Défamiliariser le familier: l`expérience chinoise de la fadeur comme

Défamiliariser le familier: l’expérience chinoise de
la fadeur comme modèle d’expertise éthique
Erik Bordeleau
Résumé
L’être d’expérience porte en lui un savoir inestimable qui constitue bien souvent
le cœur de sa pratique professionnelle. Pourtant, on a bien du mal à rendre
compte de ce en quoi consiste véritablement cette « expérience ». Dans le
cadre de cet article, je me propose d’explorer un modèle de réflexion qui en
appelle à un dépassement de l’horizon de compréhension rationaliste de
l’expertise éthique, qui considère le jugement moral comme l’expression ultime
de notre vie éthique. Et si notre vie personnelle n’était pas essentiellement
constituée d’une expertise, une expertise éthique, dont nous arrivons mal
à en reconnaître la portée étant donnée sa nature davantage « spontanée »?
Comment rendre compte de cette expertise fine qui se déploie dans toute l’exis-
tence et qui nourrit indubitablement la pratique professionnelle de quiconque
œuvre dans le champ des relations humaines? Peut-être en se référant à l’expérience
chinoise de la fadeur… En effet, dans la tradition chinoise, l’aptitude à renou-
veler notre regard sur la réalité et à agir de manière ajustée dépend de notre
capacité à savoir apprécier la fadeur du réel. Cette aptitude est intransmissible
et unique à chacun: la perspective taoïste sur cette question montre à quel
point notre expertise éthique réside avant tout dans notre manière d’être,
laquelle, en somme, ne peut être acquise que par l’expérience et le dépouillement
résultant de la pratique. Cette esquisse d’un cadre de réflexion qui dépasserait
une manière de penser l’expertise éthique dominée par un préjugé rationaliste
a au moins le mérite d’atténuer le contraste entre vie personnelle et pratique
professionnelle. Contraste accentué souvent par une conception artificielle et
trop technique de ce en quoi constitue l’expertise professionnelle dans le
champ des relations humaines.
Ceux qui sont à même d’apprécier la saveur des aliments
sont déjà rares et ceux qui sont en mesure d’apprécier la
saveur de l’eau le sont encore plus.
Wang Shizhen, Shiyoushi Zhuanlu (Jullien, 2003, p.146)
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Interactions Vol. 8, no 2, automne 2004
Introduction : qu’est-ce que l’expertise éthique?
Dans le cadre de cet article, je me propose d’explorer un modèle de réflexion sur
l’agir qui en appelle à un dépassement de l’horizon de compréhension
traditionnel rationaliste de l’expertise éthique. De Kant au constructivisme, on
constate une même tendance cognitiviste à considérer que « c’est la raison
pure qui commande à la fois la réflexion théorique et la vie pratique » (Piaget,
1935, p.322). Tendance qui prévaut encore aujourd’hui chez un auteur contem-
porain tel que Habermas (1974, p.47): « la conscience morale s’exprime princi-
palement dans les jugements [moraux] ». Plusieurs auteurs contemporains,
tels Michel Foucault (2001), Hubert Dreyfus (1990) ou Francisco Varela (1996),
tendent à remettre en question la prédominance accordée à la raison dans le
champ éthique et ont cherché, chacun à leur manière, à développer des approches
qui rendent mieux compte du développement effectif de l’expertise éthique.
Pour Varela (1996, p.106), cela passe par l’exploration d’une pragmatique de la
transformation humaine :
Le savoir-faire éthique est la prise de conscience progres-
sive et directe de la virtualité du moi. Ce petit savoir de notre
nature fragmentée/virtuelle est habituellement évité, et pour-
tant la pragmatique de cet apprentissage constitue l’essence
de l’apprentissage éthique. Autrement dit, si on n’explore
aucune pragmatique de la transformation humaine, aucun
savoir-faire éthique ne peut se développer. (Je souligne).
La pragmatique de la transformation humaine de Varela (1996) rejoint sans
doute les tentatives du dernier Foucault (2001) pour mettre en relief l’historicité
des modes de subjectivation. À terme, elle conduit à une remise en question
des rapports entre vérité et sujet à l’ère moderne et donne une dimension
éthique insoupçonnée à la question de la fragmentation de l’identité moderne.
Car le caractère fragmentaire du moi, s’il est théorisé depuis longtemps par le
bouddhisme par exemple (et en ce sens, on pourrait faire remarquer que ce
n’est pas qu’une spécificité de l’identité moderne), demeure pourtant relative-
ment difficile à décrire à partir du bagage conceptuel occidental traditionnel,
qui nous ramène trop souvent à l’unité a priori du sujet (se) connaissant.
Dans la pensée chinoise, la notion de fadeur joue un rôle déterminant : elle est
employée autant pour caractériser l’attitude du sage que pour l’appréciation de
la valeur esthétique d’une œuvre d’art. Dans cet article, nous nous proposons
de l’employer de manière thématique afin d’indiquer une voie de renouvellement
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de notre conception traditionnelle de l’expertise éthique. De manière générale,
nous faisons l’hypothèse que l’expertise éthique d’un individu dépend en tout
premier lieu de sa capacité à entrer en résonance avec la singularité d’autrui, de
soi-même et de la situation dans laquelle il se trouve, et que pour ce faire, il est
absolument nécessaire qu’il entretienne la neutralité, la « fadeur » de sa dispo-
sition intérieure. En introduisant la notion de fadeur dans une réflexion sur
l’expertise éthique, j’espère mettre en évidence la nécessité d’un travail intérieur
d’ordre éthique ou spirituel pour le développement de toute expertise éthique
digne de ce nom. Sans prise en compte de notre multiplicité interne et sans la
volonté ferme de nous en tenir aux effets transformateurs des autres et des
situations en nous, nous nous condamnons à des prises de position éthiques
qui manqueront de la souplesse nécessaire pour être à la hauteur de la com-
plexité des situations auxquelles nous sommes confrontées dans le monde
d’aujourd’hui.
L’être d’expérience en situation
Dans le champ des relations humaines, nous faisons souvent l’expérience que
l’application de nos connaissances techniques est étroitement liée à un
savoir-faire subtil qui se révèle spontanément au contact de la situation con-
crète et qui relève, en définitive, davantage du « métier d’être humain » que d’une
expertise professionnelle. Comme l’a enseigné avec justesse l’humanisme, il y
a dans toute intervention psychosociologique une dose inquantifiable de tact,
de bon goût et de « bon sens ». Cette expression éthique immanente à notre
agir en société ne consiste pas simplement en un mécanisme autonome ou en
la quelconque expression d’un automatisme social découlant de l’intériorisa-
tion du regard d’autrui (un surmoi, par exemple); pour se déployer, elle
demande à être cultivée par un travail intérieur d’ordre éthique ou spirituel. La
source de ce savoir-faire relativement « spontané » ne saurait non plus être
réduite à une intériorité morale « personnelle » dans laquelle on pourrait
« puiser »: pour en rendre compte dans sa juste mesure, il faut considérer
l’appartenance de l’individu à une culture, et surtout, sa manière d’entrer en
résonance avec un environnement donné.
Sans nier que parfois dans nos vies se posent d’authentiques « dilemmes
moraux », qui nous forcent à nous arrêter afin de réévaluer l’ensemble des
convictions qui fondent notre existence, ce n’est qu’au prix d’une réduction
qui occulte une bonne partie de notre vie morale que nous en faisons le point
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culminant de notre expression éthique.14 Plus souple, notre expertise éthique
consisterait peut-être davantage en un savoir qui ne se résout jamais en une
formalisation théorique (une justification morale explicite du genre: « Je fais
ceci parce que je crois sincèrement que… »), parce qu’elle s’active et émane
toujours de la situation concrète. Ce type de savoir se distingue essentielle-
ment des connaissances techniques:
On apprend une techné et on peut aussi l’oublier. Mais on
n’apprend pas le savoir moral et on ne peut pas davantage
l’oublier. On n’est pas par rapport à lui en position de se
l’approprier ou non, comme on est libre de choisir ou non un
savoir positif, une techné. On se trouve toujours initiale-
ment dans la situation de celui qui doit agir (Gadamer,
1996, p.339). (Je souligne).
Notre capacité d’adaptation à de nouvelles situations, et en général, l’ensem-
ble de nos habiletés personnelles, reposent intimement sur ce savoir moral, qui
se confond avec ce qu’on appelle communément notre « expérience de vie »,
notre vécu. L’être d’expérience porte en lui un savoir inestimable qui constitue
bien souvent le cœur de sa pratique professionnelle, et pourtant, on a souvent
bien du mal à rendre compte de ce en quoi consiste véritablement cette « expé-
rience ». Peut-être parce qu’empêtré sans le savoir dans un modèle de pensée
cognitiviste, on a tendance à considérer l’être d’expérience comme étant celui qui
possède un grand « bagage expérientiel »; conception qui laisse apparemment
entendre qu’il aurait accès à une plus grande banque de données où aller
puiser des précédents grâce auxquels il peut éclairer son jugement de la situa-
tion à laquelle il est confronté. Telle est par exemple la position brillamment
défendue par Schön (1994) :
Le praticien a compilé un répertoire d’exemples, de représen-
tations, de compréhensions et d’actions. (…) Le répertoire
d’un praticien comporte toute son expérience dans la
14 À ce titre, l’importance démesurée à notre époque des mots « choix » ou « décision » au
sein de nos vocabulaires d’autodescription, mots qui renforcent excessivement l’idée que
nous sommes « aux commandes » de notre existence, nous laisse totalement démunis
pour rendre compte de la délicatesse avec laquelle, par exemple, nous détournons imper-
ceptiblement une conversation qui nous apparaît soudain inconfortable pour un des
interlocuteur. Bien que l’auteur présumé de cette action pourrait sans doute revenir après
coup et dire: « voyant son inconfort, j’ai décidé de changer de sujet », n’est-ce pas déjà
trop dire? Ne peut-il pas y avoir souvent quelque chose de plus spontané à la source de
cette réaction dont le verbe « décider » dissimulerait la profondeur, mais encore et
surtout, la simplicité? Car en fait, ne sommes-nous pas souvent les premiers surpris par
nos actions et réactions?
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mesure où celle-ci lui est accessible pour comprendre et pour
agir (Schön, 1994, p.175).
Lorsqu’il rencontre tel phénomène singulier, le chercheur va
quand même extraire de son répertoire familier l’un ou l’autre
élément qu’il considère comme un exemple type ou une
métaphore génératrice qui l’aidera à traiter le nouveau phé-
nomène (Schön, 1994, p. 321).
Le modèle de réflexion sur l’agir professionnel proposé par Schön (1994)
s’inspire de l’épistémologie génétique de Piaget (1935) et de ses « abstractions
réfléchissantes », qui font de la représentation mentale un passage obligé pour
la réflexion sur l’agir. Son traitement de la question de l’expérience tend à se
cantonner dans une posture explicitement orientée vers la pratique profession-
nelle, dominée par la question : « comment changer la situation? » À l’intérieur
de ce paramètre interventionniste (et sans oublier les avantages évidents que
procure cette approche pragmatiste), la dimension personnelle de l’expérience
s’éclipse doucement : en se penchant résolument sur les modes de mani-
festation de l’expérience de travail, on relègue implicitement en arrière-plan
l’expérience de vie. Bien qu’il fasse grand cas de « l’art caché dans la recherche
scientifique » et qu’il souligne avec beaucoup d’insistance l’importance de
l’intuition et de la créativité dans la capacité à reconnaître des similitudes entre
la nouveauté du fait présent et l’expérience acquise (tel est le sens du concept
de « métaphore générative »), le cadre d’analyse proposé par Schön ne permet
guère de penser l’expérience et le savoir tacite du praticien autrement que dans
l’horizon du « problem solving » propre à la méthode scientifique. La
« dérangeante » singularité de la situation dans laquelle intervient le praticien
n’est jamais considérée que dans l’optique de son « assimilation » :
Lorsqu’un praticien voit la logique d’un cas à ses yeux uni-
ques en son genre, il le voit déjà dans son répertoire. (…) En
assimilant cette situation-ci à celle-là, on peut dès lors agir
dans celle-ci comme dans celle-là ». (Schön,1994, p.176).
Ainsi donc, (…) les chercheurs peuvent-ils calquer l’in-
connu sur le connu pour découvrir comment résoudre des
problèmes particuliers ou comment fournir une explication à
un phénomène dérangeant (Schön, 1994, p.229). (Je souli-
gne).
Dans quelle mesure ce modèle de réflexion inspiré par la méthode scientifique
de résolution de problèmes convient-il pour rendre compte du savoir-faire
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