XÉNOLECTE OU PIDGIN ?

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XÉNOLECTE OU PIDGIN ?
Un siècle de « petit nègre » : Cham, Hergé, Mat et les autres (1859-1958)
Xénolecte et « broken language » font tout les deux partie de ce qu’il est convenu d’appeler
les « foreigner talks ». Ils ne recouvrent pas la même réalité linguistique et se distinguent
facilement les uns des autres (l’un étant la simplification de la langue maternelle, l’autre la
simplification de la langue seconde)1. Cependant, dans certains cas, lorsque l’un imite (ou
essaye d’imiter) l’autre, la distinction est plus difficile à faire.
FOREIGNER TALK
Ce terme recouvre plusieurs réalités :
-
Le langage simplifié qu’un natif peut adopter pour s’adresser à un étranger soupçonné
ne pas avoir de grandes connaissances dans cette langue (un xénolecte).
-
Plus rarement, toujours dans le langage simplifié de natif, le « foreigner talk » est aussi
appelé le « teacher talk », langage de l’enseignant de langue étrangère pour un public
étranger. 2
-
Les productions langagières en langue étrangère ou langue seconde en cours
d’acquisition ou d’apprentissage, sorte d’interlangue transitoire ou stabilisée.
-
Le langage « typique de l’étranger », appelé aussi « broken language », interlangue
fossilisée à un niveau rudimentaire, proche dans sa réalisation des pidgins.
Le xénolecte peut avoir deux composantes : une simplification et réduction de sa propre
langue, mais aussi une imitation inconsciente du langage de l'autre, avec emploi possible de
« le registre-pour-étranger ou xénolecte (foreigner talk) », in KLEIN, W. : L’acquisition de langue
étrangère, Armand Colin, 1989, p. 65. Mais, dans le Dictionnaire de didactique du français langue
étrangère et seconde, xénolecte est le terme « proposé pour désigner le parler spécifique de locuteurs
s’exprimant dans une langue qui leur est étrangère et qui, de ce fait, abonde en marques
transcodiques », CUQ, J-P. (dir.), 2003. Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et
seconde. CLE, p. 247. Dans cet article, nous utiliserons le terme xénolecte pour la réduction de la
langue maternelle (tel qu’il est compris en anglais et en allemand sous la forme xenolect) : « the way
we talk to people who do not understand and speak our language, or more precisely even, who we
think do not understand and speak our language », ROCHE, J. « Variation in Xenolects (Foreigner
Talk) », Sociolinguistica 12, 1998, p. 117.
2
KRASHEN, D. : Second Language Acquisition and Second Language Learning, Oxford, Pergamon
Press, 1981.
1
1
mots étrangers. On retrouve plus ou moins les mêmes caractéristiques dans les études sur les
xénolectes :
-
Abandon de la copule, de l'article et de représentants d'autres catégories
grammaticales.
-
Réduction de la syntaxe, abandon de phrases complexes.
-
Généralisation morphologique, abandon des terminaisons.
-
Réduction du vocabulaire à un inventaire limité.
-
Hypercorrection phonétique.
On suppose trois procès sous-jacents à la « xénolectie » : un procès de réduction, un procès de
simplification et de clarification, et un procès de clarification par paraphrases.
« Le locuteur natif modifie sa propre production pour la rendre plus compréhensible à
l’étranger (de son point de vue à lui). Il peut dire par exemple : « Toi aller mairie bureau
police, compris ? » à la place de dire « Il faut que vous alliez à l’antenne de services de police
à la mairie ». Ces adaptations affectent entre autres :
-
la phonologie : on parle lentement avec des pauses et parfois en articulant de façon
exagérée ;
-
la morphologie : les formes verbales sont souvent réduites à l’infinitif ;
-
la syntaxe : l’ordre des mots est modifié ; certains éléments, comme la copule ou
l’article, sont supprimés ; la subordination est évitée ;
-
le lexique : certains mots sont évités, ou on les fait suivre d’une périphrase. » 3
Le broken language partage quelques caractéristiques des xénolectes 4 :
-
Disparition des désinences verbales ou simple maintien de l’infinitif.
-
Disparition du verbe être, des pronoms (sauf pronoms toniques), des articles (ou
neutralisation des articles sous une seule forme).
-
Vocabulaire simplifié.
-
Usage de la sémantaxe (le sens provient de l’ordre des mots).
33
KLEIN (1989), p. 65.
Dans le cas bien précis d’interlangue collective fossilisée (ou pidginisée), comme dans le cas du
GAD (Gastarbeiterdeutsch), le parler allemand des travailleurs étrangers. Cf. ROBERT, J-M :
Manières d’apprendre, Hachette, 2009, p. 22-25. Sinon, les xénolectes sont extrêmement variés et
reflètent l’influence des langues maternelles, des processus d’acquisition ou d’apprentissage, etc.
4
2
Mais il s’en démarque par quelques aspects. Si les caractéristiques citées proviennent d’une
grammaire simplifiée « intralinguistique », on remarque d ans ces discours des interférences
interlinguistiques (influence de la langue source sur la langue cible) et des réalisations
linguistiques correctes, indices d’un besoin langagier satisfait.
Dans le cadre de la colonisation, s'est développé un système réduit particulier, un xénolecte
plus ou moins systématique, censé permettre une communication entre colonisateurs et
colonisés. Mais aussi, chez les Africains, un « broken language », pour partie réduction de la
langue cible dans un processus d’acquisition en milieu naturel et pour autre reproduction du
modèle proposé, appelé en langage populaire « petit nègre ». Les avis divergent quant à
l’origine de ce broken language. Imitation du xénolecte du colonisateur ou réduction de la
langue étrangère ? Le débat ne date pas d’aujourd’hui. L’ethnologue et linguiste Maurice
Delafosse écrit en 1904 : « On dit souvent que c’est nous qui avons inventé le petit-nègre et
que, si nous parlions aux Noirs un français correct, ils parleraient de même. Ce raisonnement
est puéril »5. Pour lui, il s’agit d’une « simplification rationnelle et naturelle » du français
langue étrangère 6, « langue si compliquée », par des locuteurs de langue(s) maternelle(s)
« logique(s) ». Pour d’autres, il s’agit d’un apprentissage sur le tas en contexte militaire,
apprentissage limité à des ordres et des explications formulés en xénolecte et qui se sera plus
tard répandu à toute une population.
S’agit-il d’un pidgin ? Le terme est parfois employé, particulièrement en anglais (French
pidgin), ou encore pidgin avec le français comme langue de base, français tirailleur (français
approximatif parlé par les Africains recrutés par l’armée française à l’époque coloniale). Les
avis ne sont pas unanimes, tout comme ne le sont pas ceux, dans le cadre du GAD dans les
années 70, sur la notion de pidgin allemand (Pidgin-Deutsch). Cependant, dans la suite de cet
article, le terme « pidgin » sera utilisé, faute de mieux. Le « petit nègre » survit dans des
romans, des illustrations, des bandes dessinées de l'époque coloniale. Ce sont ces « parlers »
qui sont étudiés ici, parlers dus à la plume d’auteurs francophones (français et belge) et qui,
voulant reproduire un broken language (Afrique du nord et Afrique noire) plus ou moins
imaginaire, utilisent leur propre xénolecte.
5
DELAFOSSE, M. : Vocabulaires comparatifs de plus de soixante langues ou dialectes parlés à la
Côte d’Ivoire et dans les régions limitrophes. Paris, Ernest Leroux, 1904, p. 263.
6
Delafosse classe le « petit-nègre » parmi les langues étrangères de Côte-d’Ivoire, à côté du pidginEnglish et de l’arabe (particulièrement sous la forme écrite) pour les musulmans.
3
CHAM : Le turco
Le 11 septembre 1859, le Charivari publie une planche de 12 vignettes du satiriste Cham 7,
consacrées exclusivement au « turco ». « Turco » est le terme désignant l'indigène colonisé en
uniforme, alors que « zouave » est attribué au Français en uniforme, tous deux de la même
armée d'Afrique 8. Á l’origine, les zouaves étaient composés de troupes indigènes d’Algérie,
puis de troupes mixtes (françaises et indigènes) et enfin presque uniquement de Français. Les
troupes indigènes sont devenues les tirailleurs algériens, les turcos. Dans les textes écrits par
Cham qui accompagnent les illustrations, le français « turco » se caractérise par la
simplification de la morphosyntaxe, la réduction du système vocalique du français,
l'apparition de généralisations, de réductions et l'inclusion de quelques mots folkloriques.
Simplification de la morphosyntaxe
-
Peu ou pas d'articles, de marques de féminin ou de pluriel (sauf dans les expressions
figées ou les synthèmes) : Toi, turco, ancien Kabyle, dédaigner chameau, ancien ami
à toi ! Moi revenir de Paris, moi plus aimer les bosses qu'au restaurant.
-
Disparition du verbe être et de toute forme verbale : Bien regrettir Paris. Pas vrai
panama comme à Paris.
-
Maintien des seuls pronoms qui peuvent être utilisés comme pronoms toniques : moi,
toi, lui, etc. 9 : Vous promener turco. Moi cherchir marchand de vin, etc.
-
Maintien de quelques prépositions : Ami à toi. Paradis Mahomet à Paris. Chapeau à
Kabyle. En Kabylie. Revenir de Paris.
Réduction du système vocalique du français.
La terminaison [e], particulièrement pour marquer l'infinitif est systématiquement transformée
en [i] : regrettir, m'embêtir, dédaignir, aimir, occupir, cherchir, trouvir, dansir, promenir, etc.
Ce qui peut s'expliquer par l'emploi fréquent, en arabe, de cette réalisation vocalique, au
détriment d'autres voyelles, mais aussi par la généralisation des formes infinitives.
7
Amédée de Noé, dit Cham (1819-1879), dessinateur satiriste et collaborateur au Charivari de 1843 à
1879.
8
Cf. MOROT, A. : « Allégorisation et / ou ritualisation dans la satire imagée. La représentation du
soldat indigène de l'armée d'Afrique (zouave / turco) dans la satire imagée du Charivari sous le second
empire ». Colloque international : La caricature entre République et censure. 24-27 mai 1988,
Francfort/Main.
9
Avec une exception pour une forme verbale pronominale : Bien m'embêter en Kabylie.
4
Généralisation et réduction.
-
Tous les infinitifs sont à la forme -ir, même ceux du troisième groupe : savir,
apprenir : Moi apprenir le tarif à Paris. Moi, turco, savir 10.
-
Usage presqu'exclusif de la sémantaxe (une parataxe porteuse de sens) : Bien regrettir
Paris. Promenir turco palanquin.
Apparition de quelques mots folkloriques
Le fameux « bono » (bien, bon) : Pas bono, pas vrai panama, comme à Paris. Bono, paradis,
bono. D'autres auteurs utilisent « barca » (assez), ou le fameux « macache » (non, pas, il n'y
en a pas) qui associé à « bono » deviendra le célèbre « macache bono » 11.
Au début du vingtième siècle, les pidgins à base française qui représenteront l'Africain ne
seront guère différents.
HERGÉ : Le Congo
L'histoire Tintin au Congo commença à paraître le 5 juin 1930 dans Le petit Vingtième et sa
publication se poursuivit jusqu'au 11 juin 1931. L'album fut réalisé par les Éditions du Petit
Vingtième
12
, puis par les Éditions Casterman. Le langage qu'Hergé prête aux Africains offre
de grandes ressemblances avec le « parler turco » : emploi presque exclusif de la forme
infinitive (avec maintien de rares impératifs), absence fréquente du verbe « être », quasineutralisation des formes de l'article défini en « li », emploi systématique des pronoms
toniques, maintien de quelques prépositions, emploi abusif de l'expression « y en a »,
transformations phoniques.
Il convient cependant de noter que le langage des Africains n'est pas homogène. Si la plupart
s'expriment dans un code réduit à base de sémantaxe (éventuellement entre eux), ce n'est pas
le cas de toute la population. Le chef des m’Hatouvou, par exemple, peut s'exprimer en
français recherché 13 : Je décrète la mobilisation générale … Mon armée entraînée et équipée
à l'européenne aura facilement raison des Ba Baoro’m. Le sorcier des Ba Baoro’m possède
aussi deux registres de langues :
10
Cf. Le Charivari, 11 septembre 1859 : Retour des turcos en Afrique, Cham. In MOROT (1988), p. 2.
MOROT (1988), p. 9
12
C'est du fac-similé de cette édition (publié en 1982) que viennent les exemples cités.
13
Ce même roi régresse lorsqu'il s'adresse à Tintin : Toi y en a grand sorcier.
11
5
-
L'un correct, voire surveillé, pour les Blancs (ou lorsqu'il parle seul) : Ce petit blanc
a pris ici trop d'autorité ... Il pourrait bientôt me supplanter. Je me demande ce qu'ils
font dans cette case. Ecoutez ces hurlements. Et moi, sorcier des Ba Baoro’m, je
tiendrai encore longtemps ce peuple ignorant et sauvage sous ma domination.
-
L'autre « xénolectal » pour les Africains : Ça très grave. Ça y en a grand malheur sur
nous.
Les formes verbales
-
Le verbe être est très souvent omis : Li sorcier ici ? Li dedans ? Ça très triste. Ça
mauvais. Vous méchant blanc. Moi fatigué. Li noirs plus fâchés 14.
-
Le verbe est généralement à l'infinitif : Toi pas partir, toi vinir chez nous. Alors Coco
li avoir peur. Li lion li devenir enragé.
-
La copule peut être remplacée par la forme « y en a » : Toi y en a bon blanc. Ça y en a
Tintin et Milou. Toi y en a pas singe ?
L'infinitif peut suivre l'expression « y en a »: Toi y en a venir. Nous y en a connaître li
Pitit Vingtième. Ça y en a missié blanc venir et battre pitit noir. Toi y en a rester ici et
demain toi chasser.
Cette même expression peut être suivie de la forme verbale participe passé : Nous y en
a trouvé li pitit chien.
-
Maintien (rare) de la forme impérative : Rigarde.
Réduction du système pronominal
-
Le système pronominal est réduit aux pronoms toniques : Moi y en a chaud, Toi y en a
aller en prison. Nous tous y en aller avec toi. Vous méchant blanc.
-
Cependant, la fonction du pronom troisième personne (il, lui) est assumé par la forme
"li"
15
, assumant aussi une fonction d'article défini : Li malade, li mouri. Li blanc, li
très juste. Li avoir peur et cache li. Li noirs …
Maintien des prépositions de base
-
À : Y en a aller à la chasse. Li y en a pas savoir apprendre à nous li leçon.
-
De : Li reporter di petit Vingtième. Li leçon di géographie.
Les modalités pluriel sont conservées à l’écrit lorsqu'elles sont ne sont pas marquées à l’oral.
Avec une exception : Li mauvais esprits y en habitent chez lui. Le maintien de la modalité -ent
semble être ici une distraction d'Hergé. Dans la version de 1946, Hergé replace « habitent » par
« habiter ». Cf. Tintin au Congo, p. 28.
14
15
6
-
Chez, avec, en… : Vinir chez nous. Y en aller avec toi. Y en a aller en prison. Ça y en
a grand malheur sur nous.
Transformations phoniques
Ce sont celles que l'on remarque chez Cham. Transformation fréquente de certaines voyelles
en [i] : Missié (avec la variante moussié). Li Pitit Vingtième, li pitit noir. Vinir chez nous.
Ritourne en Belgique. Li reporter di Pitit Vingtième. Li didans. Cette transformation phonique
peut éventuellement servir de signe distinctif (entre pronom tonique et pronom non tonique) :
Moi va salir mi.
Il ne s'agit pas, dans le cas de Tintin au Congo, d'une reproduction d’un pidgin ou d'une
quelconque interlangue pidginisée. Hergé n'était jamais allé en Afrique et avoue lui-même :
« C'était en 1930. Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l'époque :
Les nègres sont de grands enfants... Heureusement pour nous que nous sommes là ! etc. Et
je les ai dessinés, ces Africains, d'après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était
celui de l'époque, en Belgique. » 16
Plus de vingt ans plus tard, les mêmes représentations pouvaient encore être retrouvées.
MAT : Bouclette en Afrique.
Bouclette, héroïne de Mat17 , est une petite fille qui, comme dans tant d’autres illustrés et
récits pour enfants de l'époque, a perdu ses parents. Ceux-ci sont retenus en Afrique par les
Pygmées. Bouclette accompagne son oncle dans une expédition destinée à secourir ses
parents18.
Le code employé par Mat partage des caractéristiques de ceux d'Hergé et de Cham, mais il
semble moins net dans la simplification grammaticale. L'accent est plus mis sur les réductions
phoniques. Néanmoins des constantes demeurent, comme :
16
SADOUL, N. (1983) : Entretiens avec Hergé. Casterman, pp. 49-50.
Marcel Turlin, dit Mat (1895-1982) était un dessinateur et scénariste de bandes dessinées. Il a
travaillé pour de nombreux journaux pour la jeunesse : L’Intrépide, Hardi, L’épatant, Vaillant, Coq
hardi, etc.
18
Dans l’album Bouclette chez les sauvages, éditions Rouff, mai 1953. Les parents sont retrouvés et
sauvés dans l'album suivant : Bouclette dans la forêt vierge, septembre 1953.
17
7
-
L’emploi de l'infinitif (présent ou passé) : Vous vinir avec nous. Vous filer doux. Moi
courir vite. Lui pas connaître un mot di français. Vous guider bateau. Toi avoir mérité
li corne di rhinocéros. Nous être prévenus.
-
La suppression de la copule et éventuellement des auxiliaires : Toi légère comme
petite plume. Si vous bien sages, vous bientôt libres d'aller et vinir. Toi gros bandit.
Antilope pas tombée 19 avant nous. Amahdou pas fermé li z'oeil.
-
Usage fréquent de « y en a » : Ça y en a sacrilège. Moi y en a fuir, mais pas pour
longtemps. Moi y en a revenir. Ça y en a mauvaise morsure de serpent venimeux. Y en
a tomber à l'eau.
-
Emploi des pronoms toniques : Vous vite vous sécher au bon soleil. Moi y en a
prendre li barre. Moi bon roi, moi vouloir soigner bien vous. Nous pas vouloir
attaquer li camp. Toi Mamizelle, travail trop dur pour toi.
-
Comme chez Hergé les pronoms troisième personnes sont assumés par « li » article
défini (masculin, féminin et pluriel) et pronom 20 : Li z'ont di chagrin. Li capitaine et li
madimoiselle. Vous li voir bientôt li grand chef.
-
Transformations phoniques, prédominance du son [i] : vinir (venir), li (la, le, les), di
(de), etc.
Malgré ces marques de simplification et de réduction linguistiques, le « foreigner talk »
proposé par Mat n'est pas aussi systématique que celui d'Hergé. Les simplifications
n'apparaissent pas automatiquement et le même personnage, dans la même situation de
communication, peut offrir deux registres de langue très différents, mêlant code réduit et
compétence linguistique : « Missié Jackie lui croit pas si bien dire, ici dans li brousse, nous y
en avoir moyens rapides de communiquer. Moi y en a envoyer porteur avec li lettre, lui courir
sans arrêt, lui rencontrer autre porteur loin dans la brousse, lui aussi courir et comme ça
jusqu'à ce que li lettre arrive dans grande ville où elle partira par li poste des blancs. »
La fonction « folklorique » semble être plus marquée ici par les transformations phoniques
(neutralisation de plusieurs voyelles en [i] ) que par la réduction systématique des catégories
grammaticales : Ji suis Amah-Dou, li guide chargé de vous mener. Les nombreux registres
mêlés du récit interdisent toute systématisation. Peut-être est-ce dû à l'époque, qui se prête
moins aux simplifications abusives en 1953 qu'en 1931. A cette époque, les Africains mis en
19
20
Comme chez Hergé, les modalités non marquées phonétiquement sont conservées à l’écrit.
Parfois aussi « lui » : Lui pas connaître. Lui, pas bête.
8
scène dans l'hebdomadaire illustré Cœurs Vaillants s'expriment en français standard.
Cependant, en 1958, dans la première version de Coke en stock d’Hergé, les Africains
s’expriment toujours comme dans Tintin au Congo.
« La revue Jeune Afrique l’attaqua sur la façon dont il avait d’abord fait parler les Noirs,
c’est-à-dire en langage « petit-nègre », comme jadis dans Tintin au Congo. Hergé, touché sans
doute, les fit dans les éditions ultérieures s’exprimer comme dans les romans traduits de
l’américain »21.
C’est ainsi que la phrase Nous y en a bons musulmans est devenue Nous sommes de bons
musulmans.
Un bimensuel de l'époque, pourtant, utilise toujours le « petit nègre » pour caractériser les
Africains 22.
-
Verbes à l'infinitif, éventuellement à l’impératif : Moi rien comprendre. Y a bon boire
là. Viens voir. Moi aussi vouloir boire
-
Absence de verbe être, parfois remplacé par « y a » : Grand malheur. Li pauvre petit
roi neg' moitié mort frayeur. Moi ivre ? Ya bon.
-
Usage de la forme « li » comme article invariable et pronom troisième personne
(singulier et pluriel) : Moi boire li eau de vie par robinet. Prisonniers li courir. Li plus
méchant. Li peur fusil.
Dans cette même collection23 et à la même période, un auteur anonyme envoie le jeune Polo
réaliser un film en Afrique. Le langage des Africains rencontrés n’est guère différent :
-
Verbes à l'infinitif : Moi veux voir. Aimer beaucoup cinéma.
-
Absence de verbe être, parfois remplacé par « y a » : Y a bon pour moi ! Cinéma
beaucoup joli. Moi bien content.
Il s’en démarque cependant par l’absence de « li » et le fait (étonnant) que le roi n’utilise ce
parler simplifié que lorsqu’il s’adresse à Polo. Lorsqu’il communique avec ses sujets, il utilise
un français standard : « On va encore plus rire. Prépare ton appareil et qu’on fasse venir le
bourreau ».
21
Serge TISSERON : Hergé. Seghers, 1987, p. 99.
Il s'agit des fascicules Aventures extraordinaires autour du monde, Les éditions modernes. L’auteur,
Nicolas Mengden (1899-1973) narre les aventures de deux gamins qui se promènent sur tous les
continents, dont l’Afrique. Les exemples sont tirés des numéros de décembre 1954 et février 1955.
23
« Polo fait du cinéma », in Aventures extraordinaires autour du monde, novembre 1954
22
9
CONCLUSION
Tous ces parlers partagent la plus grande partie des caractéristiques du xénolecte et du pidgin :
-
Morphologie simplifiée : verbes principalement à l’infinitif, pas ou peu d’article (ou
alors un seul), absence de verbe « être »…
-
Utilisation de pronoms toniques et de quelques prépositions de base.
-
Vocabulaire simplifié.
Contrairement au vrai broken language (ou au pidgin), il n’y a pas d’interférences
interlinguistiques (mis à part bono chez Cham), ni d’actes de paroles dont la réalisation
linguistique correcte indiquerait un besoin langagier satisfait. Bien au contraire, les
réalisations linguistiques correctes seraient l’indice d’un code switching et tendraient à
prouver que les puissants (chef, roi, sorcier) maîtrisent deux registres en langue seconde : un
registre standard et un registre xénolectal.
Deux éléments n’apparaissent pas non plus en ce qui concerne les xénolectes : la périphrase et
l’hypercorrection phonétique. Au contraire, apparaissent des traits d’une supposée phonologie
africaine : omniprésence du son [i] (infinitif, articles, lexique). Effet d’exotisme ? Ou plutôt
effort d’un xénolecte pour ressembler à un broken language particulier. En effet, il est
remarquable que ces codes réduits n'apparaissaient que dans le contexte africain ; la
représentation linguistique de l'Asiatique (Chinois, Japonais ou autres) s'effectue par une
supposée imitation de la « politesse » locale au niveau lexical, la morphosyntaxe restant
intacte24. Lorsqu’ils veulent reproduire le français des Africains, Cham, Hergé, Mat et les
autres simplifient et réduisent leur propre langue (avec transformations phonétiques) pour
produire un xénolecte imitant un pidgin.
Mais ces imitations ne reflètent pas entièrement la spécificité de l’objet d’imitation. Elles
rejoignent en partie les caractéristiques du petit nègre décrites par Delafosse (1904 : 265-
24
« Quand les honorables étrangers se décideront à suivre leur méprisable serviteur, une puissante
voiture les conduira vers l'avion destiné au transport de leurs précieuses personnes jusqu'à mon illustre
maître ». Un Chinois s'exprimant dans les Aventures extraordinaires autour du monde (1955).
« J'apprends avec joie que votre char est arrivé. Je ne puis vous exprimer la gaité que fait naître en moi
l'idée de pouvoir contempler votre glorieux visage ». Un Japonais dans Le lotus bleu. Hergé (1936).
10
266) 25 : emploi des verbes à la forme la plus simple (infinitif, participe passé, impératif),
suppression du verbe « être » et des distinctions de genre et de nombre, ordre des mots rigide
(puisqu’il exprime la fonction en l’absence de désinences), emploi fréquent de y a et y en a et
du son [i]. Mais s’en écartent quelquefois. Delafosse note que :
-
L’article est ou bien supprimé ou bien retenu systématiquement comme préfixe de
nom : mon la maison. Il n’est nulle part fait mention de l’archi-article li. Le
déterminant démonstratif est remplacé par là postposé : chose-là (cette chose).
-
La négation est systématiquement derrière la forme verbale : Il revenu pas (chez
Hergé : li pas revenu).
-
Les prépositions à et de sont fréquemment supprimées : moi parti village (ou moi parti
pour village). Alors qu’elles sont maintenues chez Hergé et les autres : à Paris,
revenir de Paris (Cham), à nous, leçon di géographie (Hergé), à l’eau, corne di
rhinocéros (Mat).
-
Le son [i] ne replace pas indistinctement n’importe quel son vocalique. Il remplace la
voyelle centrale (e) et le u : piti (petit), vi (vu). De même, le son [e] remplace le eu : un
pé (un peu). Ce qui fait soupçonner, dans la phonologie de ces locuteurs, l’absence de
voyelles antérieures non arrondies.
Un xénolecte provient de la réduction de sa langue maternelle. Un broken language est la
réduction d’une langue étrangère à partir des structures de sa propre langue (même si dans le
cas qui nous intéresse, il peut y avoir reprise du xénolecte employé, voire enseigné, par le
colonisateur). Il peut y avoir quelquefois coïncidence entre ces deux systèmes (universaux du
langage), mais les productions ne sont pas identiques car les structures linguistiques à
simplifier ne sont pas, elles non plus, identiques (une base européenne latine et des bases de
langues sémitique et nigéro-congolaises). Ce qui explique ce « petit nègre » européen à
parfum franco-belge. Ce qui jette aussi un doute sur l’authenticité d’un courrier qu’Hergé
avait reçu 26 : Li Tintin venir ici nous pas manger li, signé Un petit Noir.
Spécifiques à l’Afrique de l’Ouest, mais il est fort probable que celles du Congo offrent autant
d’écart avec un xénolecte belge.
26
In Pol VANDROMME : Le monde de Tintin, La Table Ronde, 1959, p. 88.
25
11
BIBLIOGRAPHIE
-
-
CUQ, J-P. (dir.) : Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde.
CLE, 2003.
DELAFOSSE, M. : Vocabulaires comparatifs de plus de soixante langues ou dialectes
parlés à la Côte d’Ivoire et dans les régions limitrophes. Paris, Ernest Leroux, 1904.
KLEIN, W. : L’acquisition de langue étrangère, Armand Colin, 1989
KRASHEN, D. : Second Language Acquisition and Second Language Learning,
Oxford, Pergamon Press, 1981.
MOROT, A. : « Allégorisation et / ou ritualisation dans la satire imagée. La
représentation du soldat indigène de l'armée d'Afrique (zouave / turco) dans la satire
imagée du Charivari sous le second empire ». Colloque international : La caricature
entre République et censure, 24-27 mai 1988, Francfort/Main.
ROBERT, J-M : Manières d’apprendre, Hachette, 2009
ROCHE, J. : « Variation in Xenolects (Foreigner Talk) », Sociolinguistica 12, 1998.
SADOUL, N. : Entretiens avec Hergé. Casterman, 1983.
TISSERON, S. : Hergé. Seghers, 1987
VANDROMME, P. : Le monde de Tintin, La Table Ronde, 1959.
12
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