Référence et aspectualité. Le problème des verbes dits «aspectuels

Référence et aspectualité.
Le problème des verbes dits «aspectuels»1
Jacques Jayez
E-HESS-CELITH
<jayez @si
I
icône.
fr>
0. Introduction
Dans la vaste littérature sur l'aspect, la notion de télicité occupe une place
privilégiée.
Intuitivement,
la télicité est
souvent
présentée comme le fait
qu'un procès comporte en lui-même l'indication de sa propre fin. Ainsi,
dans (
1
) et (2), les deux procès sont bornés intrinsèquement", l'un par le fait
de lire le livre jusqu'au
bout,
l'autre par le fait d'atteindre la plage.
( I )
Je lirai tout
ce
livre
(2)
Je vais marcher jusqu'à la
plage
Dans cet article, je m'intéresserai à l'interaction entre les verbes dits
«aspectuels», tels que commencer et finir, étudiés pour l'anglais par
l:rced
(1979).
qui les nomme
aspectualizers,
et certaines constructions illustrées
par
<
1) et (2).
Je
défendrai l'idée
que
la dénotation d'une construction de
forme GN
VASI>
à/de
GV
[Jean
commence à marcher, par exemple) n'est pas
contrainte par le type
aspectuel
du GV, mais par un système plus complexe
qui associe trois catégories de contraintes. Cela m'amènera à rejeter les
hypothèses de détermination par
l'aspect,
telle que celle de
Pustejovsky
et
Bouillon
(1995)3.
et à préciser substantiellement les hypothèses selon
I
Je liens à remercier
Danièlc
Godard (Paris 7)
ci
Irène
Tamba rEHESS)
de leurs
remarques et
conseils,
qui ont
permis
de nombreuses corrections significatives. Je
remercie également
Monika Kozlowska
qui m'a signalé l'existence de l'article de
Dcpraeterc.
2.
L'existence d'un
lerme
intrinsèque du procès est distincte de celle d'une bame en
général. Certains auteurs parlent pour ce deuxième cas de
bvunJednets.
Ainsi.
Dcpraeterc
(1995)
donne
lie worked in ihe gurden
for
five
hours
comme exemple de
phrase
bounded,
mais
inclut dans cette catégorie des phrases
perfcctives
telles que ht
luis iived in
Paris.
On verra
que
la
notion
la plus proche de celle de télicité (au sens
traditionnel
>
est celle de
Knflta (
1995).
-v
Celte référence sera désormais désignée par
P&B95.
Les deux auteurs seront désignés
par
«P.
ci
B.».
276
Cahiers
de Linguistique
Française IS
lesquelles
les verbes aspectuels sélectionnent des parties d'un
événement,
telles
que le commencement ou la fin
{Frecd
1979, Godard & Jayez
1993,
Verkuyl
1995).
Après avoir introduit la question des marques de télicité
(section I), je présenterai l'hypothèse de P. et B.
(2.1.)
et montrerai (2.2.)
que cette conception n'est pas en accord avec ce qu'on observe. Je
proposerai alors (3.1.). dans ses grands traits, l'hypothèse de (Jayez &
Godard 1996), avant de revenir sur les exemples du type
( 1
)-(2) dans la
section 3.2. pour montrer pourquoi et comment
il
faut aller plus loin que le
traitement par sélection d'une partie.
1.
La télicité et ses problèmes
Dans cet
article,
nous rencontrerons deux problèmes distinct
l'identification de la télicité, et la distinction accomplissement / achève-
ment,
si délicate
dans
certains cas qu'elle est rejetée par exemple par
Parsons(l990).
1.1. Définition de la télicité
Comment sait-on qu'un prédicat est télique ? Il existe de nombreuses
analyses des distinctions
aspectuelles
(par exemple Ventiler 1967, Martin
1971,
Dowty
1979,
Carlson
1981,
Parsons 1990,
Krifka
1992,
1995.
Vcrkuyl
1972.
1993, 1995,Tenny l994.Zucchi
1993.
Jackendoff
1996,
pour
ne citer que les plus récentes4). Un des tests les plus utilisés - pour les
langues qui possèdent cette distinction - est la différence entre en
GNdunw
et
pendant
GNdurc*
: un prédicat à valeur non-télique est en général mauvais si
on lui adjoint en
GNdurfe,
mais accepte pendant
GNdurfe
(cf. (3)).
(3)
Je
me suis
promené
(pendant deux jours VI
7?
en
deux
jours
i
(4)
J'ai
atteint le sommet
(en
deux
heures
vs
îï
pendant deux heures)
(5) Je lirai ce livre (en
une
journée + pendant deux jours)
Inversement, un prédicat à valeur télique accepte en
GNrfurèc.
Lorsqu'un
prédicat accepte les deux
constructions,
on peut considérer qu'il est télique
ou non-télique.
16)
J'ai lu mon
manuel
(en deux heures + pendant deux heures)
4.
Cf. Sthioul
(1996)
pour une présentation critique des travaux d'inspiration
guiHaumiennc.
Jacques Jayei
277
Je distinguerai dans ce qui suit la valeur (téliquc ou non-télique) affectée à
un
prédicat,
et ce prédicat lui-même. Lorsqu'il ne peut avoir que la valeur
télique (ou non-télique). je parlerai
de
prédicat
télique
(ou
non-télique).
Lorsqu'il peut avoir les deux valeurs, je parlerai de prédicat ambigu.
Ces distinctions sont satisfaisantes lorsqu'on a une conception de la
télicité fondée sur
Vexhaustion (measuring
out) .
Intuitivement,
l'cxhaustion
consiste à
énumérer
les parties d'un objet au moyen d'une série
d'événements qui les mettent
enjeu.
Par
exemple,
lire un livre revient à en
lire
les différentes parties, construire une maison revient à en construire les
différentes
composantes,
etc. L'objet peut être un objet
matériel,
intellectuel
{étudier
une
théorie),
une distance {marcher trois cents
mètres),
etc. Verkuyl
(1972.
1993)
. Tenny (1994). et
Jackcndoff ( 1996)
proposent des analyses
fondées sur l'cxhaustion ; elles ont en commun de mettre l'accent sur
le
fait
que le processus est intrinsèquement borné par l'objet auquel il s'applique.
Cependant,
il existe une autre conception, due à
Krifka
(1992,
1995),
qui
définit un prédicat télique comme caractérisant une classe d'événement
telle
que.
pour tous événements e et e
'
de cette classe, si e est un sous-événement
propre de
e',
e et e' se terminent au même moment. Je désignerai respecti-
vement par
E-télicité
et par
Ktéikité
ces deux notions de télicité.
Le résultat fondamental est le suivant : toute prédication E-télique est
K-léliquc.
mais l'inverse n'est pas vrai.6 Considérons
Marie
a construit une
maison,
et soit e et
e'
deux événements dénotés par cette phrase, tels que
«*
est un sous-événement propre de e'. Si e et e 'n'ont pas le même terme et si
e se termine avant e
'.
la maison est construite au terme de e, et e
'
ne
peut
pas
représenter un événement de construction de la même maison par la même
personne.
Inversement,
considérons Marie a marché pendant une heure. La
prédication correspondante est
K-télique
selon le même raisonnement que
celui qui vient d'être fait. Mais elle n'est pas E-télique, comme l'indique le
test suivant.
5.
J'utilise cette métaphore empruntée
à
la
géométrie
grecque : elle désigne le
fait
de
parcourir intégralement une surface ou un volume
à
l'aide d'unités «infinitésimales».
Le terme anglais semble avoir être introduit par
Carol Tenny
en
1987.
mais l'idée est
beaucoup
plus
ancienne,
(t.
Ce résultat
infirme
la
position
de
Krtlka.
qui tend
à
minimiser
les
différentes entre
son
analyse et celle de Verkuyl. Les deux analyses ont de nombreux points
communs.
mais elles sont différentes.
278 Cahiers de Linguistique Française 18
(7)
Marie a
construit la maison en un
mois,
donc
en
très
peu
de temps
(8) ??
Manc a
marché pendant une heure, donc en très
peu de
temps
Si la prédication Marie a marché pendant une heure était
E-téliquc,
elle
correspondrait à une
exhaustion,
mais il n'y a aucun objet par rapport auquel
cène
exhaustion puisse être définie. La distinction entre E- et
K-télicité
est
importante7 pour comprendre le problème des achèvements. On remarquera
que les prédicats
E-téliques
et les prédicats
K-téliqucs
sont
«bornés»,
au
sens de
Depraetere
(cf. note 2). En
revanche,
un prédicat borné n'est pas
nécessairement
E-télique
(cf. avoir habité
Paris),
li
n'est pas non plus
nécessairement
K-téliquc.
Si Jean a habité Paris de 1927 à 1929. il est vrai
qu'il l'a
habite
entre 1927 et 1928 (entre autres). Il existe donc une période
(1927-1928).
qui est une partie propre de 1927-1929 et par rapport à
laquelle la prédication Jean a
habile
Paris est possible. Plus
précisément,
supposons deux locuteurs
L1
et L2, tels que (a)
L1
sache que Jean a habité
Paris entre
1927
et 1928, mais qu'il ignore où Jean a habité après cette
période, et
(b)
L2 sache que Jean a habité Paris de 1927 à 1929.
II
est
possible, pour
Ll
comme pour L2, de dire Jean a habité Paris, bien que
Ll
fasse référence à un sous-événement propre de celui auquel renvoie L2 et
antérieur à ce dernier. On a donc, en résumé, pour une prédication P:
Nature
deP
E-télique
K-rélique
borné
=>
E-télique
oui
non
non
->
K-télique
oui
oui
non
=>
borné
OUI
oui
oui
1.2. Accomplissements et
achèvements
De nombreuses analyses acceptent ou critiquent les catégories proposées
par Vendler (1967). Vendler distinguait des
états,
des
activités,
des
accomplissements et des achèvements. Les
états
et les activités sont non-
téliqucs
alors que les accomplissements et les achèvements sont téliques ou
ambigus. On admet en général que :
les étals
et les achèvements n'acceptent pas la forme
progressive.
7.
Elle a été méconnue parce que, dans de nombreux cas,
E-lélicité
cl
K-lélicité
coïncident.
Jacques Jayez
279
les
achèvements cl les
accomplissements
n'acceptent
pas
les
compléments
<le
durée,
à moins de prendre une valeur itérative.
(91
7?
Pierre est en train
d'être
intelligent
(éTAT)
(10)
7?
Pierre est en train de manquer
la
balle (ACHÈVEMENT)
(11
)
??
Pierre
a
manqué la balle pendant une heure
(ACHèVEMENT,
du moins
dans l'interprétation non-itérative)
<I21
??
Pierre
a
couru le
100 mètres pendant une heure (ACCOMPLISSEMENT,
dans l'interprétation
non-itcrative)
113)
Pierre
esi
resté
en
place pendant une heure (ÉTAT)
(
14)
Pierre (est en train de counr +
a
couru
pendant une heure)
(ACTIVITé)
En général, les achèvements sont considérés comme
des
accomplissements sans épaisseur temporelle («instantanés»). La distinction
avec les accomplissements est loin
d'être
claire, cependant. Recensant les
tests employés dans la littérature,
Binnick
(
1991
)
mentionne en particulier:
i test 1
)
la non ambiguïté des achèvements
(ils
sont
léliqucs),
(test
2)
l'opposition,
valable seulement pour les achèvements, entre
meure
du temps
pour et passer
du
temps
à
:
Jean
a
mis
quelques minutes
pour
remarquer
le
tableau
vs
??
Jean
a passé
plusieurs minutes
à
remarquer
le
tableau
(dans une interprétation
non-itérative).
(test
3) l'implication
Jean
a
peint
un
tableau
en une
future ==> Jean
était
en
train
de
peindre
un
tableau
pendant
ce
temps là. valable pour
les
accomplissements,
en face
de Jean
a
remarqué le tableau rn 30 secondes
=/->
Jean
était
en
train de
le
remar-
quer pendant
ce temps
là,
(test 4) l'impossibilité pour les achèvements
d'être
compléments
de
finir.
itest
5) la
valeur «habituelle» des achèvements compléments de arrêter de
(Jean
a
arrêté de
remarquer
le
tableau =
Jean
a
cessé de
remarquer
le
tableau,
comme
il
en
avait
l'habitude),
(test
6)
l'ambiguïté produite
par
presque
avec
les
accomplissements
\Jeon
a
presque
pnnt
le
tableau
= il a failli le
peindre
ou il a failli finir de le
peindre).
(test
7)
l'impossibilité des achèvements avec des adverbes «intentionnels»
i Jean
a
remarqué
le
tableau attentivement/avec vigtlance/a\ec
insistance).
Si l'on suppose que les achèvements dénotent des événements très
courts (sans
durée),
les six premiers lests s'expliquent leur résultat est lié à
l'impossibilité d'imaginer une durée de l'événement et d'y distinguer des
parties (début, fin,
etc.),
ainsi que de lui appliquer des opérations qui
supposent un effort continu de quelque durée (attention,
vigilance,
etc.).
Binnick fait remarquer que certains achèvements {remarquer le tableau) ne
sont pas
intentionnels,
et sont donc peu compatibles avec les adverbes
mentionnés dans le dernier test. Mais cette remarque ne s'applique pas à des
achèvements tels que renvoyer ta balle ou claquer la porte au nez de Jean.
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