Questions morales
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Spiritualité
et management
Interroger le rapport de la spiritualité au management suppose
d’évacuer à la fois la question de l’action et du politique qui ré-
duiraient la spiritualité à une simple question morale parce qu’il
n’est pas de spiritualité sans référence à la fois à une extériorité
transcendante et à une intériorité méditative. La spiritualité est
d’autant moins une réponse aux problèmes de management qu’elle
ne sut affirmer l’individu sans le soumettre ni l’isoler sans non plus
nier le monde. Qu’aujourd’hui tant l’individu que le monde aient
changé par un processus constant de feed-back illustre la double
nécessité du management de se repenser autour d’un questionne-
ment ontologique et de la philosophie de reprendre à bras le corps
la question de la technique en évitant le danger, qui fut celui de
l’humanisme, de la négation du monde
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Sommaire
Définir spiritualité 3
Evacuer d’emblée deux faux problèmes 4
Celui du comment agir 4
Celui du rapport au politique 5
La double logique : intériorité et extériorité 5
Les deux apories de la spiritualité 6
La naissance de l’individu libre … 6
… mais seul 7
Une extériorité mais une transcendance impérieuse 9
L’avènement de l’individu 11
Tant l’individu que le monde ont changé 11
Une nouvelle approche de la spiritualité 12
Conclusion 13
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Plutôt qu’une spiritualité
…une philosophie
Le terme est vague à souhait mais en désignant le fait de se consacrer, non forcément de manière
exclusive, à la vie de l’esprit, il implique nécessairement l’idée d’élévation, d’extériorité. Esprit s’op-
pose à matière comme un principe sinon transcendant en tout cas indépendant. La réintroduction
du dualisme métaphysique n’est pas anodine qui correspond à la fois à une réalité l’introduction
de principes spirituels dans les procédures de management à un sentiment mâtiné de craintes le
retour du religieux mais encore, et peut-être surtout à cette exigence diffuse de sens et de
liberté d’autant plus insistante que les conditions de travail se font plus ardues en période
de crise mais du coup, en même temps d’autant plus hors d’atteinte.
La conjonction entre spiritualité et management est d’autant plus délicate à penser que
spiritualité draine religion derrière lui comme un impensé plus ou moins coupable ; or
religiosité et spiritualité ne se recoupent que très partiellement et il serait en tout cas falla-
cieux de réduire spiritualité au mode chrétien d’être au monde et notamment à la relation
si particulière à l’Eglise qu’implique le catholicisme ; mais aussi à la transcendance dans le cadre d’un
créationnisme monothéiste.
I. Dénirspiritualité
Il n’empêche : ce qui peut être retenu revient à cette tendance à aller chercher réponse et sens
ailleurs, au-delà ou à l’extérieur, aux préoccupations de l’ici et maintenant ; à se chercher référence
ailleurs qui puisse déterminer l’action et la décision. Mais traduit en même temps une profonde
insatisfaction comme si le travail n’était pas – ou plus – le vecteur de la réalisation de soi et qu’il ne
permît soit que de réaliser une partie de son moi profond soit au contraire qu’il fût un empêchement
à ce que ce dernier fût reconnu.
Derrière la résurgence de cette spiritualité il y a bien une religion ou plus exactement la faillite d’une
religion : celle du travail. Il y a en réalité un conflit, sévère, peut bien se lire une crise sinon de
civilisation en tout cas de modèle. Que reste-t-il du bonheur idée nouvelle en Europe de Saint Just
? que reste-t-il de la libération par le travail que via la Réforme et Hegel un Marx aura contribué à
populariser jusque dans les classes laborieuses ?
Même s’il est vrai que religion est trop précisément connoté pour que chacun s’y puisse reconnaître
et que spiritualité a le mérite parce que justement vague d’être un concept plus ouvert, il n’empêche
que c’est bien en son terme – et double sens – que la question se pose qui réside dans la conjonction
ou plus exactement l’harmonisation entre les impératifs de la production et les exigences de l’être ;
entre la règle et le siècle.
Que faire ou, plutôt, comment faire pour que l’appel de l’être ne contredise pas les rigueurs de la
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matière ; pour que l’être ne se perde pas, ne s’aliène pas dans les méandres du quotidien ? Vieille question
: aussi vieille que le dualisme d’ailleurs. Qu’elle resurgisse aujourd’hui sous des atours plus modernes
ne change rien à l’affaire : entre le repli sur soi dans le calme monacal et le nécessaire accommodement
avec le réel du Rendez à César ce qui appartient à César l’interrogation managériale moderne n’invente
rien et ne fait que feuilleter avec angoisse les vieilles recettes d’une ontologique aporie.
Nous y avons appris quelque chose pourtant où la systémique peut être de quelque secours : il ne nous
servirait de rien d’entendre l’un ou l’autre terme isolément. C’est en terme de flux, de relation qu’il
faut entendre la question. Mais c’est un peu comme si outre matière, énergie et information, le système
entreprise échangeait aussi du sens avec son environnement. C’est dans ces jointures qu’il faut porter
notre regard ainsi que dans les réservoirs le système le stocke. Mais c’est déjà répéter le refus résolu
d’une approche technicienne de la question : l’idéologie est de retour ainsi que le risque des gourous et
coachs de tout poil. Je vois dans le fait même de poser une telle question une superbe boucle de rétroac-
tion il faut comprendre que ni l’entreprise ni la spiritualité ne demeurent intactes. Où, tant la pensée
complexe que l’histoire des idées qu’encore la philosophie peuvent, ensemble, être des points d’appui car
il ne s’agit pas de dénoncer quelque oxymore ou de redouter quelque instrumentalisation
de l’une par l’autre. Eviter de tels truismes c’est écarter les fausses questions.
II. Evacuerd’embléedeuxfauxproblèmes
1. Celui du comment agir
Dans cette question il y a une apparence : celle d’un oxymore, relevé spontanément ;
mais il y a aussi une réalité, celle de l’évocation, invocation ou utilisation de la spiritualité dans les ré-
flexions sur l’art de gérer. Mais il y a en réalité une constante qui en réalité est double :
Celle du manager qui doit bien pouvoir se donner des principes d’action qui, comme tout principe,
doivent bien être hors jeu en dehors ; celle de l’homme de foi qui ne peut pas ne pas se demander
comment vivre, c’est-à-dire appliquer sa foi au quotidien. Cette constante c’est celle de la continuité
entre théorie et pratique.
Cette question a une apparence celle du dehors et du dedans ; d’une extériorité d’où ré-émergent
images, modèles et mythes : de la Caverne à la Traversée du désert ; du Sinaï à l’Aventin et Capitole.
Cette question a en même temps une réalité : celle de la relation entre, non l’être et la pensée mais l’être
et l’action. Mais, pour cette raison fondatrice elle-même, ressemble tellement à celle de la morale et du
politique qu’on pourrait aisément l’évacuer en invoquant au gré César, Luther, Machiavel ou au mieux
– Kant. Elle se réduit, tourne autour, d’une pratique qui viserait exclusivement un but, élevé, lointain,
pérenne et s’attacherait, au risque de l’impuissance ou de la faute, à garder pur le foyer des intentions.
Bref, une question si simple où, comme toujours, le piège réside dans le et qui fait courir le terrifiant
écueil d’une spiritualité aspirant le management au risque de l’angélisme niais ; ou bien de l’instrumen-
talisation d’une spiritualité cache-sexe d’une mégalomaniaque obsession de la performance.
Non, décidément il faut sans doute oser la provocation en arguant combien d’entre les deux il n’est
ni dilemme, ni paradoxe, ni oxymore mais cette unique continuité fondée sur cette évidence épistémo-
logique : il n’est pas de pratique humaine qui ne s’adosse à une théorie, une représentation du monde
fût-elle spontanée ou quelconque comme l’eût écrit A Comte et s’il est vraie que théorie et pratique
obéissent à des impératifs opposés, il n’empêche qu’elles se nourrissent sempiternellement l’une de
l’autre. Non, décidément, si la question se ramenait à un comment agir, décidément une morale suffirait
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largement !
2. Celui du rapport au politique
Mais comment ne pas voir, second problème, que la question spirituelle renvoie également au rapport
à l’espace social et politique.
M Foucault (2012) dans son Cours du 9 janvier 80 rappelle comment Septime Sévère donnait audience
et rendait justice dans une salle il avait fait représenter son ciel de naissance et, par conséquent, la
configuration des étoiles présidant à son destin en prenant d’ailleurs soin de cacher celui prédisant sa fin
! Il illustre ainsi combien le pouvoir ne se peut exercer et représenter qu’en s’accompagnant d’un rituel
de manifestation de la vérité. D’où deux questions :
Si vérité absolue il y a, qu’elle fût un modèle abstrait ou un Etre suprême, alors la liberest un vain
mot, une douçâtre illusion. En conséquence de quoi le pouvoir, et toute pratique en général, ne seraient
que simple application technique de préceptes absolus. Autant dire que le précepte démocratique est
nécessairement coincé entre savoir et liberté : pas de citoyens libres sans savoir, mais si le
savoir est absolu, la liberté ne saurait résider que dans une pieuse obéissance.
Par ailleurs, il n’est pas d’action qui ne suppose une théorie, qui ne suppose au moins
virtuellement que l’on détienne le savoir. L’action est arrêt de la pensée, au moins pro-
visoire. Mais en même temps l’action est inverse de l’action tant elle entraîne à subir les
conséquences qu’on aura soi-même déroulées.
Faux problème que de supposer que la spiritualisation du management impliquerait mise au pas, voire
aliénation pour cela seul que l’arrière-plan fût absolu : il en va en réalité de même pour toute action pour
ceci même qu’elle est suspension de la pensée. La seule question qui vaille tient à la qualité d’extériorité
ou de transcendance de cet arrière-fond. Tout a l’air de se passer comme si l’action ne pouvait être que
catastrophe au sens étymologique du terme c’est-à-dire mouvement d’esquive. A ce titre, toute théorie du
management demeure le signe d’un arrière-fond idéologique révélateur de son époque (Boltanski, 2011)
Non décidément la question ne réside ni dans la position d’une extériorité ni dans celle de la libermais
bien plutôt dans leur relation tant cette extériorité n’existe que par rapport à l’intériorité.
III. Ladoublelogiquedetoutespiri-
tualité:intérioritéetextériorité
On peut reprendre ici l’analyse faite en son temps par Benveniste, et la critique qu’y porta Derrida sur
le double sens du mot religion : à la fois relier et recueillir. Benveniste (1967) distingue effectivement les
étymologies de Cicéron et Lactance présumant que l’interprétation par religare serait seconde, chrétienne
en l’occurrence, tandis que celle en relegere correspondît mieux à la tradition romaine et fût donc anté-
rieure. Outre qu’il est vain de vouloir traquer dans l’étymologie autre chose qu’un indice de la manière
dont une culture percevait ou pensait mais assurément fallacieux d’y penser dénicher une quelconque
vérité éternelle, le débat révèle néanmoins les deux versants de toute spiritualité : si religare renvoie au
lien – que ce soit avec Dieu ou avec l’autre – relegere renvoie plutôt à l’idée de recueillement, et donc de
retour sur soi. Derrida quant à lui, tout en récusant l’illusion de toute vérité étymologique considère que
ces deux significations constituent ensemble la définition du fait religieux : à la fois chercher en soi, dans
la méditation et le recueillement de quoi fonder son existence et plus généralement justifier son être, et,
d’un autre côté, se réaliser dans le lien avec l’autre. C’est bien cette double tension, vers l’en-soi et l’autre
que soi, vers l’intériorité aussi bien que vers l’extériorité qui constitue la double logique de la spiritualité
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