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XÉNOLECTE OU PIDGIN ?
Un siècle de « petit nègre » : Cham, Hergé, Mat et les autres (1859-1958)
nolecte et « broken language » font tout les deux partie de ce qu’il est convenu d’appeler
les « foreigner talks ». Ils ne recouvrent pas la même réalité linguistique et se distinguent
facilement les uns des autres (l’un étant la simplification de la langue maternelle, l’autre la
simplification de la langue seconde)1. Cependant, dans certains cas, lorsque l’un imite (ou
essaye d’imiter) l’autre, la distinction est plus difficile à faire.
FOREIGNER TALK
Ce terme recouvre plusieurs réalités :
- Le langage simplifié qu’un natif peut adopter pour s’adresser à un étranger soupçonné
ne pas avoir de grandes connaissances dans cette langue (un xénolecte).
- Plus rarement, toujours dans le langage simplifié de natif, le « foreigner talk » est aussi
appelé le « teacher talk », langage de l’enseignant de langue étrangère pour un public
étranger. 2
- Les productions langagières en langue étrangère ou langue seconde en cours
d’acquisition ou d’apprentissage, sorte d’interlangue transitoire ou stabilisée.
- Le langage « typique de l’étranger », appelé aussi « broken language », interlangue
fossilisée à un niveau rudimentaire, proche dans sa réalisation des pidgins.
Le xénolecte peut avoir deux composantes : une simplification et réduction de sa propre
langue, mais aussi une imitation inconsciente du langage de l'autre, avec emploi possible de
1 « le registre-pour-étranger ou xénolecte (foreigner talk) », in KLEIN, W. : L’acquisition de langue
étrangère, Armand Colin, 1989, p. 65. Mais, dans le Dictionnaire de didactique du français langue
étrangère et seconde, xénolecte est le terme « proposé pour désigner le parler spécifique de locuteurs
s’exprimant dans une langue qui leur est étrangère et qui, de ce fait, abonde en marques
transcodiques », CUQ, J-P. (dir.), 2003. Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et
seconde. CLE, p. 247. Dans cet article, nous utiliserons le terme xénolecte pour la réduction de la
langue maternelle (tel qu’il est compris en anglais et en allemand sous la forme xenolect) : « the way
we talk to people who do not understand and speak our language, or more precisely even, who we
think do not understand and speak our language », ROCHE, J. « Variation in Xenolects (Foreigner
Talk) », Sociolinguistica 12, 1998, p. 117.
2 KRASHEN, D. : Second Language Acquisition and Second Language Learning, Oxford, Pergamon
Press, 1981.
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mots étrangers. On retrouve plus ou moins les mêmes caractéristiques dans les études sur les
xénolectes :
- Abandon de la copule, de l'article et de représentants d'autres catégories
grammaticales.
- Réduction de la syntaxe, abandon de phrases complexes.
- Généralisation morphologique, abandon des terminaisons.
- Réduction du vocabulaire à un inventaire limité.
- Hypercorrection phonétique.
On suppose trois procès sous-jacents à la « nolectie » : un procès de réduction, un procès de
simplification et de clarification, et un procès de clarification par paraphrases.
« Le locuteur natif modifie sa propre production pour la rendre plus compréhensible à
l’étranger (de son point de vue à lui). Il peut dire par exemple : « Toi aller mairie bureau
police, compris ? » à la place de dire « Il faut que vous alliez à l’antenne de services de police
à la mairie ». Ces adaptations affectent entre autres :
- la phonologie : on parle lentement avec des pauses et parfois en articulant de façon
exagérée ;
- la morphologie : les formes verbales sont souvent réduites à l’infinitif ;
- la syntaxe : l’ordre des mots est modifié ; certains éléments, comme la copule ou
l’article, sont supprimés ; la subordination est évitée ;
- le lexique : certains mots sont évités, ou on les fait suivre d’une périphrase. » 3
Le broken language partage quelques caractéristiques des xénolectes 4 :
- Disparition des désinences verbales ou simple maintien de l’infinitif.
- Disparition du verbe être, des pronoms (sauf pronoms toniques), des articles (ou
neutralisation des articles sous une seule forme).
- Vocabulaire simplifié.
- Usage de la sémantaxe (le sens provient de l’ordre des mots).
33 KLEIN (1989), p. 65.
4 Dans le cas bien précis d’interlangue collective fossilisée (ou pidginisée), comme dans le cas du
GAD (Gastarbeiterdeutsch), le parler allemand des travailleurs étrangers. Cf. ROBERT, J-M :
Manières d’apprendre, Hachette, 2009, p. 22-25. Sinon, les xénolectes sont extrêmement variés et
reflètent l’influence des langues maternelles, des processus d’acquisition ou d’apprentissage, etc.
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Mais il s’en démarque par quelques aspects. Si les caractéristiques citées proviennent d’une
grammaire simplifiée « intralinguistique », on remarque d ans ces discours des interférences
interlinguistiques (influence de la langue source sur la langue cible) et des réalisations
linguistiques correctes, indices d’un besoin langagier satisfait.
Dans le cadre de la colonisation, s'est développé un système réduit particulier, un xénolecte
plus ou moins systématique, censé permettre une communication entre colonisateurs et
colonisés. Mais aussi, chez les Africains, un « broken language », pour partie réduction de la
langue cible dans un processus d’acquisition en milieu naturel et pour autre reproduction du
modèle proposé, appelé en langage populaire « petit nègre ». Les avis divergent quant à
l’origine de ce broken language. Imitation du xénolecte du colonisateur ou réduction de la
langue étrangère ? Le débat ne date pas d’aujourd’hui. L’ethnologue et linguiste Maurice
Delafosse écrit en 1904 : « On dit souvent que c’est nous qui avons inventé le petit-nègre et
que, si nous parlions aux Noirs un français correct, ils parleraient de même. Ce raisonnement
est puéril »5. Pour lui, il s’agit d’une « simplification rationnelle et naturelle » du français
langue étrangère 6, « langue si compliquée », par des locuteurs de langue(s) maternelle(s)
« logique(s) ». Pour d’autres, il s’agit d’un apprentissage sur le tas en contexte militaire,
apprentissage limité à des ordres et des explications formulés en xénolecte et qui se sera plus
tard répandu à toute une population.
S’agit-il d’un pidgin ? Le terme est parfois employé, particulièrement en anglais (French
pidgin), ou encore pidgin avec le français comme langue de base, français tirailleur (français
approximatif parlé par les Africains recrutés par l’armée française à l’époque coloniale). Les
avis ne sont pas unanimes, tout comme ne le sont pas ceux, dans le cadre du GAD dans les
années 70, sur la notion de pidgin allemand (Pidgin-Deutsch). Cependant, dans la suite de cet
article, le terme « pidgin » sera utilisé, faute de mieux. Le « petit nègre » survit dans des
romans, des illustrations, des bandes dessinées de l'époque coloniale. Ce sont ces « parlers »
qui sont étudiés ici, parlers dus à la plume d’auteurs francophones (français et belge) et qui,
voulant reproduire un broken language (Afrique du nord et Afrique noire) plus ou moins
imaginaire, utilisent leur propre xénolecte.
5 DELAFOSSE, M. : Vocabulaires comparatifs de plus de soixante langues ou dialectes parlés à la
Côte d’Ivoire et dans les régions limitrophes. Paris, Ernest Leroux, 1904, p. 263.
6 Delafosse classe le « petit-nègre » parmi les langues étrangères de Côte-d’Ivoire, à côté du pidgin-
English et de l’arabe (particulièrement sous la forme écrite) pour les musulmans.
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CHAM : Le turco
Le 11 septembre 1859, le Charivari publie une planche de 12 vignettes du satiriste Cham 7,
consacrées exclusivement au « turco ». « Turco » est le terme désignant l'indigène colonisé en
uniforme, alors que « zouave » est attribué au Français en uniforme, tous deux de la même
armée d'Afrique 8. Á l’origine, les zouaves étaient composés de troupes indigènes d’Algérie,
puis de troupes mixtes (françaises et indigènes) et enfin presque uniquement de Français. Les
troupes indigènes sont devenues les tirailleurs algériens, les turcos. Dans les textes écrits par
Cham qui accompagnent les illustrations, le français « turco » se caractérise par la
simplification de la morphosyntaxe, la réduction du système vocalique du français,
l'apparition de généralisations, de réductions et l'inclusion de quelques mots folkloriques.
Simplification de la morphosyntaxe
- Peu ou pas d'articles, de marques de féminin ou de pluriel (sauf dans les expressions
figées ou les synthèmes) : Toi, turco, ancien Kabyle, dédaigner chameau, ancien ami
à toi ! Moi revenir de Paris, moi plus aimer les bosses qu'au restaurant.
- Disparition du verbe être et de toute forme verbale : Bien regrettir Paris. Pas vrai
panama comme à Paris.
- Maintien des seuls pronoms qui peuvent être utilisés comme pronoms toniques : moi,
toi, lui, etc. 9 : Vous promener turco. Moi cherchir marchand de vin, etc.
- Maintien de quelques prépositions : Ami à toi. Paradis Mahomet à Paris. Chapeau à
Kabyle. En Kabylie. Revenir de Paris.
duction du système vocalique du français.
La terminaison [e], particulièrement pour marquer l'infinitif est systématiquement transformée
en [i] : regrettir, m'embêtir, dédaignir, aimir, occupir, cherchir, trouvir, dansir, promenir, etc.
Ce qui peut s'expliquer par l'emploi fréquent, en arabe, de cette réalisation vocalique, au
détriment d'autres voyelles, mais aussi par la généralisation des formes infinitives.
7 Amédée de Noé, dit Cham (1819-1879), dessinateur satiriste et collaborateur au Charivari de 1843 à
1879.
8 Cf. MOROT, A. : « Allégorisation et / ou ritualisation dans la satire imagée. La représentation du
soldat indigène de l'armée d'Afrique (zouave / turco) dans la satire imagée du Charivari sous le second
empire ». Colloque international : La caricature entre République et censure. 24-27 mai 1988,
Francfort/Main.
9 Avec une exception pour une forme verbale pronominale : Bien m'embêter en Kabylie.
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Généralisation et réduction.
- Tous les infinitifs sont à la forme -ir, même ceux du troisième groupe : savir,
apprenir : Moi apprenir le tarif à Paris. Moi, turco, savir 10.
- Usage presqu'exclusif de la sémantaxe (une parataxe porteuse de sens) : Bien regrettir
Paris. Promenir turco palanquin.
Apparition de quelques mots folkloriques
Le fameux « bono » (bien, bon) : Pas bono, pas vrai panama, comme à Paris. Bono, paradis,
bono. D'autres auteurs utilisent « barca » (assez), ou le fameux « macache » (non, pas, il n'y
en a pas) qui associé à « bono » deviendra le célèbre « macache bono » 11.
Au début du vingtième siècle, les pidgins à base française qui représenteront l'Africain ne
seront guère différents.
HERGÉ : Le Congo
L'histoire Tintin au Congo commença à paraître le 5 juin 1930 dans Le petit Vingtième et sa
publication se poursuivit jusqu'au 11 juin 1931. L'album fut réalisé par les Éditions du Petit
Vingtième 12, puis par les Éditions Casterman. Le langage qu'Hergé prête aux Africains offre
de grandes ressemblances avec le « parler turco » : emploi presque exclusif de la forme
infinitive (avec maintien de rares impératifs), absence fréquente du verbe « être », quasi-
neutralisation des formes de l'article défini en « li », emploi systématique des pronoms
toniques, maintien de quelques prépositions, emploi abusif de l'expression « y en a »,
transformations phoniques.
Il convient cependant de noter que le langage des Africains n'est pas homogène. Si la plupart
s'expriment dans un code réduit à base de sémantaxe (éventuellement entre eux), ce n'est pas
le cas de toute la population. Le chef des m’Hatouvou, par exemple, peut s'exprimer en
français recherché 13 : Je décrète la mobilisation générale Mon armée entraînée et équipée
à l'européenne aura facilement raison des Ba Baorom. Le sorcier des Ba Baoro’m possède
aussi deux registres de langues :
10 Cf. Le Charivari, 11 septembre 1859 : Retour des turcos en Afrique, Cham. In MOROT (1988), p. 2.
11 MOROT (1988), p. 9
12 C'est du fac-similé de cette édition (publié en 1982) que viennent les exemples cités.
13 Ce même roi régresse lorsqu'il s'adresse à Tintin : Toi y en a grand sorcier.
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