Comportement du médecin et politique économique de

Comportement du médecin et politique économique de san.
Quelle rationalité pour quelle éthique?
Journal dÉconomie Médicale, septembre 2006
Philippe BATIFOULIER EconomiX, Université Paris X-Nanterre, 200, avenue de la République, 92001
Nanterre Cedex, 01 40 97 59 23, Philippe.Batifoulier@u-paris10.fr
Maryse GADREAU LEG, Université de Bourgogne, BP 26611, 21066 Dijon cedex ; 0384395437,
maryse.gadreau@u-bourgogne.fr
Résumé : En se focalisant sur lasymétrie dinformation à lavantage du médecin, la littérature
économique exclue souvent la notion déthique médicale de lanalyse de la coordination patient -médecin.
En nous appuyant sur des travaux récents relativisant la portée du différentiel dinformation, et en
mobilisant une hypothèse de rationalité interprétative, nous proposons une approche originale de léthique
en tant que support normatif des comportements. Ce débat nest pas quacadémique car il débouche sur
la mise en évidence dun paradoxe de politique économique. Le référentiel marchand de politique
publique rencontrant léthique libérale de la médecine modifie les représentations des acteurs. Cette
inclinaison marchande de la légitimité conduit à des interprétations des règles déontologiques qui
favorisent des comportements plus dépensiers et donc contraire à lobjectif affiché par la politique
publique.
Mots-clés : Ethique médicale Interaction médecin - patient Asytrie dinformations Dépenses de
santé.
Physician behaviour and health policy. Witch rationality for witch ethics?
Asymmetry of information is the starting point to model the physician patient encounter. This paper
argues that this focal point of health economics is an obstacle to taking medical ethics seriously. We
discuss the role of health information in the new developments in physician agency and we propose a
constructivist approach of medical ethics, with emphasis on the concept of interpretation. The analytical
framework of the Economic of conventions offers an original analysis of medical ethics as an
interpretative scheme. This approach has important policy implications and we propose an original
reading of the expansion of healthcare expenditures. We affirm that health policy not only modifies
behaviours but it also changes the actors representations of how to behave in a given situation. It leads to
the diffusion of a new market-based behaviour which the individuals will use to interpret the rules.
Economic policy, since developing extrinsic incitation, can paradoxically induce misbehaviours for the
control of health expenditures.
Key-words: - Medical ethics - Physician patient encounter Health information- Health care expenditure
1
Comportement du médecin et politique économique de san.
Quelle rationalité pour quelle éthique?
Lune des raisons pour lesquelles le secteur de la santé ne peut pas être capturé par la notion de marché
est limpossibilité dassimiler le médecin à un entrepreneur individuel, maximisant un profit et ne
recherchant que la rentabilité de son activité. Il semble acquis que le médecin manifeste un comportement
éloigné de celui du monde des affaires, notamment quand il est soucieux du bien être de son patient. Son
comportement économique est ainsi encadré par une « éthique institutionnelle » selon lexpression de E.
Freidson, affichée par la profession qui lobjecte aux tentatives de régulation économique ou
« comptable » du système.
Si cette « éthique » est une donnée incontournable du système de santé et de sa régulation, son statut pose
problème. Les analyses théoriques en la matière manifestent une certaine méfiance dont témoigne le
langage employé pour saisir cette notion. Ainsi léconomie préfère le mot « altruisme », moins chargé en
valeur (morale) que celui déthique. Laltruisme médical, intervenant au niveau des moyens et non des
fins, borne le comportement économique du médecin mais nen change pas radicalement la nature. Il agit
comme limite à la recherche de lintérêt personnel sans bouleverser lexistence dun calcul intéressé. Le
terme « désintéressement », travaillé par les analyses sociologiques, a soulig la présence dun
comportement qui nest pas celui de lhomoeconomicus. Mais il signale également lexistence dune
instrumentalisation de léthique quand la profession médicale a besoin de privilégier lintérêt du patient
sur lintérêt personnel pour assurer son indépendance vis-à-vis de lÉtat et sarroger ainsi une part de
service public tout en se distinguant nettement dune bureaucratie dÉtat1. Ainsi, le médecin nest pas
lacteur ordinaire de la théorie du choix rationnel mais il nest pas non plus lidéal-type du dévouement et
de labnégation. Cest pourquoi, si le mot « éthique » tire sa légitimité du fait quil est employé sur le
terrain par les acteurs eux-mêmes, pour lanalyste, il ne renvoie pas directement à une éthique au sens
courant du mot. Une question comme « léthique (des médecins) est-elle éthique ? » nest alors pas
paradoxale.
Les redoutables problèmes danalyse théorique de la notion déthique en médecine débouchent sur
dépineuses questions de régulation économique. La façon dont on conçoit le médecin (qui est lacteur
1 On trouvera dans [1], des exposés plus documentés sur ces approches de léthique.
2
pivot du système) a une influence sur le type de régulation choisi par le décideur politique. Donner du
crédit à la notion déthique revient à signer un « chèque en blanc » aux médecins, seuls capables de
connaître ce qui est bon pour la santé du patient et naturellement orienté vers un comportement
bienveillant. Il est alors nécessaire de se donner les outils capables de renforcer la liberté et lautonomie
du médecin. A linverse, discréditer léthique revient à souligner les attitudes opportunistes des
professionnels, camouflées derrière une éthique au service de la défense dintérêts corporatistes. Dans ce
cas, il faut inciter les médecins à une honnêteté qui ne va pas de soi, en développant par exemple des
mécanismes de bonus/malus tout en valorisant la mécanique concurrentielle. En durcissant le débat, les
termes de lalternative seraient libéralisme politique ou libéralisme économique ?
Ce texte propose de sortir de ce dilemme en présentant une conception de léthique qui permet de tenir
compte du comportement intéressé du médecin sans en faire le seul comportement possible. Dans un
premier temps, nous montrons quil est non seulement possible mais aussi nécessaire de penser une
éthique médicale qui tienne compte des valeurs, à condition de lever le formatage du problème en termes
dasymétrie dinformation. Le second temps se fonde sur une approche interprétative de léthique qui
ambitionne de combler le « no mans land » entre les conceptions égoïste et altruiste pur du médecin.
Elle donne un rôle moteur à la politique économique dans la constitution de cette éthique et non plus
correcteur.
1. Le pouvoir médical et linformation
La microéconomie de la santé est, pour une très large part, une économie de linformation. Elle insiste sur
lexistence dun différentiel dinformation entre un acteur (le médecin ou lassuré) et un autre
(respectivement le patient ou lassureur) dans le cadre dune relation bilatérale [2, 3]. Le pouvoir du
premier vient de cet avantage informationnel, dont il va tirer bénéfice et qui peut lui permettre de
manipuler la relation médicale. Formater le problème en ces termes nest pas neutre et conditionne
lensemble des solutions proposées.
1.1 Économie de linformation et éthique médicale
3
Quand lincertitude est mesurée par lasymétrie dinformation, la possibilité de comportement stratégique
est activée par lampleur du différentiel dinformation. Un tel différentiel est plus ou moins important
selon les relations bilatérales considérées. Dans le cas de la relation entre un patient et un médecin, le
professionnel dispose de compétences pointues, peu ou pas accessibles au profane. Son savoir technique,
ses connaissances diagnostiques et thérapeutiques, sanctionnées par des études longues, son habileté, etc.
lui donnent une position privilégiée. Cest néanmoins le cas de tout expert et on pourrait quasiment en
dire autant dun plombier ou dun garagiste. Cependant, dans le cas de la relation médicale, on ne peut se
contenter de dire que le médecin en sait plus que le patient. Il dispose aussi dun savoir dune nature
totalement différente, qui engage le bien être voire la vie du patient. Le médecin évalue une pathologie et
met en œuvre un traitement. Le savoir médical porte sur la santé qui est un bien dune nature et dune
graviexceptionnelle. Lavantage informationnel peut être ainsi tout aussi important si le professionnel
soigne lun de ces collègues.
Parmi lensemble des relations bilatérales, linteraction médecin - patient sort du lot car la distance est
importante en quantité dinformations comme en qualité dinformations. Dans ce paysage, le médecin
devient un acteur très particulier au pouvoir phénoménal. Quand les comportements stratégiques sont
étalonnés en avantages informationnels, le médecin devient emblématique de la possibilité de tricherie, de
ruse, dindignité ou de manipulation. Les notions dopportunisme médical et de pouvoir discrétionnaire
deviennent des objets centraux détude et sont travaillés dans le cadre de la théorie de lagence ou de
linduction.
Le formatage de la relation médicale en termes dasymétrie dinformation expulse léthique médicale de
lanalyse si lon donne un sens normatif à cette notion. Ce sont des caractéristiques structurelles et
« techniques » de la relation médicale qui imposent une conception du médecin mobilisant son pouvoir
informationnel à des fins intéressées et non un jugement moral porà son encontre. Au contraire, le
médecin est vu ici comme un acteur a-moral.
Soutenir que le médecin ne recherche pas un comportement « éthique » nexclut pas léthique de
lanalyse si on la considère comme un moyen, instrument du calcul rationnel, et non comme fin. La
notion daltruisme médical est convoquée à cet effet. Il définit une préférence conditionnelle du médecin
intégrée dans sa fonction dutilité et non une norme (inconditionnelle). Il saffranchit ainsi dune éthique
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ou dune moralité professionnelle. Son apport consiste à ne pas formaliser le médecin comme un simple
entrepreneur individuel et à donner une spécificité au comportement médical, ce qui rend plus réaliste
lanalyse. Laltruisme vient limiter (et non annuler) lutilisation stratégique du différentiel dinformation.
Cette conception ne va pas sans poser certains problèmes à léconomie de la santé comme à la politique
de santé. Au niveau théorique, on ne voit pas pourquoi un médecin sinterdirait de profiter de son
avantage. Quel est le statut de cet altruisme qui permet uniquement de borner légoïsme du médecin ? Au
niveau de la politique économique, le problème devient plus complexe et peut déboucher sur certains
paradoxes dans la mise en œuvre du type de rémunération le mieux à même de conduire le médecin à
lhonnêteté. Un médecin déjà altruiste nécessite moins dincitations quun médecin totalement égoïste.
Laltruiste est pénalisé de ce point de vue car il recevra moins de compensation financière. Il na alors pas
intérêt à être altruiste, ce qui peut paraître gênant pour une perspective qui cherche à circonscrire
laltruisme dans les limites du calcul intéressé.
En intégrant laltruisme médical sans référence à léthique médicale, la microéconomie de la santé est
parvenue à un équilibre fragile. Le comportement du médecin se situe quelque part entre la maximisation
pure de son revenu et la défense opiniâtre du bien être de son patient, entre la logique de lintérêt et le
sacrifice. Cette reconnaissance du comportement atypique du médecin ne change pas la nature du calcul
car les deux objectifs sont rendus commensurables et mesurés en termes dexploitation du différentiel
dinformation. Il complexifie courageusement le modèle dacteur sans en changer la nature.
1.2 La remise en cause de limportance stratégique du différentiel dinformation
Le modèle de lacteur utilisé pour expliquer le comportement médical est peu amical avec la prise en
compte dune éthique. Modifier ce modèle devient une condition essentielle pour réinsérer léthique dans
le langage de léconomie. En contestant que lavantage informationnel puisse se traduire
automatiquement et naturellement par lexercice dun pouvoir discrétionnaire, des approches aussi bien
théoriques quempiriques (et en nombre croissant) affaiblissent le modèle canonique du différentiel
dinformation, qui reste cependant le « gold standard » de la microéconomie de la santé. Le tableau
suivant dresse un panorama (non exhaustif) de la variété des conceptions de linteraction médecin-patient
qui amendent ou réfutent le modèle de base, tout en restant dans un cadre dasymétrie dinformation. On
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