Introduction
«J'aime
votre
superbe
confiance
dans
la
valeur
dramatique
des
simples
faits
de la
vie.
»
Oscar
Wilde
à
George
Bernard
Shaw292
C'est
avec
l'Angleterre,
plus
précisément
avec
le
Royaume-Uni,
puisque
Oscar
Wilde
est
d'origine
irlandaise,
que
nous
terminons
notre
tour
d'horizon
européen
des
dramaturges
de
l'insignifiance.
On
peut
s'en
étonner,
non pas
tant
à
cause
du
particularisme
insulaire
bien
connu
de nos
voisins
d'outre-Manche
qu'en
raison
du
conformisme
apparent
de la
dramaturgie
wildienne.
Ses
trois
premières
comédies
de
salon,
'L'Éventail
de
Laaj
Windermere
(Laay
Windermere's
Fan,
1892),
Une
Femme
sans
importance
(A
Woman
ofNo
Importance,
1893)
et Un
Mari
idéal
(An
Idéal
Husband,
1895)
sont
écrites,
lui-même
ne
s'en
cache
pas,
en vue de
plaire
au
public
et
d'asseoir
une
notoriété
avantageuse
en
tant
qu'auteur
dramatique,
aussi
bien
sur le
plan
financier
que
sur
celui
de la
reconnaissance
par la
bonne
société
londonienne.
Ce
n'est
que
dans
L'Importance
d'être
Constant
(The
Importance
of
BeiKg
Earnest,
1895293)
qu'il
fera
preuve
d'une
certaine
audace
formelle.
Nous
avons
vu que
même
le
modéré
Gerhart
Hauptmann
prétendait
à
plus
de
scandale.
292
A
propos
de
Widower's
Hoases
: « I
likeyour
superb
confidence
in
thé
dramatic
value
ofthe
merefacts
oflife
».
Lettre
à G. B.
Shaw
envoyée
le 9 mai
1893,
in The
Letters
of
Oscar
Wilde,
Londres,
éd.
Rupert
Hart-
Davis,
1962,
p.
339.
293
La
pièce
est
parfois
traduite
par une
tournure
verbale
:
II
importe d'être Constant
; de
même,
le
prénom
anglais
'Ernest
n'est
pas
toujours
traduit
par «
Constant
» : ce
peut
être
Modeste
ou
Aimé
(dans
l'adaptation
de
Nicole
et
Jean
Anouilh
:
II
est
important
d'être
Aimé,
Paris,
éd.
Papiers,
1985).
D
nous
semble
que «
Constant
», qui
sous-entend
l'idée
d'une
fidélité
conjugale
et
sentimentale,
est la
meilleure
transcription
possible
du
prénom-adjectif
Ernest/earnest
qui
signifie
sérieux
(le
jeu
de
mots
du
titre
de la
pièce
étant
bien
r
crucial).
En
outre,
nous
avons
choisi
de
nous
référer,
pour
cette
pièce
comme
pour
les
trois
précédentes,
à la
traduction
de
Jean-Michel
Déprats
dans
la
Bibliothèque
de la
241
En
outre,
il est le
seul,
parmi
les
dramaturges
que
nous
étudions,
à ne pas
voir
ses
pièces représentées
sur des
scènes
avant-gardistes
; le
Théâtre-Libre
plus
tard
Théâtre-Antoine
- a
monté
Henry
Becque
et,
ainsi
que le
Théâtre
de
l'Œuvre
et la
frète
Eùhne
de
Berlin, Strindberg
et
Hauptmann.
Leur
équivalent
en
Angleterre,
Vlndependent
Théâtre
(théâtre
indépendant)
fondé
par
Jack
Thomas
Grein
en
1891,
sur
le
modèle
de
celui d'Antoine,
n'a
jamais
monté
aucune
des
comédies
de
salon
de
l'écrivain
irlandais,
qui a au
contraire
eu les
honneurs
du
très
respectable
Saint
James'
Théâtre.
Toutes
ces
marques
de
conservatisme
formel,
loin
de
remettre
en
question
l'appartenance
du
théâtre
wildien
au
courant
de
l'insignifiance,
sont
une
invitation
à
en
explorer
de
manière
plus
large
les
implications.
En
effet,
est
insignifiant
ce qui est
anodin,
sans
conséquence,
ce qui ne
bouleverse
pas
l'ordre établi
; et
pourtant,
chez
Hauptmann,
chez
Strindberg, comme
chez
Becque,
une
révolte
gronde,
celle
de
l'individu
qui
cherche
à
s'affirmer
par
rapport
à un
milieu
étouffant.
Simplement,
le
cadre
quotidien
de
l'action
dramatique,
son
absence
d'orientation politique
et sa
focalisation
sur des
problèmes
personnels
au
détriment
des
enjeux
historiques
et
collectifs
sont
autant
de
voiles
dissimulant
le
caractère
contestataire
du
théâtre
de
l'insignifiance.
Wilde,
quant
à
lui,
pousse
ce
principe
de
dénonciation
en
demi-teinte
jusqu'au
paradoxe d'une respectabilité
subversive
:
rien,
dans
ses
comédies
de
salon,
n'est
ouvertement révolutionnaire,
et
pourtant, comme
Sos
Eltis
le
souligne
dans
une
étude
récente294,
on y
perçoit
bien
des
échos
de
l'anarchisme
dont
l'écrivain
irlandais
s'est
parfois
lui-même
réclamé.
L'une
des
questions
qui
sous-tendra
notre
étude
sera
Pléiade,
in
Œuvres,
Paris,
éd.
Gallimard,
1996.
Cette édition
présente
l'avantage
de
donner
le
texte
intégral
de
L'Importance
d'être
Constant,
texte
qui
comprenait
quatre
actes
à
l'origine.
294
Revising
Wilde.
Society
and
Subversion
in
theplays
of
Oscar
IPW«,Oxford,
Clarendon
Press,
1996.
242
donc
de
savoir
comment
et en
quoi,
dans
des
œuvres
apparemment
anodines,
représentant
des
personnages
ordinaires
dont
l'existence
ne
connaît
que des
péripéties
sans
réelles
gravité,
le
travail
de
dénonciation
peut
s'accomplir.
A
cela
s'ajoute
une
interrogation
esthétique
:
comment
faire
une
œuvre
d'art
à
partir
de
presque
rien
? On est
tenté
d'emblée
d'y
répondre
par la
conception
wildienne
de la vie
comme
œuvre
d'art.
Ce
dandy
homme
du
monde,
en
représentation
perpétuelle,
qui
déclare
:
«J'ai
mis mon
génie
dans
ma vie ; je
n'ai
mis
que
mon
talent
dans
mes
œuvres
»
transpose
sur la
scène
avec
une
facilité
déconcertante
les
détails
de
cette
vie qui
l'entoure.
Il
fait
de
l'art
avec
du
réel,
en
l'occurrence
la
parole
dialoguée,
matériau
de
base
de
l'écriture
théâtrale
; et ce
faisant,
il
confère
au
réel
le
statut
unique
et
inimitable
de
l'œuvre
d'art295.
Celle-ci
est à
elle-même
sa
justification
: ce qui
donne
de
l'intérêt
à un
sujet
insignifiant,
trivial
au
sens
français
(vulgaire,
ordinaire)
ou
anglais
(frivole,
superficiel),
c'est
sa
valeur
esthétique.
Une
étude
de
l'œuvre
d'Oscar
Wilde,
même
si
nous
l'effectuons
sous
l'angle
du
réalisme
et en
prenant
en
considération
ce qui
touche
à la
mimesis
de la vie
quotidienne,
ne
peut
donc
faire
l'économie
d'une
réflexion
sur la
stylisation,
et
tout
particulièrement
la
manière
dont
celle-ci
se
manifeste
dans
le
dialogue,
puisque
nous
avons
affaire
à un
théâtre
essentiellement
langagier.
Les
quatre
comédies
de
notre
corpus
nous
font
en
effet
pénétrer
dans
un
univers
de
conversation,
activité
principale
et
favorite
des
salons
mondains
fréquentés
par la
classe
oisive
(la «
leisure
class
»).
Ceci
nous
amène
à
souligner
une
différence
importante
entre
le
dramaturge
irlandais
et les
autres
écrivains
de
295
Gide rapporte
dans
In
Memoriam
(cité
in
Oscar
Wilde,
a
collection
of
critical
essays,
sous
la
dir.
de
Richard
Ellmann,
Englewood
Cliffs,
Prentice
Hall,
1969,
p. 28) les
propos
suivants
que
Wilde
lui
aurait
tenus
:
243
l'insignifiance
:
point
de
gens
du
peuple
ou des
classes
moyennes
sur la
scène
de
Wilde,
mais
seulement
des
krds
et des
ladies
ou des
étrangers
richissimes,
bref
des
personnalités
du
meilleur
monde
-
auxquelles
il
faut
ajouter
des
représentants
du
clergé,
des
domestiques
impeccablement
stylés
et,
l'exception
faisant
la
règle,
Miss
Prism,
l'inénarrable
gouvernante
de
L'Importance
d'être
Constant.
Les
personnages
de
l'insignifiance
ne
sont
décidément
pas
chez
Wilde,
comme
ce
peut
être
le cas
chez
Becque,
Hauptmann
ou
Strindberg,
les
petites
gens,
mais
plutôt
des
gens
dont
la vie
ne
présente
rien
d'extraordinaire.
Cela
se
traduit
par la
banalité
des
actions
décrites
(se
servir
une
tasse
de thé ou un
morceau
de
cake)
et des
paroles
échangées.
Du
reste,
stylisation
et
volonté
de
réalisme
peuvent
coexister.
On ne
peut
nier,
par
exemple,
la
précision
mimétique
des
descriptions
(rien
n'y
manque,
depuis
la
table
à thé et le
vase
bleu
de
Lady
Windermere
jusqu'aux
sandwiches
au
concombre
dans
L'Importance
d'être
Constant).
Katherine
Worth
parle
d'ailleurs
de
«naturalisme296
stylisé
» et de «
symbolisme
» à
propos
d'une
scène
située
à la fin de
l'acte
III
dans
L'Eventail
de
Lady
Windermere
où les
gentlemen
présents
conversent
sur les
femmes
et
,
finalement,
Mrs.
Erlynne
apparaît,
isolée
et
sans
protection
dans
sa
robe
de bal
décolletée
face
à ces
habits
masculins
en
noir
et
blanc,
livrée
à
l'opprobre
pour
avoir
été
surprise
seule,
la
nuit,
dans
l'appartement
d'un
célibataire.
La
composition
du
tableau
serait
à
rapprocher
de
l'esthétique
symboliste
par
cette
opposition
très
«
Sais-tu
ce qui
fait
l'œuvre
d'art
et ce qui
fait
l'œuvre
de la
nature
?[...]
Sais-tu
ce qui les
distingue
?
L'œuvre
d'art
est
toujours
unique.
La
nature,
qui ne
produit
rien
de
durable,
se
répète
toujours.
»
296
Le
terme
«natumlism»
en
anglais
signifie
généralement
«imitation
de la
nature»
plutôt
que
«
naturalisme
». Il ne
désigne
donc
pas
exactement
le
courant
existant
en
Europe
continentale.
244
marquée
des
groupes
et des
costumes
: la
rigidité
masculine
d'un
côté,
et de
l'autre,
la
fragilité
des
femmes
dans
une
société
victorienne
injuste
à
leur
égard297.
On
peut
donc
constater
chez
le
dramaturge
irlandais
une
influence
des
grands
courants
esthétiques
et
idéologiques
qui
circulent
dans
l'Europe
continentale,
essentiellement
par le
biais
des
pièces
d'Ibsen,
qu'il
admirait
beaucoup
Cl
y a
quelque
similitude
entre
Un
Mari
idéal
et Les
Piliers
de
la
société,
comme
Katharine
Worth
le
fait
remarquer298).
Mais
cette
influence
est
très
secondaire.
Par
exemple,
si
Wilde
tenait
en
haute
estime
les
écrits
dramatique
de
George
Bernard
Shaw,
la
satire
sociale
qui est
explicitement
à
l'œuvre
chez
celui-ci
n'existe
que de
manière
détournée,
codée
pour
les
«happyfew»
dans
L'Éventail
de
Laaj
Windermm,
Une
Femme
sans
importance,
Un
Mari
idéal
ou
L'Importance
d'être
Constant.
Oscar
Wilde
est
bien
le «
rebelle
conformiste
»
dont
parle
Norbert
Kohi299
; il ne
s'attaque
jamais
aux
institutions
de
manière
frontale.
C'est
qu'il
appartient
à
cette
catégorie
d'écrivains
qui ne
croient
pas
dans
leur
pouvok
de
réformer
la
société,
contrairement
à un
certain
naturalisme
militant
:
si
révolution
il y a,
elle
s'effectue
à
l'échelle
individuelle,
comme
celle
d'un
Becque
ou
d'un
Hauptmann.
Partant
du
principe
que
l'individualisme
de
Wilde
s'exprime
sur
fond
de
critique
implicite
des
mœurs
et des
usages
sociaux,
nous
sommes
amenée
à
adopter
dans
ce
chapitre
une
démarche
dialectique.
Nous
verrons
comment
le
contexte
littéraire
et
social
de
l'époque
victorienne
et
édouardienne,
sous
couvert
d'un
297
Oscar
Wilde,
London
and
Basingstoke,
éd.
Macmillan,
1983,
coll.
«
Macmillan
modem
dramatists
»,
pp.
91-92.
298
Ibid.,
pp.
130-131.
299
Oscar
Wilde,
thé
ivorks
ofa
conformist
nbel
(Oscar
Wilde,
les
œuvres
d'un
rebelle
conformiste),
Cambridge,
éd.
Cambridge
University,
1989,
trad.
de
l'allemand
David
Henry
Wilson
; le
titre
original
Oscar
Wilde
:
Dos
literarische
Werk
%mschen
Provokation
und
Anpassung
(Oscar
Wilde
:
L'Œuvre
littéraire
entre
provocation
et
adaptation)
exprime
d'une
manière
moins
concise
la
même
contradiction
interne.
Nous
sommes
encline
à
préférer
le
titre
anglais,
qui
nous
semble
résonner
davantage
comme
un
paradoxe...
wildien.
245
1 / 68 100%