Introduction «J'aime votre superbe confiance dans la valeur dramatique des simples faits de la vie. » Oscar Wilde à George Bernard Shaw292 C'est avec l'Angleterre, plus précisément avec le Royaume-Uni, puisque Oscar Wilde est d'origine irlandaise, que nous terminons notre tour d'horizon européen des dramaturges de l'insignifiance. On peut s'en étonner, non pas tant à cause du particularisme insulaire bien connu de nos voisins d'outre-Manche qu'en raison du conformisme apparent de la dramaturgie wildienne. Ses trois premières comédies de salon, 'L'Éventail de Laaj Windermere (Laay Windermere's Fan, 1892), Une Femme sans importance (A Woman ofNo Importance, 1893) et Un Mari idéal (An Idéal Husband, 1895) sont écrites, lui-même ne s'en cache pas, en vue de plaire au public et d'asseoir une notoriété avantageuse en tant qu'auteur dramatique, aussi bien sur le plan financier que sur celui de la reconnaissance par la bonne société londonienne. Ce n'est que dans L'Importance d'être Constant (The Importance of BeiKg Earnest, 1895293) qu'il fera preuve d'une certaine audace formelle. Nous avons vu que même le modéré Gerhart Hauptmann prétendait à plus de scandale. 292 A propos de Widower's Hoases : « I likeyour superb confidence in thé dramatic value ofthe merefacts oflife ». Lettre à G. B. Shaw envoyée le 9 mai 1893, in The Letters of Oscar Wilde, Londres, éd. Rupert HartDavis, 1962, p. 339. 293 La pièce est parfois traduite par une tournure verbale : II importe d'être Constant ; de même, le prénom anglais 'Ernest n'est pas toujours traduit par « Constant » : ce peut être Modeste ou Aimé (dans l'adaptation de Nicole et Jean Anouilh : II est important d'être Aimé, Paris, éd. Papiers, 1985). D nous semble que « Constant », qui sous-entend l'idée d'une fidélité conjugale et sentimentale, est la meilleure transcription possible du prénom-adjectif Ernest/earnest qui signifie sérieux (le jeu de mots du titre de la pièce étant bien sûr crucial). En outre, nous avons choisi de nous référer, pour cette pièce comme pour les trois précédentes, à la traduction de Jean-Michel Déprats dans la Bibliothèque de la 241 En outre, il est le seul, parmi les dramaturges que nous étudions, à ne pas voir ses pièces représentées sur des scènes avant-gardistes ; le Théâtre-Libre — plus tard Théâtre-Antoine - a monté Henry Becque et, ainsi que le Théâtre de l'Œuvre et la frète Eùhne de Berlin, Strindberg et Hauptmann. Leur équivalent en Angleterre, Vlndependent Théâtre (théâtre indépendant) fondé par Jack Thomas Grein en 1891, sur le modèle de celui d'Antoine, n'a jamais monté aucune des comédies de salon de l'écrivain irlandais, qui a au contraire eu les honneurs du très respectable Saint James' Théâtre. Toutes ces marques de conservatisme formel, loin de remettre en question l'appartenance du théâtre wildien au courant de l'insignifiance, sont une invitation à en explorer de manière plus large les implications. En effet, est insignifiant ce qui est anodin, sans conséquence, ce qui ne bouleverse pas l'ordre établi ; et pourtant, chez Hauptmann, chez Strindberg, comme chez Becque, une révolte gronde, celle de l'individu qui cherche à s'affirmer par rapport à un milieu étouffant. Simplement, le cadre quotidien de l'action dramatique, son absence d'orientation politique et sa focalisation sur des problèmes personnels au détriment des enjeux historiques et collectifs sont autant de voiles dissimulant le caractère contestataire du théâtre de l'insignifiance. Wilde, quant à lui, pousse ce principe de dénonciation en demi-teinte jusqu'au paradoxe d'une respectabilité subversive : rien, dans ses comédies de salon, n'est ouvertement révolutionnaire, et pourtant, comme Sos Eltis le souligne dans une étude récente294, on y perçoit bien des échos de l'anarchisme dont l'écrivain irlandais s'est parfois lui-même réclamé. L'une des questions qui sous-tendra notre étude sera Pléiade, in Œuvres, Paris, éd. Gallimard, 1996. Cette édition présente l'avantage de donner le texte intégral de L'Importance d'être Constant, texte qui comprenait quatre actes à l'origine. 294 Revising Wilde. Society and Subversion in theplays of Oscar IPW«,Oxford, Clarendon Press, 1996. 242 donc de savoir comment et en quoi, dans des œuvres apparemment anodines, représentant des personnages ordinaires dont l'existence ne connaît que des péripéties sans réelles gravité, le travail de dénonciation peut s'accomplir. A cela s'ajoute une interrogation esthétique : comment faire une œuvre d'art à partir de presque rien ? On est tenté d'emblée d'y répondre par la conception wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle, qui déclare : «J'ai mis mon génie dans ma vie ; je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres » transpose sur la scène avec une facilité déconcertante les détails de cette vie qui l'entoure. Il fait de l'art avec du réel, en l'occurrence la parole dialoguée, matériau de base de l'écriture théâtrale ; et ce faisant, il confère au réel le statut unique et inimitable de l'œuvre d'art295. Celle-ci est à elle-même sa justification : ce qui donne de l'intérêt à un sujet insignifiant, trivial au sens français (vulgaire, ordinaire) ou anglais (frivole, superficiel), c'est sa valeur esthétique. Une étude de l'œuvre d'Oscar Wilde, même si nous l'effectuons sous l'angle du réalisme et en prenant en considération ce qui touche à la mimesis de la vie quotidienne, ne peut donc faire l'économie d'une réflexion sur la stylisation, et tout particulièrement la manière dont celle-ci se manifeste dans le dialogue, puisque nous avons affaire à un théâtre essentiellement langagier. Les quatre comédies de notre corpus nous font en effet pénétrer dans un univers de conversation, activité principale et favorite des salons mondains fréquentés par la classe oisive (la « leisure class »). Ceci nous amène à souligner une différence importante entre le dramaturge irlandais et les autres écrivains de 295 Gide rapporte dans In Memoriam (cité in Oscar Wilde, a collection of critical essays, sous la dir. de Richard Ellmann, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1969, p. 28) les propos suivants que Wilde lui aurait tenus : 243 l'insignifiance : point de gens du peuple ou des classes moyennes sur la scène de Wilde, mais seulement des krds et des ladies ou des étrangers richissimes, bref des personnalités du meilleur monde - auxquelles il faut ajouter des représentants du clergé, des domestiques impeccablement stylés et, l'exception faisant la règle, Miss Prism, l'inénarrable gouvernante de L'Importance d'être Constant. Les personnages de l'insignifiance ne sont décidément pas chez Wilde, comme ce peut être le cas chez Becque, Hauptmann ou Strindberg, les petites gens, mais plutôt des gens dont la vie ne présente rien d'extraordinaire. Cela se traduit par la banalité des actions décrites (se servir une tasse de thé ou un morceau de cake) et des paroles échangées. Du reste, stylisation et volonté de réalisme peuvent coexister. On ne peut nier, par exemple, la précision mimétique des descriptions (rien n'y manque, depuis la table à thé et le vase bleu de Lady Windermere jusqu'aux sandwiches au concombre dans L'Importance d'être Constant). Katherine Worth parle d'ailleurs de «naturalisme296 stylisé » et de « symbolisme » à propos d'une scène située à la fin de l'acte III dans L'Eventail de Lady Windermere où les gentlemen présents conversent sur les femmes et où, finalement, Mrs. Erlynne apparaît, isolée et sans protection dans sa robe de bal décolletée face à ces habits masculins en noir et blanc, livrée à l'opprobre pour avoir été surprise seule, la nuit, dans l'appartement d'un célibataire. La composition du tableau serait à rapprocher de l'esthétique symboliste par cette opposition très « Sais-tu ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait l'œuvre de la nature ?[...] Sais-tu ce qui les distingue ? — L'œuvre d'art est toujours unique. La nature, qui ne produit rien de durable, se répète toujours. » 296 Le terme «natumlism» en anglais signifie généralement «imitation de la nature» plutôt que « naturalisme ». Il ne désigne donc pas exactement le courant existant en Europe continentale. 244 marquée des groupes et des costumes : la rigidité masculine d'un côté, et de l'autre, la fragilité des femmes dans une société victorienne injuste à leur égard297. On peut donc constater chez le dramaturge irlandais une influence des grands courants esthétiques et idéologiques qui circulent dans l'Europe continentale, essentiellement par le biais des pièces d'Ibsen, qu'il admirait beaucoup Cl y a quelque similitude entre Un Mari idéal et Les Piliers de la société, comme Katharine Worth le fait remarquer298). Mais cette influence est très secondaire. Par exemple, si Wilde tenait en haute estime les écrits dramatique de George Bernard Shaw, la satire sociale qui est explicitement à l'œuvre chez celui-ci n'existe que de manière détournée, codée pour les «happyfew» dans L'Éventail de Laaj Windermm, Une Femme sans importance, Un Mari idéal ou L'Importance d'être Constant. Oscar Wilde est bien le « rebelle conformiste » dont parle Norbert Kohi299 ; il ne s'attaque jamais aux institutions de manière frontale. C'est qu'il appartient à cette catégorie d'écrivains qui ne croient pas dans leur pouvok de réformer la société, contrairement à un certain naturalisme militant : si révolution il y a, elle s'effectue à l'échelle individuelle, comme celle d'un Becque ou d'un Hauptmann. Partant du principe que l'individualisme de Wilde s'exprime sur fond de critique implicite des mœurs et des usages sociaux, nous sommes amenée à adopter dans ce chapitre une démarche dialectique. Nous verrons comment le contexte littéraire et social de l'époque victorienne et édouardienne, sous couvert d'un 297 Oscar Wilde, London and Basingstoke, éd. Macmillan, 1983, coll. « Macmillan modem dramatists », pp. 91-92. 298 Ibid., pp. 130-131. 299 Oscar Wilde, thé ivorks ofa conformist nbel (Oscar Wilde, les œuvres d'un rebelle conformiste), Cambridge, éd. Cambridge University, 1989, trad. de l'allemand David Henry Wilson ; le titre original Oscar Wilde : Dos literarische Werk %mschen Provokation und Anpassung (Oscar Wilde : L'Œuvre littéraire entre provocation et adaptation) exprime d'une manière moins concise la même contradiction interne. Nous sommes encline à préférer le titre anglais, qui nous semble résonner davantage comme un paradoxe... wildien. 245 apparent respect, se trouvent remises en question voire finalement niées ; comment la dramaturgie spécifique d'un théâtre de conversation contribue à la remise en question du sens, avec l'effacement du réfèrent au profit d'un signe tout-puissant ; enfin, une progression inverse, allant cette fois de la négation à l'affirmation, nous amènera à déceler, au sein même de l'absence de valeurs, les croyances de Wilde, celles qui donnent un sens à son théâtre de l'insignifiance. 246 I — Oscar Wilde dans le contexte littéraire de son époque du conformisme au modernisme 1°) Les influences : le théâtre bourgeois et le mélodrame © « Pièce bien faite » et théâtre bourgeois Qu'Oscar Wilde ait pu être inspiré par ses compatriotes des XVIPme et XVIIIeme siècles, rien n'est plus sûr. Pascal Aquien300 signale des caractéristiques empruntées au théâtre de William Wycherley, de William Congreve, de Richard Sheridan — sans même parler de Shakespeare — s'agissant des quatre comédies de salon. Quant à ses contemporains, il leur emprunte des éléments d'intrigue aussi bien au-delà de la Manche qu'en deçà. Dans Un Mari idéal, par exemple, le chantage et le stratagème des lettres volées sont des ressorts dramatiques essentiels, comme dans bon nombre de pièces bourgeoises du théâtre anglais et français de l'époque. Sir Robert Chiltem, un politicien très haut placé, est l'objet de pressions de la part d'une aventurière, Mrs. Cheveley : celle-ci possède une lettre attestant de la participation de Chiltem à une escroquerie qui lui a permis d'asseoir sa fortune au début de sa carrière, et elle menace de tout révéler si un douteux projet de canal auquel ellemême est intéressée n'est pas soutenu par sa victime devant la Chambre des Lords. Dans L£ Ministre de Pinero (1890), un financier sans scrupule fait chanter l'épouse d'un ministre en vue de récolter des informations secrètes , là encore, sur un projet 300 Dans sa Préface à Un Mari idéal, Paris, éd. Stock, 1999, coll. « Le Livre de Poche-classique », trad. Albert Savine. 247 de construction de canal (l'affaire de Panama a bien évidemment marqué les esprits). Fédora de Victorien Sardou301 présente des éléments identiques, à savoir le vol d'une lettre et le chantage exercé par une aventurière302. Notre propos ici ne saurait être de récapituler toutes les pièces, qu'elles soient anglaises ou françaises, dont Wilde s'est inspiré au moment d'écrire ses comédies303. L'essentiel est que, sur le plan de la construction dramatique, eËes suivent le principe * de composition prôné par Scribe au début du XIXeme siècle et résumé dans la formule « pièce bien faite ». Semblable à un édifice, la pièce de théâtre doit obéir à des lois d'équilibre calculées ; les attentes du public sont prises en compte de manière double : tout doit être à la fois préparé, afin que les spectateurs suivent sans peine l'enchaînement des péripéties, et imprévu, afin de ménager suspens et effet de surprise. La stylisation et l'artifice sont dans cette conception un présupposé de l'écriture théâtrale. Elle est aux antipodes du mimétisme photographique et minutieux prôné par les naturalistes. Elle est au service du divertissement du public, elle met l'accent sur leplacere. Force est d'admettre que les quatre comédies de salon que nous étudions obéissent dans leurs grandes lignes à ce principe de composition : • L'Eventail de ~Lady Windermere : à l'acte I, on apprend que Lord Windermere, qui semble aimer passionnément sa femme, entretient une certaine Mrs Erlynne. Lady Windermere, alertée par une amie, en trouve la preuve à la fin de l'acte, en fouillant dans des papiers de son mari. A l'acte II, le public apprend que Mrs 301 1882. Ibid., pp. 10-12. 303 Pour cela, nous renvoyons par exemple à la Notice générale sur le théâtre écrite par Pascal Aquien dans l'édition des Œuvres d'Oscar Wilde en Pléiade, op. cit., p. 1805, et sur les Notices particulières des quatre pièces concernées ; aux pp. 246-251 pour les trois premières comédies, et pp. 259-260 pour L'Importance d'être Constant, de l'ouvrage de Norbert Kohi, 0. W., thé marks ofa conformist rebel, op. cit. ; à quelques remarques d'Alan Bird in Theplays of Oscar Wilde, Londres, éd. Vision, 1977. 302 248 Erlynne n'est autre que la mère de Lady Windermere304, qui avait quitté son mari peu après k naissance de sa fille, et que celle-ci croit morte ; pendant ce temps, Lady Windermere, toujours persuadée que son mari la trompe, décide de céder aux avances du dandy Lord Darlington. A l'acte III, Mrs Erlynne parvient à sauver Lady Windermere du déshonneur en lui permettant de s'enfuir de l'appartement de Lord Darlington avant que son mari ne la découvre. L'acte IV est consacré au rétablissement de la situation : les retrouvailles de Lord et Lady Windermere, désormais assagie, et les adieux de la mère et de la fille, qui ignorera jusqu'au bout l'identité de Mrs Erlynne. • Une femme sans importance : à l'acte I, on apprend que le puissant et cynique Lord Illingworth a pris en affection le jeune Gerald Arbuthnot et veut l'engager comme secrétaire particulier. Par ailleurs, le jeune homme est amoureux dTIester Worsley, une jeune et riche Américaine. A l'acte II, qui est là encore celui des révélations, la mère de Gerald, Mrs Arbuthnot, rencontre Lord Illingworth : elle l'a jadis aimée, il lui a donné un fils puis l'a abandonnée, elle le hait à présent. Cependant elle se laisse convaincre par lui : il pourra embaucher Gerald comme secrétaire. L'acte III est celui de la crise : ayant tenté d'embrasser Hester à la suite d'un pari, Lord Illingworth est menacé par Gerald ; pour empêcher le drame, Mrs Arbuthnot avoue à son fils l'identité de l'homme qu'il voulait tuer (ce sont les derniers mots de l'acte). L'acte IV voit h réconciliation de Gerald et de sa mère, à qui il pardonne sa faute de jeunesse, et l'annonce de leur départ en Amérique en compagnie dllester, qui décide d'épouser Gerald. Lord Illingworth, qui vient bien tardivement proposer à Mrs Arbuthnot de légitimer la situation par un mariage, se fait éconduire. • Un Mari idéal : à l'acte I, Sir Robert Chiltern, marié à une femme qu'il adore, et qui est d'une vertu intransigeante, est soumis par une aventurière, Mrs Cheveley, à un chantage : s'il n'appuie pas devant k Chambre des lords un projet auquel elle est intéressée, elle révélera au public l'escroquerie qui a permis à Chiltern d'asseoir les bases de son pouvoir politique actuel. C'est à k toute fin de l'acte II que Lady Chiltern est mise au courant de l'affaire par Mrs Cheveley elle-même. L'acte se 304 Wilde, qui voulait conserver cette révélation pour le dénouement, céda à la demande de George Alexander, l'acteur-vedette du Saint-James Théâtre qui monta le premier la pièce, et la plaça à la fin de 249 clôt sur une grande dispute entre le mari et sa femme, qui refuse de lui pardonner sa faute de jeunesse. A l'acte III, Lord Goring, un ami des Chiltern qui courtise Mabel, h jeune sœur de Robert, arrive à récupérer la lettre compromettante et la brûle ; à l'acte IV, ce bon génie parvient à persuader Lady Chiltern de pardonner à son mari, non sans avoir déjoué au préalable un dernier plan machiavélique de Mrs Cheveley et obtenu de k belle Mabel son consentement à l'épouser. L'Importance d'être Constant : l'acte I nous introduit dans k vie intime de deux jeunes gens du meilleur monde, Algernon Moncrieff et John Worthing. On apprend de celui-ci qu'il mène une double vie : Constant à la ville, il courtise Gwendolen Fairfax, qui souhaite l'épouser (malgré l'opposition de sa mère Lady Bracknell) à cause de ce qu'elle croit être son prénom ; John (ou Jack) à k campagne, il est tuteur de k jeune Cecily Cardew à qui il fait croire que Constant Worthing est son frère débauché qui habite en ville. En outre, John, enfant trouvé, ignore sa véritable identité. A l'acte II, Algernon, qui est très désireux de rencontrer Cecily, arrive à la campagne et fait sa cour à k jeune fille en se faisant passer pour Constant Worthing. Celle-ci lui apprend alors qu'elle Paime depuis longtemps sans le connaître, là encore à cause de ce prénom de Constant. A l'acte III, Gwendolen arrive à son tour : à k suite d'un quiproquo, elle et Cecily se croient fiancées au même homme ; k vérité, révélée à la fin de l'acte, réconcilie les deux jeunes filles et les fâche en même temps avec leurs prétendants. A l'acte IV se succèdent, après l'arrivée de Lady Bracknell, des révélations cruciales : on apprend que John, qui se prénomme en fait Constant John, est bien le frère d'Algernon... et chacun peut épouser sa chacune. © Le mélodrame Le principe des rebondissements en série, poussé jusqu'au farcesque dans L'Importance d'être Constant, est emprunté à un genre peu soucieux de réalisme et visant l'acte II dans un monologue de Mrs Erlynne. V. Alan Bird, op. cit., pp. 101-102. 250 au départ un public populaire : le mélodrame305. Si le genre repose sur l'art des situations, il est de fait que les comédies de Wilde s'y rattachent. A plusieurs reprises, le public est tenu en haleine par des confrontations visuelles et physiques qui créent un suspens haletant. A la fin de l'acte II, Mrs Erlynne parvient à subtiliser la lettre par laquelle Lady Windermere, persuadée de la trahison de son mari, lui signifie qu'elle le quitte; hélas, au moment où survient Lord Windermere, la lettre tombe à terre... Il la ramasse et reconnaît l'écriture de sa femme... Tout est sauvé grâce au sang-froid de Mrs Erlynne, mais le spectateur a eu son content d'émotions fortes. Citons encore le passage de l'acte III d'Un Mari idéa/où Lord Goring reconnaît une broche-bracelet volée des années auparavant par Mrs Cheveley et la lui fixe au poignet de telle façon qu'elle ne puisse plus l'ouvrir, comme une menotte... Ces exemples, que nous choisissons de ne pas multiplier, montrent à quel point Wilde s'approprie des techniques de fabrication plus artisanales qu'artistiques, et semble faire le choix de la popularité et du conformisme, au détriment de l'originalité souvent contestataire qui est la marque de fabrique des autres dramaturges de l'insignifiance. Mais rappelons que chez Wilde, tout est paradoxe, et que le paradoxe est l'arme même de la subversion : c'est au moment où il semble se conformer le plus aux formes préexistantes qu'il prend le plus de distance par rapport à elles. Hélène Catsiapis souligne le jeu onomastique lié à Lord Illingworth : « celui qui ne vaut (jvortK) que du mal (ittj » ; en bref, le personnage-type du grand seigneur méchant homme306. L'excès dénonce les failles d'un système dramaturgique conventionnel ; sous l'innocent jeu de mots, l'ironie et la parodie pointent déjà. 305 V. Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, Paris, P.U.F., 1984, coll. « Que sais-je ? », pp. 19-20 et passim. 306 In Ironie et paradoxes dans le théâtre d'Oscar Wilde, thèse de l'Université de Grenoble III, 1973, p. 35. 251 2°) Une critique sous-jacente des mœurs de son temps Les enjeux du théâtre de l'insignifiance ne se situent pas à l'échelle sociale, collective ; ce qu'il est important de considérer chez Wilde, dans notre optique, n'est donc pas tant la satire en elle-même que la manière dont cette satire s'effectue : dans le retournement des codes et des situations connues. L'exemple le plus frappant, parce qu'il revient dans toutes les comédies, est celui du personnage-type de «la femme avec un passé» («thé woman with apast»). Dans L'Eventail de Ladj Windermm et dans Une femme sans importance., ce sont des femmes victimes d'une erreur de jeunesse, abandonnée par leur séducteur et contraintes à vivre à l'écart (Mrs Arbuthnot) ou dans la dissimulation (Mrs Erlynne) ; dans Un Mari idéal, cette aventurière sans scrupule qu'est Mrs Cheveley a un présent — et sans doute un futur — aussi chargé que son passé ; enfin, et de manière bouffonne, l'erreur de jeunesse de Miss Prism est l'abandon du sac de voyage qui contenait Constant-John Worthing dans L'importance d'être Constant. L'intérêt de cette thématique récurrente est d'introduire une revendication liée aux droits de la femme, telle que la formule Hester à l'acte II d'Une Femme sans importance : « II est juste qu'elles soient châtiées, mais qu'elles ne soient pas les seules à souffrir [...]. N'ayez pas une loi pour les hommes et une autre pour les femmes. En Angleterre, on est injuste pour les femmes.307 » 307 Œuvres, op. cit., p. 1288. «If is right that thej should bepunished, but don't let them be thé only ones to suffer[...]. Don 't hâve one laivfor men and anotherfor ivomen. You are injust to ivomen in England. », in Complète Works of Oscar Wilde, Glasgow, éd. Harper Collins, 1994, p. 483. Cette édition, qui présente comme la Pléiade l'avantage d'offrir le texte intégral d'origine d'il importe d'être Constant, sera notre édition de référence pour les citations en langue anglaise. 252 Wilde reprend une interrogation fréquente dans le mélodrame (la femme qui a fauté dans sa jeunesse peut-elle être pardonnée ?), mais il ajoute au poncif un reproche cinglant à l'égard des nobles débauchés et débaucheurs de jeunes filles, des dandies à la mode qui vivent dans l'impunité alors qu'ils ont brisé des vies. C'est déjà une révolte feutrée, et elle se place du côté de l'individu (le personnage de la femme exclue du monde) face à une société qui l'écrase308. Mais alors même qu'il utilise ces rouages quelque peu larmoyants, à l'image du discours typiquement mélodramatique d'Hester, Oscar Wilde s'en écarte, il s'en joue, il s'en rit. Pensons à la pirouette finale de L'Éventail de Laaj Windermere : Mrs Erlynne, qu'on pourrait penser réhabilitée moralement par le service qu'elle a rendu à sa fille et suffisamment récompensée par les sentiments maternels qu'elle vient de découvrir sur le tard, parvient quand même à prendre sa revanche sur la société en se faisant épouser par Lord Augustus Lorton, un vieillard amoureux d'elle... La vertu et les sentiments n'entrent pas dans cette ultime réussite de la très habile Mrs Erlynne. Et l'on peut réellement parier d'un renversement des codes du mélodrame. La preuve explicite de cette volonté parodique de Wilde, deux passages nous la donnent, un monologue de Lord Goring à l'acte II d'Un Mari idéal, et une réplique de John Worthing à l'acte IV de L'Importance d'être Constant. Le premier pourrait presque être qualifié de métadiscours autour de l'expression « femme qui a un passé », expression qu'il tourne en dérision en l'associant à une notion frivole, telle qu'une toilette de bal : 308 V. chap.6, « Idéologiesjdejrinsignifiance », pp. 400-404. 253 «SIR ROBERT CHILTERN : ...eUe a l'air d'une femme qui a un passé, vous ne trouvez pas ? LORD GORING: C'est le cas de la plupart des jolies femmes. Mais il y a des modes en matière de passé comme il y a des modes en matière de robes. Peut-être que le passé de Mrs Cheveley n'est qu'un léger décolleté, ils sont extrêmement en vogue de nos jours.309 » Quant au deuxième, c'est un bel exemple d'intratextualité parodique : John Worthing affirmant à la très prude Miss Prism, dont il se croit le fils illégitime : « Pas mariée ! Je dois avouer que le coup est rude. Mais après tout, qui a le droit de jeter la pierre à quelqu'un qui a souffert ? Est-ce que le repentir ne peut pas effacer un moment d'égarement ? Pourquoi y aurait-il une loi pour les hommes et une autre pour les femmes ? Mère, je vous pardonne.310 » On aura reconnu, dans la phrase que nous avons soulignée, la reprise quasi textuelle des paroles d'Hester dans Une Femme sans importance. Notons d'emblée l'évolution de Wilde au fil de ses pièces : la parodie, encore totalement dissimulée dans la deuxième comédie, apparaît sur un mode léger dans la troisième pour s'afficher sans vergogne dans la dernière, pièce d'un auteur dramatique au sommet de sa gloire et qui n'a plus à craindre les attaques... du moins, pas dans le domaine littéraire. 309 In Œuvres, op. cit., p. 1373-1374. «SIR ROBERT CHILTERN: ...she looks like a mman with apast, doesn't she ? LORD GORING : Mostpretty mmen do. But tbere is afashion inpastsjust as tbers is afashion infrocks. Perhaps Mrs. Cheveley's past is merety a sligbtly décolleté one, and they are excessively popular nowadajs. », in Complète Works, op. cit., p. 541. 310 In Œuvres, op. cit., p. 1519. « Unmanied!Ido notdenj thatisaserious bloiv. ~But after ail, ivho bas thé right to cast a stone after one ivho bas suffered ? Cannât repentance wipe out an act offotty ? Why sbould tbere be one laivfor men and anotherfor rvomen ? Motber, Iforgivejoii. », in Complète Works, op. cit., p. 415. 254 D'autres conventions sociales légitimées par le théâtre bourgeois - ou mélodramatique — sentimental sont l'objet d'une ironie cinglante ; nous citerons celle du mariage, parce qu'elle reflète, là encore, tout le problème de l'individu désireux de construire son bonheur personnel et contraint de rentrer docilement dans le carcan des mœurs, devenus synonymes de morale : la vertu n'est plus ce qui est bon en soi, mais ce qui se fait. On se trouve ainsi face à des personnages de femmes mariées au nom de l'intérêt financier des familles et dont le mode de fonctionnement est devenu un cynisme à tout épreuve. Ainsi, dans L'Eventail de Laày Windermere, Lady Plymdale, une femme du monde, demande-t-elle à son amant Mr Dumby de présenter la sulfureuse Mrs Erlynne à Lord Plymdale : cette femme, qu'elle trouvait au départ infréquentable à cause de sa mauvaise réputation, sera une excellente société qui occupera son mari tandis qu'elle-même vaquera à ses affaires sentimentales. De manière plus bouffonne en apparence, sans doute plus tragique en profondeur, c'est toute la vanité d'un univers d'apparence qui est dénoncé dans cette petite réplique de Gwendolen à son soupirant : « Quels merveilleux yeux bleus vous avez, Constant ! Ils sont tout à fait bleus. J'espère que vous me regarderez toujours comme ça, surtout quand il y aura du monde.311 » Avant même d'être mariée, la jeune fille ne se fait plus d'illusions sur le mariage : elle sait qu'il n'est qu'un masque, alors elle s'adapte, essayant d'en tirer au moins quelque satisfaction de vanité. Décidément, chez Wilde, même les jeunes premières ne sont plus ce qu'elles étaient... 255 3°) L'entreprise parodique : de la prudence à l'audace Le théâtre de Wilde n'est pas seulement un théâtre individualiste, dénonçant des codes sociaux qui ont eux-mêmes présidé à l'élaboration des poncifs du théâtre. C'est aussi un théâtre individuel, où l'auteur affirme sa présence par l'originalité créatrice qui perce sous le masque de la convention. Marie-Claire Pasquier voit dans la forme même du retournement, qui est constitutif des comédies de Wilde, à la fois la marque de son originalité et celle de son regard critique vis-à-vis de l'hypocrisie de son temps : « Le retournement sera le principe moteur des comédies de Wilde. Ce n'est pas nouveau, Molière l'a fait déjà, et le « coup de théâtre » dit bien ce qu'il veut dire : ce qui renverse l'attente. Mais il y a là, en plus, chez Wilde, quelque chose qui est constitutif de son style même. Le retournement est dans l'action et dans les paroles, il est dans les rebondissements de l'intrigue, et dans la thèse qui n'est jamais dite mais seulement suggérée. [...] Le retournement est un procédé qui montre la réversibilité de toute chose — des principes et des conduites comme des sentiments - et donc les relativise. Wilde sait bâtir une comédie et par là même, non pas en même temps qu'il fait rire, mais du fait même qu'il fait rire, fait œuvre de moraliste, et de critique social.312 » La forme épouse parfaitement le fond : Wilde critique la société par le biais de la création esthétique, en démontant les rouages des formes littéraires qu'elle a 311 In Œuvres, op. cit., p. 1450. « Wbat ivonderfully blue eyesjou hâve, Ernest 1 They are quiîe, quite blue. I bope jou wiUahvays look at mejust like that, especiatty wben tbere an otberpeopleprésent. », in Complète Works, op. cit., p. 369. 312 In Œuvres, op. cit., Notice générale sur le théâtre, pp. 1812-1813. 256 engendrées ; il dénonce ses excès et son insincérité en fondant ses pièces sur le principe que tout peut être le contraire de tout — ainsi John Worthing peut-il s'appeler réellement Constant tout en croyant s'appeler John et en feignant de s'appeler Constant. © Les trois premières comédies : l'art du contrepoint Plus conventionnelles de facture, car elles ne poussent pas la parodie jusqu'aux mêmes extrêmes que Ulmpartance d'être Constant, les trois premières comédies n'en sont pas moins caractéristiques de ce que Katharine Worth appelle la « subversivité moderne » de Wilde. Celle-ci est créée par le décalage permanent qui existe entre les mots d'esprit et la tonalité mélodramatique et qui, loin d'être une incohérence non maîtrisée, participe de l'art du contrepoint. La plus belle réussite à cet égard est sans doute Un Mari idéal : l'alternance entre le mot d'esprit qui critique en faisant rire, et le dialogue sérieux imité du style mélodramatique est au fondement même de l'intrigue. Elle repose sur le duo des couples, l'un qu'on pourrait qualifier de tragique : Sir Robert Chiltern et sa femme, l'autre plutôt comique : Lord Goring et Mabel Chiltern. Le premier, couple déjà marié, est menacé de rupture en raison de l'erreur de jeunesse de Sir Robert et de la vertu intransigeante de Lady Chiltern, alors que le second en est au stade du flirt heureux et insouciant qui aboutira à une promesse de mariage. Il arrive que le mot d'esprit, le vit- ce terme anglais intraduisible, qu'il faut bien traduire par « esprit », mais exclusivement au sens où on l'entend dans l'expression « avoir de l'esprit » - se trouve mêlé plus étroitement encore au discours mélodramatique. Ainsi du dialogue extrêmement tendu entre Sir Chiltern et Mrs 257 Cheveley, situé à la fin de l'acte I, et où se noue l'action dramatique : c'est là, en effet, que l'intrigante révèle au politicien qu'elle est en possession de la lettre qui, révélée au public, peut le perdre. De manière significative, le dialogue se clôt sur une réflexion plaisante de la jeune femme : «Je vous ai analysé, bien que vous n'éprouviez pas pour moi de l'adoration.313 » ... qui rappelle les premiers propos, eux-mêmes assez frivoles, qu'elle lui avait adressés après qu'on les avait présentés : « On peut analyser les hommes, les femmes... on ne peut que les adorer.314 » Le spectateur, destinataire du discours théâtral, se voit donc incité à ironiser sur Mrs Cheveley par le personnage lui-même. L'effet de « premier degré » du mélodrame, qui implique l'adhésion complète du spectateur à l'action (au moins momentanément), s'en trouve brisé. A cette mise à distance s'ajoute un jeu sur les procédés communs de fabrication du mélodrame. Par exemple, un objet ou un geste ordinairement anodin peut contribuer au rebondissement de l'action. Or Wilde fait de ce procédé de fabrication, de cette commodité technique, un pivot central de ses intrigues : dans UHventail de Lady Windermere, l'éventail oublié par Lady Windermere dans l'appartement de Lord Darlington, alors que son mari s'y trouve, manque de déclencher la crise et permet à Mrs Erlynne de sauver la situation ; dans Une Femme 313 In Œuvres, op. cit., p. 1357. « I analysedyou, thougbjou did not adore me. », in Complète Works, op. cit., p. 529. 258 sans importance, c'est le baiser que Lord Illingworth tente de donner à Hester qui déclenche la crise ; enfin, dans 17» Mari idéal, c'est parce que Lord Goring reconnaît le bracelet-broche porté par Mrs Cheveley comme ayant été volé que celle-ci est mise hors d'état de nuire. La récurrence est un peu trop appuyée pour ne pas être volontaire. En douterait-on, que le dénouement cocasse produit par la vision du sac de voyage où se trouvait John Worthing bébé, dans ^Importance d'être Constant, le prouverait : la dernière des quatre comédies est comme une démystification du genre imité dans les trois premières, une auto-parodie. © L'Importance d'être Constant : aux frontières de la satire L'ironie à l'encontre des topoi du mélodrame et du théâtre bourgeois est complète : l'amour, qui était au centre des préoccupations des personnages dans les trois premières comédies, est tourné en dérision par le personnage d'une Gwendolen qui veut surtout que son mari se montre amoureux en public, ou d'une Cecily qui n'a besoin que d'un journal intime pour se fiancer, rompre et se réconcilier avec un Constant imaginaire. Le bonheur de l'un des héros, John, dépend d'un sac de voyage et d'une gouvernante distraite, auteur de romans à l'eau de rosé à ses moments perdus ; quant au deuxième, Algernon, il ne trouve rien de mieux à faire dans l'adversité que de se gaver de cookies ou de sandwiches au concombre. Au milieu de cette joyeuse pagaille, les mots d'esprit qui paraissaient être le signe de la légèreté — de l'insignifiance, au sens : absence de gravité — dans les comédies précédentes, par contraste avec les dialogues mélodramatiques, ces mots 314 In Œuvres, op. dt., p. 1342. «Men can be analysed, vomen... menjy adored. », in Complète Works, op. cit., p. 259 d'esprit deviennent explicitement le fond sérieux de la pièce. Par leur absurdité même, par leur forme paradoxale, ils incitent le lecteur/spectateur à s'interroger sur le sens de l'univers fictif qui lui est présenté. Comme le fait remarquer Eric Bentley, Oscar Wilde « n'a pas d'intrigue sérieuse, pas de personnages crédibles. Ses mots d'esprit sont un soulagement non pas comique, mais sérieux. Ils forment un contrepoint ironique avec les absurdités de l'action.315 » De fait, Wilde continue d'appliquer la technique du contrepoint dans L'Importance d'être Constant, mais dans le sens inverse de celui des trois premières comédies. Dans celles-ci, l'intrigue repose sur une substance dramatique cohérente (pour invraisemblable ou mécanique qu'elle paraisse) ; les paradoxes et les marques d'humour ou d'ironie, bref le mt, viennent s'y greffer comme gratuitement, introduisant une touche d'absurdité. Dans celle-là, c'est au contraire le wit qui vient donner une cohérence, un sens à déchiffrer, dans une histoire sans queue ni tête. Se trouve dès lors affirmée la prépondérance du langage. Résolument affranchi des codes littéraires dont il s'était au départ inspiré, Wilde construit son propre théâtre, où les mots se suffisent à eux-mêmes et ne sont peut-être jamais plus chargés de sens que lorsqu'ils paraissent frivoles, insignifiants. 519. In « The Importance of Seing Eanest», Oscar Wilde, a collection of critical essqys, sous la dir. de Richard Ellman, op. cit., p. 114. 315 260 II — La dramaturgie en paroles C'est un point commun à tous les écrivains qui font de la vie quotidienne le matériau de leurs pièces, et donc à tous les dramaturges de l'insignifiance : les grands événements, les péripéties qui viennent renverser la situation se produisent en paroles. 1°) La parole — action Nous entendons le mot action au double sens de l'action dramatique (la succession des événements, telle qu'elle est agencée par l'auteur et perçue par le spectateur) et du fait d'agir, c'est-à-dire, pour un personnage, de modifier une situation donnée. © Condensation temporelle et technique de la révélation Plus qu'à un bouleversement extérieur, la péripétie chez Wilde correspond au changement intérieur d'un personnage, à une évolution psychologique en accéléré. Les quatre comédies de salon de Wilde comportent, dans la didascalie d'ouverture, la mention « L'action de k pièce se dérouk en vingt-quatre heures. ». Le temps de la représentation, comme dans le théâtre classique, excède donc de peu le temps représenté. Cette contrainte donne à la pièce une tension et un rythme particuliers, et Wilde, loin d'y être asservi, la met au service de son art. C'est ainsi que le dialogue subit des inflexions rythmiques à la manière d'un accelerando musical. La fin de l'acte I dans Laay Windermere est le moment où se noue l'action, puisque la jeune femme 261 vient d'avoir la preuve que son mari entretient Mrs Erlynne ; c'est aussi un moment de tension extrême entre les deux époux, car Lord Windermere demande à sa femme de recevoir cette même Mrs Erlynne qu'elle croit être sa maîtresse à sa réception d'anniversaire ! «LORD WINDERMERE, au centre côté jardin :[...] Je ne veux pas me disputer avec vous, mais j'insiste pour que vous invitiez Mrs Erlynne ce soir. LADY WINDERMERE, au centre côté cour: Je n'en ferai rien. Elle traverse vers le côté jardin. LORD WINDERMERE, au centre : Vous refusez ? LADY WINDERMERE : Absolument ! LORD WINDERMERE : Ah, Margaret, faites cek pour moi ; c'est sa dernière chance. LADY WINDERMERE : En quoi cek me concerne-t-il ? LORD WINDERMERE : Comme les femmes vertueuses sont dures ! LADY WINDERMERE : Comme les hommes dépravés sont faibles !316» 316 In Œuvres, op. cit., pp. 1177-1178. «LORD WINDERMERE (L. C.) : Iivon't argue utithyou, but linsistuponjour asking Mrs. Erlynne to-night. LADY WINDERMERE (R. C.) : I sball do nothing ofthe kind. (Crossing L. C.) LORD WINDERMERE : You nfuse ? (C.) LADY WINDERMERE : Absolutelj ! LORD WINDERMERE : Ah, Margaret, do thisfor mj saké ; it is her last chance. LADY WINDERMERE : Wbat bas that to do with me ? LORD WINDERMERE : Hoiv hardgood mmen are ! LADY WINDERMERE : Hoiv weak bad men an !», in Complète Works, op. cit., p. 430. L'opposition terme à terme est encore plus marquée dans le texte original, l'anglais employant les adjectifs antithétiques « bad» et «good» qui qualifient aussi bien l'être de l'individu que sa moralité, là où la traduction française ne fait apparaître que le second aspect. 262 L'usage de la stichomythie, les répliques en miroir, autant d'éléments de stylisation qui soulignent l'intensité psychologique de ce moment. Le vrai, disait Boileau, peut quelquefois n'être pas vraisemblable : ici le dramaturge n'hésite pas à sacrifier l'imitation mimétique stricte pour souligner l'intensité émotionnelle d'un moment. Ce théâtre des mouvements de l'âme est aussi celui du movere, autrement dit, il ne se contente pas de reproduire les émotions, il les suscite chez le public. Les grands affrontements du type que nous venons de citer aboutissent, chez d'autres dramaturges de l'insignifiance comme Becque ou Hauptmann, à une perte de contrôle de la parole : c'est le bégaiement de Rosé Bemd dans la pièce éponyme lorsqu'on découvre qu'elle est enceinte de Flamm, ou le silence subit de Blanche Vigneron lorsque M1™ de Saint-Genis lui annonce qu'elle n'épousera pas son bien- aimé Gaston, dans Les Corbeaux. Wilde, quant à lui, préfère au chaos ou à l'interruption la musicalité tourmentée des répliques, A côté de cette technique de 1:'accelerando, on peut remarquer une technique qui s'apparente quant à elle au crescendo, et qui apparaît par exemple dans les révélations et confrontations successives de l'acte II d'Un Mari idéal. A partir du moment où Mrs Cheveley arrive chez les Chiltem, les paroles tombent, irrévocables, semblant s'entraîner les unes les autres comme un jeu de dominos : l'intrigante révèle à Lady Chiltem que son mari a débuté sa carrière par une escroquerie ; Lord Chiltern confirme à sa femme la vérité de ces propos, et implore son indulgence ; celle-ci lui répond, impitoyable, qu'elle ne peut plus aimer un homme qui a failli ; il quitte la scène sur un ultime reproche : en l'idéalisant à l'excès, elle a ruiné sa vie. La cruauté psychologique atteint ici un paroxysme qui rappelle certains des affrontements terribles de Strindberg. 263 Mais pour comprendre l'importance dramaturgique de la révélation, il faut remonter en amont, à une influence commune à Wilde et à Strindberg (ainsi d'ailleurs qu'à Hauptmann) : celle d'Ibsen. Katharine Worth le souligne particulièrement à propos de l'acte II à'Un Mari idéal, que nous venons de citer : « La structure confessionnelle de cet acte rapproche beaucoup Wilde d'Ibsen ; un aveu conduit à un autre, jusqu'à ce que nous ayons pénétré plus loin dans les replis de la vie intérieure qu'il n'aurait paru possible dans les brillantes scènes 317 d'ouverture . » II n'y a pas à s'y tromper : en dépit du vernis mondain des conversations et de la force ironique du wit, c'est bel et bien une vérité psychologique qui apparaît au cours des scènes d'affrontement ou de révélation. Comme chez Ibsen, Strindberg ou Hauptmann, les mots font alors mal et sont lourds de conséquence parce qu'ils sont porteurs de beaucoup de passé. En quelques répliques se trouvent condensées les souffrances de toute une vie, comme lorsque Mrs Arbuthnot apparaît en fond de scène à l'acte II d'Une Femme sans importance, au moment même où Hester, qui ne l'a pas vue, fustige les femmes adultères - et qu'elle recule sous le choc. Lady Windermere le dit elle-même dans un poignant monologue du début de l'acte IV : « Les actions sont la première tragédie de la vie, les mots sont la seconde. Les mots sont peut-être la pire. Les mots sont sans pitié...318 » 317 318 In Oscar Wilde, op. cit., p. 136. In Œuvres, op. cit., p. 1215. «Actions are tbe first tragedy in life, mords are thé second. Words areperhaps thé ivorst. Words are merdless... », in Complète Works, op. cit., p. 455. 264 © L'action par la parole Dans un univers théâtral où tout se décide dans et par la parole, c'est bien entendu celle-ci qui confère aux personnages leur force ou leur faiblesse, c'est-à-dire leur capacité à influer ou non sur le cours des événements. Un bel exemple en est Mrs Erlynne. On a vu comment le dénouement de la pièce, qui voit sa victoire finale sur la société qui l'a rejetée pendant si longtemps, grâce à la décision que prend Lord Augustus de l'épouser, déjoue les attentes du public de théâtre bourgeois, pour qui la fin logique serait l'isolement repentant de cette mère revenue à la vertu. La cause en est l'extraordinaire habileté langagière de Mrs Erlynne, qui a véritablement l'art de dire ce qu'il faut au moment où il le faut : elle a trouvé in extremis une explication à sa présence chez Lord Darlington la nuit précédente, qui la justifie sans compromettre Lady Windermere. « LORD AUGUSTUS [à Lord Windermere] : Oui, mon cher ami, elle a absolument tout expliqué. Nous avons tous été infiniment injustes avec elles. Ce n'est que pour moi qu'elle s'est rendue chez Darlington.319 » De même, le véritable enjeu d'Ufz Mari idéal n'est pas tant la récupération de la lettre compromettante (donc une action) que la réconciliation des deux époux fâchés, Lord et Lady Chiltem. C'est d'elle que dépend leur bonheur, et ce n'est que le pouvoir de persuasion, l'habileté rhétorique de Lord Goring qui pourront l'obtenir à l'acte IV. Dans ^Importance d'être Constant, il s'ajoute à ce présupposé une réflexion de l'œuvre de fiction sur elle-même. Le journal intime de Cecily, où elle a consigné ses 319 ïn Œuvres, op. cit., p. 1228. «My dearfettoiv, sbe bas Kxplmmd evety demmed tblng. We ail wronged ber immensely. It was entirejyformj saké sbe ment to Darlington's noms. », in Complète Works, op. cit., p. 464. 265 fiançailles puis sa rupture avec un Constant qu'elle ne connaît pas encore, a autant de vérité que l'intrigue de la pièce ; Algemon, à qui elle le raconte, se prend au jeu et s'exclame : « Mais pour quelle raison avez-vous rompu ? Qu'avais-je fait ? Je n'avais rien fait du tout.320 » Le langage devient performatif : il est efficace au point de remplacer les actes, et dire quelque chose revient à le faire321. Il faut cependant aller plus loin que le simple constat d'une efficacité de la parole. Certes, le discours théâtral chez Wilde est le fruit d'une observation méticuleuse et pénétrante des processus psychologiques qui président à nos décisions et à nos alarmes. Mais il reflète aussi une croyance presque surnaturelle dans le pouvoir des mots, et certains personnages apparaissent comme de véritables magiciens du verbe. C'est par exemple Lord Illingworth dans Une 'Femme sans importance, aussi séduisant qu'il est corrompu ; c'est, là encore, Mrs Erlynne, qui, dès qu'elle apparaît à l'acte II au bal de Lady Windermere, subjugue tous les participants — ou les place dans l'impuissance : • [à Lady Windermere] « Lady Windermere, votre terrasse est magnifiquement illuminée. Elle me rappelle celle du prince Doria à Rome. (Lady Windermere la saluefroidement). » 320 In Œuvres, op. cit., p. 1491. « Eut wby on earth didyou break it qff? What hadl done ? I had done nothing at aU. », in Complète Works, op. cit., p. 395. 321 Oswald Ducrot propose par exemple cette définition de l'énoncé performatif : « je fais ce que je dis faire — par le simple fait que je dis le faire. » (in Dire et ne pas dire, Paris, éd. Hermann, 1991, p. 69). Autrement dit, ma parole n'est plus simplement commentaire sur l'action, mais action elle-même. 266 • [à Lady Jedburgh] « Lord Allendale me disait pas plus tard qu'hier, dans le parc, que Mr Graham [le neveu de Lady Jedburgh] parle presque aussi bien que sa tante. LADY JEDBURGH, côté cour: Très aimable à vous de m'adresser ces compliments charmants ! » • [à Lord Augustus] «Je peux sans peine imaginer quelqu'un qui passerait sa vie à danser avec vous et qui trouverait cela charmant. » LORD AUGUSTUS, plaçant sa main sur son gikt blanc : Oh merci, merci. Vous êtes la plus adorable de toutes les femmes.322 » Et ainsi de .suite. Toutes ces répliques, qui n'ont aucune influence directe sur le cours de l'action et ne visent donc qu'à caractériser le personnage nouvellement introduit de Mrs Erlynne, se déroulent presque en continu : on a ainsi réellement l'impression de voir une fée du verbe inspirant le respect ou la reconnaissance grâce à quelque sortilège. La parole, de vecteur et moteur de l'action, devient alors fin en soi : le théâtre de Wilde est aussi un théâtre-pour-le-verbe, un théâtre de la contemplation du verbe. 322 In Œuvres, op. cit., pp. 1186 & 1187. • «MRS ERLYNNE (crossing to her) ; Lady Windermere, hoiv beautifullyyour terrace is illuminated. Reminds me oj"Prince Doria's at Rome. LADY WINDERMERE bows coldly » • « MRS ERLYNNE : [...] Lard Allendale mas saying to me onlyyesterday, in thé Para, thatMr Graham talks almost as mil as bis aunt. LADY JEDBURGH (R.) : Most kind ofjou to say thèse charming tbings to me ! » • «MRS ERLYNNE : [...]! canfancy apersan dancing through life withyou andfmding it charming. LORD AUGUSTUS (placing his hand on his white waistcoat) : Oh, thankyou, thankyou. You are thé most adorable of ail ladies! », in Complète Works, op. dt., pp. 437 & 438. 267 2°) Word for word's saké'23 : la virtuosité verbale C'est à dessein que nous nous inspirons pour ce sous-titre de l'expression « art for art's saké» qui est l'équivalent du français « l'art pour l'art ». A la suite de Walter Pater, qui fut son professeur à Oxford, Wilde affirme la suprématie de la beauté formelle dans le domaine artistique, beauté qui doit suffire à elle seule pour justifier l'œuvre d'art, indépendamment de son contenu, notamment moral. Esthétique et éthique, contrairement à ce qu'affirmé la théorie platonicienne, sont dès lors indépendantes324. Appliquée au domaine de la création littéraire et particulièrement théâtrale, dont le matériau est le mot, cette théorie a une double implication. D'abord, le verbe doit être beau par lui-même, il doit pouvoir être l'objet d'une contemplation et d'une satisfaction esthétiques. Ensuite, la teneur des répliques n'a aucunement besoin d'être moralisatrice ou instructive — disons le mot : elle peut être totalement insignifiante. © La beauté du mot Croire en l'autonomie du mot revient à conférer à la réplique de théâtre un caractère qui n'est plus strictement dramatique, c'est-à-dire qui ne vise pas purement et simplement à faire progresser l'action et/ou à transmettre au public des informations. Devenu fin en soi, le langage a dès lors l'autonomie d'un poème. L'on en voit deux exemples frappants, parce que l'un est comme l'écho de l'autre, à l'acte III de L'Eventail de Lady Windermere et à l'acte IV d'Un Mari idéal Dans les deux cas, s « Le mot pour l'amour du mot », ou mieux : « le mot pour le mot ». 268 c'est un personnage dont nous avons souligné la maîtrise langagière qui tente d'utiliser son pouvoir de persuasion pour en influencer un autre. Nous citerons la première pièce, au moment où Mrs Erlynne veut convaincre Lady Windermere de rester auprès de son mari - quand bien même elle continue à le croire coupable pour l'amour de son enfant. « Dieu vous a donné cet enfant. Il exigera de vous que vous lui rendiez la vie agréable, que vous veilliez sur lui. Quelle réponse ferez-vous à Dieu, si sa vie est ruinée à cause de vous ? Rentrez chez vous, Lady Windermere, votre mari vous aime ! Il ne s'est pas écarté un seul instant de l'amour qu'il vous porte, mais même s'il avait mille autres amours, vous devriez rester avec votre enfant. Même s'il était dur envers vous, vous devriez rester avec votre enfant. Même s'il vous maltraitait, vous devriez rester avec votre enfant Même s'il vous abandonnait, vous devriez rester avec votre enfant.325 » Nous n'entrerons pas dans une analyse stylistique précise du texte original, pourtant remarquable par sa structure rythmique et la sonorité du «you muST STay withyour chiU», à laquelle l'oreille du spectateur s'achoppe, tout comme la résolution de Lady Windermere bute sur son devoir maternel. Il est évident, à la simple lecture de la traduction, que la figure de style préférée ici par Wilde est la répétition (que 324 y_ Waher Pater, Essais sur l'art et la Renaissance, Paris, éd. Klincksieck, 1985, trad. Anne Henry, coll. « L'esprit et les formes », pp. 158-159 etpassim ; Oscar Wilde, Essais de littérature et d'esthétique, Paris, éd. Stock, 1912, trad. Albert Savine, pp. 149-150 etpassim. 325 In Œuvres, op. cit., p. 1204. « God gaveyou tbat child, He mil requin fromyou thatjou make his lifefme, tbatjou ivatch over bim. What ansmer ivillyou make to God if his life is ruined throughyou ? Back toyour bouse, Lady Windermere —jour husband lovesyou ! He bas never swervedfor a moment from thé love he bearsjou. Eut even ifhe had a thousand loves, you must stay with your child. Ifbe ivos harsh toyou, you atust stay with your child Ifhe ill-tnotedyou, you must stay with yout child. Ifbe abandonedyou, jour place is with your child. », Complète Works, op. cit., p. 448. Notons que 1°) les trois dernières phrases en anglais ont un rythme d'alexandrin (douze syllabes, avec césure à l'hémistiche) ; 2°) le texte anglais introduit une modification dans le dernier membre de phrase de l'exhortation, «jourplace is withyour child», c'està-dire « votre place est avec votre enfant », ce que ne rend pas la traduction. 269 nous faisons apparaître en caractères gras), et le parallélisme, les mots ainsi mis en valeur étant Dieu (l'instance supérieure qui sanctifie la maternité et juge la mère), la vie, l'amour, l'enfant : bref, la base de l'argumentation de Mrs Erlynne, pour ainsi dire son squelette. Ce procédé donne à la réplique un pouvoir incantatoire largement éloigné du réalisme mimétique ou d'un simple besoin d'efficacité persuasive sur le plan de la communication seconde (de personnage à personnage). Il s'adresse en réalité bien plus au destinataire premier du discours théâtral, le spectateur ; il participe d'un movere particulier, celui de l'émotion poétique. Ainsi, le spectateur est comme invité à l'admiration par un discours adressé bien plus à lui qu'au destinataire fictif. L'agencement musical des mots et des phrases est poussé à l'extrême dans L'Importance d'être Constant, au point que W. H. Auden a pu écrire que c'était là « l'unique pur opéra verbal en anglais326 ». Quant à Un Mari idéal, le dialogue entre Lord Illingworth et Mrs Allonby qui clôt l'acte I introduit une réflexion métadiscursive sur sa propre beauté formelle, au point qu'on pourrait parler d'un narcissisme verbal (nous numérotons les répliques pour la commodité de notre analyse) : «1. LORD ILLINGWORTH: Nous allons prendre le thé? 2. MRS ALLONBY : Vous aimez les plaisirs simples comme celui-ci ? 3. LORD ILLINGWORTH : J'adore les plaisirs simples. Ils sont le dernier refuge des esprits compliqués. Mais si vous préférez, nous pouvons rester ici. Oui, restons. Le Livre de la Vie commence avec un homme et une femme dans un jardin. 4. MRS ALLONBY : II se termine par l'Apocalypse. 326 In « An improbable life », art. cit., p. 136. 270 5. LORD ILLINGWORTH : Vous ripostez divinement. Mais le bouton de votre fleuret a sauté. 6. MRS ALLONBY : II me reste le masque. 7. LORD ILLINGWORTH : II rend vos yeux encore plus beaux. 8. MRS ALLONBY : Merci. Venez.327 » 1. La demande de Lord Illingworth est d'ordre pedocutoire, elle est une invitation à le suivre dans le salon, elle appelle donc une action. 2. Mrs Allonby affirme une singularité en rompant le pacte comtnunicationnel qui attendrait d'elle, sinon un acte, du moins une réponse affirmative ou négative : elle pose une question, qui — autre subtilité - présuppose que Lord Illingworth est quelqu'un de complexe, puisque l'on s'étonne qu'il puisse apprécier les plaisirs simples. 3. Lord Illingworth joue sur un double effet de surprise : d'abord, il répond dans un sens qui semble annuler le présupposé « Lord I. est complexe » et le remplacer par un présupposé inverse : « Lord I. est simple » ; ensuite, il annule ce second présupposé par un paradoxe : « les esprits complexes aiment les plaisirs simples » qui revient à acquiescer au premier présupposé. Dans la deuxième partie de 327 In Œuvres, op. fit., pp. 1278-1279. «LORD ILLINGWORTH : Shattivego in ta tea ? MBS ALLONBY: Doyou like such simplepleasures ? LORD ïï J JNGWORTH : I adore simple pleasures. They are thé last refuge ofthe complex. But, ifjou ivish, let us stay hère. Yes, kt us stay hère. The "Book ofUfe begins ivith a man and a woman in agarden. MRS ALLONBY: It ends witb Révélations. LORD ILLINGWORTH : Youfence êvinely. But thé button bas corne ofyourfoiL MRS ALLONBY : I hâve stillthe mask. LORD ILLINGWORTH : It makesyour eyes lovelier. MRS ALLONBY: Thankjou. Corne.», in Complète Works, op. cit., p. 477. Un jeu de mots, ou une subtilité rhétorique, supplémentaire pour Mrs Allonby dans le texte anglais : le terme de « Révélations », en plus du sens religieux d' « Apocalypse », introduit la thématique de la vérité (« révélation »), qui s'ajoute à la constellation métaphorique autour du terme « masque ». 271 la réplique, la métadiscursivité est introduite par la référence à la Genèse : à l'adresse du destinataire second, Mrs Allonby, c'est une évocation du code culturel commun à ces esprits cultivés ; à l'adresse du premier, le public, c'est une manière pour le dramaturge de souligner l'aspect livresque — voire mythique — de ces personnages, implicitement comparés à Adam et Eve. 4. Mrs Allonby joue le jeu métadiscursif : elle répond à la galanterie implicite de Lord Illingworth, qui sous-entend qu'ils pourraient être tous les deux en position de mari et femme, par une fin de non-recevoir empruntée aussi aux textes religieux judéo-chrétiens. 5. Lord Illingworth, cette fois de manière explicitement métadiscursive, commente l'habileté de cette dernière répartie (c'est inviter le public à l'admirer avec lui), non sans s'offrir le luxe d'une allusion spirituelle grâce à l'adverbe « divinement »... particulièrement pertinent après deux citations des textes sacrés. Lord Illingworth choisit ensuite la métaphore convenue du duel au fleuret pour clore son commentaire sur l'esprit de son interlocutrice : celle-ci fait mouche, mais en blessant. 6. Mrs Allonby poursuit en acceptant ce langage codé, mais le complexifie par une métaphore amphibologique : le « masque » est celui de l'escrimeur, mais aussi celui de la dame costumée pour un bal. 7. Lord Illingworth interprète et adopte à son tour cette nouvelle image, en se plaçant sur le terrain de la galanterie qu'elle implique, par un compliment. 8. Mrs Allonby clôt cet échange par un remerciement attendu ; mais son « venez » final souligne bien la gratuité de ce dialogue sur le plan de l'action, puisqu'il aurait dû logiquement venir à la place de la réplique 2, en réponse à l'invitation de 272 Lord ïïlingworth. Ainsi placé, il ressemble plutôt à l'adieu d'un comédien à son public avant que le rideau ne se baisse... et le « merci » peut dès lors être interprété comme un salut dudit comédien au dit public. £> Le paradoxe, ou la leçon du plaisir La brillante rhétorique ou la beauté opératique du verbe dramatique wildien, s'ils appellent une émotion esthétique chez le lecteur/spectateur, ne sont pas que des fins en soi. Ils incitent aussi à la réflexion, ils indiquent qu'il y a, dans ce lieu même où ils résonnent de la manière la plus harmonieuse ou frappante, un problème à creuser. Anne Ubersfeld remarque justement que, lorsque le dialogue dramatique, devenant poétique328, cesse d'avoir ce caractère purement interpersonnel d'échange d'informations, de menaces, de déclarations, etc., c'est que le discours est adressé par le locuteur premier à l'allocutaire premier, bref par le dramaturge à son public. « Le poétique signale un changement dans la situation d'énonciation. Dans cette énonciation double, qui est celle de tout dialogue de théâtre, le spectateur entend soudain une baisse dans le régime interpersonnel, comme si tout lui était adressé personnellement à lui spectateur. [...] Le spectateur alors adopte une position d'écoute autre ; il prend ses distances par rapport au moment précis de l'action et à tout l'univers fabulaire. La fiction cède le pas au message.329 » 328 Nous parlons ici de la fonction poétique au sens jakobsonien, celle où « l'accent [est] mis sur le message pour son propre compte » ; v. Jakobson, Essai de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, rééd. « Double », 1981, p. 218. 329 In Lire le théâtre III, Le dialogue de théâtre, Paris, éd. Belin, 1996, coll. « Lettres Sup », p. 120. 273 On ne saurait mieux dire que, dans leur splendeur apparemment gratuite, les mots chez Wilde cachent toujours quelque message, quelque avertissement. Si le placere, et le movere qu'il implique (le plaisir esthétique au théâtre allant de pair avec l'émotion esthétique), sont primordiaux, ils n'en recèlent pas moins une sorte de docere : plaisants, émouvants, les mots sont aussi instructifs. Le meilleur exemple en est le paradoxe. On peut dire que l'auteur de L'Importance d'être Constant a véritablement érigé au niveau d'un art ce qui est au départ une technique. On a beaucoup écrit sur le paradoxe wildien ; nous n'entrerons donc pas dans le détail. Retenons les quatre méthodes qu'Hélène Catsiapis, auteur d'une thèse sur le sujet, a dénombrées en analysant la fabrique du paradoxe : « 1°) II s'agit d'un proverbe, d'un cliché ou d'une phrase courante (surtout à l'époque victorienne) que l'on démembre et dans lequel on a substitué un mot pour le remplacer par son contraire. [...] 2°) Une seconde technique [...] consiste à employer le mot « sauf» ; la chose que l'on exclut étant, selon le sens commun, la chose essentielle que l'on ne peut en aucun cas excepter. [...] 3°) ...montrer que deux choses opposées reviennent au même. •[...] 4°) ... une incohérence interne dans une même phrase où deux mots, ou deux expressions sont absolument contradictoires.330 » Cette liste, tout à fait opératoire au vu des exemples, prouve que le paradoxe a un caractère subversif par essence ; quel que soit l'objet auquel il s'applique, c'est 330 In Ironie et paradoxes dans k théâtre d'Oscar Wilde, thèse, Université de Grenoble III, 1973, pp. 90, 96, 98 & 99. 274 toujours à l'encontre du sens commun, de l'opinion communément reçue. Ce travail de sape systématique de la doxa rappelle fort la démarche platonicienne : le spectateur est invité à se dépouiller de ses opinions fausses, donc à réfléchir — et le message du dramaturge est sans doute qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Le paradoxe est une des armes les plus subtiles du rebelle conformiste qu'est Oscar Wilde, comme le montre cette réplique d'Algernon qui fait suite à un dialogue avec son domestique Lane, à l'acte I de L'Importance d'être Constant : « Sincèrement, si les couches inférieures ne nous donnent pas le bon exemple, à quoi diable servent-elles ?331 » On a affaire ici à la première des techniques selon la classification d'Hélène Catsiapis : le mot « inférieur » remplace son contraire « supérieur ». Ce sont les classes supérieures qui devraient donner l'exemple, pour servir à quelque chose, puisqu'elles sont oisives - et donc socialement inutiles. Remettre en question ce cliché de l'époque victorienne et post-victorienne, c'est affirmer implicitement que les classes supérieures ne sont pas vertueuses (ou le sont seulement en façade), et que par conséquent elles n'ont même pas d'utilité morale... La critique, pour être voilée, est féroce. On constate donc que l'arrêt de l'action au profit d'un message autonome a une importance dramaturgique cruciale : il signe un moment de réflexion ou d'observation, et fait de Wilde, au même titre que les autres dramaturges de l'insignifiance, un moraliste332. 331 In Œuvres, op. cit., p. 1437. « ~&eaUj, if thé lower orders don't set us agood example, ivhat on earth is thé use of tbem ? », Complète Works, op. cit., p. 358. 275 3°) La conversation, ou la parole statique © Statisme et pièce d'atmosphère Dans chacune des trois premières comédies, une longue scène au moins est consacrée à des échanges de propos à caractère mondain ou aphoristique entre les invités à un bal ou à une partie de campagne. Dans 'L'Eventail de Lady Windermere, avant l'arrivée de Mrs Erlynne, on assiste à des conversations entre membres de la bonne société (la Duchesse de Berwick, Lady Stutfield, Mr Dumby...) qui n'auront absolument aucune incidence sur l'intrigue. Dans Un Mari idéal, le bal chez les Chiltem (au tout début de l'acte I) est là encore prétexte à des échanges de répliques qui nous informent, nous spectateurs, sur les us et coutumes de la société et du milieu dans lequel évoluent les personnages, telles ces deux élégantes que sont Mrs Marchmont et Lady Basildon — que nous ne reverrons plus dans la suite de la pièce. Une Femme sans importance fait mieux encore, qui accorde à ce qu'on pourrait appeler des propos à bâtons rompus une bonne partie de l'acte I et de l'acte IL Tous ces moments ont un caractère gratuit par rapport à la dynamique de la pièce, à l'enchaînement des événements ; ils participent d'un statisme, de la mise en place d'une atmosphère, bref de l'épicisation au sens szondien333 - autant d'éléments communs aux trois autres dramaturges de l'insignifiance. On a vu tout particulièrement pour Hauptmann le rôle primordial des didascalies, aussi bien celles qui dépeignent le décor que celles qui servent à caractériser les personnages dans leur être global (à la fois hors scène et en dehors du temps représenté). La didascalie est un intermédiaire entre l'auteur dramatique et le 332 V. chap. 5, « Esthétiques de l'insignifiance », pp. 352-359. 276 lecteur — ou le metteur en scène, lui-même chargé de transformer l'œuvre écrite en œuvre visible et audible pour le spectateur. En ce sens, elle ne relève pas de la mimesis directe qui, selon la Poétique aristotélicienne, caractérise le genre dramatique. Elle signe donc, dans ce théâtre de la modernité qui emprunte aux romans certaines de leurs caractéristiques de mimesis indirecte, la présence d'un narrateur. Si les didascalies descriptives du décor sont en général chez Wilde relativement courtes et sobres, il n'en va pas de même pour ce qui concerne les personnages. L'exemple le plus frappant est celui de la scène du bal dans Un Mari idéal Au fur et à mesure qu'entrent les invités - même ceux dont la présence sera limitée à cet acte, et qui n'auront donc aucun rôle à jouer dans l'action proprement dite — une didascalie relativement longue donne au lecteur des indications sur les plus menus détails de leur apparence, voire sur leurs habitudes de vie en dehors du temps représenté, ce qui leur confère l'épaisseur temporelle qui, d'ordinaire, est l'apanage du personnage de roman. On apprend par exemple du vicomte de Nanjac que c'est « un jeune attaché connu pour ses cravates et son anglomanie ». Quant à Mabel Chiltem, protagoniste plus importante de l'histoire, ce n'est pas seulement son caractère qui est résumé dans la didascalie qui accompagne son arrivée sur scène, mais aussi le regard que le public porte sur elle - façon pour le narrateur, ou l'instance descriptive, de souligner l'importance du regard social dans l'existence de ces personnages : «Mabel Chiltern est le parfait exemple de ce que les Anglais considèrent comme l'archétype de la femme jolie, dans le genre fleur de pommier. Elle a tout le parfum et toute la liberté d'une fleur. La lumière ondule dans sa chevelure, et sa petite bouche aux lèvres entrouvertes exprime l'attente, comme la bouche d'un enfant. Elle possède la tyrannie fascinante de la jeunesse, et le courage étonnant de l'innocence. Pour les gens raisonnables, 333 V. chap.l, « Hauptmann », p. 48. 277 elk n'évoque aucune ouvre d'art, mais en réalité, elle ressemble à une statuette de Tanagra, et si on le lui disait, elle en serait contrariée.334 » Le plus remarquable dans cette description est que le « narrateur » ne se contente pas de donner des indications objectives sur le personnage de Mabel : il formule une comparaison esthétique (de la même manière, Lord Caversham « ressemble à un portrait peint par Lawrence », Robert Chiltem à un modèle de Van Dyck, etc.) ; plus même, il suppose un dialogue fictif avec Mabel pour lui exposer l'image qu'elle a fait naître en lui, et la réaction « contrariée » de la jeune fille. C'est inviter le lecteur — ou le metteur en scène - à réagir en même temps que lui, à être esthète avec lui. Cette voix descriptive qui vient médiatiser la mimesis est donc celle d'une sorte de narrateur-personnage335. Et vice-versa. Certains personnages de Wilde peuvent apparaître comme des narrateurs, des porte-parole de l'écrivain-moraliste. Le dramaturge ne se contente pas, en effet, de faire dans ses pièces une chronique de la société de son temps ; il introduit aussi, dans tous ces temps d'arrêt que constituent les conversations à plusieurs voix, un certain nombre d'aphorismes totalement autonomes - parmi lesquels nous avons déjà évoqué les paradoxes - inutiles à la progression de l'intrigue, et qui pourraient, pris isolément, constituer un recueil. Dans ce cas, la voix du personnage se superpose à celle du dramaturge, énonciateur premier du discours 334 in Œuvres, op. cit., p. 1337. « MABEL CHILTERN is a perfect example of thé English type of prettiness, thé apple-blossom type. She has ail thé flagrance and freedom of a flower. There is ripple after ripple of sunlight in her hair, and thé little mouth, -with its parted lips, is expectant, like thé mouth of a child. She has thé fascinating tyranny of youth, and thé astonishing courage of innocence. To sane people she is not reminiscent of any work of art. But she is really like a Tanagra statuette, and would be rather annoyed if she were told so. », in Complète Works, op. cit., p. 516. 335 Cette technique du commentaire est également utilisée par Strindberg dans ses Pièces de chambre (v. chap. 2, « Strindberg», pp. 154-157), même si elle a un but de description psychologique et non d'appréciation esthétique comme chez Wilde. 278 théâtral. C'est le cas par exemple pour Lord Illingworth dans Une Femme sans importance, lorsqu'il explique à Gerald que la jeunesse est son atout le plus important — une affirmation qui revient dans plusieurs écrits de Wilde, aussi bien dans ses maximes qu'au fil du Portait de Dorian Gray. C'est, de manière plus cocasse, la correspondance que l'on peut établir entre l'une des Formules et maximes à l'usage des jeunes gens : « Ce n'est qu'en ne payant pas ses factures qu'on peut espérer vivre dans la mémoire des classes marchandes336. », et la coutume qu'a John Worthing de ne jamais payer ses notes lorsqu'il dîne en ville, pour « maintenir la réputation de Constant ». Mais le personnage dont la voix se superpose à celle de Wilde de la manière la plus flagrante est sans doute Lord Goring. Sa réplique à l'acte III d'Un Mari idéal: « S'aimer soi-même est le commencement d'une histoire d'amour qui dure toute la vie » est l'écho exact de cet aphorisme que l'on trouve dans les Formules et maximes à l'usage des jeunes gens : «S'aimer soi-même, c'est se lancer dans une belle histoire d'amour qui durera toute sa vie337. » 336 In Œuvres, op. cit., p. 969. «It is only by notpqying one's bills that one can hope to live in thé memory ofthe commercial classes. », in Complète Works, op. cit., Phrases andPhilosophiesforthe use ofthejoung, p. 1244. 337 In Œuvres, op. cit., p. 1393 pour Un Mari idéal et p. 970 pour les Formules et Maximes. « To love oneselfis thé beginning ofa life-long romance. », in Complète Works, op. cit., p. 554 (An IdéalHusband) et p. 1245 (Phrases and Philosophies...). Dans l'édition française de la Pléiade, c'est Dominique Jean qui a traduit les Formules et maximes, Jean-Michel Déprats les comédies de salon : la correspondance terme à terme n'est donc pas respectée, bien que la différence soit infime même en français (Dominique Jean a choisi de traduire l'adjectif-gérondif « beginning» par une tournure verbale qui donne plus de dynamisme à la 279 Wilde a donc une conception très libre, ou pour mieux dire très moderne du verbe théâtral : parfois descriptif, épique au sens aristotélicien, parfois axiomatique, il s'émancipe bien souvent des exigences de l'action dramatique. La conversation, qui est véritablement élevée au niveau d'un art, témoigne particulièrement de cette autosuffisance, de cette existence en soi de la parole. © Parler pour ne rien dire On peut penser que Wilde justifie l'insignifiance, c'est-à-dire l'absence d'importance, du contenu de ses pièces (s'agissant des conversations mondaines dans les trois premières comédies, ou de la totalité du dialogue dans L'Importance d'être Constant} par leur valeur sur le plan stylistique : on a vu quelques exemples de la stylisation de ses répliques, orchestrées magistralement dans leur ensemble, impeccablement ciselées dans le détail. L'insignifiance quant au contenu est compensée par la non-insignifiance esthétique338. Le dramaturge, en bon amoureux de la forme, vante l'élégance et le charme spirituel de L'Importance d'être Constant dans une lettre qu'il écrit à George Alexander, le directeur du Saint James's Théâtre où il envisage de faire représenter la pièce: «Le véritable charme de la pièce, s'il faut qu'elle en ait un, doit être dans le dialogue339. » phrase, alors que Jean-Michel Déprats a préféré l'équivalent plus classique du substantif). Il n'en demeure pas moins que Wilde a souhaité une intratextualité parfaite, le texte anglais en témoigne. 338 Nous retrouvons les deux grandes orientations sémantiques possibles du mot « insignifiance », telles que nous les avons dégagées dans notre introduction (v. pp. 10-17). Qu'on nous pardonne la formule peu élégante « non-insignifiance », que nous employons pour la bonne cause : le terme « signifiance » est à l'heure actuelle chargé de connotations particulières aux domaines de la sémiotique et de la linguistique, et qui n'entrent pas dans notre propos. 339 In The Letters of Oscar Wilde, éd. Rupert Hart-Davis, 1962, p. 359. Cité in Alan Bird, The Plays of Oscar Wilde, Londres, éd. Vision, 1977. 280 Il ne faut pourtant pas y vok une confession d'indifférence quant au contenu. Si, comme on l'a vu, le signe est souvent considéré comme une entité autonome et pris indépendamment du réfèrent, c'est pour montrer l'absence de celui-ci ; la joliesse, le raffinement esthétique du dialogue font d'autant mieux ressortir l'absence de signification des paroles, dans un univers de masques et d'hypocrisie : les mots, pour reprendre la forte formule d'Hester Worsley, sont « comme un lépreux vêtu de pourpre ». La conversation, qui est une pause au sein de l'action, invite alors le lecteur/spectateur à s'arrêter à son tour pour l'interroger dans son sens autonome tout comme les paradoxes. Francis Jacques distingue le dialogue, processus linéaire et dynamique, et la conversation, processus apparemment fragmentaire et non progressif : « La conversation ne se donne pas comme un dialogue[...]. Il y a quelque sens à dire : 'Entre eux ce n'était pas un dialogue, mais une simple conversation'. .[...] La conversation [...] ne progresse pas et n'a pas besoin de progresser.340 » Plutôt qu'une pure gratuité, qu'une autosatisfaction wildienne dans le sens du plaisir de la forme, nous croyons qu'il faut vok dans la conversation un objet de réflexion potentiel. Poursuivons avec Francis Jacques le raisonnement distinctif entre le dialogue et la conversation : « [Dans la conversation], quelque chose de l'ordre social se reproduit, avec la situation de force des groupes correspondants. Le caractère apparemment libre de la conversation cache en réalité 3 * In L'Espace logique de lïnterlocution, Paris, P.U.F., 1985, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », p. 117 & 119. 281 beaucoup plus de contraintes sociales que le dialogue : à bâtons rompus mais non sans suite.341 » Paradoxalement est donc introduite ici la notion de liberté. Les Lady Stutfîeld, Lord Goring et autres Mrs Allonby sont en fait prisonniers des codes du langage social alors même qu'ils (se) donnent l'illusion d'être le plus à l'aise : tenir des propos décousus n'est pas synonyme de dire ce qu'on veut, et l'apparente incohérence du discours conversationnel cache un véritable esclavage, une soumission des interlocuteurs au rituel langagier impliqué par leur rang social. Ainsi, par exemple, des dames mariées qui causent che2 Lady Hunstanton, à l'acte II d'Une Femme sans importance : la conversation tourne, bien entendu, autour... des hommes, et les propos lancés pêle-mêle par la provocante Mrs Allonby, la plaintive Lady Stutfield ou l'autoritaire Lady Caroline n'ont qu'une subversivité de bon ton. Dire du mal du sexe fort, voilà qui est autorisé, voilà qui soulage d'autant plus qu'on se pliera à sa loi dès que ces Messieurs seront de retour au salon. Lorsque Lady Markby présente à Sir Chiltern celle qui ne va pas tarder à devenir son ennemie intime, Mrs Cheveley, celui-ci lui lance des galanteries typiques de la conversation mondaine ; or ce petit jeu de séduction entre hommes et femmes n'a que l'apparence d'une liberté, il est en fait dûment autorisé, et Mrs Cheveley, pour une fois sympathique, en souligne ironiquement le caractère superficiel : « SIR ROBERT, s'inclinant : Tout le monde meurt d'envie de connaître la brillante Mrs Cheveley. Nos attachés à Vienne ne parlent de rien d'autre dans leurs lettres. 341 /&<*,.p. 118. 282 MRS CHEVELEY : Merci, Sir Robert. Une relation qui commence par un compliment deviendra à coup sûr une amitié authentique.342 » L'exemple est d'autant plus frappant qu'il éclaire l'existence d'un sens second, d'un second degré pourrait-on dire, au sein des pièces de Wilde. Derrière les oppositions de personnage à personnage, qui suivent de manière caricaturale les codes du mélodrame (ici Sir Chiltern/Mrs Cheveley), transparaît une autre opposition, plus dangereuse, plus pernicieuse, et qui se faufile à travers les répliques les plus anodines : l'opposition entre l'individu libre émetteur de son discours, celui qui peut véritablement poser un « je » à la source de ses paroles, et l'être social conditionné qui ne parle pas mais qu' « on » parle. Pour reprendre la distinction de Francis Jacques, la conversation, si décousue soit-elle, ne l'est jamais suffisamment pour laisser échapper le personnage pris dans le jeu social des codifications et des appartenances ; alors que le dialogue, qui bien souvent chez Wilde n'existe que comme pastiche du mélodrame, implique une existence individuelle, originale et authentique des deux individus qui s'y engagent. Comme l'écrit encore Francis Jacques, « la dialogicité requiert une véritable conversion à l'interpersonnel ». Avoir un véritable dialogue, c'est apprendre à devenir une personne qui parie à une autre personne en impliquant son moi unique et en le tournant vers un toi (ou un vous) unique. C'est transcender le discours impersonnel qui nourrit la conversation, c'est devenir important pour soi-même et pour l'autre, c'est échapper à l'insignifiance. 342 In Œuvres, op. cit., p. 1341. « SIR ROBERT CHILTERN (bowing) : Every one is dying to knoiv thé brilliantMn Cheveley. Our attachés at Vienna mite to us about nothing else. MBS CHEVELEY : Thankjou, Sir 'Robert. An acquaintance that begms ivith a compliment is sure to develop into a realfriendship. », Complète Works, op. cit., p. 519. 283 Et la plus grande tragédie de l'insignifiance, c'est L'Importance d'être Constant qui nous la donne à voir. Peu ou pas de conversation, au sens de : propos à bâtons rompus proférés par plus de deux personnes ; sur un plan strictement numérique, la plupart des échanges de répliques se font entre deux personnages, qui sont de surcroît censés avoir des relations intimes, des rapports interpersonnels forts : les deux amis Jack et Algernon; les amoureux Jack et Gwendolen, ou Algernon et Cecily. Mais, paradoxe tragique, ce sont justement ces dialogues qui prennent des allures de conversations : contaminés par les formules toutes faites, ils enlèvent aux interlocuteurs toute prétention possible à l'existence en dehors des codes sociaux. Les personnages de ^Importance d'être Constant sont des fantoches, ils ne sont pas des personnes. Ainsi Algernon, lorsqu'il voit Cecily pour la première fois — et qu'il est censé avoir un coup de foudre pour elle — adopte-t-il deux identités sociales successives pour correspondre à l'image que la vanité de la jeune fille attend de lui : • Lorsque Cecily lui dit: « ...vous êtes le frère de mon oncle Jack, mon cousin Constant, ce dépravé de cousin Constant », Algernon adopte le discours attendu du noble jeune homme injustement calomnié : « En réalité, je ne suis pas du tout dépravé, cousine Cecily. » • Lorsque la jeune fille lui rétorque : «J'espère que vous ne menez pas une double vie, faisant semblant d'être dépravé, alors qu'en fait, vous êtes parfaitement vertueux. Ce serait de l'hypocrisie. », Algernon opte cette fois pour une attitude cynique, très dandy, donc très à la mode : « Oh, naturellement, je me suis conduit de façon plutôt irréfléchie. [...] En fait, maintenant que 284 vous soulevez la question, je me suis conduit très mal dans la mesure de mes modestes moyens.343 » Le tour de force dans L'Importance d'être Constant, c'est que l'enchaînement des répliques peut donner une impression d'incongruité caricaturale, même quand celles- ci ne contiennent rien que de très réaliste psychologiquement parlant. Ce sont toutes ces choses de la vie quotidienne, les petits riens, les propos insignifiants, qui mis bout à bout font ressortir tragiquement le vide de ces existences conditionnées. Le sentiment d'absurde culmine peut-être dans la scène finale de l'acte III où, après la rupture et le départ de leurs fiancées respectives, Jack et Algernon s'insultent audessus des muffins et du cake ; le premier voudrait désespérément parler et agir (ce qui revient au même), alors que le second a parfaitement saisi l'inanité de ce désir, et s'en tient au très insignifiant sujet de la nourriture : « ALGERNON : [...] Jack, vous êtes à nouveau en train de manger des muffins. J'aimerais que vous vous arrêtiez. Il n'en reste que deux. (Il enlève le plat.) Je vous ai dit que j'étais particulièrement fou des muffins. JACK : Et moi, je déteste le cake. ALGERNON : Alors pourquoi diable en faites-vous servir à vos invités ? Quelle drôle d'idée vous vous faites de l'hospitalité ! JACK, d'an ton irrité: Oh, là n'est pas l'essentiel. Je n'ai pas l'intention de parler de cake. (Il traverse la scène) Algy, vous êtes vraiment exaspérant ! Vous êtes incapable de rester accroché à un sujet de conversation. 343 In Œuvres, op. cit., p. 1467. « CECILY: You [...]are Unclejack's brother, my mckedcousin Ernest. ALGERNON: Oh !Iam notreally wickedatail, cousin Cedjy. »[...] « CECILY : I bope thatyou hâve not been leading a double life, pretending to be ivicked and being really good ail thé time. That ivould be bypocrisj. 285 ALGERNON : C'est vrai, ça me fait mal.344 » Algemon, en affirmant sa frivolité (triviaKt)?), c'est-à-dire son incapacité à se concentrer sur le thème abordé dans une conversation, revendique un droit à l'asocialité ; il préfère suivre ses impulsions naturelles, plutôt que de feindre l'intérêt pour un sujet faussement profond, et en réalité convenu et convenable. Le jeune dandy a bien raison : il n'est pas plus absurde de parler muffins et cake que de tâcher d'être sérieux (earnest) dans un univers privé de sens ... ou d'attendre Godot. Beckett, Ionesco et le théâtre de l'absurde au XX™e siècle semblent trouver ici certaines de leurs racines. Comme le fait justement remarquer Norbert Kohi, ce n'est pas seulement dans son usage du langage que Wilde ouvre la voie à la modernité, mais c'est parce qu'il associe son style théâtral à sa perspective critique, perspective éminemment attachée à la notion d'individu : « Son usage éblouissant de l'épigramme et du paradoxe, ainsi que l'incorporation de la conversation spirituelle pour ellemême, étaient des caractéristiques originales qui émanaient directement des dons singuliers qu'il possédait pour la conversation. La nouveauté de la perspective critique consistait dans son scepticisme quant à l'efficacité de la communication ALGERNON[...]: Oh ! of course I hâve been rather nckkss. [...] Infact, nowyou mention thé subject, Ihâve been very badin my oivn smattway. », Complète Works, op. cit., p. 378. 344 In Œuvres, op. cit., p. 1505. «ALGERNON: Jack,you are eating thé mtffins agcdn ! I wishyou ivouldn't. There are on/y two left. (Removes plate). Itoldyou I ivas particularlyfond of muffins. JACK : Bat I hâte tea-cake. ALGERNON : Why on earth doyou alloiv tea-cake to be served up tojourguests, then ? What ideasyou hâve of hospitality ! JACK (irritably) : Oh ! That is not thé point. We are not discussing tea-cakes. (Crosses). Algy ! You areperfectly maddening. You never can stick to thé point in anj conversation. ALGERNON: No : it alu/ays hurts me. », Complète Works, op. cit., pp. 404-405. Le texte anglais exprime (dans l'avant-dernière réplique), mieux que l'équivalent français « sujet de conversation », que Jack voudrait s'en tenir à l'essentiel, au «.point», c'est-à-dire au problème, à ce dont il est vraiment question dans l'interlocution. Ce qui n'enlève rien à la réussite du traducteur dans le périlleux exercice qui consiste à traduire un jeu de mots en langue étrangère... 286 linguistique à une époque où le consensus social devenait de plus en plus difficile, dans son insistance sur le dilemme de l'individu à la recherche d'une identité chargée de sens, au sein du fossé séparant la vie publique et la vie privée, et dans son travail de sape des conventions traditionnelles. Tout cek surgit en grand dans la vision moderne de k réalité, et dans les drames modernes de dramaturges tels que Beckett, Osborne ou Pinter.345 » La question qu'il nous reste à aborder à présent est celle de l'existence ou non d'une réalité, d'un réfèrent indépendant du signe, d'une valeur au-delà des conventions, dans l'univers théâtral wildien. 345 In Oscar Wilde, The Works ofa conformist nbel, op. cit., p. 253. 287 III — A la recherche du sens perdu 1°) Nomiaalisme et essentialisme © Les mots et les choses : les trois premières comédies Dans l'univers des comédies de Wilde, l'on se paye de mots, l'on se gargarise de conversations, l'on s'esbaudit devant telle heureuse formule. Mais la question demeure en suspens de savoir ce qui se cache derrière cette virtuosité verbale, s'il existe une réalité, un réfèrent correspondant au signe qui l'évoque. Le problème est posé dès le début de la première des quatre pièces, UHventail de Lady Windermere, au cours de la conversation qui confronte Lord Darlington et Lady Windermere. Comme le premier a évoqué à mots couverts les relations mystérieuses de Lord Windermere (sans le nommer) avec Mrs Erlynne, la seconde qualifie un tel comportement d' « abject » : «LORD DARLINGTON: Abject est un mot terrible, Lady Windermere. LADY WINDERMERE : Et l'être est une chose terrible, Lord Darlington.346 » La correspondance terme à terme de ces répliques induit nécessairement dans l'esprit du spectateur une opposition entre « mot » et « chose ». Nous y voilà : l'attitude cynique du dandy Lord Darlington, qui ne se fait aucun scrupule de séduire 345 In Œuvres, op. cit., p. 1166. « LORD DARLJNGTON : Vileness is a terrible mord, Ladj Windermere. LADY WJNDERMEEE : Itis a terrible thin& Lord Darlington. », Complète Works, op. cit., p. 423. 288 une femme mariée et d'employer pour cela le vil moyen de la calomnie, s'oppose aux principes de la vertueuse Lady Windermere. Pour le premier, une chose — en l'occurrence un comportement adultère — n'est jamais que le terme qu'on emploie pour la désigner; pour la seconde, l'essence de la chose, ici le comportement considéré en fonction d'un absolu moral, détermine le ou les mots qu'on choisira pour la désigner. Autrement dit, dans un cas, ce sont les mots qui font la chose, dans l'autre, c'est la chose qui, doté d'une essence indiscutable, d'une existence en soi, appelle les mots. Cette distinction paraît cruciale au fil de la lecture des comédies wildiennes. L'univers qui y est décrit semble en effet tenir très majoritairement du nominalisme représenté par Lord Darlington dans l'exemple cité ci-dessus. Au point que le fait de faire primer le mot sur la chose apparaît comme une gloire ; ainsi Lady Hunstanton dit-elle à la brillante et cynique Mrs Allonby : « Que vous êtes intelligente, ma chère ! Vous ne pensez jamais un seul mot de ce que vous dites347. » Prise au premier niveau de l'interprétation, et extraite de son contexte, cette phrase pourrait tout simplement signifier : « Mrs Allonby est intelligente parce qu'elle peut formuler des paroles qui sont contraires à ses pensées ». Mais la tournure même de la phrase indique qu'il ne s'agit pas d'un simple compliment sur ces capacités de menteuse, lequel compliment serait plutôt formulé de la façon suivante : « Vous ne dites jamais un mot de ce que vous pensez ». En réalité, le sens sous-entendu est celui-ci : dans cet univers, dont Lady Stutfield apparaît comme une digne 347 In Œuvres,op. cit., p. 1285. « Hoiv deveryou an, my dear ! You never mean a single wordyou say. », Complète Works, op. cit., p. 481. 289 représentante, l'intelligence est inversement proportionnelle à l'adéquation entre le penser et le dire ; autrement dit, plus on est intelligent, moins on se préoccupe du sens — et de l'essence véritable — de ce dont on parle. Le mot est essentiel, il prime sur tout, même sur ce qu'il désigne ou, pour le dire en termes linguistiques, le çigne prime sur le réfèrent. Et de fait, Mrs AUonby est un des personnages wildiens qui possède la plus grande virtuosité dans l'art du paradoxe et de la joute verbale. Il semble y avoir chez Wilde — comme Pascal Aquien le souligne348 —une croyance dans le caractère mouvant et fluctuant des choses. Dès lors que la réalité n'a pas de mode d'être durable, la façon de la nommer doit nécessairement changer. C'est ce que résume fort bien Lord Caversham, le père de Lord Goring, dans des propos vigoureux, mais pas aussi comiques qu'ils le paraissent : « [Sir Chiltern vient de refuser un poste dans le gouvernement, pour racheter sa faute passée] LORD GORING : Eh bien, père, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui une morale élevée. Voilà tout. LORD CAVERSHAM: J'ai horreur de ces nouveUes expressions à la mode. C'est la même chose que ce que nous appelions de l'imbécillité il y a cinquante ans.349 » L'époque contemporaine à Wilde et à la création de ses personnages apparaît ici comme celle des sentiments d'honneur et d'abnégation, par rapport au temps de pragmatisme peu scrupuleux situé un demi-siècle auparavant, et qu'évoqué le vieil aristocrate. Or, cette même époque apparaît dans L'Eventail de Lady Windermere 348 V. la Préface à Un Mari idéal, éd. cit., p. 22. In Œuvns, op. cit., p. 1428. «LORD GORING : Well, itis whatis called nowadays a higb moraltone. That is alL 349 290 comme celle de l'immoralisme le plus absolu, puisque Dumby, l'un des invités au bal de Lord et Lady Windermere, qualifie ceux-ci de « modernes » lorsqu'il voit arriver Mrs Erlynne : il est en effet convaincu que le mari et la femme s'accordent cyniquement sur l'adultère du premier et veulent, en conviant sa maîtresse à leur réception, préserver les apparences. Ainsi, les comédies de Wilde font tour à tour de l'époque moderne un modèle de pragmatisme cynique et un haut lieu des valeurs morales. Il convient néanmoins de relever que le deuxième cas est moins fréquent que le premier. Dans Une Femme sans importance., par exemple, la jeune Rester Worsley, même si le ton parfois exagéré et mélodramatique de ses répliques peut les faire apparaître comme une manière de parodie, semble avoir une réalité et une authenticité plus grandes que les femmes de la bonne société londonienne dont elle attaque l'hypocrisie. Le « lépreux vêtu de pourpre », c'est la métaphore violente d'une société pourrie, gangrenée, en pleine décomposition, à laquelle s'oppose une Amérique jeune, pourvue de valeurs fortes et en pleine expansion. Cette thématique n'est pas indifférente dans le cadre de notre étude sur le théâtre de l'insignifiance. Wilde, tout comme les autres dramaturges de notre corpus, est un écrivain du désenchantement : il ne croît pas au pouvoir qu'aurait le poète ou le dramaturge de réformer la Cité. Ses écrits ne seront donc qu'implicitement polémiques sur le terrain politico-social, et il n'abordera cette polémique même que sur le terrain de l'intime et du quotidien — qu'on nous passe l'expression : par le petit bout de la lorgnette. Mais le thème de la décadence n'en a pas moins d'importance, puisqu'il influe sur la vie quotidienne et sur la destinée de ses héros de la vie LORD CAVEESHAM : Hâte thèse new-fangkd names. Sâme tbing as m used to call idiocy Jifty jears ago. », 291 ordinaire. La dictature de la mode, l'hypocrisie et l'immoralité les soumettent à leurs lois autant que les personnages de Hauptmann sont soumis à la misère ou à une fatalité héréditaire, ceux de Strindberg à la névrose, ceux de Becque aux rets de la société capitaliste, etc350. © L'importance d'être Constant: mythomanie, bunburysme et autres créations verbales Nous avons déjà remarqué que le récit fait par Cecily dans son journal intime de ses fiançailles avec Constant Worthing acquérait aux yeux de l'intéressé — Algemon — autant de crédibilité que si les faits décrits avaient eu lieu en réalité. On ne saurait mieux faire comprendre que les événements existent, qu'ils ont lieu, par et dans les mots. La mythomanie de Cecily pourrait sembler un phénomène isolé, et la crédulité d'Algernon, un simple aveuglement d'amoureux, mais voici que Gwendolen à son tour confie à celle qu'elle croit être sa rivale : «Je ne voyage jamais sans mon journal. Comme cela, j'ai toujours quelque chose de passionnant à lire dans le train.351 » llla quoque... Le texte anglais dit « quelque chose de sensationnel » (sensational) : l'emploi de cet adjectif évoque les attentes d'un public avide de rebondissements et de péripéties en tous genres. L'analogie implicite entre le journal intime et une certaine conception du roman, plein de péripéties et ne dédaignant pas le recours à Complète Works, op. cit., p. 578. V. chap. 6, « Idéologies de l'insignifiance », pp. 395-410. 351 In Œuvres, op. cit., p. 1496. « I never travel without my diary. One sbould abvays hâve something sensational to read in thé trén. », Complète Works, op. cit., p. 398. La traduction exacte de la deuxième phrase serait : 350 292 un ton ou à des procédés mélodramatiques, montre encore une fois la préséance de la fiction sur le réel. Celui-ci n'offre que peu d'intérêt ? Qu'à cela ne tienne : les jeunes filles le réinventeront, et leurs mots feront vivre l'imaginaire. Si les mots peuvent faire vivre, ils peuvent aussi tuer : témoin ce pauvre Bunbury, ami-prétexte d'Algemon lorsque celui-ci veut échapper à ses obligations familiales. Le jeune homme l'a affligé d'une santé déplorable, afin d'être appelé à son chevet à chaque fois que cela est nécessaire. Parallèlement, Jack, qui ne pense plus avoir besoin de son pseudo frère dès lors qu'il est fiancé à Gwendolen, projette de tuer celui-ci. Mais cette mort devra survenir de façon réaliste (apoplexie ? grippe ? coup de froid ? — il en discute avec Algernon). Autrement dit, au début de la pièce, la fiction au sein de la fiction, la création verbale pure et simple, conserve encore quelque cohérence : les mots priment sur la réalité, mais s'agencent de manière à garder un sens correspondant à celui que les destinataires premiers et seconds du discours théâtral sont aptes à comprendre (par exemple, une apoplexie implique une mort subite : cette proposition peut s'appliquer à une personne réelle comme à un personnage fictif). Autrement dit, si le signe peut exister sans réfèrent, l'assemblage des signes est, lui, semblable à ce qu'il serait si leur réfèrent existait. Mais ce semblant de cohérence est vite pulvérisé, d'abord — à l'acte II - par l'entrée en scène hautement comique d'un Jack en habit de deuil, annonçant la mort de son pauvre frère Constant, alors même qu'Algemon vient d'arriver en déclarant qu'il était ledit frère, ensuite par la mort de Bunbury. L'arrivée inopinée de Lady Bracknell à la fin de la pièce donne lieu à un dialogue qui est un véritable chef d'œuvre d'absurde, et dont voici un passage essentiel : « On devrait toujours avoir quelque chose de sensationnel à lire dans le train » ; Gwendolen érige ainsi 293 « [Lady Bracknell vient d'apprendre la mort de Bunbury ; elle demande quand cela a eu lieu] ALGERNON, d'un air désinvolte : Oh ! J'ai tué Bunbury cet après-midi. Je veux dire, ce pauvre Bunbury est mort cet aprèsmidi. LADY BRACKNELL : De quoi est-il mort ? ALGERNON: Bunbury? Oh, il a totalement volé en éclats.352 » On le voit, Algernon ne se soucie même plus de donner une apparence de vraisemblance à son mensonge ; Bunbury peut parfaitement exploser comme un ballon de baudruche, puisque son créateur en a décidé ainsi. Il n'est pas anodin que ce dialogue, par sa loufoquerie absurde, appelle l'attention du spectateur : selon son habitude, Oscar Wilde instruit — ou à tout le moins transmet son idée — en amusant. Et il s'agit ici d'une idée-phare. Elle donne le sens de la pièce elle-même, celui de la rupture avec l'apparent conformisme des comédies précédentes, peut-être même celui de l'interrogation existentielle qui sous-tend l'univers théâtral wildien. De fait, Bunbury explose au mépris de la vraisemblance, de même que ^Importance d'être Constant est un feu d'artifice verbal qui ne se soucie même plus d'un souci de réalisme apparent de l'intrigue, ou d'une concordance de ceËe-ci avec des modèles préexistants. Ce qui serait pour Wilde une manière d'expliquer à mots couverts à son public que tout ce que les pièces précédentes comportaient d'allégeance aux traditions n'était que du vent... son cas en exemple général. In Œuvres, op. cit., p. 1509. «ALGERNON (airily) : Oh ! I kilkd Bunbury this qfternoon. I mean poor Bunbury diedthis afternoon. LADY BRACKNELL : What did he die of? 352 294 Mais il y a plus grave, et la mort explosive de Bunbury, si elle signe le passage résolu dans l'absurde, le non-sens (nonsensè), marque aussi la disparition du personnage fictif au profit du personnage réel (au sein de la fiction, s'entend), donc, et à l'inverse, le retour à un principe de raison. Elle évoque le retour au sérieux, à 1!'earnestness qui caractérise le personnage central de la pièce. Jack ne déclare-t-il pas (et cette réplique clôt la pièce comme un proverbe ou une moralité) : « .. .pour la première fois de ma vie, je viens de comprendre l'Importance vitale d'Être Constant.353 » ? Or, comme le fait justement remarquer Norbert Kohi, pour qui toute analyse de la pièce doit partir de celle de son titre, ce sérieux est celui qui caractérise l'époque victorienne, et Wilde ne se fait pas défaut de déclarer dans De Prvfundi/54 qu'il a pour sa part toujours admiré la frivolité (« triviaHty »). L'opposition figure d'ailleurs dans le sous-titre de la pièce, qui est « Une comédie frivole pour ks gens sérieux?55 » Si l'enjeu des personnages est de parvenir à exister, à sortir de l'insignifiance, qui serait ici assimilée précisément à la frivolité, au mensonge et à l'imaginaire, cet enjeu ne peut s'accomplir qu'au prix d'une acceptation de la réalité victorienne, cette même réalité d'hypocrisie et de vénalité que Wilde n'a cessé de dénoncer à mots couverts dans ses comédies. Comment l'individu pourrait-il s'affirmer et s'épanouir dans un tel contexte ? Et d'ailleurs, tel qu'il est dépeint par Wilde, n'apparaît-il pas comme plus factice — plus théâtral — que les fictions du dramaturge ? ALGEENON: Bunbury ? Oh, he n>as quite exploded. », Complète Works, op. àt, pp. 407-408. 353 In Œuvres, op. cit., p. 1525. « ...l've nom realisedfor thefirst time in my life thé vital Importance of&eing Earnest», Complète Works, op. àt., p. 419. 354 « La frivolité dans la pensée et dans l'action est charmante. J'en avais fait la clé de voûte d'une très brillante philosophie exprimée dans les pièces et les paradoxes. », in Complète Works, London and 295 2°) Théâtre dans le théâtre et theattum mundi La prééminence des créations verbales sur les choses de la réalité est une caractéristique essentielle du théâtre de Wilde. L'écrivain met l'accent sur le caractère fictif de sa production dramatique au sein même de la fiction, faisant de ses personnages des comédiens et de sa scène le lieu d'une seconde représentation, d'un théâtre dans le théâtre. Tout aussi ambivalents sont ses rapports avec le public réel de l'époque victorienne. Ils semblent refléter le célèbre paradoxe du Déclin du mensonge : « La vie imite l'art bien plus que l'art n'imite la vie356 ». En effet, les costumes de scène des personnages, auxquels Wilde attache une attention particulière, ne se contentent pas de refléter les habits alors à la mode, ils sont aussi conçus pour susciter eux-mêmes une mode et un phénomène d'imitation de la part des spectateurs. Katherine Worth357 cite par exemple le cas de la tenue de deuil portée par l'acteur George Alexander dans le rôle de John Worthing. Ce chasse-croisé entre réel et imaginaire brouille chez le spectateur le code de l'interprétation : face au spectacle qu'il est en train de voir, il ne peut choisir l'adhésion pure et simple à la fiction (suivant le pacte de la vraisemblance), pas plus qu'il ne peut ignorer ce que ces personnages et ces situations évidemment fictives comportent de vérité profonde. A mi-chemin entre immersion et distanciation, il jette un regard à la fois lucide et empreint d'émotion sur ces trop humaines Glasgow, 1966, pp. 880-881 (nous traduisons), cité in N. Kohi, Oscar Wilde, thé ivorks ofa confomist rebel, op. cit., p. 262. 355 «A trivialcomedyfarseriouspeuple». 356 in Œuvres, op. cit., p. 791. «Life imitâtes Artfar more than Art imitâtes Life », Complète Works, op. cit., p. 1082. 357 In Oscar Wilde, op. cit., p. 6. 296 caricatures. Pensons à Lady Agatha dans L'Eventail de Ladj Windermere : promenée par sa mère de salon en salon, invitée à aller prendre l'air ou à admirer une gravure à l'autre bout de la pièce dès que la conversation s'avère peu recommandable pour ses oreilles virginales, la jeune fille répond systématiquement « Oui, maman » avec une docilité de marionnette. Par une logique aussi implacable qu'ironique, Agatha répondra tout naturellement « Oui » à la demande en mariage qui lui sera faite par le richissime Australien Mr Hopper... et sa mère, qui bien entendu tirait les ficelles depuis le commencement, conclura : « Comme vous avez gardé habilement votre secret, tous les deux.358 ». Wilde utilise de manière complexe le processus de la dénégation dans son rapport dialectique avec la théâtralisation. Rappelons que la dénégation au théâtre est le processus par lequel le spectateur considère d'emblée, face à un spectacle, qu'il a affaire à une illusion, à quelque chose d'irréel. Lorsqu'une seconde fiction, outrageusement invraisemblable (par exemple du fait qu'elle est caricaturale, comme dans le cas que nous venons de citer de Lady Agatha), est introduite au sein de la première, celle-ci se trouve ramenée à un statut plus proche de la réalité ; le public prend alors conscience que son univers quotidien est par maints aspects semblable à celui qui lui est présenté sur scène, et que véritablement le monde est un théâtre359... La thématique du theatrum mundi est récurrente dans la bouche de certains personnages wildiens, notamment de ceux qui possèdent la plus grande maîtrise du 358 In Œuvres, op. cit., p. 1182. «Hoiv éleverjou hâve both keptjour secret. », Complète Works, p. 440. V. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., pp. 42-49. En réalité, le phénomène de mise en abyme est censé produire l'effet inverse de celui que nous relevons chez Wilde : c'est la fiction seconde qui, par une annulation dés dénégations ( moins par moins égale plus), prend une allure réelle. Anne Ubersfeld cite l'exemple de la représentation du meurtre dans Hamlet. Mais elle souligne que ce n'est pas systématique. Notre opinion est que ce jeu d'annulation d'une irréalité par l'autre peut selon les cas fonctionner dans un sens ou dans l'autre, voire dans l'un et l'autre sens. 359 297 langage et portent sur leur condition le regard le plus critique. C'est par exemple le cas de Lord Hlingworth et Mrs Allonby dans Une Femme sans importance : «LORD ILUNGWORIH : L'âme naît vieille mais elle rajeunit C'est la comédie de k vie. MRS ALLONBY : Et le corps naît jeune, et il vieillit. C'est k tragédie de k vie. LORD 360 parfois. ILLINGWORTH: C'est aussi sa comédie » Ces réflexions, bien plus qu'un constat qui serait fait par les personnages de leur propre statut théâtral et fictif, sont au contraire une affirmation du caractère théâtral de la vie. Renversement qui n'a aujourd'hui rien de paradoxal pour nous, après les travaux de sociologues tels qu'Erving Goffman sur « la mise en scène de la vie quotidienne ». Dans l'ouvrage qui porte ce titre361, il analyse notamment l'importance de la notion de consensus dans l'interaction verbale en société. Les comédies de Wilde, qui regorgent de conversations362, semblent illustrer ses théories près d'un siècle à l'avance, et l'on ne peut que souligner la parenté entre le moraliste- observateur et le dramaturge du quotidien. Le deuxième acte d'Um Femme sans importance montre un échange de répliques entre dames de la bonne société, lesquelles sont teintées d'un cynisme de bon ton et de bon goût sous la houlette de la très habile Mrs Allonby ; ses provocations n'en sont plus vraiment, précisément parce 360 In Œuvres, op. cit., p. 1278. « LORD Tl JJNGWORTH : The soûl is born old but gromyoung. That is thé mmedy oflife. MBS ALLONBY : And thé bodj is bornjoung andgroivs old. That is Efe's trqgedj. LORD ILLINGWORTH : Its comedy also, sometimes. », Complète Works, op. cit., p. 476. 361 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1.1 : La Présentation de soi, Paris, éd. de Minuit, 1973, coll. « Le sens commun », trad. Alain Accardo. 362 Nous avons montré en quoi et pourquoi celles-ci différaient d'un véritable dialogue, dans le chap. 4, « Wilde », pp. 276-287. 298 qu'elle sont conçues de manière à amuser ou à briller plutôt qu'en vue de choquer. Le bât ne blessera que lorsque la jeune Américaine, Hester Worsley, fera sa diatribe aussi sincère que virulente contre une société britannique qu'elle estime être en pleine décomposition. Goffman souligne justement qu'une assemblée de personnes appartenant à la même société, en vue d'atteindre le consensus, n'attend pas des participants qu'ils expriment leurs sentiments sincères : « On attend plutôt de chacun des participants qu'il réprime ses sentiments profonds immédiats pour exprimer une vue de k situation qu'il pense acceptable, au moins provisoirement, par ses interlocuteurs. Le maintien de cet accord de surface, de cette apparence de consensus, se trouve facilité par le fait que chacun des participants cache ses désirs personnels derrière des déclarations qui font référence à des valeurs auxquelles toutes les personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage.363 » Rien d'étonnant à ce que la tirade d'Hester rompe cet équilibre de surface, au point que Lady Caroline ne trouvera d'autre parade que de faire dévier radicalement la conversation, en demandant à la jeune fille de lui passer son fil à coudre !... 3°) Une tentative d'interprétation ; les niveaux de sens Cette scène d'Une Femme sans importance, ainsi que l'opposition qu'elle dégage entre consensus et authenticité, est à notre avis d'une importance capitale pour une compréhension synthétique, voire structurale, de l'univers dramatique wildien. S'il faut chercher, dans le discours adressé par l'auteur à son public, des valeurs absolues, 299 indépendantes de la création verbale ou imaginaire des personnages — bref, des valeurs que l'on pourrait qualifier de transcendantes — ces valeurs ne peuvent exister que par opposition à d'autres valeurs factices, elles-mêmes construites en négation par rapport à la doxa, à l'opinion courante (c'est le principe du paradoxe). Nous sommes donc amenée, comme tout au long de ce chapitre, à exposer notre interprétation de manière dialectique, c'est-à-dire en présentant une progression oppositionnelle des niveaux de sens. Ces niveaux s'ordonnent selon les valeurs des personnages (ce en fonction de quoi ils règlent leur vie et leurs habitudes) et, bien entendu, selon leurs enjeux personnels (ce qu'ils cherchent à obtenir dans le cadre de l'intrigue dramatique). Pour ce qui est des valeurs, elles s'établissent en référence à la société dans laquelle évoluent les protagonistes de la pièce : une société post-victorienne marquée encore par le puritanisme, mais caractérisée déjà, sous le voile de l'hypocrisie, par le libertinage, et dans laquelle l'individu peut choisir soit le consensus soit l'affirmation d'une originalité authentique. Quant aux enjeux les plus importants, ceux des personnages principaux, ils se situent autour d'un axe double : 1. Le bonheur individuel et l'accomplissement d'un sentiment; il peut s'agir d'amour filial/maternel (Mrs Erlynne et Lady Windermere, Gerald Arbuthnot et sa mère), conjugal (le couple Windermere, le couple Chiltern, Gerald Arbuthnot et Hester Worsley, les six amoureux de L'importance d'être Constant) et même, comiquement, fraternel (L'enfant trouvé John Worthing découvre qu'il a bel et bien un frère et que ce frère n'est autre que son ami Algemon). 363 In Erving Goffman, La Mise en scène de la me quotidienne, 1.1 : La Présentation de soi, op. cit., p. 18. 300 2. La réhabilitation sociale, qui passe en fait au second plan derrière une réhabilitation affective, celle qui consiste à retrouver l'estime de l'être aimé — et par là l'estime de soi. Ainsi a-t-on deux personnages de femmes déchues socialement à cause d'une faute de jeunesse, Mrs Erlynne et Mrs Arbuthnot. Mais la première est prête à sacrifier le mariage qui la rassiérait dans ses prérogatives sociales par amour pour sa fille, et la deuxième est bien plus occupée de son amour pour son fils et de sa haine pour celui qui l'a séduite et abandonnée, que par le souci d'un réintégration dans les cercles mondains. Lord Chiltern doit aussi se réhabiliter après l'escroquerie qui lança jadis sa carrière ; mais, comme il l'avoue lui-même à Lord Goring, celle-ci compte moins pour lui que l'estime de sa femme. Quant à John Worthing, qui évolue d'ailleurs dans la bonne société dès le début de la pièce, il ne songe à découvrir le secret de ses origines que quand son mariage avec sa bien-aimée Gwendolen est en jeu. A la question « qu'est-ce qui fait courir les personnages de Wilde ? », on est donc tenté de répondre : le sentiment, toujours le sentiment. Il faut néanmoins opérer une distinction importante entre les trois premières comédies, dans lesquelles le procédé de contrepoint fait coexister « drama offeeiïng» et «play ofwit» (« drame de sentiment » et « pièce spirituelle »), et la dernière, où l'expression au premier degré des sentiments a disparu derrière un discours de bout en bout paradoxal et spirituel, souvent teinté de cynisme. Nous choisissons pourtant de la faire entrer dans notre analyse d'ensemble, car le contexte social, les enjeux et même les valeurs des personnages sont foncièrement les mêmes que dans les comédies précédentes. On peut ainsi déterminer une progression en quatre niveaux. 301 NIVEAU 1 L'arrière-plan chrétien et puritain de la société victorienne H n'est représenté pour ainsi dire par aucun personnage dans les quatre comédies. Il implique la vertu des femmes et la fidélité conjugale, qui n'est bien sûr plus de mise à l'époque dont Wilde se fait le chroniqueur. Le couple modèle des Windermere, par exemple, apparaît comme anachronique, sauf lorsque la bonne société s'imagine que Mrs Erlynne est officialisée dans le rôle de maîtresse de Lord Windermere, suite à son apparition au bal de l'acte II : « Ce cher Windermere devient presque moderne364 », déclare alors l'un des invités. Il se différencie du niveau 4 (v. infrd) par le fait qu'il relève d'un héritage culturel et non d'une tendance naturelle de l'homme. NIVEAU 2 Le règne de l'apparence, de l'hypocrisie et du consensus social. Y correspondent l'immense majorité des personnages secondaires des trois premières comédies : les lords et les ladies qui évoluent dans les salons de Lord Windermere ou Sir Chiltern, dans la maison de Lady Hunstanton, etc. C'est qu'il participe de la vision globale de la vie ordinaire que veut donner Wilde, autrement dit de son travail de dramaturge du quotidien. Toutefois, le trait est souvent poussé, et la frontière n'est pas étanche entre le moraliste-observateur et le satiriste. Ce deuxième niveau se définit a contrario par rapport aux valeurs d'honnêteté et de vertu prônées 302 par le christianisme (ce que nous avons appelé le niveau 1). On en voit un bon exemple lorsque Mrs Allonby se plaint de la... fidélité de son mari, à l'acte II d'Une Femme sans importance, ou, dans UEventail de Lady Windermere, lorsque Lady Plymdale suggère à son amant Dumby d'inviter à dîner à la fois son mari et Mrs Erlynne, afin que celui-là s'occupe de celle-ci et laisse le couple adultère mener tranquillement son affaire*, ses affaires. La thématique du theatrum mundi est bien sûr omniprésente dans cet univers où chacun joue un rôle. L'invention verbale y est cruciale, puisque les personnages qui ont le plus de pouvoir sont ceux qui mentent le mieux — il est symptomatique que Sir Chiltem, dans Un Mari idéal, ait assis sa brillante carrière justement sur un mensonge. Mais l'emploi des mots reste utilitaire : l'on s'en sert pour se constituer une identité sociale à l'abri des attaques, sans être forcément virtuose dans l'art de s'exprimer. Ainsi Lady Stutfield (dans Une Femme sans importance) est-elle affligée d'un tic verbal qui consiste à répéter chaque adjectif en le flanquant d'un adverbe d'intensité (« Comme c'est méchant, très méchant de leur part !365 », etc.). De surcroît, certains personnages qui sont, eux, doués d'un véritable sens de la création verbale, semblent placés à un niveau supérieur par rapport à la société de fantoches et de pantins qui se contente d'admirer leurs paradoxes et de les reprendre en les diffusant, leur faisant ainsi perdre leur caractère subversif— puisqu'on revient du paradoxe à la doxa... 364 365 In Œuvres, op. cit., p. 1194. « Dear Windermere is becoming almost modem. », Complète Works, p. 441. In Œuvres, op. cit., p. 1290. « How very, very horrid ofthem !», Complète Works, op. cit., p. 484. 303 NIVEAU 3 La création verbale. Premier affleurement d'un sens possible à l'existence l'amour du langage pour lui-même. Il est facile d'identifier les personnages appartenant à cette catégorie : ils semblent faire l'admiration de ceux qui appartiennent au niveau 2, qui ne cessent de souligner à quel point ils sont brillants, intelligents, etc. C'est qu'ils ne se contentent pas de suivre la mode et les moeurs, mais ils les créent. Ils affirment ainsi une originalité qui les rend supérieurs, sans toutefois sortir des cadres de la société qui les admire (ainsi Mrs Allonby médit-elle des hommes...lorsqu'ils sont absents) : en ce sens, ils sont des « révolutionnaires conformistes », à l'image de leur créateur. Us ont aussi ceci de commun avec Wilde qu'ils aiment le langage pour lui-même ; ils le considèrent comme une fin en soi, et non comme un moyen : en témoignent des morceaux de bravoure tels que le long dialogue entre Lord Illingworth et Mrs Allonby à l'acte I d'Une Femme sans importance366. Même s'ils tiennent un rôle antipathique vis-à-vis des héros ou héroïnes de la comédie, ils relèvent d'un niveau supérieur de réalité : leur existence est justifiée par leur statut d'artiste. C'est d'ailleurs une thématique centrale de la dramaturgie de l'insignifiance. Voici la liste de ces personnages : dans L'Eventail de Ladj Windermere, Lord Darlington et Mrs Erlynne ; dans Une Femme sans importance, Lord Illingworth et Mrs Allonby ; dans Un Mari idéal, Lord Goring et Mrs Cheveley ; enfin, dans L'Importance d'être Constant, tous les personnages principaux sont des créateurs langagiers, que ce soit oralement (John et Algemon) ou par écrit (Gwendolen et Cecily). Par opposition aux deux jeunes 304 filles, la gouvernante Miss Prism, auteur de romans de gare ( à tous les sens du terme, puisqu'elle oublie John bébé dans la consigne d'une gare !), forme dévaluée de la création verbale, pourrait apparaître comme une représentante du niveau 2, de même que Lady Bracknell, qui symbolise la convention sociale. Mais la coupure entre les t deux niveaux n'est pas aussi nette, dans cette pièce où tous les personnages assument avec cohérence leur absurdité. NIVEAU 4 Le sentiment, la sincérité et l'expression de soi. Deuxième affleurement d'un sens possible à l'existence : l'authenticité. Ce niveau, on l'observera, est radicalement antithétique du niveau 2. Le fait que ce sont presque toujours les personnages principaux de la pièce qui relèvent de ce « niveau sentimental » pourrait inciter le lecteur à penser que ses représentants sont les vrais porte-parole du dramaturge, et que derrière le cynisme et les paradoxes se cache un plaidoyer pour le langage de l'expression de soi, pour l'adéquation du penser et du dire, du dire et du faire. Ceux qui l'expriment sont Lord et Lady Windermere ; Mrs Arbuthnot, son fils Gerald, l'Américaine Hester Worsley ; Sir et Lady Chiltem. A ceux-ci, il faut ajouter les deux seuls personnages qui joignent le pouvoir de création langagière à la revendication d'authenticité sentimentale : Mrs Erlynne (qui, toutefois, ne redécouvrira la force de l'amour maternel qu'au milieu de la pièce), et Lord Goring, le sauveur de Sir Chiltern. Cependant, outre les doutes exprimés par nombre de critiques quant à la réelle adhésion d'Oscar Wilde à cet idéal 366 V. notre analyse dans le chap. 4, « Wilde », pp. 266-267. 305 au fond assez rousseauiste de retour à la vérité des sentiments, on ne peut ignorer que cette valeur transcendante est absente dans ^Importance d'être Constant, comme hors de portée des personnages, qui se trouvent pris dans le système autoréférentiel de l'univers dramatique. 306 Conclusion Wilde est bel et bien l'homme du paradoxe. Le moindre n'est sans doute pas de laisser le public de ses pièces face à cette question : faut-il ou non le prendre au sérieux ? S'il est incontestable que ses pièces apparemment conformistes recèlent une satire aussi virulente qu'implicite, il est difficile de savoir quelles valeurs le dramaturge propose en remplacement des anti-valeurs de la société de son temps, quel modèle de vie il nous conseille de suivre : est-ce celui de l'esthète amoureux de la forme, qui veut comme son créateur faire de sa vie une œuvre d'art, et existe indépendamment de la société, comme supérieur à elle, ne s'en préoccupant que pour lui dicter sa mode ? Ou bien est-ce celui de la mère aimante, des jeunes gens amoureux, capables d'assumer et d'exprimer leurs sentiments au mépris du jugement des autres, rejetant l'hypocrisie et le cynisme de leurs contemporains ? Peut-être Oscar Wilde, convaincu qu'il était du caractère fluctuant des choses réelles, crut-il tour à tour l'un et l'autre. L'essentiel est qu'il y a bel et bien dans ces pièces à la tonalité spirituelle et légère, et qui pourraient passer — tout comme les vaudevilles de Becque - pour un divertissement, un véritable appel lancé par l'écrivain à son public. Ce dramaturge de l'insignifiance met tout individu en garde contre le risque du conditionnement social, de la sclérose de l'expression, de l'abdication des goûts et de l'affect du moi soumis à la tentation de penser, dire et faire comme tout le monde. L'univers policé des salons londoniens sécrète un poison subtil, mais tout aussi fatal que l'alcool à trois sous des prolétaires hauptmanniens, les mères abusives de Strindberg ou les usines de Becque. Et raffirmation du droit de l'individu à exister pour et par lui-même, dans son 307 originalité, a été exprimée avec toute la force spirituelle (wttt'asm) dont était capable le grand écrivain irlandais. Le fait que toutes ces pièces soient situées dans le milieu de la bonne société londonienne n'implique en aucun cas que Wilde restreigne audit milieu l'appel lancé à l'épanouissement de l'individu. Il affirme au contraire, dans L'Ame de l'homme sous le socialisme, que cet épanouissement est à la portée de tous ; ainsi, après avoir donné le Christ comme exemple d'un accomplissement individualiste, il ajoute : « Ainsi donc, est capable de mener sa vie à l'imitation du Christ celui qui est profondément et absolument lui-même. Ce peut être un grand poète, ou un grand savant, ou un jeune étudiant d'université, ou un berger sur la lande, ou un auteur dramatique, comme Shakespeare ; ou un théologien, comme Spinoza ; ou un enfant qui joue au jardin, ou un pêcheur qui jette ses filets en mer. Peu importe ce qu'il est, dès l'instant qu'il réalise la perfection de l'âme qu'il porte en lui.367 » L'individualisme pour chacun et le bonheur pour tous : il ne faut pas voir là l'ironie cynique du dandy, mais bien au contraire, une déclaration de générosité de l'homme et du dramaturge. 367 In Œuvres, ap.dt., p. 941. 308