Tintin Au Tibet

publicité
"Tintin Au Tibet" (Hergé,1960), le chaos de silence
Succédant à l'épopée humanitaire de "Coke En
Stock", "Tintin Au Tibet" fait figure d'exception et
de singularité dans l'oeuvre de Hergé. En effet,
le "Tibet" est en même temps la plus réaliste et
la plus onirique des aventures de Tintin; la plus
profonde également. Ici, le personnage principal
n'est plus Tintin mais semble être la neige,
l'amitié, l'angoisse ou Hergé lui-même. On est
loin de la naïveté de "Tintin Au Congo" ou "En
Amérique", des aventures rocambolesques du
"Lotus Bleu" ou de "L'Oreille Cassée", du
fantastique de "L'Etoile Mystérieuse" ou des "7
Boules De Cristal". Certes le côté expédition
présent dans "L'Oreille Cassée", "L'Etoile
Mystérieuse", "Le Trésor De Rackham le
Rouge", "Le Temple Du Soleil" ou bien sûr "On
A Marché Sur La Lune" est toujours
magnifiquement
représenté par le
biais du
franchissement de
l'Himalaya. Certes certains repères
propres aux
aventures antérieures subsistent (le
penchant alcoolique
du capitaine Haddock, l'exotisme
des pays traversés
[l'Inde, le Tibet], les complications
toujours résolues).
Cependant, le "Tibet" se démarque
de façon flagrante
des autres ouvrages de Hergé. Tout d'abord on
notera l'absence de manichéisme: ici, point de
Rastapopoulos, Allan ou autre Müller qui mettent
des bâtons dans les roues. Les seuls ennemis de
Tinitin sont les forces naturelles et le désespoir
latent. Ses seules forces sont la foi, le courage et
la puissance de l'amitié. De surcroît, loin de
tomber dans les pièges de la facilité et des
préjugés tel que cela a pu arriver lors de certains
albums ("Les Soviets", "Le Congo", etc...), Hergé
joue sur un paradoxe: la neige et le blanc
omniprésents sont décrits comme une source de
mort et d'angoisse alors que le blanc symbolise traditionnellement la pureté; de
même, après avoir diabolisé le pur, Hergé humanise la bête en faisant du yéti un être
assoiffé de tendresse, loin de l'image d'"abominable homme des neiges". De fait,
Hergé rompt avec les repères du passé pour gommer les évidences et les codes
familiers au lecteur. En effet, par exemple, Haddock n'a plus le monopole de la gaffe
et Tintin devient à son tour objet de dérision lorsqu'il reçoit un fruit trop mûr en pleine
figure (page 22 / voir ci-dessous); Hergé le vulnérabilise et nous montre que dans
cette aventure il n'est pas à l'abris du danger. De même, on notera que le subterfuge
habituel utilisé par Tintin pour relancer la motivation du capitaine et consistant à le
faire boire ne fonctionne plus; cela avait pourtant marché lors de "L'Etoile
Mystérieuse", "Le Trésor De Rackam le Rouge" et "Coke En Stock" (même dans "Le
Tibet" page 38). Le ton est grave, voire dramatique; on est à la recherche d'un
présumé cadavre. On est loin des exécutions capitales ratées de "L'Oreille Cassée"
ou du "Temple Du Soleil". La mort fait partie des paramètres; on ne joue plus aux
cow-boys avec des balles à blanc ("Tintin En Amérique") et personne n'est là pour
placer des couteaux en fer blanc dans les mains des ennemis ("Le Lotus Bleu").
Depuis "On A Marché Sur La Lune", Tintin fleurte avec la mort et ne doit plus son
salut à un hasard improbable. Dans "Tintin Au Tibet", il n'y a plus de méchants armés
jusqu'aux dents et pourtant inoffensifs. C'est la mort naturelle qui menace les
personnages.
Dans cet hymne à la fraternité, Hergé se sert de la bande-dessinée comme d'une
thérapie salutaire, exorcisant tous ses démons, toutes ses angoisses. A cette
époque, Hergé était confronté à des problèmes existenciels auxquels s'ajoutaient
une relation extraconjugale, source de remise en cause. De plus, le créateur de
Tintin venait de découvrir l'oeuvre de C. G. Jung, l'illustre psychanalyste zurichois.
Ainsi, l'album devient la métaphore de l'amitié, de la fébrile condition humaine, de la
peur de la mort et s'avère, sous certains angles, une remise en question de l'auteur.
Il s'agit du volume le plus réaliste et intime de l'oeuvre de Hergé, mais on retiendra
également le rôle de l'onirique, du mystique et de ce que l'on pourra appeler les
forces invisibles. "Le Tibet" est le plus complexe, le plus mature et le plus
psychologique des albums de Tintin et, paradoxalement, le plus nu et le plus simple:
les décors se limitent la plupart du temps au blanc terrifiant de la neige himalayenne
(sur les vignettes cidessous, Hergé
rend avec talent
l'impression
d'immensité); on
notera aussi que
c'est l'aventure où
interviennent le
moins de
personnages (hormis Haddock, les fidèles Dupondt, Castafiore ou Nestor sont
absents, Tournesol ne faisant qu'une apparition minime), alors que la précédente,
"Coke En Stock", avait pâti d'un surchargement de personnages du répertoire de
Hergé. Une sorte de huis-clos dans l'immensité où Hergé se cherche lui-même dans
les dédales de sa conscience. Une oeuvre mature, une introspection sans
concession, une aspiration à la sérénité que l'on retrouvera dans "Les Bijoux De La
Castafiore". Un chef-d'oeuvre.
(Frédéric Viguier / novembre 1999)
Téléchargement