Statistique de la vitesse croissante des traversées

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J OURNAL DE LA SOCIÉTÉ STATISTIQUE DE PARIS
DANIEL B ELLET
Statistique de la vitesse croissante des traversées transatlantiques
Journal de la société statistique de Paris, tome 37 (1896), p. 98-102
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— 98 —
IV.
STATISTIQUE DE LA VITESSE CROISSANTE DES TRAVERSÉES
TRANSATLANTIQUES (1).
Touj les membres de la Sociélé de statistique se souviennent certainement de
quelques cartes fort curieuses publiées par noire éminent collègue,*M. Gheysson,
dans son Album de statistique graphique pour Tannée 1888 : elles avaient pour
but de représenter l'accélération des voyages depuis une certaine période, tant
pour les voies de terre que pour la navigation maritime, et elles donnaient la
synthèse de ce phénomène sous une forme pour ainsi dire tangible. Elles étaient
basées sur le principe d'une carie rélractile : pour les voies de terre, par exemple,
on voyait la France à une échelle quelconque correspondant à notre territoire au
milieu du xvne siècle, avec des lignes tracées de Paris à un point quelconque de
la France. Intérieurement se trouve une autre carte de France qui correspond à la
précédente, rétractée sur elle-même proportionnellement à la diminution des
vojages en 1782, et ainsi de suite par périodes successives jusqu'en 1887, le territoire de la France se rétrécissant constamment, par suite de l'accélération des
moyens de transport. La carte relative aux communications par mer était anar
logue, à cela près que ce qu'on voyait ce n'était plus les territoires, mais les étendues de mer à traverser par les services maritimes, les côtes se rapprochant
conslamment de 1830 à 1887.
Bien que M. Cheysson ait, comme on le voit, traité fort bien cette question de
l'accéléralion des traversées transatlantiques, nous pensons qu'il est utile d'y revenir. Et d'abord ses relevés s'arrêtaient à l'année 1887, et, depuis lors, d'énormes
progrès ont élé accomplis, on en est presque arrivé à une folie de vitesse, nous
justifierons plus loin cette appréciation : le fait est que les résultats obtenus maintenant laissent bien loin derrière eux ceux de 1887. Puis, les caries de Y Album de
statistique graphique, par cela même qu'elles n'étaient que des cartes, ne pouvaient pas entrer dans des considérations et des appréciations qu'il est important
de meltre en lumière même en dehors d'un milieu technique, parce qu'elles ont
une influence sur le développement des vilesses au point de vue statistique.
On n'a pas, du rfcsle, à s'étonner de voir que, de 1887 à 1894 ou 1895, les
vitesses ont augmenté d'une façon prodigieuse. C'est qu'en effet la vitesse est devenue une nécessité dans notre existence, non pas au point de vue de la sensation
pure que recherche le cycliste, mais au point de vue un peu plus sérieux deb
intérêts commerciaux; c'est un élément de succès et de même que le télégraphe,
la vapeur doit tendre de plus en plus à supprimer les distances (en même temps
il est vrai que, par une étrange contradiction, les peuples s'efforcent d'éle\er
entre eux des murailles douanières).
Nous n'avons pas besoin de rappeler comment cette recherche de l'accélération
des voyages est poussée jusqu'à l'extrême en matière de chemins de fer; l'on sait
les courses au clocher auxquelles se livrent les compagnies anglaises et les compa(1) Communication faite à la Société de statistique de Paris dans la séance du 15 janvier 1896.
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gnies américaines. Tout dernièrement, devant la « Société des ingénieurs civils de
Paris », M. Varennes faisait une remarquable communication où il mettait bien en
lumière le progrès accompli par les voies ferrées françaises, depuis 1854 jusqu'en
1895. La question ne se confondant point avec celle que nous nous sommes proposé de traiter pour celte fois, nous renverrons nos collègues au Bulletin de la
Société. Mais nous ferons remarquer que M. Varennes est arrivé à celte constatalion que la vitesse moyenne de marche (en déduisant les arrêts et les ralentissements pour arrêts) ressort à 82 et même 85 kilomètres à l'heure sur le réseau du
Nord, à 73 sur le P.-L.-M., à 72 sur l'Est, l'Orléans et le Midi, tandis qu'en 1854
les chiffres correspondants étaient respectivement de 63, 53, 62 et 49 kilomètres.
Quelle transformation ! Nous allons pouvoir en constater une analogue pour
les vitesses des steamers, bien entendu en bornant nos recherches aux steamers
à passagers, à ce qu'on nomme couramment les paquebots transatlantiques et,
plus spécialement, aux paquebots qui font le service de l'Amérique, partant du
Ilav re, de Plymouth, de Queenstown, de Hambourg, pour gagner surtout New-York.
Nous prenons plutôt ces lignes parce que ce sont elles qui montrent le mouvemenl
le plus intense et sur lesquelles il a été le plus désirable et le plus facile d'atteindre
de 1res grandes vitesses.
Nous ne pouvons pas avoir l'intention &e mettre sous les yeux de nos collègues
toute une série de lableaux dont la lecture serait certainement fastidieuse; nous
pensons mieux faire en leur soumettant quelques chiffres extrêmes et caractéristiques dont la conclusion peut se tirer aisément.
Nous pensons bien faire en recourant encore à la collection si riche du Bulletin
de la Société des ingénieurs civils, où l'on s'occupe tout spécialement de cette
question des paquebots transatlantiques, et où M. du Bousquel, notamment, a
étudié d'une façon magistrale la « navigation transatlantique » dans loutes ses manifestations. En recourant à cette publication autant qu'à nos notes personnelles
et aux communicalions de différentes compagnies, nous pouvons dresser le tableau
suivant, que nous faisons commencer avec le Brilannia, ce premier bateau de la
Compagnie Cunard, qui est devenue si fameuse et si puissante depuis lors.
Navnes.
Brilannia
Asia
Persia
Great-Eastern
Gallia
Normandie
Alaska
Umbria
Paris (City of) . . . . . . .
Champagne
Touraine
Campania
Année
du
lancement.
Puissance
(en
chevaux).
1840
1850
1856
1858
1879
188-2
1883
1884
1889
1889
1891
1893
700
1500
3600
10000
5000
7000
10500
14300
17300
8000
12000
30000
Vitesse ( l ) .
8,5
H
13
14
15,5
16,5
18
19
20
17,8
19,5
21
(1) Celle-ci est exprimée en nœuds ou en milles marins, ce qui revient an même (étant donné que
le temps pendant lequel on constate la vitesse est différent : l'heure pour le mille, la demi-minute pour
le nœud).
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Bien entendu nous n'avons nullement l'intention de faire un relevé complet;
mais nous avons tenu à citer des bateaux types pour qu'on pût suivre les transformations et améliorations qui se sont produites. On peut voir que les débuts ont
été modestes, mais que les vitesses se sont bientôt accrues et d'une façon continue.
Il est vrai que le Greal-Easlern est venu marquer un pas de géant dans cette
série, mais un pas trop tôt fait et sur lequel il a fallu revenir; d'ailleurs, à sa machine d'une puissance véritablement formidable pour l'époque, ne correspondait
point un progrès suffisant dans la vitesse. On est donc revenu ensuite à des proportions plus modestes; mais aujourd'hui elles sont largement dépassées* et le
constructeur du Greal-Easlern lui-même serait absolument effrayé s'il voyait les
deux machines du Campania (ou de la Lucania) donner une puissance totale de
30000 chevaux et une allure de 21 nœuds !
Nous reviendrons du reste tout à l'heure sur cette extraordinaire augmenlation
de puissance des machines des transatlantiques modernes.
Nous pouvons compléter le tableau ci-tlcssus en en fournissant un relatif uniquement à une de nos grandes compagnies françaises, la Compagnie Transatlantique, qui soutient vaillamment la lutte contre les compagnies étrangères. Ce tableau
montre encore le progrès constant et régulier des vitesses des traversées sur trois
lignes différentes, celle des Antilles, celte de l'Algérie, et enfin, la plus importante,
celle de New-York.
Années.
Antilles.
New-York.
Algérie.
1880
1883
1886
10,50
11,50
12
11,50
15
16
10
10,48
»
1892
1893
1894
12,39
12,39
12,80
16,70
16,79
16,64
12,72
13,34
12,75
.
Nous pourrions citer également la Compagnie des messageries maritimes, qui
lutte victorieusement contre les compagnies anglaises d'Australie.
Le grand tableau donné plus haut ne fournit pas les vitesses extrêmes auxquelles
soient arrivés les bateaux que nous avons indiqués; c'est ainsi qu'à la fin de 1893
la Lucania donnait jusqu'à 22,56 nœuds, la Campania, de son côté, donnait
22,10 nœuds, et pour toute une traversée sa vitesse se maintenait en moyenne à
21,12 nœuds, l'allure d'un train. On s'émerveillait, en 1889, de voir le City of
Paris, qui est devenu le Paris, faire la traversée en 5 jours 23 heures 7 minutes
(car on compte à une minute près); or, à la fin de 1893, la Campania faisait ce
trajet en 5 jours 12 heures 7 minutes, en novembre 1894 la Lucania ne mettait
plus que 5 jours 8 heures 38 minutes.
Certainement, et bien que ce soit une lutte quelque peu folle, bien que beaucoup de compagnies, la Cunard notamment, ne tirent qu'un bénéfice fort restreint
de ces vitesses absolument extraordinaires, on ne s'arrêtera pas là ; on annonce que
sur les chantiers allemands on vient de mettre en construction des transatlantiques
encore plus puissants que la Campania; aux États-Unis on prétend qu'au moyen
d'un steamer extrêmement mince on fendra l'eau avec une rapidité suffisante pour
raccourcir, et de beaucoup, le trajet tel qu'il se fait actuellement.
Nous avons dit à l'instant que les compagnies de navigation maritime gagnent
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peu quand elles veulent se livrer à des fours de force de la nature dont il s'agit ;
cela s'explique aisément par des considérations techniques que nous n'approfondirons point, mais que nous pouvons indiquer d'un mot. Au fur et à mesure que
la vitesse d'un navire augmente, la résistance que celui-ci rencontre dans l'eau s'accroît bien autrement, et, par suite, il faut accroître dans une proportion démesurée la puissance de ses machines. Voici deux exemples typiques qui parlent
éloquemment.
Prenons un bateau présentant la section de la Touraine : quand il marche à
raison de 10 nœuds, il lui faut seulement 1718 .chevaux de force; pour donner
15 nœuds, il en nécessite 5732, puis 8443 pour 17 nœuds, 10720 pour 19 nœuds
et, enfin, 14470 pour 21 nœuds. C'est-à-dire qu'il faut sextupler la puissance développée par les machines pour atteindre une vitesse 5 peu près double. Si nous
envisageons un navire comme le City of Paris, nous voyons qu'il suffit de 2187
chevaux-vapeur pour lui imprimer une allure de 10 nœuds, et qu'il en faut 33740
pour qu'il marche à 25 nœuds.
Nous n'avons pas besoin de dire quelle complication, quelles dépenses, quels
dangers même entraîne un pareil accroissement de la puissance des machines. La
dépense, rien qu'en combustible, est formidable sur ces cités flottantes que sont
les transatlantiques modernes; rien que sur la Touraine, qui est pourtant assez
modeste à côté de la Campania, on brûle par jour 288 tonnes de houille. Quel
personnel ne faut-il point pour alimenter ces foyers monstrueux qui dévorent le
charbon !
Pour ne point entrer dans trop de développements sur le côté pour ainsi dire
moral de cet accroissement des vitesses des traversées transatlantiques, nous renverrons à une étude très curieuse publiée dans le journal, peu statistique il est
vrai, la Nature, par notre savant maître, M. Levasseur. A deux reprises il a eu
l'occasion de traverser l'Atlantique sur un paquebot de la Compagnie Transatlantique en se rendant à une exposition américaine; une fois c'était sur Y Amérique,
et il allait à Philadelphie; l'autre fois il gagnait Chicago et il avait pris passage sur
la Bourgogne. Il a tenu son journal de route aux deux fois, et cela lui a permis de
faire des comparaisons fort instructives qui compléteront ce que nous avons dit.
Ce qu'il y a de merveilleux, du reste, dans ces traversées transatlantiques, c'est
que, sauf de rares accidents et en dépit des vents et marées, elles se font avec une
régularité prodigieuse (et avec une tendance constante à l'abréviation de la durée
du trajet). Prenons par exemple la Champagne et examinons le journal de route
pour sept de ses voyages où la durée moyenne de son parcours a été calculée à
189 heures 2 minutes (nous reviendrons tout à l'heure sur cette question de
moyenne). Voici ce que nous trouvons :
Durée.
er
1 voyage. . .
2e — . . .
3° — . . .
4e — . . .
7 j . 23 h. 16 m.
7— 5 - 4 7 —
7 — 22 — 22—
7 — 20 — 50 —
Durée.
e
5 voyage. . .
6e — . . .
7e — . . .
7 j . 5 h. 30 m.
7 — 19 — 31 —
7—47- 2 —
H faut songer qu'il s'agit là d'un parcours immense de 3171 milles !
Nous pourrions examiner les grandes compagnies étrangères, nous y trouverions des résultats aussi étonnants par leur régularité.
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Mais nous avons parlé tout à l'heure de moyenne et cela soulève dans notre esprit
un doute que nous voudrions voir éclaircir par la Société même ; il y a là en effet
un petit problème statistique qui mérite un examen sérieux. Comment calculer la
vitesse moyenne, pendant une année, pour un navire qui a fait une série de Noyages
durant cette année? La difficulté de solution s'est, du reste, effectivement présentée pour les surprimes de vitesse accordées aux services postaux.
Précisément, M. Daymard, un de nos techniciens les plus distingués, ingénieur
en chef à la Compagnie Transatlantique, a fait déposer récemment sur le bureau
de la Société, par l'intermédiaire de notre collègue M. Cardozo de Béthencourt,
une note qu'il a fait paraître dans le Moniteur maritime et qui traite de cette question.
On comprend immédiatement qu'on peut obtenir cette moyenne annuelle en
additionnant les moyennes obtenues pour chaque voyage et en divisant par le
nombre des voyages; on fait ainsi la moyenne arithmétique des vitesses de chaque
parcours. C'est de cette façon qu'opère le Ministère de la Marine dans les essais
qu'il fait sur des bases mesurées pour calculer la vitesse moyenne des navires qui
détermine si les constructeurs se sont tenus dans les termes du contrat de construction.
On peut, au contraire, rechercher la vitesse moyenne en divisant la somme des
milles parcourus dans une série de traversées par le total des heures employées à
accomplir ces diverses traversées.
Il faut bien se rendre compte que ces deux procédés donnent des résultats
fort différents, et nous pouvons le prouver en prenant l'exemple le plus simple
possible. Supposons, avec M.* Daymard, que l'on descend une pente de 4 kilomètres en une heure; la vitesse est de 4 kilomètres à l'heure; on met deux
heures pour la remonter, et, dans ce cas, la vitesse n'est plus que de 2 kilomètres
2+ 4
à l'heure. Si on emploie la première méthode, on dit —~— = 3, donc la vitesse
moyenne est de 3 kilomètres à l'heure. D'après l'autre procédé on dira : l'on a
parcouru au total 8 kilomètres et l'on a employé un temps global de 3 heures, par
suite on établit la petite opération ^ = 2,66 ou 2,2/3, c'est-à-dire que la vitesse
moyenne ressort à 2 kilomètres 2/3, au lieu de 3 kilomètres, ce qui est très sensiblement différent.
Nous ne pouvons avoir l'intention, dans une communication déjà fort longue,
de comparer les deux méthodes, de faire valoir les arguments qui militent en faveur de l'une et de l'autre. M. Bertrand, de l'Académie des sciences, a publié
dans le Moniteur maritime une note très savante où, comme Daymard, il prend la
défense de la première méthode. Nous ne sommes point nous-même sans partager
cette préférence; mais nous pensons qu'il serait opportun que cette question, en
somme délicate et importante, fût tranchée par une discussion complète au sein
de la Société de statistique.
Daniel BELLET
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