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Philosophie, religion et spiritualité
Il n'y a pas lieu de confondre spiritualité et religion : la spiritualité n'est qu'un aspect de la religion.
Par ailleurs, il existe des spiritualités en dehors de toute religion. Notre monde moderne a vu naître
d'autres formes de recherche de la vérité, d'autres formes de spiritualité.
Philosophie et religion ont réputation de ne pas faire bon ménage. Socrate est condamné au motif principal
qu'il n'honorait pas les dieux de la Cité. Aristote, pour ne pas subir le même sort, sera forcé à l'exil.
Inversement, quand Saint Paul prédiquera devant l'Aréopage d'Athènes, il fera (de son propre aveu) un
« flop » magistral. Et quand l'empereur Justinien ordonne la fermeture de l'Académie en 529, c'est sur
pression de l'Église. Signe des temps, la même année, Saint Benoît fonde le monastère de Mont Cassin.
Ses « Règles de vie » deviendront la base de l'immense tradition monastique sans laquelle il n'y aurait sans
doute pas eu de « civilisation occidentale ».
Mais précisément, ce passage de témoin entre écoles philosophiques et monastères montrent le domaine
où les transferts, les emprunts, mais aussi les concurrences, seront les plus nombreuses entre philosophie
et religion : le domaine de la spiritualité.
Quête de vérité
Commençons par définir la spiritualité : « la recherche, la pratique, l'expérience par lesquelles le sujet opère
sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ». J'emprunte cette définition à
Michel Foucault, qui ajoute : « l'ensemble des pratiques, recherches et expériences qui peuvent être les
purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d'existence, etc.,
qui constituent pour le sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité1».
Or, il n'y a pas lieu de confondre, comme on le fait habituellement, spiritualité et religion.
D'abord, rappelons que le « fait religieux », comme on dit aujourd'hui, englobe bien d'autres choses que
du « spirituel » : des rituels et des cérémonies, des obligations et des interdits, des institutions impliquant
des rapports de pouvoir et des effets d'autorité, etc. La théologie elle-même, comme réflexion rationnelle
sur Dieu et la Révélation, est indépendante de la spiritualité, et même souvent en conflit avec elle. En
effet, l'objectif de la théologie est de démontrer « l'évidence » de l'existence de Dieu et de sa puissance
créatrice, et donc, dans la foulée, d'affranchir l'accès à la vérité divine de toutes les pratiques ascétiques
et ésotériques qui encombrent cette « évidence ». Le Moyen Âge a été dominé par ce conflit entre
« théologiens » et « spirituels » (c'est un des thèmes collatéraux du Nom de la Rose d'Umberto Eco).
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Inversement, il existe des spiritualités non-religieuses, pour lesquelles l'accès à la vérité et la transformation
du sujet ne sont pas liés à la révélation d'un message divin. C'est précisément le cas de la philosophie,
et en particulier des écoles philosophiques : l'Académie de Platon, le Jardin d'Épicure, le Portique
(stoïcisme), etc. Seul le Lycée d'Aristote avait, semble-t-il, partiellement écarté les pratiques spirituelles
de l'exercice de la philosophie. Avant de devenir une réflexion théorique sur la vérité, puis la construction
de « systèmes » à travers des traités magistraux et des thèses universitaires, la philosophie a été pendant
des siècles la recherche pratique de la sagesse à travers toutes sortes de « techniques de vie » (technaï
tou biou) qui, la plupart du temps, n'étaient même pas exposées dans des livres. Rappelons que Socrate,
Diogène ou Épictète n'ont rien écrit, ou alors que l'écriture était elle-même, non pas un mode d'exposition
« théorique », mais une pratique spirituelle spécifique, comme les « lettres aux amis » (Sénèque, Cicéron),
les « Manuels » (Épictète) ou « les pensées pour soi-même » (Marc-Aurèle).
Spiritualité et modernité
La science aussi, pendant longtemps, a vu son destin lié à celui de la spiritualité. Au départ, des savoirs
comme la médecine, l'alchimie ou l'architecture (cf. la franc-maçonnerie) intégraient toutes sortes de
pratiques initiatiques et ésotériques qui étaient le signe, non de leur immaturité intellectuelle, mais qu'elles
poursuivaient un objectif de transformation intérieure du sujet autant qu'une visée de connaissance du réel.
Marguerite Yourcenar a merveilleusement développé ce thème dans L'œuvre au noir.
En vérité, si la philosophie et la science passent à nos yeux pour des démarches dénuées de spiritualité,
c'est parce qu'elles ont toutes les deux puissamment contribué à l'avènement de la modernité, c'est-à-dire
à l'avènement d'une civilisation toute entière mobilisée, dit-on, par un projet de maîtrise des conditions
exclusivement matérielles de l'existence. « Désenchantement du monde » ou « règne de la techno-
science » : l'époque moderne serait celle où la spiritualité a été recouverte et oubliée.
1 Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, Cours au Collège de France 1981-1982, Hautes Etudes -
Gallimard - Seuil, 2001, p.16.
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Descartes
Comme d'ordinaire dans ce genre de procès fait aux « Modernes », Descartes se trouve au premier rang
des accusés. Avec le Discours de la méthode, il semble bien, en effet, que le sujet n'ait plus besoin de
se modifier soi-même pour accéder à la vérité, puisque n'importe quel sujet, du simple fait qu'il existe
comme sujet, est capable de voir ce qui est évident et, à partir de là, de raisonner méthodiquement.
La première phrase du Discours le proclame d'entrée : « Le bon sens est la chose du monde la mieux
partagée ». En d'autres termes, l'évidence est substituée à l'ascèse. On aurait ainsi, dès le XVIIe siècle, la
matrice intellectuelle d'une civilisation tournée vers l'efficacité et la productivité, et oublieuse des conditions
spirituelles du bonheur et de la sagesse.
Cette vision de la modernité est réductrice. Elle manque la tentative faite par toute une veine de la culture
moderne pour développer son propre mode de spiritualité.
D'abord, il faut souligner que Descartes lui-même ne tourne pas le dos à tout travail ascétique sur soi. On
peut même soutenir que les Méditations métaphysiques relèvent authentiquement de l'exercice spirituel
dont Descartes, ancien élève des Jésuites, aurait emprunté le modèle à Saint Ignace de Loyola. Dans les
Méditations, la philosophie se révèle être pour Descartes l'expérience d'une retraite du monde (qui culmine
dans le doute hyperbolique) permettant de revenir ensuite vers ce monde avec un regard renouvelé.
Cheminement dont la structure est typiquement spirituelle.
En marge du modèle « cartésien » de l'évidence, on voit ensuite se développer, dès les débuts de l'ère
moderne, des philosophies résolument « matérialistes », mais dont le but est pourtant de dégager la voie
à une authentique expérience spirituelle. Le cas le plus manifeste est celui de Spinoza. Chez lui, l'accès
à la vérité passe par une série de modifications existentielles (les trois « genres de connaissance ») dont
le sommet est une énigmatique « béatitude ». Cette exigence spirituelle est également présente dans les
philosophies de Hegel, de Schopenhauer, ou encore de Nietzsche qui, dans le « Prologue » d'Ainsi parlait
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Zarathoustra, décrit « les métamorphoses de l'esprit » - l'esprit est le chameau qui porte les fardeaux de la
morale, puis le lion qui renverse et brise les idoles, puis enfin l'enfant qui danse et qui crée.
Marxisme et psychanalyse
Allons plus loin : il est tout de même révélateur que les deux courants de pensée modernes les plus
radicaux dans la voie du « matérialisme », les plus critiques aussi par rapport à la religion, sont aussi ceux
qui ont été le plus loin dans l'exploration d'une nouvelle forme de vérité et d'une modification de l'être du
sujet : le marxisme et la psychanalyse.
Car quel est le but de la psychanalyse, sinon de libérer le sujet en modifiant, à travers l'analyse, l'économie
des rapports inconscients qui font son être même ? Il y a une visée proprement éthique de la psychanalyse,
dont Lacan (plus que Freud lui-même) a été le promoteur littéralement ésotérique. Et l'objectif de la
« révolution » communiste n'est-il pas de créer un « homme nouveau », de changer l'homme aliéné
dans son triple rapport aux choses, aux autres et à soi-même - et cela en accédant à une certaine vérité
« pratique » de la société et du monde ? Je suis certain que l'engouement et la fascination pour le marxisme
et la psychanalyse au XXe siècle sont dus, non pas tant à leur valeur théorique et scientifique (hautement
discutables), qu'à la dimension spirituelle dont ils sont porteurs.
Mais l'originalité des spiritualités marxiste et freudienne par rapport aux spiritualités antérieures, c'est
bien sûr de conditionner la modification de soi et l'accès à la vérité à une certaine transformation de la
société dans son ensemble. C'est évident chez Marx, mais perceptible aussi chez Freud, à travers les
nombreux textes qu'il a consacrés à la culture. En d'autres termes, c'est la pratique politique qui est le siège
de la spiritualité moderne. L'avènement de la modernité n'a pas liquidé la spiritualité, mais en a transféré
l'exercice de la vita contemplativa à la vita activa.
Édouard Delruelle
Août 2009
Édouard Delruelle enseigne la philosophie moral et politique à l'Université de Liège. Il est par
ailleurs directeur adjoint du Centre d'Égalité des Chances.
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