Après la déconstruction du concept d`Histoire Arnaud Rosset

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Après la déconstruction du concept d'Histoire
Arnaud Rosset
Introduction
Vers la fin du XXe siècle, le goût du grandiose a déserté l’espace des sciences humaines.
Dispersion des champs d’analyse, éclatement des savoirs, pluralité des approches, respect des
perspectives, autant de formules qui ont convergé vers un même refus des visions totalisantes de
l’histoire. Ce geste commun a assigné à la recherche les limites de son horizon de sens, et
l’investigation savante du passé, sous la tutelle des historiens, des sociologues ou des philosophes,
s’est définitivement éloignée de tout gigantisme. Le rejet des théories prétendant embrasser
l’ensemble de l’évolution humaine aura donc été consommé durant cette ère hâtivement qualifiée de
postmoderne. Trois décennies plus tard, il est difficile de nier que cette disparition continue de
modeler l’imaginaire de notre époque, façonnant les consciences qui s’y déploient, signe pour les
uns d’une lucidité accrue, symptôme selon les autres d’un désabusement plus profond. De fait, qui
(dans les milieux informés) croit encore aujourd’hui à une macrohistoire ? L’idée même fait figure
d’idole désuète, et seul un esprit bercé dans une naïveté pré-postmoderne ignore encore le déclin
des « grands récits ». Modestes, les savants contemporains tiennent pour un acquis ce que Paul
Veyne énonçait quelques décennies plus tôt comme une sentence provocatrice : « Comme totalité
l’Histoire nous échappe et, comme entrecroisement de séries, elle est un chaos semblable à
l’agitation d’une grande ville vue d’avion […]. L’Histoire avec une majuscule n’existe pas : il
n’existe que des "histoires de". »1
Que de détours néanmoins pour parvenir à ce qui sonne maintenant comme un consensus.
Car la révocation du concept d’Histoire ne s’est pas imposée toute seule. Un siècle et demi de
déconstruction, scandé par les mutations épistémologiques, aura été nécessaire pour que
s’accomplisse l’éradication d’un certain objectivisme, à savoir précisément celui constitué par l’idée
d’une sommation de l’Histoire. Durant ce laps de temps, les moindres vocables soupçonnés
d’entretenir un voisinage avec les pensées de l’Histoire ont été successivement traqués : progrès,
sujet historique, sens de l’histoire, loi historique, moteur de l’histoire, classe, homme, esprit, stade,
époque, étape, etc., autant de termes ayant fait l’objet d’un soupçon minutieux et inquisiteur.
Enfin, la rigueur a triomphé de la dramaturgie métaphysique qui entachait l’histoire. L’idée
d’une imposition finaliste, d’un progressisme prophétique, apparaît à présent comme le vestige
d’une ère révolue. Et on mesure maintenant à quel point la sacralisation du progrès (et à travers lui
d’un Sens unilatéral) fini par engendrer un processus destructeur, c’est-à-dire une éradication des
forces réfractaires qui résistent à la puissance de l’Histoire (ou plutôt des vainqueurs de l’Histoire,
des maîtres du Sens).
En conséquence, le déclin de l’Histoire ne saurait nous laisser nostalgique. L’équation
(douteuse ?) est devenue une évidence : du terrorisme des pensées totalisantes naît celui des
pratiques totalitaires, générant, selon le mot de Camus, « l’arbitraire et la terreur »2. Le renoncement
au concept d’Histoire n’est donc pas seulement scientifiquement légitime mais aussi moralement
salutaire ; le consensus des philosophes et des historiens sur ce point devrait de ce fait nous incliner,
sinon à la satisfaction, tout au moins au soulagement.
Pourtant celui qui, curieux de l’air du temps, se tourne vers la voix populaire, assistera à un
étrange spectacle. Loin des certitudes sereines de la communauté scientifique pointe une autre
attitude, traversée par une agitation perceptible. Des noms grandiloquents envahissent les médias,
alimentent les essais sans cesse plus nombreux : mondialisation, crise, guerre, désordre
1
Comment on écrit l’histoire, « Rien qu’un récit véridique », p. 29.
« La fin de l’histoire n’est pas une valeur d’exemple et de perfectionnement. Elle est un principe d’arbitraire et de
terreur », L’Homme révolté, p. 277.
2
international… Mais quoi ? La « plèbe » n’aurait-elle pas encore compris que « dire l’Histoire » ne
se faisait plus. C’est qu’elle a parfois l’impression d’assister à ces moments d’apocalypse auxquels
la science ne croit guère.
Reconnaissons cependant que céder au populisme n’éclaircit pas le réel. Et on se méfiera à
juste titre de l’événementiel, des élans journalistiques qui, aveugles au temps long, ramènent la
grande Histoire au récit des petits complots. Mais faut-il rester sourd à l’expression de ce fameux
bon sens qui, pour être partagé, n’est pas toujours entendu ? Peut-on nier l’évidence selon laquelle
l’Histoire, pour n’être plus pensée, n’en est pas moins en train de se mouvoir ?
Anthropomorphisme, dira-t-on. L’histoire n’est pas « une personne parmi d’autres personnes »3 ! Il
est vrai mais, précisément, n’est-ce pas tout l’enjeu d’une science ou d’une philosophie que de
délivrer la signification authentique des découvertes que le sens commun fait en surface ? Si ce
dernier éprouve aujourd’hui la vague impression que quelque chose arrive, doit-on rester
silencieux ? Ce sentiment bruyant n’est-il pas l’indice, sinon d’un projet, tout au moins d’une
attente, celle d’un éclairage savant sur notre époque ? Et le temps n’est-il pas venu de céder à
l’injonction récente de Éric Hobsbawm, invitant les philosophes et historiens à « reconstruire un
front de la raison » pour « ramener » l’étude du passé « à cet objectif essentiel » qu’est « "l’histoire
totale" […], l’histoire comme toile indivisible dans laquelle toutes les activités humaines sont
interconnectées »4 ?
D'où plusieurs questions qui, selon moi, s'imposent et guideront l'intervention :
1.
Comment rendre compte de cette histoire du concept d'Histoire, depuis sa lointaine
émergence jusqu'à son déclin ?
2.
Ce déclin est-il justifié d'un point de vue épistémologique ?
3.
Est-il viable d'un point de vue pratique, c'est-à-dire par rapport au projet d'une théorie de
l'action articulée à une véritable compréhension du réel socio-historique ?
4.
Et si tel n'est pas le cas, autour de quel socle conceptuel envisager la reconstruction du
concept d'Histoire (et donc d'une philosophie de l'Histoire) ? A partir de quel modèle éviter les
dérives passées sans en rester à un simple constat d'impuissance ?
I. Naissance, apogée et déclin des philosophies de l'Histoire
Il n'est évidemment pas absurde de dire que l'émergence des philosophies de l'Histoire
modernes s'enracine dans les théologies qui les ont précédées. Se perpétue effectivement une
tradition déjà véhiculée par ces théologies, à savoir comme le formule Paul Ricoeur, « la tradition
de l’émancipation », « celle des actes libérateurs, celle de l’Exode et de la Résurrection », qui se
réfère en toile de fond à « une eschatologie de la libération » ?5 Je ne discute donc pas l’existence
de cette tradition commune.
Pourtant, il faut reconnaître une distinction essentielle entre le concept de progrès, qui sert
de fond commun à toutes les philosophies modernes de l’Histoire, et la notion de Providence, qui
caractérise les théologies de l’histoire. Dans le premier cas, nous avons affaire à un
accomplissement du potentiel historique qui est graduel, cumulatif et qui s’effectue de l’intérieur de
l’histoire ; cela, que nous soyons dans un modèle téléologique (l’accomplissement correspond à
l’actualisation d’une finalité interne présente dès l’origine de façon latente), dans une téléonomie
évolutionniste (l’accomplissement découle d’une mécanique spontanée produite par l’agrégation
3
K. Marx, L’Idéologie allemande, p. 71.
« Manifeste pour l'histoire », Le Monde diplomatique, p. 21, déc. 2004, n° 609. É. Hobsbawm précise que « les
marxistes ne sont pas les seuls à avoir visé cet objectif – F. Braudel aussi – mais ce sont eux qui l’ont poursuivi avec le
plus de ténacité » (Ibid.).
5
Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, p. 376.
4
des actes individuels ou collectifs), dans un organicisme (l’accomplissement traduit les différentes
phases de l’évolution des sociétés appréhendées comme des totalités organiques), dans une vision
rationaliste (l’accomplissement est l’expression d’une perfectibilité indéfinie caractéristique du
pouvoir de la raison humaine), dans un modèle structural (l’accomplissement provient de
l’interaction entre différentes structures collectives déterminant l’agir humain) ou dans un schéma
positiviste (l’accomplissement renvoie aux passages successifs de stades cognitifs, passages rendus
possibles par une connexion toujours plus optimale entre la théorisation et l’expérimentation). Dans
le second cas par contre, nous sommes face à un modèle eschatologique au sein duquel
l’accomplissement du potentiel historique s’effectue de façon brusque, non cumulative, et par le
biais d’interventions extérieures au cours de l’histoire, depuis la création du monde (création ex
nihilo) jusqu’à la fin du monde (jugement dernier). H. Blumenberg résume bien cette « différence
[qui] réside dans le fait que l’eschatologie parle d’un événement qui fait irruption dans l’histoire,
qui lui est transcendant et hétérogène, tandis que l’idée de progrès extrapole sur l’avenir à partir
d’une structure immanente à l’histoire et contenue dans chaque présent »6.
Cette différence – transcendance/immanence, rupture/continuité – sépare donc
historiquement la Providence chrétienne du progrès moderne. Pour s’en convaincre, il suffit de
revenir sur les conditions d’apparition de l’idée de progrès afin de montrer que la perspective d’un
accomplissement immanent, graduel et cumulatif est à l’origine profondément incompatible avec la
théologie de l’histoire. Commençons par prendre l’exemple privilégié de saint Augustin qui impose
(avec Orose) les canons de la théologie de l’histoire. Celui-ci ne pense pas l’idée de progrès
historique. Même s’il refuse la conception grecque d’un temps cyclique, il ne s’intéresse pas à
l’idée d’une orientation interne du cours de l’histoire ; comme le reconnaît K. Löwith, « notre souci
du progrès, des crises et de l’ordre du monde n’est pas partagé par Augustin. Car d’un point de vue
chrétien, il n’y a qu’un seul progrès : le progrès vers une distinction toujours plus nette entre foi et
impiété, Christ et Antéchrist ; seules deux crises sont d’une importance décisive : le péché originel
et le Golgotha ; il n’y a qu’un seul ordre du monde, l’ordre divin de la Création, tandis que
l’histoire des empires se perd dans une multiplicité sans fin de plaisirs stupides »7.
Faut-il alors faire remonter la première esquisse d’une telle idée aux thèses de Joachim de
Flore ? En effet, Joachim de Flore serait, selon K. Löwith, le premier à introduire l’idée « d’une
succession logique aussi bien que temporelle » des événements de l’histoire. Cela, en raison de son
« interprétation typologique et allégorique » de L’Apocalypse, « interprétation » qui rend possible «
une compréhension définitive et globale de l’histoire » (op. cit., p. 187). Pourtant, il faut
immédiatement remarquer que l’hypothèse d’un progrès cumulatif et immanent n’est pas encore
présente dans les écrits de Joachim de Flore. Seule la perspective d’une succession logique
commence à prendre forme ; l’apparition du concept de progrès, pour sa part, est plus tardive.
De fait, cette apparition témoigne d’un profond bouleversement socio-historique postérieur à
l’ère médiévale, d’une série d’expériences relatives à l’émergence du monde moderne et à la
laïcisation de la pensée. Ainsi, et tout d’abord, il fallait que les événements historiques soient
conçus comme les produits de l’action humaine, que les hommes n’aient plus le sentiment de
dépendre d’une Providence. En d’autres termes, la perspective d’un progrès immanent réclamait un
processus de défatalisation de l’histoire, processus qui a impliqué de nombreuses étapes : depuis
l’idée, propre au Haut Moyen-Âge, d’une pleine participation à son salut religieux (avec,
notamment, les millénarismes du XIIe et XIIIe siècle) jusqu’à l’affirmation, au XIXe, que seuls les
individus réels font l’histoire ; en passant par les utopies de la Renaissance (perspective d’un ordre
historique institué par les hommes, mais dans un lieu situé hors de l’histoire), le contractualisme
(affirmation par l’homme de sa souveraineté politique, c’est-à-dire de sa capacité à instituer un
ordre politique dans l’histoire), et les diverses philosophies de l’histoire (qui, à partir du XVIII e
siècle, transportent l’utopie dans l’espace historique lui-même tout en supposant, la plupart du
temps, une rationalité dépassant les seuls individus).
Parallèlement à ce processus de défatalisation de l’histoire, une théorie du progrès réclamait
6
7
La Légitimité des Temps modernes, p. 39.
Histoire et Salut, p. 214.
également la catégorie de « nouveauté historique ». C’est en effet seulement lorsqu’est introduit le
constat que ce qui vient « après » innove sur ce qui s’était fait « avant », que l’hypothèse d’une
éventuelle amélioration dans le temps peut se faire jour. Or cette catégorie de « nouveau » ne se met
elle-même que lentement en place et implique, à son tour, différents éléments étrangers aux
théologies médiévales. Car si l’on perçoit son émergence silencieuse dans le mouvement de la «
réforme » (silencieuse dans la mesure où la réforme s’affirme de fait comme un retour – aux
sources, à l’écriture seule, au vrai christianisme, etc. – et non comme un inédit), cette catégorie
n’apparaît véritablement qu’au XVIIe siècle, avec d’un côté la perspective d’une rupture scientifique
radicale, notamment à travers les ouvrages majeurs que sont le Novum organum de F. Bacon (1620)
et le Discours concernant deux sciences nouvelles de Galilée (1632) et, d’un autre côté, avec l’idée
de révolution politique (comme ordre nouveau) qui prend le pas sur les seuls projets de « réforme »
ou de « renaissance », inaugurant un rapport à l’ancien fondé sur la rupture plutôt que sur la
continuité et le retour.
Cependant, la défatalisation de l’histoire et la catégorie de « nouveauté historique » ne
suffisent pas à rendre compte de l’introduction du concept de progrès graduel et cumulatif. Encore
fallait-il l’expérience d’une mesure scientifique plus précise, celle d’une accumulation des
techniques et des richesses plus tangible ou encore celle d’un développement plus comparable ;
autant d’acquis qui, comme le rappelle R. Koselleck, sont en partie tributaires de « la révolution
copernicienne, [de] la technique et sa lente montée, [de] la découverte du globe et de ses peuplades
à des phases différentes de leur développement ou encore [du] démembrement du monde féodal par
l’industrie et le capital »8.
Changements politiques, sociaux, techniques, scientifiques, économiques... On le voit,
quelles qu’en soient les causes profondes, l’introduction du concept moderne de progrès a
manifestement bouleversé « l’horizon d’attente » et le « champ d’expérience » propres au modèle
eschatologique. L’extrait suivant, toujours de R. Koselleck, cerne bien la nature générale de ce
bouleversement : « [Dans] la doctrine chrétienne des "fins dernières" […] les attentes qui se
projetaient par-delà toutes les expériences vécues ne s’appliquaient pas à notre monde. Elles étaient
axées sur ce que l’on appelait l’Au-delà, apocalyptiquement concentrées sur la fin de ce monde en
général. Et face à cela, les désillusions qui se manifestaient chaque fois que l’on constatait qu’une
prophétie de la fin du monde ne s’était pas réalisée restaient sans effet. […] Les choses ne changent
qu’avec l’ouverture d’un nouvel horizon d’attente, avec ce que l’on a fini par conceptualiser sous la
forme du progrès. Au niveau de la terminologie on a refoulé ou remplacé le profectus de l’Église
par un progressus laïc. La finalité d’une perfection possible, jadis accessible seulement dans l’Autre
monde, a depuis été mise au service d’une amélioration de l’existence terrestre permettant de
dépasser la doctrine des fins dernières en prenant le risque d’un avenir ouvert. […] Dès lors,
l’histoire tout entière pouvait se comprendre comme un processus de perfectionnement constant et
croissant, qui, en dépit des rechutes et des détours, était finalement entre les mains des hommes
eux-mêmes qui le planifiaient et l’exécutaient. Depuis, les finalités sont prescrites de manière
continue de génération en génération et les effets prévus à l’avance dans le plan ou le pronostic
deviennent des éléments de légitimation de l’action politique. En un mot : l’horizon d’attente a,
depuis lors, acquis un coefficient de modification qui se développe avec le temps. Mais l’horizon
d’attente n’a pas été le seul à acquérir une qualité historiquement neuve, constamment dépassable
sur le mode utopique. Le champ de l’expérience s’est lui aussi de plus en plus modifié. […] La
notion unique et universelle de Progrès s’est nourrie de toutes sortes d’expériences qui renvoyaient
à la contemporanéité du non-contemporain ou, inversement, au non-contemporain dans le
contemporain. L’innovation résidait en ceci : désormais les attentes qui se prolongeaient dans le
futur se détachaient de tout ce qu’avaient pu offrir les expériences vécues jusqu’alors. […] Le
champ d’expérience n’a plus dès lors été limité par l’horizon d’attente » (Ibid., pp. 317-319).
On l’aura compris, la notion de progrès ouvre un nouvel espace conceptuel, irréductible à
l’univers de la Providence chrétienne. Certes, l’idée d’une « fin dernière » hante toujours l’horizon
d’attente, mais les modalités qui président à sa projection sont considérablement transformées. Et,
8
Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, p. 318.
loin d’être secondaires, ces transformations changent le statut même de l’événement auquel elles
renvoient. Les multiples bouleversements et différences dont témoigne l’émergence du concept de
progrès marquent donc une rupture radicale puisque la Providence relève d’un type d’attente opposé
à celui qui préside à l’idée moderne de progrès, comme l’explique cette fois H. Blumenberg (op.
cit., p. 40) : « Du point de vue d’une conception qui comprend l’histoire comme un progrès,
l’attente théologique d’un accomplissement des espérances humaines venant de l’extérieur apparaît
comme une entrave à l’attitude et l’activité qui assurent à l’homme la réalisation de ses potentialités
et de ses besoins. Il est impossible d’imaginer comment, de l’une de ces "attentes", pourrait jamais
naître l’autre attente, à moins que l’on ne présente la déception envers l’attente transcendante
comme un agent de l’attente immanente ».
Les philosophies modernes de l'Histoire se sont donc progressivement élaborées autour de
ce nouvel horizon d'attente lié au concept de progrès, non sans hésiter par ailleurs longuement dans
les formes à prendre, comme le rappelle Pierre André Taguieff : « Aux interprétations religieuses de
l’histoire, désormais disqualifiées, succèdent de nouvelles approches, oscillant d’abord, chez les
penseurs français et écossais, entre le genre du tableau philosophique ou historique des « progrès de
l’esprit humain » (Turgot, Condorcet) et celui de l’ « histoire naturelle » de l’humanité (Hume,
Ferguson, Millar, Kames). Congédié par la pensée des Lumières, le providentialisme ne disparaît
pas pour autant, il se reconstitue en référence à une conception du temps tout entière centrée sur
l’homme comme sujet : cette vision anthropocentrique, dans laquelle l’homme s’érige en seul
possesseur, organisateur et exploiteur d’une nature n’existant que pour son profit, est la condition de
possibilité de l’émergence des pensées de l’Histoire comme chemin du salut ici-bas. »9.
Enfin, et en moins de deux siècles, va émerger de ces oscillations une sorte d'aboutissement
conceptuel du concept d'Histoire, à savoir le modèle téléologique (notamment sous sa forme
hégélienne), un modèle venant assumer certaines des prétentions des théologies tout en
sauvegardant l'idée d'un progrès en grande partie immanent. Dans ce modèle, on assiste au
déploiement d'un processus qui passe par les individus tout en transcendant ces mêmes individus ;
un processus qui met en place, la formule est d’André Tosel, « le grand récit de l’histoire où un sujet
privilégié […] garantit la permanence de son identité originaire […] par la réalisation finale […] de
son projet initial contenu a priori en sa propre essence »10.
Tout le problème est néanmoins que ce modèle va porter à son comble un certain nombre de
tensions déjà présentes auparavant dans les philosophies modernes de l'Histoire. C'est que la
volonté de totalisation et d'homogénéisation du réel historique aboutit en effet dans la téléologie à
une forme de négation particulièrement poussée des possibles historiques. En lisant le mouvement
de l'histoire au prisme d’une finalité originairement inscrite, on implique une clôture du sens qui
évacue ou dévalorise les possibles historiques irréductibles à la grille d’analyse proposée. Plus
exactement cette évacuation/dévalorisation concerne tout à la fois :
1. Les possibles à venir, qui sont par avance considérés comme inessentiels (parce qu’a priori
déductibles d’une grille de sens qui leur est pourtant antérieure).
2. Les possibles advenus, dont la hiérarchie est irrémédiablement figée, dans la mesure où
l’achèvement découvre un processus nécessaire qui fixe rétrospectivement leur degré
d’efficience.
3. Les possibles non advenus (qui auraient pu advenir), qui sont tout simplement tenus pour
inexistants en vertu du fait qu’ils ne se sont pas actualisés.
Il faut aussi préciser que cette forclusion des possibles historiques se décline sur deux
niveaux interdépendants, celui du sujet interprétant et celui du réel interprété. Au niveau du sujet
9
Le Sens du progrès, pp. 146-147, Flammarion, 2004.
« Procès sans sujet ni fin (s) », Vocabulaire de la philosophie contemporaine de langue française. Les Cahiers de
Noesis, n° 1, Printemps 1999, pp. 151-157.
10
interprétant tout d’abord puisque la pluralité des interprétations est par avance récusée au profit
d’un géométral historique unique ; au niveau du réel interprété ensuite, étant donné que les
événements incompatibles avec le prétendu géométral sont subrepticement évacués.
Face à cette négation des potentialités historiques, un long mouvement de déconstruction des
philosophies de l'Histoire va alors se mettre en branle. Ce mouvement est d'ailleurs pluriel car s’il
est possible de repérer une mutation épistémologique séculaire (de Nietzsche aux postmodernes)
caractérisée par un renoncement à l’idée d’une totalisation absolue de l’Histoire, l’affaire reste
cependant plus complexe ; si donc, on est en droit d’évoquer une intrigue principale aboutissant à
un « temps de la méfiance », pour employer l’expression de M. de Certeau11, il faut reconnaître des
ramifications qui ont leur importance.
Il ne s’agit pas de nier l'intrigue centrale. La trame se laisse entrevoir, qui va du refus de
l’objectivisme global à celui de tout objectivisme local, qui révoque au départ la perspective d’une
totalité déduite pour dénoncer, en dernier lieu, tout objet particulier prétendument donné, qui,
fustigeant dès l’aube la vérité du grand récit, finit par ôter au crépuscule toute vérité même au petit
récit, qui, partant de Nietzsche donc, aboutit aux narrativistes. Bref, il y a un début, la relativisation
de l’absolu hégélien, et une fin, l’absolutisation du relativisme postmoderne. Simplement, cette
déconstruction graduelle, allant du haut vers le bas, du macro au micro, voire du holisme à
l’individualisme méthodologique, doit recevoir deux nuances. Sans quoi son intelligibilité reste
compromise.
Première nuance : il faut distinguer d'un point de vue épistémologique l’émergence de la
déconstruction de son avènement et, plus avant, de sa catégorisation. Son émergence c’est-à-dire le
renoncement à Hegel ; comme le souligne R. Aron, « la philosophie traditionnelle de l’histoire
trouve son achèvement dans le système de Hegel. La philosophie moderne de l’histoire commence
par le refus du hégélianisme »12. Mais l’émergence ne saurait être confondue avec l’avènement ; et
le refus du hégélianisme, s’il advient en bloc avec Nietzsche, peut préalablement se lire dans un
certain nombre de critiques énoncées antérieurement. Évoquons parmi les plus marquantes, celles
de l’école historique allemande (Ranke et Droysen constituant ses membres les plus importants)
dont, rappelle H.G. Gadamer, « le rejet de la construction apriorique de l’histoire du monde est en
quelque sorte l’acte de naissance »13 ; celles de Stirner, qui dissout dans un nominalisme radical tout
concept universel dont celui d’Histoire14 ; celles d'un Comte ou d'un Spencer, qui au nom de la
« science » (respectivement le positivisme et l'évolutionnisme) condamnent les métaphysiques de
l'Histoire ; celles de Marx enfin qui, pour avoir été lui-même visé par l’entreprise de déconstruction,
ne l’a pas moins initiée en dénonçant l’illusion finaliste (qui fait « de l’histoire récente le but de
l’histoire antérieure »15) et sa principale conséquence, à savoir la réification de l’Histoire (l’illusion
finaliste conduit « à fixer à l’histoire ses buts particuliers », à faire de celle-ci « une personne à côté
d’autres personnes – Conscience de soi, Critique, Unique, etc. »16).
Autant d’attaques donc, qui préfigurent un refus dont la seconde Considération intempestive
s’affiche comme l’avènement symbolique. Avec cet écrit, c’est l’idée même d’une histoire avec une
majuscule qui s’évapore ; on renonce alors au concept lui-même. Comme l’énonce Foucault, ce qui
est révoqué à partir de la « seconde des Intempestives », c’est toute « forme d’histoire qui
réintroduit (et suppose toujours) le point de vue supra-historique : une histoire qui aurait pour
fonction de recueillir, dans une totalité bien refermée sur soi, la diversité enfin réduite du temps ;
une histoire qui nous permettrait de nous reconnaître partout et de donner à tous les déplacements
passés la forme de la réconciliation ; une histoire qui jetterait sur ce qui est derrière elle un regard
11
L’Écriture de l’histoire, « L’opération historiographique », p. 65.
La Philosophie critique de l’histoire. Essai sur une théorie allemande de l’histoire, p. 15.
13
Vérité et méthode, « Le rattachement de l’école historique à l’herméneutique romantique », p. 219.
14
L’Unique et sa propriété.
15
L’Idéologie allemande, p. 71.
16
Ibid.
12
de fin du monde »17. Avec Nietzsche, c’est donc la perspective même d’une « H »istoire qui perd
son sens.
Cependant, il faut encore mesurer la distance entre ce geste inaugurant l’éclatement de
l’Histoire et sa catégorisation épistémologique. Celle-ci ne commence que dans le courant du
vingtième siècle, avec les écrits de K. Löwith – Histoire et salut – ou de R. Aron – sur « les limites
de l’objectivité historique »18 –, c’est-à-dire avec des études qui, non seulement se dressent contre
les philosophies de l’Histoire mais qui, de plus, s’évertuent à décomposer toutes les notions autour
desquelles elles s’articulent. Et cette catégorisation détaillée ne trouve son aboutissement véritable
qu’après la reprise, par les philosophes de la « différence », de l’héritage nietzschéen ; un héritage
lui-même redéfini au prisme d’un certain nombre de pensées fortement imprégnées par le dialogue
Hegel/Nietzsche, par exemple celles de Heidegger, de W. Benjamin ou de G. Bataille. C’est
seulement avec cette conceptualisation spécifique, au sein de laquelle s’enchevêtrent une réflexion
sur la notion de postmodernité et l’évacuation des « grands récits »19, que la déconstruction de
l’Histoire trouve sa pleine portée épistémologique. Cette pleine portée trouve alors un écho dans
l'ensemble des sciences humaines qui renoncent aux grandes modélisations au profit du « micro ».
Symbole de cet abandon, l’évolution de l’étude de l’histoire, qui voit apparaître au même moment
la remise en cause du programme initial de l’école des Annales ; une remise en cause qui a eu pour
effet l’abandon de l’histoire globale, qui était la dernière forme de macrohistoire encore tolérée.
Seconde nuance : cette déconstruction ne fut pas seulement philosophique et
épistémologique, mais aussi accompagnée plus largement d'une remise en cause civilisationnelle.
Car si le XXe siècle a été le chant du cygne (au moins temporaire) de ces grands récits, c'est aussi en
raison des désillusions relatives au communisme dit réel, à la tragédie des camps de concentration,
aux excès de la colonisation, à la violence des conflits mondiaux, etc. Autant d’événements qui,
symbolisant les contradictions d’un hypothétique progrès occidental, ont achevé de décrédibiliser
ces théories universalisantes et totalisantes qui prétendaient dévoiler et maîtriser le sens de
l’évolution humaine. Car cette prétention, selon les détracteurs, ne s’était pas seulement révélée
excessive et quasi religieuse dans son ambition, mais surtout inquiétante et destructrice. Animées
par la volonté d’annuler le négatif, de le résorber dans la promesse d’une réconciliation finale, les
diverses théories, qu’elles soient idéalistes, évolutionnistes, positivistes, progressistes, matérialistes,
ne parvenaient-elles pas, à leur tour et comme une ultime parodie des théologies, à justifier
l’injustifiable au nom d’un prétendu sens unique de l’histoire et d’une fin des temps à venir ? Et leur
fureur iconoclaste n’effaçait-elle pas, sous l’excuse du progrès, toutes les logiques susceptibles de
s’en écarter ?
C’est ainsi qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, soudainement effrayée d’avoir
emprunté des chemins trop obscurs, la trop vite autoproclamée raison occidentale ré-auscultait en
hâte ses errances. Existentialistes athées, théâtre de l’absurde, fin du roman traditionnel et du sujet,
théorie critique, tiers-mondistes, néo-marxistes dissidents, toutes et tous de s’acharner à saisir
pourquoi à la supposée mort de Dieu avait succédé le seul nihilisme et non le surhomme, pourquoi
l’aspiration à une société sans classes s’était réalisée sous la forme d’un Léviathan gigantesque et
difforme, pourquoi la gestion scientifique de la production avait intensifié le degré d’exploitation,
pourquoi la rationalité technique avait pu à sa manière servir à organiser méticuleusement l’abîme
moral des camps de concentration, pourquoi enfin la religion du progrès avait, à ses heures, versé
dans l’inquisition.
Se rejouaient durant cette période des débats entamés dès la seconde moitié du XIX e sur le
sens et le non-sens, sur la fin de l’histoire et, à travers elle, sur la fin de l’art, de la philosophie et
des religions. Cependant, l’écho met à distance le cri initial, et le semblable n’est pas le même. Se
rejouaient ces débats, mais sans naïveté. L’espoir avoué qui avait la première fois accompagné ces
17
« Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et écrits, t. II, 1971, pp. 136-156.
Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique.
19
En fait K. Löwith avait ouvert ce rapprochement : « La régression méthodique des interprétations modernes et
profanes de l’histoire vers leur ancien modèle religieux se justifie encore plus si nous considérons avec impartialité que
nous nous trouvons plus ou moins à la fin de la pensée historique moderne » (Histoire et salut, p. 23).
18
réflexions laissait place à une lucidité désabusée, car impuissante à produire de nouveaux cultes, car
porteuse aussi de plusieurs millions de cadavres. À l’enthousiasme des innovateurs (Hegel,
Feuerbach, Marx, Comte) s’opposait la désillusion des seconds (Adorno, Horkheimer, Bataille,
Walter Benjamin), l’amertume de celles et ceux qui savaient que la mort de Dieu et des absolus
pouvait se traduire par l’autodestruction tout autant que par l’émancipation.
Loin du triomphe, c’est donc le doute qui, dès l’aube, a caractérisé la modernité tardive. La
modernité tardive c’est-à-dire cette période durant laquelle la prise de conscience du moderne est
devenue une véritable remise en cause des tensions et des limites de la raison moderne. Et la
déconstruction du concept d'Histoire n'est en ce sens que l'une des manifestations de cette remise en
cause.
II. Les limites de la déconstruction du concept d'Histoire
Mais aussi impressionnant que soit ce mouvement pluriel, ne doit-il pas être questionné dans
sa principale conclusion théorique (à savoir le constat selon lequel la totalisation de l'Histoire est
par définition inconciliable avec la rigueur des sciences humaines) ? Ainsi, l’une des dernières
grandes tentatives d’approche totalisante de l’histoire ayant reçu un crédit épistémologique aura été
celle de F. Braudel, dont le programme de recherche s’articulait, selon sa propre expression, autour
du projet d’une « histoire globale (ou mieux globalisante, c’est-à-dire se voulant totale, tendant à
l’être mais ne pouvant jamais l’être à plein) »20. Toutefois, comme l’ont rappelé les tenants de
l’école des Annales à l’occasion d’un bilan rétrospectif, le projet d’une histoire globale était « plus
un programme qu’une théorie »21. Or, l’évolution même de la discipline (l’avènement de la
« Nouvelle histoire » puis de la « microhistoire ») s’est soldée depuis la parution de ce
« programme » par un émiettement22, et avec ce dernier, par un abandon du niveau global lui-même.
Cet éclatement traduit-il la vacuité du programme évoqué ? C’est en tout cas le constat
implicite qui prévaut aujourd’hui chez de nombreux historiens de métier. Ne resteraient en
conséquence que des possibilités plus limitées (l’approche locale, voire "régionale" ou même
pluridisciplinaire). Comment ne pas voir une certaine ironie du sort dans cette issue : le
développement des sciences humaines, au départ favorisé par la production des grandes théories de
l’Histoire, creuserait, à la fin, la tombe de ces dernières.
Pourtant, l’affaire est-elle si simple ? Je ne le pense pas. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier que
des dérives métaphysiques aient eu lieu. Cependant, la question est de savoir si ces dérives sont
directement liées au principe même de l’approche totalisante. En d’autres termes, il s’agit de se
demander si c’est vraiment l’angle d’attaque propre à l'idée d'une « H »istoire mise en majuscule
qui est incompatible avec les normes de scientificité propres à la connaissance historique.
Pour s'en assurer, il convient précisément de repartir de la base, c'est-à-dire des procédures
qui permettent à l'historien d'objectiver le réel de l'histoire tout en garantissant une certaine
scientificité ; en d'autres termes, il faut repartir des choix savants qui président à la transformation
d'un ensemble de données en objet historique. Or ces choix savants passent par trois phases
(information, modélisation, narration) propres à l’investigation historique ; trois phases qui
désignent ce que M. de Certeau nomme « l’opération historiographique »23 et dont Ricœur rappelle
à juste titre qu’elles ne désignent pas « des stades chronologiquement distincts, mais des moments
méthodologiques imbriqués les uns dans les autres »24.
20
Civilisation matérielle, économie et capitalisme, t. II, p. 550.
Revel J., Burguière A., « Les Annales, 1929-1979 », Annales, n° 6, nov-déc 1979, vol. 34, p. 1344-1375.
22
Sur ce point, je renvoie à l’ouvrage très complet de François Dosse, L’Histoire en miettes. Des « Annales » à la
« nouvelle histoire ».
23
L’Écriture de l’histoire, p. 64.
24
La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 170.
21
Ainsi la phase d’information implique-t-elle une objectivation puisqu’elle a pour finalité la
constitution des objets à partir de la reconstitution, par les traces, du réel passé. Au cours de ce
moment référentiel, l’historien façonne, par le biais d’une collecte d’informations et par le
recoupement et le découpage de documents de divers types, une représentation du passé, au sens ici
d’un reflet de ce qui a été et qui n’est plus en son entier mais qui transparaît.
Mais la phase de modélisation n’est pas moins tributaire de l’objectivation de l’historien,
étant donné que toute tentative d’expliquer et/ou comprendre une série d’événements renvoie à une
tension centrale : quels faits doivent être jugés pertinents pour l’intelligibilité de cette série ? En
effet, tenter d’établir à partir d’un certain nombre de modèles l’enchaînement des séquences
événementielles considérées renvoie à un acte interprétatif. Sans même discuter pour l’instant de la
pertinence des modèles disponibles, on peut constater que leur mise en œuvre réclame une sélection
préalable des événements qui vont composer la séquence à analyser. Une telle séquence ne peut
contenir l’ensemble des faits disponibles ; l’historien ne va retenir que les faits jugés intéressants,
c’est-à-dire les faits qui, dans le contexte de la séquence étudiée, sont susceptibles de faire
événement.
Enfin, la phase de narration n’échappe pas à ce problème interprétatif. Envisager une mise
en intrigue revient à sélectionner certains faits (le récit ne pouvant rendre compte de tous les faits), à
hiérarchiser ces derniers en fonction de l’évaluation de leur statut différentiel. Plusieurs types de
récit sont toujours possibles et il faut choisir une configuration parmi d’autres.
On le voit : logiquement, le problème des normes de scientificité n’est donc pas autre chose
que l’interrogation épistémologique soulevée par les choix « savants » qui conditionnent les
différents stades de l’objectivation, soit la création des « événements », leur modélisation et leur
narration. À partir de quand ces choix peuvent-ils être acceptés comme légitimes, c’est-à-dire
comme conformes aux exigences scientifiques ? Une fois ces limites établies, il sera aisé de mesurer
leur compatibilité avec la prétention d’une approche globale de l’histoire. Et c’est à ce stade
qu’apparaissent les premières divergences essentielles. Si tous les historiens s’accordent à
reconnaître que le problème des normes de scientificité se pose au niveau de la question de
l’interprétation, tous ne parviennent pas aux mêmes déductions. Alors que certains voient dans la
prégnance de l’interprétation un obstacle majeur aux prétentions scientifiques de l’histoire, d’autres
considèrent cette prégnance comme l’élément constitutif d’une objectivité spécifique. C’est à ce
niveau que le flou conceptuel est trop évident pour n’être pas douteux. La solution réside selon moi
dans une analyse progressive et méthodique de l’interprétation propre aux opérations de l’historien.
Qui dirige cette interprétation ? Quelles sont ses limites ? Quelles sont les garanties de sa pertinence
? La réponse à cette triple interrogation devrait permettre de clarifier le problème de la scientificité
propre à l’histoire pour revenir à la fin de façon beaucoup plus informée sur l’interrogation initiale :
dans quelle mesure cette part d’interprétation et les normes de scientificité qu’elle induit sont-elles
compatibles avec une approche totalisante et, plus spécifiquement, avec le niveau global.
Le premier pas à faire est donc de définir la nature de la part d’interprétation qui traverse
l’ensemble des phases propres à la connaissance historique, afin de déterminer ainsi l’espace
épistémologique qu’elle induit. Or, il est a priori tentant de ramener la part d’interprétation propre à
l’opération historiographique vers la seule subjectivité de l’historien. Nous allons pourtant voir que
cette réponse qui flatte le bon sens ramène vers des contradictions insolubles qui affectent une
partie de l’historiographie de la seconde moitié du XXe siècle.
Commençons par mettre en valeur les contradictions de la vague dite narrativiste, vague qui
s’élabore justement autour de ce primat de la subjectivité de l’historien. Selon les narrativistes, ce
qui distinguerait en propre l’historien par rapport aux autres scientifiques de l’humain, plus que les
documents qu’il sélectionne (phase d’information), ou les modèles explicatifs qu’il sollicite (phase
de modélisation), c’est le primat du récit. L’historien se doit de formuler une mise en intrigue des
événements. Le propre de l’événement historique, en tant qu’objet construit, serait donc son statut
narratif. Or c’est l’imaginaire de l’historien qui décide en dernier lieu du type de récit à privilégier.
Ce qui ouvre vers une pluralité d’interprétations, c’est par conséquent la faculté esthétique de
l’historien (plus spécifiquement sa faculté poétique) à restituer de l’histoire en élaborant une
histoire.
Parmi les narrativistes, H. White a le mérite de conduire à l’extrême cette hypothèse.
L’argumentation de ce dernier consiste à montrer que l’imaginaire de l’historien, en décidant du
type de récit, surdétermine les autres moments de l’investigation. La phase de la narration ne vient
plus seulement compléter mais aussi remplacer les deux autres. Le mécanisme de cette substitution
consistant en une réduction des moments méthodologiques de l’information et de la modélisation
aux « artifices littéraires » qui les rendent possibles. Une fois cette réduction opérée, on peut
affirmer que tout est récit et n’est que récit. Résumons cette réduction afin d’en saisir les rouages.
Premièrement, le reflet que l’historien tente de se faire du passé par le recoupage des traces serait
créé de toutes pièces, et non pas (au moins partiellement) découvert ; cette création s’effectuerait
par la préfiguration linguistique de l’objet historique, préfiguration qui mobilise comme fond des
« tropes » poétiques (métaphore, métonymie, synecdoque, ironie). On mesure la tension que
représente l’idée d’une appréhension du réel externe préfigurée par des catégories linguistiques
internes, tension bien exprimée par Ricœur : « La visée [de l’historien] est certes orientée vers ce
qui est réellement arrivé dans le passé ; mais le paradoxe est qu’on ne peut désigner cet antérieur à
tout récit qu’en le préfigurant [au moyen d’une structure narrative donc]. »25
Pour autant, ce « paradoxe » reste à l’état de tension tant qu’est préservé le noyau dur du
document. En d’autres termes, la trace, le référent externe, ne s’évapore véritablement dans la
stylistique langagière qu’au moment où est admis le fait que rien, dans le document pris pour luimême, n’indique de préfiguration préférentielle (que donc l’extériorité ne donne rien d’elle-même).
Et c’est précisément ce que maintient H. White : “One must face the fact that when it comes to
apprehending the historical record, there are no grounds to be found in the historical record itself
for preferring one way of construing its meaning over another” » [« On doit accepter le fait que
lorsqu’on en vient à appréhender le document historique, il n’y a aucune raison fondamentale dans
le document lui-même pour préférer une manière d’interpréter sa signification plutôt qu’une
autre »26].
Qu’en est-il à présent de la reproduction de l’enchaînement des événements que l’historien
opère à l’aide de modélisations ? Celle-ci est, selon l’auteur, « prédéterminée » à la fois par des
modes de « mise en intrigue » (romanesque, tragique, comique, satirique), par des types
d’argumentation (formiste, organiciste, mécaniciste, contextualiste) et par des « implications
idéologiques » (anarchisme, conservatisme, radicalisme, libéralisme). Ce qui passait pour être un
processus d’abstraction s’exerçant sur un champ empiriquement donné devient alors une
construction imaginaire dénuée de référence externe.
On peut donc dire en synthèse que, par l’usage préalable et obligé de cette « base
métahistorique » – la combinatoire langagière formée par le quatuor trope/mise en
intrigue/argumentation canonique/position idéologique –, les deux moments méthodologiques de
l’information et de l’explication disparaissent dans celui de la narration. L’historien, par l’acte
poétique qui précède l’analyse formelle du champ, “creates his object of analysis and
predetermines the modality of the conceptual strategies he will use to explain it” [« crée son objet
d’analyse et prédétermine les modalités des stratégies conceptuelles qu’il utilisera pour
l’expliquer »]. Autrement dit, l’historiographie devient une affaire de « style », et non plus de
réflexion épistémologique.
Une fois cette évacuation opérée, c’est-à-dire une fois l’ensemble des phases épuisé dans la
seule réalité de la structure narrative, l’opération historiographique ne possède plus les
caractéristiques qui permettaient auparavant de la distinguer de l’opération littéraire. Sur le fond
d’une telle argumentation, l’histoire ne saurait prétendre à un régime de vérité différencié et doit se
redéfinir comme “a form of fiction-making operation” [une forme d’opération visant à produire une
25
26
Temps et récit, t. III, p. 275.
The Content of the Form. Narrative Discourse and Historical Representation, p. 75.
fiction27] : “Historical discourse resembles and indeed converges with fictional narrative, both in
the strategies it uses to endow events with meanings and in the kind of truth in which it deals” [« le
discours historique ressemble et même converge avec la fiction narrative, tout à la fois par les
stratégies qu’il utilise pour assigner un sens aux événements et par le type de vérité auquel il a
affaire »]28.
Dans ces conditions, en réduisant le fonctionnement de l’interprétation au seul imaginaire
poétique du sujet historien, H. White ne condamne pas seulement toute histoire à n’être qu’une
histoire ; il ôte en outre toute possibilité de hiérarchiser les histoires entre elles, aucune ne pouvant
se prévaloir d’une plus grande véracité puisque les critères de véridicité ont préalablement été
évacués. L’espace épistémologique déterminé par une telle vision confine au relativisme
subjectiviste.
Quelles sont les limites d'une telle approche ? D’une certaine façon, l'argumentation de
White est justement pertinente en ce qu’elle déconstruit l’illusion du noyau dur que constituerait le
fait. E. H. Carr notait déjà la persistance de cette croyance : « L’idée qu’il existe un noyau dur de
faits existant objectivement et indépendamment de l’interprétation de l’historien est fausse et
absurde, mais très difficile à extirper. »29 C’est donc tout le mérite des thèses narrativistes que de
démontrer l’existence d’une « préfiguration » des faits, c’est-à-dire de dénoncer le réalisme absolu.
Toutefois, ce que l’auteur ne saisit pas, c’est que l’extériorité du fait n’est pas contradictoire avec
cette « préfiguration » ; car cette extériorité ne repose pas dans le fait lui-même mais dans le rapport
à autrui. En d’autres termes, la préfiguration n’est pas l’indice d’un solipsisme puisqu’elle est, en
partie, intersubjective. Tout fait (qui est toujours un fait construit) est soumis à des pratiques de
vérification collective. Car l’imaginaire de l’historien ne préfigure pas gratuitement l’information,
puisqu’il est constamment soumis à un jugement collectif qui valide ou non cette prédétermination.
Comme l’énonce J. Le Goff, « les œuvres historiques, les jugements historiques sont
intersubjectivement compréhensibles et intersubjectivement vérifiables. Cette intersubjectivité est
constituée par le jugement des autres, et d’abord celui des autres historiens »30. L’interprétation n’est
donc pas libre, laissée à la souveraineté d’une subjectivité créatrice ; elle est normée par des
pratiques intersubjectives. C’est en ce sens que H. White ne saisit pas la portée du moment
référentiel qui, par la production de traces intersubjectivement reconnues, structure de telles
pratiques.
Et cette méconnaissance des procédures collectives auxquelles doit se soumettre l’historien
le conduit à gonfler artificiellement l’arbitraire de la structure narrative propre à l’histoire. Car cette
structure se définit justement par la mise en place de marques distinctives qui renvoient au regard
collectif évoqué. N’importe quelle narration n’est pas historique rappelle à ce titre K. Pomian :
« Une narration se donne donc pour historique lorsqu’elle comporte des marques d’historicité qui
certifient l’intention de l’auteur de laisser le lecteur quitter le texte et qui programment les
opérations censées lui permettre soit d’en vérifier les allégations, soit de reproduire les actes
cognitifs dont ses affirmations se prétendent l’aboutissement. En bref : une narration se donne pour
historique quand elle affiche son intention de se soumettre à un contrôle de son adéquation à la
réalité extratextuelle passée dont elle traite. »31
La structure narrative historique obéit donc à des règles précises visant à rendre manifeste
l’extériorité des référents à l’intérieur même du texte. Pour cette raison, les ouvrages des historiens
inscrivent la narration dans une configuration textuelle spécifique qui s’affiche comme l’expression
matérielle directe de cette visée, comme le fait d’ailleurs remarquer A. Prost : « La différence entre
un texte historique et un texte journalistique n’est pas de l’ordre de l’intrigue. En revanche, il suffit
d’ouvrir un livre pour être fixé. L’histoire savante se signale, en effet, par des signes extérieurs
27
Tropics of Discourse. Essays in Cultural Criticism, p. 122.
“Figuring the Nature of the Times Deceased : Literary Theory and Historical Writing”, in The Future of Literary
Theory, p. 29.
29
Qu’est-ce que l’histoire ?, p. 57.
30
Histoire et mémoire, p. 196.
31
Sur l’histoire, p. 34.
28
beaucoup plus évidents, et notamment la présence d’un apparat critique, de notes en bas de page. La
référence infrapaginale est essentielle à l’histoire : elle est le signe tangible de l’argumentation. »32
H. White, en ignorant ces contraintes textuelles et narratives de l’historien, ne pouvait que
manquer les procédures témoignant de la dimension collective propre à la préfiguration des faits. Ce
faisant, il a pu exacerber la souveraineté de la poétique individuelle sans même remarquer qu’une
telle poétique était normée par des programmes de contrôle extra-individuels ; des programmes
sauvegardant la frontière qui sépare l’histoire du récit fictif.
L’épuisement de l’interprétation dans l’imagination de l’historien est donc au moins
réducteur en ce qu’il ne tient pas compte des normes imposées par la définition de l’objet
historique. Une fois ces bornes admises, il reste à savoir jusqu’où s’étend la puissance créatrice
individuelle et quelle est la nature de sa participation à l’acte interprétatif. Peut-on continuer à
affirmer que cette poétique subjective commande cet acte, bien qu’elle ne puisse pourtant pas
outrepasser la frontière évoquée ? Autrement dit, est-il cohérent de postuler que la dimension
collective propre à l’histoire existe mais qu’elle se limite à la première phase de l’opération
historiographique, la phase d’information ? C’est en tout cas la thèse que défend P. Veyne, qui tente
de sauvegarder l’essence de l’histoire (sa prétention à la véridicité des faits) tout en maintenant la
thèse selon laquelle l’imaginaire de l’historien commande l’interprétation.
Car P. Veyne va rejoindre sur ce point central, et par sa propre argumentation, les thèses
relativistes de H. White. En effet, si l’objet historique est réfractaire à une fixation conceptuelle (ce
qui le rend unique étant précisément ce qui résiste aux « universaux »), alors toute perspective de
scientificité n’est au fond qu’un procédé narratif subtilement déguisé. Ainsi, et pour la forme
explicative de la modélisation, elle est certes présente dans toute enquête historique mais en un
« sens faible et familier » : « L’histoire ne dépasse jamais un niveau d’explication très simple ; elle
demeure fondamentalement un récit et ce qu’on nomme explication n’est guère que la manière qu’a
le récit de s’organiser en une intrigue compréhensible » (Ibid., p. 67). P. Veyne dénie donc toute
scientificité à l’explication historique : « en dépit de certaines apparences et de certaines espérances
il n’existe pas d’explication historique au sens scientifique du mot » (Ibid., p. 68). Et, en raison de
cette absence, il devient inutile de distinguer l’explication du récit lui-même : « Puisque telle est la
quintessence de l’explication historique, il faut convenir qu’elle ne mérite pas tant d’éloges et
qu’elle ne se distingue guère du genre d’explication qu’on pratique dans la vie de tous les jours ou
dans n’importe quel roman où l’on raconte cette vie [Ibid., p. 69]. »
Selon moi, une telle conception de l’interprétation n’est pas conforme à la réalité de la
connaissance historique et repose sur un clivage abusif entre scientificité et non-scientificité. Ainsi,
d’après P. Veyne, toute entreprise heuristique se solderait, soit par une extraction d’invariants
(permettant la production de lois), soit par un banal récit vraisemblable (l’histoire se rangeant dans
la seconde catégorie). Mais cette dichotomie est réductrice. Dans la mesure où l’histoire, tout en
impliquant nécessairement une narration, prétend malgré tout à une forme de modélisation, on doit
plutôt envisager un modèle tiers, mixte, irréductible au clivage évoqué. Pour reprendre la formule
de R. Chartier, « l’opposition est trop simple qui entend contraster les explications sans récit et les
récits sans explication »33.
Et si P. Veyne ne parvient pas à saisir la portée de ces modèles mixtes, ce n’est pas par
simple aveuglement mais plus profondément en raison de sa compréhension clivée de
l’objectivation et donc de sa méconnaissance de la véritable nature de l’interprétation à l’œuvre
dans la connaissance historique. Il semble qu’à l’instar de H. White, mais à un autre niveau, il
reconduise implicitement le réalisme naïf après l’avoir déconstruit. Ainsi, tout en affirmant dès le
départ que le réel historique doit être différencié de l’objet qui tend à le restituer, et tout en
admettant que l’objet reste une construction effectuée par et pour le sujet, P. Veyne s’obstine par
ailleurs à poser comme étalon un objet absolu (une parfaite restitution du réel) ; cela, en traçant une
32
33
Douze leçons sur l’histoire, p. 263.
Au bord de la falaise : l’histoire entre certitudes et inquiétude, p. 246.
frontière définitive entre l’objet historique et l’objet dit scientifique, au lieu d’admettre qu’il existe
tout simplement deux types de construction, d’objectivation, convergeant vers une certaine forme
d’objectivité correspondante.
Et si cet auteur tombe dans cette vision rigide de la scientificité, c’est parce qu’il ne saisit
pas la fonction de l’imagination dans le processus de la connaissance historique. Paradoxalement, sa
valorisation de la poétique de l’historien s’accompagne d’une destitution de ses véritables
prérogatives. P. Veyne fait ainsi de l’acte poétique, de la dynamique de l’imaginaire, un procédé par
défaut, une conséquence d’un rapport initialement manqué, la dérive d’une objectivation aporétique.
En ce sens, il met en contraste l’imagination débridée de l’historien et la rigueur des sciences
exactes. Mais ce qu’il ne décèle pas, c’est que l’imagination est au contraire la faculté qui permet à
l’objectivation historique d’aboutir. Elle est constitutive de la scientificité qui convient à l’objet
historique. Loin d’être un instrument par défaut, qui construit un certain point de vue faute de
pouvoir donner une vision exacte du réel, l’imagination est le seul outil dont l’historien dispose
pour découvrir certaines données bien réelles masquées par l’ambiguïté de la matière historique.
L’imagination n’est pas la conséquence d’une objectivation manquée, mais plutôt la condition de
possibilité d’une objectivation réussie. Cependant, pour que l’imagination puisse remplir son rôle, il
faut préalablement reconnaître son statut et l’associer étroitement aux procédures scientifiques
classiques (la formalisation).
Précisons enfin que cette dévalorisation du statut de l’imagination ne manque pas seulement
les caractéristiques du régime de scientificité propre à l’histoire. Elle se réfère en outre à une vision
erronée de la différence entre l’histoire et les sciences exactes, comme le remarque J. Le Goff :
« Cette appréciation de l’imagination de l’historien me paraît insuffisante. […] Il est nécessaire que
l’historien fasse preuve de cette forme d’imagination qu’est l’imagination scientifique, ce qui se
manifeste […] par le pouvoir d’abstraction. Rien ici ne distingue et ne doit distinguer l’historien des
autres hommes de science. Il doit travailler sur ses documents avec la même imagination que le
mathématicien dans ses calculs ou le physicien et le chimiste dans leurs expériences. »34
On ne peut que partager le constat de J. Le Goff ; l’abstraction imaginative dont fait preuve
l’historien en érigeant des typologies et des concepts n’est ni plus ni moins qu’un procédé
scientifique commun. L’illusion consiste au contraire à absolutiser l’opposition entre imagination et
rationalité ; car, comme le fait remarquer A. Boyer, dans le cadre de la science « le rationnel ne
s’oppose pas tant à l’imaginaire qu’on le prétend volontiers, il est plutôt la possibilité d’un
traitement particulier de l’imaginaire, une certaine distance, un recul, qu’on appelle rigueur : de
l’imaginaire contrôlable »35. P. Veyne, en stigmatisant l’abstraction des concepts historiques,
présuppose donc en toile de fond, d’une part un réalisme naïf, une saisie chimérique (immédiate et
parfaite) de l’extériorité, et d’autre part une vision sur-idéalisée et inadéquate des procédures
propres aux sciences naturelles et exactes. Pour cette raison, il manque la nature même de
l’interprétation à l’œuvre dans l’opération historiographique.
Contrairement au narrativisme, il faut donc affirmer que l’interprétation de l’historien n’est
pas l’indice d’un échec, une chute dans le subjectivisme, mais le signe d’une spécificité, la
construction d’une modélisation adaptée au réel historique et découlant sur une certaine objectivité.
Et cette modélisation n’est plus à considérer comme un procédé mis en œuvre faute de mieux, mais
comme un mode irremplaçable à partir duquel seulement peut naître une authentique connaissance
historique. À ce titre, l’abstraction dont fait preuve l’historien en érigeant des modèles, des
typologies et des concepts n’est ni plus ni moins qu’un procédé scientifique commun. Toutefois,
une telle affirmation ne résout pas encore le problème. Car si toute science implique un acte
interprétatif à sa source (une modélisation née de l’imaginaire) cela ne signifie évidemment pas que
toute modélisation puisse être en retour qualifiée de scientifique. Qu’est-ce qui confère en
conséquence aux modélisations de l’historien son statut scientifique ? Comment tracer la frontière
entre une interprétation débridée s’échappant dans la fiction subjective et une interprétation
34
35
Histoire et mémoire, p. 209.
Karl Popper : une épistémologie laïque, p. 52.
objective de l’histoire ?
Rappelons que notre but initial est de définir la nature de la part d’interprétation qui traverse
l’ensemble des phases propres à la connaissance historique, afin de déterminer ainsi l’espace
épistémologique qu’elle induit. Or, dévoiler les conditions d'une connaissance historique objective
semble précisément être le moyen le plus simple de parvenir à ce but.
Il semble à ce titre que la formulation même du problème incline à réclamer, avec R. Aron,
« une critique qui serait aux sciences historiques ce que la Critique de la raison pure est à la
physique »36. Toute la difficulté d’une telle tentative provient du fait qu’elle ne peut, à l’instar de la
démarche kantienne, se contenter de partir du constat de l’objectivité d’une connaissance (celle de
la physique classique) pour régresser vers ses conditions de possibilité ; elle se doit au contraire,
pour la connaissance historique, d’interroger sa prétention même à l’objectivité.
Quelle solution adopter dans ce cas ? Pour sa part, R. Aron propose un compromis,
admettant plusieurs formes d’objectivité et refusant de la sorte le clivage objectivisme
pur/relativisme. Ainsi, dans la mesure où le cercle herméneutique (passage du singulier à la totalité
et de la totalité au singulier) est consubstantiel à la connaissance historique mais qu’il ne saurait
devenir exhaustif (une totalisation absolue étant impossible), il doit être relayé par d’autres
démarches ; devant la déficience programmée de la compréhension, l’historien doit premièrement
solliciter l’explication causale. Mais ensuite, l’explication ne pouvant être en histoire identique à
celle du déterminisme physique, elle doit elle-même recevoir, en retour de l’aide qu’elle apporte à la
compréhension, les soins de cette dernière : « compréhension et causalité […] se complètent et se
combinent »37. Cette combinaison définit au fond, selon l’auteur, la procédure scientifique adaptée à
l’espace épistémologique de l’histoire ; et elle produit un « déterminisme probabiliste » qui noue
explication et compréhension, induction causale et comparaison, nécessité et contingence et qui
reste « hypothétiquement objectif parce qu’il n’embrasse qu’une portion du réel et ne saurait
rejoindre, même par un chemin infini, l’objet total »38.
Mais cette conception, aussi originale soit-elle, semble déplacer le problème plutôt qu’elle
ne le résout. Si R. Aron a le mérite d'admettre plusieurs formes d’objectivité et de parvenir à un
véritable modèle mixte (à une véritable interpénétration de l’explication et de la compréhension), il
laisse dans le même temps la notion de subjectivité inchangée ; celle-ci reste définie à partir de la
seule conscience isolée du sujet historien. On assiste alors à une absolutisation de la subjectivité,
autrement dit à un refus de considérer les conditions objectives qui la déterminent. En d'autres
termes, le primat que R. Aron accorde à l’historien, saisi comme entité individuelle autonome,
limite sa définition de la subjectivité, ce qui ne peut par la suite laisser la question de l’interprétation
indemne. Il hypostasie le sujet isolé et cela rejaillit sur sa compréhension des limites de
l’interprétation.
Ainsi ces limites sont-elles attribuées à des facteurs qui sont en réalité secondaires, à savoir
à l'attitude de l'historien. Certes, on doit admettre avec Marrou et Aron que « la théorie précède
l’histoire » ; il faut en d'autres termes reconnaître la primauté de « la théorie, c’est-à-dire la position,
consciente ou inconsciente, assumée en face du passé par l’historien : choix et découpage du sujet,
questions posées, concepts mis en œuvre et surtout types de relations, systèmes d’interprétation,
valeur relative attachée à chacun »39. Pourtant, la confusion à éviter commence avec ce constat
plutôt qu’elle ne finit avec lui. Saisir que le lieu de l’interprétation se situe dans les questions de
l’historien ne signifie pas que cet ensemble soit commandé par l’historien (c’est-à-dire l’historien
saisi comme une conscience autonome). Une telle conception (qui parcourt la déconstruction de
l’histoire de Aron à P. Veyne) engendre un déplacement malheureux du problème en invitant
l’historien à questionner l’objectivité de son investigation au niveau de sa méthode individuelle,
pour mieux lui éviter d’interroger son appartenance à une institution. Cette dénégation en forme de
distanciation méthodologique est bien cernée par N. Élias : « Cette concentration de l’attention sur
36
La Philosophie critique de l’histoire, p. 17.
Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 337.
38
Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 330.
39
De la connaissance historique, p. 180.
37
des problèmes formels de "méthode" leur barre l’accès à des difficultés d’une autre nature, comme
celles qui proviennent de leur propre situation »40. Ainsi, en se focalisant sur l’attitude de l’historien,
R. Aron comme Marrou occultent le fait que la position méthodologique ne renvoie pas seulement à
un choix individuel, mais aussi et surtout à une préconfiguration de l’horizon d’analyse.
Et cette préconfiguration est imposée par des conditions objectives. Pour utiliser le condensé
de M. de Certeau, on peut dire que « toute recherche historiographique s’articule sur un lieu de
production socio-économique, politique et culturel »41. Dans cette mesure, que peut signifier
l’exacerbation de la subjectivité de l’historien, indépendamment de la fonction sociale qu’il
occupe ? Chaque historien est avant tout le produit d’une institution socio-historiquement située,
une institution qui est évidemment dépendante d’un État et dont la fonction sociale est en
conséquence « ambiguë », pour reprendre le mot d’Antoine Prost. En témoigne l’exemple
paradigmatique de l’histoire du XIXe siècle : « Par un paradoxe apparent, l’histoire du XIXe siècle
qui se voulait affranchie de la morale et de la politique remplissait une fonction éminemment
politique. […] Celle-ci remplissait la fonction sociale évidente de fournir à la nation son légendaire
et son identité. Elle n’en avait pas conscience, car elle respectait généralement une grande neutralité
de ton, et elle évitait de juger. L’attitude "scientifique" se jouait pour elle dans le traitement des faits
et des explications, où elle appliquait ses principes d’impartialité. Elle ne voyait pas que la
définition des sujets n’est jamais neutre. »42
Cet exemple dévoile bien la façon dont un « lieu », de façon silencieuse et à l’insu des
scientifiques eux-mêmes, prédétermine le champ de recherche et préconfigure les modalités
d’approche qui s’y déploient. Si donc la fonction sociale de l’histoire est ambiguë, c’est parce qu’en
structurant la recherche pour la rendre scientifique, elle assigne en même temps des limites tacites
qui brident l’interprétation en censurant un certain nombre de questions. M. de Certeau énonce ce
double jeu en des termes adéquats : « [L’histoire comme] institution s’inscrit dans un complexe qui
lui permet seulement un type de productions et lui en interdit d’autres. Telle est la double fonction
du lieu. Il rend possibles certaines recherches, par le fait de conjonctures et de problématiques
communes. Mais il en rend d’autres impossibles » (op. cit., p. 78).
Notre critique découvre donc à nouveau la dimension collective de la connaissance
historique. Simplement, elle étend cette découverte à la phase de modélisation. Il ne s’agit plus
seulement de reconnaître le caractère intersubjectivement vérifiable des traces, mais en outre le
caractère intersubjectivement construit des modèles à l’œuvre. L’intérêt d’une telle extension repose
dans la filiation qu’elle permet d’établir entre l’histoire critique de R. Aron et l’histoire éclatée du
narrativisme. On s’aperçoit à présent que le narrativisme n’est en dernier lieu, par-delà ses
spécificités, que l’aboutissement logique d’un impensé qui le précède. Il réduit à une imagination
poétique individuelle ce qui, dans les thèses de R. Aron, tient lieu d’imagination scientifique
individuelle.
R. Aron est par conséquent à l’origine de l’introduction d’un impensé qui paralyse l’analyse
du problème de l’objectivité historique, paralysie à laquelle P. Veyne, on l’a vu, n’échappait pas
vingt ans après. Ce constat, M. de Certeau le résume de façon très pertinente : « Il y a quarante ans,
une première critique du "scientisme" a dévoilé dans l’histoire "objective" son rapport à une place,
celle du sujet. En analysant une "dissolution de l’objet" (R. Aron), elle a retiré à l’histoire le
privilège dont elle se targuait quand elle prétendait reconstituer la "vérité" de ce qui s’était passé. »
Mais, dans le même temps ajoute M. de Certeau, une autre opération, plus ambiguë, était en cours :
« R. Aron établissait dans un statut réservé tant le règne des idées que le royaume des intellectuels.
La "relativité" ne jouait qu’à l’intérieur de ce champ clos. Bien loin de le mettre en cause, en fait,
elle le défendait. […] Une place était mise hors de portée au moment où l’on montrait la fragilité de
ce qui s’y produisait. […] Les travaux les plus remarquables sur l’histoire semblent, aujourd’hui
encore, se détacher difficilement de la position très forte que R. Aron avait prise en substituant le
privilège silencieux d’un lieu à celui, triomphant et discutable, d’un produit. […] Lorsque P. Veyne
40
Engagement et distanciation, p. 32.
L’Écriture de l’histoire, p. 65.
42
Douze leçons sur l’histoire, pp. 293.
41
achève de détruire dans l’histoire ce que le passage de R. Aron y avait encore maintenu de "science
causale", lorsque, chez lui, l’effritement des systèmes interprétatifs en une poussière de perceptions
et de décisions personnelles ne laisse plus subsister, en fait de cohérence, que les règles d’un genre
littéraire et, en fait de référent, que le plaisir de l’historien, il semble bien que demeure intact le
présupposé qui, dès les thèses de 1938, retirait implicitement toute pertinence épistémologique à
l’examen de la fonction sociale exercée par l’histoire, par le groupe des historiens (et plus
généralement par les intellectuels), par les pratiques et les lois de ce groupe, par son intervention
dans le jeu des forces publiques, etc. [op. cit., pp. 65-68]. »
Cette occultation de la fonction sociale de l'historien, induite par R. Aron, ouvre donc sur
une impasse : l’interprétation reste pensée comme un procédé cognitif individuel dont la
scientificité en fait un acte intemporel. Précisons qu'il ne s'agit par ailleurs pas d'affirmer que Aron
ignore complètement l’historicité de l’historien. Au contraire, c’est au nom du fait que la conscience
de l’historien est prise dans le flux de l’histoire que cet auteur assigne des limites à l’objectivation
créée par cette conscience (« L’homme est historique » nous répète Aron et « l’historien appartient
au devenir qu’il retrace »43 ; pour cette raison, il doit se contenter d’une « imparfaite
objectivation »). Mais le fait que l’historien soit lui-même pris en tant qu’homme dans le flux de
l’histoire signifie seulement pour Aron que l’interprétation du sujet est de fait conditionnée, non que
la sphère interprétative l’est en général. Or, la sphère interprétative excède la subjectivité
individuelle puisqu’elle renvoie à un « lieu », à partir duquel seulement une époque interroge, par le
biais de la fonction sociale de l’investigation historique, une époque antérieure. En épuisant cette
sphère dans des actes cognitifs individuels, Aron ne peut par conséquent parvenir au concept d’une
sphère interprétative elle-même soumise à l’historicité. Si donc Aron perçoit que le savoir sur
l’histoire et le cours de l’histoire s’enchevêtrent, il manque par contre la portée de cet
enchevêtrement en le réduisant au problème de la « communication des consciences » (comment
une conscience elle-même historiquement située pourrait-elle objectiver, par le biais de l’acte
interprétatif, les consciences du passé ?). Jamais l’interprétation n’est elle-même hissée au-dessus
de l’individu qui la porte. En d’autres termes, R. Aron concentre son attention sur le cercle
herméneutique créé par le sujet historien lors de son objectivation et manque l’importance
épistémologique du cercle herméneutique plus large dans lequel est enraciné ce sujet lui-même, à
savoir la sphère interprétative évoquée.
Une tension centrale est ici dévoilée : la condition historique de tout individu est d’autant
plus mise en valeur que la place du savant, pris comme sujet idéal, reste, elle, privilégiée
(l’interprétation en tant qu’acte scientifique reste une démarche isolée et isolable). Tout homme,
nous dit R. Aron, fait des choix sociaux, politiques qui sont « historiques, parce que les valeurs au
nom desquelles je juge le présent viennent de l’histoire » (Ibid., p. 416) ; mais le « savant
[…] dépasse l’histoire » (Ibid., p. 424) et ses actes scientifiques n’appartiennent plus « aux
vicissitudes » du flux historique, même s’ils sont limités par la condition humaine, donc historique,
de celui qui les effectue. En définitive, ce clivage rend impossible la reconnaissance de la dimension
collective de l’interprétation (et la reconnaissance d’une véritable sphère interprétative). De ce fait,
la véritable nature de cette dernière se dérobe ; l’interprétation devient un produit anhistorique, une
sorte de pseudo-transcendantal dont la fragilité évidente ne saurait à long terme résister aux
soupçons qui pèsent sur elle.
Cette généalogie de l’impasse subjectiviste et de ses conséquences semble indiquer le
chemin à suivre. L’interprétation doit être pensée par-delà l’acte interprétatif individuel, comme une
sphère interprétative englobant le sujet isolé. De fait, la thèse selon laquelle l’opération
historiographique « s’articule sur un lieu de production socio-économique, politique et culturel »
paraît incarner cette troisième voie. Comme l’énonce Michel de Certeau, auteur de cette thèse,
l’idée d’un « sujet pluriel qui tient le discours historique […], d’un "nous" qui s’approprie [ce
discours,] la médiation de ce "nous", donc, élimine l’alternative qui attribuerait l’histoire ou à un
43
Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 105 et p. 416.
individu (l’auteur, sa philosophie personnelle, etc.), ou à un sujet global (le temps, la société, etc.).
Elle substitue à ces prétentions subjectives ou à ces généralités édifiantes la positivité d’un lieu sur
lequel le discours s’articule sans pourtant s’y réduire » (op. cit., p. 72).
En employant ouvertement une tonalité marxiste, refoulée par R. Aron au profit du seul
héritage wébérien, M. de Certeau met en valeur le fait qu’« il est impossible d’analyser le discours
historique indépendamment de l’institution en fonction de laquelle il est organisé en silence »
(Ibid., p. 71). Or cette « institution » découvre un « nous » social qui n’est ni réductible aux valeurs
du savant ni dissoluble dans la mémoire collective. Et l’indice même qui atteste du primat de ce
« nous » dans la connaissance historique, c’est que sa prise de conscience constitue la condition de
possibilité de toute scientificité, à savoir la transparence : « De part en part [nous dit M. de Certeau
(Ibid., p. 65)], l’histoire reste configurée par le système où elle s’élabore. Aujourd’hui comme hier,
elle est déterminée par le fait d’une fabrication localisée en tel ou tel point de ce système. Aussi la
prise en compte de cette place où il se produit permet seule au savoir historiographique d’échapper
à l’inconscience d’une classe qui se méconnaîtrait elle-même comme classe […]. »
Ainsi, de la conscience plus ou moins transparente des particularités propres au « lieu »
autour duquel le discours historique se déploie, dépend en droit l’étendue d’un savoir
historiographique. Potentiellement, les niveaux de transparence sont multiples, bornés par deux
figures limites : la première, qui consiste à diagnostiquer le refoulement inéluctable du lieu,
renverrait toute recherche historique à une recherche de classe. La seconde, qui démontre à l’inverse
la possibilité d’une pleine intégration du lieu, reviendrait à légitimer la possibilité d’une histoire
effectuée du point de vue de l’universel.
Mais comment déterminer ce degré de transparence ? De quels instruments user pour
évaluer la marge de manœuvre dont dispose le savoir de l’historien à l’égard de son lieu d’origine ?
Il semble que cette redéfinition de l’interprétation nous oriente naturellement vers une critique des
idéologies. C’est d’ailleurs ce type de réflexion que préconise M. de Certeau : « Comme l’indiquent
les recherches de J. Habermas, une "repolitisation" des sciences humaines s’impose : on ne saurait
en rendre compte ou en permettre le progrès sans une "théorie critique" de leur situation actuelle
dans la société » (Ibid., p. 71).
Dégager les critères d’une interprétation véritablement scientifique de l’histoire réclamerait
donc la mise en place d’une « théorie critique » (théorie qui permettrait de sonder le « lieu » qui
commande pour l’essentiel l’interprétation, en ce qu’il préconfigure les questions de l’historien). Il
serait néanmoins prématuré de s’engouffrer dans ce projet sans même apercevoir ses limites. Car si
le concept de lieu peut faire l’objet d’une analyse sociologique, cette dernière ne possède cependant
aucune validité immédiate dans le cadre d’une épistémologie de l’histoire. Certes, il n’est pas
interdit d’user d’une conception structurale pour penser le problème de l’investigation historique.
En revanche, cet usage implique d’avoir préalablement replacé cette conception dans le cours de
l’histoire lui-même. En d’autres termes, penser les limites et les possibilités de la connaissance
historique ne consiste pas simplement à dévoiler la façon dont un lieu préconfigure l’interprétation ;
encore s’agit-il d’expliquer la façon dont ce lieu lui-même s’inscrit dans l’histoire. Omettre ce
dernier renvoi reviendrait à couper de nouveau le savoir de l’histoire du cours de l’histoire.
Le sociologisme n’épuise donc pas notre questionnement, même si l’étude de l’histoire est
dépendante de la structure de la société. Car, sauf à nier ce qu’il y a d’historique dans la société, on
ne saurait occulter le problème de l’évolution d’une telle structure. P. Vilar rappelle à ce titre qu’il
n’existe pas de « structures a-historiques. […] Et rien n’est totalement indépendant d’une structure
globale qui elle-même se modifie »44.
Il faut de ce fait reconnaître que cette évolution, relative à l’historicité du « lieu », détermine
à son tour une sphère interprétative plus générale. Car ce « lieu » lui-même s’enracine dans un
certain « régime d’historicité », pour reprendre le concept de F. Hartog ; « un régime d’historicité »
c’est-à-dire, notamment, « une formulation savante de l’expérience du temps qui, en retour, modèle
44
Une histoire en construction, p. 414.
nos façons de dire et de vivre notre propre temps », qui « […] ouvre et circonscrit un espace de
travail et de pensée » et qui, finalement, « interdit et permet de penser certaines choses »45. Et ce
« régime d’historicité » renvoie, par ses implications, à la double réalité que R. Koselleck catégorise
à l’aide des notions de « champ d’expérience » et d’ « horizon d’attente »46. Un « champ
d’expérience » et un « horizon d’attente » distribuent, d’une part, un certain nombre d’habitus
individuels et collectifs qui expriment la façon dont les expériences propres au passé imprègnent
spontanément le présent et, d’autre part, un certain nombre de projections individuelles et
collectives (désirs, craintes, espoirs, projets, etc.) qui traduisent l’inscription du rapport au futur,
dans le présent. Or, ce « champ d’expérience » et cet « horizon d’attente » influencent en partie le
choix des concepts utilisés par l’historien qui, comme le rappelle R. Koselleck, « se sert de
catégories formées et définies ex post, qui ne sont pas contenues dans les sources utilisées. » (Ibid.,
p. 115).
Par conséquent, le renversement théorique (le dépassement du subjectivisme) qui doit être
effectué réclame le concept de « lieu » mais ne s’épuise pas dans ce dernier. Dans la mesure où ce
concept, lorsqu’il devient un outil pour légitimer une théorie de l’Histoire, doit justifier du statut de
sa propre historicité (une historicité qui désigne elle aussi, on vient de le voir, une certaine
dimension de l’interprétation). Essayons de cerner la tension qui commande ce renvoi :
l’interprétation est une sphère nivelée ; que l’on tente de l’épuiser dans le produit d’un sujet isolé et
nous nous trouvons renvoyés vers la sphère interprétative imposée par le « lieu » dans lequel
s’inscrit ce sujet. Que l’on s’accorde pour réduire l’interprétation à ce « lieu », c’est-à-dire cette
structure socio-économique, politique et culturelle dans laquelle elle s’inscrit, et nous voici déportés
vers la sphère interprétative que constitue l’historicité de cette structure elle-même (le « champ
d’expérience » et « l’horizon d’attente » dans lesquels cette structure se déploie). Aussi
l’interprétation doit-elle, pour être correctement pensée, être définie à partir de cette triple
dimension.
Pourtant, ce tripe renvoi permet justement de repenser la notion de scientificité. Ainsi, et
dans la mesure où la connaissance historique ne peut s’extraire magiquement des conditions qui
déterminent son émergence (conditions historiques, sociales et individuelles), la notion de
scientificité doit être redéfinie. Cette notion n’est plus à penser comme la conséquence d’une
connaissance figée et indépassable, mais comme la caractéristique d’une connaissance qui devient
de plus en plus adéquate à la réalité qu’elle étudie parce qu’elle procède dans un même temps à la
critique et à l’intégration des conditions d’apparition dans lesquelles elle opère. Dans ces
conditions, il faut assumer de retomber sur une authentique définition matérialiste de la
connaissance, une définition qui conçoit la connaissance comme rapport pratique de l’humanité
avec les choses et qui conçoit, au sein de ce rapport, la scientificité comme la conséquence d’une
critique de ce rapport pratique aux choses (ce qui signifie que cette scientificité n’est pas donnée
une fois pour toutes, mais qu’elle est le résultat d’un processus d’analyse éternellement reconduit).
Ainsi, une fois dénoncée la perspective d’une coupure mythique entre approche nonscientifique et science et une fois la notion de scientificité elle-même redéfinie à l’aune des
conditions générales d’émergence de tout discours sur l’histoire, deux cheminements clairement
divergents se présentent effectivement : d’un côté, la répétition à l’infini d’une investigation
aveugle à ses limites ; de l’autre, la construction d’une histoire évolutive, ouverte, qui reformulant,
redéfinissant progressivement ses concepts, parvient à passer des « seuils épistémologiques »
toujours plus importants, c’est-à-dire « des adéquations successives des constructions de l’esprit aux
structures du réel »47. En d’autres termes, si toute histoire est, on l’a vu, en partie enracinée dans une
forme (individuelle ou collective) de subjectivité, un processus de scientifisation (qu’on me
45
« Temps et histoire », in Annales, Économies, sociétés, civilisations, n° 6, novembre-décembre 1995, pp. 12201221.
46
Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, pp. 307-329.
47
Je reprends ici la définition que produit P. Vilar (Une histoire en construction, p. 383).
pardonne le néologisme) peut toutefois être enclenché par l’analyse même des conditions
d’émergence du discours historique.
Cette perspective désigne alors clairement un point de bifurcation entre deux types
d’histoire :
Le premier type qui, refusant d’interroger son particularisme historiographique, produit des
concepts contenant dès l’origine les signes de leur prochaine péremption (ce qui interdit la
continuité entre les différentes historiographies). Ce type d’histoire fait obstacle à la mise en place
de toute dynamique de scientifisation.
Le second type qui, initiant à l’inverse cette interrogation sur les présupposés
historiographiques, fournit des concepts autorisant leur future reformulation. Ce faisant, il confère à
ces derniers une place d’exception qui leur permet de survivre à leur enracinement socio-historicoculturel. Ce type d’histoire met en place des procédures favorisant l’acquisition progressive d’une
certaine scientificité.
On aura compris que cette redéfinition de la notion de scientificité est, par rapport au
mouvement de déconstruction, déterminante. Non seulement une théorie de l’Histoire adoptant un
niveau global est compatible avec cette redéfinition mais, a fortiori, elle s’avère même nécessaire.
Une vision globalisante n’est-elle pas la seule capable d’interroger pleinement son particularisme
historiographique (les conditions subjectives, sociales et historiques d’émergence de son propre
discours) ? Comment parvenir, sans une telle vision, à saisir toutes les dimensions auxquelles
renvoie ce particularisme ? La spécialisation dans des histoires locales (histoire d’un lieu, d’une
communauté, d’un objet, etc.) ou régionales (histoire des mentalités, histoire du politique, de
l’économie – etc.) ne saurait, à l’inverse, être la meilleure garantie de cette perspective. Sans nier
les apports de cette spécialisation, il faut reconnaître son vice intrinsèque : prise dans un réseau
global à plusieurs dimensions (un système symbolique propre à une époque d’une part, un lieu
socio-économique, culturel et politique relatif à une institution spécifique d’autre part), elle s’avère,
en vertu de son regard local ou régional, incapable de penser son rapport d’appartenance, ainsi que
celui des objets qu’elle étudie, à ce réseau. Devant l’impossibilité de statuer sur sa propre position
ou sur celle des champs et des objets dont elle s’occupe, elle a donc toutes les chances de se
refermer sur elle-même et, de ce fait, sur une lecture partisane (trop dépendante des caractéristiques
de l’époque générale et de l’institution particulière en fonction desquelles elle s’élabore). Elle ne
peut, en conséquence, parvenir à se frayer une voie vers des sauts qualitatifs susceptibles de la
hisser au-dessus de la subjectivité collective à laquelle elle se rattache.
Ce vice interne à la spécialisation est d’ailleurs valable pour les autres sciences, comme
l’explique A. Boyer (qui reprend des critiques déjà formulées par T. S. Kuhn et K. Popper) :
« Lorsque la spécialisation forcenée […] bloque la machine critique, machine à produire des débats
conflictuels et des remises en cause permanentes […], le groupe des scientifiques, après avoir
conquis son autonomie par rapport à toute autorité extérieure (politique, religieuse, idéologique,
sinon économique ou militaire) risque de se transformer lui-même en autorité, c’est-à-dire en
pouvoir incontrôlable, et donc, paradoxalement, de réintroduire un "sujet" dans la science ; sujet
"collectif" mais sujet tout de même de par son statut monolithique, non critiquable et toutpuissant. »48
Cette contradiction (relative non pas à la spécialisation, mais aux situations dans lesquelles
cette spécialisation devient hégémonique) me semble particulièrement présente dans la fuite en
avant qui caractérise la spécialisation historique des quatre dernières décennies. La dynamique de
déconstruction des théories de l’Histoire a incliné les historiens à occulter définitivement le point de
vue global. En résulte une dénaturation des objets appréhendés, c’est-à-dire plus exactement une
édulcoration de leur signification première, signification relative au tout dont ils dépendent
effectivement et dont ils ont été artificiellement séparés. Le constat sans complaisance effectué par
A. Prost à propos de la phase de spécialisation propre à l’historiographie des trois dernières
décennies confirme ce processus d’édulcoration : « Il en résulte un repli sur des sujets qui
48
Karl Popper : une épistémologie laïque, p. 54.
combinent histoire des représentations et micro-histoire. […] Engagés dans cette direction, les
historiens se transforment en orfèvres ou en horlogers. Ils produisent de petits bijoux, des textes
ciselés où brillent leur savoir et leur savoir-faire, l’étendue de leur érudition, leur culture théorique
et leur ingéniosité méthodologique, mais sur des sujets qui ne prêtent pas à conséquence pour leurs
contemporains. […] Les collègues qui les lisent ne peuvent qu’applaudir ces exercices de virtuosité,
et la corporation pourrait ainsi devenir un club d’autocélébration mutuelle où l’on prendrait plaisir à
apprécier ces petits chefs-d’œuvre artisanaux. Mais après ? And then, What ? Où nous conduit une
histoire qui déploie des trésors d’érudition et de talent à traiter des objets insignifiants ? Ou plus
exactement, qui n’ont de sens et d’intérêt que pour les historiens du domaine ? »49
La spécialisation, loin d’être ici la garantie de la scientificité spécifique à laquelle peut
prétendre la connaissance historique, devient dans ces conditions précises un obstacle à une telle
scientificité. Désinvestissant l’approche globale, elle évacue la véritable teneur des champs qu’elle
appréhende et verse dans une spéculation incapable d’interroger ses propres présupposés. D’où
notre conclusion : une histoire scientifique ne peut signifier rien d’autre qu’une histoire toujours en
construction, c’est-à-dire une histoire évolutive, générant une dynamique qui consiste à questionner
son particularisme historiographique (car seul ce questionnement permet, on l’a vu, d’accéder à une
forme de scientificité). Mais une telle histoire induit à son tour la perspective d’une approche
globale, certainement la plus à même d’entreprendre un tel questionnement pour les raisons déjà
évoquées.
Bref, contrairement au préjugé commun qui prévaut aujourd’hui dans l’univers des sciences
humaines, ce n’est donc pas l’approche totalisante qui est, en elle-même, responsable d’une dérive
de l’investigation historique. Les normes de scientificité ne sont pas a priori incompatibles avec une
telle approche ? À l’inverse, la spécificité des opérations propres à la connaissance historique
semble réclamer cette forme d'approche. Cela dans la mesure où l’acquisition d’une certaine
scientificité exige de tout discours sur l’histoire une prise en compte des conditions générales
d’émergence de sa propre production ; et cette prise en compte nécessite justement une autocritique
effectuée d’un point de vue global afin d’embrasser les différentes dimensions (individuelle,
sociale, historique) qui façonnent l’imaginaire de l’historien et orientent son interprétation.
Pourquoi le problème semblait-il alors si profond ? Tout simplement parce que
l’historiographie de la seconde moitié du XXe siècle aura en grande partie été aveugle à ses propres
limites. La dynamique de déconstruction autour de laquelle elle s’articulait ne pouvait être que
conflictuelle. Chacune des pensées participant de cette dynamique ignorait la portée générale des
critiques qu’elle mettait en place et en venait à faire jouer une dimension de la connaissance
historique contre les autres. S’ajoute à ce premier phénomène le fait que la spécialisation a renforcé
la parcellisation théorique, finissant par provoquer le refoulement des questions fondamentales qui
doivent diriger toute enquête sur le problème des normes de scientificité.
Ainsi, l’argumentaire épistémologique généralement invoqué pour justifier le refus des
théories de l’Histoire ne tient pas. Cet argumentaire s’érige en définitive sur une confusion entre la
façon problématique dont sont construites certaines catégories propres à ces théories et l’angle
d’attaque (la vocation totalisante) adopté par ces mêmes théories (angle d’attaque qui, en lui-même,
n’a rien de problématique tant qu’il reste orienté par une dynamique ouverte, c’est-à-dire tant que
l’approche reste globale sans prétendre à une totalité close, absolue). Une fois cette confusion
évacuée, l’ambition de reconstruire le concept d'Histoire apparaît cette fois complètement légitime.
Ajoutons enfin sur ce point que cette légitimité épistémologique est renforcée par un second
constat d'ordre pratique. A savoir que si les visions totalisantes de l’histoire ont été condamnées au
nom du monstre idéologique et éthique qu’elles étaient censées représenter, on remarque pourtant
qu'un monopole idéologique exercé par l'économie néoclassique et orienté vers la consécration du
capitalisme contemporain a justement pu s’imposer grâce au silence laissé par l’évacuation des
théories de l’Histoire ; un monopole qui n’est pas moins oppressant dans son ampleur et
49
Douze leçons sur l'histoire, p. 286.
moralement problématique dans sa justification des inégalités ou de la violence réelle et
symbolique.
Or, ce monopole est précisément renforcé par les contradictions d'une vision dite
postmoderne qui prétend se passer du concept d'Histoire (et de ses catégories corrélatives). Car loin
d’avoir suscité un regard philosophique plus lucide, cette vision s'est révélée ambiguë et
contradictoire, incapable de saisir son époque et, de ce fait, condamnée à servir l’idéologie évoquée.
Ainsi, loin de nous retrouver dans une vision du monde plus cohérente, « nous butons [selon la
formule d’A. Tosel] sur l’étrangeté de la situation de l’histoire à l’époque de la crise des
philosophies de l’histoire »50. Et cette étrangeté amène trop souvent l'analyse à verser dans un
relativisme généralisé, dans la mesure où, comme le stigmatise Castoriadis, « le rejet de la vue
globale de l’histoire […], entre les mains des postmodernistes, ne sert qu’à éliminer la question : en
résulte-t-il que toutes les périodes et tous les régimes social-historiques sont équivalents ? »51
En ce sens, le postmodernisme aura peut-être été à son insu le corrélat d'une nouvelle vision
globale de l’histoire véhiculée par le mondialisme et l’économisme néolibéral. Et, en dépit des
apparences, il n’y a rien de paradoxal à cette conjugaison des contraires. Que la crise du concept
d'Histoire ait eu pour double effet l’affirmation du mondialisme comme mythologie globale d’un
côté et la fuite dans une perception contradictoire et morcelée de l’univers socio-historique de
l’autre, cela est tout à fait logique. Les deux phénomènes sont interdépendants. C’est parce que le
flou théorique propre au postmodernisme rendait impossible toute définition pertinente de l’époque
de la mondialisation que pouvait s’imposer, en toute tranquillité, une lecture caricaturale de cette
même époque. Réciproquement, l’émergence d’une pensée philosophique suffisamment large pour
permettre une ré-époqualisation capable de démanteler cette lecture caricaturale était rendue
improbable par les contraintes du réseau institutionnel, matériel et culturel chargé de promouvoir
cette dernière.
Une telle interaction permet de comprendre l’ampleur des conséquences négatives (d’un
point de vue idéologique) de la mise à l’écart des théories de l’Histoire. Elle permet aussi de saisir
pourquoi les soubresauts récents (récession, instabilité financière, etc.), qui semblent aujourd’hui
discréditer l’ordre idéologique des trois dernières décennies, n’ont aucune chance de donner lieu à
une véritable pensée alternative en l’absence d’un retour vers ces théories et donc d'une
reconstruction cohérente du concept d'Histoire.
III.
Vers la reconstruction d'une philosophie de l'Histoire
Le temps est donc peut-être venu de reconstruire le concept d’Histoire. Pour cela, il faut
produire une grille conceptuelle originale, un ensemble de catégories qui se devra de concilier le
niveau global avec le refus de toute réponse à connotation métaphysique. Le niveau global d’un
côté, c’est-à-dire un niveau qui dépasse à la fois l’échelle locale (qui se borne à l’étude
spécifique d’un lieu, d’une période ou d’un type d’acteur), l’approche régionale (qui se focalise
sur une dimension particulière de l’être humain – les mentalités, les pratiques économiques, la
politique, etc.), enfin la perspective pluridisciplinaire (qui tout en promouvant la convergence
des disciplines conserve l’idée que l’étude de l’histoire ne peut être effectuée à partir d’un même
modèle d’analyse). Le renoncement à toute réponse de type métaphysique de l’autre, à savoir le
refus de recourir à un critère qui transcende le mouvement historique pour élaborer les
différentes catégories.
J'ai évidemment conscience des tensions auxquelles une telle perspective de conciliation
s’expose, à commencer par la distance apparente entre l’héritage ambigu dont elle se réclame et
les prétentions scientifiques qu’elle affiche. Pourtant, un certain nombre d'approches récentes
chez les historiens de métier et les économistes se réclament justement d'une approche globale
(voir sur ce point la fiche de synthèse de trois pages donnée durant l'intervention). Il s'agit donc
50
51
Un Monde en abîme, p. 138.
Le Monde morcelé : Les carrefours du labyrinthe, p. 22.
pour la philosophie de l'Histoire d'étudier ces approches tout en apportant sa réflexion sur les
catégories principales qu'elles doivent renouveler.
Or, quelles sont donc les catégories génériques imposées par toute théorie de l’Histoire à
vocation totalisante, au-delà des différences de contenu qui existent entre les différentes
approches ? Ce sont en fait les catégories dérivées des interrogations communes à ces
approches ; quatre grandes interrogations semblent à ce titre s’imposer :
– Première interrogation : qui ou qu’est-ce qui fait l’histoire ? Un sujet unique, plusieurs sujets,
des agents déterminés, un ensemble d’éléments, etc. ? Que l’on parvienne à la solution
traditionnelle d’un sujet historique, que l’on réponde à ce problème par la mise en avant d’une
interaction entre différents agents et éléments, ou que l’on propose des alternatives originales, il
n’en reste pas moins que toute théorie de l’Histoire se doit d’essayer d’identifier les acteurs et les
agents de l’évolution historique ainsi que l’interaction entre ces acteurs et ces agents.
– Seconde interrogation : comment s’opèrent les changements historiques ? Par une mécanique
nécessaire, par une série d’interactions accidentelles, par des projets conscients, etc. ? Ici encore,
quelle que soit la réponse apportée, le problème de la causalité à l’œuvre dans l’histoire, ou pour
le dire autrement des lois du changement historique, ne peut être occulté. On remarquera
d’ailleurs que ce second problème est le corrélat du premier puisque le questionnement sur le
changement historique implique une réflexion sur le rôle spécifique des acteurs qui
accomplissent ou accompagnent ce changement. Pour cette raison, le contenu de ces deux
catégories doit être élaboré simultanément.
– Troisième interrogation : selon quel type de temporalité et au sein de quelle forme d’espace
s’effectuent les changements historiques ? Que l’on définisse le mouvement de l’histoire à partir
d’un espace-temps unique et homogène ou que l’on décèle différentes formes de temporalité
historique et différents types d’espace, on ne saurait éviter un tel questionnement. Car ce n’est
qu’à l’aune de celui-ci qu’il est possible d’assumer l’une des fonctions essentielles de toute
théorie de l’Histoire, à savoir la périodisation (division de l’évolution globale en moments,
époques, ères, etc.).
Le problème pour la philosophie de l'Histoire contemporaine est donc de voir dans quelle
mesure certaines des approches actuelles propres aux historiens se revendiquant d'une histoire
globale pourraient répondre à ces interrogations de façon sinon définitive tout au moins
temporairement cohérente. Or, de mon point de vue, la théorie des systèmes-mondes (à l'origine
initiée par Immanuel Wallerstein) me semble l’espace épistémologique le plus favorable à cette
entreprise. Cette théorie découle en partie des modèles systémiques mis en place dans la seconde
moitié du XXe siècle par les tenants des sciences naturelles. La puissance heuristique de ces
modèle semble particulièrement intéressante dans la mesure où ils ont initialement pour objectif
d’appréhender la complexité de certains phénomènes présentant des traits comme l’instabilité, la
non-linéarité, l’émergence, le désordre, la mouvance, etc. De fait, il n’y a pas réellement de nom
générique désignant l’ensemble de ces phénomènes. Théorie du chaos, théorie de la complexité,
théorie des niveaux, théorie des structures dissipatives, etc., autant d’expressions qui désignent
des similitudes sans se rapporter à un même objet. La principale similitude, c’est qu’il s’agit de
penser des réalités qui ne peuvent pas être abordées de façon réductionniste dans la mesure où un
certain nombre de lois ou de propriétés émergentes les caractérisent. La description de ces
réalités nécessite alors le recours à des notions spécifiques :
– La première est, on vient de l’évoquer, celle de complexité, soit la qualité d’un phénomène qui
est capable de développer des propriétés émergentes, c’est-à-dire des propriétés générales qui
découlent, à un certain moment et sous certaines conditions, de la rencontre de ses éléments
constitutifs sans appartenir à aucun d’eux en propre. Cette émergence rend donc obsolète la
méthode consistant à réduire un phénomène complexe à ses composants élémentaires. Ici,
résume Lucien Sève, « le tout ne se compose de rien d’autre que de ses parties et pourtant il
présente en tant que tout des propriétés n’appartenant à aucune de ses parties en tant que
parties »52.
– Cette complexité induit une seconde notion, celle d’interaction non linéaire. Car si la rencontre
des éléments d’un phénomène peut générer des propriétés complexes qui n’appartiennent pas à
ces éléments pris isolément, c’est que la relation entre les éléments ne peut plus être pensée sous
le mode d’une relation linéaire de cause à effet mais qu’elle doit plutôt être appréhendée à partir
d’une relation d’interdépendance dynamique, interdépendance dynamique que la notion
d’interaction non linéaire entend désigner. La non-linéarité est ainsi la propriété d’un phénomène
au sein duquel la proportionnalité des causes et des effets n’est plus la règle.
– Et cette non-linéarité, en vertu des propriétés émergentes qu’elle génère, nous entraîne vers une
autre spécificité de ce type de phénomène, à savoir la non-réversibilité. Les propriétés
émergentes créent des seuils qui impliquent une historicité du phénomène dans la mesure où les
variables ne retrouvent jamais les mêmes valeurs une fois les seuils passés.
– Ces différentes notions impliquent en définitive celle de globalité. Nous avons affaire à des
phénomènes qui ne peuvent être appréhendés que de façon globale puisque la connaissance de
l’interdépendance dynamique et des propriétés émergentes ne peut se trouver dans la seule
connaissance des éléments (point de vue local).
Complexité, interaction non linéaire, dynamique non réversible, globalité, nous sommes
bien face à des systèmes. Néanmoins, le concept de système serait trop large pour spécifier à lui
seul cette approche. Lorsque qu'on parle de paradigme systémique, ce n’est pas, on le voit, pour
désigner n’importe quel type de système, mais plus précisément des systèmes dynamiques non
linéaires.
Mais suffit-il que les sciences de la nature produisent une nouvelle approche pour que
celle-ci soit aveuglément appliquée aux sciences humaines ? De fait, cette critique me semble
injustifiée. Tout d’abord, la scientificité n’est pas, on l’a vu précédemment, une qualité innée et
isolée mais le résultat d’un processus de la connaissance, à savoir la caractéristique d’une
connaissance qui devient de plus en plus adéquate à la réalité qu’elle étudie parce qu’elle
procède dans un même temps à la critique et à l’intégration des conditions d’apparition dans
lesquelles elle opère. Or, une telle démarche (de critique et d’intégration) implique justement une
mise à l’épreuve des modèles contemporains, d’autant plus lorsque ces modèles se sont révélés
fructueux dans le cadre des sciences naturelles. Ensuite, l’histoire humaine apparaît
immédiatement comme un ensemble de phénomènes dont la correspondance avec le modèle
évoqué paraît forte. Premièrement, l’activité humaine présente des seuils de complexité, des
niveaux, qui sont difficiles à expliquer par la seule description des actions individuelles ;
deuxièmement, la relation linéaire de cause à effet échoue à rendre compte de l’interaction
complexe des événements historiques ; enfin, la non-réversibilité est certainement l’une des
caractéristiques les plus fondamentales de l’histoire humaine. À ce titre, il n’est pas absurde
d’utiliser les ressources de ce type de modélisation pour notre propre projet.
Mais au-delà de cette défense de principe, il n’est pas inutile d’étayer un peu plus mon
choix. Mettre en avant le modèle systémique en guise de préalable peut donner l’impression d’un
tour de prestidigitation. Un tel modèle parviendrait-il magiquement à éclairer un réel historique
qui était jusqu’ici mal pensé ? Ce n’est évidemment pas si simple. Il serait plus juste de dire que
ce modèle d’analyse propre aux sciences naturelles parvient à des catégories qui, non seulement
ne sont pas contradictoires avec une certaine approche de l’histoire, mais qui de plus semblent
naturellement l’épouser. En des termes plus explicites, je pense à l'instar de Wallerstein qu'une
synthèse entre ce modèle systémique et l’approche propre au matérialisme marxien est possible.
Plus que cela, je crois également que la logique dialectique qui anime ce type de matérialisme
peut avantageusement se combiner avec les concepts propres à ce modèle systémique. Sur ce
point, je rejoins l'analyse poussée de L. Sève : d’un côté, il faut admettre que « l’extrapolation de
ces découvertes [sur les systèmes dynamiques non linéaires...] aux sciences de l’homme et de la
52
« De quelle culture logico-philosophique la pensée du non-linéaire a-t-elle besoin ? », in Émergence, complexité et
dialectique, p. 58.
société » est complètement cohérente ; dans la mesure où ces « découvertes [...] sont fortement
multidisciplinaires, puisqu’elles ont vocation à s’appliquer chaque fois qu’il est utile d’utiliser
une modélisation non linéaire, c’est-à-dire, potentiellement, chaque fois qu’un processus de
transformation met en jeu des relations non linéaires et des circuits de rétroaction »53. D’un côté
donc, il est intuitivement sensé de vouloir appliquer ce type d’approche systémique à un objet
(l’histoire) qui semble particulièrement susceptible, on l’a vu, de contenir le genre de relation
évoqué ci-dessus. Et de l’autre côté, constate L. Sève, il faut réciproquement reconnaître que les
propriétés principales de la pensée non linéaire, notamment la « non-addivité » (le tout est plus
que la somme des parties), la « non-proportionnalité » (la puissance de l’effet n’est pas contenue
dans la cause) et la « non-prédictibilité » (les états futurs d’un système donné ne sont pas
prédictibles en dépit d’une connaissance déterminée de ses éléments initiaux), renvoient à une
vision spécifique du rapport entre tout et partie qui n’est pas pensable à partir d’une logique
classique54, mais qui est par contre pensable à l’aune d’une logique dialectique. En effet, la
dialectique est, comme le rappelle L. Sève, « cette pensée logique qui ne se satisfait pas de
proscrire les contradictions […] mais s’emploie à traiter ces dernières aux fins de les résoudre.
[…] En étudiant les rapports précis de ces contraires, toujours autrement plus complexes que ne
l’admet sans examen le formalisme classique ; et par suite en se rendant capable de discerner les
formes plus englobantes, matérielles ou conceptuelles […] formes plus englobantes au sein
desquelles ces contraires passent sans s’effacer, leur contradiction s’y dépassant » (Ibid., pp. 8889). Ces caractéristiques de la logique dialectique lui permettent, de ce fait, de surmonter les
impasses dans lesquelles la pensée scientifique du non-linéaire s’enferme en adoptant la logique
classique.
Ce double constat permet d’envisager la production d’un modèle mixte fondé sur une
véritable réciprocité entre l’approche systémique et la logique dialectique (telle qu’elle est
développée au sein du matérialisme marxien). La réciprocité s’énoncerait dans les termes
suivants : l’approche systémique pourrait nourrir les sciences humaines en dévoilant un contenu
(des parties ou des niveaux du réel historique) jusqu’ici ignoré. En d’autres termes, le modèle
systémique apporterait des outils théoriques nécessaires à l’appréhension de l’histoire. Mais les
productions résultant de ces nouveaux outils réclameraient, à leur tour, pour être pleinement
intelligibles l’application d’un matérialisme de type dialectique.
Bref, ne pouvant aller plus loin ici dans cette présentation, je me permets de vous renvoyer à
ce niveau vers mon ouvrage55 dans lequel j'essaye en substance de montrer comment :
1. Le modèle systémique (du moins, la version inspirée des thèses de I. Wallerstein) permet
d’apporter une réponse, sinon complète, tout au moins satisfaisante à la question des acteurs de
l’histoire et à celle de la causalité historique. A savoir que, loin d’ignorer les grands problèmes
posés par cette double thématique, ce modèle est capable de produire une logique relationnelle
apte à saisir la dimension collective de l’histoire, et ses modalités de déploiement, sans
reconduire des schèmes métaphysiques. Il autorise ainsi la catégorisation d’un procès sans sujet
ni fin(s) tout en préservant l’intelligibilité des acteurs historiques. Et il est alors possible de
surmonter, par le biais d’une telle catégorisation, les carences de l’individualisme
méthodologique (qui est incapable de produire une pensée aboutie de la dimension collective à
partir du primat théorique des actes individuels), les insuffisances de toute forme de
descriptivisme (toute théorie qui se contente d’énumérer les composants de la dimension
collective sans rendre intelligible leur articulation hiérarchisée), et les tensions de l’approche
structurale (qui échoue devant la question du changement historique).
53
Émergence, complexité et dialectique, p. 39.
« [...] la pensée du non-linéaire fait surgir en nombre des paradoxes dont souvent la formulation courante peut être
récusée comme spécieuse mais qui, plus rigoureusement énoncés, paraissent bien irréductibles dans une perspective
logique classique [...] » (« De quelle culture logico-philosophique la pensée du non-linéaire a-t-elle besoin ? », in
Émergence, complexité et dialectique, p. 69).
55
Les Théories de l'histoire face à la mondialisation, L'harmattan, « Ouverture philosophique », Paris, 2010.
54
2. Ce même modèle permet de penser de façon satisfaisante l'espace-temps pluriel de l'Histoire
en refusant l'homogénéisation excessive infligée par le passé. Cela en déréifiant l'espace-temps
historique (que les métaphysiques de l'Histoire tendaient à substantifier) et en considérant les
différentes durées et les différents espaces, non plus comme autant de variantes mesurables d’un
même espace-temps homogène et continu (non plus comme les découpages d’un milieu dans
lequel s’insèreraient les différentes pratiques), mais plutôt comme l’expression même des
pratiques (politiques, économiques, idéologiques) que l'unité d'un réseau systémique permet de
penser dans leurs divergences et de leurs convergences. De cette façon, ce modèle systémique
achèverait l'intuition braudélienne (intuition de la triple durée restée jusqu'au bout très ambiguë
dans ses prémisses épistémologiques) tout en évitant la fuite vers une division à l'infini.
Conclusion
Cette présentation avait donc pour objectif de mettre en valeur les constats suivants :
l'élaboration progressive du concept d'Histoire était jadis parvenu à pointer un espace théorique
(celui d’une histoire à vocation totalisante) que ses divers tenants (philosophes, puis historiens,
sociologues, économistes) ont peu à peu abandonné faute de réussir à le remplir dans le respect
des normes scientifiques. Mais par ce geste, ils ont implicitement autorisé la désagrégation du
champ des sciences humaines, son morcellement théorique et institutionnel. Or, toute notre
réflexion a pour visée de montrer que ce renoncement participe d’un empressement douteux et
peut-être improductif. Bien sûr, la remise en question était à l’origine nécessaire et souhaitable.
Mais, comme souvent dans les pérégrinations de l’épistémologie, la critique légitime des
fondements a laissé place au dogme. Et si au départ le refus du global s’est imposé dans le cadre
d’une réflexion sur les conditions de la connaissance historique, il s’est protégé à la fin par le
refoulement de cette même réflexion, par le déni des tensions propres aux nouveaux paradigmes
proposés.
Ces tensions confirment précisément l’urgence d’un réinvestissement théorique. Car en
s’évertuant à séparer les champs, les lieux et les objets, la recherche historique s’est en définitive
condamnée à dissoudre le réel socio-historique lui-même, du moins à véhiculer la croyance en sa
dissolution. Certes, je n'oublie pas que F. Braudel réclamait déjà un « langage commun » capable
d’unifier les sciences humaines56 et que cet « idéal », comme le souligne G. Noiriel, s’est effacé
« devant les apories de la déconstruction »57. Pourtant, cet échec n’atteste pas tant une
impossibilité épistémologique qu’une omission théorique conjoncturelle. Car F. Braudel, tout en
invitant les chercheurs à l’interdisciplinarité, n’est pas parvenu à fournir une méthode commune.
De ce fait, comment aurait-il pu « satisfaire » les spécialistes en affichant « l’ambition implicite
de faire jouer à l’histoire un rôle dirigeant dans le rassemblement des sciences de l’homme »,
alors que, comme le précise G. Noiriel, « les autres sciences sociales » étaient à ce moment « en
pleine renaissance » (Ibid., p. 122) ?
Mais aujourd’hui cette « renaissance » a montré ses limites ; des disciplines comme la
sociologie et l’économie retombent, en dépit de leur autonomie revendiquée et de leur originalité
supposée, sur d’antiques conflits (individualisme/holisme par exemple) et se heurtent aux effets
pervers d’une vision unilatérale du réel socio-historique. En ce sens, l’exigence d’unification
devrait trouver des échos plus favorables dans une période où l’émiettement généralisé des
sciences de l’homme devient pratiquement une menace pour leur pérennité universitaire. Surtout,
l’approche systémique, en tant qu’elle permet de dépasser tout en intégrant leurs apports de
nombreux modèles d’analyse, semble susceptible de produire cette méthode commune qui faisait
en partie défaut au projet braudélien58. Cette situation autorise en conséquence à réitérer l’appel
56
Écrits sur l’histoire, p. 7.
Sur la crise de l’histoire, p. 121.
58
En effet, F. Braudel use du concept d’économie-monde, mais sans pour autant généraliser les implications
57
autrefois dénigré. Par ma réflexion, j'espère avoir fait un pas supplémentaire au nom de cet appel
en installant le doute suivant : refuser aujourd’hui de reconstruire une théorie de l’Histoire à un
niveau global ne revient-il pas à s’enfermer dans un aveuglement scientifique dont il faudra plus
tard porter la responsabilité ? Et ce doute doit être à la fois celui des philosophes et des
historiens.
épistémologiques de cette approche potentiellement systémique. Il revient donc à Wallerstein d’avoir effectué cette
généralisation, produisant par ce geste un véritable paradigme novateur.
Ouvrages et articles cités ou utilisés
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