Heinrich von Kleist naît le 18 octobre 1777 à Francfort-sur-l’Oder. Fils aîné d'un
capitaine d'état-major, il entre dans l'armée à Potsdam à l'âge de 15 ans. A 20 ans, il
est lieutenant, mais il abandonne la carrière militaire en 1799 pour étudier à l'univer-
sité de Francfort. Après une première tragédie (La Famille Schroffenstein), il écrit La
Cruche cassée, que Goethe mettra en scène en 1808, mais la pièce ne remportera
pas le succès escompté. Durant une période de désespoir, il détruit le manuscrit de
Robert Guiscard. Il voyage dans divers pays d'Europe. En 1807, après la victoire de
Napoléon (à qui il voue une haine profonde), il est soupçonné d'espionnage et incar-
céré par les français pour quelques mois au fort de Joux. Il travaille encore sur des
nouvelles (La Marquise d'O), publie des journaux (Phébus et le Berliner Abendblatter),
et écrit ses plus grandes pièces, qu'il ne verra jamais représentées de son vivant.
Après l'échec de sa dernière pièce (Le Prince de Hombourg), il signe un pacte de
suicide avec sa compagne Henriette Vogel, atteinte d'un cancer. Le 21 novembre
1811, il se suicide au bord du lac de Wannsee près de Potsdam, après avoir tiré sur
elle.
Durant les dix années de sa vie active, Heinrich von Kleist fut incroyablement
productif : sept pièces, plus une inachevée; huit nouvelles en deux volumes
(Erzählungen, 1810-1811); des essais sur l'art et la littérature, des textes journalisti-
ques et de la poésie. Son œuvre paradoxale, ambiguë et souvent provocante, reflète
les conflits entre conscience individuelle et société. La quête de l'absolu est l'unique
toile de fond de sa vie publique, littéraire et privée.
La nature lui avait donné plus de ses « ingrédients » qu'un seul homme n'en peut
supporter pour une seule vie; ainsi de l'abondance naquit la lutte; le dosage était trop
fort et devint foison. Il y avait chez Kleist infiniment plus de ces forces et de ces
humeurs que la faible enveloppe d'un corps terrestre n'en peut contenir, ce fut là sa
fatalité. Aussi devait-il éclater comme une chaudière surchauffée: son démon n'était
pas l'absence de mesure, mais la démesure.
Stefan Zweig, Le Combat avec le démon
HEINRICH VON KLEIST
Un fait historique sur lequel, au demeurant, il ne me fut possible de découvrir aucun
renseignement, est vraisemblablement à l'origine de cette comédie. Une estampe,
vue il y a quelques années en Suisse, m'en a fourni la trame.
On y voyait d'abord un juge, l'air grave, trônant sur son siège, et, devant lui, une
vieille femme portant une cruche cassée, laquelle semblait clamer l'injustice dont
elle avait pâti ; l'accusé, un jeune paysan que le juge admonestait vertement, conti-
nuait à se défendre, bien que fort mollement; une jeune fille, qui sans doute avait
témoigné en cette affaire (car nul n'est informé des circonstances du délit), triturait
son tablier, debout entre sa mère et son fiancé; l'auteur d'un faux témoignage
n'aurait eu physionomie plus contrite; le greffier quant à lui (peut-être, l'instant
d'avant, avait-il regardé la jeune fille) observait le juge d'un air suspicieux, comme
Créon sans doute avait regardé Œdipe en situation analogue. Au-dessous était écrit
La cruche cassée. L'original, ce me semble, était d'un maître hollandais*.
Heinrich von Kleist
* il s'agit d'une estampe de Le Beau datant de 1782 (d'après un tableau disparu de Debucourt), dont Kleist a eu connais-
sance lors d'un voyage en Suisse en 1802.
UN FAIT HISTORIQUE