des actes individuels ou collectifs), dans un organicisme (l’accomplissement traduit les différentes
phases de l’évolution des sociétés appréhendées comme des totalités organiques), dans une vision
rationaliste (l’accomplissement est l’expression d’une perfectibilité indéfinie caractéristique du
pouvoir de la raison humaine), dans un modèle structural (l’accomplissement provient de
l’interaction entre différentes structures collectives déterminant l’agir humain) ou dans un schéma
positiviste (l’accomplissement renvoie aux passages successifs de stades cognitifs, passages rendus
possibles par une connexion toujours plus optimale entre la théorisation et l’expérimentation). Dans
le second cas par contre, nous sommes face à un modèle eschatologique au sein duquel
l’accomplissement du potentiel historique s’effectue de façon brusque, non cumulative, et par le
biais d’interventions extérieures au cours de l’histoire, depuis la création du monde (création ex
nihilo) jusqu’à la fin du monde (jugement dernier). H. Blumenberg résume bien cette « différence
[qui] réside dans le fait que l’eschatologie parle d’un événement qui fait irruption dans l’histoire,
qui lui est transcendant et hétérogène, tandis que l’idée de progrès extrapole sur l’avenir à partir
d’une structure immanente à l’histoire et contenue dans chaque présent »6.
Cette différence – transcendance/immanence, rupture/continuité – sépare donc
historiquement la Providence chrétienne du progrès moderne. Pour s’en convaincre, il suffit de
revenir sur les conditions d’apparition de l’idée de progrès afin de montrer que la perspective d’un
accomplissement immanent, graduel et cumulatif est à l’origine profondément incompatible avec la
théologie de l’histoire. Commençons par prendre l’exemple privilégié de saint Augustin qui impose
(avec Orose) les canons de la théologie de l’histoire. Celui-ci ne pense pas l’idée de progrès
historique. Même s’il refuse la conception grecque d’un temps cyclique, il ne s’intéresse pas à
l’idée d’une orientation interne du cours de l’histoire ; comme le reconnaît K. Löwith, « notre souci
du progrès, des crises et de l’ordre du monde n’est pas partagé par Augustin. Car d’un point de vue
chrétien, il n’y a qu’un seul progrès : le progrès vers une distinction toujours plus nette entre foi et
impiété, Christ et Antéchrist ; seules deux crises sont d’une importance décisive : le péché originel
et le Golgotha ; il n’y a qu’un seul ordre du monde, l’ordre divin de la Création, tandis que
l’histoire des empires se perd dans une multiplicité sans fin de plaisirs stupides »7.
Faut-il alors faire remonter la première esquisse d’une telle idée aux thèses de Joachim de
Flore ? En effet, Joachim de Flore serait, selon K. Löwith, le premier à introduire l’idée « d’une
succession logique aussi bien que temporelle » des événements de l’histoire. Cela, en raison de son
« interprétation typologique et allégorique » de L’Apocalypse, « interprétation » qui rend possible «
une compréhension définitive et globale de l’histoire » (op. cit., p. 187). Pourtant, il faut
immédiatement remarquer que l’hypothèse d’un progrès cumulatif et immanent n’est pas encore
présente dans les écrits de Joachim de Flore. Seule la perspective d’une succession logique
commence à prendre forme ; l’apparition du concept de progrès, pour sa part, est plus tardive.
De fait, cette apparition témoigne d’un profond bouleversement socio-historique postérieur à
l’ère médiévale, d’une série d’expériences relatives à l’émergence du monde moderne et à la
laïcisation de la pensée. Ainsi, et tout d’abord, il fallait que les événements historiques soient
conçus comme les produits de l’action humaine, que les hommes n’aient plus le sentiment de
dépendre d’une Providence. En d’autres termes, la perspective d’un progrès immanent réclamait un
processus de défatalisation de l’histoire, processus qui a impliqué de nombreuses étapes : depuis
l’idée, propre au Haut Moyen-Âge, d’une pleine participation à son salut religieux (avec,
notamment, les millénarismes du XIIe et XIIIe siècle) jusqu’à l’affirmation, au XIXe, que seuls les
individus réels font l’histoire ; en passant par les utopies de la Renaissance (perspective d’un ordre
historique institué par les hommes, mais dans un lieu situé hors de l’histoire), le contractualisme
(affirmation par l’homme de sa souveraineté politique, c’est-à-dire de sa capacité à instituer un
ordre politique dans l’histoire), et les diverses philosophies de l’histoire (qui, à partir du XVIIIe
siècle, transportent l’utopie dans l’espace historique lui-même tout en supposant, la plupart du
temps, une rationalité dépassant les seuls individus).
Parallèlement à ce processus de défatalisation de l’histoire, une théorie du progrès réclamait
6 La Légitimité des Temps modernes, p. 39.
7 Histoire et Salut, p. 214.