence une participation plus grande des infirmières des services de soins à des groupes de travail divers. Dans certains services de soins presque chaque infirmière est ainsi envoyée dans un groupe : douleur, hygiène, transmissions ciblées, informatisation... Le déploiement du processus d’accréditation, la démarche d’auto-évaluation ont conduit à augmenter le nombre de groupes de travail. Le surcroît de travail induit est mis en balance avec l’ouverture sur l’extérieur qu’offre la participation à de tels groupes. Les rencontres et les échanges avec des collègues, des professionnels d’autres services sont l’occasion de développer un véritable apprentissage du fonctionnement de l’organisation et de resituer le travail infirmier dans un travail d’ensemble. Fluidité du travail et des soins La nécessité de prendre en charge les patients dans un temps plus limité et les problèmes qui surviennent en raison d’une intégration concrète des services insuffisante dans la pratique quotidienne conduisent les infirmières à entreprendre des tâches qui ont pour objet d’assurer la fluidité organisationnelle du travail. Le travail d’articulation traditionnellement assuré par les cadres de proximité (Strauss, 1985), ne suffit plus. Les infirmières doivent en endosser une partie en conduisant leurs actions. Ainsi les infirmières de consultation ont inclus récemment de nouvelles tâches dans le cadre des consultations. Elles vérifient que tous les éléments sont réunis pour que les entrées des patients s’effectuent comme prévu : examens de laboratoires prescrits, rendez-vous pour des examens spécialisés pris ; elles s’assurent que l’état des veines des patients leur permet de recevoir un traitement de chimiothérapie en vérifiant ou prévoient sinon la pose d’un site implantable. Ces vérifications ont pour objet d’éviter des reports coûteux en termes de désorganisation, de lits inoccupés. De même le repérage de certains problèmes personnels ou sociaux a pour objet d’anticiper des perturbations au cours du séjour et d’adresser, avant l’hospitalisation, certains patients au service social ou au service d’oncopsychologie. La nécessité d’assurer un enchaînement rapide des différentes séquences d’actions prévues pour chacun des patients présents le même jour induit une intense activité de communication. Dans un service de jour de chimiothérapie les infirmières mènent de front la réalisation de leurs tâches de soins (accueil des patients, vérification des constantes, des effets secondaires, pose de perfusions...) et les tâches liées aux conditions requises pour leur réalisation : obtention de l’autorisation du médecin de mettre en route le traitement, obtention des produits de la part de la pharmacie, suivi des entrées et sorties des patients qui se déplacent pendant le traitement, qui arrivent en retard... Tout ceci exige un travail supplémentaire d’écriture (remplissage d’un tableau mural de gestion pour suivre l’avancement du travail), d’échanges téléphoniques 177 RFAS No 1-2005 répétés vers les médecins, la pharmacie, d’échanges nombreux avec les collègues avec qui elles prennent souvent en charge les mêmes patients. Diminution des ressources Les infirmières, dans le cadre de leurs tâches quotidiennes, ont aussi à gérer les conséquences d’une diminution des ressources hospitalières et d’une redéfinition, plus restrictive, de leur usage. Ainsi les infirmières, et dans une moindre mesure les aides-soignantes, s’appliquent à guider les modes de recours des patients aux services hospitaliers. Lors des consultations, pendant le séjour, au téléphone, elles incitent les patients à s’adresser d’abord à leur médecin traitant en cas de problèmes. Cette façon de formater les comportements des patients s’inscrit dans une posture contraire à celle observée une dizaine d’années plus tôt, lorsque les infirmières proposaient aux patients de les contacter ou de revenir au moindre problème. Aujourd’hui, elles les renvoient aux spécialistes de ville pour un certain nombre d’examens afin de désengorger les services de l’hôpital et donnent à entendre que le recours au service d’urgence doit être exceptionnel. Ceci rejoint les constats de reconfiguration des pratiques infirmières aux ÉtatsUnis et au Canada dans le cadre d’un rationnement des ressources, même si les positions des infirmières semblent plus modulées pour l’instant en France (Bourgeault et al., 2001). De même, les demandes de certains patients de prolonger un peu plus leur séjour à l’hôpital parce qu’ils ne se sentent pas près à rentrer chez eux, notamment dans les services de très court séjour, peuvent aujourd’hui être considérées comme des exigences déplacées. Le coût de la journée d’hôpital est alors mis en avant. La mise en balance des demandes des patients et des demandes de l’institution pourrait pencher en faveur de cette dernière sur certains points, sans que ce mouvement ni la priorité des normes implicitement mobilisées ne fassent aujourd’hui l’objet d’une réflexion collective de la part des personnels infirmiers. Problèmes rencontrés par les patients Les infirmières sont pourtant mises en situation de parer à une partie des problèmes que rencontrent les patients et qui sont liés, entre autres, au raccourcissement de la durée de leur présence à l’hôpital, aux comportements que l’on attend d’eux et à l’autonomie qu’on leur prête. L’ouverture récente, à l’initiative des infirmières qui sont en charge d’une consultation, d’une hot line – ligne téléphonique réservée aux appels des patients et équipée d’un répondeur – constitue un mode de prise en compte des difficultés des patients. Contrairement aux autres dispositifs en place, ce sont ici les patients et leur entourage qui prennent l’initiative d’entrer en relation avec les infirmières. S’ils peuvent, dans ce cadre, redemander des 178 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital explications, des compléments d’informations sur les traitements qu’ils vont subir, ils sont nombreux à faire part de problèmes rencontrés pendant les traitements et liés à leur expérience de leur maladie. Les questions sont très variées : demandes de prescriptions, conseils sur les moyens de transport, sur la façon d’obtenir rapidement des rendez-vous chez des spécialistes, mais aussi des demandes d’aide et de soutien pour poursuivre les traitements, pouvoir aider les proches qui se découragent. Certains appellent parce qu’ils souhaitent pouvoir parler à quelqu’un qui veuille bien les écouter. Tous ces appels témoignent du fait que de nombreux patients ont du mal à faire face à toutes les tâches qui leur sont imputées, de façon délibérée ou non. Leur « autonomie » est, semble-t-il, plus limitée qu’ils ne la souhaitent et n’est pas telle que les responsables hospitaliers et les professionnels soignants semblent la concevoir, même lorsque leur état n’est pas considéré comme préoccupant selon des critères médicaux. La dispersion des lieux de prise en charge suppose une connaissance du dispositif d’offre de soins et des règles de son fonctionnement qu’ils ne maîtrisent pas tous. Leur passage plus rapide dans l’institution laisse aux infirmières, aux aides-soignantes, aux personnels sociaux aussi, moins d’opportunités d’apporter une aide pour des problèmes moins clairement identifiés ou plus liés à des situations personnelles particulières. ■ Conclusion Le travail des infirmières est actuellement l’objet de reconfigurations multiformes, en raison de la brièveté des séjours, des démarches de rationalisation de la production de tous les services de l’établissement et des déplacements de tâches qu’elles occasionnent. Ces reconfigurations s’effectuent dans une tension entre les tâches à assurer dans le cadre défini par l’activité médicale diagnostique et thérapeutique, les tâches entraînées par les modes de fonctionnement des services médico-techniques et logistiques, celles à mettre en place pour répondre aux besoins des patients. Ceci contraint les infirmières, dans un contexte de temps compté, à hiérarchiser les tâches à effectuer. Les soins, techniques, directement dépendants des diagnostics et traitements médicaux représentent des tâches prioritaires, dont les modifications sont entraînées par l’évolution des savoirs et des techniques médicales. Une partie des tâches d’information des patients et de surveillance des effets des traitements, est assurée en dehors du séjour hospitalier, faute de temps. Les normes professionnelles fortes qui conduisent à mettre en avant des tâches d’écoute et d’accompagnement des patients semblent bousculées par le temps disponible à consacrer à chacun des patients. La redéfinition du travail sur les émotions qu’elles ont à assurer elles-mêmes et de celui qu’elles peuvent renvoyer à d’autres professionnels en est un exemple. La gestion des conséquences d’une prise en charge des patients plus limitée dans le temps et plus réglée sur le temps des traitements 179 RFAS No 1-2005 médicaux, conséquences qui sont peut-être en rapport avec les possibilités ponctuelles d’autonomie des patients, conduit à se demander comment les établissements de santé vont pouvoir assurer une continuité des soins qu’il semble difficile de limiter au temps des tâches de soins techniques. Comment continuer à porter attention aux difficultés que les patients rencontrent dans leur expérience quotidienne de la maladie, à qui revient-il de s’en charger ? Le temps de cette prise en charge – le temps du déroulement de l’expérience de la maladie et de l’accompagnement qu’elle suppose – est un temps défini par le patient et qu’il est difficile d’aligner avec celui que l’institution établit comme indispensable à une prise en charge de qualité, évaluée sur des critères médico-techniques. Les reconfigurations actuelles du travail des infirmières suffisent-elles à atténuer les tensions qui le sous-tendent ? 180 Les reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital Bibliographie ACKER F., (2004a), Configurations et reconfigurations du travail infirmier à l’hôpital, Rapport appel d’offres DREES-MiRe « Les dynamiques professionnelles dans le champ de la santé », CERMES. ACKER F., (2004b), « Les infirmières en crise ? », Mouvements, no 32, mars-avril, p. 60-66. ACKER F., (1997), « Sortir de l’invisibilité, le cas du travail infirmier », Raisons Pratiques, 8 « Cognition et information en société », Conein B. et Thévenot L., 65-94. ALLEN D., (2001), The Changing Shape of Nursing Practice. The role of nurses in the hospital division of labour, Routledge, London. BOURGEAULT I. L., ARMSTRONG P., ARMSTRONG H., (2001), « Everiday experiences of implicit rationning : comparing the voices of nurses in California and British Columbia », Sociology of Health and Illness, Vol. 23, no 5, p. 633-653. DAVIES K., (1994), « The Tensions between Process Time and Clock Time in Care-Work. The example of Day nurseries », Time and Society, Vol. 3 (3) : 277-303. ESTRYN-BEHAR M. et al., (2004), Santé, satisfaction au travail et abandon du métier de soignant, Étude PRESS-NEXT, Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Association hôpital du Bon-Secours, INRS. FERONI I., (1994), Les infirmières hospitalières. La construction d’un groupe professionnel, université de Nice, thèse pour le doctorat de sociologie. GAGNON E., GUBERMAN N. et al., (2001), Les impacts du virage ambulatoire : responsabilités et encadrement de la dispensation des soins à domicile, Fondation canadienne de la recherche sur les services de santé. GROSJEAN M., LACOSTE M., (1998), « L’oral et l’écrit dans les communications de travail ou les illusions du tout écrit », Sociologie du Travail, no 4/98, 439-461. HUGHES E.-C., (1996), Le regard sociologique. Essais choisis, textes rassemblés et présentés par J.-M. Chapoulie, École des hautes études en sciences sociales. LAPOINTE P.-A., CHAYER M. et al., (2000), « La reconfiguration des soins de santé et la réorganisation du travail infirmier », Nouvelles pratiques sociales, vol. 13, no 2, 164-180. MINVIELLE E., (2000), « Gérer et comprendre l’organisation des soins hospitaliers », in Professions et institutions de santé face à l’organisation du travail. Aspects sociologiques, sous la direction de G. Cresson et F.-X. Schweyer, Éditions de l’ENSP, p. 115-131. MOSSE P., (2000), « Les restructurations hospitalières : quels référents, pour quels compromis ? », Document de travail pour le séminaire ATES, no 5, Dijon, novembre. RAVEYRE M., UGHETTO P., (2003), « Le travail, part oubliée des restructurations hospitalières », in « Recomposer l’offre hospitalière », Revue française des Affaires sociales, no 3, juillet-septembre, 97-119. RAVEYRE M., UGHETTO P., (2002), « On est toujours dans l’urgence : surcroît ou défaut d’organisation dans le sentiment d’intensification du travail ? », in Organisation, intensité du travail, qualité du travail, colloque du Centre d’études de l’emploi, CEPREMAP et LATTS, Paris 21-23 novembre. STRAUSS A. et al., (1985), Social Organization of Medical Work, Chicago, The University of Chicago Press. 181