Nous, dans l'Histoire
Note dʼintention
J'aime chez Grabbe que l'Histoire, lointaine ou proche,
soit sa matière poétique, non comme un refuge contre
le présent, mais pour mieux le comprendre.
J'aime qu'il prenne la matière historique à bras le corps,
à l'échelle de l'Europe ou à celle de son équivalent pour
le monde antique, le bassin méditerranéen. Mais c'est
une pensée qui vient d'en bas et du fond d'une prison,
celle dont son père était gardien et où il a grandi, dans
une petite ville de province dont il n'a pu s'échapper ; et
l'histoire des hommes est autant pour lui celles des
petits que des grands, celle du marchand de poisson et
celle du stratège génial, à égalité. Son œuvre abonde
de personnages aussi inoubliables que les fossoyeurs
d'Hamlet.
J'aime, dans nos époques faites de tsunamis
successifs, politiques, économiques, philosophiques,
écologiques, quand la survie même de lʼespèce et celle
de la planète sont en question, son refus de l'espérance
comme celui du désespoir, puisque de toute façon, au
présent, l'avenir est indécidable.
Le théâtre, toujours, en commençant par les Grecs,
frappe à cette porte mystérieuse du sens et du non-
sens.
Grabbe a inventé un outil qui sans mise en œuvre de
moyens extraordinaires nous permet de « voir » de
grands événements de l'histoire des hommes qui ont
moins besoin d'être montrés que donnés à réfléchir et à
comprendre. Grabbe prend l'Histoire, et même la très
grande Histoire, pour matière, il n'écrit pas de pièces
historiques, à la différence d'un Hugo ou même d'un
Schiller.
Et je n'hésiterai pas à dire de Grabbe qu'il est mon
contemporain, « absolument moderne » comme
Rimbaud, ayant forgé un théâtre qui dans son texte et
sa méthode nous permet d'affronter l'aléatoire de notre
univers et de notre condition.
Face à la mondialisation, au retour du religieux, à la
recherche de refuges « hors du monde », Grabbe est
aussi nécessaire quʼEschyle, toujours aussi
« moderne » que lui.
En 1929, Freud, réfléchissant sur ce qu'il qualifie de
Malaise dans la civilisation, cite « ... ce poète original
qui, en guise de consolation, en face d'une mort
librement choisie, fait dire à son héros : "Nous ne
pouvons choir de ce monde." » C'est une citation de
l'Hannibal de Grabbe (« Nous ne tomberons pas hors
du monde, puisque nous sommes dedans.») et ce n'est
certes pas un hasard. Ces paroles pour moi font écho à
cette phrase de Marx dans La Critique de la philosophie
du droit de Hegel : « L'exigence de se débarrasser des
illusions sur le sort qui nous est dévolu n'est rien d'autre
que l'exigence de se débarrasser d'un état des choses
qui fait qu'on a besoin d'illusion. »
Oui, dit Grabbe, nous sommes dans ce monde et il n'y
en a pas d'autre. Il est impitoyable, sans nostalgie
comme sans illusions. Son théâtre rompt avec la
métaphysique, la morale et la psychologie. Il le fait
brutalement et va dans ce sens bien plus loin que
Büchner. Cela explique sans doute son moindre succès.
Grabbe a vécu une vie douloureuse et brève, dans une
époque de gueule de bois historique. Il aurait eu les
meilleures raisons du monde d'être désespéré. Il y a de
la fureur, de l'extravagance, du grotesque, dans sa vie
et dans son théâtre, mais jamais de tragédie, ou alors
c'est du « théâtre », le mauvais théâtre qu'il désigne
comme tel du lâche Prusias couvrant de son manteau
rouge le cadavre d'Hannibal, l'hôte qu'il a trahi.
Hannibal nous raconte la défaite d'un homme, la fin, la
destruction par le fer et le feu d'un monde, tout comme
Napoléon nous racontait l'apparente retombée des
peuples d'Europe dans les vieux esclavages à l'issue
de Waterloo. Familier de Shakespeare, auteur de la
Shakespearomania, l'histoire des hommes est pour lui
aussi « une histoire pleine de bruit et de fureur, ne
signifiant rien », et il affirme furieusement contre toute la
philosophie de l'Histoire de Hegel – qu'il exècre –
qu'elle n'a ni sens ni signification. Ce qui ne signifie
pourtant jamais qu'il faille renoncer à agir, baisser les
bras devant l'absurde. Il n'y a pas d'absurde chez
Grabbe, il y a des intérêts, de la lâcheté, de la bêtise,
de l'énergie, de la fatigue, de l'ambition, du grotesque,
des erreurs, de mauvais choix, mais ni absurde ni
tragique.
Grabbe nous raconte des histoires dont nous
connaissons l'issue. Il n'y a aucun suspense. Comme
les Tragiques grecs, il s'attache à montrer comment les
choses adviennent, le plus souvent en raison de
mauvais choix, d'erreur de jugement. Mais sans fatalité :
si les dirigeants de Carthage avaient compris plus tôt la
nécessité de soutenir Hannibal, s'ils avaient envoyé plus
tôt des renforts, si Hasdrubal n'avait pas commis l'erreur
de suivre le même chemin qu'Hannibal à travers les
Alpes, le cours de l'histoire eût été réellement différent...
Même le suicide d'Hannibal n'a rien de tragique en soi.
C'est Prusias qui fait d'Hannibal mort un personnage de
tragédie classique. Hannibal, lui, envisage son suicide,
dès le début de la pièce, comme une issue ultime et
raisonnable. Et je pense à cette réflexion de Jean-Pierre
Vernant, dont je ne sais plus d'où elle vient mais qui
m'avait frappé et que j'avais notée: « Voici donc une
solution à la condition humaine : trouver par la mort le
moyen de dépasser cette condition humaine, vaincre la
mort par la mort elle-même, en lui donnant un sens
qu'elle n'a pas, dont elle est absolument dénuée. »
En quelques mots un peu trop long, voilà pourquoi
vouloir aujourd'hui monter Grabbe, auteur allemand
toujours quasi inconnu du début du XIXè siècle,
contemporain sans succès de Büchner, un raté, un
furieux alcoolique mort à 35 ans, auteur de sept pièces
dont quatre inachevées et toutes réputées injouables.
Et monter qui plus est Hannibal, une pièce dont l'action
se déplace d'Italie en Espagne, de Carthage jusqu'en
Asie mineure entre le second et le premier siècle avant
J.-C., qui met en scène, outre les sacrifices humains à
Moloch, la chute de Numance et l'incendie de Carthage.
Et puis « merdre » comme disait notre bon Jarry qui lui
au moins a pris la peine de traduire Plaisanterie, satire,
ironie et signification plus profonde de notre original.
Bernard Sobel, mars 2012