Histoire L’OCCIDENT ET LE MONDE VERSION FRANÇAISE DE Legacy : The West and the World OFFERT EN ANGLAIS CHEZ MCGRAW-HILL RYERSON TIRÉ À PART Chapitres 7 et 8 n o i t aru e P tomn au 8 200 AVIS AU LECTEUR Nous désirons vous informer que cet extrait est une version provisoire et non la reproduction du produit final. Des éléments de contenu et des illustrations s’ajouteront à la version finale. De plus, il peut subsister quelques erreurs ou coquilles typographiques. Nous ferons les corrections nécessaires pour la version imprimée. ISBN 978-2-7651-0518-3 CHENELIÈRE ÉDUCATION © 2009 Les Éditions de la Chenelière inc. Tous droits réservés. Toute reproduction, en tout ou en partie, sous quelque forme et par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite préalable de l’Éditeur. 7001, boul. Saint-Laurent Montréal (Québec) Canada H2S 3E3 Téléphone : 514 273-1066 Télécopieur : 514 276-0324 [email protected] m o d u l e t r o i s L’Europe moderne C h a p i t r e s e p t L’ é m e r g e n c e d e l a s o c i é t é industrielle en Europe, d e 1815 à 18 5 0 C h a p i t r e h u i t Le bouleversement des pays européens, d e 18 5 0 à 1914 C h a p i t r e n e u f L’ i m p é r i a l i s m e , l e c o l o n i a l i s m e et la résistance au XIXe siècle Camille Corot s’intéressait à la photographie, une technologie nouvelle à son époque. Certains de ses paysages en témoignent. Cette représentation de la campagne française, intitulée Ville-d’Avray, Entrée du bois avec une vachère, est une œuvre de jeunesse qui date de 1825. 240 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne L e XIXe siècle a constitué une période de transition déterminante dans tout l’Occident. De nombreuses forces ont changé de façon radicale presque tous les aspects de la vie en Europe. Au cours des décennies qui ont suivi la Révolution française, les Européens ont erré dans un labyrinthe de réformes politiques. Pendant ce temps, la révolution industrielle bouleversait l’économie et la société. La production en série a transformé les sociétés européennes et leurs relations avec leurs colonies outre-mer. De même, un corps électoral populaire, le développement des médias et l’accroissement de la classe moyenne ont modifié la nature politique et sociale de l’Europe. Ces changements débordent largement les frontières européennes : en effet, après plusieurs décennies de bouleversements au début du XIXe siècle, le Canada se dote d’une constitution en 1867. En somme, un nouveau pays émerge d’une ancienne colonie. Au XIXe siècle, les puissances occidentales ont voulu accroître leur influence et agrandir leurs empires coloniaux. Elles ont maté avec violence toutes les formes de résistance. En effet, il y a eu beaucoup d’opposition à l’impérialisme occidental, par exemple une révolte d’esclaves en Jamaïque, la révolte des Cipayes, la révolte des Boxers, etc. L’héritage de l’expansion impérialiste occidentale de cette période influe encore aujourd’hui sur les relations entre l’Occident et le reste du monde. attentes du module Dans ce module, tu vas : o analyser la nature des rapports entre différentes communautés et sociétés du XIXe siècle ; o évaluer l’utilisation du concept de changement en histoire pour analyser l’évolution de l’Occident et du reste du monde au XIXe siècle ; o décrire la diversité des concepts de citoyenneté et de droits de la personne qui se sont développés au XIXe siècle ; o évaluer l’évolution du statut de la femme sur les plans social, économique, juridique et politique au XIXe siècle dans les sociétés occidentales et non occidentales ; o communiquer des idées, des opinions et des conclusions étayées par des recherches en utilisant la terminologie propre à l’histoire. En outre, le XIXe siècle a connu une évolution remarquable sur les plans des découvertes scientifiques et de la pensée. Tous les aspects de la vie ont changé : pense à l’idéologie communiste, au darwinisme, aux idées provocatrices de Nietzsche et de Freud ou à l’impressionnisme. À la fin du siècle, les Européens auront répandu l’impérialisme, le nationalisme et le racisme sur leur passage. Tout serait en place pour la guerre mondiale de la première moitié du XXe siècle. MODULE TROIS L’Europe moderne 241 C H A P I T R E S E P T La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 OBJECTIFS DU CHAPITRE À la fin de ce chapitre, tu pourras : • décrire l’évolution et les effets de l’urbanisation ; • évaluer l’influence de personnalités, comme Marx et Bentham, et de groupes, comme les luddites, qui ont contribué à façonner les attitudes face au changement dans la société occidentale ; • évaluer dans quelle mesure la production artistique a renforcé ou a remis en question les valeurs politiques, sociales et culturelles au début du XIXe siècle ; • analyser les répercussions de la première révolution industrielle sur l’économie de l’Occident. 242 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne La Liberté guidant le peuple (2,6 m sur 3,2 m) de Delacroix commémore la révolution de juillet 1830. Cette révolution a mis fin au règne de Charles X et placé Louis-Philippe sur le trône de France. A près le tumulte de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, l’Europe a vécu d’autres grandes transformations. Les vainqueurs de Waterloo ont redéfini les relations entre les États. Cependant, dans chaque État, les dirigeants aristocrates oppresseurs ont dû gérer des changements économiques ainsi que des troubles sociaux et politiques sans précédent. La période de 1815 à 1850 se caractérise donc à la fois par une paix entre les États et par des conflits à l’intérieur des États. Encore une fois, c’est la révolution, et non la guerre, qui a été à l’origine du changement. Les forces du changement ont pris la forme d’une «révolution double», selon l’historien britannique E. J. Hobsbawn. D’une part, il y avait une révolution politique visant à réaliser les idéaux et les espoirs de la Révolution française. D’autre part, la révolution industrielle avait transformé l’économie et la société d’Angleterre, puis se répandait dans l’Europe occidentale. Il ne s’agissait pas de deux révolutions séparées, mais plutôt d’une révolution à deux voies. Les changements économiques et les conflits sociaux ont ébranlé les autorités et exigé de nouvelles solutions politiques. Les forces conservatrices ont cherché à préserver les traditions et à trouver des sources de stabilité malgré des modifications sans précédent. De leur côté, les réformateurs et les radicaux voyaient que l’Église et l’État s’accrochaient à des privilèges aristocratiques et démodés. Ils ont voulu échapper à leur emprise grâce à des réformes politiques et sociales. L’ampleur des transformations et des conflits a forcé les hommes et les femmes à reconsidérer le bien-fondé des traditions ainsi qu’à revoir les fondements de leur gouvernement, de leur société et de leur culture. CONCEPTS ET ÉVÉNEMENTS CLÉS la « révolution double » l’économie morale l’effet multiplicateur le paiement en espèces la Loi sur les pauvres de 1834 la Loi sur les usines de 1833 le libéralisme la monarchie de Juillet le communisme le romantisme P E RS O N N AG E S CLÉS Friedrich Engels John Stuart Mill Jeremy Bentham les luddites Robert Owen Karl Marx Francisco de Goya Eugène Delacroix Victor Hugo Louis Riel John A. Macdonald Paroles de sage Toute la différence par rapport à l’esclavage antique pratiqué ouvertement, c’est que le travailleur actuel semble être libre parce qu’il n’est pas vendu tout d’une pièce, mais petit à petit, par jour, par semaine, par an1. Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1844 CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 243 CHRONOLOGIE : L’ÉMERGENCE DE LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE MODERNE Naissance de Frédéric Chopin 1810 1812 Francisco de Goya peint Le trois mai 1808 ; premier exil de Napoléon à l’île d’Elbe ; Jean Auguste Dominique Ingres peint La Grande Odalisque. 1814 1815 David Ricardo publie Principe d’économie politique et de l’impôt. 244 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Parution du rapport de Lord Durham et promulgation de l’Acte d’Union 1840 1844 La révolution balaie l’Europe ; Karl Marx publie Le Manifeste du parti communiste. Le premier chemin de fer au Canada est inauguré entre Laprairie et Saint-Jean. 1837-1838 1838-1840 Naissance de Piotr Illitch Tchaïkovski L’Angleterre adopte la Loi sur les usines. 1834 1836 Rébellions des Patriotes Victor Hugo publie Notre-Dame de Paris. 1832 1833 La loi sur les pauvres est adoptée en Angleterre. Le massacre de Peterloo survient à Manchester. 1830 1831 Indiana, premier récit publié par Aurore Dupin, plus connue sous le pseudonyme de George Sand. Congrès de Vienne ; second exil de Napoléon 1817 1819 La monarchie des Bourbons en France s’écroule ; Eugène Delacroix peint La Liberté guidant le peuple. Les États-Unis déclarent la guerre au Canada. Friedrich Engels publie La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. 1848 Pas à l’échelle. LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE moissons. Il a fallu, pour ce faire, concevoir des innovations technologiques ingénieuses. Cependant, l’histoire de la révolution industrielle dépasse l’histoire des inventions mécaniques. De plus, l’industrialisation a entraîné une révolution économique. En deux ou trois décennies, les innovations ont permis d’augmenter de façon considérable la production de biens et d’accroître le commerce intérieur et international, ce qui a créé de la richesse. L’augmentation de la production attribuable à l’utilisation de la vapeur a exigé de nouvelles manières de gérer la production et la main-d’œuvre. Dans son ouvrage classique d’économie, La Richesse des nations (1776), Adam Smith a peu parlé des machines. Il a plutôt décrit comment les formes spécialisées de production et de travail ont contribué, avec un commerce plus efficace, à améliorer la productivité. La révolution industrielle a transformé la nature de l’argent, son approvisionnement, le crédit et les investissements. L a révolution industrielle a transformé la production des biens. L’utilisation de machines a remplacé la fabrication manuelle. Auparavant, les formes de production dépendaient des sources d’énergie existantes, c’està-dire les muscles, le vent et l’eau. En revanche, la première révolution industrielle reposait sur une nouvelle source d’énergie : la vapeur. Il ne suffisait pas de faire bouillir de l’eau ; il fallait maîtriser la vapeur et sa grande puissance pour faire fonctionner toutes sortes de machines. De nos jours, les gens associent la vapeur aux locomotives ou aux bateaux, mais la vapeur a eu d’autres utilisations. On l’a d’abord utilisée pour actionner des machines stationnaires comme les pompes à vapeur des mines, les soufflets et les marteaux des fonderies, les moteurs de machines à filage et à tissage des usines textiles ainsi que les batteuses pour les Christiania Océan Atlantique l C Manchester Royaume de Suède et de Norvège GrandeBretagne Danemark Newcastle Leeds Liverpool Birmingham 0 500 km Bristol L C S L Bruxelles Lille Liège Rouen C C Paris Sein e Nantes C Prusse Berlin Essen Cologne Francfort Mulhouse Zurich Royaume Milan de Sardaigne Gênes S Marseille L Prague Munich l Suisse Le Creusot Bordeaux C L l Loire France Hambourg Pays-Bas Belgique Amsterdam Ruhr Londres R in l Sheffield h Exeter Régions industrielles Gisements de charbon Mines d’étain et de cuivre Usines sidérurgiques Machinerie / quincaillerie Laine Lin Coton Soie Biens de consommation Espagne Chemins de fer Stockholm Parme Vienne Empire Venise d’Autriche S Modène FIGURE 7.1 La révolution industrielle en Europe Pourquoi les régions industrielles se trouvent-elles à ces endroits ? CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 245 Elle a réformé les institutions financières, comme les banques et la Bourse, modifié le rôle de l’État en matière d’économie et renouvelé la conception de l’économie. Pourtant, la révolution industrielle est allée au-delà de ces changements technologiques ou économiques. Il s’agissait aussi d’une révolution sociale et culturelle parce qu’elle a changé la manière dont les gens gagnaient leur vie. Dorénavant, une nouvelle classe moyenne et une nouvelle classe ouvrière vivaient dans un nouveau contexte urbain selon un nouveau cadre de travail, de vie familiale et de loisirs. Des villes comme Londres et Paris sont devenues à la fois des centres de richesse et de pauvreté. Des entrepreneurs industriels ont dirigé des municipalités. Ils ont favorisé la consommation effrénée de la classe moyenne, qui incluait désormais des industriels, des membres du clergé, des médecins, des avocats, des banquiers et des marchands. Les industries ont établi les normes de travail, notamment dans les usines qui réunissaient des machines et une grande concentration de main-d’œuvre. Les changements étaient si remarquables que les gens estimaient vivre dans une ère nouvelle. Le terme « révolution industrielle » est apparu dans les années 1830 en Angleterre, pour expliquer à quel point la société avait changé en une génération. La « première » révolution industrielle avait débuté dans les années 1750 et avait évolué rapidement durant la Révolution française et les guerres napoléoniennes, de 1790 à 1815. La Grande-Bretagne était devenue en quelque sorte l’« atelier du monde ». L’industrialisation s’est étendue au continent européen à la fin des guerres napoléoniennes. L’actuelle Belgique (alors les Pays-Bas autrichiens) a commencé à s’industrialiser vers 1810. Le mouvement s’est poursuivi en France dans les années 1830, puis en Allemagne dans les années 1840 et 1850. Les autres pays ont connu leur révolution industrielle dans la deuxième moitié du XIXe siècle : les années 1870 pour l’Espagne et l’Italie, les années 1890 pour la Russie. Selon certains historiens et historiennes, la chronologie de la révolution industrielle a eu des conséquences profondes sur ces nations au XXe siècle. Il semble que les pays ayant eu une industrialisation tardive aient davantage adopté le totalitarisme après 1914. Il ne faut pas oublier cette différence chronologique, car elle a non seulement influé sur la nature des mouvements politiques et des conflits sociaux de 1815 à 1850, mais aussi sur la manière de les résoudre. La première révolution industrielle : l’Angleterre de 1750 à 1851 La première révolution industrielle s’est mise en œuvre spontanément, sans modèle ni plan. De 1800 à 1850, le revenu national a augmenté de 125 %, tandis que la part de ce revenu provenant de la production industrielle a fait un bond de 230 %. La Grande-Bretagne La Grande-Bretagne et l’industrie mondiale au XIXe siècle 246 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne réunissait en 1780 un certain nombre de conditions préalables qui ont conduit à ce « décollage » économique, selon l’expression de Walt Whitman Rostow dans son ouvrage Les étapes de la croissance économique (1960). Selon l’auteur, la France n’a pas suivi ce modèle et a vécu sa révolution industrielle de façon particulière. Chose certaine, le système capitaliste s’appliquait déjà à l’agriculture. Les terres appartenaient à certaines personnes. Les revenus provenaient davantage de la mise en marché des récoltes que des rentes. L’économie préindustrielle répondait ainsi aux besoins de la communauté au moyen de « l’économie morale », c’est-à-dire que les premiers produits de la terre revenaient à la communauté. Ainsi, les fermiers devaient apporter leurs produits au marché du village et les vendre à un prix raisonnable. Ils pouvaient également aller vendre leurs surplus ailleurs, s’il y en avait. Ce système empêchait les fermiers de profiter de la communauté. S’ils vendaient leurs produits trop chers ou ailleurs qu’au village, cela pouvait causer des émeutes. La communauté saisissait alors ces marchandises et les vendait au marché à un juste prix. Des aristocrates possédaient 80 % des terres. Toutefois, il ne s’agissait pas de seigneurs féodaux exigeant des rentes aux paysans comme dans le reste de l’Europe. Les cultivateurs étaient des propriétaires indépendants, des métayers ou des salariés. Il faut se rappeler qu’au XVIIIe siècle le climat était tempéré, les récoltes étaient bonnes et la plupart des fermes, prospères. L’aristocratie exploitait ses terres d’autres manières. Elle a financé les mines de charbon et de fer, puis a fait construire des routes à péage. Les wagons tirés par des chevaux ne suffisaient plus à transporter les marchandises volumineuses ou fragiles, par exemple le charbon, le fer, les céréales, la laine, le coton, etc., sur les routes cahoteuses du pays. Par conséquent, on a construit un réseau complexe de canaux afin d’acheminer les cargaisons par bateau. Ces canaux ont servi de réseau de transport au cours des 50 premières années de la révolution industrielle. Les chemins de fer ont pris la CHAPITRE SEPT WEB LIEN IN TERNET www.cheneliere.ca Pour plus d’information sur la première révolution industrielle, rends-toi à l’adresse ci-dessus. relève dans les années 1830 et 1840. La prospérité du commerce agricole et la construction du réseau de transport maritime étaient des indices de prospérité. La Grande-Bretagne n’imposait aucune barrière douanière limitant la circulation de marchandises sur son territoire, contrairement à la France et à l’Allemagne. De plus, elle possédait des institutions financières réputées, comme la Bank of England, qui avait des succursales à Londres et dans les principales villes de province. Le commerce agricole et artisanal était prospère et d’envergure internationale. La GrandeBretagne commerçait non seulement avec l’Europe, mais également avec l’Afrique, l’Asie et l’Amérique. Au Canada, c’est la construction et l’expansion du chemin de fer au milieu du XIXe siècle qui a stimulé la révolution industrielle. Montréal est la ville qui connaîtra la plus rapide expansion en raison de sa proximité avec les voix maritimes et d’un bon réseau ferroviaire. Toronto, en Ontario, s’industrialisera un peu plus tard, notamment grâce aux chutes Niagara qui procureront un apport quasi infini en électricité. À la fin du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne était l’empire maritime le plus puissant du monde. Elle avait chassé la France du Canada et de l’Inde. Les navires britanniques participaient à la lucrative traite des esclaves africains vers l’Amérique. Les Indes orientales étaient le joyau de l’Empire britannique. Elles approvisionnaient les îles Britanniques et l’Europe en sucre cultivé par des esclaves. Malgré la guerre de l’Indépendance américaine, le commerce avec les États-Unis a continué de croître. L’essor du commerce avec l’Asie a créé une demande de nouveaux produits. Ce n’est pas par hasard que les Anglais ont adopté le thé sucré des Indes orientales et le buvaient dans des tasses importées de Chine. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 247 En plus des porcelaines du Japon et de la Chine, la Grande-Bretagne importait du coton de l’Inde. En peu de temps, la poterie et la production de coton sont devenues des industries importantes en Angleterre. Au début, les usines importaient du coton brut d’Inde et d’Égypte, mais à partir des années 1790, elles utilisaient le coton cultivé par des esclaves dans les plantations des États-Unis. Le commerce extérieur de la Grande-Bretagne a crû régulièrement de 70 % de 1700 à 1750. Il a connu un essor remarquable au début de la révolution industrielle, augmentant de 80 % de 1750 à 1770. Grâce à cette vitalité économique, l’Angleterre abritait la population la mieux nourrie et logée d’Europe. Une grande part de cette population, environ 30 %, ne dépendait plus de l’agriculture pour vivre. Un petit nombre de propriétaires fonciers constituaient l’élite. L’Angleterre se démarquait aussi par sa classe moyenne, qui représentait près de 40 % de la population. La classe moyenne regroupait des banquiers, des marchands, des professionnels, des négociants, des commerçants et des artisans indépendants. Ces conditions préalables de nature économique et sociale ont permis le déclenchement de la révolution industrielle dans les années 1780. L’étincelle qui a mis la machine en marche a été la demande des consommateurs. La demande et l’effet multiplicateur L’industrie artisanale faisait en sorte que les gens travaillent chez eux, mais ne pouvait plus répondre à la demande. De plus en plus de gens avaient un revenu suffisant pour s’acheter des produits exotiques et des biens comme des vêtements en coton et de la vaisselle en porcelaine. Ce sont les « intermédiaires » qui ont le plus profité de cette nouvelle situation. Ces négociants achetaient des matières brutes, telles que le coton ou la laine, les remettaient à des artisans payés à la pièce qui en faisaient des vêtements, puis revendaient le produit fini. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ils ont vite constaté que s’ils produisaient plus pour moins 248 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne cher, ils auraient une clientèle plus nombreuse et feraient de plus grands profits. Les entrepreneurs industriels sont apparus en raison des limites du commerce intérieur et de la demande. Les négociants avaient au départ des fonds limités et un crédit restreint. Ils ont investi dans des biens et des machines. Les innovations étaient risquées et certaines conduisaient à l’échec. Mais quand ils réussissaient, les entrepreneurs réinvestissaient leurs profits. Ainsi, l’industrialisation était un processus dynamique. La technologie favorisait la croissance autonome. Les inventions mécaniques, présentes dans bien des industries, ont stimulé la recherche, car il fallait de nouvelles machines pour dépasser les limites technologiques. Ce phénomène, nommé « effet multiplicateur », montre comment l’innovation industrielle est un processus continu. La technologie et la société Les machines réglaient certains problèmes, mais en créaient d’autres. Prenons l’exemple de l’industrie textile, soit l’une des plus touchées par la révolution industrielle. La première étape consistait à fabriquer du fil à partir de la laine ou du coton brut. Ensuite, le fil était tissé à la main pour produire le tissu. James Kay a inventé la navette volante en 1733, ce qui a accru la productivité des tisserands, mais en même temps augmenté la charge de travail des fileurs. Le filage a donc été le premier processus industrialisé, avec l’invention de la spinning jenny par James Hargreaves en 1764 et l’utilisation de l’énergie hydraulique pour alimenter les usines et les filatures. La productivité des filatures a augmenté davantage quand la vapeur a remplacé l’énergie hydraulique. Ces innovations ont, à leur tour, surchargé le tissage. Étonnamment, la mécanisation du filage a amené le travail en usine, mais a aussi fait travailler un plus grand nombre de tisserands artisanaux. Cependant, le tissage était plus difficile à mécaniser que le filage. Le métier à tisser, la mule jenny de Samuel Compton, inventé en 1779, était une machine encombrante qui a requis de nombreuses modifications avant d’être efficace. Quelques décennies plus tard, en 1830, le Français Barthélemy Thimonnier, inventait et obtenait un brevet pour la machine à coudre. Il s’est écoulé au moins 30 à 40 ans entre la mécanisation du filage et celle du tissage. Avant la deuxième décennie du XIXe siècle, peu d’usines de textile possédaient des métiers à tisser alimentés à la vapeur. On a longtemps jugé que l’industrie textile avait eu le plus grand effet multiplicateur durant la première révolution industrielle. Elle a été l’une des premières à employer des machines et la vapeur et a transformé complètement la ville de Manchester. Toutefois, des historiennes et des historiens contemporains ont souligné que le développement de l’industrie du charbon et du fer ainsi que de la conception des machines a eu un effet plus marquant sur l’économie. Ensemble, le charbon, le fer et la vapeur ont eu un effet multiplicateur plus important que celui de l’industrie du coton sur le plan de l’innovation et du nombre d’emplois. On peut le constater dans les années 1830 et 1840 avec l’avènement de la locomotion à la vapeur et l’essor de la construction de chemins de fer, qui allaient jouer un rôle clé dans l’industrialisation de l’Europe continentale. En 1830, la Grande-Bretagne constituait la première puissance industrielle du monde. Avec une population de 21 millions d’habitants, soit moins de 10 % de la population de l’Europe en 1850, elle produisait les deux tiers du charbon dans le monde, la moitié du fer et la moitié du coton. L’industrialisation du continent européen Le continent européen s’est industrialisé deux ou trois générations après la Grande-Bretagne. Ce délai s’explique par des différences politiques et sociales entre les Britanniques et le reste de l’Europe. Les disparités dans les modes d’industrialisation sur le continent ont eu des conséquences importantes. Les conflits sociaux et les mouvements politiques de l’Europe continentale de la première moitié du XIXe siècle ont aussi découlé de ces différences. Du côté de la France, plusieurs historiennes et historiens attribuent son industrialisa- CHAPITRE SEPT tion plus tardive à la fragilité politique héritée de la Révolution française et de l’époque napoléonienne. L’accroissement de la demande pour des biens fabriqués a constitué un élément clé du changement industriel. De plus, la population a augmenté sur le continent européen et en Grande-Bretagne. La population de l’Europe est passée de 188 millions d’habitants en 1800 à 266 millions en 1850. La Grande-Bretagne a connu un taux d’accroissement encore plus grand, passant de 10 à 21 millions d’habitants durant cette période. Sa croissance économique a surpassé sa croissance démographique, alors qu’on observait le contraire dans le reste de l’Europe. Par conséquent, il y avait une main-d’œuvre abondante et bon marché sur le continent, mais les paysans et les travailleurs voyaient leur niveau de vie se dégrader et ne pouvaient acheter les biens fabriqués. C’est pourquoi l’industrialisation du continent était en retard sur celle de la Grande-Bretagne. De nombreux autres facteurs ont contribué à retarder l’industrialisation. Les guerres napoléoniennes ont perturbé le commerce, consommé les ressources des États européens et conscrit des travailleurs. Les divisions politiques, notamment dans les États et principautés d’Allemagne, ont aussi nui au commerce. En 1834, la Prusse et plusieurs États allemands ont signé l’accord Zollverein. Cette union douanière a facilité le transport de marchandises et a fait du Rhin une voie de transport majeure. Le transport terrestre demeurait toutefois difficile. Dans bien des régions, cela empêchait l’exploitation du charbon et du fer. Au moment de la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815, il y avait quelques endroits où on produisait des textiles, du charbon et du fer dans le nord de la France et l’actuelle Belgique. Ces entreprises copiaient certaines techniques et inventions britanniques. Afin de conserver sa position dominante et de prévenir l’espionnage industriel, le gouvernement britannique a interdit l’exportation de machines ainsi que l’émigration des ingénieurs et des machinistes. En revanche, les entrepreneurs britanniques ont traversé la Manche afin d’exploiter leur capital, leurs inventions et leurs connaissances. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 249 Les industriels du continent ont envoyé des représentants observer ce qui se passait en GrandeBretagne. Il est d’ailleurs bien connu que Friedrich Engels (1820-1895), un des fondateurs du communisme, a vécu à Manchester à la demande de son père, qui possédait une usine textile en Allemagne. Là, Engels a conçu sa vision de l’avenir de la nouvelle industrie. Son ouvrage classique, La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1844), a beaucoup influencé Karl Marx (1818-1883) et d’autres penseurs socialistes. Sur le continent, les nouvelles industries sont apparues plus lentement que les entrepreneurs britanniques et Engels l’avaient imaginé. La révolution industrielle s’est réellement affirmée avec la construction des chemins de fer. L’Europe a rapidement imité la Grande-Bretagne et utilisé la locomotion à vapeur. En France, la construction de chemins de fer a constitué la principale industrie des années 1830 et 1840. En Allemagne, on a construit les voies ferrées, essentielles au transport des matières premières et des produits finis, dans les années 1840 et 1850. Les chemins de fer ont eu un effet multiplicateur, car ils exigeaient une grande production de charbon, de fer, de locomotives à vapeur, de wagons et de diverses machines. Leur construction a posé les fondements des industries lourdes du continent et créé de nouvelles catégories d’emplois. Les effets sociaux de la révolution industrielle Les premières années de la révolution industrielle ont suscité d’intenses conflits sociaux. Même si les changements apportés par l’industrie semblent remarquables, il ne faut pas exagérer la vitesse à laquelle ils sont survenus. Le travail en usine ne constituait pas la norme. Même en Grande-Bretagne, il y avait plus de travailleurs agricoles que d’ouvriers en 1850. Les usines de coton employaient 272 000 femmes, tandis qu’il y avait 905 000 servantes. Les nouvelles exigences de l’industrie favorisaient la création de nouveaux emplois, 250 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne mais encourageaient également la production artisanale et traditionnelle. Par exemple, des femmes et des enfants travaillant à la pièce fabriquaient des matériaux de construction. Ces ouvriers avaient toujours les pires conditions de travail et les salaires les plus bas. Des moralistes conservateurs, comme Thomas Carlyle (1795-1881) et l’artiste William Hogarth (16971764), ainsi que des radicaux politiques comme Engels, ont dénoncé les conditions de vie dans les villes industrielles et les nouvelles relations entre les employeurs et les travailleurs. Les économistes et les ingénieurs leur opposaient une croissance de la richesse sans précédent, l’efficacité des nouvelles machines de même que l’amélioration du niveau de vie des propriétaires et des ouvriers. Ces observations contradictoires ont suscité un débat sur les effets de la révolution industrielle. Ce débat dure toujours. Le niveau de vie Selon les critères modernes, les conditions de travail et l’environnement urbain des années 1850 étaient épouvantables. Cependant, la pauvreté extrême existait déjà avant la révolution industrielle. Tous s’entendent sur le fait que l’aristocratie et la classe moyenne ont bénéficié de la révolution industrielle en tant que propriétaires, investisseurs et consommateurs. Par contre, il y a des divergences d’opinion quant au niveau de vie des travailleurs salariés, qui composaient plus des deux tiers de la population de Grande-Bretagne. De même, tous reconnaissent qu’après 1850, la révolution industrielle a offert, à long terme, davantage de produits à toutes les classes sociales, mais ne s’entendent pas sur ses effets à court terme. La communauté urbaine : les conditions de vie en ville L’analyse du XIXe siècle permet de constater deux évolutions notables : une croissance démographique remarquable en Europe (de 188 millions d’habitants en 1800 à 401 millions en 1900) et une augmentation de la population des villes. Sauf en Grande-Bretagne, la majeure partie de la population vivait à la campagne, même dans la deuxième moitié du siècle. Les grandes villes ont toutefois dominé le paysage social et politique, surtout les grandes capitales qui allaient devenir les métropoles d’aujourd’hui. L’industrialisation a transformé les petits centres de commerce et de fabrication artisanale en grandes villes modernes. De plus en plus de gens vivaient en ville. En 1800, l’Europe comprenait 22 villes de plus de 100 000 habitants ; en 1895, il y en avait 120. Leur population représentait 10 % de la population d’Europe. Au début du XIXe siècle, l’Allemagne abritait 2 villes de plus de 60 000 habitants, Berlin et Hambourg. En 1871, elle comptait 8 villes de plus de 100 000 habitants. Cette croissance des villes était remarquable. Avant les années 1860, elles grossissaient seulement en raison de l’arrivée des gens de la campagne. En l’absence totale d’urbanisme, il est clair que la surpopulation, la médiocrité des logements, la pénurie d’eau potable et les sytèmes sanitaires insuffisants ou inexistants ont fait des villes un environnement idéal pour la propagation des maladies. Le taux de mortalité y excédait celui des naissances. Les régions industrialisées des îles Britanniques fournissent les cas les plus exceptionnels de croissance urbaine de 1780 à 1850. Il y a eu des signes d’urbanisation en Belgique et en France à partir des années 1830, mais le rythme s’est intensifié après les années 1840, là et en Allemagne. Les municipalités britanniques symbolisaient une ère nouvelle et effrayante, avec une explosion ni planifiée ni réglementée à partir des années 1820. À ce moment, 17 % de la population britannique vivait dans des villes de plus de 20 000 habitants. En 1851, ce nombre est passé à 35 %, puis à plus de 50 % en 1891. Au cours des décennies charnières de 1830 et 1840, les principales villes industrielles ont crû à une vitesse phénoménale. La croissance des villes industrielles de Grande-Bretagne Les gens de la campagne arrivaient en masse dans les villes en quête de travail. Après l’emploi, la priorité était de trouver un endroit où vivre. Avant la Révolution française, des riches et des pauvres vivaient souvent à des étages différents d’un même immeuble. Cette mixité sociale a disparu au XIXe siècle, avec la domination de la classe moyenne et l’expansion du prolétariat (la classe la plus pauvre). Dans chaque ville européenne, les bourgeois ont eu leurs propres quartiers et les prolétaires se sont retrouvés dans des ghettos. Les logements des pauvres différaient des maisons de la classe moyenne. Ils étaient sales et délabrés. N’importe qui pouvait y entrer, même dans les moments les plus intimes. On y trouvait quelques matelas, des ustensiles de cuisine, une table, des chaises et parfois un coffre familial. Des familles entières vivaient dans une ou deux pièces. Très rarement, il y avait un objet personnel, comme un oiseau en cage, ou une marque d’intimité, comme des rideaux. En guise de tableaux, les gens fixaient au mur des images découpées dans des magazines. Les planchers étaient mal carrelés et les plafonds, supportés par de grossières poutres en bois noires. Les conditions de vie des citadins pauvres du XIXe siècle étaient épouvantables. Il n’était pas rare que plusieurs personnes cohabitent dans une seule pièce. CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 251 La pénurie de logements s’aggravait avec la croissance des villes. Les logements étaient surpeuplés et il n’y avait plus d’intimité possible. Les ouvriers devaient vivre près de leur lieu de travail, car il n’y avait pas de transport en commun. De plus, ils étaient habitués à cette façon de faire, car à la campagne, parents et enfants travaillaient souvent ensemble. Le repas principal était à midi. Pour manger à la maison, les ouvriers devaient aller et venir plusieurs fois durant leur journée de travail, qui durait de 12 à 16 heures. Les employeurs et les constructeurs ont vite construit des logis à peu de frais. Ils se préoccupaient davantage du profit que des conditions de vie. Il était fréquent qu’une famille ne dispose que de deux pièces, l’une pour cuisiner et s’asseoir, l’autre pour dormir. Parfois, il n’y avait qu’un seul lit. Dans les pires cas, 8 à 10 personnes pouvaient vivre dans une pièce. Des familles ou des célibataires des deux sexes devaient partager le même lit, au désarroi des moralistes de l’époque. On construisait les maisons en rangées ou en pâtés, avec une cour commune où se trouvaient un robinet et une toilette. Il y avait donc peu d’air frais, peu d’eau potable et peu de moyens d’enlever les ordures, y compris les excréments. James Hole (11819-1895) a décrit les conditions de Leeds dans un rapport parlementaire datant de 1845 : Les régions de loin les plus insalubres de Leeds sont les pâtés de maisons fermés, communément appelés cours, érigés pour loger les travailleurs. Certains, quoique situés sur un terrain relativement surélevé, sont privés d’air en raison de leur structure fermée et complètement dépourvus de canalisations sanitaires, de toilettes ou d’endroits pour se laver. Ce sont des ensembles humides et sales… On jette les cendres, ordures et saletés de toute sorte dans la rue et les cours par les portes et fenêtres des maisons… Les cabinets [toilettes] sont peu nombreux par rapport au nombre d’habitants. On peut voir dedans de l’avant et de l’arrière, ils sont invariablement insalubres et passent souvent six mois sans qu’on les vide. Les gens semblent dépourvus de savoir-vivre et, en 252 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne raison de l’état de contamination constant de l’atmosphère, on trouve quantité de personnes en mauvaise santé. Cela provoque un manque d’énergie ainsi qu’un désir d’alcool et d’opiacés. L’influence combinée de ces conditions entraîne des pertes de temps, une augmentation de la pauvreté et la mort prématurée de bien des gens. Les artisans qualifiés et les mécaniciens mieux rémunérés avaient un meilleur niveau de vie. Cependant, beaucoup d’ouvriers des usines textiles de Leeds et d’ailleurs vivaient dans les conditions surpeuplées et insalubres décrites par James Hole. Les propriétés rurales La révolution industrielle a fait naître le mythe de la campagne. Selon ce mythe, qui persiste aujourd’hui, la vie à la campagne était plus saine, l’air frais y abondait et les enfants y étaient plus heureux et en santé. Les maisons des pauvres vivant à la campagne au XIXe siècle n’évoquent pourtant pas une vie saine et douce. Une description des petites fermes de France indique que les demeures n’avaient qu’une pièce, servant de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher pour toute la famille (et parfois même d’écurie ou d’étable). Le texte ajoute ceci : « On se sert parfois de lampes à l’huile, noircies par la fumée, pour s’éclairer, mais la lumière ne provient généralement que du feu. Le sol est en terre battue avec des flaques çà et là. Un pas dans celles-ci, et les enfants pataugent dans la boue. » Une autre description, trouvée dans un rapport médical du milieu du XIXe siècle, illustre la vie des pauvres de la campagne : On emploie le même taudis pour préparer les aliments, entreposer les restes servant à nourrir les animaux et ranger le petit matériel agricole. L’évier se trouve dans un coin, les lits, dans l’autre. On suspend les vêtements à une extrémité et la viande salée à l’autre. On transforme le lait en fromage et la pâte en pain. Même les animaux partagent la pièce, où ils mangent et font leurs besoins. La cheminée, trop courte et trop large, laisse pénétrer le vent frais, ramenant la fumée dans cette misérable demeure, foyer du fermier et de sa famille. Les conditions de travail En plus de s’adapter à la ville, les ouvriers ont dû s’habituer à de nouvelles conditions de travail. Durant la période artisanale qui a précédé la révolution industrielle, la famille travaillait en groupe et déterminait son rythme de travail dans une certaine mesure. Pour un produit en demande, les gens travaillaient dur et longtemps. Si la demande baissait, ils travaillaient à un rythme modéré. Dans le système de production des usines, mécanisé et spécialisé, les tâches étaient ennuyeuses et répétitives. C’est la machine qui fixait le rythme. À l’usine, l’employeur établissait les périodes de travail et de repos. Les premières usines possédaient des horloges à l’entrée, car les travailleurs devaient se présenter à une heure précise. Il a été difficile d’imposer cette nouvelle discipline temporelle. Les ouvriers gardaient l’habitude préindustrielle du « lundi saint », qui consistait à prendre congé pour se remettre des excès du samedi soir et du dimanche. Les employeurs imposaient des amendes et des sanctions pour les retards, les interruptions de travail et l’absentéisme. De nombreuses mesures disciplinaires appliquées dans les écoles strictes du XIXe siècle reproduisaient celles des usines : punitions pour les retards, permissions pour sortir, silence dans les corridors, châtiments corporels pour les écarts de conduite, etc. Au-delà du rythme des machines et de l’horaire strict, il y avait la question des heures de travail. La semaine de travail suivait le principe biblique des six jours de travail et du repos le dimanche. Les ouvriers recevaient leur paie le samedi, alors ils sortaient, faisaient les courses et s’amusaient le samedi soir. Ce sont les vendeuses qui travaillaient le plus, jusqu’à 90 heures par semaine. Ces filles et jeunes femmes CHAPITRE SEPT Loisirs d’autrefois Au XIXe siècle, les ouvriers avaient peu de congés. Même si la Loi sur les usines de 1833 stipulait le droit à certains congés fériés durant l’année, les employeurs s’y conformaient avec difficulté. Dans leurs temps libres, les ouvriers aimaient s’éloigner de la saleté, de la congestion et de l’agitation des villes pour retrouver la tranquillité, la propreté et la beauté naturelle des campagnes. Les stations balnéaires comme Blackpool et Brighton sont devenues les lieux de prédilection des masses. Les gens s’y rendaient en bateau à vapeur ou en train. Toutefois, l’hébergement ne valait pas beaucoup mieux que leur foyer. En haute saison, la nourriture était mauvaise et six personnes ou plus devaient partager un seul lit. occupaient un emploi respectable, mais peu rémunéré. Une journée à l’usine commençait vers 5 h ou 6 h, avec un petit déjeuner à 8 h. Le temps de travail réel était de 12 à 14 heures, mais la journée durait de 14 à 16 heures avec les repas et se terminait vers 20 h ou 21 h. Les conditions étaient peu sécuritaires, les blessures et les maladies liées à la tâche étaient communes. L’ÉVOLUTION DE LA FAMILLE Le travail et la vie privée Le travail des enfants a été un des sujets les plus controversés de la révolution industrielle. Au début des années 1830, le mouvement abolitionniste qui s’opposait à l’esclavage dans les Indes occidentales était en plein essor. Le moraliste et réformateur industriel Richard Oastler a profité de l’occasion pour mener une campagne efficace contre ce qu’il nommait «l’esclavage du Yorkshire». Oastler prétendait que le travail des enfants dans les usines de laine se comparait à La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 253 l’esclavage d’Africains sur les plantations d’Amérique. Il a également fait campagne pour limiter les journées de travail à 10 heures. La révolution industrielle n’a pas inventé le travail des enfants. Dans le système artisanal préindustriel, les enfants contribuaient au revenu familial. Les garçons et les filles de 9 ou 10 ans allaient vivre et travailler chez des fermiers, des maîtres d’œuvre ou des marchands. La première génération d’ouvriers a voulu préserver la pratique du travail familial. Ainsi, les usines embauchaient des familles entières pour s’occuper des machines à filer. Avec des machines plus grosses, on a eu moins besoin d’hommes adultes. Les usines ont engagé plus de femmes et d’enfants. Cependant, selon les mœurs de l’époque, l’homme était le soutien de famille principal. Ainsi, les femmes recevaient un salaire moindre, puisqu’il s’agissait d’un revenu secondaire. Les hommes se sont concentrés sur le travail. Ils passaient leurs temps libres avec leurs collègues, notamment dans les tavernes et les sociétés d’aide mutuelle. Les femmes partageaient leur temps entre le travail et la maison. Les cours ou les rues de quartier sont devenues leur domaine. En général, les femmes mariées quittaient leur emploi, surtout à la naissance d’un premier enfant. Cependant, le travail était essentiel pour de nombreuses femmes, veuves, seules avec leurs enfants ou ayant des maris malades ou sans emploi. L’industrie textile embauchait presque uniquement des femmes et des enfants. Les grands-mères prenaient soin des bébés. Beaucoup de femmes devaient à la fois travailler et s’occuper des tâches ménagères. Malgré tout, les réformateurs de la classe moyenne leur reprochaient de négliger leur ménage et leurs enfants. Ils blâmaient aussi les maris de ne pas gagner assez d’argent et les disaient paresseux et alcooliques. À cette époque, il fallait travailler jusqu’à la mort. Ainsi, la vieillesse était synonyme de pauvreté, car il n’y avait pas de pension de l’État ou autre. Bien entendu, la maladie, un accident de travail ou le chômage avait des conséquences dramatiques à tout âge. Le mariage et le divorce Puisque les enfants sont plus petits que les adultes, ils convenaient bien aux travaux dans les puits et les tunnels étroits des mines. Selon toi, quel effet cela a-t-il eu sur les enfants ? 254 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Malgré les efforts de la classe moyenne pour favoriser des comportements moraux et respectables, les choses ont changé lentement en Europe. Avant le XIXe siècle, les hommes se mariaient tard et il y avait beaucoup de femmes célibataires. Les mariages à un jeune âge ont commencé au cours des trois premières décennies du XIXe siècle. Cela a entraîné une hausse significative du taux de natalité. Dans la deuxième moitié du siècle, les femmes de nombreux pays d’Europe ont eu moins d’enfants en raison du déclin de la mortalité infantile et d’autres facteurs. Une activité sexuelle accrue chez les personnes non mariées a fait bondir le nombre d’enfants illégitimes. Dans bien des régions, les curés et les ministres du culte ont tenté d’arranger des mariages pour éviter des naissances illégitimes. On estime toutefois que jusqu’à 50 % des Parisiennes et des Parisiens du XIXe siècle sont nés hors mariage. La nouvelle morale voyait d’un mauvais œil les gens qui choisissaient de vivre ensemble sans s’épouser. Cette pratique était très répandue en Angleterre. La Loi sur le mariage de 1753 avait pour but de mettre fin aux unions irrégulières en simplifiant les mariages civils. Pourtant, bien des couples des régions rurales ont continué de vivre ensemble sans se marier. Chez les couples mariés, l’adultère était répandu. Même si on considérait la vie en couple en dehors des liens du mariage comme de la bigamie, les colonies telles l’Afrique du Sud et l’Australie n’ont pas appliqué les lois de l’Angleterre sur le mariage. À la dissolution d’un mariage, les conséquences variaient selon la classe sociale. Avant la révision de la Loi sur le mariage en 1857, seuls les riches et les gens influents pouvaient se payer un divorce légal en Angleterre. Les gens des classes inférieures divorçaient aussi, même si c’était illégal. Une femme abandonnée ou battue pouvait rendre son alliance devant témoins pour signaler la fin du mariage. La plupart des couples ne se souciaient pas des cérémonies. En cas de rupture, ils se séparaient, puis se mariaient parfois de nouveau, même sans divorce officiel. La violence familiale La violence familiale variait selon la classe sociale. Chez les ouvriers, un homme avait le droit de battre sa femme. Les maris, ivres ou frustrés par leur longue journée de travail, passaient souvent leur colère sur leur femme. Ils pouvaient donner comme raison : « Le repas n’était pas prêt et le feu s’était éteint. » Les enfants de toutes les classes subissaient aussi de la violence, mais au XIXe siècle, les femmes constituaient les principales victimes. La violence familiale est devenue le thème privilégié des histoires de crimes des journaux. Les articles illustraient de manière éloquente les problèmes de la vie privée au XIXe siècle. CHAPITRE SEPT Le changement de rôles des hommes et des femmes Le code Napoléon, qui a posé les fondements des lois de presque tout le continent européen ainsi qu’au Québec avec le Code civil, accordait l’autorité au mari dans la famille. L’article 213 du Code civil enlevait aux femmes et aux mères toute capacité juridique : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. » Comme les femmes mariées n’avaient aucun droit juridique, elles ne pouvaient pas participer aux conseils de famille où se prenaient les décisions importantes. Elles ne pouvaient pas non plus être tutrices d’un enfant mineur, car ce rôle revenait à un parent masculin. De plus, les hommes adultères ne couraient aucun risque, alors qu’on pouvait punir les femmes adultères, même de mort, sous prétexte qu’elles pouvaient nuire à l’institution familiale même. En effet, un héritier mâle et légitime devait perpétuer le nom de la famille. Enfin, les hommes possédaient tous les biens familiaux. Seuls les gens riches, qui signaient un contrat protégeant les biens des épouses, pouvaient aboutir à une entente équitable en cas de divorce. Au XIXe siècle, le mari recevait également le salaire de sa femme. Il lui versait ensuite sa part pour qu’elle achète la nourriture et le nécessaire. L’emprise du mari sur l’argent du couple est demeurée la norme en France jusqu’à ce que la loi soit modifiée en 1907. Le père avait aussi une autorité entière sur ses enfants. Il prenait toutes les décisions relatives à l’éducation ou au mariage. On croyait que les femmes suivaient leurs sentiments plutôt que la raison quand elles prenaient des décisions à propos de leurs enfants. En cas de désobéissance ou d’obstination, le père pouvait les faire arrêter et emprisonner. Le rôle des femmes Au XIXe siècle, les femmes ont commencé à revendiquer des changements qui allaient transformer leur participation à la vie sociale. Toutefois, la vie dans les foyers était au mieux restreinte, au pire, dure et brutale. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 255 À cet égard, le philosophe et économiste John Stuart Mill (1806-1873) a mené une campagne dénonçant la violence envers les femmes et le peu d’action des tribunaux. En 1869, il a publié De l’assujettissement des femmes. Dans cet ouvrage influent, il demandait la fin de la violence physique. Il soutenait aussi que les femmes avaient autant droit au bonheur que les hommes. Il affirmait ainsi : Je crois que les relations sociales des deux sexes, qui subordonnent un sexe à l’autre au nom de la loi, sont mauvaises en elles-mêmes et forment aujourd’hui l’un des principaux obstacles qui s’opposent au progrès de l’humanité ; je crois qu’elles doivent faire place à une égalité parfaite, sans privilège ni pouvoir pour un sexe, comme sans incapacité pour l’autre2. D’autres ont milité pour les droits des femmes. En 1825, William Thompson (1775-1833), a publié un traité intitulé Réclamation d’une moitié de la race humaine, les femmes, contre les prétentions de l’autre moitié, les hommes, qui les gardent en esclavage politique et, par conséquent, civil et domestique. Thompson y prétendait que les foyers n’étaient pas un « lieu de bonheur tranquille », mais « l’éternelle prison de la femme ». Il a ajouté : « La maison appartient à l’homme, avec tout ce qu’elle contient ; de tout le mobilier, le plus abject est sa machine procréatrice, son épouse. » Le XIXe siècle a constitué une période de transition pour les femmes. Malgré une exploitation continue, elles ont appris à lire et à écrire, et ont entrepris la croisade qui leur permettrait d’obtenir leurs pleins droits au XXe siècle. Au Canada, des positions aussi avant-gardistes que celles de Thompson et Stuart Mill seront défendues un peu plus tard par quelques-uns, en particulier Nellie McClung (1873-1951) était politicienne et activiste des droits des femmes. 256 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Relis, réfléchis, réagis 1. a) Quelles conditions préalables en GrandeBretagne ont conduit à la révolution industrielle ? b) Laquelle a eu la plus grande influence ? Explique ta réponse. 2. Au moyen d’un schéma, illustre le concept d’effet multiplicateur. Montre le principe de causalité entre les inventions mécaniques et les changements du début de la révolution industrielle. 3. « La famille nucléaire d’aujourd’hui est le résultat des forces d’industrialisation et d’urbanisation de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. » Explique pourquoi tu es d’accord ou non avec cet énoncé. LE RÔLE SOCIAL DU GOUVERNEMENT Les changements du niveau de vie, des modes de travail, de la vie familiale et des expériences ont perturbé la société et exigé des adaptations importantes tant des individus que des communautés. Les cycles de croissance et de ralentissement économique influaient directement sur le bien-être des gens et des communautés. À ses débuts, la révolution industrielle a connu des hauts et des bas. Durant les périodes de croissance, un grand nombre d’emplois assurait de meilleures conditions de vie. En revanche, au cours des dépressions, le chômage généralisé des grandes villes, comme Manchester en Angleterre, constituait un grave problème social. Ce va-et-vient entre la prospérité et la misère a fait évoluer les attentes des gens. Après avoir connu des moments agréables, les gens enduraient moins les périodes difficiles. Ils demandaient alors aux employeurs et au gouvernement d’agir. L’industrialisation a fait naître un sentiment d’appartenance chez les ouvriers. Cela s’est traduit par l’exigence du droit de vote et de changements sociaux. Les activistes politiques de la classe ouvrière, les radicaux de la classe moyenne et les moralistes conservateurs ont interprété la misère urbaine et la dureté des conditions de travail comme étant une nouvelle forme de rapports humains. L’historien écossais Thomas Carlyle (1795-1881) croyait à la nécessité d’avoir des dirigeants, ou « capitaines » d’industrie, ainsi qu’au devoir de travail des ouvriers. Il estimait que les relations humaines se réduisaient désormais à un « paiement en espèces ». Selon lui, l’employeur ne pensait qu’à faire des profits et ne considérait plus ses employés comme des humains, mais comme un facteur coût de la production. Les ouvriers syndiqués et d’autres militants de la classe ouvrière ont rejeté la domination du paiement en espèces et ont défendu les valeurs de communauté et de coopération. Ils ont cherché une solution : la démocratie égalitaire. Thomas Carlyle et d’autres moralistes conservateurs, comme le politicien Benjamin Disraeli (1804-1881) et l’écrivain Charles Dickens (1812-1870), ont tenté de justifier la hiérarchie sociale. C’est le cas dans Oliver Twist et Les grandes espérances. Ils espéraient rétablir une sorte de paternalisme où les employeurs et l’État avaient des obligations morales envers les moins fortunés. Le laisser-faire : aucune intervention gouvernementale Les industriels pensaient bien comprendre le fonctionnement de la nouvelle économie libre d’une moralité démodée. D’ailleurs, la nouvelle science économique prétendait que le laisser-faire, c’est-à-dire l’absence d’intervention gouvernementale et de restriction, améliorait la croissance économique. Au début du XIXe siècle, les partisans du laisser-faire ou d’une économie de marché étaient pessimistes quant aux possibilités d’améliorer le niveau de vie des pauvres. Thomas Malthus (1766-1834), un pasteur anglican, a été un des premiers démographes. Il a étudié l’accroissement de la population et de la pauvreté dans CHAPITRE SEPT les campagnes anglaises. Dans son Essai sur le principe de population (1798), il a soutenu que la population augmentait plus rapidement que l’approvisionnement en nourriture. Même avec un meilleur niveau de vie, les pauvres feraient plus d’enfants et, ainsi, redeviendraient pauvres. L’économiste britannique David Ricardo a combiné les théories d’Adam Smith sur la recherche de l’intérêt personnel aux théories démographiques de Malthus dans son ouvrage Principes d’économie politique publié en 1817. Selon lui, une augmentation de la population et une baisse de profits limitaient les salaires de façon stricte. Par conséquent, il y avait peu de choses à faire pour améliorer le niveau de vie. Ces théories ont offert un appui considérable aux politiques libérales du laisser-faire et au refus de toute réglementation du commerce et de l’industrie. Elles confirmaient aussi la vision que les entrepreneurs avaient de leur propre réussite, attribuable à l’autodiscipline, à la diligence, à l’épargne et à l’indépendance. Il y avait toutefois une contradiction entre la théorie libérale et la réalité sociale. Des moralistes chrétiens choqués par les conditions dans les nouvelles industries et les villes en expansion ont voulu intervenir. En Grande-Bretagne, les torys paternalistes, fatigués des critiques libérales du statu quo, ont dénoncé la souffrance humaine dans les usines. Les émeutes, les grèves et les protestations politiques des travailleurs de fermes et d’usines qui exigeaient une amélioration de leurs conditions sociales et économiques ont accru le sentiment d’urgence. Suivant une politique de laisser-faire, le gouvernement n’a pas réagi. Pourtant, les réalités sociales avaient grand besoin d’une intervention politique. L’utilitarisme : l’intervention et la réglementation gouvernementales Le philosophe et moraliste libéral Jeremy Bentham (1748-1832) a proposé un moyen de sortir de l’impasse sociale du début du XIXe siècle. Cet homme original et La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 257 influent croyait, comme Adam Smith, qu’il valait mieux laisser les gens rechercher leur intérêt personnel. Selon Smith, une «main invisible» résolvait les conflits créés par la concurrence et restaurait naturellement l’équilibre du marché. Plus réaliste, Bentham admettait les conflits et acceptait qu’il y avait des gagnants et des perdants. Bentham partait du principe que les réactions humaines sont soit agréables, soit douloureuses. Il pensait qu’on pouvait mesurer les effets d’une législation au moyen d’une formule simple, appelée « principe d’utilité ». Selon ce principe, une loi devait viser « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». En cas de conflits, le gouvernement pouvait intervenir et créer une mesure artificielle de l’utilité pour la société. Bentham croyait toutefois que le principe de libre concurrence d’Adam Smith permettait de recourir à cette mesure seulement en cas de conflit. Les interventions étaient donc exceptionnelles. Sa philosophie utilitariste a contribué à rendre acceptables les interventions gouvernementales. Après sa mort en 1832, son influence s’est manifestée chez ses disciples, qui ont étudié les conditions sociales et influencé la nouvelle législation sociale des années 1830 et 1840. Ironiquement, pendant cette période de laisser-faire, le rôle de l’État s’est accru et la fonction publique moderne est apparue. Et ce, en partie grâce à Bentham. La législation sociale La législation sociale de cette époque abordait des sujets tels que l’aide aux démunis, les conditions de travail dans les usines ou la réglementation sur la santé publique. La population rurale plus nombreuse et plus pauvre et le recours abusif à l’aide paroissiale (une aide financière offerte aux pauvres) ont amené les contribuables à protester contre la vieille Loi sur les pauvres, instaurée en 1597 durant le règne d’Élisabeth Ire. Au moment de modifier la Loi, le gouvernement a analysé pour la première fois le système existant. Les membres de la commission d’enquête se sont servis des résultats 258 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne pour élaborer la nouvelle Loi sur les pauvres de 1834. Ils se sont basés sur un rapport plaisir-douleur appelé « principe de moindre préférence ». Pour obtenir une assistance publique, une personne devait être internée dans un « asile des pauvres ». Les conditions y étaient pires qu’à l’extérieur afin de décourager les gens d’y recourir. Avec des conditions pires que celles de l’emploi le moins bien rémunéré, la Loi voulait pousser les pauvres des campagnes à intégrer l’économie de marché. La nouvelle loi a aussi mis en place une idée de Bentham, celle d’un conseil central pour superviser l’administration locale. La nouvelle Loi sur les pauvres a permis de corriger les abus dans les campagnes, mais elle ne convenait pas aux régions industrielles soumises à des vagues massives de chômage. Il y a donc eu beaucoup de protestations. Les gens considéraient les asiles des pauvres comme des prisons. La Loi est néanmoins demeurée la principale source d’aide sociale jusqu’en 1909. Durant ses 75 années d’existence, environ 5 % de la population a dépendu de ses allocations. Les théories de Bentham ont aussi influencé d’autres principes législatifs. Des évangélistes, scandalisés par les conditions de travail dans les usines textiles, ont demandé la réglementation du travail des femmes et des enfants. La Loi sur les usines de 1833 a interdit l’embauche des enfants de moins de 9 ans et limité les heures de travail des jeunes de moins de 18 ans. Contrairement aux précédentes, cette loi a été efficace parce qu’elle incluait la proposition de Bentham d’établir une autorité centrale avec des inspecteurs. Grâce à l’expérience des inspecteurs ainsi qu’à la pression des évangélistes et des syndicats, la Loi sur les usines de 1847 a limité les journées de travail des enfants à 10 heures. Cette limite est devenue la norme pour les adultes dans les usines textiles. Une autre commission d’enquête a révélé les conditions scandaleuses du travail souterrain effectué par des femmes et des enfants dans les mines de charbon. Dans les communautés minières, les enfants avaient un retard de croissance et atteignaient la puberté plus tard. Les adultes vieillissaient prématurément. Des femmes enceintes, qui tiraient des wagons de charbon jusqu’à la surface, faisaient des fausses couches et souffraient de blessures internes. La Loi sur les mines de 1842 a ainsi interdit l’embauche de femmes et d’enfants de moins de 10 ans dans les mines. Anecdotes d u pas s é Les chirurgies n’ont jamais fait rire… du moins jusqu’au XIXe siècle, quand Sir Humphrey Davy a suggéré l’emploi d’oxyde nitrique comme anesthésique. Auparavant, d’autres substances servaient à atténuer la douleur, par exemple l’alcool. Au début, des fêtards et des poètes célèbres, tels Wordsworth et Coleridge, utilisaient l’acide nitrique. Ils croyaient que cela rehaussait leurs perceptions sensorielles. La vraie révolution a toutefois consisté dans l’emploi du gaz hilarant chez les dentistes à partir des années 1840. Peu après, on s’est servi d’autres substances, telles que l’éther et le chloroforme, pour atténuer la douleur de ceux qui allaient chez le dentiste ou sur la table d’opération. Dans les années 1840, le médecin Edwin Chadwick a souligné le taux élevé de mortalité dans les villes. Chadwick avait été secrétaire de Bentham et membre des commissions menant aux lois sur les pauvres et les mines. Une épidémie de choléra ainsi que la pression de l’opinion publique ont alors poussé le gouvernement à agir. Chadwick, de nouveau membre d’une commission d’enquête, a participé à la rédaction de la Loi sur la santé publique de 1848. Cette loi exigeait la formation d’un comité général de la santé chargé de surveiller les conditions sanitaires. Dans son ensemble, la législation sociale adoptée durant la période de laisser-faire a redéfini le rôle social du gouvernement. Elle a établi de nouvelles méthodes d’enquête sur les problèmes sociaux et mis en place des fonctionnaires qui influenceraient les lois ultérieures. CHAPITRE SEPT LE MAINTIEN DE L’ORDRE POLITIQUE Dès 1815, de grands changements étaient en marche en Grande-Bretagne et allaient avoir des répercussions sur le continent. Quand les monarques se sont rassemblés pour redessiner les frontières de l’Europe, les forces dominantes étaient plus réactionnaires que réformatrices. Le vieil ordre social de la noblesse terrienne subsistait en Europe, à l’exception de la France et de son héritage révolutionnaire. Au début du XIXe siècle, le Canada subissait le même sort. Son gouvernement était géré au Bas-Canada par la « clique du Château », pour la plupart de riches marchands britanniques. Dans le Haut-Canada, c’était le « Pacte de Famille » qui dominait, c’est-à-dire une alliance entre des élites traditionnelles et un groupe de fonctionnaires. Après la défaite de Napoléon, les dirigeants d’Europe ont entrepris de redonner leur trône aux monarques déchus. C’est ce qu’on a appelé la Restauration. Il était toutefois impossible de revenir en arrière : la Révolution française avait créé une nouvelle vision politique et déchaîné la force des insurrections populaires. La réforme politique, modérée ou radicale, avait une seule issue possible : l’affaiblissement de l’autorité et la réduction des privilèges des rois et des nobles. Les guerres napoléoniennes avaient fait prendre conscience d’un autre danger. Il fallait éviter qu’une puissance de l’Europe restaurée puisse dominer les autres. Les diplomates ont alors conclu une très bonne entente de paix. En effet, il n’y a eu aucune grande guerre en Europe jusqu’en 1914. La Restauration a été moins efficace à l’intérieur des pays. D’une part, la croissance démographique et les changements économiques ont ébranlé les bases de l’ordre restauré. D’autre part, le mécontentement social a donné un nouveau sens à la célèbre devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Les forces réactionnaires ne pouvaient pas résister aux exigences du libéralisme, de la démocratie, du nationalisme et du socialisme. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 259 Metternich et le congrès de Vienne Les alliés victorieux ont redonné son trône au prétendant légitime des Bourbons, Louis XVIII, pendant que les Autrichiens et les Prussiens occupaient Paris et que Napoléon était exilé sur l’île d’Elbe. Les termes de ce traité, le traité de Paris, reconnaissaient en mai 1814 les frontières de la France d’avant la révolution. Quand les alliés se sont réunis de nouveau à Vienne en octobre 1814, les monarques d’Europe ont emmené leurs courtisans. L’empereur d’Autriche devait offrir des logements, des banquets somptueux et des divertissements à environ 14 000 personnes. Les représentants des principales puissances, à savoir l’Autriche, la Russie, la Prusse, la GrandeBretagne et la France, négociaient les termes du traité en privé, ce qui ne plaisait pas aux princes des petits États. La nouvelle du retour triomphal de Napoléon en mars 1815 a interrompu le Congrès. Cent jours plus tard, en juin, Napoléon subissait la défaite à Waterloo (dans l’actuelle Belgique), puis retournait en exil sur l’île de Sainte-Hélène, une possession britannique au sud de l’Atlantique. Cet épisode a sans contredit affaibli le pouvoir de négociation du délégué français, le prince de Talleyrand, mais a peu changé les objectifs du Congrès. Le personnage principal du Congrès était le ministre des Affaires étrangères d’Autriche, le prince Klemens Wenzel von Metternich (1773-1859). Cet aristocrate était plein d’assurance et vaniteux. Il a cherché à maintenir et à protéger la position de l’Autriche dans l’ordre européen restauré. Moins visionnaire que réaliste, il a reconnu qu’il fallait, pour servir les intérêts de l’Autriche, préserver les institutions et les principes conservateurs qu’il chérissait et établir des relations diplomatiques stables. Le concert européen : le maintien de la stabilité politique Le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, Klemens Wenzel von Metternich (1773-1859) 260 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Le congrès de Vienne a établi un accord territorial, mais il a aussi instauré la pratique de tenir des réunions diplomatiques pour résoudre les disputes. La conception de « concert » européen convenait parfaitement en regard de la France. Les quatre puissances victorieuses, à savoir la Russie, la Prusse, l’Autriche et la GrandeBretagne, ont alors formé la Quadruple-Alliance en novembre 1815. Elles ont convenu d’agir ensemble si la France reprenait ses idées expansionnistes. Deux mois plus tôt, le tsar Alexandre Ier (17771825) avait soumis un projet plutôt controversé. Très absolutiste, il voulait combiner la diplomatie à son mysticisme chrétien. Selon lui, l’harmonie européenne dépendait de l’adoption d’un ordre souverain, sanctionné par Dieu et dirigé par des monarques légitimes. Son principe de légitimité prétendait que Dieu choisissait les dirigeants selon un mode de succession héréditaire plutôt que par des élections. Le Congrès avait respecté ce principe en restaurant les Bourbons sur les trônes de France, d’Espagne et de Naples. Afin de protéger ces souverains légitimes, le tsar a proposé que les membres de la Sainte-Alliance acceptent d’intervenir dans les affaires internes des États qui seraient aux prises avec les fléaux de la Révolution française, c’est-à-dire le libéralisme, les insurrections populaires et le nationalisme. L’Autriche et la Prusse se sont jointes à la SainteAlliance afin de ne pas offenser le tsar et par crainte des forces réformatrices. Metternich n’avait pas le mysticisme du tsar, mais il s’opposait à toute forme de libéralisme. Jusqu’à ce que la révolution de 1848 entraîne sa perte, Metternich a résisté à la vague déstabilisatrice des réformes libérales. C’est pourquoi il a accepté de faire appel à l’armée autrichienne et d’appuyer les membres de la SainteAlliance. Lord Castlereagh, ministre des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne, a appuyé Metternich dans l’établissement du nouvel équilibre politique, mais il a refusé d’adhérer à la Sainte-Alliance. La Grande-Bretagne était une monarchie constitutionnelle. George III (et après lui, George IV) y régnait par l’entremise d’un puissant parlement élu. Castlereagh n’acceptait pas le principe selon lequel la Sainte-Alliance pouvait intervenir dans les affaires internes des autres États pour y imposer un ordre politique d’inspiration divine. En 1820, à la suite de soulèvements en Espagne et en Italie, l’Autriche, la Prusse et la Russie ont signé le protocole de Troppau. Ces pays s’engageaient ainsi à intervenir au moindre signe de crise révolutionnaire. Castlereagh a encore refusé de signer, car selon lui, de telles interventions ne faisaient qu’aggraver les conflits. La Grande-Bretagne protégeait également ses intérêts : les colonies hispano-américaines étaient en train de se révolter, leur indépendance en ferait de nouveaux marchés. Castlereagh ne voulait pas participer à une alliance qui rétablirait l’Espagne en Amérique du Sud. Les désaccords au sujet de la Sainte-Alliance annonçaient des troubles à venir. La Restauration avait créé un nouvel équilibre des puissances et les petits États en payaient le prix, car ils se retrouvaient sous l’autorité des grands. Les monarques avaient retenu toute l’attention et on n’avait pas pensé aux droits de leurs sujets. Metternich et ses alliés voulaient effacer les conséquences de la Révolution française, mais ils CHAPITRE SEPT ont plutôt ranimé les forces révolutionnaires qu’ils désiraient vaincre, car ils ont ignoré la volonté et les besoins des peuples. Les réactionnaires et les réformistes, de 1815 à 1830 Napoléon et ses armées prétendaient libérer l’Europe de l’absolutisme et des privilèges de l’aristocratie. Les peuples conquis ont souvent interprété ces déclarations comme étant de la propagande, mais elles comportaient néanmoins une part de vérité. Napoléon a adopté des constitutions et des lois dans l’esprit des Lumières et de la Révolution. Les réformes napoléoniennes ont profité à certains bourgeois des Pays-Bas, de la Rhénanie, de l’Espagne et de l’Italie. Ces gens ont donc mal accueilli la restauration de l’absolutisme en 1815. Par contre, au centre et à l’est de l’Europe, sauf en Pologne, les réformes avaient eu peu d’effet. L’absolutisme est demeuré fort en Russie, en Prusse et dans l’Empire d’Autriche. Par intérêt personnel, les deux grandes puissances, la Grande-Bretagne et la France, ont coopéré à la restauration des gouvernements légitimes. Elles ont ainsi ouvert la voie aux conflits. Le libéralisme, la démocratie et le nationalisme Le libéralisme était une philosophie politique en accord avec les intérêts de la bourgeoisie. Il insistait sur la liberté des individus, tant en regard de l’État que de l’économie. Les libéraux craignaient que la démocratie et le suffrage universel fassent passer la volonté de la majorité avant les intérêts des individus. C’est pourquoi ils ont lié les droits citoyens, y compris le droit de vote, à la propriété. De leur côté, les démocrates radicaux, dont des bourgeois moins fortunés (comme des commerçants, des professionnels et de petits propriétaires terriens), ainsi que des artisans et des ouvriers, ont voulu obtenir l’égalité au moyen du suffrage universel. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 261 Jusqu’en 1848, le libéralisme a remis en question le pouvoir absolu de la monarchie tout en rejetant les demandes de démocratie populaire. Quant au conservatisme renouvelé, qui défendait l’ordre restauré en 1815, il s’opposait aux revendications des libéraux et des radicaux démocrates. Libéraux et radicaux se sont donc souvent alliés pour lutter contre l’absolutisme, mais leurs différences ont réapparu quand leur alliance réformatrice a remporté la victoire. Ils ne s’entendaient pas sur les grands enjeux : qui devait avoir le droit de vote, qui était un citoyen à part entière, quels intérêts économiques l’État devait protéger et promouvoir. La croissance démographique et l’essor économique ont fait passer ces enjeux au centre des programmes politiques. Alors que les réformistes gagnaient du terrain sur les conservateurs, la principale lutte opposait le libéralisme à la démocratie. L’accroissement de la population urbaine et la croissance de l’industrie ont amené les bourgeois radicaux, les artisans et les ouvriers partisans de la démocratie à redéfinir leurs objectifs politiques et sociaux en fonction de la nouvelle idéologie socialiste. La Révolution française a fait naître un autre concept lié à la fois au libéralisme et à la démocratie : le nationalisme. Ce nouveau sentiment d’identité associé à la citoyenneté reposait sur la notion de souveraineté populaire. La Révolution et les guerres napoléoniennes avaient renforcé l’idée que le gouvernement tirait son autorité du peuple. Les soldats se considéraient avant tout comme des citoyens armés destinés à libérer le peuple des forces réactionnaires de l’aristocratie. Cependant, les conquêtes françaises provoquaient la réaction contraire, surtout dans les États allemands, où les gens se définissaient comme étant des opposants à l’occupation. Dans les faits, il y a eu peu d’exemples de nationalisme populaire avant 1848. Les gens continuaient de s’identifier à leur région, à respecter les notables et à établir un vague lien avec un monarque distant. Le nationalisme était à la fois nouveau et radical. Cela dit, la carte de l’Europe d’après 1815 imposée par le congrès de Vienne a mis en place les conditions d’une fusion entre les revendications modérées du libéralisme et les premiers élans nationalistes. 262 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne La défense de l’absolutisme En 1819, Metternich, alors ministre des Affaires étrangère de l’Autriche, se méfiait du moindre signe de libéralisme. Il a persuadé les principaux États allemands d’adopter les décrets de Karlsbad. Ces décrets restreignaient les réunions politiques, censuraient la presse et les universités et limitaient le pouvoir des assemblées législatives. Cette intervention a entraîné un recul significatif du libéralisme dans les États allemands. Elle a fait augmenter la surveillance policière, comme en Autriche, et a renforcé le pouvoir aristocratique de la Prusse. En 1820 et 1821, Metternich a affronté des soulèvements libéraux et nationalistes dans plusieurs États italiens qui n’étaient pas sous la domination de l’Autriche. Il a étouffé les révoltes par une intervention rapide de l’armée autrichienne. Les protestations qui ont suivi à Naples et au Piémont, inspirées par le petit groupe révolutionnaire des carbonari, ont posé les fondements du mouvement nationaliste d’Italie. En Espagne, le soulèvement contre la monarchie de Ferdinand VII a eu plus de succès, du moins temporairement. La Constitution espagnole de 1812, proclamée durant l’invasion napoléonienne, comprenait le principe radical du suffrage universel des hommes. La monarchie des Bourbons a cependant aboli cette mesure démocratique. En 1820, un groupe de bourgeois, mené par des officiers de l’armée, a réussi à détrôner la monarchie et à rétablir la Constitution de 1812. En 1823, la France et ses alliés sont intervenus avec 100 000 soldats pour rétablir la monarchie. L’indépendance de la Grèce, de 1821 à 1830 La lutte de la Grèce pour obtenir son indépendance de l’État ottoman, de 1821 à 1830, est l’une de celles qui ont attiré le plus de sympathie en Europe. Un mélange évocateur d’histoire, de culture et de religion donnait à cette lutte la dimension d’un combat de David contre Goliath. Selon le point de vue subjectif de l’Europe, les Turcs ottomans représentaient la culture décadente, exotique et non croyante de l’Orient islamique. Les combats ont eu lieu dans les régions montagneuses et les îles de la mer Égée, rendues célèbres par les récits d’Homère et l’histoire de la Grèce antique. La résistance grecque a stimulé les passions politiques et l’imagination fantaisiste des principaux poètes et écrivains du mouvement romantique en Occident. À Athènes, l’Acropole et son Parthénon constituaient un décor spectaculaire pour les combats opposant les Grecs aux Turcs. Le poète anglais Lord Byron (1788-1824) était aussi romantique dans la vie que dans sa poésie. Il s’est précipité en Grèce pour soutenir la cause grecque, mais a connu une mort prématurée à la suite d’une infection. Au bout du compte, les facteurs qui ont déterminé le résultat de la lutte grecque n’avaient rien de romantique. Les grandes puissances avaient des intérêts divergents liés au déclin de l’Empire ottoman. L’Autriche cherchait alors à augmenter son emprise dans les Balkans. Elle craignait que la Russie invite les Grecs et d’autres peuples à se joindre à elle en raison de leur religion commune, le christianisme orthodoxe. Les Britanniques avaient aussi un intérêt stratégique dans la région, qui abritait la route allant de l’Est méditerranéen au golfe Persique, essentielle au commerce avec l’Inde. Ces intérêts divergents ont entraîné un long affrontement politique appelé la « question d’Orient ». Cet affrontement a représenté une source de tensions et de conflits jusqu’en 1914. Le plus grand avantage des Turcs ottomans reposait sur la supériorité de leur flotte. Les puissances européennes ont donc uni leurs efforts et défait les Turcs au port grec de Navarin en 1827. Cette intervention a favorisé les Grecs, qui ont obtenu leur indépendance en 1830. La Restauration et la réforme parlementaire : la France et l’Angleterre de 1815 à 1848 En France, les rêves non réalisés et les souvenirs douloureux de la Révolution continuaient d’influer sur les luttes politiques. Au même moment, la croissance CHAPITRE SEPT démographique et les changements dans l’industrie mettaient une nouvelle pression sur l’État et ses dirigeants politiques. Ces tensions ont entraîné des crises révolutionnaires en 1830 et en 1848. Lors de la restauration des Bourbons, Louis XVIII a accepté le principe d’une monarchie constitutionnelle plutôt qu’absolue. Le roi prétendait toujours régner en vertu du droit divin, mais une charte constitutionnelle, demeurée en vigueur jusqu’en 1848, limitait son autorité et protégeait certaines réformes de la Révolution. La Charte accordait l’égalité devant la loi, y compris son application selon les procédures prévues. Contrairement à la pratique de l’Ancien Régime d’avant 1789, elle ne réservait plus les fonctions officielles d’importance à la noblesse. Les carrières étaient désormais « ouvertes au talent ». La Charte garantissait la liberté de conscience, de culte et d’expression, mais la place de la religion catholique demeurait incertaine. Elle garantissait aussi la propriété privée. On voulait ainsi éviter que des aristocrates viennent réclamer leurs titres ou possessions dans le but de protéger les gains des bourgeois et des paysans riches. De plus, un corps législatif était instauré et comprenait un Sénat et une Chambre des députés. Le poste de sénateur était héréditaire, tandis que les députés étaient élus. Le corps électoral, très restreint, se composait de propriétaires fonciers. Sur une population de 28 millions de personnes, à peine 100 000 personnes avaient le droit de voter. Même s’il a conservé le faste et les rituels d’un monarque absolu, Louis XVIII était un politicien pragmatique. Il a reconnu de nombreuses réformes centralisatrices de Napoléon. Il a également compris que les bourgeois les plus riches s’étaient enrichis et avaient amélioré leur statut ainsi que leur condition sous Napoléon. Il valait donc mieux accepter ces nouvelles sources d’influence et de pouvoir que d’essayer de rétablir les conditions d’avant 1789. Malheureusement, bon nombre des parents, des amis et des conseillers du roi n’étaient pas de cet avis. En exil, ils avaient nourri des fantaisies conservatrices. Ces ultraroyalistes souhaitaient que le roi restaure l’absolutisme. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 263 La mort de Louis XVIII en 1824 leur a fourni une occasion d’atteindre leur but. Son frère, Charles X, est monté sur le trône à 62 ans. Ce nouveau roi, plus conservateur et moins astucieux, a favorisé ses amis nobles ultraroyalistes. Après un moment, ses mesures extrémistes lui ont fait perdre l’appui des bourgeois influents. Après l’élection de 1830, Charles X a dissous le corps législatif et restreint la presse. Il a demandé une nouvelle élection, avec un nouvel électorat qui n’élirait pas ses opposants. Le roi avait ainsi préparé un coup d’État contre son propre État. En juillet 1830, des étudiants, des travailleurs et des politiciens libéraux ont lancé un appel à l’insurrection populaire. Ils ont posé des barricades dans les rues de Paris. Pendant trois jours, l’armée n’a pas réussi à maîtriser les émeutes et les manifestations. Impuissant, Charles X a dû quitter le pays. Son cousin, Louis-Philippe, est monté sur le trône à la demande des monarchistes libéraux et modérés ainsi que de la Chambre des députés. Il avait également l’appui de l’armée. C’est ce qu’on allait appeler la « monarchie de Juillet ». La monarchie de Juillet, de 1830 à 1848 Le sacre du nouveau monarque le 31 juillet a pris des airs de constitution libérale. D’abord, Louis-Philippe a été proclamé « roi des Français » plutôt que « roi de France ». Ensuite, on a adopté comme drapeau national le drapeau tricolore de la Révolution, dont le rouge, le blanc et le bleu symbolisaient la liberté, l’égalité et la fraternité. Les réformes constitutionnelles qui ont suivi illustraient également le libéralisme du nouveau gouvernement. Le droit de vote a, par exemple, été étendu à 200 000 personnes sur une population de 32 millions. De plus, on a aboli la censure de la presse et séparé l’Église et l’État. Toutefois, la monarchie de Juillet n’était ni une république ni une démocratie : c’était une oligarchie libérale de propriétaires fonciers. Elle a certes supprimé l’influence politique du clergé et des ultraroyalistes, mais n’a pas su satisfaire les radicaux et les 264 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne démocrates. En juin 1832, des étudiants et des travailleurs ont élevé à Paris de nouvelles barricades. Victor Hugo a rendu cet épisode célèbre avec son roman Les Misérables. On a maté l’insurrection avec efficacité, mais aussi avec violence. La monarchie de Juillet a dû se montrer plus répressive, malgré ses fondements libéraux, pour faire face au mécontentement général et à l’opposition des propriétaires fonciers. Le moment décisif a eu lieu en 1835. Après une tentative d’assassinat contre LouisPhilippe, le gouvernement a adopté les lois de septembre afin de déjouer les complots. Ces lois limitaient les associations politiques radicales et censuraient la presse. Se rappelant 1789 et 1830, les radicaux ont tenté de résoudre cette impasse politique au moyen d’une révolution. Il y a d’abord eu deux essais ratés, menés par Louis Napoléon entre 1835 et 1844, puis une grave dépression de 1845 à 1847. Les mauvaises récoltes et le prix élevé des aliments ont accru le mécontentement dans les régions rurales et urbaines. Puis, en 1848, la révolution a cessé d’être un rêve et est devenue une réalité politique. L’Angleterre : les protestations et les réactions de 1815 à 1821 Après la guerre contre la France, l’Angleterre a connu une dépression jusqu’en 1821. Deux nouvelles classes sont issues de ces années de grands conflits sociaux : la classe moyenne et la classe ouvrière. Les difficultés économiques ont provoqué des protestations. Par ailleurs, la répression gouvernementale confirmait la nécessité d’une réforme. En effet, les pressions exigeant une réforme parlementaire s’intensifiaient depuis 1760. La croissance démographique et le développement industriel ont aggravé les problèmes de représentation. Le Sud rural était surreprésenté, alors que les régions industrielles des Midlands et du Nord ne l’étaient pas assez. Certaines nouvelles villes industrielles n’avaient aucun représentant au Parlement. Beaucoup de membres des classes moyenne et ouvrière ne pouvaient pas voter compte tenu des particularités locales d’éligibilité. Une vaste campagne de sabotage de machines a eu lieu en 1811 et 1812 dans les régions de tricotage des Midlands et les régions textiles du nord de l’Angleterre. Les saboteurs se disaient disciples du général Ned Ludd, un personnage mythique, redresseur de torts à la manière de Robin des Bois. Les luddites tentaient ainsi de protéger les emplois et les salaires que les machines éliminaient. Ils prétendaient faire respecter des lois existantes. Ils ont menacé et brutalisé les propriétaires des nouvelles industries, puis ont détruit leurs biens et leurs machines. Un ouvrier anonyme a écrit au sujet de sa situation désespérée: J’ai cinq enfants et une femme. Les enfants ont tous moins de huit ans. Je gagne 9 d [9 pence] nets [par semaine]… Je travaille 16 heures par jour pour les obtenir… Il me faut 2 d par semaine pour le charbon et 1 d pour les chandelles. Ma famille vit principalement de pommes de terre et nous avons une pinte de lait par jour. WEB LIEN IN TERNET www.cheneliere.ca Pour plus d’information sur les luddites, rends-toi à l’adresse ci-dessus. Après la répression des luddites, il y a eu d’autres perturbations générales durant la dépression de 1815 à 1818. Un très grand nombre de gens suivaient des défilés, puis se rassemblaient dans des espaces publics où des orateurs populaires prononçaient des discours. Le 16 août 1819, 60 000 personnes s’étaient réunies à St. Peter’s Field, près de Manchester, pour écouter l’orateur Hunt. Des membres de la cavalerie ont alors chargé la foule, faisant 11 morts et plus de 400 blessés. Par dérision, les radicaux ont nommé cet épisode le « massacre de Peterloo », faisant allusion à la victoire de Wellington à Waterloo. Cet événement est devenu un symbole de la tyrannie des gouvernements. CHAPITRE SEPT La réforme du parlement britannique, de 1830 à 1832 En 1830, l’arrivée sur le trône de Guillaume IV a nécessité la tenue d’une élection. Dans le Sud rural, des émeutes ont fait craindre une insurrection agraire. Puis, en juillet, on a appris qu’une révolution avait renversé Charles X à Paris. Les réformateurs ont alors repris leur campagne pour une réforme parlementaire. Chez les parlementaires, les whigs aristocrates n’avaient pas pris le pouvoir depuis 40 ans. Eux aussi souhaitaient une réforme. Le projet de loi sur la réforme présenté par Lord John Russell tentait de démêler le mélange archaïque de circonscriptions et de restrictions au droit de vote. Il proposait également une redistribution massive des sièges. Les petits arrondissements devaient perdre leurs sièges au profit des nouvelles villes industrielles. De plus, Russell étendait le droit de vote aux propriétaires ou aux locataires d’un logement de 10 £ net. Par contre, il apportait peu de changements au droit de vote dans les arrondissements ruraux ou de comté. Le Parlement a finalement adopté cette loi en 1832. C’était une période de ralentissement économique. L’agitation sociale et les crises politiques augmentaient le risque d’une révolution. La redistribution des sièges aux centres industriels a eu une portée plus immédiate que la tentative de rendre le droit de vote équitable. Malgré ces changements, les circonscriptions rurales dominaient toujours avec plus des deux tiers des députés. Néanmoins, les régions industrielles avaient dorénavant une voix au Parlement. L’attribution du droit de vote et l’adoption de la loi ont eu des conséquences à plus long terme. Avec la modification de l’ancien système, certains estimaient que rien ne pourrait plus empêcher d’autres réformes. Ils redoutaient d’ouvrir la voie à la démocratie avec la modeste réforme de 1832, ce qui allait se produire plus tard. Sir Robert Peel, premier ministre de 1834 à 1835 et de 1841 à 1846, mettait les gens en garde. Selon lui, en rendant la Chambre des communes plus représentative, la réforme parlementaire diminuait l’importance du monarque ainsi que celle de la Chambre des La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 265 lords. La Grande-Bretagne risquait aussi de devenir une « démocratie totale ». Au Canada, il faudra attendre jusqu’en 1848 avant que les gouvernements issus de l’Acte constitutionnel de 1791 soient responsables devant les assemblées législatives et non plus redevables au pouvoir britannique. LES COURANTS DE LA PENSÉE POLITIQUE Les origines du socialisme Le libéralisme, la démocratie et le socialisme ont découlé de la Révolution française et de sa devise, «Liberté, Égalité, Fraternité ». Durant la Révolution, des gens se sont demandé si le suffrage universel pouvait vraiment réaliser ces idéaux. Selon eux, l’émancipation de tous les membres de la société exigeait plus que de nouvelles constitutions, lois ou élections. Dans la première moitié du XIXe siècle, la croissance démographique, la transformation de l’industrie et l’écart croissant entre riches et pauvres ont confirmé la pensée des radicaux qui exigeaient une nouvelle forme de société. Des personnages clés : trois utopistes socialistes Le comte Henri de Saint-Simon Le comte de Saint-Simon (1760-1825) était un visionnaire excentrique qui doutait que des changements constitutionnels soient suffisants pour améliorer le bien-être matériel et spirituel de toute une population. Il se passionnait pour les découvertes scientifiques et croyait que la technologie allait générer l’abondance matérielle. La difficulté consistait à distribuer les richesses à tous au lieu qu’elles restent entre les mains d’une minorité. Il a défini son objectif selon le principe suivant : « De chacun, selon sa capacité ; à chacun, selon son travail. » Sa contribution repose sur le constat que la libération politique demeurait incomplète 266 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne sans changement social. Selon lui, les innovations technologiques et la planification sociale allaient rendre la vie meilleure et plus équitable. Robert Owen En Angleterre, Robert Owen (1771-1858) partageait l’optimisme de Saint-Simon à propos du potentiel social des technologies industrielles. Cependant, il produisait lui-même du coton et redoutait les conséquences d’un capitalisme non contenu. Selon lui, la façon dont les entrepreneurs favorisaient l’individualisme et la concurrence détruisait le tissu social, entre autres parce qu’ils cherchaient à maximiser leurs profits. Owen craignait la déchéance des ouvriers et l’hostilité entre les classes, ce qui pourrait entraîner une guerre destructrice. Il croyait ainsi en une réforme progressive, à l’éducation ainsi qu’à des communautés unies. Pierre Joseph Proudhon Dans les années 1830, les idéologies socialistes ont commencé à influencer les demandes politiques des démocrates radicaux. Ces derniers voulaient procéder à des réformes socialistes. Le radical français Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) a étudié l’origine de la violence et de la répression dans la société. Il attribuait la responsabilité de cette violence et de ses crimes à l’État, et non à l’individu. Par ses lois et son corps policier, l’État imposait aux gens des conditions d’inégalité et d’oppression qui n’étaient pas naturelles. Selon lui, l’accès à la propriété constituait la plus grande inégalité. Dans son célèbre pamphlet Qu’est-ce que la propriété ?, écrit en 1840, Proudhon a répondu : « C’est le vol.» Dans son esprit, une révolution devait abolir la propriété privée et créer des conditions sociales équitables. Une fois la source de l’oppression et de la violence éliminée, l’État ne serait plus nécessaire. Contrairement à la plupart des penseurs radicaux de son époque, Proudhon se méfiait donc de l’État. Il condamnait la nature répressive du gouvernement et a été l’un des fondateurs de l’anarchisme. Karl Marx et Friedrich Engels Pendant la dépression économique de 1845-1847, la Ligue des communistes prévoyait des affrontements politiques. Ce groupe de radicaux exilés d’Allemagne a demandé à un de ses membres de rédiger un texte indiquant aux ouvriers allemands comment réagir à la crise imminente. Karl Marx (1818-1883) a rédigé en six semaines, avec l’aide de Friedrich Engels, le Manifeste du parti communiste publié en février 1848. Il s’agit d’un des ouvrages les plus influents de l’histoire moderne. Le terme « communiste » visait à le distinguer des autres publications socialistes. En effet, les œuvres des « socialistes utopiques » provenaient surtout d’intellectuels bourgeois critiquant le système capitaliste de la propriété privée. Le communisme recommandait la propriété commune des moyens de production, mais prenait le parti de la nouvelle classe ouvrière. Les communistes soutenaient que la raison et les votes ne pourraient mener au nouvel ordre socialiste, mais qu’une révolution le permettrait. Les leçons de l’histoire Comment un ordre social nouveau et libérateur pouvait-il naître dans un ordre social et politique oppressif ? Marx pensait que la réponse à cette question difficile se trouvait dans l’histoire, mais qu’elle n’était pas simple. Le Manifeste du parti communiste commence ainsi : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. » Marx a étudié la Révolution française de 1789. Il a affirmé que l’ancien féodalisme aristocratique avait atteint un stade de crise révolutionnaire et qu’il avait été renversé par le capitalisme bourgeois. Ce nouvel ordre, favorisé par la révolution industrielle d’Angleterre, reposait sur une concurrence qui rendait les riches plus riches et les pauvres, plus pauvres. Avec CHAPITRE SEPT le temps, la richesse se concentrait entre les mains d’un nombre décroissant de personnes. Les producteurs, plus nombreux et plus pauvres, devaient « vendre » leur travail pour vivre. Ce travail des prolétaires salariés constituait la source de la richesse des bourgeois, c’està-dire les propriétaires d’usine, les banquiers et les marchands. Marx a conclu que la bourgeoisie faisait des profits en volant le travail d’autrui. Marx a appliqué le concept de la dialectique de Friedrich Hegel (1770-1831), c’est-à-dire l’opposition d’une thèse et d’une antithèse dans le but de résoudre un conflit par une vérité, appelée « synthèse ». Selon Marx, chaque période de l’histoire a donné naissance à des forces contraires, qui ont plus tard contribué à la détruire. Le féodalisme aristocratique (thèse) avait engendré le capitalisme bourgeois (antithèse). Marx a prédit que les forces opposées du capitalisme, c’està-dire la bourgeoisie et le prolétariat, conduiraient au communisme du prolétariat (synthèse). Ces contradictions historiques étaient le résultat de profonds changements dans le temps et qui atteignaient leur paroxysme dans une révolution causée par les luttes de classes. Marx appelait les révolutions les « locomotives de l’histoire ». La première partie du Manifeste expose la théorie historique de Marx avec une insistance sur la lutte des classes et l’inévitable déclenchement d’une révolution. Marx soutenait que sa théorie, la dialectique matérialiste, n’était pas utopique ou idéaliste, comme celle des premiers socialistes. Il la considérait comme scientifique, car elle reposait sur les lois de l’évolution historique. Selon lui, on ne pouvait pas choisir sa stratégie politique, car la révolution était inévitable. On pouvait seulement tenter d’accélérer l’avènement de la révolution. À cet égard, le rôle d’un parti politique formé par des ouvriers éclairés était essentiel. C’est en effet au Parti communiste qu’il revenait de jouer le rôle d’élément catalyseur faisant advenir « l’histoire ». La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 267 Sources primaires Le Manifeste du parti communiste Le Manifeste du parti communiste, par Karl Marx et Friedrich Engels, a été publié en février 1848. Ce document de seulement 23 pages à sa première édition est l’un des ouvrages les plus influents de l’histoire moderne. Marx et Engels ont écrit Le Manifeste à la demande de la Ligue des communistes, un groupe de radicaux exilés d’Allemagne. L’Europe traversait alors une grande dépression économique et une vague de chômage élevé. La Ligue souhaitait disposer d’un texte indiquant aux ouvriers allemands la manière de réagir à la crise. Le Manifeste devait aussi servir à énoncer les principes collectifs de la Ligue. Pour respecter l’échéance imposée par la Ligue, Marx et Engels ont rédigé le Manifeste du parti communiste en six semaines. Ce manifeste expose avec puissance des principes fondés sur l’étude des changements historiques. La première section présente l’analyse historique des auteurs, qui insistent sur la lutte des classes entre le prolétariat (les travailleurs) et la bourgeoisie possédant les moyens de production. Selon Marx et Engels, cette lutte mène inévitablement à une révolution. Les auteurs ont formulé l’hypothèse selon laquelle le prolétariat allait acquérir sa propre conscience, renverser la bourgeoisie et établir une nouvelle société qui abolirait les classes. La deuxième partie du Manifeste du parti communiste présente le programme des communistes allemands. Au cours des années qui ont suivi sa publication, Le Manifeste du parti communiste a eu une profonde influence intellectuelle sur tous les domaines, que ce soit les sciences humaines, sociales ou naturelles. Dans la sphère politique, il a déclenché un mouvement qui a changé le monde de façon radicale. Ses idées principales ont inspiré le système politique Le philosophe politique Karl Marx a écrit communiste. À son apogée, près de la moitié de la population Le Manifeste du parti communiste en Angleterre, mondiale vivait dans le système communiste, qui a défini le où il a vécu dans la pauvreté avec sa famille. conflit idéologique de la deuxième moitié du XXe siècle. Le Manifeste du parti communiste L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. Hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres de jurande et compagnons, en un mot, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée ; une guerre qui finissait toujours ou par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, ou par la destruction des deux classes en lutte. Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une division hiérarchique de la société, une échelle graduée de positions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens et des esclaves ; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs ; et, dans chacune de ces classes, des gradations spéciales. 268 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer aux anciennes de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte. […] Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de la classe oppressive et de la classe opprimée. Mais, pour opprimer une classe, il faut, au moins, pouvoir lui garantir les conditions d’existence qui lui permettent de vivre en esclave. Le serf, en pleine féodalité, parvenait à se faire membre de la commune ; le bourgeois embryonnaire du moyen âge atteignait la position de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même du niveau des conditions de sa propre classe. Le travailleur tombe dans le paupérisme, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir le rôle de classe régnante et d’imposer à la société, comme loi suprême, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut régner, parce qu’elle ne peut plus assurer l’existence à son esclave, même dans les conditions de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser tomber dans une situation telle qu’elle doit le nourrir au lieu de s’en faire nourrir. La société ne peut plus exister sous sa domination, ce qui revient à dire que son existence est désormais incompatible avec celle de la société. La condition essentielle d’existence et de suprématie pour la classe bourgeoise est l’accumulation de la richesse dans des mains privées, la formation et l’accroissement du capital ; la condition du capital est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent passif et inconscient, remplace l’isolement des ouvriers par leur union révolutionnaire au moyen de l’association. Le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables3. 1. Décris les craintes de la classe ouvrière d’Angleterre dans une liste de dénonciations qui représentent ses préoccupations fondamentales. 2. Prépare un jeu de rôle afin de présenter les espoirs et les craintes de ces segments de la société anglaise du milieu du XIXe siècle : aristocrates, industriels de la classe moyenne, ouvriers d’usine, travailleurs agricoles. 3. Énumère les classes de la société nord-américaine d’aujourd’hui. CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 269 Relis, réfléchis, réagis 1. Comment la révolution industrielle a-t-elle changé les attentes des gens à l’égard du gouvernement ? Mentionne la classe ouvrière, la classe moyenne, les marchands et l’aristocratie. 2. Comment le congrès de Vienne a-t-il ouvert la voie au libéralisme et au nationalisme ? 3. Quelle philosophie du socialisme utopique te séduit le plus ? Pourquoi ? 1848 : L’ANNÉE DES RÉVOLUTIONS EUROPÉENNES Marx a donné son opinion sur les circonstances particulières de 1848 à la lumière de son interprétation historique. La deuxième partie de son Manifeste présentait le programme des communistes allemands. Une partie 0 de leur plateforme reprenait des propositions radicales et bien établies qui remontaient à la Révolution française : unification du pays, suffrage universel et impôt progressif pour les riches. Les nouveaux objectifs socialistes visaient notamment à accorder la propriété des banques, des mines et des chemins de fer à l’État ainsi qu’à créer une agriculture scientifique et collective de grande envergure. Le Manifeste du parti communiste se terminait par ce conseil aux radicaux et aux ouvriers : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » En 1848, Marx a eu l’occasion d’observer de près plusieurs révolutions. Cette année révolutionnaire a confirmé son analyse dans une certaine mesure. Il était clair que les révolutions étaient possibles et même communes. Il était également évident que les conditions historiques qui auraient assuré la réussite d’une révolution prolétaire n’étaient pas encore en place. Dans l’Europe centrale, même les révolutions bourgeoises remportaient des victoires temporaires et non définitives. 500 km FIGURE 7.2 Les révolutions d’Europe au XIXe siècle Remarque les endroits où il n’y a eu aucune révolution importante. Pourquoi, selon toi ? 270 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Une révolution à Paris a renversé la monarchie de Juillet en février 1848. Au cours des mois suivants, il y a eu une vague de révolutions dans les capitales d’Europe, mais de brève durée. En juin, les révolutionnaires de Paris ont rebâti leurs barricades, mais cette fois, le gouvernement reconstitué les a vite vaincus. Pendant l’année suivante, les monarques et les généraux ont ramené l’ordre dans toute l’Europe. ont forcé Louis-Philippe à abdiquer le 24 février. Au cours des six premiers mois de 1848, des révolutions semblables ont eu lieu à Vienne, à Budapest, à Berlin, à Prague et dans diverses villes italiennes. LA CONTRE-OFFENSIVE : JUIN 1848 La France La crise économique Les révolutions ont eu lieu en raison d’une grave crise économique. À long terme, l’accroissement de la population a exercé une pression sur les réserves alimentaires, ce qui a fait diminuer le niveau de vie. À court terme, les mauvaises récoltes et le mildiou de la pomme de terre ont entraîné, de 1845 à 1847, une hausse des prix des aliments. Dans certaines régions rurales d’Allemagne, d’Europe centrale et d’Italie, les paysans luttaient pour survivre. En 1846, en Irlande, les récoltes de pommes de terre perdues ont causé une grave famine accélérant l’immigration vers le Canada. En outre, au même moment, une crise financière a perturbé le commerce et l’industrie, puis créé un chômage élevé. En France, plus d’un million de personnes étaient sans emploi. La détresse économique a fait descendre le peuple dans la rue. Les gens réclamaient une intervention politique qui soulagerait leur fardeau. La force révolutionnaire : février 1848 Les exigences des libéraux et des nationalistes quant à un nouvel ordre constitutionnel ainsi que le mécontentement populaire ont conduit à la crise révolutionnaire de 1848. Tout a commencé à Palerme, en Sicile. Ensuite, les émeutes et les barricades de Paris, de même que l’incapacité de la Garde nationale à ramener l’ordre, CHAPITRE SEPT À la suite de la révolution de février 1848, la France a proclamé la IIe République. Le gouvernement provisoire était dominé par des républicains modérés et des réformateurs libéraux. Il a accordé à contrecœur le suffrage universel, mais a résisté à la mise en place de réformes sociales et économiques. Louis Blanc, un des deux représentants de la classe ouvrière de Paris, a reçu un appui pour son projet d’ateliers nationaux, un programme de travaux publics pour les chômeurs. Les élections d’avril ont confirmé la tendance modérée de la République. En effet, les radicaux ont fait élire à peine 100 délégués sur les 800 membres de l’Assemblée constituante. À la campagne, les petits propriétaires terriens se méfiaient de plus en plus des radicaux de Paris, car ils ne voulaient pas perdre leurs possessions. En juin, 120 000 personnes travaillaient dans les ateliers nationaux. Avec le soutien de la France rurale et des propriétaires terriens de la classe moyenne, le gouvernement a décidé de fermer ces ateliers. Les ouvriers ont érigé de nouvelles barricades. Du 23 au 26 juin, les rues de Paris ont connu une guerre de classes sanglante. Durant ces « journées de juin 1848 », le gouvernement et l’armée ont remporté la victoire, mais plus de 10 000 personnes ont été tuées ou blessées. Ce carnage a longtemps influé sur les relations entre les classes et sur la politique dans la deuxième moitié du XIXe siècle. L’élection présidentielle de décembre 1848 a par la suite marqué le retour d’un nom familier dans la politique française : Louis Napoléon Bonaparte, neveu de l’ancien empereur, a remporté une victoire décisive. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 271 L’Empire d’Autriche Les fonctionnaires aristocrates et les chefs militaires de l’Empire d’Autriche n’avaient plus confiance en leur empereur, Ferdinand 1er. Son abdication en 1848 en faveur de son neveu, François-Joseph, les a donc rassurés. Les réformes de mars avaient quand même permis un gain : les paysans ont été libérés du servage et des devoirs féodaux au courant du mois de septembre. Satisfaites, les populations rurales ont alors assisté passivement aux luttes des villes. Les soldats qui devaient affronter les civils dans les villes hésitaient à se battre contre des compatriotes. De plus, l’armée n’osait pas employer l’artillerie, car elle pouvait détruire des propriétés en plus de faire des victimes. Malgré cela, les commandants autrichiens ont canonné Prague le 17 juin afin de mater la révolte des étudiants et des radicaux tchèques. Vers la fin juillet, les forces autrichiennes ont obtenu un succès semblable contre des libéraux et des nationalistes du nord de l’Italie. En octobre, l’armée a repris Vienne des mains des radicaux et des étudiants. Des radicaux républicains d’Italie, menés par Giuseppe Mazzini (1805-1872), ont tenu jusqu’en juillet 1849, soit jusqu’à l’intervention de l’armée française qui a restauré le pape Pie X. Les nationalistes hongrois, qui avaient établi leur propre État et levé leur propre armée, ont été renversés les derniers. Les Autrichiens ont obtenu l’aide de minorités ethniques rivales, comme les Roumains et les Croates, mais il a tout de même fallu l’aide de 130 000 troupes russes pour mettre fin à l’indépendance hongroise à l’été 1849. Certains affirment que les révolutions de 1848 n’ont pas laissé de trace durable. Pourtant, après le printemps 1848, les États modernes n’ont jamais été aussi fragiles devant les insurrections populaires. Les jours de l’absolutisme étaient comptés et l’Empire d’Autriche a aboli le servage. Il est resté des monarques aux prétentions absolutistes en Prusse, en Autriche et en Russie, mais après la révolution, ces États ont redéfini le fondement de leur pouvoir. La France, mère de la Révolution et des idéologies politiques modernes, a eu le premier politicien moderne : Louis Napoléon Bonaparte. Ce dernier est devenu prési272 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Giuseppe Mazzini (1805–1872) dent en promettant de rétablir l’ordre. Paysans et bourgeois l’ont élu et il a continué à s’assurer leur appui une fois proclamé empereur en 1852. L’élection démocratique a ainsi transformé les bases de la légitimité politique et s’est avérée le secret de la stabilité des États modernes. L’ART OCCIDENTAL DU XIX e SIÈCLE L’étude de l’histoire révèle qu’un grand nombre d’idéologies et de croyances ont découlé des défis liés au progrès industriel. En plus des « ismes » politiques, tels que le libéralisme, le radicalisme et le socialisme par exemple, il y a eu un nombre égal de « ismes » artistiques. Romantisme, réalisme, naturalisme, expressionnisme, tous ces mouvements reflétaient l’agitation et la curiosité intellectuelles de la société européenne du XIXe siècle. Les artistes ont mis de côté les traditions et les conventions. Face au grand nombre de doctrines qui leur étaient proposées, ils ont cherché des solutions dans leur conception personnelle de la vie et de l’art. Dans son contexte artistique, le mot « romantisme » évoque la liberté, les sentiments, la nature et l’individu. Le mouvement romantique, qui se caractérise par un traitement très imaginatif et sensible de l’existence, a débuté à la fin du XVIIIe siècle et s’est poursuivi jusqu’au milieu du XIXe siècle. C’était le courant dominant du début de ce siècle où les artistes ont exploré le subconscient de la société dans leur art. On nomme parfois le XVIIIe siècle l’âge de la raison. En réaction à la rationalité, à la symétrie et au formalisme du monde classique, beaucoup d’artistes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle ont décidé de se libérer des restrictions et contraintes académiques. Une révolution artistique a eu lieu parallèlement aux révolutions politiques et sociales de la fin du XVIIIe siècle. Parmi les artistes les plus célèbres de cette période, on compte les Français Ingres, Géricault et Delacroix ainsi que l’Espagnol Goya. Ces quatre peintres offrent une perspective différente du climat politique et social de leur temps. Et chacun révèle sa propre vision intime. Jean Auguste Ingres Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) a été très influencé par le classicisme. Son style et sa technique s’approchent de ceux de David. Il était le principal représentant des peintres académiques. Ceux-ci désapprouvaient l’art de Delacroix et de Géricault, qui peignaient dans un style plus libre et romantique. L’importance d’Ingres réside dans ses portraits des personnages influents de son temps. Son portrait de Napoléon empereur est une contrepartie intéressante au Napoléon conquérant de David. Les deux artistes ont rendu la manière dont Napoléon se percevait à des moments différents de sa vie. David a peint le jeune Napoléon romantique et héroïque qui avait frappé l’imagination de Beethoven. Ingres a réalisé un empereur rigide, suffisant et peut-être même méprisant envers le romantisme. Ses portraits d’odalisques sont ses œuvres les plus célèbres et les plus admirées. Le style de ses nus rappelle le style de la Renaissance, notamment celui de Raphaël. Le sujet, une femme d’un harem, témoigne Ingres a réalisé La Grande Odalisque en 1814. Les odalisques sont des femmes de harem. Ingres adorait les peindre. L’artiste a exagéré la longueur de la colonne vertébrale de celle-ci afin de lui donner la pose qu’il désirait. CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 273 Intitulée 3 mai 1808, cette grande toile de Goya (2,67 m sur 3,45 m) représente la tristement célèbre exécution de rebelles espagnols par des soldats français le 3 mai 1808. C’est le gouvernement libéral suivant qui a commandé l’œuvre pour commémorer cette atrocité des guerres napoléoniennes. cependant du penchant romantique pour l’exotisme et même l’érotisme. Dans un sens, l’œuvre a des qualités semblables à une sculpture ; pourtant, le corps allongé n’est pas réaliste. Même si l’art d’Ingres provoque une réaction intellectuelle au départ, une étude plus approfondie révèle un monde romantique. Francisco de Goya La vision artistique du peintre espagnol Francisco de Goya (1746-1828) est une antithèse de l’idéal classique d’Ingres. Si Ingres s’est approché du romantisme, Goya l’a vécu. En fait, l’œuvre de Goya est si originale qu’elle n’appartient à aucune école. Goya était toutefois un véritable héros romantique en raison de sa méfiance envers le régime autoritaire de l’Espagne de son temps. 274 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Il est donc étonnant qu’il ait passé des années à la cour à titre de peintre du roi d’Espagne, Charles IV. Goya a été témoin de la brutalité de l’occupation napoléonienne dans son pays. Sa série d’eaux-fortes, Désastres de la guerre, décrit les horreurs et les cruautés infligées à l’Espagne par Napoléon. Son accusation la plus virulente se trouve dans sa toile 3 mai 1808, qui représente des fusiliers exécutant un groupe de citoyens espagnols. Goya a réduit de façon spectaculaire l’espace entre les fusiliers et les victimes, puis a accentué le contraste entre les soldats, sans visage et déshumanisés, et le groupe de villageois qui attend la mort. L’élément central de l’œuvre est l’homme à la chemise blanche, qui écarte les bras en signe de mépris et de désespoir. Cette toile est devenue un symbole de l’horreur et de la Le Radeau de la Méduse est une énorme toile de 4,88 m sur 7,16 m. Géricault a pris de grands risques. Il a illustré un horrible événement ayant causé un scandale en France de façon inhabituelle et avec un grand réalisme. brutalité des guerres. La vision sombre de Goya rejetait la conception de l’humanité raisonnable du XVIIIe siècle et celle de l’humanité naturellement bonne du XIXe siècle. Théodore Géricault Théodore Géricault (1791-1824) était aussi un peintre fasciné par l’obscurité de l’esprit humain et de la mort. Cependant, alors que Goya déformait les humains, Géricault les peignait de manière classique. Il a représenté les événements de son temps avec d’immenses toiles épiques. Goya diabolisait Napoléon, Géricault le glorifiait. Il considérait la guerre comme une expérience glorieuse. Les œuvres de Géricault sont très fortes. Elles plaisent parce qu’elles échappent à la réalité, même si elles illustrent des situations réelles. CHAPITRE SEPT Le Radeau de la Méduse (1819) est son œuvre la plus célèbre et la plus complexe. Elle représente un événement choquant, dont les détails scandaleux et horribles avaient été mentionnés dans les journaux de l’époque. L’équipage d’un négrier qui sombrait dans une mer houleuse a construit un radeau et y a fait embarquer les esclaves afin de réduire la charge du bateau. L’équipage a ensuite coupé la corde qui reliait le radeau au navire, abandonnant les esclaves à leur sort. Des survivants ont raconté leur épreuve au cours de laquelle ils ont dû manger les morts pour survivre. Géricault a décidé de décrire l’événement de la façon la plus crue possible. Il a même demandé au charpentier du négrier de reconstruire le radeau. Il a visité les morgues pour dessiner des cadavres et des membres tranchés. Il a La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 275 produit une œuvre plus grande que nature. Ses esclaves mourants sont sculpturaux, dans le style néoclassique de David. Il ne montre pas les hommes tels qu’ils étaient : mourants et rendus fous par la soif et la faim. Eugène Delacroix Eugène Delacroix (1798-1863) admirait l’œuvre de Géricault. On considère généralement qu’il est allé plus loin que ce dernier dans sa vision de la nature humaine, de la mort et de la souffrance. Il a aussi représenté des scènes épiques de la souffrance humaine, certaines réelles, d’autres imaginaires ou d’inspiration littéraire. Son œuvre dévoile sa conception personnelle selon laquelle l’aspect sauvage et primitif de l’humanité nous unit à la nature. Les tableaux de Delacroix sont dynamiques et pleins de mouvement. Delacroix considérait l’histoire comme secondaire par rapport à l’intensité émotive du moment. Comme bien des romantiques, il voulait choquer et émouvoir en vue de toucher l’imagination et d’inspirer une passion ou une crainte. La Liberté guidant le peuple (1831) et La Mort de Sardanapale (1828) sont deux de ses plus grandes œuvres narratives. La première inspire et la seconde provoque. La Liberté est une allégorie de la révolution parisienne de 1830. Elle raconte une histoire, mais ne met en scène aucun événement réel. La Liberté y est représentée par une femme partiellement dévêtue, rappelant la Vénus de Milo. Elle brandit le drapeau de la révolution entourée des membres de la société qui sont devenus révolutionnaires. L’œuvre fait écho au Radeau de la Méduse de Géricault par sa Liberté qui se déplace parmi les morts et les mourants ainsi que par sa composition. En effet, le bras brandissant le drapeau évoque le geste du matelot sur le radeau. Les deux figures constituent un puissant symbole d’espoir devant la mort imminente. Les tableaux de Delacroix révèlent l’atmosphère politique du début du XIXe siècle : une atmosphère de tensions et de révoltes dans tous les aspects de la société. Ces deux œuvres présentent les deux faces de la vision de la nature humaine de Delacroix. D’un côté, il a immortalisé la bravoure humaine au cœur de la misère ; de l’autre, il a offert une vision semblable, et peut-être plus réaliste, de l’aptitude de l’être humain pour la cruauté. La peinture romantique anglaise La peinture romantique de l’Angleterre diffère de celle de la France et s’apparente davantage aux œuvres des romantiques allemands, tel Caspar David Friedrich (1774-1840). Les Français illustraient les sentiments et l’action au moyen d’œuvres qui représentaient des événements ou des situations. Pour leur part, les Anglais et les Allemands communiquaient leurs sentiments par des paysages naturels. Il y avait en même temps un puissant mouvement romantique en littérature, dont la poésie naturaliste de Wordsworth et de Coleridge. John Constable et Joseph Turner ont été deux grands paysagistes anglais. John Constable La peinture de John Constable (1776-1837) se rapproche de la poésie de William Wordsworth. Tous deux ont exprimé un amour profond de la nature dans leur art. Constable cherchait la vérité dans la nature et Delacroix a voulu choquer par sa présentation explicite du barbarisme dans La Mort de Sardanapale (1828). Imagine l’effet de ce tableau de 3,06 m sur 4,8 m. 276 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne consigner tous les aspects des cycles naturels. Par exemple, il a peint des centaines d’études de nuages pour saisir les déplacements de la brume et les changements atmosphériques. Son œuvre la plus célèbre est La Charrette de foin. Ce tableau, en apparence simple, représente une charrette de foin qui traverse un ruisseau. Il invite le regard à parcourir le paysage : de l’avant-plan au centre, jusqu’au ciel lointain. Les œuvres de Constable sont d’une beauté agréable et sont accessibles à tous. Joseph Turner Les paysages de Constable montrent une vision romantique de la campagne anglaise sous une lumière dorée, comme cette représentation de la cathédrale de Salisbury (1823). En quoi cette œuvre est-elle romantique ? notait chaque détail qu’il observait. Il ne s’attachait toutefois pas à une vision entièrement réaliste. Son approche était à la fois scientifique et poétique. Il voulait Joseph Mallord William Turner (1775-1851) ne cherchait pas à plaire ou à rassurer. Il était rebelle, révolté, et ne se préoccupait pas du public. Sa vision personnelle de la nature, entre autres de la mer et du ciel, ressemble un peu à celle de Delacroix. Turner était lui aussi fasciné par les forces de la nature, souvent destructrices. Il cherchait également à comprendre la Joseph Turner aimait beaucoup peindre des bateaux en mer ainsi que des jeux de lumière et de couleur sur l’eau. Le Dernier Voyage du Téméraire (1838) illustre un voilier anglais du XIXe siècle à côté d’un bateau à vapeur, opposant l’ancienne technologie et la nouvelle. CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 277 La musique à travers les âges L’Ouverture 1812 de Tchaïkovski Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) ne se destinait pas à la musique au départ. En fait, il doutait de ses habiletés musicales. Il a souvent pensé à abandonner la composition. L’année 1877 a constitué un moment décisif de sa vie, pour le meilleur et pour le pire. Tchaïkovski a épousé une ancienne élève, âgée de 28 ans, afin de faire taire les rumeurs sur son homosexualité. Il avait aussi une relation étrange avec une riche veuve, Nadejda von Meck. Cette dernière lui a promis de lui verser une rente jusqu’à la fin de ses jours à condition qu’ils ne se rencontrent jamais. Ils se sont vus une fois, par hasard, et se sont éloignés rapidement. Quant à son mariage, ce fut un échec. Après quelques mois, Tchaïkovski a sombré dans une profonde dépression et a tenté de se suicider. Il a ensuite quitté sa femme pour vivre seul. Les lettres de Nadejda von Meck l’ont aidé à combattre sa dépression et à se remettre à la composition. Son ami Nicolas Rubinstein devait organiser une exposition nationale des arts et des sciences. Il a invité Tchaïkosvki à composer une pièce pour l’occasion, mais ce dernier a refusé. Il a fini par accepter de le faire en échange d’une grosse somme d’argent. La musique était son métier après tout. La commande a ensuite changé : en plus de l’exposition de 1882 à Moscou, l’œuvre devait célébrer la consécration de la cathédrale du Christ Sauveur, rebâtie pour commémorer la victoire des Russes contre Napoléon. Cette cathédrale a été détruite en 1917, durant la Révolution russe. La première de l’Ouverture 1812 a eu lieu le 20 août 1882 et l’œuvre a reçu un très bon accueil. Elle est devenue très populaire. On l’a jouée non seulement en Russie, mais partout dans le monde. Elle plaisait beaucoup, en partie parce qu’on y entend un vrai coup de canon, des cloches d’église et de nombreux et puissants coups Tchaikovsky (1840–1893) de cymbales. Tchaïkovski la trouvait « très explosive et tapageuse ». Jusque-là, la musique de cour de la Russie n’avait pas fait une très grande impression à l’étranger. Toutefois, à la mort de Tchaïkovski, l’œuvre du compositeur avait fait connaître la musique russe dans le monde, en grande partie grâce à la populaire Ouverture 1812. L’œuvre intègre un ancien chant russe, Dieu, sauve ton peuple et l’hymne national de la France, La Marseillaise. Elle inclut aussi l’hymne national russe de l’époque des tsars, Dieu, sauve le tsar. Il est intéressant de noter qu’au moment de la grande bataille de Borodino célébrée dans l’Ouverture 1812, ces pays ne jouaient pas leurs hymnes. 1. L’Ouverture 1812 de Tchaïkovski commémore la bataille de Borodino. Décris cette bataille en un ou deux paragraphes. 2. Selon toi, pourquoi Tchaïkovski a-t-il placé un passage de La Marseillaise dans son Ouverture 1812 ? 278 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne lumière et les couleurs. Il a beaucoup expérimenté en vue de rendre les jeux de lumière avec précision. Il avait peu d’espoir quand au sort de l’humanité. Toutes ces facettes de son esthétisme et de sa personnalité ont fait de lui un des plus grands peintres de l’histoire de l’art en Angleterre. Comme bien des romantiques, Turner a d’abord peint selon la tradition classique. Son intérêt pour la lumière et la couleur l’a cependant amené à développer un style personnel. À ses yeux, la lumière permettait de communiquer des sentiments profonds. Dans certains tableaux, des rouges et des orangés intenses illustrent la guerre et la destruction. Dans d’autres, des ombres noires, violettes et bleues représentent la tristesse et la mort. Turner a exploité le symbolisme des couleurs à fond dans son œuvre narrative Le Dernier Voyage du Téméraire. Le soleil rouge-orangé qui embrase le ciel derrière le vieux navire symbolise les guerres qu’il a traversées. Le splendide creux bleu-noir sous ce même vaisseau représente sa mort et l’époque révolue des grands voiliers, remplacés par les bateaux à vapeur de l’âge industriel. Les peintres qui ont suivi Turner, notamment les impressionnistes, ont grandement bénéficié de sa technique et de son emploi innovateur de la lumière et des couleurs. Turner a dû surmonter tant de difficultés pour atteindre ses objectifs qu’on peut le qualifier de véritable héros romantique. La musique au XIXe siècle La musique a fait partie de la culture de tous les Européens du XIXe siècle, avec l’art et la littérature. Par sa nature, la musique fait appel aux sentiments. La période romantique accordait une grande place aux sentiments individuels. C’était l’occasion idéale pour les musiciens d’échapper aux règles strictes et d’explorer leur vision artistique personnelle. Les percées technologiques, le transfert de l’économie de l’aristocratie à la bourgeoisie et la philosophie de l’époque ont inspiré plusieurs grandes œuvres. La révolution industrielle a eu une influence notable sur l’évolution de la musique. La technologie a permis CHAPITRE SEPT Le Concert par James Tissot montre la présentation d’un concert dans un salon du XIXe siècle. L’artiste français nous fait entrer dans une maison chic de l’époque. Tu peux voir des gens élégants s’amuser avec de la musique et des divertissements littéraires ou intellectuels. de fabriquer des instruments moins chers et de meilleure qualité. Par exemple, avec l’amélioration des instruments à vent, les cors ont pu jouer des mélodies. L’invention du tuba et du saxophone a enrichi le son des orchestres. Des changements apportés au piano lui ont conféré une sonorité plus grave et puissante. Cela a donné lieu à un nouveau type de concerto pour piano. Des orchestres plus grands pouvaient jouer des types de compositions variés. Ils permettaient de produire des sonorités différentes. Au XVIIIe siècle, la musique était douce ou forte. L’ajout de nombreux instruments à l’orchestre a permis aux compositeurs de varier l’ambiance par des contrastes de tempo, d’harmonie et de puissance. La musique d’orchestre est devenue une nouvelle forme d’art. Les compositeurs pouvaient créer des ambiances comme les peintres le faisaient avec les couleurs et les contrastes d’ombre et de lumière. Un nouveau vocabulaire de la dynamique musicale est apparu pour transmettre ces émotions. La nouvelle importance de la classe moyenne et de l’éducation a favorisé l’ouverture d’écoles de musique. Les musiciens ont alors reçu une meilleure formation. Les compositeurs du XIXe siècle avaient désormais d’excellents interprètes à leur disposition. Ils ont commencé à interpréter leur musique dans des salles de concert publiques plutôt que des églises. Le nombre et la taille des orchestres ont alors augmenté, de même La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 279 que la taille de l’auditoire. Les musiciens disposaient désormais d’une plus grande liberté quant à la forme et au contenu, car ils ne dépendaient plus d’un mécène aristocrate. C’est la classe moyenne qui les soutenait. Ils devaient donc séduire un auditoire plus vaste. Les solistes sont devenus des vedettes que les gens de la haute société aimaient recevoir. Les musiciens ont aussi enseigné et ont fondé des conservatoires au milieu du XIXe siècle. Felix Mendelssohn a fondé le célèbre conservatoire de musique de Leipzig, une ville où Jean-Sébastien Bach a longtemps vécu. Richard Wagner a aussi ouvert sa propre école de théâtre. Il y a enseigné son style révolutionnaire d’opéra, qu’il a qualifié de « drame musical ». Grâce à l’impression de partitions et de revues musicales, les gens ont pu apprécier la musique dans leurs foyers. Du côté de la France, Hector Berlioz, compositeur français, est reconnu comme étant un des artistes les plus influents de l’époque romantique. On lui doit notamment la fameuse Symphonie fantastique (1830), œuvre dans laquelle les passions amoureuses vécues par le compositeur se déchaînent. En même temps, le nombre d’interprètes féminines augmentait. De nombreuses femmes devenaient des pianistes accomplies, car il était bien vu que les femmes divertissent leurs invités en jouant de cet instrument. D’autres ont eu des carrières de chanteuses d’opéra. Il y avait toutefois peu de compositrices. Clara Wieck-Schumann (1819-1896), l’épouse du compositeur allemand Robert Schumann (1810-1856), était une pianiste renommée et une véritable compositrice. Dans l’esprit nationaliste de l’époque, les compositeurs ont incorporé des styles folkloriques et nationaux à leurs œuvres. Les gens de partout découvraient des éléments de folklore incorporés dans les œuvres. Les compositeurs ne s’inspiraient pas seulement de leur propre identité nationale. Ceux du Nord étaient fascinés par la musique traditionnelle d’Espagne et d’Italie, tandis que des compositeurs russes ont cherché leur inspiration en Asie. Déjà, la grande influence qu’allait avoir la musique asiatique et orientale sur les compositeurs du début du XXe siècle se faisait sentir. 280 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne LA LITTÉRATURE DU XIX e SIÈCLE La période romantique Le mouvement romantique en littérature est apparu en France et en Allemagne au XVIIIe siècle. Les écrits des philosophes français Rousseau et Voltaire ont bien sûr inspiré les intellectuels qui ont mené la Révolution, mais aussi les poètes et les philosophes des îles Britanniques. Il est remarquable qu’un si petit groupe d’hommes et de femmes ait été à l’origine d’une telle transformation de la pensée et de la sensibilité de tout un continent et, en même temps, d’un mouvement littéraire qui influence encore la littérature européenne. Il est difficile de décrire la littérature du début du XIXe siècle, car les poètes et les écrivains dits romantiques voulaient avant tout créer une œuvre qui leur était propre. Les mots employés jusqu’ici pour décrire le romantisme peuvent aider à la définir : sentiment, révolution, liberté, nature, peuple. Ces concepts se retrouvent dans une grande partie de la littérature du début du siècle. Les écrivains romantiques ont cherché à transmettre des émotions d’une grande intensité dans leurs œuvres. Ces expériences résultaient souvent d’un rapport avec la nature. Au XVIIIe siècle, les gens voulaient soumettre la nature à la raison ; mais la nature n’est pas raisonnable, elle est très instable, capricieuse, irrationnelle, même cruelle et souvent dangereuse. Ces caractéristiques ont charmé les romantiques. Comme les émotions intenses, la nature était impulsive. Elle touchait les sens plutôt que la pensée. La France et l’Allemagne ont eu leur propre mouvement romantique. François-René de Chateaubriand a lancé le mouvement en France. Il rejetait la société et la moralité du XVIIIe siècle. Dans sa poésie, il a exploré les univers du mystérieux et de l’irrationnel. Il avait une personnalité semblable à celle de Byron : il était agité, désespéré et d’humeur changeante. Les grands romantiques français venus après lui sont Victor Hugo, auteur des Misérables, Honoré de Balzac, auteur de nombreux romans dénonçant l’hypocrisie postrévolutionnaire à Paris, et Alexandre Dumas, auteur des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo. En Allemagne, le mouvement s’étendait à divers groupes dans plusieurs villes. La plupart des auteurs français et allemands reconnaissaient l’influence de Johann Wolfgang von Goethe, philosophe et écrivain allemand du XVIIIe siècle, dans les débuts du mouvement en Europe. Son attitude envers la nature et la liberté annonçait le romantisme. Ces romantiques britanniques ont aussi beaucoup marqué la littérature du XIXe siècle. Les poètes romantiques d’Angleterre habitaient des régions isolées des îles Britanniques. Ils blâmaient la révolution industrielle pour avoir détruit les villes qu’ils avaient quittées. Ils déploraient aussi l’état de la civilisation. Ils admiraient la conception rousseauiste du « noble sauvage ». Ils croyaient que pour se connaître soi-même, il fallait s’éloigner des distractions urbaines et trouver son identité intérieure en recherchant les beaux paysages naturels. La nature était désormais une inspiration plutôt qu’un fléau. Cette impression subsiste encore aujourd’hui. La Révolution française est le principal événement historique qui a influencé la révolution littéraire et artistique des romantiques. Les poètes romantiques étaient souvent des révolutionnaires et ont admiré la lutte des Français contre l’aristocratie. Ils ont défendu l’individualité, car ils estimaient qu’elle avait disparu à cause des brusques changements industriels et sociaux survenus en Grande-Bretagne. C’est pourquoi leur littérature a glorifié les pauvres travailleurs qui les entouraient. Cinquante ans plus tôt, les poèmes et les écrits importants ne parlaient que de la noblesse. Seuls les romans faisaient mention des pauvres. Maintenant, les travailleurs les plus démunis faisaient l’objet de longues dissertations. poème, La Vigne et la Maison (1856). Dès son plus jeune âge, Lamartine se passionne pour la lecture. Après des études classiques chez les Jésuites, il effectue plusieurs séjours en Italie au cours desquels sa vocation littéraire prend forme. De retour chez lui en 1812, Lamartine se tourne vers la politique et devient maire de Milly. En 1816, il fait une cure thermale à Aix-les-Bains (Savoie). Il rencontre alors Julie Charles, qui restera à jamais le grand amour de sa vie. C’est pour elle qu’il écrit Le Lac en 1820. Ce poème fait partie des Méditations poétiques, recueil qui obtient un grand succès. À partir de cette date, sa vie d’homme de lettres et sa carrière de diplomate, d’officier et de politicien s’entrecroisent. Il publie successivement Les Harmonies, Jocelyn, L’Histoire des Girondins et Voyage en Orient. Alphonse de Lamartine Alphonse de Lamartine (1790-1869) est né à Mâcon, mais très vite sa famille s’installe dans la propriété familiale de Milly (Bourgogne). Il restera très attaché à sa maison d’enfance et lui dédiera un émouvant CHAPITRE SEPT Alphonse de Lamartine (1790-1869) a eu à la fois une carrière d’écrivain et d’homme politique. La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 281 Lamartine meurt à Paris, laissant le souvenir d’un poète romantique sensible, dominé essentiellement par une rêverie hors du commun. Le lac […] Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ; On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Tes flots harmonieux. Tout à coup des accents inconnus à la terre Du rivage charmé frappèrent les échos, Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère Laissa tomber ces mots : « Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, Suspendez votre cours ! […] Alfred de Musset Alfred de Musset (1810-1857) est né à Paris dans une famille riche et cultivée. Après de brillantes études, il fréquente les salons littéraires. Contrairement à Lamartine, il refuse rapidement l’étiquette de poète romantique, même si on dit de lui qu’il est « le plus classique des romantiques et le plus romantique des classiques ». Il veut être un homme du monde et ses amis s’appellent Stendhal, Mérimée et Delacroix. Son côté « dandy » et ses fréquentations douteuses ne l’empêchent pas de faire des débuts littéraires prometteurs. En effet, à 19 ans, il publie son premier recueil de poèmes, Contes d’Espagne et d’Italie, ce qui lui vaut le titre de « prince de la jeunesse ». Malheureusement l’année suivante, sa pièce de théâtre Nuit vénitienne ne connaît pas le même succès. De 1833 à 1837, son immense talent et sa liaison mouvementée avec George Sand lui permettent d’écrire ses plus belles pièces de théâtre : Les Caprices de Marianne, On ne badine pas avec l’amour, Lorenzaccio et Il ne faut jurer de rien. Ses écrits poétiques sont aussi le reflet de cette passion destructrice qui le fait souffrir. Ils expriment également les deux côtés de sa personnalité « ange et démon » que l’on retrouve dans le couple formé d’Octave et de Célio 282 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Alfred Musset (1810-1857) s’est fait connaître pour sa poésie, mais également pour ses piéces de théâtre passionnées. (Lorenzaccio). En 1836, il s’adresse à George Sand dans son livre La Confession d’un enfant du siècle. Dans ce roman autobiographique, Musset décrit les maux d’une génération qui a du mal à trouver sa place entre un passé disparu et un avenir incertain. Mais la poésie restera sa passion : il y mélangera toujours avec habileté, l’ironie et les formes traditionnelles de l’écriture. Ainsi, voici sa réponse à la question : qu’est-ce que la Poésie ? Impromptu Chasser tout souvenir et fixer sa pensée, Sur un bel axe d’or la tenir balancée, Incertaine, inquiète, immobile pourtant, Peut-être éterniser le rêve d’un instant ; Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie ; Ecouter dans son coeur l’écho de son génie ; Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard ; D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme Un tableau romantique pour les funérailles d’un poète romantique : Le bûcher de Shelley (1899) par Louis Édouard Fournier. Le poète Byron se tient debout près du bûcher funéraire de Shelley. Byron connaîtra aussi une mort romantique en défendant la cause de l’indépendance de la Grèce. Faire une perle d’une larme : Du poète ici-bas voilà la passion, Voilà son bien, sa vie et son ambition4. Stendhal Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle (1783-1842), est né à Grenoble. Son roman autobiographique, La vie d’Henry Brulard, paru en 1890, permet de comprendre les motivations de l’écrivain. En effet, par manque de confiance envers ses contemporains, il reconnaît n’écrire que pour une minorité d’entre eux : « J’écris pour des amis inconnus, une poignée d’élus qui me ressemblent: les happy few ». Ses romans révèlent une analyste pointue de l’âme humaine et des émotions. Cet art de l’introspection rend son style un peu sec, mais efficace, sans les grandes envolées lyriques des Romantiques du XVIIIe siècle. Un peu comme Musset, il mène une carrière militaire et politique qui le conduit CHAPITRE SEPT en Italie. La Restauration ramène Stendhal à Paris. Il fréquente alors les salons littéraires et se consacre à l’écriture. En 1830, il publie Le Rouge et le Noir. Son héros, Julien Sorel, est l’exemple parfait du jeune homme ambitieux qui rêve de se faire une place dans la bonne société. Malheureusement, le livre passe inaperçu. Quelques années plus tard, en 1839, il écrit son autre chef d’œuvre La Chartreuse de Parme. Ce n’est qu’après sa mort, un peu comme il l’avait prédit : « Je mets un billet de loterie dont le gros lot se résume à ceci : être lu en 1935. », qu’il sera reconnu comme un écrivain marquant. Lord Byron George Gordon Byron (1788-1824), ou Lord Byron, est davantage connu pour son style de vie et ses aventures romantiques que pour sa poésie. Il lui importait de vivre comme un héros romantique. Il était célèbre pour ses nombreuses liaisons amoureuses et ses disputes avec La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 283 des membres de l’aristocratie. Comme Géricault, il tentait la mort. Il est d’ailleurs mort dans la trentaine, en Grèce. Il était allé appuyer les Grecs qui luttaient contre les Turcs ottomans pour obtenir leur indépendance. La poésie de Byron ressemble davantage à celle du XVIIIe siècle qu’à celle du XIXe siècle. Sa plus grande œuvre, Don Juan, est une satire du monde moderne dans un style épique. Ses poèmes d’amour rappellent la poésie lyrique et chevaleresque du XVIIe siècle. L’œuvre de Byron est importante par son exploration du héros démoniaque qu’est Don Juan. Peut-être s’agit-il d’une incarnation de sa propre personnalité de prince rebelle. Percy Bysshe Shelley Percy Bysshe Shelley (1792-1822) était un autre rebelle romantique. La société londonienne, en effet, l’accusait d’être athée et révolutionnaire. C’est aussi dans des circonstances douloureuses de sa vie personnelle qu’il a écrit ses meilleurs poèmes. Son œuvre célèbre, Prométhée délivré, est un drame symbolique qui explore la nature du mal humain et glorifie le héros qui a défié les dieux. Selon Shelley, l’humanité a la responsabilité morale de combattre le mal. C’est seulement en dominant ce mal que les gens peuvent atteindre leur plein potentiel créateur. John Keats John Keats (1795-1821) a été un véritable héros romantique. Il a réalisé une formidable œuvre poétique durant sa brève existence. Son Ode à l’automne révèle une analyse pénétrante de la nature et de la place de l’être humain. La poésie de Keats fait appel à tous les sens et permet de vivre à fond l’expérience poétique. La construction des poèmes révèle également une grande maîtrise de la langue. Keats était capable de s’absorber dans la contemplation de la beauté. Ses œuvres montrent la nature éphémère de la beauté et de la joie, mais comportent également une note de tristesse. Pour Keats, l’amour et la mort étaient deux façons d’échapper à la cruelle réalité de sa situation désespérée. 284 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne C’est avec Indiana qu’Aurore Dupin acquiert le nom de plume qui la rendra célèbre : George Sand. George Sand Aurore Dupin (1804-1876) est née à Paris. Toute petite, sa mère la berce avec des chansons et lui raconte des contes remplis de fées, de magiciens et d’anges. Aurore n’a que quatre ans lorsque son père meurt d’un accident de cheval. Elle va alors devoir vivre auprès d’une mère et d’une grand-mère qui se détestent et se battent pour obtenir son amour : « Ma mère et ma grand-mère, avides de mon affection, s’arrachèrent les lambeaux de mon cœur5 ». Mais, elle sera finalement élevée à Nohant, dans la propriété de sa grand-mère paternelle devenue sa tutrice légale. Après le décès de sa grand-mère, elle séjourne chez des amis de son père. C’est là qu’elle épouse, en 1823, François-Casimir Dudevant. Très vite, elle s’aperçoit de l’échec de son mariage. Elle retrouve à Paris son amant, Jules Sandeau. Ils écrivent ensemble Le Commissionnaire, paru sous le nom de Jules Sand. En 1831, Aurore publie avec succès son premier roman, Indiana, et signe alors G. Sand. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’elle utilisera le nom complet de George Sand. En même temps, elle adopte les vêtements masculins et fume le cigare. Cette transformation lui permet de se promener dans des lieux qui lui seraient habituellement interdits. Elle est ainsi un témoin privilégié des préjugés et des codes sociaux de l’époque. 1833 marque l’année de sa rencontre avec Musset. Ensemble, ils partent pour l’Italie. Très rapidement ils mettent fin à cette liaison, et George Sand rentre à Paris. Parallèlement à sa vie amoureuse, elle continue d’écrire. Et ce qui est remarquable pour l’époque, elle vit grâce à son écriture. C’est d’ailleurs sa plus grande passion : « J’ai un but, une tâche, disons le mot, une passion.6 », écrit-elle. De 1831 à 1876, presque chaque année, elle publie des écrits variés : romans, contes, pièces de théâtre, nouvelles, articles politiques, correspondance. En 1838, elle s’installe de nouveau à Nohant. Cette existence campagnarde l’amène à écrire des romans aux thèmes plus champêtres, tels que : Le Compagnon du Tour de France, La Mare au diable, François le Champi et La petite Fadette. À sa mort, George Sand aura écrit plus de quatre-vingt dix romans ! Relis, réfléchis, réagis 1. Dans quelle mesure les révolutionnaires de 1848 ont-ils atteint leurs objectifs et apporté des changements en Europe ? 2. Préfères-tu l’art néoclassique du XVIIIe siècle ou l’art romantique de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle ? Explique ton choix à l’aide d’exemples. 3. Définis le terme « romantique » dans son contexte artistique, musical et littéraire. Réflexion Le XIXe siècle a constitué une période de transformations, tant dans la vie quotidienne qu’en politique, en économie, en peinture, en musique et en littérature. Après 1848, les États qui ont le mieux réussi à unifier leur territoire et à consolider leur autorité, c’est-à-dire l’Allemagne et l’Italie, ont définitivement rejeté l’absolutisme. Ils ont redéfini les bases de l’autorité en soumettant le pouvoir élitiste à l’élection par une majorité démocratique. Les régimes qui ont perpétué l’absolutisme et n’ont pas obtenu leur légitimité d’un corps électoral, comme l’Empire d’Autriche et la Russie, en ont subi les conséquences : l’Empire d’Autriche allait plus tard être démembré et la Russie tsariste connaîtrait une révolution. Les véritables révolutionnaires, c’est-à-dire les radicaux socialistes et la classe ouvrière, semblent à première vue être les perdants de 1848. Pourtant, les événements de 1848 ont confirmé ce qu’ils croyaient, c’est-à-dire que le suffrage universel ne pouvait éliminer à lui seul l’oppression sociale et économique. Ces événements ont aussi mis fin au mythe romantique selon lequel toute insurrection populaire recevait l’appui du peuple et provoquait la chute des gouvernements. La population n’était pas uniforme, avec ses classes sociales. La majorité des propriétaires terriens et même des pauvres préféraient la stabilité au changement. Après 1850, la croissance industrielle a bénéficié tant aux travailleurs qu’aux propriétaires. Un meilleur niveau de vie a amené une stabilité politique. Même si la démocratie a évité des révolutions, elle a tout de même permis certaines réformes. Contrairement à la théorie de Marx et d’Engels, la société la plus industrialisée, c’est-à-dire la Grande-Bretagne, a résisté aux révolutions, tandis que la société la moins développée, la Russie, y a été la plus vulnérable. CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 285 Révision du chapitre En résumé Dans ce chapitre, tu as vu: • comment 25 années de guerres et de révolutions ont poussé les dirigeants d’Europe à chercher la paix et à mettre sur pied des organisations de coopération au XIXe siècle ; • comment et pourquoi le principe de causalité est un outil essentiel dans l’analyse des événements de la révolution industrielle ; • l’incidence de la pensée occidentale moderne sur son évolution économique, politique et sociale durant la première moitié du XIXe siècle ; • l’évolution des structures et des rôles familiaux en raison de la révolution industrielle. Connaissance et compréhension 1. Pour comprendre l’histoire du XIXe siècle, il faut connaître les concepts, les événements et les personnages ci-dessous ainsi que leur rôle dans la réorganisation de la culture et de la société européennes. Choisis au moins deux éléments de chaque colonne et décris-les. Concepts Événements Personnages la « révolution double » l’économie morale l’effet multiplicateur le paiement en espèces le libéralisme le communisme le romantisme la première révolution industrielle le «lundi saint» la Loi sur les pauvres de 1834 la Loi sur les usines de 1833 la monarchie de Juillet Adam Smith Friedrich Engels John Stuart Mill Thomas Malthus Jeremy Bentham les luddites Karl Marx 2. La révolution industrielle a modifié de manière radicale de nombreux aspects de la vie en Europe. Au moyen d’un réseau conceptuel, indique les façons dont la révolution industrielle a influencé la société européenne. Ensuite, recopie le tableau ci-dessous et remplis-le à l’aide des éléments de ton réseau conceptuel. Les effets de la révolution industrielle sur la société européenne Effets politiques Effets sociaux Effets économiques Effets culturels Habiletés de la pensée 3. Dans le Manifeste du parti communiste, Karl Marx a présenté une conception historique selon laquelle la société européenne était parvenue au point où une révolution, qui allait mettre en place une société sans distinction de classes, était imminente. Il a écrit : 286 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes. […] Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux classes ennemies, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat. Dans quelle mesure cette citation et ta connaissance du Manifeste du parti communiste appuient-elles l’hypothèse selon laquelle cette œuvre est un produit de son temps ? S’agit-il plutôt d’une œuvre perspicace et prophétique sur le cours de l’histoire à grande échelle ? Réponds en trois à cinq paragraphes. 4. Il est clair que les conséquences à long terme de la révolution industrielle ont été d’augmenter le niveau de vie de la majorité des Européens. Le débat se poursuit toutefois à savoir si la révolution industrielle a avantagé la classe ouvrière à court terme. En deux pages, analyse la question : a) du point de vue des industriels, et b) du point de vue des ouvriers d’usine ou des travailleurs agricoles. Mise en application 5. La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix (à la page 242) est l’un des tableaux les plus connus du mouvement romantique. Examine-le, puis réfléchis à ces questions : Quelles émotions ressens-tu ? Selon toi, qu’ont dû ressentir les gens devant ce tableau au XIXe siècle ? Penses-tu que la femme du XIXe siècle représente la liberté ? Explique. Observe le tableau de nouveau et réponds aux questions suivantes : a) Delacroix était-il pour ou contre la révolution de 1830 ? Explique ta réponse. b) Qui était son public cible ? c) Quel était son but ? d) Selon toi, dans quelle mesure Delacroix a-t-il atteint son but ? 6. Le début du XIXe siècle était une période propice à la pensée philosophique. Les gens ont cherché à comprendre la société et l’humanité alors qu’ils vivaient des changements sans précédent. Choisis un des philosophes mentionnés dans ce chapitre. Fais une recherche, puis rédige cinq questions que tu lui poserais si tu le rencontrais. Pour chaque question, inclus une réponse possible. Communication 7. Illustre l’effet multiplicateur à l’aide de supports visuels (images, symboles, icônes) et de phrases ou de mots clés. Montre la relation entre les innovations technologiques et les changements sociaux. Inspire-toi des œuvres d’art présentées dans ce chapitre. 8. Imagine que tu vis dans les années 1830. Écris une chronique sur les conditions de travail des ouvriers hommes, enfants et femmes dans les usines d’Angleterre pour le London Times. Ton article de 500 à 700 mots doit décrire avec précision les conditions de travail pour les trois afin d’éveiller et de maintenir l’attention d’un public instruit. Appuie-toi sur des faits historiques et emploie un style journalistique. CHAPITRE SEPT La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850 287 C H A P I T R E H U I T Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 OBJECTIFS DU CHAPITRE À la fin de ce chapitre, tu pourras : • décrire l’évolution et les effets de l’urbanisation moderne ; • évaluer l’influence de personnalités et de groupes qui ont contribué à façonner les attitudes dans la société occidentale ; • analyser l’influence des forces qui ont contribué aux changements dans l’expression artistique en Occident ; • expliquer les facteurs qui ont contribué à l’émergence de l’État-nation en Occident et à son expansion dans le reste du monde. « L’Action féministe » Des Françaises renversent des urnes pour protester contre le fait que les femmes n’ont pas le droit de vote. 288 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne N otre réalité politique, sociale et intellectuelle repose en grande partie sur des bases établies durant la seconde moitié du XIXe siècle. L’Europe sortait alors d’une période de révolutions, après que des intellectuels idéalistes avaient tenté de transformer la politique et la société. De 1850 à 1914, les idéalistes et les révolutionnaires ont peu à peu cédé la place à des politiciens aguerris et à des activistes militant pour les droits des femmes et de la classe ouvrière. CONCEPTS ET ÉVÉNEMENTS CLÉS Comme dans toute période historique, certains concepts philosophiques ont alimenté les forces de changement. Le nationalisme a motivé des changements politiques à l’échelle nationale à une époque où les pays cherchaient à affermir leur pouvoir. Le socialisme a été à l’origine de transformations sociales, alors que les organisations ouvrières et les féministes réclamaient la reconnaissance juridique de leur droit à l’égalité et à de meilleurs traitements. Le réalisme a imprégné les grands mouvements artistiques européens. Dorénavant, les poètes et les peintres souhaitaient montrer la société telle qu’elle était et non telle qu’elle aurait dû être. l’affaire Dreyfus Au cours de la même période, un certain nombre de dirigeants politiques d’Europe ont tenté d’étendre et de consolider leur autorité en regroupant des territoires plus petits en États-nations. Cela a mené à l’unification de l’Allemagne et de l’Italie. En France, Louis Napoléon Bonaparte œuvrait à renforcer l’autorité de l’État en sollicitant l’appui de la population pour ses politiques et son gouvernement. Les nationalistes italiens se sont battus pour unir de nombreux États, à la fois par l’insurrection populaire et par les négociations diplomatiques. Enfin, le comte Otto von Bismarck a inspiré l’alliance de divers États allemands et de la puissance militaire de la Prusse. Il a ainsi pavé la voie à l’Allemagne moderne. P E RS O N N AG E S CLÉS l’impérialisme la guerre de Crimée la guerre franco-allemande la Commune de Paris la IIIe République la deuxième vague de la révolution industrielle le réalisme le mouvement des suffragettes l’Acte de l’Amérique du Nord britannique Louis Napoléon Bonaparte Otto von Bismarck Giuseppe Garibaldi le tsar Alexandre II Benjamin Disraeli Emmeline Pankhurst Vladimir Ilitch Oulianov (Lénine) Charles Darwin Marie Curie Albert Einstein Friedrich Nietzsche Paroles de sage L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? (1882) CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 289 CHRONOLOGIE : LE BOULEVERSEMENT DES NATIONS Louis Napoléon Bonaparte établit le Second Empire de France. 1852 1853–1856 Ottawa devient la capitale du Canada. 1857 1859 Édouard Manet peint Le Déjeuner sur l’herbe. 290 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Marie Sklodowska Curie, Pierre Curie et Henri Becquerel reçoivent le prix Nobel pour leurs travaux sur la radioactivité. 1904 1905 Henri Bergson publie L’Évolution créatrice. Marconi reçoit le premier message radio à Terre-Neuve : début de la radio transatlantique. 1902 1903 Max Weber publie L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme ; Giacomo Pucini compose Madame Butterfly. Auguste Rodin sculpte Balzac. 1899 1901 Lénine publie Que faire ? Fermeture des écoles françaises au Manitoba 1894–1906 1897 Sigmund Freud publie L’interprétation des rêves. Invention du téléphone par Alexander Graham Bell 1885 1890 L’Affaire Dreyfus éclate. John Stuart Mill publie De l’assujettissement des femmes. 1870-1871 1876 Soulèvement des Métis sous le commandement de Louis-Riel La guerre austro-prussienne est suivie du traité de Prague. 1867 1869 Guerre franco-allemande : Napoléon III est vaincu ; c’est la chute du Second Empire. Charles Darwin publie L’origine des espèces. 1863 1866 Karl Marx publie Le Capital, livre 1 ; l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique est en vigueur : c’est le début de la confédération canadienne. La guerre de Crimée éclate. Première Révolution russe ; Albert Einstein formule la théorie de la relativité restreinte. 1907 Pas à l’échelle L’ÉMERGENCE DE L’ÉTAT-NATION elle dépendait davantage de l’importance et de l’étendue de son économie. Par conséquent, les États se disputaient des richesses et des territoires en dehors de l’Europe dans un esprit impérialiste, c’est-à-dire qu’ils étendaient leur territoire en s’emparant de colonies et de dépendances. En plus de soutenir l’expansion de l’Europe, le nationalisme s’est avéré un puissant outil de mobilisation populaire à l’appui des gouvernements et de leurs politiques. Depuis les grandes révolutions, la plupart des gouvernements reconnaissaient la souveraineté du peuple, du moins en théorie. Le nationalisme identifiait l’individu à l’État et associait ses sentiments de fierté, de prestige et de pouvoir à la puissance de la nation. Le pouvoir de l’idéologie nationaliste reposait sur de nouvelles conditions historiques, une nouvelle forme d’économie et une société de plus en plus urbanisée. Ces éléments sont apparus en Europe au cours de la Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le nationalisme est le concept philosophique qui a motivé les forces du changement. Cependant, le nationalisme dans son sens de fierté et d’engagement à l’égard de la puissance de l’État-nation est rarement issu de la population. Le plus souvent, des dirigeants politiques ont encouragé ce sentiment afin d’accroître leur pouvoir. En 1871, ce mouvement de consolidation et d’unification a produit l’Allemagne et l’Italie modernes et, par conséquent, modifié l’équilibre du pouvoir en Europe. Même s’il n’y a pas eu de guerre majeure en Europe avant 1914, le continent n’était pas en paix pour autant. Les choses avaient changé. Auparavant, la puissance d’un État dépendait de la taille de son territoire, de sa population et de son armée. Après 1871, 0 Royaume de Norvège et de Suède 500 km Moscou M er B a l t i qu e Danemark Dublin Londres Berlin Amsterdam n Rhi Allemagne Belgique Paris eLuxembourg Océan Atlantique ne Loire France Berne Vienne Suisse Budapest Roumanie Danub e . Mer Noire Bosnie Bucarest er Serbie A Sofia E Rome d r m Constantinople i a Albanie tiq Bulgarie pire ottoman ue Italie M Madrid Espagne Varsovie Empire austro-hongrois Si Portugal Russie Grande- Pays-Bas Bretagne Irlande Lisbonne Saint-Pétersbourg Stockholm Christiania Mer du Nord Finlande Sardaigne Macédoine Gibraltar Grèce Sicile Mer Méditerranée FIGURE 8.1 La carte géopolitique de l’Europe en 1871 La Suisse et le Luxembourg n’ont pas de façade maritime. À ton avis, pourquoi était-il important pour un pays d’avoir un tel accès ? CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 291 seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi au Canada. C’est en effet en 1867, sous l’impulsion de John A. MacDonald et de George-Étienne Cartier, que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique allait favoriser l’essor du nouveau pays. Même si la profondeur et la sincérité d’un sentiment nationaliste avaient une certaine influence, l’histoire montre que la réussite d’une nation ne dépendait pas seulement de ce sentiment, mais d’un certain nombre de conditions, par exemple le développement du chemin de fer au Canada. LA FRANCE : DES PERSONNAGES CLÉS Louis Napoléon Bonaparte La France était l’une des seules nations européennes à ne plus être une monarchie. Elle était dorénavant une république, c’est-à-dire un État où le peuple et ses représentants élus possédaient le pouvoir. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la France a établi un équilibre précaire entre la démocratie et l’autocratie. Son chef, Louis Napoléon Bonaparte, était un autocrate qui avait su faire vibrer la corde nationaliste de la population et amener celle-ci à appuyer ses politiques. En effet, le neveu de Napoléon Bonaparte, Louis Napoléon Bonaparte (1808-1873), a fait la preuve que la popularité découlait de la réussite. Il a été président de la République (1848-1852), puis empereur de France (sous le nom de Napoléon III, de 1852 à 1870) durant des années de prospérité qui ont redonné à la France son titre de capitale diplomatique et culturelle de l’Europe. La République allait cependant connaître une fin désastreuse. L’écrasante victoire de la Prusse sur la France, en 1871, allait marquer la fin humiliante de Napoléon III et de son Second Empire. On verrait également l’Allemagne moderne devenir une puissance dominante de l’Europe centrale. Louis Napoléon Bonaparte était peu connu avant son élection à la présidence de la IIe République, en décembre 1848. Après les répressions sanglantes des journées de juin, l’électorat français était encore divisé 292 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne entre les monarchistes et les républicains. Pour les monarchistes, le nom de Napoléon signifiait l’ordre plutôt que l’anarchie républicaine ; pour les républicains, il symbolisait la vertu républicaine plutôt que la corruption de l’aristocratie. Les uns et les autres ont voté pour Louis Napoléon Bonaparte, qui a obtenu près de quatre millions de voix de plus que son plus proche rival. Pour Louis Napoléon, la constitution de la IIe République comportait un défaut majeur : elle limitait à quatre ans le mandat du président, sans réélection possible. Ironiquement, Louis Napoléon a voulu en appeler au peuple pour tenter de changer la situation, ce que l’Assemblée nationale lui a permis de faire. Il y avait alors à l’Assemblée une majorité de monarchistes qui aimaient l’idée d’avoir un empereur en France. Craignant toujours le radicalisme de Paris, l’Assemblée nationale a censuré la presse et revu le droit de vote. Elle a restreint le droit de vote aux propriétaires fonciers et fait arrêter les députés radicaux. Dans ses nombreux discours publics, Louis Napoléon rappelait la mémoire de son oncle et l’associait au principe de souveraineté populaire et à son propre leadership. En octobre 1849, il a déclaré : « Le nom de Napoléon est à lui seul un programme ; il veut dire à l’intérieur ordre, autorité, religion, bien-être du peuple, à l’extérieur dignité nationale. » Dans le but d’accroître son pouvoir, Louis Napoléon a orchestré un coup d’État dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851 : l’armée a occupé Paris et la police a arrêté 78 députés de l’Assemblée nationale. À leur réveil, le 2 décembre, les Parisiens ont appris que le président avait dissous l’Assemblée nationale et restauré le suffrage universel masculin. Le coup d’État devait se faire dans le calme, mais l’armée a néanmoins abattu 200 émeutiers à Paris le 4 décembre, et freiné du même coup un soulèvement de la gauche. De cette manière, Louis Napoléon se déclarait empereur et affirmait en même temps restaurer la démocratie. Pour le prouver, il a mis en place un nouveau type d’élection par vote direct, appelé « plébiscite ». Deux fois, en décembre 1851 et en décembre 1852, l’électorat français a plébiscité l’empereur Napoléon III et le Second Empire. Il semble que sous Napoléon III, le peuple français appréciait les symboles de la démocratie plus que la démocratie elle-même. L’économie allait bien, notamment grâce à l’essor du réseau ferroviaire, qui agissait comme catalyseur sur les industries françaises et générait des emplois. Napoléon III avait de bons conseillers qui préconisaient la planification et l’aide gouvernementales selon les idées de Saint-Simon. Ses réformes ont facilité la création d’entreprises à responsabilité limitée et par association de capitaux. Le Second Empire a aussi fondé le Crédit immobilier. Les citoyens pouvaient y déposer leurs économies afin qu’elles servent au développement industriel. Tous ces signes de prospérité semblaient satisfaire la population et diminuer le désir d’une démocratie véritable. Paris représentait le mieux la planification du Second Empire. Dès 1853, le baron Georges Haussmann a dirigé les travaux de réaménagement du centre de Paris. Il a éliminé des immeubles surpeuplés et transformé des rues étroites en grands boulevards. Il a fait de Paris l’une des splendeurs de l’Europe. La prospérité a maintenu le calme politique pendant quelques années. En 1860, des scandales financiers, des dissensions à l’égard de la politique étrangère et l’irritation que causait la censure imposée à la presse ont ranimé les critiques à l’égard du pouvoir. En réaction, Napoléon III a appliqué des réformes : il a accru la liberté de la presse, il a permis la tenue de débats parlementaires plus libres, il a augmenté la responsabilité des ministres à l’égard des représentants élus, il a réduit l’influence de l’Église en éducation, il a facilité l’accès des femmes aux études et il a légalisé les syndicats et le droit de grève. Ces réformes, réalisées entre 1860 et 1869, ont contribué à préserver la popularité de Napoléon III. Le plébiscite de 1870 a montré que 7,3 millions de Français appuyaient les politiques de l’Empereur contre 1,5 million. les chrétiens de l’Empire ottoman. La guerre de Crimée qui s’en est suivie (1853-1856) visait en fait à freiner l’expansion russe dans les Balkans et la Méditerranée orientale. Aucune des grandes armées, soit française, britannique et russe, ne s’est distinguée, la maladie ayant tué plus de soldats que les armes. L’infirmière anglaise Florence Nightingale et les nouveaux correspondants de guerre des journaux ont fait connaître au monde entier les conditions horribles de cette guerre. Sur le plan politique, les Russes ont perdu davantage. Le grand vainqueur a été Napoléon III. Le traité de Paris de 1856 a accepté les concessions de la Russie et a rendu à Paris son titre de centre diplomatique de l’Europe. Suisse 200 km 0 Lombardie Vénétie Istrie Milan Venise Piémont Parme France Gênes Modène Bologne Nice Saint-Marin Pise Yougoslavie Toscane Pérouse Modène Lucques M Sienne États er Ad pontificaux ri at Corse iq Rome ue Turin Naples Sardaigne Tarente Royaume des Deux-Siciles Mer Méditerranée Palerme Messine Sicile Tunisie Un conflit et la guerre Napoléon III souhaitait imiter son oncle en restaurant le prestige de la France en Europe. En 1854, il s’est opposé à la Russie, qui se disait la protectrice de tous Tyrol Savoie Territoires annexés en 1859 Territoires annexés en 1860 Territoires annexés en 1866 Territoires annexés en 1870 Territoires cédés à la France en 1860 Frontière de 1871 FIGURE 8.2 L’Italie unifiée Examine cette carte de ce qui allait devenir l’Italie. Quelles régions autonomes ont disparu à la suite de l’unification des États italiens ? CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 293 L’ITALIE : DES PERSONNAGES CLÉS La lutte pour l’unification de l’Italie (1848-1871) relevait à la fois d’un nationalisme idéaliste en quête de libération par l’insurrection populaire et d’un exercice de realpolitik, c’est-à-dire une politique basée sur des réalités et des besoins matériels plutôt que sur des idéaux et des principes moraux. L’unification de l’Italie n’aurait pas pu se faire sans l’idéalisme des nationalistes et le réalisme des politiciens. Pourtant, ces deux éléments s’opposaient souvent au lieu de s’harmoniser. La création d’une nationalité italienne n’allait pas de soi. Ni la géographie ni l’histoire n’y conduisaient. Il a fallu que les nationalistes italiens luttent afin de créer une nouvelle nation. L’Autriche et le pape s’opposaient à l’unification, de même que certains dirigeants politiques de plus petits États qui défendaient leurs intérêts. Le Risorgimento était un mouvement pour l’unification de l’Italie, formé avant l’occupation française du nord de l’Italie par les armées révolutionnaires et napoléoniennes. Après 1815, de petits groupes d’intellectuels et d’étudiants ont constitué des sociétés secrètes radicales appelées les carbonari. Ils organisaient des soulèvements contre les Autrichiens, qui occupaient les territoires du nord. Ils s’en prenaient aux États pontificaux pour y dénoncer la corruption de l’administration. Ils attaquaient aussi la monarchie des Bourbons restaurée à Naples. En 1820 et en 1821, puis à nouveau en 1831, les insurrections sont restées des incidents isolés qui n’ont pas délogé les autorités en place. Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi Après l’échec des insurrections de 1831, Giuseppe Mazzini (1805-1872), qui avait été arrêté pour conspiration, a fondé à Marseille en France le mouvement Jeune-Italie. Né à Gênes, ce fils de médecin a incarné le nationalisme révolutionnaire romantique pour les Italiens et même pour toute l’Europe. Avec Jeune-Italie, 294 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Mazzini et Garibaldi, les fondateurs de l’Italie moderne. À ton avis, que serait-il advenu de la péninsule italienne sans l’unification ? Mazzini a fait connaître les objectifs du nationalisme italien, soit réunir les principes du nationalisme et du libéralisme. La nouvelle Italie selon Mazzini serait à la fois une démocratie et une république. Mazzini voulait amener le peuple à se soulever afin d’atteindre ce but. Des membres de Jeune-Italie ont participé à des insurrections successives dans les principales villes de la péninsule italienne, notamment Palerme, Naples, Turin, Milan et Venise. Lors d’un soulèvement à Rome, Mazzini a été désigné président d’une république démocratique radicale. Or, Rome était aussi le siège du Vatican. Son statut ne concernait donc pas uniquement les Italiens, mais la communauté internationale également. Dans une action concertée pour rendre Rome à l’Église catholique, 30 000 soldats de Naples, d’Autriche et de France sont intervenus contre la République romaine. Giuseppe Garibaldi (1807-1882) était un révolutionnaire romantique et l’un des principaux représentants de la guérilla du XIXe siècle. Il a dirigé une armée de 10 000 hommes, les Chemises rouges, et a défendu avec héroïsme la République romaine. Toutefois, il a dû abandonner la ville et s’enfuir dans les montagnes. Peu après, en août 1849, la république de Venise s’est rendue aux Autrichiens. C’était le dernier fief des révolutions de 1848. WEB LIEN IN TERNET www.cheneliere.ca Pour plus d’information sur Giuseppe Garibaldi et les Chemises rouges, rends-toi à l’adresse ci-dessus. La défaite des républiques de Rome et de Venise a marqué la fin du rêve du Risorgimento de Mazzini. L’unification nécessitait une direction plus centralisée et une personne plus experte en politique. On a confié cette tâche au comte de Cavour (1810-1861), un libéral modéré du Piémont. Premier ministre du Piémont, en 1852, Cavour avait montré qu’il était plutôt réaliste. Il a consolidé ses appuis politiques en se servant du processus électoral de façon astucieuse, presque frauduleuse. En matière de politique étrangère, il a atteint ses objectifs à force de ruse diplomatique et de menaces de guerre. Cavour s’est aperçu qu’il avait besoin d’appuis hors de l’Italie. Il s’est donc allié à la France pour combattre la Russie pendant la guerre de Crimée ; plus tard, il s’est allié à la Russie contre l’Autriche. Ce sont là deux bons exemples de realpolitik. Ses manœuvres diplomatiques ont permis à Cavour d’aborder la question italienne au congrès de Paris de 1856 et de procéder à l’unification du nord de l’Italie, à l’exception de Venise. Garibaldi a alors pris la relève. Ses Chemises rouges avaient combattu en Lombardie. Au lieu de disperser son armée privée, Garibaldi a réuni 1 000 soldats (les Mille) au sud de la Sicile. Ainsi, les Chemises rouges, aidées de paysans, ont défait l’armée du roi Bourbon, François II. Les Chemises rouges ont ensuite envahi le continent et ont rapidement pris Naples. Les victoires de Garibaldi dans le Sud ennuyaient Cavour, au Nord. Tout semblait indiquer que les forces des républicains radicaux et l’insurrection populaire du Sud allaient progresser vers le Nord. Cavour a placé l’armée de Sardaigne dans les États pontificaux et a rencontré Garibaldi au sud de Rome. Garibaldi, plus révolutionnaire que politicien, a accepté l’union du Nord et du Sud selon les conditions de Cavour. En mars 1861, le nouveau royaume d’Italie était créé. Victor Emmanuel II en était le monarque constitutionnel. Des propriétaires fonciers habilités à voter ont élu un parlement. Turin, dans le Piémont, est devenue la capitale. Cavour est mort en 1861, 11 semaines seulement après la création du royaume d’Italie. Toutefois, il manquait quelques éléments au royaume. Venise appartenait toujours à l’Autriche. Le pape Pie IX contrôlait toujours le reste des États pontificaux et Rome. À nouveau, la diplomatie et la guerre ont complété l’unification. En 1866, l’Italie a soutenu la Prusse dans une courte guerre remportée contre l’Autriche. En guise de récompense, la Prusse lui a cédé Venise. En 1870, Napoléon III, en guerre contre la Prusse, a fait revenir ses soldats de Rome. Les troupes italiennes ont alors occupé la ville, le pape s’est retiré au Vatican et Rome est devenue la capitale de l’Italie complètement unifiée en 1871. Comme en France, des politiciens réalistes ont su gérer le sentiment nationaliste idéaliste pour faire progresser la cause d’un État-nation plus fort. L’ALLEMAGNE MODERNE : DES PERSONNAGES CLÉS L’occupation des territoires allemands par Napoléon et l’intérêt du mouvement romantique pour les traditions populaires et l’histoire ont favorisé l’émergence d’une culture et d’une tradition communes aux peuples germanophones. Toutefois, il faut noter que l’unification de l’Allemagne n’a pas résulté d’un mouvement nationaliste populaire, mais bien d’un exercice de realpolitik, et ce, encore plus clairement qu’en Italie. De 1815 à 1848, les nationalistes libéraux ont rêvé d’une unité allemande gérée par une constitution libérale. Il y avait cependant d’importants obstacles CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 295 Mer Baltique Mer du Nord Dantzig Amsterdam Hambourg Brême Berlin Rhi Varsovie n Cologne Bonn Mayence Francfort Stuttgart Prague Olmutz Nuremberg Munich Vienne Da nu be Innsbruck 0 Budapest 250 km de la Territoires annexés A d r i aFrontière tic par la Prusse en 1866 S e Confédération a allemande en 1815 Territoires cédés par la France en 1871 Frontière de la Confédération de Territoires s’étant ralliés Corsica l’Allemagne du Nord à la Prusse pour former en 1867 la Confédération de l’Allemagne du Nord en 1867 FIGURE 8.3 L’unité allemande Examine les transformations qu’a connues l’Allemagne. Selon toi, ces changements annonçaient-ils des problèmes ? politiques. La Confédération allemande de 1815 avait réuni 39 États. Parmi eux, les plus grands et les plus puissants étaient la Prusse et l’Autriche. Cette confédération ne visait pas l’unification des États germanophones. Elle servait plutôt à préserver les structures politiques existantes de petits États gouvernés par des princes absolutistes. La Prusse et l’Autriche représentaient deux dirigeants possibles de la Confédération. En outre, les petits États ne savaient à quelle puissance accorder leur loyauté. Le progrès social et économique a en partie réglé ces questions. En 1834, le Zollverein, une union douanière allemande, a réuni la Prusse et des États allemands du Nord, mais non l’Autriche, dans une association économique plus étroite. Le prolonge- 296 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne ment du réseau ferroviaire et l’urbanisation des années 1840 et 1850 ont affaibli l’esprit de clocher des régions. De plus, ils ont fait progresser l’idée qu’un plus grand État-nation pouvait mieux assurer la croissance économique et une influence diplomatique. Les nationalistes libéraux ont eu une occasion de concrétiser leur rêve en 1848. Toutefois, leur première tentative a échoué. Réunis au parlement de Francfort, ils n’ont pas réussi à s’entendre sur la définition du nouvel État allemand. Les partisans de la « solution grande-allemande », qui incluait l’Autriche, provenaient surtout des régions catholiques du Sud. Les partisans de la « solution petite-allemande », qui excluait l’Autriche et favorisait la Prusse, provenaient surtout des régions protestantes du Nord. L’échec du parlement de Francfort et la réaffirmation de l’autocratie royale à Berlin et à Vienne, en 1848-1849, ont mis un terme à la fusion du libéralisme et du nationalisme dans l’unification de l’Allemagne. Otto von Bismarck Otto von Bismarck (1815-1898) était un aristocrate conservateur. Il défendait la monarchie prussienne contre les attaques des nationalistes libéraux de 1848. Cependant, contre toute attente, il a été l’artisan de l’unification de l’Allemagne. Bismarck avait une force physique et une vitalité exceptionnelles. Par ailleurs, il avait une intelligence remarquable. Il a notamment raconté dans ses mémoires avoir suivi un plan à long terme, même si sa véritable force résidait dans sa capacité de s’adapter aux situations tout en cherchant constamment à accroître la puissance de la Prusse. En revanche, cette habileté lui a valu la réputation d’éviter de respecter ses engagements à long terme au moyen de beaux discours rusés et trompeurs : seule comptait l’atteinte de ses objectifs. Bismarck a bien exprimé son mépris pour le libéralisme et sa foi dans le rôle central du pouvoir en politique et en diplomatie dans son célèbre discours du 29 septembre 1862 : L’Allemagne ne recherche pas le libéralisme de la Prusse, mais sa puissance […] La Prusse doit préserver sa puissance en prévision du bon moment, lequel s’est déjà présenté plusieurs fois. Les frontières de la Prusse ne conviennent pas à une vie nationale saine. Les grandes questions de notre temps ne seront pas tranchées par des discours et des majorités – l’erreur commise en 1848-1849 – mais par le fer et le sang. Du conflit à l’unification En 1864, le Danemark a revendiqué la propriété du Schleswig et du Holstein. Ces deux duchés voisins avaient des populations germanophones. Cette action a provoqué la colère des nationalistes allemands, qui ont exigé réparation. Bismarck a pris les devants. Il a organisé une intervention militaire conjointe de l’Autriche et de la Prusse. La guerre de courte durée a permis à la Prusse de montrer la supériorité de son armée sur celle du Danemark, mais les vainqueurs n’ont pas réussi à s’entendre sur l’avenir des deux duchés conquis. Afin d’alerter l’opinion publique allemande sur la question, Bismarck a posé un geste inattendu. Il a proposé une réorganisation de la Confédération allemande ainsi que la création d’une assemblée nationale élue par suffrage universel masculin. Il savait que l’Autriche allait rejeter tout de suite cette proposition. Les libéraux se méfiaient toujours de Bismarck et du militarisme prussien, mais cette proposition semblait montrer que la réforme dont on parlait depuis si longtemps avait plus d’appuis à Berlin qu’à Vienne. Dans la capitale autrichienne, l’empereur FrançoisJoseph et ses ministres croyaient que la guerre était une conséquence inévitable de la proposition de Bismarck. Ils ont cru que l’Autriche l’emporterait. Sous le haut commandement de Helmut von Moltke, les généraux prussiens ont utilisé de nouvelles technologies industrielles pour remporter la bataille. Ils ont ainsi ouvert la voie à une nouvelle façon de faire la guerre. D’abord, les soldats prussiens disposaient des nouveaux fusils Dreyse plus modernes. Ces armes, à culasse mobile, leur permettaient de tirer jusqu’à 8 coups la minute. De plus, ces soldats se déplaçaient plus vite grâce au réseau ferroviaire. Enfin, l’utilisation du télégraphe a accru la vitesse des communications. Sûrs de remporter la victoire, les généraux prussiens étaient prêts à marcher sur Vienne. Bismarck gardait néanmoins à l’esprit ses objectifs politiques et a plutôt négocié un accord de paix. La guerre austro-prussienne n’a finalement duré que sept semaines, soit de juin à août 1866. La Prusse a vaincu l’Autriche sur le terrain et Bismarck a réformé la Confédération allemande. Le traité de Prague de 1866 a mis un terme à la lutte qui opposait l’Autriche et la Prusse au sein de la Confédération allemande. Il a eu de nombreuses retombées. Premièrement, l’Italie a obtenu Venise, une possession autrichienne, en récompense de sa participation à la guerre aux côtés de la Prusse. Deuxièmement, la nouvelle Confédération de l’Allemagne du Nord excluait l’Autriche, mais comprenait une Prusse plus grande. En effet, l’annexion par la Prusse d’États auparavant indépendants lui a permis de s’enrichir de quelque 3 300 km2 et 4,5 millions d’habitants. La nouvelle confédération incorporait les deux tiers de la confédération précédente, à l’exception des États du Sud. La Prusse était le joueur le plus puissant de la nouvelle confédération et le roi Guillaume Ier de Prusse en a pris la direction. Ce nouveau gouvernement s’est doté d’un parlement au suffrage universel masculin. Bismarck avait la certitude que les électeurs des régions rurales éliraient des propriétaires conservateurs, et non des libéraux de la classe moyenne. Des ministres de la Confédération, nommés par le roi et sous contrôle prussien, devaient aussi gérer les affaires militaires et étrangères. Troisièmement, les quatre États allemands du Sud, soit la Bavière, le royaume de Wurtemberg, le grandduché de Bade et le Hesse-Darmstadt, ont signé une alliance militaire avec la Prusse, même s’ils demeuraient exclus de la Confédération de l’Allemagne du Nord. Face à l’échec de l’Autriche, ces États devaient absolument développer des relations économiques et politiques plus étroites avec la nouvelle confédération. Bismarck gardait cependant la France à l’œil après avoir constaté que Paris se méfiait de la nouvelle Allemagne. CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 297 Une caricature française qui témoigne du mélange de défiance et de sarcasme qu’inspirait Bismarck en France. Elle est particulièrement éloquente de l’autoritarisme qu’on prêtait à l’homme politique allemand. LA GUERRE FRANCOALLEMANDE (1870-1871) Cette guerre a commencé à la suite d’un incident diplomatique concernant la succession d’Espagne. L’incident était mineur, mais la guerre a eu des conséquences profondes. En 1868, une révolution en Espagne a poussé la reine Isabelle II à abdiquer. Madrid a proposé le trône au prince Léopold de Hohenzollern, un parent éloigné du roi Guillaume Ier de Prusse. Bismarck aimait l’idée d’avoir un allié en Espagne. En revanche, la France redoutait une alliance entre la Prusse et l’Espagne et craignait d’être attaquée sur deux fronts. Les journaux français et allemands, encouragés par des politiciens, dont Bismarck, ont attisé l’opinion 298 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne publique. Ils ont prétendu que la dispute mettait en jeu la dignité et le prestige de leur nation respective. L’ambassadeur français a rencontré Guillaume Ier, à Ems en Allemagne, et a obtenu le retrait du candidat Hohenzollern. Il a aussi exigé une garantie que ce retrait serait définitif. Guillaume Ier a refusé cette deuxième requête et a transmis par télégramme le compte rendu de sa rencontre à Bismarck. Bismarck a raccourci le texte, ce qui faisait paraître le refus du roi beaucoup plus rude, puis l’a transmis à la presse. La nouvelle a embrasé l’opinion publique française. Napoléon III, pour défendre l’honneur de la nation, a déclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. Les Prussiens ont remporté une victoire écrasante contre la France à l’aide des méthodes modernes qui avaient fait leurs preuves contre l’Autriche, entre autres le transport en train de 500 000 soldats vers le front. La capture de Napoléon III et de 100 000 soldats français à Sedan, en septembre 1870, a entraîné la chute du Second Empire. La guerre a duré encore quatre mois. Les Allemands ont assiégé Paris. Les Parisiens ont dû manger leurs animaux de compagnie et même des rats pour éviter de mourir de faim. Le traité de Francfort, signé en mai 1871, a imposé de dures conditions à la France : celle-ci a dû céder les provinces d’Alsace et de Lorraine à l’Allemagne, lui verser cinq milliards de francs et subir l’occupation allemande pendant les trois années nécessaires pour régler cette dette. Pis encore, Guillaume Ier a été proclamé empereur de l’Allemagne unifiée dans la galerie des Glaces de Versailles, l’ancien palais de Louis XIV, Roi-Soleil et gloire de la France. L’Empire autrichien: l’anomalie européenne Contrairement à ce qui s’est produit en Italie et en Allemagne, le nationalisme a affaibli le grand empire autocrate d’Autriche au lieu de le renforcer. Après la révolution de 1848-1849, la monarchie des Habsbourg a vaincu les forces nationalistes et libérales. Cependant, l’Empire autrichien n’était plus de son temps. C’était une dynastie, et non un État-nation. Les Habsbourg se transmettaient les territoires et la population de l’Empire d’une génération à l’autre. Le jeune François-Joseph Ier, qui serait empereur et roi jusqu’à sa mort en 1916, avait combattu l’élan révolutionnaire en 1848. Il estimait que le règne des Habsbourg devait servir à préserver le patrimoine territorial et, si possible, d’en étendre les frontières. Pour ce faire, la monarchie avait le soutien de l’aristocratie terrienne, de l’Église catholique, de l’imposante bureaucratie et de l’armée, dont une grande partie relevait de fonctionnaires germanophones. Soumis à l’oppression du règne Habsbourg, les groupes minoritaires savaient au moins à quoi s’en tenir. La séparation du pays était un objectif réalisable. Toutefois, elle pouvait conduire à une prise de contrôle par les Hohenzollern du nouvel Empire allemand ou par les Romanov de la Russie tsariste. Cela ne valait pas mieux. Cet équilibre entre les intérêts des nationalistes et de la dynastie a été mis en péril par le déclin de l’Empire ottoman dans les Balkans. Dans ces régions, le nationalisme slave a ouvert la porte à l’influence russe. À Vienne, François-Joseph Ier et ses conseillers voulaient déjouer les intrigues des Russes tout en tirant profit de la faiblesse de l’Empire ottoman. L’ambition nationaliste et la rivalité entre grandes puissances ont entraîné une situation explosive dans l’Empire austro-hongrois et les Balkans. Bismarck a même déclaré qu’il s’agissait d’une véritable poudrière. Et il suffira d’une étincelle pour déclencher un conflit bien plus important en 1914. LA RUSSIE TSARISTE: RÉFORME ET RÉPRESSION La Russie constituait l’autre grande monarchie autocrate de l’époque. Elle souhaitait préserver l’aristocratie conservatrice, mais avait un grand besoin de réformes économiques et industrielles. La défaite de la Russie à la guerre de Crimée (1854-1856) avait montré la nécessité de moderniser son armée et d’industrialiser son économie. Le tsar Alexandre II (1818-1881) a entrepris ces réformes difficiles. Réformateur prudent et modéré, il a régné de 1855 à 1881. L’émancipation de 22,5 millions de serfs en 1861 a représenté le changement le plus important. Afin de ne pas nuire aux propriétaires terriens, qui craignaient de perdre leurs revenus de la terre, le contrôle des paysans et leurs privilèges, on a fait payer aux paysans le prix de la réforme. Les paysans, libres et propriétaires de parcelles de terrain, ont dû payer une indemnité à l’État pour leur émancipation. Les aristocrates et les réformateurs avaient peur de voir apparaître une population rurale sans terre, sans lieu d’attache et donc dangereuse. Par conséquent, les communes de paysans traditionnelles ont continué de contrôler l’utilisation du territoire et de limiter les déplacements des paysans à l’extérieur des communes. Les paysans vivaient donc toujours dans la pauvreté, et cela empirait avec l’accroissement de la population. L’exportation de céréales a augmenté rapidement avec le développement du réseau ferroviaire, mais en même temps, le prix des céréales a chuté. Les paysans devaient produire plus de céréales pour un revenu moindre, avec des familles plus nombreuses à nourrir et dans un système agricole qui décourageait l’innovation. Dans ces conditions, une mauvaise récolte pouvait transformer le mécontentement en manifestations violentes. La situation se dégradait aussi dans les zones urbaines de la Russie. Le gouvernement avait soutenu la première vague d’industrialisation dans les années 1860. La construction du réseau ferroviaire et le développement industriel avaient fait croître des villes et créé une nouvelle classe ouvrière. Comme les premiers travailleurs industriels ailleurs dans le monde, ces ouvriers se faisaient exploiter ; ils avaient de bas salaires et aucune loi ne les protégeait. Les dirigeants de groupes de travailleurs ont commencé à étudier l’analyse marxiste du capitalisme industriel et à chercher une solution révolutionnaire à leur oppression. Alexandre II, ses fonctionnaires et l’aristocratie avaient amorcé la réforme avec précaution. Ils ont appliqué une politique de répression en réaction aux critiques et au mécontentement, puis à un soulèvement nationaliste en Pologne (que la Russie contrôlait en partie) en 1863. La répression a accru l’insatisfaction des différentes classes sociales. CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 299 Les quelques intellectuels du pays, de plus en plus nombreux, étaient troublés par le recul de leur patrie. Les populistes interprétaient l’insurrection populaire des paysans comme un désir de revenir aux traditions russes, plutôt que d’adopter les pratiques occidentales. Certaines personnes aimaient les idées des anarchistes. D’autres croyaient que seule la violence pouvait faire changer les choses. En 1881, Alexandre II est mort, tué par l’explosion d’une bombe artisanale. Contrairement aux attentes de l’assassin, la mort du tsar n’a pas provoqué un soulèvement général. Plutôt, une longue période de répression a commencé sous Alexandre III (1881-1894). Après 1881, la Russie a suivi la voie contraire à la tendance observée en Europe occidentale. En Russie, les forces autocratiques se sont renforcées; dans l’Europe occidentale, les nouvelles politiques démocratiques ont marqué l’après 1870. Relis, réfléchis, réagis 1. a) Quelle est la différence entre une nation et un État ? b) Rédige une définition claire du terme « Étatnation ». Inspire-toi des exemples du chapitre et du contexte. 2. Le terme « État-nation » peut-il s’appliquer au Canada ? Pourquoi ? 3. En quoi la situation de la Russie et de l’Autriche au XIXe siècle différait-elle de celle de la plupart des pays européens ? L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE POLITIQUE : L’ESSOR DE LA DÉMOCRATIE Outre le nationalisme, une autre force a façonné le paysage politique de l’Europe. À divers degrés, les nations ont adopté des principes démocratiques qui les ont rapprochées des nations que nous connaissons aujourd’hui. 300 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Entre 1850 et 1914, la plupart des pays ont accordé un droit de vote élargi, voire le suffrage universel masculin. En 1871, le nouvel Empire allemand et la IIIe République française ont tenu un suffrage « démocratique ». Tous les citoyens adultes masculins ont pu voter. En Grande-Bretagne, après 1867, les propriétaires masculins des villes et les locataires payant plus de 10 livres sterling par année pouvaient voter aux élections législatives. En 1914, même la Russie et l’Autriche avaient introduit le suffrage universel masculin. Entre 1815 et 1848, la perspective d’un électorat populaire avait terrifié les conservateurs et les libéraux ; pourtant, le désastre annoncé ne s’est pas produit. En fait, des conservateurs comme Otto von Bismarck, en Allemagne, et Benjamin Disraeli (1804-1881), en Grande-Bretagne, ont même accordé le droit de vote aux hommes de la classe ouvrière. En général, les élus étaient des politiciens conventionnels qui devaient leur majorité aux propriétaires terriens et à la classe moyenne supérieure, et ces derniers adhéraient à des principes libéraux conservateurs ou modérés. La population exprimait davantage le désir d’un nationalisme militant que de réformes radicales. La France : la IIIe République Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la démocratie en France a dû surmonter diverses difficultés. Entre autres, mentionnons l’antagonisme qui opposait Paris et la province, la répression des contestataires par l’État, les tentatives des monarchistes de rétablir un gouvernement autoritaire et l’antisémitisme. Selon une tendance qui s’observe encore aujourd’hui dans la plupart des pays, le centre urbain qu’était Paris et les régions de la France avaient des vues politiques divergentes. Après la chute du Second Empire, le nouveau gouvernement de la IIIe République a été élu au suffrage universel masculin. Paris venait de subir un siège de quatre mois et n’a pas voté comme les régions. Les élections nationales ont redonné le pouvoir à une majorité monarchiste, qui était disposée à accepter les conditions de paix de l’Allemagne. Or, les Parisiens s’opposaient aux conditions de paix et considéraient les politiciens comme des traîtres. Pour empirer les choses, le gouvernement a accédé à la demande des propriétaires. Ces derniers désiraient que les locataires paient leurs loyers pour la période du siège. Les Parisiens mécontents ont fait des manifestations, violemment réprimées par le gouvernement. Cela a menacé la démocratie déjà fragile. Ils sont descendus dans la rue pour protester contre le nouveau gouvernement. En 1871, ils ont créé la Commune. Les dirigeants étaient des démocrates radicaux appuyés par les socialistes. Après six semaines, l’armée de la IIIe République a réprimé l’insurrection avec une sauvagerie sans précédent. Au cours des derniers jours de la Commune, les communards ont tué environ 100 otages, dont l’archevêque de Paris. Selon les estimations, de 20 000 à 25 000 communards ont été exécutés dans la semaine qui a suivi les affrontements dans les rues de Paris. Les exécutions étaient souvent sommaires, c’est-à-dire sans procès. L’expérience de la Commune a vidé les rangs de la gauche française pour plus de 10 ans. Elle a affaibli et aigri les radicaux dans toute l’Europe. La Commune est aussi devenue un symbole des valeurs parisiennes et républicaines. Son souvenir a subsisté dans la haine et la peur entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. La majorité monarchiste du premier gouvernement de la IIIe République avait oublié les leçons politiques du Second Empire. Elle espérait ramener l’ordre en restaurant la monarchie. Napoléon III avait prouvé que le suffrage universel pouvait aller de pair avec un gouvernement autoritaire, pourvu que l’économie demeure prospère et que le peuple sente qu’il participe à la nation au moyen de la démocratie. Les monarchistes faisaient toutefois erreur. Ils ont eu de la difficulté à trouver un candidat au trône. En outre, le candidat des Bourbons refusait de reconnaître le drapeau tricolore, symbole de la République de France. Les monarchistes de droite n’avaient jamais été à l’aise avec la constitution républicaine et avaient souvent tenté de la réformer. En 1877, le maréchal Patrice de Mac-Mahon (1808-1893), alors président de la France, a essayé sans succès de révoquer le gouvernement et d’influencer le résultat des élections afin de soutenir la cause royaliste. Il a fini par démissionner en 1879. Une deuxième manœuvre de la droite a échoué en 1889, quand le général Boulanger (1837-1891) a voulu restaurer un empire bonapartiste. La droite attirait à la fois les royalistes et les bonapartistes, qui défendaient l’Église catholique contre le sécularisme républicain, ainsi que des nationalistes en quête d’une revanche contre l’Allemagne pour effacer l’humiliation de 1871. Tous ces groupes avaient associé le républicanisme à la faiblesse et au déshonneur. Il leur fallait donc un bouc émissaire pour expliquer l’échec de la République. Ils ont alors choisi les Juifs. L’affaire Dreyfus L’antisémitisme virulent nuisait à la force de la République et aux principes démocratiques qu’elle prétendait suivre. Il a pris des proportions explosives en 1898-1899 et a divisé la société française avec l’affaire Dreyfus, qui a duré de 1894 à 1906. En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935), un officier juif attaché à l’état-major du ministère de la Guerre, a été accusé d’avoir livré des renseignements secrets à l’Allemagne. Or, l’espionnage s’est poursuivi même après l’emprisonnement de Dreyfus et des accusations ont été portées contre un autre officier de l’étatmajor. Durant son procès, des officiers de l’armée ont cependant tenté d’étouffer l’affaire et ont même produit de faux documents pour inculper Dreyfus. Informée de l’affaire, la société française s’est divisée en deux camps. D’un côté, les patriotes de la droite supportaient les accusations portées contre Dreyfus ; de l’autre côté, les défenseurs de la République jugeaient Dreyfus innocent et accusaient l’état-major d’avoir déshonoré la France. On a finalement acquitté Dreyfus et il a pu réintégrer l’armée. Toutefois, sa cause a laissé de profondes cicatrices. Les socialistes de la gauche française étaient peu nombreux depuis la suppression de la Commune en 1871. Ils ont commencé à se réorganiser dans les années 1880. Ils étaient les héritiers de la tradition révolutionnaire, se rappelaient la Commune et n’aimaient pas collaborer avec les politiciens bourgeois de la République. Cependant, ils ont fini par appuyer ses institutions, car la droite menaçait la République. CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 301 En fin de compte, les propriétaires terriens, l’armée et l’Église, qui constituaient la minorité de droite, n’ont pas réussi à démanteler la République. La République bénéficiait du soutien de l’électorat issu de la classe moyenne urbaine, des petits propriétaires, des entrepreneurs indépendants et des commerçants de la France provinciale. Ce mariage entre l’idéologie politique et le soutien de l’électorat a finalement sauvé la République. L’ALLEMAGNE DE BISMARCK, DE 1871 À 1890 La constitution de l’Empire allemand de 1871 relevait d’une démocratie plus symbolique que réelle. Le parlement, ou Reichstag, était élu au suffrage universel masculin, mais avait des pouvoirs très limités. Il ne pouvait promulguer des lois, mais pouvait empêcher leur adoption. Sur le plan financier, il pouvait approuver les budgets, mais ne le faisait jamais. Les ministres n’étaient pas responsables envers les représentants élus. L’empereur les nommait et les congédiait. La structure constitutionnelle allemande pouvait causer du mécontentement à l’égard de la domination prussienne. Pour éviter le risque de fragmentation, Bismarck a fait en sorte d’obtenir des appuis pour ses politiques. Au cours des années 1870, la principale opposition venait du Parti du centre, un parti catholique bien appuyé dans la Rhénanie et dans les États allemands du Sud. Pour contrer son influence, le chancelier Bismarck a adopté une politique nationale de laïcité, le KulturKampf. Cette politique anticléricale limitait les droits de l’Église catholique en Allemagne. Bismarck a aussi tenté de limiter l’influence de l’Église sur l’éducation et la famille. Il a fait appel à la fibre séculière des libéraux nationalistes qui avaient appuyé sa politique d’unification des années 1860. Sa stratégie a cependant échoué, le Parti du centre ayant obtenu de nouveaux appuis. Par ailleurs, les conservateurs prussiens craignaient que cette politique ne réduise l’influence de toutes les Églises sur l’État. 302 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne En 1878, Bismarck a abandonné le KulturKampf pour s’attaquer plutôt aux socialistes. En effet, en 1875, le nouveau Parti ouvrier-socialiste (SPA) réunissait des marxistes et des disciples de l’économiste allemand Ferdinand Lassalle (1825-1864). Ce dernier avait milité pour la mise en place de réformes politiques et sociales dans les années 1860. Le SPA a rapidement obtenu des appuis dans les circonscriptions ouvrières des villes. Bismarck, qui avait déjà qualifié les socialistes et leurs partisans de la classe ouvrière de « bande de voleurs menaçants avec qui nous partageons nos plus grandes villes », a décidé de neutraliser le mouvement avant qu’il ne prenne de l’ampleur. En 1878, il a promulgué des lois antisocialistes qui faisaient du socialisme un ennemi de l’État. La loi limitait aussi la presse et les rassemblements socialistes ainsi que toutes les activités des sociauxdémocrates et des syndicats. Bismarck a constaté que la politique d’interdiction du SPA ne suffisait pas, si bien qu’entre 1881 et 1888, il a promulgué la législation sociale la plus progressiste d’Europe afin de miner l’influence des socialistes. Sa législation comprenait notamment une assurance maladie et accident et un programme de retraite. En dépit des tentatives de Bismarck pour supprimer le mouvement socialiste, l’industrialisation et l’urbanisation rapides de la fin du XIXe siècle ont favorisé l’appui populaire au SPA, devenu le Parti social-démocrate en 1890. Ce dernier est finalement devenu le parti politique le plus populaire de l’Empire. Conscient du danger, Bismarck a envisagé de restreindre le droit de vote. Le jeune empereur Guillaume II (1888-1918) aspirait alors à la popularité et souhaitait se débarrasser de l’influence qu’exerçait Bismarck sur les affaires étrangères. Il a donc congédié son chancelier vieillissant en 1890. L’importance croissante du SPD accentuait la faiblesse grandissante du Reichstag face aux ministres de l’empereur. L’État allemand, son empereur et ses ministres avaient besoin d’un appui populaire qui dépassait la politique intérieure et les réformes sociales. À partir de 1890, la rivalité internationale accrue a nourri le nationalisme militant et fourni des outils pour rallier le peuple allemand sans réforme démocratique significative. LA GRANDE-BRETAGNE DE 1867 À 1894 : DISRAELI ET GLADSTONE La démocratie n’était pas une idée nouvelle en GrandeBretagne. Le pays avait eu de nombreux gouvernements pacifiques où un monarque et un parlement avaient collaboré sans difficulté. Le régime parlementaire avait montré sa capacité de se réformer. À partir des années 1860, il était entendu qu’il fallait étendre le droit de vote, mais il restait à déterminer à qui on l’accorderait. On a procédé par étapes. En 1867, le premier ministre Benjamin Disraeli (1804-1881) et son gouvernement conservateur ont voté la loi sur la réforme, qui accordait, à certaines conditions, le droit de vote aux hommes de la classe ouvrière. En 1884, le premier ministre William Gladstone (1809-1898) et son gouvernement libéral ont accordé le droit de vote selon les mêmes conditions aux hommes propriétaires des circonscriptions rurales. Cependant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les forces du changement et des réformes sociales se sont opposées aux forces du statu quo, qui défendaient la monarchie et les traditions. Benjamin Disraeli était différent de bien des membres de son parti. Il faisait preuve d’optimisme et d’un certain flair politique. Il croyait à une alliance naturelle entre les propriétaires terriens paternalistes et une classe ouvrière respectueuse. À l’inverse, il existait une animosité naturelle entre les travailleurs et les industriels de la classe moyenne qui appuyaient les libéraux de Gladstone. Dans un discours célèbre à Crystal Palace en 1872, Disraeli a redéfini l’attrait du conservatisme pour toutes les classes au moyen de la tradition, du patriotisme et du paternalisme et de principes clés : la monarchie, l’empire et la réforme sociale. Devenu premier ministre pour une seconde fois en 1874, Disraeli a basé ses politiques sur ces trois principes. D’abord, il a convaincu la reine Victoria de sortir de l’isolement, car elle s’était retirée après la mort de son mari en 1861. Sous l’influence de Disraeli, la famille royale est devenue un symbole de la tradition étroitement associé au Parti conservateur. Disraeli a aussi cultivé la fierté à l’égard de l’Empire britannique. Il a nommé la reine Victoria impératrice des Indes et a acheté des actions du canal de Suez. Il a opté pour une politique coloniale active, en participant à des conflits en Afghanistan et en Afrique du Sud. Son gouvernement a également voté des réformes sociales novatrices. Il a ainsi amélioré le statut juridique des syndicats et introduit des législations sur la protection des consommateurs, la sécurité au travail et le logement social. À cet égard, Disraeli a contribué à la construction du Parti conservateur moderne. Avec William Gladstone, le cri de ralliement des libéraux était « paix, réduction des dépenses et réforme ». « Paix » était synonyme de libre-échange et d’opposition aux coûteuses expéditions à l’étranger et dans les colonies. « Réduction des dépenses » faisait allusion à une politique de non-intervention qui limitait le rôle du gouvernement et les taxes au minimum. Par « réforme », les libéraux visaient l’élimination de lois obsolètes qui profitaient seulement à quelques privilégiés. Par conséquent, les libéraux ont réformé l’armée et la fonction publique de façon à éliminer le favoritisme, ont autorisé l’accès aux universités d’Oxford et de Cambridge à des étudiants non anglicans et, en 1870, ont rendu accessible l’instruction primaire dans tout le pays. En fin de compte, c’est l’aspect « paix » de leur programme qui a mené les libéraux à leur perte. En 1876, les Turcs ont tué plus de 12 000 chrétiens bulgares. À ce moment-là, Disraeli a stratégiquement pris le parti de l’Empire ottoman dans sa guerre contre la Russie (1877-1878). William Gladstone a profité de l’intérêt que suscitaient ces questions de morale et de stratégie auprès de la population en 1879-1880. Il a mené la première campagne électorale moderne de l’histoire. En 1879, il a fait le trajet reliant Liverpool à Édimbourg en train. Il s’est arrêté dans chaque ville où passait le train pour faire des discours qui condamnaient l’immoralité et les coûts de la politique impériale de Disraeli. Après une deuxième campagne écossaise en 1880, l’électorat a donné une majorité aux conservateurs de Disraeli et mis fin au mandat des libéraux. CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 303 Gladstone avait appuyé la cause de la libération nationale en Europe. Il a toutefois mal manœuvré dans les conflits qui opposaient l’Empire britannique et les Boers en Afrique et en regard du nationalisme en Irlande. Son projet de loi sur l’autonomie politique de l’Irlande, en 1886, a divisé le Parti libéral. À cause de lui, les conservateurs, le parti du patriotisme et de l’Empire, et leur chef Lord Salisbury ont dominé la scène politique britannique durant les deux décennies suivantes. Le sentier de la guerre: de 1900 à 1914 L’industrialisation, la concurrence et la rivalité croissante entre les États européens et l’ambition impériale ont entraîné une course aux armements et la formation d’alliances diplomatiques en prévision de la guerre. Le nationalisme exacerbait la loyauté à l’égard du pays, mais aussi l’antipathie envers les pays qui représentaient une menace. John A. Hobson, un économiste libéral britannique et un critique de l’impérialisme, a noté la réaction chauviniste du peuple britannique durant la guerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902). Dans The Psychology of Jingoism (La psychologie du chauvinisme), publié en 1901, il a écrit que le nationalisme agressif était devenu une forme de patriotisme renversé selon lequel l’amour de sa propre nation se transforme en haine et en un désir féroce de détruire les membres d’autres nations. Ainsi, les rivalités ont exercé de nouvelles pressions sur la politique nationale des États. L’aristocratie prussienne, à la tête du gouvernement et de l’armée, associait sa propre puissance à la supériorité de la nation allemande. Avec le soutien d’industriels impatients de profiter de la course aux armements, les politiciens et les généraux allemands ont voulu résoudre le problème d’encerclement de l’Allemagne. Ils ont commencé à voir dans la guerre le seul moyen pour l’Allemagne de prendre la place dominante qui lui revenait sur le continent. Par conséquent, durant la crise de juillet 1914, ils ont cru qu’il était temps de s’assurer d’une paix durable en remportant une guerre. 304 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne En Grande-Bretagne, la rivalité avec l’Allemagne, surtout en regard de la course aux armements navals, a entraîné une crise constitutionnelle. Le gouvernement libéral devait financer à la fois les vaisseaux de guerre et les nouvelles mesures sociales, notamment les pensions de vieillesse. Le budget de 1909 proposé par le chancelier de l’échiquier David Lloyd George (1863-1945) comportait des taxes sur les biens reçus en héritage. L’aristocratie terrienne de la Chambre des lords a alors voté contre ce budget et a fait tomber le gouvernement. Le fait que des gens privilégiés par la naissance fassent tomber un gouvernement élu par le peuple traduisait une volonté nouvelle des groupes conservateurs de contester l’autorité de l’État. Le nationalisme et les origines de la Première Guerre mondiale Le nationalisme agressif et la polarisation observée dans la politique nationale expliquent en partie pourquoi les nations européennes étaient prêtes à se lancer dans une guerre en août 1914. L’attrait que le nationalisme agressif exerçait sur le peuple explique en partie pourquoi les considérations de politique nationale n’ont pas réussi à empêcher les politiciens et les généraux d’aller en guerre. Il explique aussi pourquoi, une fois la guerre déclarée, les hommes se sont vite enrôlés, prêts à se battre et à mourir pour leur patrie. Le nationalisme permet aussi de mieux expliquer la cause principale de la guerre. Le nationalisme agressif constituait une menace, surtout dans les Balkans. Divers groupes culturels et linguistiques et deux empires archaïques, soit l’Empire ottoman et l’Empire austrohongrois, n’avaient pas su concilier les revendications des diverses nationalités. Les Roumains, les Bulgares, les Serbes, les Bosniaques, les Croates et autres se trouvaient à la fois dans l’Empire austro-hongrois et dans l’Empire ottoman voisin. Deux guerres locales dans les Balkans, en 1912-1913, n’avaient toujours pas réglé les ambitions des nationalistes et des grandes puissances russe, austrohongroise et ottomane. Ces guerres ont ainsi durci les positions de chaque camp, personne ne voulant faire le moindre compromis. Dans ces conditions, une étincelle pouvait allumer un brasier. C’est arrivé quand un nationaliste serbe, Gavrilo Princip, a assassiné l’archiduc FrançoisFerdinand, héritier du trône d’Autriche, et sa femme, à Sarajevo, le 28 juin 1914. En six semaines, la confrontation serbo-autrichienne s’est transformée en une guerre européenne, puis mondiale. En ce début de XXe siècle, le moteur du changement historique ne serait finalement pas la révolution, mais plutôt une guerre mondiale. LA SOCIÉTÉ DANS L’EUROPE MODERNE L’ascension de la classe moyenne Les transformations politiques examinées jusqu’à maintenant, c’est-à-dire la consolidation des Étatsnations, l’attrait du nationalisme et les progrès de la démocratie, se sont produites dans un contexte social et culturel inédit. Bien des caractéristiques de cette nouvelle société urbanisée et industrialisée trouvent leur origine avant 1850. Toutefois, le phénomène de l’industrialisation s’est grandement accéléré dans la seconde moitié du XIXe siècle. De 1850 à 1900, la population européenne a connu une croissance remarquable. Elle est passée de 266 millions à 401 millions de personnes. L’économie a aussi crû de façon accélérée, notamment le volume des échanges et la valeur de la production industrielle. Par conséquent, le niveau de vie de la majorité des populations d’Europe occidentale, y compris celui des petits propriétaires terriens et des travailleurs industriels, s’est amélioré de 1850 à 1914. L’augmentation la plus remarquable du niveau de vie s’est produite pendant la Grande Dépression, de 1873 à 1896. Durant cette période, les prix ont diminué, en partie à cause des progrès dans les transports et de l’augmentation de la production. Les personnes qui avaient un revenu régulier ont vu leur niveau de vie s’améliorer de façon notable. En Grande-Bretagne, les travailleurs permanents ou qui avaient des compétences ont profité d’une augmentation de leur revenu réel de 70 à 100%. En revanche, la tendance s’est inversée à partir de la moitié des années 1890 jusqu’à 1914 : les prix ont augmenté et les investisseurs de la classe moyenne ont réalisé des profits, tandis que les consommateurs de la classe ouvrière payaient tout plus cher et comptaient sur des emplois plus précaires. La société du XIXe siècle était caractérisée par le rôle dominant qu’y jouait la classe moyenne. Avec la révolution industrielle, l’Europe est passée d’une société élitiste dominée par l’aristocratie à une culture de masse. Autrement dit, c’est la classe moyenne qui définissait les valeurs morales, les coutumes, la mode et les tendances. Sans être des citoyens modèles, ces gens exerçaient une influence considérable sur la classe ouvrière. Un pouvoir économique accru signifiait aussi un plus grand pouvoir politique. Ainsi, les marchands, les industriels, les banquiers et d’autres professionnels ont joué un grand rôle dans la redéfinition de la société. De cette manière, l’ascension de la classe moyenne a entraîné de profonds changements sociaux. La classe moyenne a pris conscience de son importance à mesure qu’elle augmentait en nombre et en influence. Ses représentants ont remis en question de nombreux aspects de la société aristocratique. Leur sens moral les a amenés à se préoccuper davantage des pauvres et à valoriser la sobriété, l’épargne, l’ardeur au travail, la piété et la respectabilité. Ce qui était respectable variait, certes, mais certains comportements étaient universellement condamnables, notamment l’ébriété, l’athéisme, l’homosexualité, l’extravagance vestimentaire et la promiscuité sexuelle. Dès leur plus jeune âge, les enfants de la classe moyenne apprenaient à adopter les comportements et les vêtements qui convenaient aux vraies dames et aux gentilshommes. Malgré la diminution soudaine de l’importance de la propriété et des titres de noblesse, la classe moyenne émergente a donné un sens à ce monde nouveau et a défini ses valeurs en fonction de l’aptitude à mener une vie chrétienne à l’abri des pièges classiques de la noblesse. Les bons chrétiens devaient vivre chaque minute de la journée en accord avec certains principes CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 305 spirituels. Bien des gens de la classe moyenne considéraient que leur société était condamnable et attribuaient ce défaut à l’absence de la religion. Ils critiquaient aussi l’aristocratie pour sa tolérance de l’infidélité masculine et pour les mariages arrangés selon des intérêts politiques. Ces façons de faire méprisaient la sollicitude et la camaraderie, jugées pourtant essentielles au sacrement du mariage. Au Royaume-Uni, cette conception sévère du comportement moralement acceptable et respectable a caractérisé l’époque victorienne (1837-1901). L’ORGANISATION SOCIALE AU XIX e SIÈCLE La culture populaire Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, des loisirs plus variés ont changé la vie et les valeurs des classes moyennes et ouvrières. Les différences en matière de revenu disponible et de goût ont produit deux cultures. La première s’adressait à l’élite aisée et l’autre, aux masses populaires. Néanmoins, à la fin du siècle, les frontières entre les classes dans les domaines du sport et du divertissement sont devenues floues. Les institutions populaires associées aux grandes villes reflétaient la quête d’enrichissement culturel de la classe moyenne, qui aspirait à devenir comme la classe supérieure. Il y avait des galeries d’art, des musées, des bibliothèques, des théâtres, des salles d’opéra et de concert. Les innovations technologiques dans l’imprimerie et l’édition ont également permis de publier des livres moins chers et ont créé un nouveau public impatient de découvrir les plus récents titres des auteurs à la mode. En outre, le réseau ferroviaire permettait de faire de courtes excursions à la campagne et au bord de la mer, qui étaient des lieux pittoresques pour les citadins. Le missionnaire anglais Thomas Cook (1808-1892) a été l’un des premiers agents de voyage. Il proposait des séjours de vacances mémorables sur la Riviera, au bord de la Méditerranée, dans les Alpes ou même en Palestine et en Égypte. 306 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Loisirs d’autrefois On a beaucoup cherché à éliminer les barrières entre les classes ouvrières et les classes supérieures au XIXe siècle. Les sports et autres passe-temps faisaient souvent l’objet d’analyses dans les journaux pour déterminer s’ils remplissaient cette mission. Le cricket, un incontournable, est devenu un sport populaire au XIXe siècle, entre autres parce qu’il pouvait réunir toutes les classes. En 1869, un journal a rapporté : « […] le criquet transcende les classes sociales ; il est et a toujours été l’un des principaux ciments qui favorisent le contact entre les différentes classes, et montre que Dieu distribue ses dons intellectuels, moraux et naturels en parts égales parmi les paysans et les pairs. » Il semble que dans certaines régions d’Angleterre, les joueurs de criquet portaient une devise à la ceinture : « Le prince et le paysan par le criquet sont réunis. » Les nouvelles formes de divertissement populaire, combinées à la popularité des journaux grand public et des romans bon marché, ont amené les moralistes à déplorer le manque de goût propre à cette nouvelle époque tournée vers la culture populaire. À leurs yeux, les grandes villes favorisaient cette dégénérescence, où tous étaient égaux et d’où avaient disparu les valeurs de tradition et de religion. La science et la technologie : la deuxième vague de la révolution industrielle Comme la première vague, la deuxième vague de la révolution industrielle (environ 1880-1939) s’est caractérisée par diverses percées technologiques et de nouvelles façons d’organiser le travail et la production. Certaines inventions généralement associées au début du XXe siècle remontent en fait bien avant 1900. Il est aisé de penser au téléphone, à l’éclairage électrique, au phonographe, au cinéma et à l’automobile, mais il ne faut pas omettre des développements moins frappants, mais aussi importants de la fin du siècle. À cette époque, les inventeurs trouvaient sans cesse de nouvelles applications au moteur à vapeur. La construction ferroviaire se faisait bien plus rapidement que dans les années 1840 et 1850. Entre 1850 et 1870, l’utilisation de la vapeur a été multipliée par 4,5 dans le monde et le réseau ferroviaire a vu sa longueur multipliée par 8. Le développement du moteur à combustion interne et de l’automobile remonte au XIXe siècle. Cependant, au départ, il s’agissait d’un substitut de luxe à la voiture à cheval. En fait, la bicyclette et le tramway électrique ont constitué les innovations les plus importantes dans les années 1880 et 1890. Le tramway ainsi que le métro de Londres et de Paris transportaient des millions de personnes chaque jour, et ce, dès le début du XXe siècle. À l’image de la vapeur durant la première vague, de nouvelles sources d’énergie ont stimulé la deuxième vague de la révolution industrielle. Cette fois, la recherche scientifique y a joué un rôle plus important. Des découvertes en physique et en chimie ont produit de nombreuses applications de l’électricité. Le pétrole raffiné a aussi permis d’améliorer le moteur à combustion interne. À cet effet, l’Allemagne et les États-Unis étaient des chefs de file en génie chimique et électrique. Ces deux pays disposaient d’un marché intérieur plus grand que la Grande-Bretagne. Cela leur permettait de la surpasser au chapitre de la productivité industrielle et de l’innovation technologique. Londres demeurait cependant le centre financier mondial et la Grande-Bretagne était toujours le chef de file en matière de transport mondial, de commerce et d’investissement. Enfin, le Japon vivait aussi sa propre révolution industrielle et est alors devenu le premier État non européen à s’industrialiser. Les nouvelles technologies exigeaient des capitaux plus importants. Les petites entreprises de moins de 50 employés étaient encore nombreuses, mais les nouveaux groupes industriels, très présents en Allemagne et aux États-Unis, étaient bien plus gros. Krupp, le géant allemand de l’acier, de la construction mécanique et des munitions, est passé de 72 employés en 1848 à 12 000 en 1873. De plus gros établissements appartenant à des sociétés d’association de capitaux ont également commencé à contrôler les diverses étapes de production. De grandes sociétés se consacraient désormais à tous les aspects de la production : l’extraction et la transformation de matières premières, la fabrication de produits finis, le transport des marchandises et le commerce de détail. Ce type de concentration des capitaux est devenu une tendance forte. Aux États-Unis et en Allemagne, l’acier, le génie chimique et électrique et les industries pétrolières se sont retrouvés entre les mains de grandes sociétés qualifiées de cartels (des monopoles) et de trusts. En plus de dominer des secteurs économiques entiers en s’associant aux institutions financières, ces sociétés étaient aussi gérées par des administrateurs étroitement liés aux dirigeants politiques. Anecdotes d u pas s é XIXe Le siècle a vu apparaître des inventions importantes qui reçoivent rarement la même attention que le moteur à gaz. L’une de ces inventions est l’ancêtre du réseau d’égouts moderne. Jusqu’au XIXe siècle, des vidangeurs de nuit ramassaient les excréments humains déposés dans des seaux. Ils les revendaient plus tard comme engrais ou les jetaient dans des fosses d’aisance. Une fois par an, on versait le contenu de ces fosses dans le cours d’eau local, celui où bien des gens puisaient leur eau. Ces pratiques ont fini par entraîner des problèmes de santé publique. Il est alors devenu essentiel de mettre au point un réseau d’évacuation qui pouvait filtrer et traiter les excréments humains, puis les transporter jusqu’à la mer. De nouvelles machines ont également facilité le passage de la production artisanale à la production manufacturière. Dans les années 1870, des machines conçues aux États-Unis ont servi à fabriquer des chaussures et des bottes. Les cordonniers se sont mis à réparer des chaussures fabriquées à la machine. La fondation de la compagnie Singer a aussi presque éliminé les métiers de tailleurs et de couturières. Il y avait dorénavant de petits ateliers qui payaient souvent CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 307 les femmes à la pièce pour coudre à la machine. La production de masse de vêtements a révolutionné le commerce de détail. Jusqu’aux années 1870, les vêtements étaient faits sur mesure. Désormais, de nouveaux grands magasins vendaient du prêt-à-porter produit par des opératrices de machines à coudre. L’ÉVOLUTION DU MONDE DES FEMMES Le statut inférieur des femmes a eu des répercussions importantes dans la sphère publique et au sein de la famille. Les mouvements féministes sont apparus durant la seconde moitié du XIXe siècle dans le but de changer ce statut. Si la tradition l’imposait, la loi le reconnaissait. L’insatisfaction des femmes s’est accrue quand tous les hommes majeurs ont obtenu le droit de vote et l’égalité devant la loi. L’inégalité basée sur le sexe entrait alors en contradiction avec les nouveaux principes égalitaires. L’émancipation des femmes a commencé avec les efforts des féministes pour changer les lois et les changements économiques et sociaux. Une classe moyenne plus nombreuse, l’accès accru à l’instruction publique, l’augmentation du temps consacré aux loisirs et, surtout, de nouveaux types d’emplois ont diminué certaines des restrictions imposées aux femmes. Cette émancipation non officielle les a amenées à prendre la pleine mesure de leur statut juridique et politique inférieur. Les mouvements féministes en Europe et au Canada Le cri de ralliement des suffragettes, « des votes pour les femmes », avait une signification politique et psychologique. Le droit de vote leur donnait l’occasion de choisir des politiciens plus sensibles à leurs préoccupations. Les mouvements féministes ont dû surmonter des obstacles différents selon les pays. En Allemagne, c’était la culture conservatrice des classes moyennes et des 308 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Églises qui sanctionnait la subordination des femmes. En outre, le système politique rendait toute réforme législative très difficile. Par conséquent, le mouvement féministe allemand a poursuivi des objectifs modérés jusqu’au début du XXe siècle. Au Canada, les femmes ont fait une percée sur le marché du travail. Elles réclamaient aussi plus de droits afin d’améliorer leurs conditions de vie. Le Manitoba est la première province à leur avoir accordé le droit de vote aux élections provinciales de 1916. L’Ontario a suivi en 1917. Au palier fédéral, le premier ministre Borden a accordé, la même année, le droit de vote aux femmes. Toutefois, seules les femmes dans l’armée ainsi que les épouses ou mères de soldats pouvaient voter. L’année suivante, le droit de vote a été accordé à toutes les femmes. Il faudra pourtant attendre 1929, notamment avec Nellie McClung et Emily Murphy, avant que les femmes soient reconnues comme étant des « personnes » lors d’une affaire portée devant le Conseil privé d’Angleterre. En France, la politique de la IIIe République plaçait les féministes avec les défenseurs du républicanisme. L’opposition au féminisme provenait surtout de l’Église catholique, qui défendait le statut subordonné de la femme et la famille traditionnelle. De fait, l’application tardive des réformes en France reflète une grande résistance au changement. Les féministes françaises ont, par exemple, commencé à réclamer une réforme de la législation du mariage dans les années 1880. Dans les faits, les femmes mariées sont devenues des personnes devant la loi et ont pu devenir propriétaires seulement en 1938. Elles ont attendu jusqu’en 1945 pour obtenir le droit de vote. WEB LIEN IN TERNET www.cheneliere.ca Pour plus d’information sur les suffragettes et les premiers mouvements féministes, rends- toi à l’adresse ci-dessous. En Grande-Bretagne, le mouvement féministe s’était mis en branle plus tôt. Vers le début du XXe siècle, ses groupes de suffragettes étaient les mieux organisés. Des avaient les mêmes buts que les autres féministes, mais employaient des méthodes différentes. Emmeline Pankhurst et ses filles ont opté pour une campagne musclée. Elles ont commencé par poser des questions aux politiciens dans les lieux publics, puis ont perturbé les rassemblements politiques et ont organisé des manifestations devant le Parlement. Les policiers procédaient à des arrestations, ce qui entraînait d’autres manifestations en retour. Les suffragettes ont également fait de la résistance passive : elles s’enchaînaient à des lampadaires, elles faisaient des grèves de la faim en prison et elles refusaient de payer l’impôt. Il y a eu quelques actes de vandalisme : les manifestantes ont cassé des fenêtres, détruit des symboles masculins, incendié des édifices publics et lacéré des tableaux dans des galeries d’art. Le geste le plus troublant a cependant été le suicide d’Emily Davison. En guise de protestation politique, elle s’est jetée devant le cheval du roi lors du derby d’Epsom, en 1913. Malgré ces actions et leur campagne, les féministes n’ont rien obtenu des libéraux. En fin de compte, les femmes de plus de 30 ans n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1918. Relis, réfléchis, réagis Fondatrice de l’Union féminine sociale et politique (WSPU), Emmeline Pankhurst est ici arrêtée en 1914. tribunaux de divorce ont été créés en 1857. En 1882, les femmes mariées avaient les mêmes droits que les femmes célibataires au chapitre de la propriété foncière. À partir de 1867, des projets de loi visant à accorder le droit de vote aux femmes ont été proposés au parlement britannique, mais en vain. La frustration liée à ces échecs a alimenté une vigoureuse campagne faisant appel à de nouvelles tactiques de désobéissance civile et de violence. En 1903, en Grande-Bretagne, Emmeline Pankhurst (1858-1928) et ses filles ainsi que Sylvia Christabel ont fondé une nouvelle association pour promouvoir le droit de vote des femmes : l’Union féminine sociale et politique (WSPU). La WSPU réclamait des conditions identiques pour les femmes et pour les hommes. Ses membres 1. Compare le style et les politiques des premiers ministres britanniques William Gladstone et Benjamin Disraeli en faisant ressortir les divergences. À quel politicien aurais-tu accordé ton vote ? Explique ton choix. 2. Explique pourquoi de nombreux analystes estiment que les causes de la Première Guerre mondiale remontent à la fin du XIXe siècle. Pour ce faire, énumère, en ordre d’importance, quatre causes importantes de cette guerre. 3. Quelles différences y a-t-il entre les inégalités que vivent les femmes d’aujourd’hui et celles qu’ont vécues les femmes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ? CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 309 Sources primaires : les médias Les médias : Sarah Josepha Hale Sarah Josepha Hale (1788-1879) était une auteure et une éditrice étasunienne. Elle a notamment écrit Northwood : A Tale of New England, le premier roman publié par une femme aux États-Unis. Elle a aussi publié des ouvrages de poésie, dont l’un contient la célèbre chanson Mary had a little lamb (1830). Cependant, elle a exercé le plus d’influence comme éditrice de magazines. À la mort de son mari, qui était avocat, Sarah Josepha Hale s’est retrouvée chef d’une famille de cinq enfants. En partie grâce à la qualité de son roman, on lui a offert le poste d’éditrice du Ladies’ Magazine, présenté comme étant « le premier magazine publié par une femme pour les femmes ». Hale a dirigé cette publication de 1827 à 1836. Puis, pendant 40 ans, elle a été l’éditrice du Godey’s Lady’s Book. Ce faisant, elle a exercé une grande influence sur le choix des lectures, l’apprentissage et la conscience politique des Étasuniennes. Godey’s Lady’s Book était le magazine féminin le plus populaire de l’époque avec un tirage d’environ 150 000 exemplaires. Sarah Josepha Hale, éditrice et activiste politique En plus des pages de mode, des chansons sentimentales, des recettes et des conseils ménagers, les lectrices y trouvaient des textes littéraires sérieux. Le magazine publiait les textes d’auteurs masculins reconnus, comme les Étasuniens Edgar Allan Poe, Henry Wadsworth Longfellow, Ralph Waldo Emerson et Nathaniel Hawthorne, de même que ceux de nombreuses auteures étasuniennes. Les éditoriaux de Hale influençaient profondément son vaste lectorat. Hale s’est servie du magazine pour réclamer une meilleure éducation des femmes. Cela dit, la politique éditoriale de Hale était très conservatrice. Hale voulait une meilleure éducation des femmes afin qu’elles deviennent de meilleures épouses et de meilleures mères. Dans ses premiers éditoriaux, elle a écrit que les femmes étaient les gardiennes de la spiritualité et du foyer. Elle s’opposait au mouvement de revendication des femmes et y voyait une tentative d’éloigner les femmes de la maison, qu’elle considérait comme leur royaume. Plus tard, cependant, Hale a appuyé l’idée du travail des femmes, lorsque l’industrialisation a rendu leur participation au marché du travail nécessaire. Elle a également soutenu le concept de femmes médecins engagées comme missionnaires en Afrique. Voici un extrait d’un éditorial qu’elle a rédigé en 1855. 310 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Ce dont l’Amérique a besoin Grâce à l’esprit de liberté chrétienne, les femmes de notre pays sont mieux traitées que celles de toute autre nation. Les coutumes absurdes et dégradantes de la common law, de même que les lois des rois, partiales et par conséquent injustes, que nos ancêtres ont importées d’Angleterre s’éteignent rapidement ou sont invalidées par de nouveaux textes législatifs qui reflètent davantage la raison et la justice. La loi agraire de 1862 et l’assurance donnée aux femmes mariées que leur propriété demeurera en leur possession sont de salutaires garanties de leur confort domestique. Les efforts déployés pour ouvrir de nouveaux champs d’industrie et des professions profitables aux femmes qui doivent subvenir à leurs besoins méritent d’être salués. Une action doit cependant encore être accomplie pour que justice soit rendue. Le gouvernement national ou celui de l’État n’a pas encore offert une éducation appropriée aux femmes. Les filles et les garçons peuvent bénéficier du réseau d’écoles publiques ; cependant, les gouvernements n’ont prévu aucun financement pour un collège ou une université où une jeune femme recevrait une instruction semblable à celle que peuvent recevoir les jeunes hommes dans tous les États de l’Union. S’il est vrai qu’on trouve de nombreux établissements privés voués à l’éducation des filles, ceux-ci ne répondent pas aux besoins du modèle supérieur que l’entreprise privée a défini. Bien sûr, meilleure sera l’éducation d’une femme, plus grande sera l’estime qu’on lui témoignera, et plus prudents seront les législateurs au moment de promulguer des lois justes et équitables visant à préserver son bonheur et ses droits ; les hommes enrichiront ainsi leur cœur et verront plus loin. Le statut de la femme constitue le thermomètre moral de la nation. Fort de ces sentiments, notre publication n’a jamais dévié de son objectif d’aider les femmes à s’améliorer, tout en visant à éveiller la conscience publique à cette cause. Pour ce faire, nous proposons des modèles et des consignes pour favoriser l’embauche des femmes et nous montrons les avantages de l’éducation féminine. Dans cet esprit, nous avons présenté notre requête deux fois devant le Congrès ; nous la présentons maintenant une troisième fois, avec l’intention de persévérer jusqu’à ce que quelque noble champion s’avance pour prendre la défense de la cause et remporter la victoire. 1. Dans un texte d’une page, réagis à l’énoncé de Hale voulant que « le statut de la femme constitue le thermomètre moral de la nation. » Inspire-toi des éléments présentés dans l’extrait. 2. Quelle suggestion de Hale a fini par être retenue ? Pourquoi ? CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 311 Les communautés urbaines et le syndicalisme En Europe, la loi et son application variaient non seulement selon le sexe, mais aussi selon la classe sociale. Les travailleurs qui désiraient corriger l’iniquité de leur statut économique et juridique avaient deux options. Ils pouvaient choisir l’action directe afin d’améliorer leur salaire et leurs conditions de travail. Ou encore, ils pouvaient essayer de faire changer les lois. Avec l’industri alisation, les travailleurs ont tenté d’améliorer leurs conditions de travail en formant des syndicats. Les premiers syndicats avaient des liens historiques avec les corporations de l’époque préindustrielle. Les gens qui exerçaient des métiers spécialisés tentaient de protéger leur travail de la concurrence rendue possible par les nouveaux procédés industriels. À mesure que l’industrie embauchait de plus en plus de travailleurs, les syndicats se sont tournés vers des employés non spécialisés. Ainsi, le syndicalisme industriel des années 1880 représentait tous les travailleurs d’une industrie donnée, par exemple les travailleurs des chemins de fer. Le niveau de syndicalisme variait selon l’importance de l’industrialisation. Au début du XXe siècle, plus de deux millions de travailleurs britanniques faisaient partie d’un syndicat, plus de trois millions en Allemagne et plus d’un million en France. Les nouveaux syndicats industriels étaient très militants. La loi déterminait la capacité des syndiqués de recourir à des moyens de pression, comme la grève, et limitait leurs activités dans la plupart des pays. Par conséquent, les syndicats réclamaient des changements politiques, notamment dans les pays où la loi prévoyait des sanctions et où beaucoup de travailleurs n’avaient toujours pas le droit de vote. L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE POLITIQUE : LE SOCIALISME Paru en 1908 dans le Petit Panache, le dessin illustre à quel point le monde du travail était en ébullition. En effet, on peut lire au bas : « Camarades, ce n’est pas des grèves fréquantes qu’il faut aux travailleurs, c’est la grève permanente. » 312 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Le socialisme répondait directement aux exigences politiques des syndicalistes et des travailleurs. Mis à part le mouvement ouvrier britannique, les syndicalistes et les socialistes d’Europe étaient fortement influencés par l’analyse de Karl Marx (1818-1883). Ce dernier avait prédit avec justesse que le capitalisme industriel poursuivrait sa progression et attirerait un nombre croissant de travailleurs salariés. De plus, sa description du conflit général entre la bourgeoisie et la classe ouvrière correspondait au quotidien de nombreux salariés de la fin du XIXe siècle. En plus d’analyser le capitalisme et de militer pour une révolution des prolétaires, Marx a travaillé comme organisateur politique afin de créer l’Association internationale des travailleurs (aussi appelée Ire internationale), fondée en 1864. En 1871, l’échec de la Commune de Paris allait inspirer à Marx son texte La Guerre civile en France, entre autres l’idée que le prolétariat ne peut seulement s’emparer de l’État mais doit le détruire. La suppression de la Commune et la désorganisation de la gauche française ont finalement mené à la dissolution de la Ire internationale en 1872. L’idée d’une organisation socialiste internationale a refait surface avec la fondation en 1889 de l’Internationale ouvrière, aussi connue sous le nom de IIe Internationale. L’industrialisation était alors plus avancée en Allemagne, en France et ailleurs sur le continent. Les travailleurs faisaient déjà partie de syndicats et de partis politiques mieux organisés. Cette situation permettait d’espérer obtenir par des votes ce que Marx ne croyait possible que par la révolution. En 1899, le théoricien socialiste allemand Eduard Bernstein (1850-1932) a avancé l’hypothèse selon laquelle on pouvait instaurer le socialisme graduellement à mesure que des gouvernements élus adopteraient des mesures socialistes. Le débat soulevé par cette hypothèse qualifiée de révisionniste a profondément divisé la IIe internationale ainsi que divers mouvements nationaux, dont les socio-démocrates en Allemagne et les socialistes en Russie. Les adeptes de Marx continuaient de croire que seule la révolution permettrait de restructurer l’économie et la société. Bernstein et ses révisionnistes ont perdu le débat au sein de la IIe internationale. Toutefois, en raison des conditions politiques, certains partis socialistes révolutionnaires sur le plan idéologique, demeuraient révisionnistes dans la pratique. Le Parti socialdémocrate d’Allemagne (SPD) était ainsi le parti le mieux représenté du Reichstag en 1912. En théorie, il n’avait pas renoncé à la révolution, mais il concentrait son énergie à prendre le pouvoir par des élections classiques. La gauche française était divisée entre ceux qui croyaient en la révolution et acceptaient la politique électorale et ceux qui privilégiaient l’action directe révolutionnaire. Les syndicats préféraient ainsi les grèves et le sabotage industriel aux élections. Les modérés, eux, penchaient pour le socialisme humaniste de Jean Jaurès (1859-1914), un philosophe et journaliste issu de la classe moyenne et devenu un orateur de premier plan en France à la fin du XIXe siècle. Jaurès a rallié de nombreux partisans de la classe ouvrière et a refusé toute coalition avec des partis non socialistes. En 1914, il a fait campagne, au prix de sa vie, contre les dangers du nationalisme militant. En effet, la même année, il a été assassiné par un nationaliste fanatique. Le mouvement ouvrier britannique a été le plus révisionniste de tous dans sa stratégie politique. Le Parti travailliste est apparu en 1900, avec la croissance du mouvement syndical, du Parti travailliste indépendant et d’autres groupes britanniques. Il a présenté des candidats aux élections de 1906 afin d’accélérer la mise en place de réformes. La coalition comptait aussi des groupes de la classe moyenne, comme la Société fabienne, dont les membres étaient des chercheurs et présentaient des propositions de législation sociale. Les membres de la Société fabienne croyaient dans le pouvoir des réformes graduelles et cherchaient à infiltrer les rangs des conservateurs et des libéraux. Les plus connus de ces membres sont Sidney et Beatrice Webb, ainsi que George Bernard Shaw. Au Canada, certains groupes, comme les Fermiers Unis de l’Alberta, faisaient des pressions au sein du gouvernement afin de promouvoir un système de coopératives. Ils appuyaient aussi le droit de vote des femmes. À la veille de la Première Guerre mondiale, dans divers États européens, la rhétorique révolutionnaire des socialistes et le militantisme des syndicats ont donné l’impression que l’économie et l’État étaient des cibles de choix de l’action directe des groupes de la classe ouvrière. En Europe occidentale, la perception d’une crise industrielle et politique n’était pas vraiment fondée. À l’est, cependant, les régimes politiques étaient plus répressifs et les économies, moins avancées. Le sentiment de crise, voire de révolution, était bel et bien réel. La Révolution russe de 1905 En Russie, le débat socialiste entre la révolution et le révisionnisme a atteint un sommet en 1905. Au début des années 1890, la Russie favorisait le développement industriel rapide et exerçait une répression politique. Toutes les conditions étaient en place pour une révolution. Sergei Witte (1849-1915), le premier premier ministre de la nouvelle Constitution de la Russie tsariste, a financé une deuxième vague de développement CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 313 industriel rapide avec des capitaux étrangers. Avec l’industrialisation, il y a eu plus d’ouvriers et plus d’activités révolutionnaires clandestines, sous la surveillance de la police secrète du tsar. Le Parti social-démocrate de Russie était le principal groupe marxiste de Russie, mais ses dirigeants vivaient en exil en Suisse. Avec d’autres partis socialistes, il a alimenté le débat sur le révisionnisme. En 1902, un de ses principaux militants a publié un pamphlet intitulé Que faire ? Il s’agissait de Vladimir Ilitch Oulianov, mieux connu sous le nom de Lénine (1870-1924). Dans son pamphlet, il défendait la nécessité d’une révolution sans attendre une insurrection spontanée. Il proposait qu’une équipe de révolutionnaires du Parti exploite une crise politique afin de guider les ouvriers vers une véritable révolution. Par la suite, Lénine et sa faction la plus militante ont obtenu une petite majorité et ont pris le nom de bolcheviks. Leurs adversaires socio-démocrates plus modérés étaient les mencheviks. Pour les socialistes russes, ces débats dépassaient la théorie. En 1905, ils se sont retrouvés au cœur d’une véritable révolution. Au cours d’une période de dépression économique qui engendrait la misère chez les paysans et les travailleurs, la défaite militaire russe face au Japon en 1904-1905 a entraîné une crise politique. Le 22 janvier 1905, appelé le Dimanche rouge, cette crise est devenue une révolution quand les forces de l’ordre ont tué quelques centaines de manifestants pacifistes non armés venus au palais d’Hiver présenter une pétition au tsar afin d’obtenir des réformes. Nicolas II (1894-1917) a dû créer un parlement, la Douma, après une longue crise constitutionnelle, des émeutes dans les campagnes, des grèves générales récurrentes comme celle des 100 000 ouvriers de Saint-Pétersbourg, une mutinerie au sein de la marine et d’autres incidents politiques violents. La nouvelle Douma avait, comme le Reichstag allemand, des pouvoirs limités. Elle était de facto placée sous la tutelle d’une chambre haute. De plus, le tsar gardait un droit de veto sur les lois votées. Néanmoins, la réforme a suffi pour diviser les forces du changement. Les révolutionnaires sociaux ont tenté 314 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne de poursuivre le mouvement de grève, mais l’armée les a écrasés à la fin de 1905. Une réforme régressive de la loi électorale a fait pencher le poids politique de la Douma du côté des propriétaires terriens conservateurs. Nicolas II régnait de façon de plus en plus autocratique. Il n’avait jamais vraiment accepté le gouvernement constitutionnel, même modéré. Quelques années plus tard, une crise beaucoup plus grave, générée par la guerre, allait provoquer la grande Révolution russe de 1917. L’évolution de la pensée religieuse Le nouvel environnement urbain était séculier. Il était beaucoup plus difficile pour les Églises de sauver les âmes des masses. En Angleterre, un recensement religieux réalisé en 1851 a causé beaucoup d’émoi. En effet, il a révélé que seulement 50 % de la population fréquentait l’église, et même seulement 10 % dans certaines régions très ouvrières. Dans les pays catholiques, l’Église catholique a affirmé qu’elle s’opposait à la sécularisation et à la modernisation. Dans le Syllabus de 1864, le pape Pie IX a rejeté l’idée que « le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Dans certains pays, comme la France et l’Italie, l’identification de l’Église au conservatisme a amené les réformateurs libéraux et les radicaux de la classe ouvrière à inclure l’anticléricalisme dans le credo du progrès. Au cours des années 1880 et 1890, les défenseurs du catholicisme social en France et en Allemagne ont critiqué les répercussions du capitalisme industriel et ont développé des programmes de réformes sociales afin de soutenir la classe ouvrière. C’est le cas de Félicité de Lamennais (1782-1854), prêtre sympatique aux idées républicaines, mais aussi de Frédéric Ozanam (1813-1853), fondateur de la Société de Saint-Vincentde-Paul en 1833. De même, dans les pays protestants, les Églises ont compris qu’elles devaient se préoccuper de la réforme sociale. Cet « évangile social » avait cours en Grande-Bretagne avec les baptistes, les méthodistes, certains éléments de l’Église d’Angleterre et de nouveaux organismes religieux, comme l’Armée du Salut, fondée en 1865 par le pasteur William Booth (1829-1912). Il a contribué à l’acceptation d’une législation sociale et même du socialisme démocratique. Quoi qu’il en soit, ce mouvement n’a pas empêché un nombre croissant de citadins de délaisser la religion. L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE La nouvelle physique Ce sont les scientifiques qui ont le plus remis en question les certitudes des sciences. En physique, par exemple, les lois du mouvement établies par Isaac Newton au XVIIe siècle décrivaient un Univers ordonné et un modèle de vérité scientifique qui s’appuyaient sur une précision mathématique. Avec le temps, des scientifiques se sont aperçus que ces explications ne convenaient plus à certains aspects de la structure de la matière et à certaines dimensions de l’espace. Ils ont alors dû revoir et corriger l’Univers newtonien. Le concept de la matière solide ne tenait plus à la lumière des travaux de Marie Curie (1867-1934) sur le radium et la radioactivité, et d’autres recherches sur l’atome. Le monde subatomique ne se comportait pas comme un miniunivers, contrairement à la prédiction de Newton. Les propriétés mystérieuses des particules atomiques s’expliquaient plutôt par la nouvelle théorie de physique quantique du physicien allemand Max Planck (1858-1947). Les probabilités expliquaient le comportement de la matière et de l’énergie mieux que les lois de Newton. Ces nouvelles recherches sur la physique des particules subatomiques ont influé sur l’étude du cosmos. Pour Albert Einstein (1879-1955), un mathématicien et physicien allemand, l’hypothèse selon laquelle la matière et l’énergie, ou le temps et l’espace, étaient des valeurs absolues n’expliquait pas les phénomènes naturels associés à la vitesse de la lumière. Dans sa théorie de la relativité restreinte (1905), Einstein a formulé l’hypothèse révolutionnaire selon laquelle le temps et l’espace étaient relatifs au cadre de référence de l’observateur. Il a montré l’équivalence de la matière et de l’énergie à l’aide de sa célèbre équation : E = mc2. La nouvelle physique quantique et la théorie de la relativité faisaient appel à des connaissances mathématiques avancées et ont élargi le fossé entre les scientifiques et le public instruit. La nouvelle physique menaçait aussi l’idée d’une science objective, indépendante des valeurs de l’observateur. Dans les travaux scientifiques et humanistes, dans l’étude des phénomènes naturels et de la pensée humaine, l’observateur devait dorénavant mieux expliquer ses sujets afin de les rendre intelligibles. LA PHILOSOPHIE ET LA SOCIÉTÉ Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la foi dans la raison, les sciences et le progrès prévalait. Toutefois, une minorité significative d’artistes, de scientifiques et d’intellectuels créatifs de l’époque ont remis cette certitude en question. Cette génération d’avant 1914 a établi le cadre intellectuel et culturel du monde plus troublé, plus sceptique et plus désordonné qui suivrait au XXe siècle. Friedrich Nietzsche Parmi ceux qui ont douté du progrès et de la raison humaine, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900) a eu une influence troublante sur ses contemporains. Même un siècle plus tard, sa pensée jette toujours un éclairage critique sur la superficialité de notre culture. Nietzsche contestait la primauté de la raison dans la civilisation occidentale et affirmait que la créativité reposait sur la volonté humaine. Par son célèbre «Dieu est mort», il rejetait la sagesse supposée du christianisme et affirmait que l’individu doit trouver un sens et un but par la volonté de son esprit. Il voyait les tendances dominantes de l’époque comme des sources d’illusion et de faiblesse, c’est-à-dire la montée de la culture de masse, l’émergence de la politique CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 315 Le génie à travers les âges Charles Darwin Les théories évolutionnistes du biologiste britannique Charles Darwin (1809-1882) ont beaucoup influencé la pensée religieuse et scientifique de son époque. D’ailleurs, les idées de Darwin nous influencent encore aujourd’hui. Toutefois, Darwin n’a pas formulé la première hypothèse sur l’évolution. En France, Jean-Baptiste de Lamarck avait parlé de l’évolution animale au début du XIXe siècle. Darwin a par ailleurs subi l’influence de deux théoriciens anglais. Thomas Malthus avait soulevé d’importantes questions sur l’augmentation de la population et son contrôle naturel, et le géologue Sir Charles Lyell avait utilisé l’étude des strates pour remettre en question la notion biblique de la création récente de la Terre. Charles Darwin a bouleversé la vision que nous La grande question était : Que s’est-il passé ? Darwin a laissé avons de notre place dans le monde. un formidable héritage à l’humanité avec sa proposition d’un mécanisme de l’évolution, qu’il a appelé « la sélection naturelle ». Sa réflexion a permis de formuler des hypothèses scientifiques sur l’évolution et d’en faire des théories vérifiables. Ses travaux contiennent des observations biologiques approfondies, présentées d’une façon si cohérente et persuasive qu’elles ont fini par convaincre presque tous les biologistes. Un grand nombre des idées importantes de Darwin sur la sélection naturelle reposent sur son observation de la nature. Darwin a réalisé lui-même une bonne part de ses observations scientifiques à titre de naturaliste pendant une expédition du HMS Beagle. Le bateau a jeté l’ancre dans l’archipel des Galápagos, au large des côtes de l’Équateur, en 1835. Pendant une année, Darwin a étudié et documenté les diverses espèces qui y vivaient. Darwin se demandait pourquoi des espèces d’une région étaient très semblables à d’autres espèces éteintes. Il se demandait également pourquoi des espèces qui vivaient dans des environnements légèrement différents présentaient aussi des caractéristiques légèrement différentes. À son retour en Angleterre, en 1836, Darwin a catalogué tous ses spécimens et présenté ses idées dans de courts articles. Vers 1844, il a tracé les grandes lignes de sa théorie sur la sélection naturelle. Au cours de la décennie suivante, il a condensé et ordonné ses nombreuses notes dans un ouvrage phare intitulé L’Origine des espèces par la sélection naturelle (1859). En termes simples, la théorie de Darwin pose que la vie sur Terre est le résultat de millions d’années d’adaptation à des environnements changeants. Les espèces qui ont survécu sont celles qui ont réussi à s’adapter. Dans son deuxième ouvrage phare, La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871), Darwin a écrit que l’être humain, comme tous les organismes vivants, était le résultat de l’évolution : Nous devons cependant reconnaître, me semble-t-il, que l’Homme, en dépit de ses nobles qualités […] porte encore dans son enveloppe corporelle la marque indélébile de son origine inférieure. 316 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Les idées de Darwin étaient très subversives. Elles contredisaient la vision biblique de la création et la place de l’être humain au centre de l’Univers. L’Origine des espèces a subi de nombreuses attaques de la part des religieux parce que le livre ne s’accordait pas avec le récit de la création proposé dans la Genèse. Les idées de Darwin ont d’abord soulevé la controverse, mais elles ont fini par changer notre façon de voir l’être humain, la nature et même les relations sociales. Le procès de l’enseignant John T. Scopes dans l’État du Tennessee en 1925 a donné lieu à un important débat. Scopes était accusé d’avoir enseigné la théorie de l’évolution à ses élèves. Ce procès retentissant, défendu par le célèbre avocat Clarence Darrow et par l’homme d’État conservateur William Jennings Bryan, a fait les manchettes et a inspiré une pièce de théâtre célèbre : Inherit the Wind. Vers la fin du XIXe siècle, des penseurs se sont inspirés des idées darwiniennes en ce qui regarde la société, la politique et l’économie. C’est le cas du philosophe anglais Herbert Spencer à qui l’on doit la célèbre formule « la sélection des plus aptes ». Ainsi allait naître une école de pensée : le darwinisme social. Poussé à l’extrême, le darwinisme social soutenait que l’État ne devait pas aider les entreprises en faillite, ni donner à manger aux gens qui ont faim, et que la maladie et la mort étaient des mécanismes destinés à éliminer les individus les moins aptes. Ces idées sont devenues populaires à la fin du XIXe siècle, dans les sociétés qui soutenaient la libre entreprise, notamment les États-Unis. Spencer croyait plutôt que l’individu devait avoir le droit d’ignorer l’État et donc de refuser ses services ; il prônait un État minimaliste. Divers auteurs ont utilisé la théorie de Darwin sur l’évolution pour appuyer leur point de vue sur les sociétés. Ces points de vue, associés au darwinisme social, concordaient rarement avec la théorie de Darwin. Ils montraient toutefois la grande influence du concept d’évolution par la sélection naturelle. Herbert Spencer posait que l’individualisme et la nature compétitive du capitalisme étaient l’expression des lois naturelles. À l’opposé, certains disciples de Marx déclaraient qu’il avait compris les lois de l’histoire, tout comme Darwin avait compris les lois du développement biologique. Les deux théories visaient des objectifs différents, mais elles comportaient la notion de changement progressif et l’idée que ces changements découlaient d’un conflit et étaient gouvernés par des forces naturelles incontrôlables. Enfin, à la fin du XIXe siècle, on a même appliqué les idées de Darwin aux conflits internationaux et interraciaux. Entre autres, l’entrepreneur et homme d’État britannique Cecil Rhodes soutenait que la lutte pour survivre était inhérente à la condition humaine et que les plus puissants gagnaient inévitablement. Le darwinisme social a exercé une influence marquée en Allemagne, jeune nation préoccupée par son statut et par les minorités ethniques d’Europe centrale, et aux États-Unis, qui faisaient la guerre aux Autochtones, renforçaient la ségrégation des Noirs après leur émancipation et cherchaient à imposer un statut inférieur aux immigrants. En Grande-Bretagne, la société victorienne se voyait comme étant le sommet de la réussite humaine. Elle qualifiait les autres peuples de rétrogrades ou de naïfs primitifs. Ces points de vue se sont répandus durant le règne de l’impérialisme, alors que les puissances européennes installaient des colonies en Asie, en Afrique et dans les îles du Pacifique, et réduisaient à l’infériorité des cultures et des peuples auparavant autonomes. 1. Vois-tu des exemples de « darwinisme social » dans la société d’aujourd’hui ? Décris ces exemples et indique où tu les vois. CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 317 démocratique et l’énergie nouvelle du socialisme. Il critiquait autant les prétentions égalitaires de la culture bourgeoise et croyait que seuls les êtres exceptionnels pouvaient exploiter leur potentiel créatif par une force de caractère supérieure. La réputation de Nietzsche a été entachée plus tard, d’abord en raison de son amitié avec le compositeur Richard Wagner (1813-1883), qui dédiait son art au nationalisme allemand. Mais surtout, des gens ont repris certaines de ses idées pour justifier les atrocités commises par Hitler et le IIIe Reich. Nietzsche était toutefois très critique à l’égard du militarisme, du nationalisme et de l’antisémitisme de son époque. Il a interpellé des penseurs, des artistes et des scientifiques par sa perception des limites de la raison humaine, sa vision de la science comme étant une création humaine plutôt qu’une description objective de la nature et son effort pour comprendre les sources de la créativité humaine. Certains penseurs contemporains ont aussi exploré le comportement humain. Le Français Émile Durkheim (1858-1917), un des pères de la sociologie, a exploré les sources de la conscience collective. Il avait d’abord étudié la solitude et l’aliénation, dont la conséquence la plus tragique est le suicide. Durkheim s’est opposé aux hypothèses classiques libérales et a affirmé que la société moderne risquait de créer un individualisme excessif, dangereux pour la santé mentale et le bien-être social. L’économiste libéral allemand Max Weber (1864-1920) redoutait aussi les effets de la vie dans un environnement impersonnel et séculier. Sa pensée a exercé une profonde influence sur les sciences sociales du XXe siècle. Dans son ouvrage phare, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Weber contestait la vision économique de Marx et faisait valoir que les croyances et les valeurs façonnent la vie économique. Weber se préoccupait particulièrement des fondements de l’action dans les sociétés capitalistes modernes. Le prix de ce nouvel ordre rationnel était, selon Weber, le « désenchantement du monde » et une bureaucratie plus lourde. Pour Weber, il fallait un chef dynamique ou charismatique pour surmonter cette bureaucratie. Il n’a pas prédit l’émergence des dictateurs ni plaidé en leur faveur. 318 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Finalement, Henri Bergson (1859-1941) a publié sa propre théorie de l’évolution dans son livre L’Évolution créatrice. Il affirmait que l’évolution se faisait à partir d’un « élan vital » dépassant la seule volonté de vivre. De plus, il s’opposait au calcul du temps traditionnel et croyait qu’il se faisait de façon intuitive. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1927. LA FAMILLE AU XIX e SIÈCLE Au XIXe siècle, la société paternaliste maintenait subordonnées les femmes. Néanmoins, durant la première moitié du siècle, les femmes de la bourgeoisie participaient à la bonne marche des entreprises familiales. Dans les années 1850 et 1860, les entreprises ont cependant grossi. Les propriétaires bourgeois ne vivaient plus près de leur entreprise, mais allaient s’établir dans de nouveaux quartiers plus coûteux. Les femmes, elles, restaient à la maison pour élever les enfants, diriger les domestiques et organiser des événements de charité. Les femmes de la classe ouvrière étaient aussi des ménagères et des mères. Elles avaient toutefois moins de temps libres que les femmes des classes supérieures. La liste de leurs tâches était impressionnante. En premier lieu, elles devaient prendre soin des enfants, faire les courses au plus bas prix possible, souvent en marchandant. Elles devaient aussi préparer les repas, trouver de quoi chauffer la maison, aller chercher de l’eau, laver, coudre et raccommoder les vêtements, etc. En plus de toutes ces tâches, de nombreuses femmes de la classe ouvrière gagnaient un revenu supplémentaire en faisant le ménage chez les familles plus aisées, en faisant la lessive, en faisant des livraisons ou en vendant des articles sur le trottoir. Durant les 30 dernières années du XIXe siècle, l’industrie du vêtement a commencé à exploiter ce bassin de travailleuses et les payait à la pièce pour coudre des vêtements chez elles. Le travail en usine a fini par éliminer le travail à la pièce mal rémunéré. Au Canada, les femmes ont toujours joué un rôle important au sein de l’unité familiale, en particulier celles des milieux ruraux où l’autosubsistance était la règle. De façon générale, 90 % des filles nées entre 1810 et 1870 se sont mariées. Les femmes faisaient aussi de plus en plus partie intégrante de la vie économique et réclamaient donc plus de droits. Fait à souligner, le taux de scolarisation des filles est passé de 23,1 % à 75,6 % entre 1842 et 18811. L’enfance Au cours du XIXe siècle, les enfants ont commencé à occuper une place centrale dans la famille européenne. On s’est intéressé aux principes d’éducation et aux soins à donner aux enfants. Par conséquent, les femmes de la classe moyenne ont allaité elles-mêmes leurs bébés au lieu d’embaucher des nourrices. De même, elles ont cessé de langer les bébés, c’est-à-dire les envelopper dans des couvertures afin de les empêcher de bouger. Vers la moitié du XIXe siècle, des gouvernements ont adopté les premières lois visant à assurer le mieux-être des enfants. En 1841, la France a limité le nombre d’heures de travail des enfants en usine. Malgré son inefficacité relative, cette loi constituait une reconnaissance symbolique de la nécessité de protéger les enfants. Les femmes accouchaient toujours à la maison. En revanche, les familles aisées préféraient les services d’un médecin, qui était toujours un homme à l’époque, à ceux de la sage-femme traditionnelle. Accoucher à l’hôpital était encore un signe de pauvreté ou de grossesse hors mariage. C’est d’ailleurs là que des jeunes filles de la campagne venaient accoucher avant d’abandonner leur bébé. À l’arrivée du bébé, le père déclarait la naissance à la mairie, ce qui marquait son entrée dans la famille et dans la communauté. Avant les années 1800, l’enfance était une longue période mal définie, semblable pour les garçons et pour les filles. Au XIXe siècle, les spécialistes divisaient l’enfance en trois étapes : la petite enfance, jusqu’à huit ans, l’enfance et l’adolescence. La mère s’occupait de l’éducation et des soins pendant la petite enfance, car tous les enfants étaient traités comme des filles. Les enfants de moins de quatre ans portaient des robes, avaient les cheveux longs et s’amusaient avec des poupées plutôt androgynes. À huit ans, on considérait qu’un enfant avait atteint l’âge de raison. Parfois, les pères de la classe moyenne jouaient un rôle dans l’éducation des jeunes garçons, par exemple en devenant leur tuteur. En revanche, ils s’occupaient rarement de l’éducation des filles. À 15 ans, la plupart des jeunes filles de la classe moyenne entraient au pensionnat afin d’achever leur éducation morale et de se préparer à la vie en société. Souvent, les garçons partaient plus tôt pour le pensionnat. Dans ces établissements très stricts, ils se préparaient à obtenir leur baccalauréat, signe distinctif de la bourgeoisie. L’ART OCCIDENTAL AU XIX e SIÈCLE Le réalisme L’art de la seconde moitié du XIXe siècle contrastait avec le courant romantique de la première moitié du siècle, car il cherchait à représenter la vie d’une façon beaucoup plus réaliste. L’intérêt pour les sciences et la technologie dépassait l’intérêt pour la spiritualité. L’art cherchait la vérité par la représentation de faits plutôt d’expériences personnelles. Comme d’autres artistes de son époque, Jean-François Millet aimait peindre des ouvriers et des paysans. L’Angélus (1857-1859) représente la prière d’une famille de paysans pauvres. Quelle impression ces gens te donnent-ils ? CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 319 Honoré Daumier a fréquemment représenté la classe ouvrière. Selon toi, quels sentiments l’animaient quand il a peint les gens dans ce tableau intitulé Le wagon de troisième classe (1862) ? Jean-François Millet Jean-François Millet (1814-1875) est considéré comme un des fondateurs de l’école de Barbizon. Il est célèbre pour ses tableaux de travailleurs, surtout des paysans. Millet a traduit son admiration pour la classe ouvrière en lui donnant des silhouettes sculpturales. Son œuvre reflète aussi les idées socialistes populaires à son époque. Même si elle est considérée réaliste, on estime que cette œuvre aura une influence considérable sur les impressionnistes de la fin du XIXe siècle. Honoré Daumier L’œuvre d’Honoré Daumier (1808-1879) communique aussi une préoccupation pour les problèmes sociaux de son temps. Comme William Hogarth au siècle précédent, Daumier souligne par la satire les maux de son époque. Daumier n’a pas glorifié la classe ouvrière ; au contraire, il représentait ces gens tels qu’il les voyait : des victimes de la société industrielle qui déshumanisait 320 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne peu à peu les masses. Daumier était également un dessinateur et un caricaturiste de talent. Il prenait pour sujets les politiciens, les avocats et les médecins. Il a notamment collaboré à l’illustration de romans d’Honoré de Balzac. Gustave Courbet L’art était dorénavant plus préoccupé par le concret que par l’abstrait. Gustave Courbet (1819-1877) et Édouard Manet sont deux grands peintres réalistes qui ont abordé certains de ces problèmes sociaux et esthétiques. Courbet représentait la société française telle qu’il la voyait. Ses tableaux sombres ne visaient pas à embellir le paysage français ni les habitants. Le public et les critiques trouvaient ses œuvres trop ordinaires, sa technique, rudimentaire et ses sujets, trop grossiers. Néanmoins, les classes moyenne et ouvrière avaient acquis un poids politique. Certaines personnes ont vu les artistes, tel Courbet, comme étant des défenseurs de la classe ouvrière. L’œuvre de Courbet rappelle les romans réalistes de Balzac, de Zola et de Dickens, en vogue à l’époque. L’œuvre monumentale de Courbet Un enterrement à Ornans illustre parfaitement la vigueur de son style. Courbet ne cherchait pas à étonner ou à divertir. Sans compromis, il a représenté un enterrement dans une petite ville. Le contenu et les formes sont simples. Édouard Manet La façon dont Courbet se méfiait du goût populaire a conduit à un mouvement artistique appelé « impressionnisme ». Édouard Manet (1832-1883) a été l’un des fondateurs de ce mouvement. L’art de Manet a aussi choqué le public et proposait une nouvelle perspective de la vie. Avec des couleurs vives et de grands plans lumineux, Manet parvenait à présenter une vision détachée de l’humanité et de la nature. Son réalisme tient aussi de la photographie : Manet ne recherchait pas consciemment la beauté, néanmoins la composition et les sujets inhabituels de ses tableaux en font des œuvres remarquables. Manet empruntait parfois des sujets à d’autres écoles. Il a ainsi repris une œuvre d’un peintre de la Renaissance, Fête champêtre de Giorgione. Il a placé les mêmes sujets dans un parc parisien au lieu de la campagne. Si des gens qualifiaient cette œuvre d’indécente, Manet les invitait à aller voir l’original au musée du Louvre. Les expérimentations audacieuses de Manet avec les sujets et la forme, de même que sa préférence pour l’abstrait ont jeté les bases de l’art moderne. Manet a ainsi ouvert la voie aux impressionnistes, le mouvement qui a marqué l’art occidental du XIXe siècle. Les impressionnistes Appelé à devenir célèbre, le terme « impressionniste » a été pour la première fois utilisé en 1874 par un critique choqué par un tableau de Claude Monet. Lui et d’autres étaient des artistes qui tentaient de représenter la vie contemporaine par des impressions artistiques qui reflétaient l’intérêt à l’égard des sciences et de l’étude de la lumière. Comme les poètes romantiques, ils se percevaient comme étant des innovateurs. En effet, Un enterrement à Ornans (1849-1850) par Courbet, mesure 3,14 m sur 6,63 m. Selon toi, pourquoi l’artiste a-t-il choisi de peindre cette scène plutôt banale sur une si grande surface ? CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 321 Olympia (1863), d’Édouard Manet, présente un sujet connu d’une nouvelle façon. À l’époque, ce tableau a choqué beaucoup de gens en raison de son évidente connotation sexuelle. Que révèle cette réaction sur la moralité de la fin du XIXe siècle ? chaque peintre impressionniste possédait un style unique, mais il avait de nombreuses qualités en commun avec les autres impressionnistes. Cette école comprenait de nombreux grands artistes, dont Auguste Renoir, Edgar Degas, Camille Pissarro et Alfred Sisley. Claude Monet L’œuvre de Claude Monet (1840-1926) témoigne d’un intérêt obsessif à l’égard des propriétés de la lumière combiné à un intérêt émotionnel envers les sensations que procurent ces propriétés. Afin de rendre une perception juste de la lumière, Monet a peint certains sujets jusqu’à 40 fois, notamment la cathédrale de Rouen ou des meules de foin dans un champ. Chaque fois, il utilisait le même point de vue, mais dans une 322 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne lumière et des conditions atmosphériques différentes. Monet a également expérimenté avec la couleur. Il plaçait côte à côte des couleurs complémentaires pour créer des effets d’ombre. Pour ce faire, il appliquait la peinture par touches texturées à l’aide d’un gros pinceau. Monet a passé les dernières années de sa vie à peindre des scènes de son jardin, à Giverny. Ses nénuphars peints sur d’immenses toiles illustrent toute la sensibilité du peintre, l’expression pure du sens esthétique de Monet. Il a rendu d’une façon exquise la couleur, la lumière et les textures de l’étang de son jardin, avec les arbres, les plantes et les nuages qui s’y reflétaient. Les tableaux de Monet présentent l’essence même de l’impressionnisme. En même temps, son œuvre demeure unique, comme celle des autres impressionnistes. Les postimpressionistes Georges Seurat Le mot « impressionniste » vient de ce tableau de Monet, intitulé Impression, soleil levant (1873). Qu’est-ce qui rend cette œuvre impressionniste ? Dans sa forme la plus pure, le mouvement impressionniste a été de courte durée. Cependant, il a amené de nombreux artistes à aller plus loin. Georges Seurat (1859-1891) a adopté une approche de la peinture strictement intellectuelle. Il utilisait le pointillisme, c’est-à-dire qu’il créait des formes et des masses à partir de petits points de couleur. Il a basé sa technique sur ses études scientifiques de la lumière et de la couleur. À l’époque, beaucoup d’artistes s’inspiraient des nouvelles connaissances sur les aspects psychologiques et scientifiques de la couleur. Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884, 2 m sur 3 m) par Georges Seurat. L’artiste a étudié les théories scientifiques de l’optique et de la couleur. Cette scène montrant des gens à la mode est entièrement faite de minuscules points de couleur. À quelle classe les personnages appartiennent-ils ? CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 323 Paul Cézanne Durant les années 1880, Cézanne a peint de nombreuses scènes champêtres dans le sud de la France. Il peignait le même paysage plusieurs fois afin d’explorer les formes, la lumière, les couleurs et la perspective. Cette œuvre est intitulée Plaine au pied de la montagne Ste-Victoire (1882-1885). Paul Cézanne (1839-1906) cherchait aussi à exprimer le caractère ordonné de la nature par la peinture. Son approche classique consistait à utiliser les formes géométriques pour créer des formes monumentales. Il aimait en particulier explorer la couleur et la lumière dans des natures mortes, car la couleur ne change et ne bouge jamais. Cézanne privilégiait les couleurs unies pour accentuer la solidité des formes. Comme Monet, il a peint des scènes qu’il connaissait bien, comme la montagne Sainte-Victoire, près de chez lui. Cézanne a peu à peu adopté un style réaliste et a fini par omettre les détails afin de faire ressortir la forme élémentaire de ses sujets. Ce tableau de Vincent Van Gogh s’intitule La nuit étoilée sur le Rhône (1888). Que ressens-tu en le regardant ? 324 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Vincent Van Gogh La démarche artistique de Vincent Van Gogh (18531890) est à l’opposé de l’approche intellectuelle de Cézanne. De nombreuses histoires ont couru sur cet artiste. Les tableaux de Van Gogh reflètent-ils la nature tourmentée de l’artiste ? Il est difficile d’en douter. En effet, Van Gogh avait des problèmes de santé mentale et s’est suicidé à 37 ans. Ses mouvements de pinceau révèlent un esprit nerveux, presque affolé. Cependant, ce sont les couleurs de ses tableaux qui touchent le plus les gens. Depuis la mort de Van Gogh, aucune génération n’est restée insensible à des œuvres comme La nuit étoilée sur le Rhône (1889), à ses tableaux de tournesols et d’iris ou à ses autoportraits. Les couleurs expressives et la touche texturée de Van Gogh livrent la vision personnelle d’un être complexe, intelligent et troublé. Relis, réfléchis, réagis 1. Comment la deuxième vague de la révolution industrielle a-t-elle alimenté le socialisme dans des pays comme l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ? 2. Comment Lénine a-t-il adapté la théorie marxiste à la situation russe ? 3. Comment les idées de Nietzsche et de Darwin ont-elles ébranlé les fondements de la société occidentale et de son art ? LA LITTÉRATURE AU XIX e SIÈCLE essayistes comme Thomas Carlyle (1795-1881), Thomas Macaulay (1800-1859), John Henry Newman (1801-1890) et Thomas Huxley (1825-1895) ont écrit sur l’histoire, les sciences et l’éducation. Leurs travaux s’attaquaient surtout à des problèmes concrets. La poésie de l’ère victorienne en Angleterre tentait aussi d’aborder des réalités sociales et morales difficiles. La structure de la poésie victorienne reflétait souvent la structure des débats. Néanmoins, les poètes pouvaient transporter leurs lecteurs vers d’autres mondes pour y explorer les tourments amoureux. Alfred Tennyson Aucune œuvre n’exprime mieux l’époque victorienne que celle du poète Alfred Tennyson (1809-1892). On le connaît pour son long poème In Memoriam. Ce poème renferme, par sa forme et son contenu, le sens général de la littérature victorienne. In Memoriam est une élégie qui exprime la réaction de l’auteur à la mort d’Arthur Hallam, un ami proche. Tennyson aimait les légendes. The Lady of Shalott raconte l’une des légendes arthuriennes selon une perspective psychologique. Ulysses, un monologue dramatique, s’inspire de la mythologie grecque. Le narrateur est un vieil Ulysse, qui pleure sur son passé et ses aventures et qui aspire à repartir et à risquer tout ce qu’il possède pour vivre de nouvelles aventures. Ces vers tirés du poème illustrent parfaitement le credo de l’ère victorienne : Un tempérament à l’image des cœurs héroïques Affaibli par le temps et le destin, mais déterminé à prospérer, à chercher sans jamais renoncer. Charles Dickens Durant ce siècle, la littérature est passée du romantisme au réalisme. Elle reflétait un profond désir de résoudre les graves problèmes causés par la nouvelle et prospère ère industrielle. La littérature a également exploré les conflits associés à la religion et aux sciences de même que les effets pervers de la prospérité et de l’impérialisme. Des Les romans de Charles Dickens (1812-1870) constituent une mine de commentaires sociaux révélateurs. Au moyen d’intrigues complexes et de personnages plus vrais que nature, Dickens dénonçait les injustices sociales qui frappaient les pauvres de l’Angleterre industrialisée. Dickens écrivait des histoires de son époque, dont l’action se déroulait surtout en milieu urbain, comme Londres. Oliver Twist, David Copperfield, CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 325 Les grandes espérances, Les papiers posthumes du Pickwick Club et Un chant de Noël comptent parmi ses romans les plus célèbres. WEB LIEN IN TERNET www.cheneliere.ca Pour plus d’information sur la littérature française du XIXe siècle, rends-toi à l’adresse ci-dessus. Gustave Flaubert Gustave Flaubert (1821-1880) est né à Rouen. Il est le second enfant d’une fratrie de trois. Pour son père, seul l’aîné, qui deviendra à son tour chirurgien, était digne d’intérêt. Comme le remarque Jean d’Ormesson : « Dès l’enfance apparaissent deux traits fondamentaux de Flaubert : une certaine fascination du mal, de la souffrance, de l’horrible, et le souci d’une information un peu sinistre, sur les événements et la vie qui entraînera un goût du document assez impressionnant2. » Flaubert poursuit alors une scolarité sans éclat. À cette même époque, il publie quelques courts récits dans une revue littéraire locale. Puis, il entreprend, sans conviction, des études de droit à Paris. En 1844, une première crise d’épilepsie le surprend et l’amène à interrompre ses études. Il se tourne vers l’écriture et commence une première version de L’Éducation sentimentale (1843-1845). Flaubert publiera ce roman, dans sa forme définitive, en 1869. Cet ouvrage, fortement autobiographique, décrit avec réalisme « l’éducation » amoureuse, artistique, politique et sociale d’un jeune étudiant provincial à Paris. De retour d’un long séjour en Orient (1849-1852), Flaubert fréquente les salons parisiens. C’est une source d’inspiration pour son nouveau roman Madame Bovary (1857). Ce livre entraîne toutefois son auteur dans un procès retentissant. En effet, on accuse Flaubert d’immoralité, mais il sera acquitté. Les années qui suivent seront marquées par la parution de plusieurs autres romans : Salammbô (1862), La tentation de Saint-Antoine (1874) et Les trois contes (1877). 326 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne Émile Zola et Honoré de Balzac Les grands romanciers français exploraient à peu près les mêmes questions dans leurs œuvres. Émile Zola (1840-1902) et Honoré de Balzac (1799-1850) ont dénoncé l’hypocrisie et la dégénérescence de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Leurs romans condamnaient la richesse outrancière et la puissance exercée aux dépens du peuple. Comme les peintres Courbet et Manet, ils cherchaient à exprimer la vérité par le réalisme. Ils ont non seulement mis en scène les maux de la société, mais ont aussi présenté une analyse psychologique approfondie de la condition humaine. Zola a notamment écrit l’histoire d’une famille, Les Rougon-Macquart, en plusieurs romans, dont Nana et Germinal. Honoré de Balzac a écrit plus de 95 romans, réunis sous le titre La Comédie humaine, dont Le père Goriot. De 1892 à 1897, le sculpteur Auguste Rodin a travaillé sur de nombreuses versions de cette sculpture et d’autres portraits du prodigieux écrivain français Honoré de Balzac. Cette sculpture de bronze mesure près de 3 m de hauteur. Victor Hugo Victor Hugo (1802-1885) est sans conteste le plus connu des écrivains français. Il est né à Besançon. Très tôt, ses parents se séparent. Son enfance se déroule alors en allers et retours entre un père militaire, toujours en déplacement, et une mère vivant à Paris avec son nouveau compagnon. À quatorze ans, Hugo écrit dans son journal qu’il veut égaler Chateaubriand. Il a dix-neuf ans, lorsqu’il publie en 1821 Odes, son premier recueil de poèmes. Son ambition et son génie ne se démentiront plus. En effet, il sera à la fois poète (La légende des siècles, de 1859 à 1883), romancier (NotreDame de Paris, 1831 ; Les Misérables, 1862), dramaturge (Hernani, 1830 ; Ruy Blas, 1838), historien, journaliste et critique littéraire. À peine âgé de trente ans, Hugo règne déjà sur le Romantisme, réussit à moderniser le théâtre et propose même une nouvelle écriture poétique. Sa longue vie est à l’image de ses écrits : riche, intense, et remplie d’événements heureux et tristes, tels la perte de sa fille Léopoldine et la folie de son autre fille, Adèle. En même temps qu’il écrit, Victor Hugo commence aussi une carrière politique. À partir de 1848, il siège comme député républicain. Très rapidement, il désapprouve « L’Empire autoritaire » qui réduit au silence l’opposition parlementaire et la presse. Après le coup d’État de décembre 1851, il s’exile dans les îles de Jersey, puis de Guernesey, au large des côtes françaises. Géant de la littérature française, Victor Hugo a été à la fois romancier, poète, dramaturge et homme politique. Hugo écrit alors Les Châtiments (1853), poèmes satiriques contre l’Empereur. Il rentre en France en 1870, après vingt années d’exil, et meurt paisiblement à Paris en 1885. L’État lui fera des obsèques nationales et transfèrera son corps au Panthéon. Réflexion Les conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation ont transformé les lieux de travail et les foyers durant le XIXe siècle. Le changement a été beaucoup moins rapide dans les régions rurales. Le niveau de vie des paysans souvent oubliés a connu peu d’amélioration. Pendant que des théoriciens politiques, comme Karl Marx, et des scientifiques, comme Charles Darwin, remodelaient le paysage politique et intellectuel de l’Europe, des changements plus subtils, mais tout aussi importants se produisaient dans les maisons. Les relations familiales ont évolué, l’éducation des enfants aussi et une nouvelle moralité a transformé les valeurs et les mœurs : la classe moyenne a donné le ton à la culture européenne. À la même époque, les femmes ont commencé à réclamer leur juste place dans la société. La pauvreté généralisée de la population européenne depuis des siècles allait disparaître. Bientôt, la plupart des maisons seraient mieux chauffées et ventilées, et la société en général allait prendre conscience de l’importance d’une bonne hygiène dans la prévention des maladies. Le XIXe siècle a fait entrer la société européenne dans l’ère industrielle moderne. Le prochain siècle allait apporter des changements à un rythme encore plus rapide, et entraîner des difficultés et des bienfaits encore jamais vus. CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 327 Révision du chapitre En résumé Dans ce chapitre, tu as vu : • le rapport de cause à effet comme étant un outil essentiel à l’analyse historique ; • les conséquences de la pensée occidentale moderne sur les dimensions économique, sociale et politique du développement en Occident ; • les changements qui ont marqué l’organisation familiale au cours du XIXe siècle ; • les façons dont l’industrialisation et l’urbanisation de l’Europe ont transformé les relations et l’organisation sociales. Connaissance et compréhension 1. Pour comprendre l’histoire de la fin du XIXe siècle en Europe, il faut connaître les concepts, les événements et les personnages ci-dessous, ainsi que leur rôle déterminant dans l’évolution de l’histoire mondiale de la seconde moitié du XXe siècle. Choisis deux éléments de chaque colonne et décris-les. Concepts Événements Personnages le nationalisme le socialisme le réalisme l’impérialisme Kulturkampf le féminisme le conservatisme le prolétariat la guerre de Crimée l’affaire Dreyfus la Commune de Paris la deuxième vague de la révolution industrielle Marie Curie Otto von Bismarck Giuseppe Garibaldi Giuseppe Mazzini Emmeline Pankhurst Friedrich Nietzsche Claude Monet 2. Les conséquences de la révolution industrielle ont largement débordé les usines. Dans un tableau ou un diagramme de Venn, présente les effets de la révolution industrielle sur l’augmentation des emplois de bureau, sur les habitudes de consommation et l’industrie de la vente au détail ainsi que sur la vie quotidienne. Habiletés de la pensée 3. On dit que le XIXe siècle a constitué une période de transition pour la société européenne : transition de l’aristocratie à la démocratie, de la culture de l’élite à la culture de masse, de la fabrication artisanale à la fabrication industrielle. Défends ou réfute cette vision du XIXe siècle. Inspire-toi d’exemples tirés du chapitre. 4. Écrivain et historien canadien-français, Laurent-Olivier David (1840-1926) a publié en 1873 une « esquisse biographique » de George-Étienne Cartier, un des pères de la Confédération canadienne. Lui-même un « rouge », c’est-à-dire un libéral, son propos n’était toutefois pas exempt d’éloges à l’égard 328 M O D U L E T R O I S L’Europe moderne de ce « bleu » aussi célèbre que conspué à la fin de sa carrière politique. Il nous renseigne aussi sur la vision qu’on avait à l’époque des hommes politiques : Quoi qu’il en soit, il est un fait que tous les partis doivent constater à l’honneur de M. Cartier : c’est sa vie sobre, laborieuse, exemptes de vices et de ces faiblesses qui déshonorent si souvent les hommes de haute capacité. […] M. Cartier était essentiellement un chef de parti, un organisateur, un administrateur. Les traits dominants de son caractère étaient l’énergie, l’impétuosité, l’esprit de domination, le désir de se faire un nom, la confiance en lui-même, l’amour du travail, le désintéressement. […] On prétend généralement que, pour gouverner dans un état démocratique, il faut être peu particulier sur les moyens ; on dit même que la corruption est une conséquence nécessaire du régime populaire. Nous n’en persistons pas moins à dire que le véritable mérite de l’homme d’État est de savoir allier l’honnêteté avec l’habileté et de perdre le pouvoir plutôt que de contribuer à l’abaissement des mœurs publiques. Choisis un politicien du XIXe siècle présenté dans ce chapitre. Cette personne correspond-elle à la description que propose David ? Explique ta réponse. Mise en application 5. Dans son livre Darwin, Marx, Wagner : Critique d’un héritage (1941), Jacques Barzun écrit : « Désigner Darwin, Marx et Wagner comme étant les trois grands prophètes de notre destinée équivaut à énoncer un fait. » Selon Barzun, tous les ouvrages traitant des problèmes de notre époque font de Darwin et Marx un duo incontournable dont les concepts ont révolutionné le monde moderne. Es-tu d’accord avec Barzun quant à l’importance des idées de Karl Marx et de Charles Darwin, non seulement pour leur époque, mais aussi pour la nôtre ? Explique ta réponse à l’aide de faits historiques. Les mangeurs de pommes de terre (1885) 6. Compare Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (page 323) de Georges Seurat avec Les mangeurs de pommes de terre (ci-contre), de Vincent Van Gogh. La toile représente une famille de paysans mangeant des pommes de terre au Pays-Bas. Pour chaque tableau, rédige un dialogue plausible entre les personnages. Inspire-toi de l’information de ce chapitre. Tes dialogues devraient illustrer la différence entre le quotidien de l’élite et celui de la classe ouvrière. Communication 7. Choisis un des tes disques compacts et conçois un visuel pour le boîtier dans le style impressionniste ou postimpressionniste. Explique ensuite en un paragraphe si, à ton avis, ce style convient au disque compact en question. Ta réponse doit montrer pourquoi les artistes de la fin du XIXe siècle ont opté pour ces styles. 8. Imagine que la WSPU te demande de rédiger Le Manifeste des femmes. Ta mission consiste à rendre de façon claire, succincte et vivante les objectifs et les revendications du mouvement féministe du XIXe siècle. Tu dois énoncer les griefs des femmes à l’origine du mouvement féministe et de ton manifeste. CHAPITRE HUIT Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914 329