Introduction

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Introduction
«J'aime votre superbe confiance dans la
valeur dramatique des simples faits de la vie. »
Oscar Wilde à George Bernard Shaw292
C'est avec l'Angleterre, plus précisément avec le Royaume-Uni, puisque Oscar
Wilde est d'origine irlandaise, que nous terminons notre tour d'horizon européen des
dramaturges de l'insignifiance. On peut s'en étonner, non pas tant à cause du
particularisme insulaire bien connu de nos voisins d'outre-Manche qu'en raison du
conformisme apparent de la dramaturgie wildienne. Ses trois premières comédies de
salon, 'L'Éventail de Laaj Windermere (Laay Windermere's Fan, 1892), Une Femme sans
importance (A Woman ofNo Importance, 1893) et Un Mari idéal (An Idéal Husband, 1895)
sont écrites, lui-même ne s'en cache pas, en vue de plaire au public et d'asseoir une
notoriété avantageuse en tant qu'auteur dramatique, aussi bien sur le plan financier
que sur celui de la reconnaissance par la bonne société londonienne. Ce n'est que
dans L'Importance d'être Constant (The Importance of BeiKg Earnest, 1895293) qu'il fera
preuve d'une certaine audace formelle. Nous avons vu que même le modéré Gerhart
Hauptmann prétendait à plus de scandale.
292
A propos de Widower's Hoases : « I likeyour superb confidence in thé dramatic value ofthe merefacts oflife ».
Lettre à G. B. Shaw envoyée le 9 mai 1893, in The Letters of Oscar Wilde, Londres, éd. Rupert HartDavis, 1962, p. 339.
293
La pièce est parfois traduite par une tournure verbale : II importe d'être Constant ; de même, le prénom
anglais 'Ernest n'est pas toujours traduit par « Constant » : ce peut être Modeste ou Aimé (dans
l'adaptation de Nicole et Jean Anouilh : II est important d'être Aimé, Paris, éd. Papiers, 1985). D nous
semble que « Constant », qui sous-entend l'idée d'une fidélité conjugale et sentimentale, est la
meilleure transcription possible du prénom-adjectif Ernest/earnest qui signifie sérieux (le jeu de mots du
titre de la pièce étant bien sûr crucial). En outre, nous avons choisi de nous référer, pour cette pièce
comme pour les trois précédentes, à la traduction de Jean-Michel Déprats dans la Bibliothèque de la
241
En outre, il est le seul, parmi les dramaturges que nous étudions, à ne pas voir
ses pièces représentées sur des scènes avant-gardistes ; le Théâtre-Libre — plus tard
Théâtre-Antoine - a monté Henry Becque et, ainsi que le Théâtre de l'Œuvre et la
frète Eùhne de Berlin, Strindberg et Hauptmann. Leur équivalent en Angleterre,
Vlndependent Théâtre (théâtre indépendant) fondé par Jack Thomas Grein en 1891, sur
le modèle de celui d'Antoine, n'a jamais monté aucune des comédies de salon de
l'écrivain irlandais, qui a au contraire eu les honneurs du très respectable Saint James'
Théâtre.
Toutes ces marques de conservatisme formel, loin de remettre en question
l'appartenance du théâtre wildien au courant de l'insignifiance, sont une invitation à
en explorer de manière plus large les implications. En effet, est insignifiant ce qui est
anodin, sans conséquence, ce qui ne bouleverse pas l'ordre établi ; et pourtant, chez
Hauptmann, chez Strindberg, comme chez Becque, une révolte gronde, celle de
l'individu qui cherche à s'affirmer par rapport à un milieu étouffant. Simplement, le
cadre quotidien de l'action dramatique, son absence d'orientation politique et sa
focalisation sur des problèmes personnels au détriment des enjeux historiques et
collectifs sont autant de voiles dissimulant le caractère contestataire du théâtre de
l'insignifiance. Wilde, quant à lui, pousse ce principe de dénonciation en demi-teinte
jusqu'au paradoxe d'une respectabilité subversive : rien, dans ses comédies de salon,
n'est ouvertement révolutionnaire, et pourtant, comme Sos Eltis le souligne dans une
étude récente294, on y perçoit bien des échos de l'anarchisme dont l'écrivain irlandais
s'est parfois lui-même réclamé. L'une des questions qui sous-tendra notre étude sera
Pléiade, in Œuvres, Paris, éd. Gallimard, 1996. Cette édition présente l'avantage de donner le texte
intégral de L'Importance d'être Constant, texte qui comprenait quatre actes à l'origine.
294
Revising Wilde. Society and Subversion in theplays of Oscar IPW«,Oxford, Clarendon Press, 1996.
242
donc de savoir comment et en quoi, dans des œuvres apparemment anodines,
représentant des personnages ordinaires dont l'existence ne connaît que des
péripéties sans réelles gravité, le travail de dénonciation peut s'accomplir.
A cela s'ajoute une interrogation esthétique : comment faire une œuvre d'art à
partir de presque rien ? On est tenté d'emblée d'y répondre par la conception
wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en
représentation perpétuelle, qui déclare : «J'ai mis mon génie dans ma vie ; je n'ai mis
que mon talent dans mes œuvres » transpose sur la scène avec une facilité
déconcertante les détails de cette vie qui l'entoure. Il fait de l'art avec du réel, en
l'occurrence la parole dialoguée, matériau de base de l'écriture théâtrale ; et ce faisant,
il confère au réel le statut unique et inimitable de l'œuvre d'art295.
Celle-ci est à elle-même sa justification : ce qui donne de l'intérêt à un sujet
insignifiant, trivial au sens français (vulgaire, ordinaire) ou anglais (frivole, superficiel),
c'est sa valeur esthétique. Une étude de l'œuvre d'Oscar Wilde, même si nous
l'effectuons sous l'angle du réalisme et en prenant en considération ce qui touche à la
mimesis de la vie quotidienne, ne peut donc faire l'économie d'une réflexion sur la
stylisation, et tout particulièrement la manière dont celle-ci se manifeste dans le
dialogue, puisque nous avons affaire à un théâtre essentiellement langagier.
Les quatre comédies de notre corpus nous font en effet pénétrer dans un
univers de conversation, activité principale et favorite des salons mondains
fréquentés par la classe oisive (la « leisure class »). Ceci nous amène à souligner une
différence importante entre le dramaturge irlandais et les autres écrivains de
295
Gide rapporte dans In Memoriam (cité in Oscar Wilde, a collection of critical essays, sous la dir. de Richard
Ellmann, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1969, p. 28) les propos suivants que Wilde lui aurait tenus :
243
l'insignifiance : point de gens du peuple ou des classes moyennes sur la scène de
Wilde, mais seulement des krds et des ladies ou des étrangers richissimes, bref des
personnalités du meilleur monde - auxquelles il faut ajouter des représentants du
clergé, des domestiques impeccablement stylés et, l'exception faisant la règle, Miss
Prism, l'inénarrable gouvernante de L'Importance d'être Constant. Les personnages de
l'insignifiance ne sont décidément pas chez Wilde, comme ce peut être le cas chez
Becque, Hauptmann ou Strindberg, les petites gens, mais plutôt des gens dont la vie
ne présente rien d'extraordinaire. Cela se traduit par la banalité des actions décrites
(se servir une tasse de thé ou un morceau de cake) et des paroles échangées.
Du reste, stylisation et volonté de réalisme peuvent coexister. On ne peut nier,
par exemple, la précision mimétique des descriptions (rien n'y manque, depuis la
table à thé et le vase bleu de Lady Windermere jusqu'aux sandwiches au concombre
dans L'Importance d'être Constant). Katherine Worth parle d'ailleurs de «naturalisme296
stylisé » et de « symbolisme » à propos d'une scène située à la fin de l'acte III dans
L'Eventail de Lady Windermere où les gentlemen présents conversent sur les femmes et
où, finalement, Mrs. Erlynne apparaît, isolée et sans protection dans sa robe de bal
décolletée face à ces habits masculins en noir et blanc, livrée à l'opprobre pour avoir
été surprise seule, la nuit, dans l'appartement d'un célibataire. La composition du
tableau serait à rapprocher de l'esthétique symboliste par cette opposition très
« Sais-tu ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait l'œuvre de la nature ?[...] Sais-tu ce qui les distingue ? —
L'œuvre d'art est toujours unique. La nature, qui ne produit rien de durable, se répète toujours. »
296
Le terme «natumlism» en anglais signifie généralement «imitation de la nature» plutôt que
« naturalisme ». Il ne désigne donc pas exactement le courant existant en Europe continentale.
244
marquée des groupes et des costumes : la rigidité masculine d'un côté, et de l'autre, la
fragilité des femmes dans une société victorienne injuste à leur égard297.
On peut donc constater chez le dramaturge irlandais une influence des grands
courants esthétiques et idéologiques qui circulent dans l'Europe continentale,
essentiellement par le biais des pièces d'Ibsen, qu'il admirait beaucoup Cl y a quelque
similitude entre Un Mari idéal et Les Piliers de la société, comme Katharine Worth le fait
remarquer298). Mais cette influence est très secondaire. Par exemple, si Wilde tenait en
haute estime les écrits dramatique de George Bernard Shaw, la satire sociale qui est
explicitement à l'œuvre chez celui-ci n'existe que de manière détournée, codée pour
les «happyfew» dans L'Éventail de Laaj Windermm, Une Femme sans importance, Un Mari
idéal ou L'Importance d'être Constant. Oscar Wilde est bien le « rebelle conformiste »
dont parle Norbert Kohi299 ; il ne s'attaque jamais aux institutions de manière
frontale. C'est qu'il appartient à cette catégorie d'écrivains qui ne croient pas dans
leur pouvok de réformer la société, contrairement à un certain naturalisme militant :
si révolution il y a, elle s'effectue à l'échelle individuelle, comme celle d'un Becque ou
d'un Hauptmann.
Partant du principe que l'individualisme de Wilde s'exprime sur fond de
critique implicite des mœurs et des usages sociaux, nous sommes amenée à adopter
dans ce chapitre une démarche dialectique. Nous verrons comment le contexte
littéraire et social de l'époque victorienne et édouardienne, sous couvert d'un
297
Oscar Wilde, London and Basingstoke, éd. Macmillan, 1983, coll. « Macmillan modem dramatists »,
pp. 91-92.
298
Ibid., pp. 130-131.
299
Oscar Wilde, thé ivorks ofa conformist nbel (Oscar Wilde, les œuvres d'un rebelle conformiste), Cambridge, éd.
Cambridge University, 1989, trad. de l'allemand David Henry Wilson ; le titre original Oscar Wilde : Dos
literarische Werk %mschen Provokation und Anpassung (Oscar Wilde : L'Œuvre littéraire entre provocation et
adaptation) exprime d'une manière moins concise la même contradiction interne. Nous sommes encline
à préférer le titre anglais, qui nous semble résonner davantage comme un paradoxe... wildien.
245
apparent respect, se trouvent remises en question voire finalement niées ; comment
la dramaturgie spécifique d'un théâtre de conversation contribue à la remise en
question du sens, avec l'effacement du réfèrent au profit d'un signe tout-puissant ;
enfin, une progression inverse, allant cette fois de la négation à l'affirmation, nous
amènera à déceler, au sein même de l'absence de valeurs, les croyances de Wilde,
celles qui donnent un sens à son théâtre de l'insignifiance.
246
I — Oscar Wilde dans le contexte littéraire de son époque
du conformisme au modernisme
1°) Les influences : le théâtre bourgeois et le mélodrame
© « Pièce bien faite » et théâtre bourgeois
Qu'Oscar Wilde ait pu être inspiré par ses compatriotes des XVIPme et
XVIIIeme siècles, rien n'est plus sûr. Pascal Aquien300 signale des caractéristiques
empruntées au théâtre de William Wycherley, de William Congreve, de Richard
Sheridan — sans même parler de Shakespeare — s'agissant des quatre comédies de
salon. Quant à ses contemporains, il leur emprunte des éléments d'intrigue aussi bien
au-delà de la Manche qu'en deçà. Dans Un Mari idéal, par exemple, le chantage et le
stratagème des lettres volées sont des ressorts dramatiques essentiels, comme dans
bon nombre de pièces bourgeoises du théâtre anglais et français de l'époque. Sir
Robert Chiltem, un politicien très haut placé, est l'objet de pressions de la part d'une
aventurière, Mrs. Cheveley : celle-ci possède une lettre attestant de la participation de
Chiltem à une escroquerie qui lui a permis d'asseoir sa fortune au début de sa
carrière, et elle menace de tout révéler si un douteux projet de canal auquel ellemême est intéressée n'est pas soutenu par sa victime devant la Chambre des Lords.
Dans L£ Ministre de Pinero (1890), un financier sans scrupule fait chanter l'épouse
d'un ministre en vue de récolter des informations secrètes , là encore, sur un projet
300
Dans sa Préface à Un Mari idéal, Paris, éd. Stock, 1999, coll. « Le Livre de Poche-classique », trad.
Albert Savine.
247
de construction de canal (l'affaire de Panama a bien évidemment marqué les esprits).
Fédora de Victorien Sardou301 présente des éléments identiques, à savoir le vol d'une
lettre et le chantage exercé par une aventurière302.
Notre propos ici ne saurait être de récapituler toutes les pièces, qu'elles soient
anglaises ou françaises, dont Wilde s'est inspiré au moment d'écrire ses comédies303.
L'essentiel est que, sur le plan de la construction dramatique, eËes suivent le principe
*
de composition prôné par Scribe au début du XIXeme siècle et résumé dans la formule
« pièce bien faite ». Semblable à un édifice, la pièce de théâtre doit obéir à des lois
d'équilibre calculées ; les attentes du public sont prises en compte de manière
double : tout doit être à la fois préparé, afin que les spectateurs suivent sans peine
l'enchaînement des péripéties, et imprévu, afin de ménager suspens et effet de
surprise. La stylisation et l'artifice sont dans cette conception un présupposé de
l'écriture théâtrale. Elle est aux antipodes du mimétisme photographique et
minutieux prôné par les naturalistes. Elle est au service du divertissement du public,
elle met l'accent sur leplacere.
Force est d'admettre que les quatre comédies de salon que nous étudions
obéissent dans leurs grandes lignes à ce principe de composition :
•
L'Eventail de ~Lady Windermere : à l'acte I, on apprend que Lord Windermere, qui
semble aimer passionnément sa femme, entretient une certaine Mrs Erlynne. Lady
Windermere, alertée par une amie, en trouve la preuve à la fin de l'acte, en
fouillant dans des papiers de son mari. A l'acte II, le public apprend que Mrs
301
1882.
Ibid., pp. 10-12.
303
Pour cela, nous renvoyons par exemple à la Notice générale sur le théâtre écrite par Pascal Aquien
dans l'édition des Œuvres d'Oscar Wilde en Pléiade, op. cit., p. 1805, et sur les Notices particulières des
quatre pièces concernées ; aux pp. 246-251 pour les trois premières comédies, et pp. 259-260 pour
L'Importance d'être Constant, de l'ouvrage de Norbert Kohi, 0. W., thé marks ofa conformist rebel, op. cit. ; à
quelques remarques d'Alan Bird in Theplays of Oscar Wilde, Londres, éd. Vision, 1977.
302
248
Erlynne n'est autre que la mère de Lady Windermere304, qui avait quitté son mari
peu après k naissance de sa fille, et que celle-ci croit morte ; pendant ce temps,
Lady Windermere, toujours persuadée que son mari la trompe, décide de céder
aux avances du dandy Lord Darlington. A l'acte III, Mrs Erlynne parvient à
sauver Lady Windermere du déshonneur en lui permettant de s'enfuir de
l'appartement de Lord Darlington avant que son mari ne la découvre. L'acte IV
est consacré au rétablissement de la situation : les retrouvailles de Lord et Lady
Windermere, désormais assagie, et les adieux de la mère et de la fille, qui ignorera
jusqu'au bout l'identité de Mrs Erlynne.
•
Une femme sans importance : à l'acte I, on apprend que le puissant et cynique Lord
Illingworth a pris en affection le jeune Gerald Arbuthnot et veut l'engager comme
secrétaire particulier. Par ailleurs, le jeune homme est amoureux dTIester Worsley,
une jeune et riche Américaine. A l'acte II, qui est là encore celui des révélations, la
mère de Gerald, Mrs Arbuthnot, rencontre Lord Illingworth : elle l'a jadis aimée, il
lui a donné un fils puis l'a abandonnée, elle le hait à présent. Cependant elle se
laisse convaincre par lui : il pourra embaucher Gerald comme secrétaire. L'acte III
est celui de la crise : ayant tenté d'embrasser Hester à la suite d'un pari, Lord
Illingworth est menacé par Gerald ; pour empêcher le drame, Mrs Arbuthnot
avoue à son fils l'identité de l'homme qu'il voulait tuer (ce sont les derniers mots
de l'acte). L'acte IV voit h réconciliation de Gerald et de sa mère, à qui il
pardonne sa faute de jeunesse, et l'annonce de leur départ en Amérique en
compagnie dllester, qui décide d'épouser Gerald. Lord Illingworth, qui vient bien
tardivement proposer à Mrs Arbuthnot de légitimer la situation par un mariage, se
fait éconduire.
•
Un Mari idéal : à l'acte I, Sir Robert Chiltern, marié à une femme qu'il adore, et qui
est d'une vertu intransigeante, est soumis par une aventurière, Mrs Cheveley, à un
chantage : s'il n'appuie pas devant k Chambre des lords un projet auquel elle est
intéressée, elle révélera au public l'escroquerie qui a permis à Chiltern d'asseoir les
bases de son pouvoir politique actuel. C'est à k toute fin de l'acte II que Lady
Chiltern est mise au courant de l'affaire par Mrs Cheveley elle-même. L'acte se
304 Wilde, qui voulait conserver cette révélation pour le dénouement, céda à la demande de George
Alexander, l'acteur-vedette du Saint-James Théâtre qui monta le premier la pièce, et la plaça à la fin de
249
clôt sur une grande dispute entre le mari et sa femme, qui refuse de lui pardonner
sa faute de jeunesse. A l'acte III, Lord Goring, un ami des Chiltern qui courtise
Mabel, h jeune sœur de Robert, arrive à récupérer la lettre compromettante et la
brûle ; à l'acte IV, ce bon génie parvient à persuader Lady Chiltern de pardonner à
son mari, non sans avoir déjoué au préalable un dernier plan machiavélique de
Mrs Cheveley et obtenu de k belle Mabel son consentement à l'épouser.
L'Importance d'être Constant : l'acte I nous introduit dans k vie intime de deux jeunes
gens du meilleur monde, Algernon Moncrieff et John Worthing. On apprend de
celui-ci qu'il mène une double vie : Constant à la ville, il courtise Gwendolen
Fairfax, qui souhaite l'épouser (malgré l'opposition de sa mère Lady Bracknell) à
cause de ce qu'elle croit être son prénom ; John (ou Jack) à k campagne, il est
tuteur de k jeune Cecily Cardew à qui il fait croire que Constant Worthing est son
frère débauché qui habite en ville. En outre, John, enfant trouvé, ignore sa
véritable identité. A l'acte II, Algernon, qui est très désireux de rencontrer Cecily,
arrive à la campagne et fait sa cour à k jeune fille en se faisant passer pour
Constant Worthing. Celle-ci lui apprend alors qu'elle Paime depuis longtemps sans
le connaître, là encore à cause de ce prénom de Constant. A l'acte III, Gwendolen
arrive à son tour : à k suite d'un quiproquo, elle et Cecily se croient fiancées au
même homme ; k vérité, révélée à la fin de l'acte, réconcilie les deux jeunes filles
et les fâche en même temps avec leurs prétendants. A l'acte IV se succèdent, après
l'arrivée de Lady Bracknell, des révélations cruciales : on apprend que John, qui se
prénomme en fait Constant John, est bien le frère d'Algernon... et chacun peut
épouser sa chacune.
© Le mélodrame
Le principe des rebondissements en série, poussé jusqu'au farcesque dans
L'Importance d'être Constant, est emprunté à un genre peu soucieux de réalisme et visant
l'acte II dans un monologue de Mrs Erlynne. V. Alan Bird, op. cit., pp. 101-102.
250
au départ un public populaire : le mélodrame305. Si le genre repose sur l'art des
situations, il est de fait que les comédies de Wilde s'y rattachent. A plusieurs reprises,
le public est tenu en haleine par des confrontations visuelles et physiques qui créent
un suspens haletant. A la fin de l'acte II, Mrs Erlynne parvient à subtiliser la lettre par
laquelle Lady Windermere, persuadée de la trahison de son mari, lui signifie qu'elle le
quitte; hélas, au moment où survient Lord Windermere, la lettre tombe à terre... Il
la ramasse et reconnaît l'écriture de sa femme... Tout est sauvé grâce au sang-froid
de Mrs Erlynne, mais le spectateur a eu son content d'émotions fortes. Citons encore
le passage de l'acte III d'Un Mari idéa/où Lord Goring reconnaît une broche-bracelet
volée des années auparavant par Mrs Cheveley et la lui fixe au poignet de telle façon
qu'elle ne puisse plus l'ouvrir, comme une menotte...
Ces exemples, que nous choisissons de ne pas multiplier, montrent à quel point
Wilde s'approprie des techniques de fabrication plus artisanales qu'artistiques, et
semble faire le choix de la popularité et du conformisme, au détriment de l'originalité
souvent contestataire qui est la marque de fabrique des autres dramaturges de
l'insignifiance. Mais rappelons que chez Wilde, tout est paradoxe, et que le paradoxe
est l'arme même de la subversion : c'est au moment où il semble se conformer le plus
aux formes préexistantes qu'il prend le plus de distance par rapport à elles. Hélène
Catsiapis souligne le jeu onomastique lié à Lord Illingworth : « celui qui ne vaut (jvortK)
que du mal (ittj » ; en bref, le personnage-type du grand seigneur méchant homme306.
L'excès dénonce les failles d'un système dramaturgique conventionnel ; sous
l'innocent jeu de mots, l'ironie et la parodie pointent déjà.
305
V. Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, Paris, P.U.F., 1984, coll. « Que sais-je ? », pp. 19-20 et
passim.
306
In Ironie et paradoxes dans le théâtre d'Oscar Wilde, thèse de l'Université de Grenoble III, 1973, p. 35.
251
2°) Une critique sous-jacente des mœurs de son temps
Les enjeux du théâtre de l'insignifiance ne se situent pas à l'échelle sociale,
collective ; ce qu'il est important de considérer chez Wilde, dans notre optique, n'est
donc pas tant la satire en elle-même que la manière dont cette satire s'effectue : dans
le retournement des codes et des situations connues.
L'exemple le plus frappant, parce qu'il revient dans toutes les comédies, est
celui du personnage-type de «la femme avec un passé» («thé woman with apast»).
Dans L'Eventail de Ladj Windermm et dans Une femme sans importance., ce sont des
femmes victimes d'une erreur de jeunesse, abandonnée par leur séducteur et
contraintes à vivre à l'écart (Mrs Arbuthnot) ou dans la dissimulation (Mrs Erlynne) ;
dans Un Mari idéal, cette aventurière sans scrupule qu'est Mrs Cheveley a un présent —
et sans doute un futur — aussi chargé que son passé ; enfin, et de manière bouffonne,
l'erreur de jeunesse de Miss Prism est l'abandon du sac de voyage qui contenait
Constant-John Worthing dans L'importance d'être Constant. L'intérêt de cette
thématique récurrente est d'introduire une revendication liée aux droits de la femme,
telle que la formule Hester à l'acte II d'Une Femme sans importance :
« II est juste qu'elles soient châtiées, mais qu'elles ne soient
pas les seules à souffrir [...]. N'ayez pas une loi pour les hommes
et une autre pour les femmes. En Angleterre, on est injuste pour
les femmes.307 »
307
Œuvres, op. cit., p. 1288. «If is right that thej should bepunished, but don't let them be thé only ones to
suffer[...]. Don 't hâve one laivfor men and anotherfor ivomen. You are injust to ivomen in England. », in Complète
Works of Oscar Wilde, Glasgow, éd. Harper Collins, 1994, p. 483. Cette édition, qui présente comme la
Pléiade l'avantage d'offrir le texte intégral d'origine d'il importe d'être Constant, sera notre édition de
référence pour les citations en langue anglaise.
252
Wilde reprend une interrogation fréquente dans le mélodrame (la femme qui a
fauté dans sa jeunesse peut-elle être pardonnée ?), mais il ajoute au poncif un
reproche cinglant à l'égard des nobles débauchés et débaucheurs de jeunes filles, des
dandies à la mode qui vivent dans l'impunité alors qu'ils ont brisé des vies. C'est déjà
une révolte feutrée, et elle se place du côté de l'individu (le personnage de la femme
exclue du monde) face à une société qui l'écrase308. Mais alors même qu'il utilise ces
rouages quelque peu larmoyants, à l'image du discours typiquement mélodramatique
d'Hester, Oscar Wilde s'en écarte, il s'en joue, il s'en rit. Pensons à la pirouette finale
de L'Éventail de Laaj Windermere : Mrs Erlynne, qu'on pourrait penser réhabilitée
moralement par le service qu'elle a rendu à sa fille et suffisamment récompensée par
les sentiments maternels qu'elle vient de découvrir sur le tard, parvient quand même
à prendre sa revanche sur la société en se faisant épouser par Lord Augustus Lorton,
un vieillard amoureux d'elle... La vertu et les sentiments n'entrent pas dans cette
ultime réussite de la très habile Mrs Erlynne. Et l'on peut réellement parier d'un
renversement des codes du mélodrame.
La preuve explicite de cette volonté parodique de Wilde, deux passages nous la
donnent, un monologue de Lord Goring à l'acte II d'Un Mari idéal, et une réplique de
John Worthing à l'acte IV de L'Importance d'être Constant. Le premier pourrait presque
être qualifié de métadiscours autour de l'expression « femme qui a un passé »,
expression qu'il tourne en dérision en l'associant à une notion frivole, telle qu'une
toilette de bal :
308
V. chap.6, « Idéologiesjdejrinsignifiance », pp. 400-404.
253
«SIR ROBERT CHILTERN : ...eUe a l'air d'une femme
qui a un passé, vous ne trouvez pas ?
LORD GORING: C'est le cas de la plupart des jolies
femmes. Mais il y a des modes en matière de passé comme il y a
des modes en matière de robes. Peut-être que le passé de Mrs
Cheveley n'est qu'un léger décolleté, ils sont extrêmement en vogue
de nos jours.309 »
Quant au deuxième, c'est un bel exemple d'intratextualité parodique : John
Worthing affirmant à la très prude Miss Prism, dont il se croit le fils illégitime :
« Pas mariée ! Je dois avouer que le coup est rude. Mais
après tout, qui a le droit de jeter la pierre à quelqu'un qui a
souffert ? Est-ce que le repentir ne peut pas effacer un moment
d'égarement ? Pourquoi y aurait-il une loi pour les hommes et une
autre pour les femmes ? Mère, je vous pardonne.310 »
On aura reconnu, dans la phrase que nous avons soulignée, la reprise quasi
textuelle des paroles d'Hester dans Une Femme sans importance. Notons d'emblée
l'évolution de Wilde au fil de ses pièces : la parodie, encore totalement dissimulée
dans la deuxième comédie, apparaît sur un mode léger dans la troisième pour
s'afficher sans vergogne dans la dernière, pièce d'un auteur dramatique au sommet de
sa gloire et qui n'a plus à craindre les attaques... du moins, pas dans le domaine
littéraire.
309
In Œuvres, op. cit., p. 1373-1374. «SIR ROBERT CHILTERN: ...she looks like a mman with apast,
doesn't she ?
LORD GORING : Mostpretty mmen do. But tbere is afashion inpastsjust as tbers is afashion infrocks. Perhaps
Mrs. Cheveley's past is merety a sligbtly décolleté one, and they are excessively popular nowadajs. », in Complète
Works, op. cit., p. 541.
310
In Œuvres, op. cit., p. 1519. « Unmanied!Ido notdenj thatisaserious bloiv. ~But after ail, ivho bas thé right to
cast a stone after one ivho bas suffered ? Cannât repentance wipe out an act offotty ? Why sbould tbere be one laivfor
men and anotherfor rvomen ? Motber, Iforgivejoii. », in Complète Works, op. cit., p. 415.
254
D'autres conventions sociales légitimées par le théâtre bourgeois - ou
mélodramatique — sentimental sont l'objet d'une ironie cinglante ; nous citerons celle
du mariage, parce qu'elle reflète, là encore, tout le problème de l'individu désireux de
construire son bonheur personnel et contraint de rentrer docilement dans le carcan
des mœurs, devenus synonymes de morale : la vertu n'est plus ce qui est bon en soi,
mais ce qui se fait. On se trouve ainsi face à des personnages de femmes mariées au
nom de l'intérêt financier des familles et dont le mode de fonctionnement est devenu
un cynisme à tout épreuve. Ainsi, dans L'Eventail de Laày Windermere, Lady Plymdale,
une femme du monde, demande-t-elle à son amant Mr Dumby de présenter la
sulfureuse Mrs Erlynne à Lord Plymdale : cette femme, qu'elle trouvait au départ
infréquentable à cause de sa mauvaise réputation, sera une excellente société qui
occupera son mari tandis qu'elle-même vaquera à ses affaires sentimentales. De
manière plus bouffonne en apparence, sans doute plus tragique en profondeur, c'est
toute la vanité d'un univers d'apparence qui est dénoncé dans cette petite réplique de
Gwendolen à son soupirant :
« Quels merveilleux yeux bleus vous avez, Constant ! Ils
sont tout à fait bleus. J'espère que vous me regarderez toujours
comme ça, surtout quand il y aura du monde.311 »
Avant même d'être mariée, la jeune fille ne se fait plus d'illusions sur le
mariage : elle sait qu'il n'est qu'un masque, alors elle s'adapte, essayant d'en tirer au
moins quelque satisfaction de vanité. Décidément, chez Wilde, même les jeunes
premières ne sont plus ce qu'elles étaient...
255
3°) L'entreprise parodique : de la prudence à l'audace
Le théâtre de Wilde n'est pas seulement un théâtre individualiste, dénonçant
des codes sociaux qui ont eux-mêmes présidé à l'élaboration des poncifs du théâtre.
C'est aussi un théâtre individuel, où l'auteur affirme sa présence par l'originalité
créatrice qui perce sous le masque de la convention. Marie-Claire Pasquier voit dans
la forme même du retournement, qui est constitutif des comédies de Wilde, à la fois
la marque de son originalité et celle de son regard critique vis-à-vis de l'hypocrisie de
son temps :
« Le retournement sera le principe moteur des comédies de
Wilde. Ce n'est pas nouveau, Molière l'a fait déjà, et le « coup de
théâtre » dit bien ce qu'il veut dire : ce qui renverse l'attente. Mais
il y a là, en plus, chez Wilde, quelque chose qui est constitutif de
son style même. Le retournement est dans l'action et dans les
paroles, il est dans les rebondissements de l'intrigue, et dans la
thèse qui n'est jamais dite mais seulement suggérée. [...]
Le retournement est un procédé qui montre la réversibilité
de toute chose — des principes et des conduites comme des
sentiments - et donc les relativise. Wilde sait bâtir une comédie et
par là même, non pas en même temps qu'il fait rire, mais du fait même
qu'il fait rire, fait œuvre de moraliste, et de critique social.312 »
La forme épouse parfaitement le fond : Wilde critique la société par le biais de
la création esthétique, en démontant les rouages des formes littéraires qu'elle a
311
In Œuvres, op. cit., p. 1450. « Wbat ivonderfully blue eyesjou hâve, Ernest 1 They are quiîe, quite blue. I bope
jou wiUahvays look at mejust like that, especiatty wben tbere an otberpeopleprésent. », in Complète Works, op. cit.,
p. 369.
312
In Œuvres, op. cit., Notice générale sur le théâtre, pp. 1812-1813.
256
engendrées ; il dénonce ses excès et son insincérité en fondant ses pièces sur le
principe que tout peut être le contraire de tout — ainsi John Worthing peut-il
s'appeler réellement Constant tout en croyant s'appeler John et en feignant de
s'appeler Constant.
© Les trois premières comédies : l'art du contrepoint
Plus conventionnelles de facture, car elles ne poussent pas la parodie jusqu'aux
mêmes extrêmes que Ulmpartance d'être Constant, les trois premières comédies n'en
sont pas moins caractéristiques de ce que Katharine Worth appelle la « subversivité
moderne » de Wilde. Celle-ci est créée par le décalage permanent qui existe entre les
mots d'esprit et la tonalité mélodramatique et qui, loin d'être une incohérence non
maîtrisée, participe de l'art du contrepoint. La plus belle réussite à cet égard est sans
doute Un Mari idéal : l'alternance entre le mot d'esprit qui critique en faisant rire, et le
dialogue sérieux imité du style mélodramatique est au fondement même de l'intrigue.
Elle repose sur le duo des couples, l'un qu'on pourrait qualifier de tragique : Sir
Robert Chiltern et sa femme, l'autre plutôt comique : Lord Goring et Mabel Chiltern.
Le premier, couple déjà marié, est menacé de rupture en raison de l'erreur de
jeunesse de Sir Robert et de la vertu intransigeante de Lady Chiltern, alors que le
second en est au stade du flirt heureux et insouciant qui aboutira à une promesse de
mariage.
Il arrive que le mot d'esprit, le vit- ce terme anglais intraduisible, qu'il faut bien
traduire par « esprit », mais exclusivement au sens où on l'entend dans l'expression
« avoir de l'esprit » - se trouve mêlé plus étroitement encore au discours
mélodramatique. Ainsi du dialogue extrêmement tendu entre Sir Chiltern et Mrs
257
Cheveley, situé à la fin de l'acte I, et où se noue l'action dramatique : c'est là, en effet,
que l'intrigante révèle au politicien qu'elle est en possession de la lettre qui, révélée au
public, peut le perdre. De manière significative, le dialogue se clôt sur une réflexion
plaisante de la jeune femme :
«Je vous ai analysé, bien que vous n'éprouviez pas pour
moi de l'adoration.313 »
... qui rappelle les premiers propos, eux-mêmes assez frivoles, qu'elle lui avait
adressés après qu'on les avait présentés :
« On peut analyser les hommes, les femmes... on ne peut
que les adorer.314 »
Le spectateur, destinataire du discours théâtral, se voit donc incité à ironiser sur
Mrs Cheveley par le personnage lui-même. L'effet de « premier degré » du
mélodrame, qui implique l'adhésion complète du spectateur à l'action (au moins
momentanément), s'en trouve brisé.
A cette mise à distance s'ajoute un jeu sur les procédés communs de
fabrication du mélodrame. Par exemple, un objet ou un geste ordinairement anodin
peut contribuer au rebondissement de l'action. Or Wilde fait de ce procédé de
fabrication, de cette commodité technique, un pivot central de ses intrigues : dans
UHventail de Lady
Windermere, l'éventail oublié par Lady Windermere dans
l'appartement de Lord Darlington, alors que son mari s'y trouve, manque de
déclencher la crise et permet à Mrs Erlynne de sauver la situation ; dans Une Femme
313
In Œuvres, op. cit., p. 1357. « I analysedyou, thougbjou did not adore me. », in Complète Works, op. cit., p.
529.
258
sans importance, c'est le baiser que Lord Illingworth tente de donner à Hester qui
déclenche la crise ; enfin, dans 17» Mari idéal, c'est parce que Lord Goring reconnaît le
bracelet-broche porté par Mrs Cheveley comme ayant été volé que celle-ci est mise
hors d'état de nuire. La récurrence est un peu trop appuyée pour ne pas être
volontaire. En douterait-on, que le dénouement cocasse produit par la vision du sac
de voyage où se trouvait John Worthing bébé, dans ^Importance d'être Constant, le
prouverait : la dernière des quatre comédies est comme une démystification du genre
imité dans les trois premières, une auto-parodie.
© L'Importance d'être Constant : aux frontières de la satire
L'ironie à l'encontre des topoi du mélodrame et du théâtre bourgeois est
complète : l'amour, qui était au centre des préoccupations des personnages dans les
trois premières comédies, est tourné en dérision par le personnage d'une Gwendolen
qui veut surtout que son mari se montre amoureux en public, ou d'une Cecily qui n'a
besoin que d'un journal intime pour se fiancer, rompre et se réconcilier avec un
Constant imaginaire. Le bonheur de l'un
des héros, John, dépend d'un
sac de voyage
et d'une gouvernante distraite, auteur de romans à l'eau de rosé à ses moments
perdus ; quant au deuxième, Algernon, il ne trouve rien de mieux à faire dans
l'adversité que de se gaver de cookies ou de sandwiches au concombre.
Au milieu de cette joyeuse pagaille, les mots d'esprit qui paraissaient être le
signe de la légèreté — de l'insignifiance, au sens : absence de gravité — dans les
comédies précédentes, par contraste avec les dialogues mélodramatiques, ces mots
314
In Œuvres, op. dt., p. 1342.
«Men can be analysed, vomen... menjy adored. », in Complète Works, op. cit., p.
259
d'esprit deviennent explicitement le fond sérieux de la pièce. Par leur absurdité
même, par leur forme paradoxale, ils incitent le lecteur/spectateur à s'interroger sur
le sens de l'univers fictif qui lui est présenté. Comme le fait remarquer Eric Bentley,
Oscar Wilde « n'a pas d'intrigue sérieuse, pas de personnages crédibles. Ses mots
d'esprit sont un soulagement non pas comique, mais sérieux. Ils forment un
contrepoint ironique avec les absurdités de l'action.315 » De fait, Wilde continue
d'appliquer la technique du contrepoint dans L'Importance d'être Constant, mais dans le
sens inverse de celui des trois premières comédies. Dans celles-ci, l'intrigue repose
sur une substance dramatique cohérente (pour invraisemblable ou mécanique qu'elle
paraisse) ; les paradoxes et les marques d'humour ou d'ironie, bref le mt, viennent s'y
greffer comme gratuitement, introduisant une touche d'absurdité. Dans celle-là, c'est
au contraire le wit qui vient donner une cohérence, un sens à déchiffrer, dans une
histoire sans queue ni tête.
Se trouve dès lors affirmée la prépondérance du langage. Résolument affranchi
des codes littéraires dont il s'était au départ inspiré, Wilde construit son propre
théâtre, où les mots se suffisent à eux-mêmes et ne sont peut-être jamais plus chargés
de sens que lorsqu'ils paraissent frivoles, insignifiants.
519.
In « The Importance of Seing Eanest», Oscar Wilde, a collection of critical essqys, sous la dir. de Richard
Ellman, op. cit., p. 114.
315
260
II — La dramaturgie en paroles
C'est un point commun à tous les écrivains qui font de la vie quotidienne le
matériau de leurs pièces, et donc à tous les dramaturges de l'insignifiance : les grands
événements, les péripéties qui viennent renverser la situation se produisent en
paroles.
1°) La parole — action
Nous entendons le mot action au double sens de l'action dramatique (la
succession des événements, telle qu'elle est agencée par l'auteur et perçue par le
spectateur) et du fait d'agir, c'est-à-dire, pour un personnage, de modifier une
situation donnée.
© Condensation temporelle et technique de la révélation
Plus qu'à un bouleversement extérieur, la péripétie chez Wilde correspond au
changement intérieur d'un personnage, à une évolution psychologique en accéléré.
Les quatre comédies de salon de Wilde comportent, dans la didascalie d'ouverture, la
mention « L'action de k pièce se dérouk en vingt-quatre heures. ». Le temps de la
représentation, comme dans le théâtre classique, excède donc de peu le temps
représenté. Cette contrainte donne à la pièce une tension et un rythme particuliers, et
Wilde, loin d'y être asservi, la met au service de son art. C'est ainsi que le dialogue
subit des inflexions rythmiques à la manière d'un accelerando musical. La fin de l'acte I
dans Laay Windermere est le moment où se noue l'action, puisque la jeune femme
261
vient d'avoir la preuve que son mari entretient Mrs Erlynne ; c'est aussi un moment
de tension extrême entre les deux époux, car Lord Windermere demande à sa femme
de recevoir cette même Mrs Erlynne qu'elle croit être sa maîtresse à sa réception
d'anniversaire !
«LORD WINDERMERE, au centre côté jardin :[...] Je ne
veux pas me disputer avec vous, mais j'insiste pour que vous
invitiez Mrs Erlynne ce soir.
LADY WINDERMERE, au centre côté cour: Je n'en
ferai
rien.
Elle traverse vers le côté jardin.
LORD WINDERMERE, au centre : Vous refusez ?
LADY WINDERMERE : Absolument !
LORD WINDERMERE : Ah, Margaret, faites cek pour
moi ; c'est sa dernière chance.
LADY WINDERMERE : En quoi cek me concerne-t-il ?
LORD WINDERMERE : Comme les femmes vertueuses
sont dures !
LADY WINDERMERE : Comme les hommes dépravés
sont faibles !316»
316
In Œuvres, op. cit., pp. 1177-1178.
«LORD WINDERMERE (L. C.) : Iivon't argue utithyou, but linsistuponjour asking Mrs. Erlynne to-night.
LADY WINDERMERE (R. C.) : I sball do nothing ofthe kind. (Crossing L. C.)
LORD WINDERMERE : You nfuse ? (C.)
LADY WINDERMERE : Absolutelj !
LORD WINDERMERE : Ah, Margaret, do thisfor mj saké ; it is her last chance.
LADY WINDERMERE : Wbat bas that to do with me ?
LORD WINDERMERE : Hoiv hardgood mmen are !
LADY WINDERMERE : Hoiv weak bad men an !», in Complète Works, op. cit., p. 430. L'opposition
terme à terme est encore plus marquée dans le texte original, l'anglais employant les adjectifs
antithétiques « bad» et «good» qui qualifient aussi bien l'être de l'individu que sa moralité, là où la
traduction française ne fait apparaître que le second aspect.
262
L'usage de la stichomythie, les répliques en miroir, autant d'éléments de
stylisation qui soulignent l'intensité psychologique de ce moment. Le vrai, disait
Boileau, peut quelquefois n'être pas vraisemblable : ici le dramaturge n'hésite pas à
sacrifier l'imitation mimétique stricte pour souligner l'intensité émotionnelle d'un
moment. Ce théâtre des mouvements de l'âme est aussi celui du movere, autrement dit,
il ne se contente pas de reproduire les émotions, il les suscite chez le public. Les
grands affrontements du type que nous venons de citer aboutissent, chez d'autres
dramaturges de l'insignifiance comme Becque ou Hauptmann, à une perte de
contrôle de la parole : c'est le bégaiement de Rosé Bemd dans la pièce éponyme
lorsqu'on découvre qu'elle est enceinte de Flamm, ou le silence subit de Blanche
Vigneron lorsque M1™ de Saint-Genis lui annonce qu'elle n'épousera pas son bien-
aimé Gaston, dans Les Corbeaux. Wilde, quant à lui, préfère au chaos ou à
l'interruption la musicalité tourmentée des répliques,
A côté de cette technique de 1:'accelerando, on peut remarquer une technique qui
s'apparente quant à elle au crescendo, et qui apparaît par exemple dans les révélations et
confrontations successives de l'acte II d'Un Mari idéal. A partir du moment où Mrs
Cheveley arrive chez les Chiltem, les paroles tombent, irrévocables, semblant
s'entraîner les unes les autres comme un jeu de dominos : l'intrigante révèle à Lady
Chiltem que son mari a débuté sa carrière par une escroquerie ; Lord Chiltern
confirme à sa femme la vérité de ces propos, et implore son indulgence ; celle-ci lui
répond, impitoyable, qu'elle ne peut plus aimer un homme qui a failli ; il quitte la
scène sur un ultime reproche : en l'idéalisant à l'excès, elle a ruiné sa vie. La cruauté
psychologique atteint ici un paroxysme qui rappelle certains des affrontements
terribles de Strindberg.
263
Mais pour comprendre l'importance dramaturgique de la révélation, il faut
remonter en amont, à une influence commune à Wilde et à Strindberg (ainsi d'ailleurs
qu'à Hauptmann) : celle d'Ibsen. Katharine Worth le souligne particulièrement à
propos de l'acte II à'Un Mari idéal, que nous venons de citer :
« La structure confessionnelle de cet acte rapproche
beaucoup Wilde d'Ibsen ; un aveu conduit à un autre, jusqu'à ce
que nous ayons pénétré plus loin dans les replis de la vie intérieure
qu'il
n'aurait
paru
possible
dans
les
brillantes
scènes
317
d'ouverture . »
II n'y a pas à s'y tromper : en dépit du vernis mondain des conversations et de
la force ironique du wit, c'est bel et bien une vérité psychologique qui apparaît au
cours des scènes d'affrontement ou de révélation. Comme chez Ibsen, Strindberg ou
Hauptmann, les mots font alors mal et sont lourds de conséquence parce qu'ils sont
porteurs de beaucoup de passé. En quelques répliques se trouvent condensées les
souffrances de toute une vie, comme lorsque Mrs Arbuthnot apparaît en fond de
scène à l'acte II d'Une Femme sans importance, au moment même où Hester, qui ne l'a
pas vue, fustige les femmes adultères - et qu'elle recule sous le choc. Lady
Windermere le dit elle-même dans un poignant monologue du début de l'acte IV :
« Les actions sont la première tragédie de la vie, les mots
sont la seconde. Les mots sont peut-être la pire. Les mots sont
sans pitié...318 »
317
318
In Oscar Wilde, op. cit., p. 136.
In Œuvres, op. cit., p. 1215. «Actions are tbe first tragedy in life, mords are thé second. Words areperhaps thé
ivorst. Words are merdless... », in Complète Works, op. cit., p. 455.
264
© L'action par la parole
Dans un univers théâtral où tout se décide dans et par la parole, c'est bien
entendu celle-ci qui confère aux personnages leur force ou leur faiblesse, c'est-à-dire
leur capacité à influer ou non sur le cours des événements. Un bel exemple en est
Mrs Erlynne. On a vu comment le dénouement de la pièce, qui voit sa victoire finale
sur la société qui l'a rejetée pendant si longtemps, grâce à la décision que prend Lord
Augustus de l'épouser, déjoue les attentes du public de théâtre bourgeois, pour qui la
fin logique serait l'isolement repentant de cette mère revenue à la vertu. La cause en
est l'extraordinaire habileté langagière de Mrs Erlynne, qui a véritablement l'art de
dire ce qu'il faut au moment où il le faut : elle a trouvé in extremis une explication à sa
présence chez Lord Darlington la nuit précédente, qui la justifie sans compromettre
Lady Windermere.
« LORD AUGUSTUS [à Lord Windermere] : Oui, mon
cher ami, elle a absolument tout expliqué. Nous avons tous été
infiniment injustes avec elles. Ce n'est que pour moi qu'elle s'est
rendue chez Darlington.319 »
De même, le véritable enjeu d'Ufz Mari idéal n'est pas tant la récupération de la
lettre compromettante (donc une action) que la réconciliation des deux époux fâchés,
Lord et Lady Chiltem. C'est d'elle que dépend leur bonheur, et ce n'est que le
pouvoir de persuasion, l'habileté rhétorique de Lord Goring qui pourront l'obtenir à
l'acte IV. Dans ^Importance d'être Constant, il s'ajoute à ce présupposé une réflexion de
l'œuvre de fiction sur elle-même. Le journal intime de Cecily, où elle a consigné ses
319
ïn Œuvres, op. cit., p. 1228. «My dearfettoiv, sbe bas Kxplmmd evety demmed tblng. We ail wronged ber
immensely. It was entirejyformj saké sbe ment to Darlington's noms. », in Complète Works, op. cit., p. 464.
265
fiançailles puis sa rupture avec un Constant qu'elle ne connaît pas encore, a autant de
vérité que l'intrigue de la pièce ; Algemon, à qui elle le raconte, se prend au jeu et
s'exclame :
« Mais pour quelle raison avez-vous rompu ? Qu'avais-je
fait ? Je n'avais rien fait du tout.320 »
Le langage devient performatif : il est efficace au point de remplacer les actes,
et dire quelque chose revient à le faire321.
Il faut cependant aller plus loin que le simple constat d'une efficacité de la
parole. Certes, le discours théâtral chez Wilde est le fruit d'une observation
méticuleuse et pénétrante des processus psychologiques qui président à nos décisions
et à nos alarmes. Mais il reflète aussi une croyance presque surnaturelle dans le
pouvoir des mots, et certains personnages apparaissent comme de véritables
magiciens du verbe. C'est par exemple Lord Illingworth dans Une 'Femme sans
importance, aussi séduisant qu'il est corrompu ; c'est, là encore, Mrs Erlynne, qui, dès
qu'elle apparaît à l'acte II au bal de Lady Windermere, subjugue tous les participants
— ou les place dans l'impuissance :
• [à Lady Windermere] « Lady Windermere, votre terrasse est
magnifiquement illuminée. Elle me rappelle celle du prince
Doria à Rome. (Lady Windermere la saluefroidement). »
320
In Œuvres, op. cit., p. 1491. « Eut wby on earth didyou break it qff? What hadl done ? I had done nothing at
aU. », in Complète Works, op. cit., p. 395.
321
Oswald Ducrot propose par exemple cette définition de l'énoncé performatif : « je fais ce que je dis
faire — par le simple fait que je dis le faire. » (in Dire et ne pas dire, Paris, éd. Hermann, 1991, p. 69).
Autrement dit, ma parole n'est plus simplement commentaire sur l'action, mais action elle-même.
266
•
[à Lady Jedburgh] « Lord Allendale me disait pas plus tard
qu'hier, dans le parc, que Mr Graham [le neveu de Lady
Jedburgh] parle presque aussi bien que sa tante.
LADY JEDBURGH, côté cour: Très aimable à vous de
m'adresser ces compliments charmants ! »
•
[à Lord Augustus] «Je peux sans peine imaginer quelqu'un
qui passerait sa vie à danser avec vous et qui trouverait cela
charmant. »
LORD AUGUSTUS, plaçant sa main sur son gikt blanc : Oh
merci, merci. Vous êtes la plus adorable de toutes les femmes.322 »
Et ainsi de .suite. Toutes ces répliques, qui n'ont aucune influence directe sur le
cours de l'action et ne visent donc qu'à caractériser le personnage nouvellement
introduit de Mrs Erlynne, se déroulent presque en continu : on a ainsi réellement
l'impression de voir une fée du verbe inspirant le respect ou la reconnaissance grâce à
quelque sortilège. La parole, de vecteur et moteur de l'action, devient alors fin en soi :
le théâtre de Wilde est aussi un théâtre-pour-le-verbe, un théâtre de la contemplation
du verbe.
322
In Œuvres, op. cit., pp. 1186 & 1187.
• «MRS ERLYNNE (crossing to her) ; Lady Windermere, hoiv beautifullyyour terrace is illuminated. Reminds
me oj"Prince Doria's at Rome.
LADY WINDERMERE bows coldly »
• « MRS ERLYNNE : [...] Lard Allendale mas saying to me onlyyesterday, in thé Para, thatMr Graham talks
almost as mil as bis aunt.
LADY JEDBURGH (R.) : Most kind ofjou to say thèse charming tbings to me ! »
• «MRS ERLYNNE : [...]! canfancy apersan dancing through life withyou andfmding it charming.
LORD AUGUSTUS (placing his hand on his white waistcoat) : Oh, thankyou, thankyou. You are thé
most adorable of ail ladies! », in Complète Works, op. dt., pp. 437 & 438.
267
2°) Word for word's saké'23 : la virtuosité verbale
C'est à dessein que nous nous inspirons pour ce sous-titre de l'expression « art
for art's saké» qui est l'équivalent du français « l'art pour l'art ». A la suite de Walter
Pater, qui fut son professeur à Oxford, Wilde affirme la suprématie de la beauté
formelle dans le domaine artistique, beauté qui doit suffire à elle seule pour justifier
l'œuvre d'art, indépendamment de son contenu, notamment moral. Esthétique et
éthique, contrairement à ce qu'affirmé la théorie platonicienne, sont dès lors
indépendantes324. Appliquée au domaine de la création littéraire et particulièrement
théâtrale, dont le matériau est le mot, cette théorie a une double implication.
D'abord, le verbe doit être beau par lui-même, il doit pouvoir être l'objet d'une
contemplation et d'une satisfaction esthétiques. Ensuite, la teneur des répliques n'a
aucunement besoin d'être moralisatrice ou instructive — disons le mot : elle peut être
totalement insignifiante.
© La beauté du mot
Croire en l'autonomie du mot revient à conférer à la réplique de théâtre un
caractère qui n'est plus strictement dramatique, c'est-à-dire qui ne vise pas purement
et simplement à faire progresser l'action et/ou à transmettre au public des
informations. Devenu fin en soi, le langage a dès lors l'autonomie d'un poème. L'on
en voit deux exemples frappants, parce que l'un est comme l'écho de l'autre, à l'acte
III de L'Eventail de Lady Windermere et à l'acte IV d'Un Mari idéal Dans les deux cas,
s
« Le mot pour l'amour du mot », ou mieux : « le mot pour le mot ».
268
c'est un personnage dont nous avons souligné la maîtrise langagière qui tente
d'utiliser son pouvoir de persuasion pour en influencer un autre. Nous citerons la
première pièce, au moment où Mrs Erlynne veut convaincre Lady Windermere de
rester auprès de son mari - quand bien même elle continue à le croire coupable pour l'amour de son enfant.
« Dieu vous a donné cet enfant. Il exigera de vous que
vous lui rendiez la vie agréable, que vous veilliez sur lui. Quelle
réponse ferez-vous à Dieu, si sa vie est ruinée à cause de vous ?
Rentrez chez vous, Lady Windermere, votre mari vous aime ! Il
ne s'est pas écarté un seul instant de l'amour qu'il vous porte,
mais même s'il avait mille autres amours, vous devriez rester
avec votre enfant. Même s'il était dur envers vous, vous devriez
rester avec votre enfant. Même s'il vous maltraitait, vous
devriez rester avec votre enfant Même s'il vous abandonnait,
vous devriez rester avec votre enfant.325 »
Nous n'entrerons pas dans une analyse stylistique précise du texte original,
pourtant remarquable par sa structure rythmique et la sonorité du «you muST STay
withyour chiU», à laquelle l'oreille du spectateur s'achoppe, tout comme la résolution
de Lady Windermere bute sur son devoir maternel. Il est évident, à la simple lecture
de la traduction, que la figure de style préférée ici par Wilde est la répétition (que
324 y_ Waher Pater, Essais sur l'art et la Renaissance, Paris, éd. Klincksieck, 1985, trad. Anne Henry, coll.
« L'esprit et les formes », pp. 158-159 etpassim ; Oscar Wilde, Essais de littérature et d'esthétique, Paris, éd.
Stock, 1912, trad. Albert Savine, pp. 149-150 etpassim.
325
In Œuvres, op. cit., p. 1204. « God gaveyou tbat child, He mil requin fromyou thatjou make his lifefme,
tbatjou ivatch over bim. What ansmer ivillyou make to God if his life is ruined throughyou ? Back toyour bouse,
Lady Windermere —jour husband lovesyou ! He bas never swervedfor a moment from thé love he bearsjou. Eut
even ifhe had a thousand loves, you must stay with your child. Ifbe ivos harsh toyou, you atust stay
with your child Ifhe ill-tnotedyou, you must stay with yout child. Ifbe abandonedyou, jour place is
with your child. », Complète Works, op. cit., p. 448. Notons que 1°) les trois dernières phrases en anglais
ont un rythme d'alexandrin (douze syllabes, avec césure à l'hémistiche) ; 2°) le texte anglais introduit
une modification dans le dernier membre de phrase de l'exhortation, «jourplace is withyour child», c'està-dire « votre place est avec votre enfant », ce que ne rend pas la traduction.
269
nous faisons apparaître en caractères gras), et le parallélisme, les mots ainsi mis en
valeur étant Dieu (l'instance supérieure qui sanctifie la maternité et juge la mère), la
vie, l'amour, l'enfant : bref, la base de l'argumentation de Mrs Erlynne, pour ainsi dire
son squelette. Ce procédé donne à la réplique un pouvoir incantatoire largement
éloigné du réalisme mimétique ou d'un simple besoin d'efficacité persuasive sur le
plan de la communication seconde (de personnage à personnage). Il s'adresse en
réalité bien plus au destinataire premier du discours théâtral, le spectateur ; il participe
d'un movere particulier, celui de l'émotion poétique.
Ainsi, le spectateur est comme invité à l'admiration par un discours adressé
bien plus à lui qu'au destinataire fictif. L'agencement musical des mots et des phrases
est poussé à l'extrême dans L'Importance d'être Constant, au point que W. H. Auden a
pu écrire que c'était là « l'unique pur opéra verbal en anglais326 ». Quant à Un Mari
idéal, le dialogue entre Lord Illingworth et Mrs Allonby qui clôt l'acte I introduit une
réflexion métadiscursive sur sa propre beauté formelle, au point qu'on pourrait parler
d'un narcissisme verbal (nous numérotons les répliques pour la commodité de notre
analyse) :
«1. LORD ILLINGWORTH: Nous allons prendre le
thé?
2. MRS ALLONBY : Vous aimez les plaisirs simples
comme celui-ci ?
3. LORD ILLINGWORTH : J'adore les plaisirs simples. Ils
sont le dernier refuge des esprits compliqués. Mais si vous
préférez, nous pouvons rester ici. Oui, restons. Le Livre de la Vie
commence avec un homme et une femme dans un jardin.
4. MRS ALLONBY : II se termine par l'Apocalypse.
326
In « An improbable life », art. cit., p. 136.
270
5. LORD ILLINGWORTH : Vous ripostez divinement.
Mais le bouton de votre fleuret a sauté.
6. MRS ALLONBY : II me reste le masque.
7. LORD ILLINGWORTH : II rend vos yeux encore plus
beaux.
8. MRS ALLONBY : Merci. Venez.327 »
1. La demande de Lord Illingworth est d'ordre pedocutoire, elle est une
invitation à le suivre dans le salon, elle appelle donc une action.
2. Mrs Allonby affirme une singularité en rompant le pacte comtnunicationnel
qui attendrait d'elle, sinon un acte, du moins une réponse affirmative ou négative :
elle pose une question, qui — autre subtilité - présuppose que Lord Illingworth est
quelqu'un de complexe, puisque l'on s'étonne qu'il puisse apprécier les plaisirs
simples.
3. Lord Illingworth joue sur un double effet de surprise : d'abord, il répond
dans un sens qui semble annuler le présupposé « Lord I. est complexe » et le
remplacer par un présupposé inverse : « Lord I. est simple » ; ensuite, il annule ce
second présupposé par un paradoxe : « les esprits complexes aiment les plaisirs
simples » qui revient à acquiescer au premier présupposé. Dans la deuxième partie de
327
In Œuvres, op. fit., pp. 1278-1279. «LORD ILLINGWORTH : Shattivego in ta tea ?
MBS ALLONBY: Doyou like such simplepleasures ?
LORD ïï J JNGWORTH : I adore simple pleasures. They are thé last refuge ofthe complex. But, ifjou ivish, let us
stay hère. Yes, kt us stay hère. The "Book ofUfe begins ivith a man and a woman in agarden.
MRS ALLONBY: It ends witb Révélations.
LORD ILLINGWORTH : Youfence êvinely. But thé button bas corne ofyourfoiL
MRS ALLONBY : I hâve stillthe mask.
LORD ILLINGWORTH : It makesyour eyes lovelier.
MRS ALLONBY: Thankjou. Corne.», in Complète Works, op. cit., p. 477. Un jeu de mots, ou une
subtilité rhétorique, supplémentaire pour Mrs Allonby dans le texte anglais : le terme de
« Révélations », en plus du sens religieux d' « Apocalypse », introduit la thématique de la vérité
(« révélation »), qui s'ajoute à la constellation métaphorique autour du terme « masque ».
271
la réplique, la métadiscursivité est introduite par la référence à la Genèse : à l'adresse
du destinataire second, Mrs Allonby, c'est une évocation du code culturel commun à
ces esprits cultivés ; à l'adresse du premier, le public, c'est une manière pour le
dramaturge de souligner l'aspect livresque — voire mythique — de ces personnages,
implicitement comparés à Adam et Eve.
4. Mrs Allonby joue le jeu métadiscursif : elle répond à la galanterie implicite de
Lord Illingworth, qui sous-entend qu'ils pourraient être tous les deux en position de
mari et femme, par une fin de non-recevoir empruntée aussi aux textes religieux
judéo-chrétiens.
5. Lord Illingworth, cette fois de manière explicitement métadiscursive,
commente l'habileté de cette dernière répartie (c'est inviter le public à l'admirer avec
lui), non sans s'offrir le luxe d'une allusion spirituelle grâce à l'adverbe
« divinement »... particulièrement pertinent après deux citations des textes sacrés.
Lord Illingworth choisit ensuite la métaphore convenue du duel au fleuret pour clore
son commentaire sur l'esprit de son interlocutrice : celle-ci fait mouche, mais en
blessant.
6. Mrs Allonby poursuit en acceptant ce langage codé, mais le complexifie par
une métaphore amphibologique : le « masque » est celui de l'escrimeur, mais aussi
celui de la dame costumée pour un bal.
7. Lord Illingworth interprète et adopte à son tour cette nouvelle image, en se
plaçant sur le terrain de la galanterie qu'elle implique, par un compliment.
8. Mrs Allonby clôt cet échange par un remerciement attendu ; mais son
« venez » final souligne bien la gratuité de ce dialogue sur le plan de l'action, puisqu'il
aurait dû logiquement venir à la place de la réplique 2, en réponse à l'invitation de
272
Lord ïïlingworth. Ainsi placé, il ressemble plutôt à l'adieu d'un
comédien à son
public avant que le rideau ne se baisse... et le « merci » peut dès lors être interprété
comme un salut dudit comédien au dit public.
£> Le paradoxe, ou la leçon du plaisir
La brillante rhétorique ou la beauté opératique du verbe dramatique wildien,
s'ils appellent une émotion esthétique chez le lecteur/spectateur, ne sont pas que des
fins en soi. Ils incitent aussi à la réflexion, ils indiquent qu'il y a, dans ce lieu même
où ils résonnent de la manière la plus harmonieuse ou frappante, un problème à
creuser. Anne Ubersfeld remarque justement que, lorsque le dialogue dramatique,
devenant poétique328, cesse d'avoir ce caractère purement interpersonnel d'échange
d'informations, de menaces, de déclarations, etc., c'est que le discours est adressé par
le locuteur premier à l'allocutaire premier, bref par le dramaturge à son public.
« Le poétique signale un changement dans la situation
d'énonciation. Dans cette énonciation double, qui est celle de tout
dialogue de théâtre, le spectateur entend soudain une baisse dans
le régime interpersonnel, comme si tout lui était adressé
personnellement à lui spectateur. [...] Le spectateur alors adopte
une position d'écoute autre ; il prend ses distances par rapport au
moment précis de l'action et à tout l'univers fabulaire. La fiction
cède le pas au message.329 »
328
Nous parlons ici de la fonction poétique au sens jakobsonien, celle où « l'accent [est] mis sur le
message pour son propre compte » ; v. Jakobson, Essai de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, rééd.
« Double », 1981, p. 218.
329
In Lire le théâtre III, Le dialogue de théâtre, Paris, éd. Belin, 1996, coll. « Lettres Sup », p. 120.
273
On ne saurait mieux dire que, dans leur splendeur apparemment gratuite, les
mots chez Wilde cachent toujours quelque message, quelque avertissement. Si le
placere, et le movere qu'il implique (le plaisir esthétique au théâtre allant de pair avec
l'émotion esthétique), sont primordiaux, ils n'en recèlent pas moins une sorte de
docere : plaisants, émouvants, les mots sont aussi instructifs. Le meilleur exemple en
est le paradoxe. On peut dire que l'auteur de L'Importance d'être Constant a
véritablement érigé au niveau d'un art ce qui est au départ une technique. On a
beaucoup écrit sur le paradoxe wildien ; nous n'entrerons donc pas dans le détail.
Retenons les quatre méthodes qu'Hélène Catsiapis, auteur d'une thèse sur le sujet, a
dénombrées en analysant la fabrique du paradoxe :
« 1°) II s'agit d'un proverbe, d'un cliché ou d'une phrase
courante (surtout à l'époque victorienne) que l'on démembre et
dans lequel on a substitué un mot pour le remplacer par son
contraire. [...]
2°) Une seconde technique [...] consiste à employer le mot
« sauf» ; la chose que l'on exclut étant, selon le sens commun, la
chose essentielle que l'on ne peut en aucun cas excepter. [...]
3°) ...montrer que deux choses opposées reviennent au
même. •[...]
4°) ... une incohérence interne dans une même phrase où
deux
mots,
ou
deux
expressions
sont
absolument
contradictoires.330 »
Cette liste, tout à fait opératoire au vu des exemples, prouve que le paradoxe a
un caractère subversif par essence ; quel que soit l'objet auquel il s'applique, c'est
330
In Ironie et paradoxes dans k théâtre d'Oscar Wilde, thèse, Université de Grenoble III, 1973, pp. 90, 96,
98 & 99.
274
toujours à l'encontre du sens commun, de l'opinion communément reçue. Ce travail
de sape systématique de la doxa rappelle fort la démarche platonicienne : le spectateur
est invité à se dépouiller de ses opinions fausses, donc à réfléchir — et le message du
dramaturge est sans doute qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Le paradoxe est
une des armes les plus subtiles du rebelle conformiste qu'est Oscar Wilde, comme le
montre cette réplique d'Algernon qui fait suite à un dialogue avec son domestique
Lane, à l'acte I de L'Importance d'être Constant :
« Sincèrement, si les couches inférieures ne nous donnent
pas le bon exemple, à quoi diable servent-elles ?331 »
On a affaire ici à la première des techniques selon la classification d'Hélène
Catsiapis : le mot « inférieur » remplace son contraire « supérieur ». Ce sont les classes
supérieures qui devraient donner l'exemple, pour servir à quelque chose, puisqu'elles
sont oisives - et donc socialement inutiles. Remettre en question ce cliché de l'époque
victorienne et post-victorienne, c'est affirmer implicitement que les classes
supérieures ne sont pas vertueuses (ou le sont seulement en façade), et que par
conséquent elles n'ont même pas d'utilité morale... La critique, pour être voilée, est
féroce.
On constate donc que l'arrêt de l'action au profit d'un message autonome a
une importance dramaturgique cruciale : il signe un moment de réflexion ou
d'observation, et fait de Wilde, au même titre que les autres dramaturges de
l'insignifiance, un moraliste332.
331
In Œuvres, op. cit., p. 1437. « ~&eaUj, if thé lower orders don't set us agood example, ivhat on earth is thé use of
tbem ? », Complète Works, op. cit., p. 358.
275
3°) La conversation, ou la parole statique
© Statisme et pièce d'atmosphère
Dans chacune des trois premières comédies, une longue scène au moins est
consacrée à des échanges de propos à caractère mondain ou aphoristique entre les
invités à un bal ou à une partie de campagne. Dans 'L'Eventail de Lady Windermere,
avant l'arrivée de Mrs Erlynne, on assiste à des conversations entre membres de la
bonne société (la Duchesse de Berwick, Lady Stutfield, Mr Dumby...) qui n'auront
absolument aucune incidence sur l'intrigue. Dans Un Mari idéal, le bal chez les
Chiltem (au tout début de l'acte I) est là encore prétexte à des échanges de répliques
qui nous informent, nous spectateurs, sur les us et coutumes de la société et du
milieu dans lequel évoluent les personnages, telles ces deux élégantes que sont Mrs
Marchmont et Lady Basildon — que nous ne reverrons plus dans la suite de la pièce.
Une Femme sans importance fait mieux encore, qui accorde à ce qu'on pourrait appeler
des propos à bâtons rompus une bonne partie de l'acte I et de l'acte IL Tous ces
moments ont un caractère gratuit par rapport à la dynamique de la pièce, à
l'enchaînement des événements ; ils participent d'un statisme, de la mise en place
d'une atmosphère, bref de l'épicisation au sens szondien333 - autant d'éléments
communs aux trois autres dramaturges de l'insignifiance.
On a vu tout particulièrement pour Hauptmann le rôle primordial des
didascalies, aussi bien celles qui dépeignent le décor que celles qui servent à
caractériser les personnages dans leur être global (à la fois hors scène et en dehors du
temps représenté). La didascalie est un intermédiaire entre l'auteur dramatique et le
332
V. chap. 5, « Esthétiques de l'insignifiance », pp. 352-359.
276
lecteur — ou le metteur en scène, lui-même chargé de transformer l'œuvre écrite en
œuvre visible et audible pour le spectateur. En ce sens, elle ne relève pas de la mimesis
directe qui, selon la Poétique aristotélicienne, caractérise le genre dramatique. Elle
signe donc, dans ce théâtre de la modernité qui emprunte aux romans certaines de
leurs caractéristiques de mimesis indirecte, la présence d'un narrateur. Si les didascalies
descriptives du décor sont en général chez Wilde relativement courtes et sobres, il
n'en va pas de même pour ce qui concerne les personnages.
L'exemple le plus frappant est celui de la scène du bal dans Un Mari idéal Au
fur et à mesure qu'entrent les invités - même ceux dont la présence sera limitée à cet
acte, et qui n'auront donc aucun rôle à jouer dans l'action proprement dite — une
didascalie relativement longue donne au lecteur des indications sur les plus menus
détails de leur apparence, voire sur leurs habitudes de vie en dehors du temps
représenté, ce qui leur confère l'épaisseur temporelle qui, d'ordinaire, est l'apanage du
personnage de roman. On apprend par exemple du vicomte de Nanjac que c'est « un
jeune attaché connu pour ses cravates et son anglomanie ». Quant à Mabel Chiltem,
protagoniste plus importante de l'histoire, ce n'est pas seulement son caractère qui
est résumé dans la didascalie qui accompagne son arrivée sur scène, mais aussi le
regard que le public porte sur elle - façon pour le narrateur, ou l'instance descriptive,
de souligner l'importance du regard social dans l'existence de ces personnages :
«Mabel Chiltern est le parfait exemple de ce que les Anglais
considèrent comme l'archétype de la femme jolie, dans le genre fleur de
pommier. Elle a tout le parfum et toute la liberté d'une fleur. La lumière
ondule dans sa chevelure, et sa petite bouche aux lèvres entrouvertes exprime
l'attente, comme la bouche d'un enfant. Elle possède la tyrannie fascinante de
la jeunesse, et le courage étonnant de l'innocence. Pour les gens raisonnables,
333
V. chap.l, « Hauptmann », p. 48.
277
elk n'évoque aucune ouvre d'art, mais en réalité, elle ressemble à une statuette
de Tanagra, et si on le lui disait, elle en serait contrariée.334 »
Le plus remarquable dans cette description est que le « narrateur » ne se
contente pas de donner des indications objectives sur le personnage de Mabel : il
formule une comparaison esthétique (de la même manière, Lord Caversham
« ressemble à un portrait peint par Lawrence », Robert Chiltem à un modèle de Van
Dyck, etc.) ; plus même, il suppose un dialogue fictif avec Mabel pour lui exposer
l'image qu'elle a fait naître en lui, et la réaction « contrariée » de la jeune fille. C'est
inviter le lecteur — ou le metteur en scène - à réagir en même temps que lui, à être
esthète avec lui. Cette voix descriptive qui vient médiatiser la mimesis est donc celle
d'une sorte de narrateur-personnage335.
Et vice-versa. Certains personnages de Wilde peuvent apparaître comme des
narrateurs, des porte-parole de l'écrivain-moraliste. Le dramaturge ne se contente
pas, en effet, de faire dans ses pièces une chronique de la société de son temps ; il
introduit aussi, dans tous ces temps d'arrêt que constituent les conversations à
plusieurs voix, un certain nombre d'aphorismes totalement autonomes - parmi
lesquels nous avons déjà évoqué les paradoxes - inutiles à la progression de l'intrigue,
et qui pourraient, pris isolément, constituer un recueil. Dans ce cas, la voix du
personnage se superpose à celle du dramaturge, énonciateur premier du discours
334
in Œuvres, op. cit., p. 1337. « MABEL CHILTERN is a perfect example of thé English type of
prettiness, thé apple-blossom type. She has ail thé flagrance and freedom of a flower. There is ripple
after ripple of sunlight in her hair, and thé little mouth, -with its parted lips, is expectant, like thé
mouth of a child. She has thé fascinating tyranny of youth, and thé astonishing courage of innocence.
To sane people she is not reminiscent of any work of art. But she is really like a Tanagra statuette, and
would be rather annoyed if she were told so. », in Complète Works, op. cit., p. 516.
335
Cette technique du commentaire est également utilisée par Strindberg dans ses Pièces de chambre (v.
chap. 2, « Strindberg», pp. 154-157), même si elle a un but de description psychologique et non
d'appréciation esthétique comme chez Wilde.
278
théâtral. C'est le cas par exemple pour Lord Illingworth dans Une Femme sans
importance, lorsqu'il explique à Gerald que la jeunesse est son atout le plus important —
une affirmation qui revient dans plusieurs écrits de Wilde, aussi bien dans ses
maximes qu'au fil du Portait de Dorian Gray. C'est, de manière plus cocasse, la
correspondance que l'on peut établir entre l'une des Formules et maximes à l'usage des
jeunes gens :
« Ce n'est qu'en ne payant pas ses factures qu'on peut
espérer vivre dans la mémoire des classes marchandes336. »,
et la coutume qu'a John Worthing de ne jamais payer ses notes lorsqu'il dîne en
ville, pour « maintenir la réputation de Constant ». Mais le personnage dont la voix se
superpose à celle de Wilde de la manière la plus flagrante est sans doute Lord Goring.
Sa réplique à l'acte III d'Un Mari idéal:
« S'aimer soi-même est le commencement d'une histoire
d'amour qui dure toute la vie »
est l'écho exact de cet aphorisme que l'on trouve dans les Formules et maximes à
l'usage des jeunes gens :
«S'aimer soi-même, c'est se lancer dans une belle histoire
d'amour qui durera toute sa vie337. »
336
In Œuvres, op. cit., p. 969. «It is only by notpqying one's bills that one can hope to live in thé memory ofthe
commercial classes. », in Complète Works, op. cit., Phrases andPhilosophiesforthe use ofthejoung, p. 1244.
337
In Œuvres, op. cit., p. 1393 pour Un Mari idéal et p. 970 pour les Formules et Maximes. « To love oneselfis
thé beginning ofa life-long romance. », in Complète Works, op. cit., p. 554 (An IdéalHusband) et p. 1245 (Phrases
and Philosophies...). Dans l'édition française de la Pléiade, c'est Dominique Jean qui a traduit les
Formules et maximes, Jean-Michel Déprats les comédies de salon : la correspondance terme à terme n'est
donc pas respectée, bien que la différence soit infime même en français (Dominique Jean a choisi de
traduire l'adjectif-gérondif « beginning» par une tournure verbale qui donne plus de dynamisme à la
279
Wilde a donc une conception très libre, ou pour mieux dire très moderne du
verbe théâtral : parfois descriptif, épique au sens aristotélicien, parfois axiomatique, il
s'émancipe bien souvent des exigences de l'action dramatique. La conversation, qui
est véritablement élevée au niveau d'un art, témoigne particulièrement de cette
autosuffisance, de cette existence en soi de la parole.
© Parler pour ne rien dire
On peut penser que Wilde justifie l'insignifiance, c'est-à-dire l'absence
d'importance, du contenu de ses pièces (s'agissant des conversations mondaines dans
les trois premières comédies, ou de la totalité du dialogue dans L'Importance d'être
Constant} par leur valeur sur le plan stylistique : on a vu quelques exemples de la
stylisation de ses répliques, orchestrées magistralement dans leur ensemble,
impeccablement ciselées dans le détail. L'insignifiance quant au contenu est
compensée par la non-insignifiance esthétique338. Le dramaturge, en bon amoureux
de la forme, vante l'élégance et le charme spirituel de L'Importance d'être Constant dans
une lettre qu'il écrit à George Alexander, le directeur du Saint James's Théâtre où il
envisage de faire représenter la pièce: «Le véritable charme de la pièce, s'il faut
qu'elle en ait un, doit être dans le dialogue339. »
phrase, alors que Jean-Michel Déprats a préféré l'équivalent plus classique du substantif). Il n'en
demeure pas moins que Wilde a souhaité une intratextualité parfaite, le texte anglais en témoigne.
338
Nous retrouvons les deux grandes orientations sémantiques possibles du mot « insignifiance »,
telles que nous les avons dégagées dans notre introduction (v. pp. 10-17). Qu'on nous pardonne la
formule peu élégante « non-insignifiance », que nous employons pour la bonne cause : le terme
« signifiance » est à l'heure actuelle chargé de connotations particulières aux domaines de la sémiotique
et de la linguistique, et qui n'entrent pas dans notre propos.
339
In The Letters of Oscar Wilde, éd. Rupert Hart-Davis, 1962, p. 359. Cité in Alan Bird, The Plays of Oscar
Wilde, Londres, éd. Vision, 1977.
280
Il ne faut pourtant pas y vok une confession d'indifférence quant au contenu.
Si, comme on l'a vu, le signe est souvent considéré comme une entité autonome et
pris indépendamment du réfèrent, c'est pour montrer l'absence de celui-ci ; la
joliesse, le raffinement esthétique du dialogue font d'autant mieux ressortir l'absence
de signification des paroles, dans un univers de masques et d'hypocrisie : les mots,
pour reprendre la forte formule d'Hester Worsley, sont « comme un lépreux vêtu de
pourpre ». La conversation, qui est une pause au sein de l'action, invite alors le
lecteur/spectateur à s'arrêter à son tour pour l'interroger dans son sens autonome tout comme les paradoxes. Francis Jacques distingue le dialogue, processus linéaire et
dynamique, et la conversation, processus apparemment fragmentaire et non
progressif :
« La conversation ne se donne pas comme un dialogue[...].
Il y a quelque sens à dire : 'Entre eux ce n'était pas un dialogue,
mais une simple conversation'. .[...] La conversation [...] ne
progresse pas et n'a pas besoin de progresser.340 »
Plutôt qu'une pure gratuité, qu'une autosatisfaction wildienne dans le sens du
plaisir de la forme, nous croyons qu'il faut vok dans la conversation un objet de
réflexion potentiel. Poursuivons avec Francis Jacques le raisonnement distinctif entre
le dialogue et la conversation :
« [Dans la conversation], quelque chose de l'ordre social se
reproduit, avec la situation de force des groupes correspondants.
Le caractère apparemment libre de la conversation cache en réalité
3
* In L'Espace logique de lïnterlocution, Paris, P.U.F., 1985, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », p. 117 &
119.
281
beaucoup plus de contraintes sociales que le dialogue : à bâtons
rompus mais non sans suite.341 »
Paradoxalement est donc introduite ici la notion de liberté. Les Lady Stutfîeld,
Lord Goring et autres Mrs Allonby sont en fait prisonniers des codes du langage
social alors même qu'ils (se) donnent l'illusion d'être le plus à l'aise : tenir des propos
décousus n'est pas synonyme de dire ce qu'on veut, et l'apparente incohérence du
discours conversationnel cache un véritable esclavage, une soumission des
interlocuteurs au rituel langagier impliqué par leur rang social.
Ainsi, par exemple, des dames mariées qui causent che2 Lady Hunstanton, à
l'acte II d'Une Femme sans importance : la conversation tourne, bien entendu, autour...
des hommes, et les propos lancés pêle-mêle par la provocante Mrs Allonby, la
plaintive Lady Stutfield ou l'autoritaire Lady Caroline n'ont qu'une subversivité de
bon ton. Dire du mal du sexe fort, voilà qui est autorisé, voilà qui soulage d'autant
plus qu'on se pliera à sa loi dès que ces Messieurs seront de retour au salon.
Lorsque Lady Markby présente à Sir Chiltern celle qui ne va pas tarder à
devenir son ennemie intime, Mrs Cheveley, celui-ci lui lance des galanteries typiques
de la conversation mondaine ; or ce petit jeu de séduction entre hommes et femmes
n'a que l'apparence d'une liberté, il est en fait dûment autorisé, et Mrs Cheveley, pour
une fois sympathique, en souligne ironiquement le caractère superficiel :
« SIR ROBERT, s'inclinant : Tout le monde meurt d'envie
de connaître la brillante Mrs Cheveley. Nos attachés à Vienne ne
parlent de rien d'autre dans leurs lettres.
341
/&<*,.p. 118.
282
MRS CHEVELEY : Merci, Sir Robert. Une relation qui
commence par un compliment deviendra à coup sûr une amitié
authentique.342 »
L'exemple est d'autant plus frappant qu'il éclaire l'existence d'un sens second,
d'un second degré pourrait-on dire, au sein des pièces de Wilde. Derrière les
oppositions de personnage à personnage, qui suivent de manière caricaturale les
codes du mélodrame (ici Sir Chiltern/Mrs Cheveley), transparaît une autre
opposition, plus dangereuse, plus pernicieuse, et qui se faufile à travers les répliques
les plus anodines : l'opposition entre l'individu libre émetteur de son discours, celui
qui peut véritablement poser un « je » à la source de ses paroles, et l'être social
conditionné qui ne parle pas mais qu' « on » parle. Pour reprendre la distinction de
Francis Jacques, la conversation, si décousue soit-elle, ne l'est jamais suffisamment
pour laisser échapper le personnage pris dans le jeu social des codifications et des
appartenances ; alors que le dialogue, qui bien souvent chez Wilde n'existe que
comme pastiche du mélodrame, implique une existence individuelle, originale et
authentique des deux individus qui s'y engagent. Comme l'écrit encore Francis
Jacques, « la dialogicité requiert une véritable conversion à l'interpersonnel ». Avoir
un véritable dialogue, c'est apprendre à devenir une personne qui parie à une autre
personne en impliquant son moi unique et en le tournant vers un toi (ou un vous)
unique. C'est transcender le discours impersonnel qui nourrit la conversation, c'est
devenir important pour soi-même et pour l'autre, c'est échapper à l'insignifiance.
342
In Œuvres, op. cit., p. 1341. « SIR ROBERT CHILTERN (bowing) : Every one is dying to knoiv thé
brilliantMn Cheveley. Our attachés at Vienna mite to us about nothing else.
MBS CHEVELEY : Thankjou, Sir 'Robert. An acquaintance that begms ivith a compliment is sure to develop into
a realfriendship. », Complète Works, op. cit., p. 519.
283
Et la plus grande tragédie de l'insignifiance, c'est L'Importance d'être Constant qui
nous la donne à voir. Peu ou pas de conversation, au sens de : propos à bâtons
rompus proférés par plus de deux personnes ; sur un plan strictement numérique, la
plupart des échanges de répliques se font entre deux personnages, qui sont de
surcroît censés avoir des relations intimes, des rapports interpersonnels forts : les
deux amis Jack et Algernon; les amoureux Jack et Gwendolen, ou Algernon et
Cecily. Mais, paradoxe tragique, ce sont justement ces dialogues qui prennent des
allures de conversations : contaminés par les formules toutes faites, ils enlèvent aux
interlocuteurs toute prétention possible à l'existence en dehors des codes sociaux.
Les personnages de ^Importance d'être Constant sont des fantoches, ils ne sont pas des
personnes. Ainsi Algernon, lorsqu'il voit Cecily pour la première fois — et qu'il est
censé avoir un coup de foudre pour elle — adopte-t-il deux identités sociales
successives pour correspondre à l'image que la vanité de la jeune fille attend de lui :
• Lorsque Cecily lui dit: « ...vous êtes le frère de mon
oncle Jack, mon cousin Constant, ce dépravé de cousin
Constant », Algernon adopte le discours attendu du noble jeune
homme injustement calomnié : « En réalité, je ne suis pas du tout
dépravé, cousine Cecily. »
• Lorsque la jeune fille lui rétorque : «J'espère que vous ne
menez pas une double vie, faisant semblant d'être dépravé, alors
qu'en fait, vous êtes parfaitement vertueux. Ce serait de
l'hypocrisie. », Algernon opte cette fois pour une attitude cynique,
très dandy, donc très à la mode : « Oh, naturellement, je me suis
conduit de façon plutôt irréfléchie. [...] En fait, maintenant que
284
vous soulevez la question, je me suis conduit très mal dans la
mesure de mes modestes moyens.343 »
Le tour de force dans L'Importance d'être Constant, c'est que l'enchaînement des
répliques peut donner une impression d'incongruité caricaturale, même quand celles-
ci ne contiennent rien que de très réaliste psychologiquement parlant. Ce sont toutes
ces choses de la vie quotidienne, les petits riens, les propos insignifiants, qui mis bout
à bout font ressortir tragiquement le vide de ces existences conditionnées. Le
sentiment d'absurde culmine peut-être dans la scène finale de l'acte III où, après la
rupture et le départ de leurs fiancées respectives, Jack et Algernon s'insultent audessus des muffins et du cake ; le premier voudrait désespérément parler et agir (ce
qui revient au même), alors que le second a parfaitement saisi l'inanité de ce désir, et
s'en tient au très insignifiant sujet de la nourriture :
« ALGERNON : [...] Jack, vous êtes à nouveau en train de
manger des muffins. J'aimerais que vous vous arrêtiez. Il n'en
reste que deux. (Il enlève le plat.) Je vous ai dit que j'étais
particulièrement fou des muffins.
JACK : Et moi, je déteste le cake.
ALGERNON : Alors pourquoi diable en faites-vous servir
à vos invités ? Quelle drôle d'idée vous vous faites de l'hospitalité !
JACK, d'an ton irrité: Oh, là n'est pas l'essentiel. Je n'ai pas
l'intention de parler de cake. (Il traverse la scène) Algy, vous êtes
vraiment exaspérant ! Vous êtes incapable de rester accroché à un
sujet de conversation.
343
In Œuvres, op. cit., p. 1467. « CECILY: You [...]are Unclejack's brother, my mckedcousin Ernest.
ALGERNON: Oh !Iam notreally wickedatail, cousin Cedjy. »[...]
« CECILY : I bope thatyou hâve not been leading a double life, pretending to be ivicked and being really good ail thé
time. That ivould be bypocrisj.
285
ALGERNON : C'est vrai, ça me fait mal.344 »
Algemon, en affirmant sa frivolité (triviaKt)?), c'est-à-dire son incapacité à se
concentrer sur le thème abordé dans une conversation, revendique un droit à
l'asocialité ; il préfère suivre ses impulsions naturelles, plutôt que de feindre l'intérêt
pour un sujet faussement profond, et en réalité convenu et convenable. Le jeune
dandy a bien raison : il n'est pas plus absurde de parler muffins et cake que de tâcher
d'être sérieux (earnest) dans un univers privé de sens ... ou d'attendre Godot. Beckett,
Ionesco et le théâtre de l'absurde au XX™e siècle semblent trouver ici certaines de
leurs racines. Comme le fait justement remarquer Norbert Kohi, ce n'est pas
seulement dans son usage du langage que Wilde ouvre la voie à la modernité, mais
c'est parce qu'il associe son style théâtral à sa perspective critique, perspective
éminemment attachée à la notion d'individu :
« Son usage éblouissant de l'épigramme et du paradoxe,
ainsi que l'incorporation de la conversation spirituelle pour ellemême, étaient des caractéristiques originales qui émanaient
directement des dons singuliers qu'il possédait pour
la
conversation. La nouveauté de la perspective critique consistait
dans son scepticisme quant à l'efficacité de la communication
ALGERNON[...]: Oh ! of course I hâve been rather nckkss. [...] Infact, nowyou mention thé subject, Ihâve
been very badin my oivn smattway. », Complète Works, op. cit., p. 378.
344
In Œuvres, op. cit., p. 1505. «ALGERNON: Jack,you are eating thé mtffins agcdn ! I wishyou ivouldn't.
There are on/y two left. (Removes plate). Itoldyou I ivas particularlyfond of muffins.
JACK : Bat I hâte tea-cake.
ALGERNON : Why on earth doyou alloiv tea-cake to be served up tojourguests, then ? What ideasyou hâve of
hospitality !
JACK (irritably) : Oh ! That is not thé point. We are not discussing tea-cakes. (Crosses). Algy ! You areperfectly
maddening. You never can stick to thé point in anj conversation.
ALGERNON: No : it alu/ays hurts me. », Complète Works, op. cit., pp. 404-405. Le texte anglais exprime
(dans l'avant-dernière réplique), mieux que l'équivalent français « sujet de conversation », que Jack
voudrait s'en tenir à l'essentiel, au «.point», c'est-à-dire au problème, à ce dont il est vraiment question
dans l'interlocution. Ce qui n'enlève rien à la réussite du traducteur dans le périlleux exercice qui
consiste à traduire un jeu de mots en langue étrangère...
286
linguistique à une époque où le consensus social devenait de plus
en plus difficile, dans son insistance sur le dilemme de l'individu à
la recherche d'une identité chargée de sens, au sein du fossé
séparant la vie publique et la vie privée, et dans son travail de sape
des conventions traditionnelles. Tout cek surgit en grand dans la
vision moderne de k réalité, et dans les drames modernes de
dramaturges tels que Beckett, Osborne ou Pinter.345 »
La question qu'il nous reste à aborder à présent est celle de l'existence ou non
d'une réalité, d'un réfèrent indépendant du signe, d'une valeur au-delà des
conventions, dans l'univers théâtral wildien.
345
In Oscar Wilde, The Works ofa conformist nbel, op. cit., p. 253.
287
III — A la recherche du sens perdu
1°) Nomiaalisme et essentialisme
© Les mots et les choses : les trois premières comédies
Dans l'univers des comédies de Wilde, l'on se paye de mots, l'on se gargarise
de conversations, l'on s'esbaudit devant telle heureuse formule. Mais la question
demeure en suspens de savoir ce qui se cache derrière cette virtuosité verbale, s'il
existe une réalité, un réfèrent correspondant au signe qui l'évoque. Le problème est
posé dès le début de la première des quatre pièces, UHventail de Lady Windermere, au
cours de la conversation qui confronte Lord Darlington et Lady Windermere.
Comme le premier a évoqué à mots couverts les relations mystérieuses de Lord
Windermere (sans le nommer) avec Mrs Erlynne, la seconde qualifie un tel
comportement d' « abject » :
«LORD DARLINGTON: Abject est un mot terrible,
Lady Windermere.
LADY WINDERMERE : Et l'être est une chose terrible,
Lord Darlington.346 »
La correspondance terme à terme de ces répliques induit nécessairement dans
l'esprit du spectateur une opposition entre « mot » et « chose ». Nous y voilà :
l'attitude cynique du dandy Lord Darlington, qui ne se fait aucun scrupule de séduire
345
In Œuvres, op. cit., p. 1166. « LORD DARLJNGTON : Vileness is a terrible mord, Ladj Windermere.
LADY WJNDERMEEE : Itis a terrible thin& Lord Darlington. », Complète Works, op. cit., p. 423.
288
une femme mariée et d'employer pour cela le vil moyen de la calomnie, s'oppose aux
principes de la vertueuse Lady Windermere. Pour le premier, une chose — en
l'occurrence un comportement adultère — n'est jamais que le terme qu'on emploie
pour la désigner; pour la seconde, l'essence de la chose, ici le comportement
considéré en fonction d'un absolu moral, détermine le ou les mots qu'on choisira
pour la désigner. Autrement dit, dans un cas, ce sont les mots qui font la chose, dans
l'autre, c'est la chose qui, doté d'une essence indiscutable, d'une existence en soi,
appelle les mots.
Cette distinction paraît cruciale au fil de la lecture des comédies wildiennes.
L'univers qui y est décrit semble en effet tenir très majoritairement du nominalisme
représenté par Lord Darlington dans l'exemple cité ci-dessus. Au point que le fait de
faire primer le mot sur la chose apparaît comme une gloire ; ainsi Lady Hunstanton
dit-elle à la brillante et cynique Mrs Allonby :
« Que vous êtes intelligente, ma chère ! Vous ne pensez
jamais un seul mot de ce que vous dites347. »
Prise au premier niveau de l'interprétation, et extraite de son contexte, cette
phrase pourrait tout simplement signifier : « Mrs Allonby est intelligente parce qu'elle
peut formuler des paroles qui sont contraires à ses pensées ». Mais la tournure même
de la phrase indique qu'il ne s'agit pas d'un simple compliment sur ces capacités de
menteuse, lequel compliment serait plutôt formulé de la façon suivante : « Vous ne
dites jamais un mot de ce que vous pensez ». En réalité, le sens sous-entendu est
celui-ci : dans cet univers, dont Lady Stutfield apparaît comme une digne
347
In Œuvres,op. cit., p. 1285. « Hoiv deveryou an, my dear ! You never mean a single wordyou say. », Complète
Works, op. cit., p. 481.
289
représentante, l'intelligence est inversement proportionnelle à l'adéquation entre le
penser et le dire ; autrement dit, plus on est intelligent, moins on se préoccupe du
sens — et de l'essence véritable — de ce dont on parle. Le mot est essentiel, il prime
sur tout, même sur ce qu'il désigne ou, pour le dire en termes linguistiques, le çigne
prime sur le réfèrent. Et de fait, Mrs AUonby est un des personnages wildiens qui
possède la plus grande virtuosité dans l'art du paradoxe et de la joute verbale.
Il semble y avoir chez Wilde — comme Pascal Aquien le souligne348 —une
croyance dans le caractère mouvant et fluctuant des choses. Dès lors que la réalité n'a
pas de mode d'être durable, la façon de la nommer doit nécessairement changer.
C'est ce que résume fort bien Lord Caversham, le père de Lord Goring, dans des
propos vigoureux, mais pas aussi comiques qu'ils le paraissent :
« [Sir Chiltern vient de refuser un poste dans le
gouvernement, pour racheter sa faute passée]
LORD GORING : Eh bien, père, c'est ce qu'on appelle
aujourd'hui une morale élevée. Voilà tout.
LORD CAVERSHAM: J'ai horreur de ces nouveUes
expressions à la mode. C'est la même chose que ce que nous
appelions de l'imbécillité il y a cinquante ans.349 »
L'époque contemporaine à Wilde et à la création de ses personnages apparaît
ici comme celle des sentiments d'honneur et d'abnégation, par rapport au temps de
pragmatisme peu scrupuleux situé un demi-siècle auparavant, et qu'évoqué le vieil
aristocrate. Or, cette même époque apparaît dans L'Eventail de Lady Windermere
348
V. la Préface à Un Mari idéal, éd. cit., p. 22.
In Œuvns, op. cit., p. 1428. «LORD GORING : Well, itis whatis called nowadays a higb moraltone. That
is alL
349
290
comme celle de l'immoralisme le plus absolu, puisque Dumby, l'un des invités au bal
de Lord et Lady Windermere, qualifie ceux-ci de « modernes » lorsqu'il voit arriver
Mrs Erlynne : il est en effet convaincu que le mari et la femme s'accordent
cyniquement sur l'adultère du premier et veulent, en conviant sa maîtresse à leur
réception, préserver les apparences.
Ainsi, les comédies de Wilde font tour à tour de l'époque moderne un modèle
de pragmatisme cynique et un haut lieu des valeurs morales. Il convient néanmoins
de relever que le deuxième cas est moins fréquent que le premier. Dans Une Femme
sans importance., par exemple, la jeune Rester Worsley, même si le ton parfois exagéré
et mélodramatique de ses répliques peut les faire apparaître comme une manière de
parodie, semble avoir une réalité et une authenticité plus grandes que les femmes de
la bonne société londonienne dont elle attaque l'hypocrisie. Le « lépreux vêtu de
pourpre », c'est la métaphore violente d'une société pourrie, gangrenée, en pleine
décomposition, à laquelle s'oppose une Amérique jeune, pourvue de valeurs fortes et
en pleine expansion.
Cette thématique n'est pas indifférente dans le cadre de notre étude sur le
théâtre de l'insignifiance. Wilde, tout comme les autres dramaturges de notre corpus,
est un écrivain du désenchantement : il ne croît pas au pouvoir qu'aurait le poète ou
le dramaturge de réformer la Cité. Ses écrits ne seront donc qu'implicitement
polémiques sur le terrain politico-social, et il n'abordera cette polémique même que
sur le terrain de l'intime et du quotidien — qu'on nous passe l'expression : par le petit
bout de la lorgnette. Mais le thème de la décadence n'en a pas moins d'importance,
puisqu'il influe sur la vie quotidienne et sur la destinée de ses héros de la vie
LORD CAVEESHAM : Hâte thèse new-fangkd names. Sâme tbing as m used to call idiocy Jifty jears ago. »,
291
ordinaire. La dictature de la mode, l'hypocrisie et l'immoralité les soumettent à leurs
lois autant que les personnages de Hauptmann sont soumis à la misère ou à une
fatalité héréditaire, ceux de Strindberg à la névrose, ceux de Becque aux rets de la
société capitaliste, etc350.
© L'importance d'être Constant: mythomanie, bunburysme et autres
créations verbales
Nous avons déjà remarqué que le récit fait par Cecily dans son journal intime
de ses fiançailles avec Constant Worthing acquérait aux yeux de l'intéressé —
Algemon — autant de crédibilité que si les faits décrits avaient eu lieu en réalité. On
ne saurait mieux faire comprendre que les événements existent, qu'ils ont lieu, par et
dans les mots. La mythomanie de Cecily pourrait sembler un phénomène isolé, et la
crédulité d'Algernon, un simple aveuglement d'amoureux, mais voici que Gwendolen
à son tour confie à celle qu'elle croit être sa rivale :
«Je ne voyage jamais sans mon journal. Comme cela, j'ai
toujours quelque chose de passionnant à lire dans le train.351 »
llla quoque... Le texte anglais dit « quelque chose de sensationnel » (sensational) :
l'emploi de cet adjectif évoque les attentes d'un public avide de rebondissements et
de péripéties en tous genres. L'analogie implicite entre le journal intime et une
certaine conception du roman, plein de péripéties et ne dédaignant pas le recours à
Complète Works, op. cit., p. 578.
V. chap. 6, « Idéologies de l'insignifiance », pp. 395-410.
351
In Œuvres, op. cit., p. 1496. « I never travel without my diary. One sbould abvays hâve something sensational to
read in thé trén. », Complète Works, op. cit., p. 398. La traduction exacte de la deuxième phrase serait :
350
292
un ton ou à des procédés mélodramatiques, montre encore une fois la préséance de
la fiction sur le réel. Celui-ci n'offre que peu d'intérêt ? Qu'à cela ne tienne : les
jeunes filles le réinventeront, et leurs mots feront vivre l'imaginaire.
Si les mots peuvent faire vivre, ils peuvent aussi tuer : témoin ce pauvre
Bunbury, ami-prétexte d'Algemon lorsque celui-ci veut échapper à ses obligations
familiales. Le jeune homme l'a affligé d'une santé déplorable, afin d'être appelé à son
chevet à chaque fois que cela est nécessaire. Parallèlement, Jack, qui ne pense plus
avoir besoin de son pseudo frère dès lors qu'il est fiancé à Gwendolen, projette de
tuer celui-ci. Mais cette mort devra survenir de façon réaliste (apoplexie ? grippe ?
coup de froid ? — il en discute avec Algernon). Autrement dit, au début de la pièce, la
fiction au sein de la fiction, la création verbale pure et simple, conserve encore
quelque cohérence : les mots priment sur la réalité, mais s'agencent de manière à
garder un sens correspondant à celui que les destinataires premiers et seconds du
discours théâtral sont aptes à comprendre (par exemple, une apoplexie implique une
mort subite : cette proposition peut s'appliquer à une personne réelle comme à un
personnage fictif). Autrement dit, si le signe peut exister sans réfèrent, l'assemblage
des signes est, lui, semblable à ce qu'il serait si leur réfèrent existait.
Mais ce semblant de cohérence est vite pulvérisé, d'abord — à l'acte II - par
l'entrée en scène hautement comique d'un Jack en habit de deuil, annonçant la mort
de son pauvre frère Constant, alors même qu'Algemon vient d'arriver en déclarant
qu'il était ledit frère, ensuite par la mort de Bunbury. L'arrivée inopinée de Lady
Bracknell à la fin de la pièce donne lieu à un dialogue qui est un véritable chef
d'œuvre d'absurde, et dont voici un passage essentiel :
« On devrait toujours avoir quelque chose de sensationnel à lire dans le train » ; Gwendolen érige ainsi
293
« [Lady Bracknell vient d'apprendre la mort de Bunbury ;
elle demande quand cela a eu lieu]
ALGERNON, d'un air désinvolte : Oh ! J'ai tué Bunbury cet
après-midi. Je veux dire, ce pauvre Bunbury est mort cet aprèsmidi.
LADY BRACKNELL : De quoi est-il mort ?
ALGERNON: Bunbury? Oh, il a totalement volé en
éclats.352 »
On le voit, Algernon ne se soucie même plus de donner une apparence de
vraisemblance à son mensonge ; Bunbury peut parfaitement exploser comme un
ballon de baudruche, puisque son créateur en a décidé ainsi. Il n'est pas anodin que
ce dialogue, par sa loufoquerie absurde, appelle l'attention du spectateur : selon son
habitude, Oscar Wilde instruit — ou à tout le moins transmet son idée — en amusant.
Et il s'agit ici d'une idée-phare. Elle donne le sens de la pièce elle-même, celui de la
rupture avec l'apparent conformisme des comédies précédentes, peut-être même
celui de l'interrogation existentielle qui sous-tend l'univers théâtral wildien. De fait,
Bunbury explose au mépris de la vraisemblance, de même que ^Importance d'être
Constant est un feu d'artifice verbal qui ne se soucie même plus d'un souci de réalisme
apparent de l'intrigue, ou d'une concordance de ceËe-ci avec des modèles
préexistants. Ce qui serait pour Wilde une manière d'expliquer à mots couverts à son
public que tout ce que les pièces précédentes comportaient d'allégeance aux
traditions n'était que du vent...
son cas en exemple général.
In Œuvres, op. cit., p. 1509. «ALGERNON (airily) : Oh ! I kilkd Bunbury this qfternoon. I mean poor
Bunbury diedthis afternoon.
LADY BRACKNELL : What did he die of?
352
294
Mais il y a plus grave, et la mort explosive de Bunbury, si elle signe le passage
résolu dans l'absurde, le non-sens (nonsensè), marque aussi la disparition du
personnage fictif au profit du personnage réel (au sein de la fiction, s'entend), donc,
et à l'inverse, le retour à un principe de raison. Elle évoque le retour au sérieux, à
1!'earnestness qui caractérise le personnage central de la pièce. Jack ne déclare-t-il pas (et
cette réplique clôt la pièce comme un proverbe ou une moralité) :
« .. .pour la première fois de ma vie, je viens de comprendre
l'Importance vitale d'Être Constant.353 » ?
Or, comme le fait justement remarquer Norbert Kohi, pour qui toute analyse
de la pièce doit partir de celle de son titre, ce sérieux est celui qui caractérise l'époque
victorienne, et Wilde ne se fait pas défaut de déclarer dans De Prvfundi/54 qu'il a pour
sa part toujours admiré la frivolité (« triviaHty »). L'opposition figure d'ailleurs dans le
sous-titre de la pièce, qui est « Une comédie frivole pour ks gens sérieux?55 » Si l'enjeu des
personnages est de parvenir à exister, à sortir de l'insignifiance, qui serait ici assimilée
précisément à la frivolité, au mensonge et à l'imaginaire, cet enjeu ne peut s'accomplir
qu'au prix d'une acceptation de la réalité victorienne, cette même réalité d'hypocrisie
et de vénalité que Wilde n'a cessé de dénoncer à mots couverts dans ses comédies.
Comment l'individu pourrait-il s'affirmer et s'épanouir dans un tel contexte ? Et
d'ailleurs, tel qu'il est dépeint par Wilde, n'apparaît-il pas comme plus factice — plus
théâtral — que les fictions du dramaturge ?
ALGEENON: Bunbury ? Oh, he n>as quite exploded. », Complète Works, op. àt, pp. 407-408.
353
In Œuvres, op. cit., p. 1525. « ...l've nom realisedfor thefirst time in my life thé vital Importance of&eing
Earnest», Complète Works, op. àt., p. 419.
354
« La frivolité dans la pensée et dans l'action est charmante. J'en avais fait la clé de voûte d'une très
brillante philosophie exprimée dans les pièces et les paradoxes. », in Complète Works, London and
295
2°) Théâtre dans le théâtre et theattum mundi
La prééminence des créations verbales sur les choses de la réalité est une
caractéristique essentielle du théâtre de Wilde. L'écrivain met l'accent sur le caractère
fictif de sa production dramatique au sein même de la fiction, faisant de ses
personnages des comédiens et de sa scène le lieu d'une seconde représentation, d'un
théâtre dans le théâtre. Tout aussi ambivalents sont ses rapports avec le public réel de
l'époque victorienne. Ils semblent refléter le célèbre paradoxe du Déclin du mensonge :
« La vie imite l'art bien plus que l'art n'imite la vie356 ». En effet, les costumes de
scène des personnages, auxquels Wilde attache une attention particulière, ne se
contentent pas de refléter les habits alors à la mode, ils sont aussi conçus pour
susciter eux-mêmes une mode et un phénomène d'imitation de la part des
spectateurs. Katherine Worth357 cite par exemple le cas de la tenue de deuil portée par
l'acteur George Alexander dans le rôle de John Worthing.
Ce chasse-croisé entre réel et imaginaire brouille chez le spectateur le code de
l'interprétation : face au spectacle qu'il est en train de voir, il ne peut choisir
l'adhésion pure et simple à la fiction (suivant le pacte de la vraisemblance), pas plus
qu'il ne peut ignorer ce que ces personnages et ces situations évidemment fictives
comportent de vérité profonde. A mi-chemin entre immersion et distanciation, il
jette un regard à la fois lucide et empreint d'émotion sur ces trop humaines
Glasgow, 1966, pp. 880-881 (nous traduisons), cité in N. Kohi, Oscar Wilde, thé ivorks ofa confomist rebel,
op. cit., p. 262.
355
«A trivialcomedyfarseriouspeuple».
356
in Œuvres, op. cit., p. 791. «Life imitâtes Artfar more than Art imitâtes Life », Complète Works, op. cit., p.
1082.
357
In Oscar Wilde, op. cit., p. 6.
296
caricatures. Pensons à Lady Agatha dans L'Eventail de Ladj Windermere : promenée par
sa mère de salon en salon, invitée à aller prendre l'air ou à admirer une gravure à
l'autre bout de la pièce dès que la conversation s'avère peu recommandable pour ses
oreilles virginales, la jeune fille répond systématiquement « Oui, maman » avec une
docilité de marionnette. Par une logique aussi implacable qu'ironique, Agatha
répondra tout naturellement « Oui » à la demande en mariage qui lui sera faite par le
richissime Australien Mr Hopper... et sa mère, qui bien entendu tirait les ficelles
depuis le commencement, conclura : « Comme vous avez gardé habilement votre
secret, tous les deux.358 ».
Wilde utilise de manière complexe le processus de la dénégation dans son
rapport dialectique avec la théâtralisation. Rappelons que la dénégation au théâtre est
le processus par lequel le spectateur considère d'emblée, face à un spectacle, qu'il a
affaire à une illusion, à quelque chose d'irréel. Lorsqu'une seconde fiction,
outrageusement invraisemblable (par exemple du fait qu'elle est caricaturale, comme
dans le cas que nous venons de citer de Lady Agatha), est introduite au sein de la
première, celle-ci se trouve ramenée à un statut plus proche de la réalité ; le public
prend alors conscience que son univers quotidien est par maints aspects semblable à
celui qui lui est présenté sur scène, et que véritablement le monde est un théâtre359...
La thématique du theatrum mundi est récurrente dans la bouche de certains
personnages wildiens, notamment de ceux qui possèdent la plus grande maîtrise du
358
In Œuvres, op. cit., p. 1182. «Hoiv éleverjou hâve both keptjour secret. », Complète Works, p. 440.
V. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., pp. 42-49. En réalité, le phénomène de mise en abyme est
censé produire l'effet inverse de celui que nous relevons chez Wilde : c'est la fiction seconde qui, par
une annulation dés dénégations ( moins par moins égale plus), prend une allure réelle. Anne Ubersfeld
cite l'exemple de la représentation du meurtre dans Hamlet. Mais elle souligne que ce n'est pas
systématique. Notre opinion est que ce jeu d'annulation d'une irréalité par l'autre peut selon les cas
fonctionner dans un sens ou dans l'autre, voire dans l'un et l'autre sens.
359
297
langage et portent sur leur condition le regard le plus critique. C'est par exemple le
cas de Lord Hlingworth et Mrs Allonby dans Une Femme sans importance :
«LORD ILUNGWORIH : L'âme naît vieille mais elle
rajeunit C'est la comédie de k vie.
MRS ALLONBY : Et le corps naît jeune, et il vieillit. C'est
k tragédie de k vie.
LORD
360
parfois.
ILLINGWORTH: C'est aussi sa comédie
»
Ces réflexions, bien plus qu'un constat qui serait fait par les personnages de
leur propre statut théâtral et fictif, sont au contraire une affirmation du caractère
théâtral de la vie. Renversement qui n'a aujourd'hui rien de paradoxal pour nous,
après les travaux de sociologues tels qu'Erving Goffman sur « la mise en scène de la
vie quotidienne ». Dans l'ouvrage qui porte ce titre361, il analyse notamment
l'importance de la notion de consensus dans l'interaction verbale en société. Les
comédies de Wilde, qui regorgent de conversations362, semblent illustrer ses théories
près d'un siècle à l'avance, et l'on ne peut que souligner la parenté entre le moraliste-
observateur et le dramaturge du quotidien. Le deuxième acte d'Um Femme sans
importance montre un échange de répliques entre dames de la bonne société, lesquelles
sont teintées d'un cynisme de bon ton et de bon goût sous la houlette de la très
habile Mrs Allonby ; ses provocations n'en sont plus vraiment, précisément parce
360
In Œuvres, op. cit., p. 1278. « LORD Tl JJNGWORTH : The soûl is born old but gromyoung. That is thé
mmedy oflife.
MBS ALLONBY : And thé bodj is bornjoung andgroivs old. That is Efe's trqgedj.
LORD ILLINGWORTH : Its comedy also, sometimes. », Complète Works, op. cit., p. 476.
361
Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1.1 : La Présentation de soi, Paris, éd. de Minuit,
1973, coll. « Le sens commun », trad. Alain Accardo.
362
Nous avons montré en quoi et pourquoi celles-ci différaient d'un véritable dialogue, dans le chap.
4, « Wilde », pp. 276-287.
298
qu'elle sont conçues de manière à amuser ou à briller plutôt qu'en vue de choquer. Le
bât ne blessera que lorsque la jeune Américaine, Hester Worsley, fera sa diatribe aussi
sincère que virulente contre une société britannique qu'elle estime être en pleine
décomposition. Goffman souligne justement qu'une assemblée de personnes
appartenant à la même société, en vue d'atteindre le consensus, n'attend pas des
participants qu'ils expriment leurs sentiments sincères :
« On attend plutôt de chacun des participants qu'il réprime
ses sentiments profonds immédiats pour exprimer une vue de k
situation qu'il pense acceptable, au moins provisoirement, par ses
interlocuteurs. Le maintien de cet accord de surface, de cette
apparence de consensus, se trouve facilité par le fait que chacun
des participants cache ses désirs personnels derrière des
déclarations qui font référence à des valeurs auxquelles toutes les
personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage.363 »
Rien d'étonnant à ce que la tirade d'Hester rompe cet équilibre de surface, au
point que Lady Caroline ne trouvera d'autre parade que de faire dévier radicalement
la conversation, en demandant à la jeune fille de lui passer son fil à coudre !...
3°) Une tentative d'interprétation ; les niveaux de sens
Cette scène d'Une Femme sans importance, ainsi que l'opposition qu'elle dégage
entre consensus et authenticité, est à notre avis d'une importance capitale pour une
compréhension synthétique, voire structurale, de l'univers dramatique wildien. S'il
faut chercher, dans le discours adressé par l'auteur à son public, des valeurs absolues,
299
indépendantes de la création verbale ou imaginaire des personnages — bref, des
valeurs que l'on pourrait qualifier de transcendantes — ces valeurs ne peuvent exister
que par opposition à d'autres valeurs factices, elles-mêmes construites en négation
par rapport à la doxa, à l'opinion courante (c'est le principe du paradoxe). Nous
sommes donc amenée, comme tout au long de ce chapitre, à exposer notre
interprétation de manière dialectique, c'est-à-dire en présentant une progression
oppositionnelle des niveaux de sens.
Ces niveaux s'ordonnent selon les valeurs des personnages (ce en fonction de
quoi ils règlent leur vie et leurs habitudes) et, bien entendu, selon leurs enjeux
personnels (ce qu'ils cherchent à obtenir dans le cadre de l'intrigue dramatique). Pour
ce qui est des valeurs, elles s'établissent en référence à la société dans laquelle
évoluent les protagonistes de la pièce : une société post-victorienne marquée encore
par le puritanisme, mais caractérisée déjà, sous le voile de l'hypocrisie, par le
libertinage, et dans laquelle l'individu peut choisir soit le consensus soit l'affirmation
d'une originalité authentique. Quant aux enjeux les plus importants, ceux des
personnages principaux, ils se situent autour d'un axe double :
1. Le bonheur individuel et l'accomplissement d'un sentiment; il peut s'agir
d'amour filial/maternel (Mrs Erlynne et Lady Windermere, Gerald Arbuthnot et sa
mère), conjugal (le couple Windermere, le couple Chiltern, Gerald Arbuthnot et
Hester Worsley, les six amoureux de L'importance d'être Constant) et même,
comiquement, fraternel (L'enfant trouvé John Worthing découvre qu'il a bel et bien
un frère et que ce frère n'est autre que son ami Algemon).
363
In Erving Goffman, La Mise en scène de la me quotidienne, 1.1 : La Présentation de soi, op. cit., p. 18.
300
2. La réhabilitation sociale, qui passe en fait au second plan derrière une
réhabilitation affective, celle qui consiste à retrouver l'estime de l'être aimé — et par là
l'estime de soi. Ainsi a-t-on deux personnages de femmes déchues socialement à
cause d'une faute de jeunesse, Mrs Erlynne et Mrs Arbuthnot. Mais la première est
prête à sacrifier le mariage qui la rassiérait dans ses prérogatives sociales par amour
pour sa fille, et la deuxième est bien plus occupée de son amour pour son fils et de sa
haine pour celui qui l'a séduite et abandonnée, que par le souci d'un réintégration
dans les cercles mondains. Lord Chiltern doit aussi se réhabiliter après l'escroquerie
qui lança jadis sa carrière ; mais, comme il l'avoue lui-même à Lord Goring, celle-ci
compte moins pour lui que l'estime de sa femme. Quant à John Worthing, qui évolue
d'ailleurs dans la bonne société dès le début de la pièce, il ne songe à découvrir le
secret de ses origines que quand son mariage avec sa bien-aimée Gwendolen est en
jeu.
A la question « qu'est-ce qui fait courir les personnages de Wilde ? », on est
donc tenté de répondre : le sentiment, toujours le sentiment. Il faut néanmoins
opérer une distinction importante entre les trois premières comédies, dans lesquelles
le procédé de contrepoint fait coexister « drama offeeiïng» et «play ofwit» (« drame de
sentiment » et « pièce spirituelle »), et la dernière, où l'expression au premier degré
des sentiments a disparu derrière un discours de bout en bout paradoxal et spirituel,
souvent teinté de cynisme. Nous choisissons pourtant de la faire entrer dans notre
analyse d'ensemble, car le contexte social, les enjeux et même les valeurs des
personnages sont foncièrement les mêmes que dans les comédies précédentes. On
peut ainsi déterminer une progression en quatre niveaux.
301
NIVEAU 1
L'arrière-plan chrétien et puritain de la société victorienne
H n'est représenté pour ainsi dire par aucun personnage dans les quatre
comédies. Il implique la vertu des femmes et la fidélité conjugale, qui n'est bien sûr
plus de mise à l'époque dont Wilde se fait le chroniqueur. Le couple modèle des
Windermere, par exemple, apparaît comme anachronique, sauf lorsque la bonne
société s'imagine que Mrs Erlynne est officialisée dans le rôle de maîtresse de Lord
Windermere, suite à son apparition au bal de l'acte II : « Ce cher Windermere devient
presque moderne364 », déclare alors l'un des invités. Il se différencie du niveau 4 (v.
infrd) par le fait qu'il relève d'un héritage culturel et non d'une tendance naturelle de
l'homme.
NIVEAU 2
Le règne de l'apparence, de l'hypocrisie et du consensus social.
Y correspondent l'immense majorité des personnages secondaires des trois
premières comédies : les lords et les ladies qui évoluent dans les salons de Lord
Windermere ou Sir Chiltern, dans la maison de Lady Hunstanton, etc. C'est qu'il
participe de la vision globale de la vie ordinaire que veut donner Wilde, autrement dit
de son travail de dramaturge du quotidien. Toutefois, le trait est souvent poussé, et la
frontière n'est pas étanche entre le moraliste-observateur et le satiriste. Ce deuxième
niveau se définit a contrario par rapport aux valeurs d'honnêteté et de vertu prônées
302
par le christianisme (ce que nous avons appelé le niveau 1). On en voit un bon
exemple lorsque Mrs Allonby se plaint de la... fidélité de son mari, à l'acte II d'Une
Femme sans importance, ou, dans UEventail de Lady Windermere, lorsque Lady Plymdale
suggère à son amant Dumby d'inviter à dîner à la fois son mari et Mrs Erlynne, afin
que celui-là s'occupe de celle-ci et laisse le couple adultère mener tranquillement son
affaire*, ses affaires.
La thématique du theatrum mundi est bien sûr omniprésente dans cet univers où
chacun joue un rôle. L'invention verbale y est cruciale, puisque les personnages qui
ont le plus de pouvoir sont ceux qui mentent le mieux — il est symptomatique que Sir
Chiltem, dans Un Mari idéal, ait assis sa brillante carrière justement sur un mensonge.
Mais l'emploi des mots reste utilitaire : l'on s'en sert pour se constituer une identité
sociale à l'abri des attaques, sans être forcément virtuose dans l'art de s'exprimer.
Ainsi Lady Stutfield (dans Une Femme sans importance) est-elle affligée d'un tic verbal
qui consiste à répéter chaque adjectif en le flanquant d'un adverbe d'intensité
(« Comme c'est méchant, très méchant de leur part !365 », etc.). De surcroît, certains
personnages qui sont, eux, doués d'un véritable sens de la création verbale, semblent
placés à un niveau supérieur par rapport à la société de fantoches et de pantins qui se
contente d'admirer leurs paradoxes et de les reprendre en les diffusant, leur faisant
ainsi perdre leur caractère subversif— puisqu'on revient du paradoxe à la doxa...
364
365
In Œuvres, op. cit., p. 1194. « Dear Windermere is becoming almost modem. », Complète Works, p. 441.
In Œuvres, op. cit., p. 1290. « How very, very horrid ofthem !», Complète Works, op. cit., p. 484.
303
NIVEAU 3
La création verbale. Premier affleurement d'un sens possible à l'existence
l'amour du langage pour lui-même.
Il est facile d'identifier les personnages appartenant à cette catégorie : ils
semblent faire l'admiration de ceux qui appartiennent au niveau 2, qui ne cessent de
souligner à quel point ils sont brillants, intelligents, etc. C'est qu'ils ne se contentent
pas de suivre la mode et les moeurs, mais ils les créent. Ils affirment ainsi une
originalité qui les rend supérieurs, sans toutefois sortir des cadres de la société qui les
admire (ainsi Mrs Allonby médit-elle des hommes...lorsqu'ils sont absents) : en ce
sens, ils sont des « révolutionnaires conformistes », à l'image de leur créateur. Us ont
aussi ceci de commun avec Wilde qu'ils aiment le langage pour lui-même ; ils le
considèrent comme une fin en soi, et non comme un moyen : en témoignent des
morceaux de bravoure tels que le long dialogue entre Lord Illingworth et Mrs
Allonby à l'acte I d'Une Femme sans importance366. Même s'ils tiennent un rôle
antipathique vis-à-vis des héros ou héroïnes de la comédie, ils relèvent d'un niveau
supérieur de réalité : leur existence est justifiée par leur statut d'artiste. C'est
d'ailleurs une thématique centrale de la dramaturgie de l'insignifiance. Voici la liste de
ces personnages : dans L'Eventail de Ladj Windermere, Lord Darlington et Mrs
Erlynne ; dans Une Femme sans importance, Lord Illingworth et Mrs Allonby ; dans Un
Mari idéal, Lord Goring et Mrs Cheveley ; enfin, dans L'Importance d'être Constant, tous
les personnages principaux sont des créateurs langagiers, que ce soit oralement (John
et Algemon) ou par écrit (Gwendolen et Cecily). Par opposition aux deux jeunes
304
filles, la gouvernante Miss Prism, auteur de romans de gare ( à tous les sens du terme,
puisqu'elle oublie John bébé dans la consigne d'une gare !), forme dévaluée de la
création verbale, pourrait apparaître comme une représentante du niveau 2, de même
que Lady Bracknell, qui symbolise la convention sociale. Mais la coupure entre les
t
deux niveaux n'est pas aussi nette, dans cette pièce où tous les personnages assument
avec cohérence leur absurdité.
NIVEAU 4
Le sentiment, la sincérité et l'expression de soi. Deuxième affleurement d'un
sens possible à l'existence : l'authenticité.
Ce niveau, on l'observera, est radicalement antithétique du niveau 2.
Le fait que ce sont presque toujours les personnages principaux de la pièce qui
relèvent de ce « niveau sentimental » pourrait inciter le lecteur à penser que ses
représentants sont les vrais porte-parole du dramaturge, et que derrière le cynisme et
les paradoxes se cache un plaidoyer pour le langage de l'expression de soi, pour
l'adéquation du penser et du dire, du dire et du faire. Ceux qui l'expriment sont Lord
et Lady Windermere ; Mrs Arbuthnot, son fils Gerald, l'Américaine Hester Worsley ;
Sir et Lady Chiltem. A ceux-ci, il faut ajouter les deux seuls personnages qui joignent
le pouvoir de création langagière à la revendication d'authenticité sentimentale : Mrs
Erlynne (qui, toutefois, ne redécouvrira la force de l'amour maternel qu'au milieu de
la pièce), et Lord Goring, le sauveur de Sir Chiltern. Cependant, outre les doutes
exprimés par nombre de critiques quant à la réelle adhésion d'Oscar Wilde à cet idéal
366
V. notre analyse dans le chap. 4, « Wilde », pp. 266-267.
305
au fond assez rousseauiste de retour à la vérité des sentiments, on ne peut ignorer
que cette valeur transcendante est absente dans ^Importance d'être Constant, comme
hors de portée des personnages, qui se trouvent pris dans le système autoréférentiel
de l'univers dramatique.
306
Conclusion
Wilde est bel et bien l'homme du paradoxe. Le moindre n'est sans doute pas de
laisser le public de ses pièces face à cette question : faut-il ou non le prendre au
sérieux ?
S'il est incontestable que ses pièces apparemment conformistes recèlent une
satire aussi virulente qu'implicite, il est difficile de savoir quelles valeurs le dramaturge
propose en remplacement des anti-valeurs de la société de son temps, quel modèle de
vie il nous conseille de suivre : est-ce celui de l'esthète amoureux de la forme, qui
veut comme son créateur faire de sa vie une œuvre d'art, et existe indépendamment
de la société, comme supérieur à elle, ne s'en préoccupant que pour lui dicter sa
mode ? Ou bien est-ce celui de la mère aimante, des jeunes gens amoureux, capables
d'assumer et d'exprimer leurs sentiments au mépris du jugement des autres, rejetant
l'hypocrisie et le cynisme de leurs contemporains ? Peut-être Oscar Wilde, convaincu
qu'il était du caractère fluctuant des choses réelles, crut-il tour à tour l'un et l'autre.
L'essentiel est qu'il y a bel et bien dans ces pièces à la tonalité spirituelle et
légère, et qui pourraient passer — tout comme les vaudevilles de Becque - pour un
divertissement, un véritable appel lancé par l'écrivain à son public. Ce dramaturge de
l'insignifiance met tout individu en garde contre le risque du conditionnement social,
de la sclérose de l'expression, de l'abdication des goûts et de l'affect du moi soumis à
la tentation de penser, dire et faire comme tout le monde. L'univers policé des salons
londoniens sécrète un poison subtil, mais tout aussi fatal que l'alcool à trois sous des
prolétaires hauptmanniens, les mères abusives de Strindberg ou les usines de Becque.
Et raffirmation du droit de l'individu à exister pour et par lui-même, dans son
307
originalité, a été exprimée avec toute la force spirituelle (wttt'asm) dont était capable le
grand écrivain irlandais.
Le fait que toutes ces pièces soient situées dans le milieu de la bonne société
londonienne n'implique en aucun cas que Wilde restreigne audit milieu l'appel lancé à
l'épanouissement de l'individu. Il affirme au contraire, dans L'Ame de l'homme sous le
socialisme, que cet épanouissement est à la portée de tous ; ainsi, après avoir donné le
Christ comme exemple d'un accomplissement individualiste, il ajoute :
« Ainsi donc, est capable de mener sa vie à l'imitation du
Christ celui qui est profondément et absolument lui-même. Ce
peut être un grand poète, ou un grand savant, ou un jeune
étudiant d'université, ou un berger sur la lande, ou un auteur
dramatique, comme Shakespeare ; ou un théologien, comme
Spinoza ; ou un enfant qui joue au jardin, ou un pêcheur qui jette
ses filets en mer. Peu importe ce qu'il est, dès l'instant qu'il réalise
la perfection de l'âme qu'il porte en lui.367 »
L'individualisme pour chacun et le bonheur pour tous : il ne faut pas voir là
l'ironie cynique du dandy, mais bien au contraire, une déclaration de générosité de
l'homme et du dramaturge.
367
In Œuvres, ap.dt., p. 941.
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