communauté qui peut décider souverainement du sort de ses membres et Sieyès attribue la
liberté à celui qui est traité avec les égards dus à son rang.
Pourquoi cela ne converge pas?
Cela ne converge pas parce que les trois visions du citoyen libre exposées ci-dessus sont tout
à fait relatives ; en réalité le citoyen dit libre est soumis à énormément de contraintes, et les
contraintes réputées compatibles avec la liberté ne sont pas les mêmes selon les pays.
Chaque peuple remarque et critique les contraintes de l’autre : Nietzsche considère par
exemple l’intérêt des Français pour l’art, qu’il voit comme attaché au désir de pouvoir parler
brillamment dans les Salons, comme un faux intérêt et une forme d’esclavage à l’égard de
l’opinion et de la mode. Max Weber parle de la liberté du propriétaire anglais, soumis aux
pressions du marché, en y voyant, comme Marx, une sorte d’esclavage. Les Anglais pensent
que le Français qui est prêt à accepter la tutelle de l’Etat n’est pas véritablement un homme
libre.
Est-ce une question de valeurs ?
Le problème est justement que ce n’est pas une question de valeurs. Car toutes ces nations
partageaient autrefois comme aujourd’hui les mêmes valeurs de la liberté de l’égalité, de la
dignité de l’homme…. Donc on peut dire que la conception de l’Europe s’appuie bien sur une
communauté de valeurs.
Le problème se pose quand il s’agit de rendre ces valeurs opératoires, par exemple en
bâtissant un droit de travail. A ce moment là, intervient le fait que la manière d’incarner ces
valeurs n’est pas la même. Un Tony Blair ne supporte pas l’instauration d’une durée
maximum du travail entravant la liberté contractuelle, sur quoi les Français répondent que
dans ce cas les travailleurs sont livrés à la volonté arbitraire des patrons.
Un exemple fascinant illustrant cette même thèse est l’évolution de la législation américaine
de l’esclavage. Ce pays s’est créé sous la bannière de la liberté. L’esclavage paraît en
contradiction avec cette valeur. Mais, aux Etats-Unis, la liberté est associée à la propriété et,
les esclaves appartenant à leur propriétaire, on a commencé par dire que c’était s’attaquer à la
liberté que de s’attaquer à l’esclavage. L’abolition de l’esclavage n’a été possible qu’en
affirmant que l’esclave est propriétaire de son corps et que l’esclavage attaque la propriété.
Sinon, on ne pouvait pas sortir de cette pratique justifiée par l’interprétation américaine de la
liberté.
L’erreur fondamentale de l’Europe est de croire que d’une communauté de valeurs doivent
émaner automatiquement les mêmes pratiques et donc les mêmes institutions. Et cela fait
d’autant plus problème que l’Europe n’a nullement conscience de ce décalage entre les
valeurs abstraites et les pratiques. Ainsi, on entre souvent dans des dialogues de sourds. Car,
la façon dont l’autre incarne les valeurs est vue comme « une trahison » de ces mêmes
valeurs. Vous avez vu que c’est au nom de la liberté que les Américains sont intervenus en
Irak.
D’où les problèmes des Français à s’accorder au marché. L’intervention du marché dans les
rapports de travail est vue aux Etats-Unis comme mettant en relation, de façon tout à fait
normale, un fournisseur, prestataire de services et son client. Et lorsqu’un client quitte son
fournisseur ce n’est pas vécu comme une offense à sa personne mais comme un événement
inhérent à la logique du marché. Tandis qu’en France on se sent « chassé » par son employeur
(maître) et on ne le vit pas comme la fin d’un contrat commercial. La dignité de la personne
est mise en jeu.
A lire : The story of american freedom, Robert Castel, Alain Supiot (histoire de la législation du travail française)