126 Défamiliariser le familier:
Interactions Vol. 8, no 2, automne 2004
culminant de notre expression éthique.14 Plus souple, notre expertise éthique
consisterait peut-être davantage en un savoir qui ne se résout jamais en une
formalisation théorique (une justification morale explicite du genre: « Je fais
ceci parce que je crois sincèrement que… »), parce qu’elle s’active et émane
toujours de la situation concrète. Ce type de savoir se distingue essentielle-
ment des connaissances techniques:
On apprend une techné et on peut aussi l’oublier. Mais on
n’apprend pas le savoir moral et on ne peut pas davantage
l’oublier. On n’est pas par rapport à lui en position de se
l’approprier ou non, comme on est libre de choisir ou non un
savoir positif, une techné. On se trouve toujours initiale-
ment dans la situation de celui qui doit agir (Gadamer,
1996, p.339). (Je souligne).
Notre capacité d’adaptation à de nouvelles situations, et en général, l’ensem-
ble de nos habiletés personnelles, reposent intimement sur ce savoir moral, qui
se confond avec ce qu’on appelle communément notre « expérience de vie »,
notre vécu. L’être d’expérience porte en lui un savoir inestimable qui constitue
bien souvent le cœur de sa pratique professionnelle, et pourtant, on a souvent
bien du mal à rendre compte de ce en quoi consiste véritablement cette « expé-
rience ». Peut-être parce qu’empêtré sans le savoir dans un modèle de pensée
cognitiviste, on a tendance à considérer l’être d’expérience comme étant celui qui
possède un grand « bagage expérientiel »; conception qui laisse apparemment
entendre qu’il aurait accès à une plus grande banque de données où aller
puiser des précédents grâce auxquels il peut éclairer son jugement de la situa-
tion à laquelle il est confronté. Telle est par exemple la position brillamment
défendue par Schön (1994) :
Le praticien a compilé un répertoire d’exemples, de représen-
tations, de compréhensions et d’actions. (…) Le répertoire
d’un praticien comporte toute son expérience dans la
14 À ce titre, l’importance démesurée à notre époque des mots « choix » ou « décision » au
sein de nos vocabulaires d’autodescription, mots qui renforcent excessivement l’idée que
nous sommes « aux commandes » de notre existence, nous laisse totalement démunis
pour rendre compte de la délicatesse avec laquelle, par exemple, nous détournons imper-
ceptiblement une conversation qui nous apparaît soudain inconfortable pour un des
interlocuteur. Bien que l’auteur présumé de cette action pourrait sans doute revenir après
coup et dire: « voyant son inconfort, j’ai décidé de changer de sujet », n’est-ce pas déjà
trop dire? Ne peut-il pas y avoir souvent quelque chose de plus spontané à la source de
cette réaction dont le verbe « décider » dissimulerait la profondeur, mais encore et
surtout, la simplicité? Car en fait, ne sommes-nous pas souvent les premiers surpris par
nos actions et réactions?