l`occident et le monde

publicité
Histoire
L’OCCIDENT ET LE MONDE
VERSION FRANÇAISE DE
Legacy : The West and the World
OFFERT EN ANGLAIS CHEZ MCGRAW-HILL RYERSON
TIRÉ À PART
Chapitres 7 et 8
n
o
i
t
aru e
P tomn
au
8
200
AVIS AU LECTEUR
Nous désirons vous informer que cet extrait est une version provisoire et non la reproduction du produit final. Des éléments de contenu et des illustrations s’ajouteront à la version
finale. De plus, il peut subsister quelques erreurs ou coquilles typographiques. Nous ferons
les corrections nécessaires pour la version imprimée.
ISBN 978-2-7651-0518-3
CHENELIÈRE ÉDUCATION
© 2009 Les Éditions de la Chenelière inc.
Tous droits réservés.
Toute reproduction, en tout ou en partie, sous quelque
forme et par quelque procédé que ce soit, est interdite
sans l’autorisation écrite préalable de l’Éditeur.
7001, boul. Saint-Laurent
Montréal (Québec)
Canada H2S 3E3
Téléphone : 514 273-1066
Télécopieur : 514 276-0324
[email protected]
m o d u l e
t r o i s
L’Europe moderne
C h a p i t r e
s e p t
L’ é m e r g e n c e d e l a s o c i é t é
industrielle en Europe,
d e 1815 à 18 5 0
C h a p i t r e
h u i t
Le bouleversement
des pays européens,
d e 18 5 0 à 1914
C h a p i t r e
n e u f
L’ i m p é r i a l i s m e , l e c o l o n i a l i s m e
et la résistance au XIXe siècle
Camille Corot s’intéressait à la photographie, une technologie
nouvelle à son époque. Certains de ses paysages en témoignent.
Cette représentation de la campagne française, intitulée Ville-d’Avray,
Entrée du bois avec une vachère, est une œuvre de jeunesse qui date
de 1825.
240 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
L
e
XIXe
siècle a constitué une période de transition déterminante dans
tout l’Occident. De nombreuses forces ont changé de façon radicale
presque tous les aspects de la vie en Europe. Au cours des décennies qui ont
suivi la Révolution française, les Européens ont erré dans un labyrinthe de
réformes politiques. Pendant ce temps, la révolution industrielle bouleversait
l’économie et la société. La production en série a transformé les sociétés
européennes et leurs relations avec leurs colonies outre-mer. De même, un
corps électoral populaire, le développement des médias et l’accroissement
de la classe moyenne ont modifié la nature politique et sociale de l’Europe.
Ces changements débordent largement les frontières européennes : en effet,
après plusieurs décennies de bouleversements au début du
XIXe
siècle, le
Canada se dote d’une constitution en 1867. En somme, un nouveau pays
émerge d’une ancienne colonie.
Au XIXe siècle, les puissances occidentales ont voulu accroître leur influence
et agrandir leurs empires coloniaux. Elles ont maté avec violence toutes les
formes de résistance. En effet, il y a eu beaucoup d’opposition à l’impérialisme
occidental, par exemple une révolte d’esclaves en Jamaïque, la révolte des
Cipayes, la révolte des Boxers, etc. L’héritage de l’expansion impérialiste occidentale de cette période influe encore aujourd’hui sur les relations entre
l’Occident et le reste du monde.
attentes du module
Dans ce module, tu vas :
o analyser la nature des
rapports entre différentes
communautés et sociétés
du XIXe siècle ;
o évaluer l’utilisation du
concept de changement
en histoire pour analyser
l’évolution de l’Occident
et du reste du monde au
XIXe siècle ;
o décrire la diversité des
concepts de citoyenneté
et de droits de la personne
qui se sont développés au
XIXe siècle ;
o évaluer l’évolution
du statut de la femme
sur les plans social,
économique, juridique et
politique au XIXe siècle dans
les sociétés occidentales
et non occidentales ;
o communiquer des idées,
des opinions et des
conclusions étayées par
des recherches en utilisant
la terminologie propre
à l’histoire.
En outre, le XIXe siècle a connu une évolution remarquable sur les plans
des découvertes scientifiques et de la pensée. Tous les aspects de la vie ont
changé : pense à l’idéologie communiste, au darwinisme, aux idées provocatrices
de Nietzsche et de Freud ou à l’impressionnisme. À la fin du siècle, les
Européens auront répandu l’impérialisme, le nationalisme et le racisme sur
leur passage. Tout serait en place pour la guerre mondiale de la première
moitié du XXe siècle.
MODULE TROIS
L’Europe moderne
241
C H A P I T R E
S E P T
La naissance de la société
industrielle en Europe,
de 1815 à 1850
OBJECTIFS DU CHAPITRE
À la fin de ce chapitre, tu pourras :
• décrire l’évolution et les effets
de l’urbanisation ;
• évaluer l’influence de personnalités,
comme Marx et Bentham, et de groupes,
comme les luddites, qui ont contribué à
façonner les attitudes face au changement
dans la société occidentale ;
• évaluer dans quelle mesure la production
artistique a renforcé ou a remis en question
les valeurs politiques, sociales et culturelles
au début du XIXe siècle ;
• analyser les répercussions de la première
révolution industrielle sur l’économie de
l’Occident.
242 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
La Liberté guidant le peuple (2,6 m sur 3,2 m) de Delacroix commémore
la révolution de juillet 1830. Cette révolution a mis fin au règne de
Charles X et placé Louis-Philippe sur le trône de France.
A
près le tumulte de la Révolution française et des guerres napoléoniennes,
l’Europe a vécu d’autres grandes transformations. Les vainqueurs de
Waterloo ont redéfini les relations entre les États. Cependant, dans chaque État,
les dirigeants aristocrates oppresseurs ont dû gérer des changements
économiques ainsi que des troubles sociaux et politiques sans précédent. La période de 1815 à 1850 se caractérise donc à la fois par une paix entre les États et
par des conflits à l’intérieur des États. Encore une fois, c’est la révolution, et non
la guerre, qui a été à l’origine du changement.
Les forces du changement ont pris la forme d’une «révolution double», selon
l’historien britannique E. J. Hobsbawn. D’une part, il y avait une révolution politique visant à réaliser les idéaux et les espoirs de la Révolution française. D’autre
part, la révolution industrielle avait transformé l’économie et la société
d’Angleterre, puis se répandait dans l’Europe occidentale. Il ne s’agissait pas de
deux révolutions séparées, mais plutôt d’une révolution à deux voies. Les
changements économiques et les conflits sociaux ont ébranlé les autorités et
exigé de nouvelles solutions politiques. Les forces conservatrices ont cherché à
préserver les traditions et à trouver des sources de stabilité malgré des modifications sans précédent. De leur côté, les réformateurs et les radicaux voyaient que
l’Église et l’État s’accrochaient à des privilèges aristocratiques et démodés. Ils ont
voulu échapper à leur emprise grâce à des réformes politiques et sociales.
L’ampleur des transformations et des conflits a forcé les hommes et les femmes à
reconsidérer le bien-fondé des traditions ainsi qu’à revoir les fondements de leur
gouvernement, de leur société et de leur culture.
CONCEPTS ET
ÉVÉNEMENTS CLÉS
la « révolution double »
l’économie morale
l’effet multiplicateur
le paiement en espèces
la Loi sur les pauvres
de 1834
la Loi sur les usines de 1833
le libéralisme
la monarchie de Juillet
le communisme
le romantisme
P E RS O N N AG E S
CLÉS
Friedrich Engels
John Stuart Mill
Jeremy Bentham
les luddites
Robert Owen
Karl Marx
Francisco de Goya
Eugène Delacroix
Victor Hugo
Louis Riel
John A. Macdonald
Paroles de sage
Toute la différence par
rapport à l’esclavage
antique pratiqué ouvertement, c’est que le travailleur
actuel semble être libre
parce qu’il n’est pas vendu
tout d’une pièce, mais
petit à petit, par jour, par
semaine, par an1.
Friedrich Engels,
La Situation de la classe
laborieuse en Angleterre, 1844
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
243
CHRONOLOGIE : L’ÉMERGENCE DE
LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE MODERNE
Naissance de Frédéric Chopin
1810
1812
Francisco de Goya peint Le trois mai 1808 ;
premier exil de Napoléon à l’île d’Elbe ;
Jean Auguste Dominique Ingres peint
La Grande Odalisque.
1814
1815
David Ricardo publie
Principe d’économie politique et de l’impôt.
244 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Parution du rapport de Lord Durham
et promulgation de l’Acte d’Union
1840
1844
La révolution balaie l’Europe ; Karl Marx publie
Le Manifeste du parti communiste.
Le premier chemin de fer au Canada
est inauguré entre Laprairie et Saint-Jean.
1837-1838
1838-1840
Naissance de Piotr Illitch Tchaïkovski
L’Angleterre adopte la Loi sur les usines.
1834
1836
Rébellions des Patriotes
Victor Hugo publie Notre-Dame de Paris.
1832
1833
La loi sur les pauvres est adoptée en Angleterre.
Le massacre de Peterloo survient à Manchester.
1830
1831
Indiana, premier récit publié
par Aurore Dupin, plus connue
sous le pseudonyme de George Sand.
Congrès de Vienne ; second exil de Napoléon
1817
1819
La monarchie des Bourbons en France s’écroule ;
Eugène Delacroix peint La Liberté guidant
le peuple.
Les États-Unis déclarent la guerre au Canada.
Friedrich Engels publie La Situation
de la classe laborieuse en Angleterre.
1848
Pas à l’échelle.
LA RÉVOLUTION
INDUSTRIELLE
moissons. Il a fallu, pour ce faire, concevoir des innovations technologiques ingénieuses. Cependant, l’histoire de la révolution industrielle dépasse l’histoire des
inventions mécaniques.
De plus, l’industrialisation a entraîné une révolution économique. En deux ou trois décennies, les
innovations ont permis d’augmenter de façon considérable la production de biens et d’accroître le commerce
intérieur et international, ce qui a créé de la richesse.
L’augmentation de la production attribuable à l’utilisation de la vapeur a exigé de nouvelles manières de gérer
la production et la main-d’œuvre. Dans son ouvrage
classique d’économie, La Richesse des nations (1776),
Adam Smith a peu parlé des machines. Il a plutôt
décrit comment les formes spécialisées de production
et de travail ont contribué, avec un commerce plus
efficace, à améliorer la productivité. La révolution
industrielle a transformé la nature de l’argent, son
approvisionnement, le crédit et les investissements.
L a révolution industrielle a transformé la production
des biens. L’utilisation de machines a remplacé la fabrication manuelle. Auparavant, les formes de production
dépendaient des sources d’énergie existantes, c’està-dire les muscles, le vent et l’eau. En revanche, la
première révolution industrielle reposait sur une
nouvelle source d’énergie : la vapeur. Il ne suffisait pas
de faire bouillir de l’eau ; il fallait maîtriser la vapeur et
sa grande puissance pour faire fonctionner toutes sortes
de machines. De nos jours, les gens associent la vapeur
aux locomotives ou aux bateaux, mais la vapeur a eu
d’autres utilisations. On l’a d’abord utilisée pour actionner des machines stationnaires comme les pompes à
vapeur des mines, les soufflets et les marteaux des
fonderies, les moteurs de machines à filage et à tissage
des usines textiles ainsi que les batteuses pour les
Christiania
Océan
Atlantique
l C
Manchester
Royaume
de Suède et
de Norvège
GrandeBretagne
Danemark
Newcastle
Leeds
Liverpool
Birmingham
0
500 km
Bristol
L
C
S
L
Bruxelles
Lille
Liège
Rouen
C
C
Paris Sein
e
Nantes
C
Prusse
Berlin
Essen
Cologne
Francfort
Mulhouse
Zurich
Royaume Milan
de Sardaigne
Gênes
S
Marseille
L
Prague
Munich
l
Suisse
Le Creusot
Bordeaux
C
L
l
Loire
France
Hambourg
Pays-Bas
Belgique Amsterdam
Ruhr
Londres
R
in
l
Sheffield
h
Exeter
Régions industrielles
Gisements de charbon
Mines d’étain et de cuivre
Usines sidérurgiques
Machinerie / quincaillerie
Laine
Lin
Coton
Soie
Biens de consommation
Espagne
Chemins de fer
Stockholm
Parme
Vienne
Empire
Venise d’Autriche
S
Modène
FIGURE 7.1 La révolution industrielle en Europe
Pourquoi les régions industrielles se trouvent-elles à ces endroits ?
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
245
Elle a réformé les institutions financières, comme les
banques et la Bourse, modifié le rôle de l’État en matière
d’économie et renouvelé la conception de l’économie.
Pourtant, la révolution industrielle est allée au-delà
de ces changements technologiques ou économiques.
Il s’agissait aussi d’une révolution sociale et culturelle
parce qu’elle a changé la manière dont les gens gagnaient
leur vie. Dorénavant, une nouvelle classe moyenne et
une nouvelle classe ouvrière vivaient dans un nouveau
contexte urbain selon un nouveau cadre de travail, de
vie familiale et de loisirs. Des villes comme Londres et
Paris sont devenues à la fois des centres de richesse et
de pauvreté.
Des entrepreneurs industriels ont dirigé des
municipalités. Ils ont favorisé la consommation effrénée
de la classe moyenne, qui incluait désormais des industriels, des membres du clergé, des médecins, des avocats,
des banquiers et des marchands. Les industries ont
établi les normes de travail, notamment dans les usines
qui réunissaient des machines et une grande concentration de main-d’œuvre. Les changements étaient si
remarquables que les gens estimaient vivre dans une
ère nouvelle.
Le terme « révolution industrielle » est apparu dans
les années 1830 en Angleterre, pour expliquer à quel
point la société avait changé en une génération. La
« première » révolution industrielle avait débuté dans
les années 1750 et avait évolué rapidement durant la
Révolution française et les guerres napoléoniennes, de
1790 à 1815. La Grande-Bretagne était devenue en
quelque sorte l’« atelier du monde ».
L’industrialisation s’est étendue au continent
européen à la fin des guerres napoléoniennes. L’actuelle
Belgique (alors les Pays-Bas autrichiens) a commencé
à s’industrialiser vers 1810. Le mouvement s’est
poursuivi en France dans les années 1830, puis en
Allemagne dans les années 1840 et 1850. Les autres
pays ont connu leur révolution industrielle dans la
deuxième moitié du XIXe siècle : les années 1870 pour
l’Espagne et l’Italie, les années 1890 pour la Russie.
Selon certains historiens et historiennes, la chronologie
de la révolution industrielle a eu des conséquences
profondes sur ces nations au XXe siècle. Il semble que
les pays ayant eu une industrialisation tardive aient
davantage adopté le totalitarisme après 1914. Il ne faut
pas oublier cette différence chronologique, car elle a
non seulement influé sur la nature des mouvements
politiques et des conflits sociaux de 1815 à 1850, mais
aussi sur la manière de les résoudre.
La première révolution industrielle :
l’Angleterre de 1750 à 1851
La première révolution industrielle s’est mise en œuvre
spontanément, sans modèle ni plan. De 1800 à 1850,
le revenu national a augmenté de 125 %, tandis que
la part de ce revenu provenant de la production industrielle a fait un bond de 230 %. La Grande-Bretagne
La Grande-Bretagne et l’industrie mondiale au XIXe siècle
246 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
réunissait en 1780 un certain nombre de conditions
préalables qui ont conduit à ce « décollage » économique, selon l’expression de Walt Whitman Rostow
dans son ouvrage Les étapes de la croissance économique
(1960). Selon l’auteur, la France n’a pas suivi ce modèle
et a vécu sa révolution industrielle de façon particulière.
Chose certaine, le système capitaliste s’appliquait
déjà à l’agriculture. Les terres appartenaient à certaines
personnes. Les revenus provenaient davantage de la
mise en marché des récoltes que des rentes.
L’économie préindustrielle répondait ainsi aux besoins
de la communauté au moyen de « l’économie morale »,
c’est-à-dire que les premiers produits de la terre revenaient à la communauté. Ainsi, les fermiers devaient
apporter leurs produits au marché du village et les
vendre à un prix raisonnable. Ils pouvaient également
aller vendre leurs surplus ailleurs, s’il y en avait. Ce
système empêchait les fermiers de profiter de la communauté. S’ils vendaient leurs produits trop chers ou
ailleurs qu’au village, cela pouvait causer des émeutes.
La communauté saisissait alors ces marchandises et les
vendait au marché à un juste prix.
Des aristocrates possédaient 80 % des terres.
Toutefois, il ne s’agissait pas de seigneurs féodaux
exigeant des rentes aux paysans comme dans le reste
de l’Europe. Les cultivateurs étaient des propriétaires
indépendants, des métayers ou des salariés. Il faut
se rappeler qu’au XVIIIe siècle le climat était tempéré,
les récoltes étaient bonnes et la plupart des fermes,
prospères.
L’aristocratie exploitait ses terres d’autres manières.
Elle a financé les mines de charbon et de fer, puis a fait
construire des routes à péage. Les wagons tirés par des
chevaux ne suffisaient plus à transporter les marchandises volumineuses ou fragiles, par exemple le charbon,
le fer, les céréales, la laine, le coton, etc., sur les routes
cahoteuses du pays. Par conséquent, on a construit un
réseau complexe de canaux afin d’acheminer les
cargaisons par bateau. Ces canaux ont servi de réseau
de transport au cours des 50 premières années de la
révolution industrielle. Les chemins de fer ont pris la
CHAPITRE SEPT
WEB
LIEN
IN
TERNET
www.cheneliere.ca
Pour plus d’information sur la première
révolution industrielle, rends-toi à l’adresse
ci-dessus.
relève dans les années 1830 et 1840.
La prospérité du commerce agricole et la construction du réseau de transport maritime étaient des
indices de prospérité. La Grande-Bretagne n’imposait
aucune barrière douanière limitant la circulation de
marchandises sur son territoire, contrairement à la
France et à l’Allemagne. De plus, elle possédait des institutions financières réputées, comme la Bank of England,
qui avait des succursales à Londres et dans les principales
villes de province. Le commerce agricole et artisanal
était prospère et d’envergure internationale. La GrandeBretagne commerçait non seulement avec l’Europe,
mais également avec l’Afrique, l’Asie et l’Amérique.
Au Canada, c’est la construction et l’expansion du
chemin de fer au milieu du XIXe siècle qui a stimulé la
révolution industrielle. Montréal est la ville qui connaîtra la plus rapide expansion en raison de sa proximité
avec les voix maritimes et d’un bon réseau ferroviaire.
Toronto, en Ontario, s’industrialisera un peu plus tard,
notamment grâce aux chutes Niagara qui procureront
un apport quasi infini en électricité.
À la fin du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne était
l’empire maritime le plus puissant du monde. Elle avait
chassé la France du Canada et de l’Inde. Les navires britanniques participaient à la lucrative traite des esclaves
africains vers l’Amérique. Les Indes orientales étaient
le joyau de l’Empire britannique. Elles approvisionnaient les îles Britanniques et l’Europe en sucre cultivé
par des esclaves. Malgré la guerre de l’Indépendance
américaine, le commerce avec les États-Unis a continué
de croître. L’essor du commerce avec l’Asie a créé une
demande de nouveaux produits. Ce n’est pas par hasard
que les Anglais ont adopté le thé sucré des Indes orientales et le buvaient dans des tasses importées de Chine.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
247
En plus des porcelaines du Japon et de la Chine, la
Grande-Bretagne importait du coton de l’Inde. En peu
de temps, la poterie et la production de coton sont
devenues des industries importantes en Angleterre.
Au début, les usines importaient du coton brut
d’Inde et d’Égypte, mais à partir des années 1790, elles
utilisaient le coton cultivé par des esclaves dans les
plantations des États-Unis. Le commerce extérieur de
la Grande-Bretagne a crû régulièrement de 70 % de
1700 à 1750. Il a connu un essor remarquable au début
de la révolution industrielle, augmentant de 80 %
de 1750 à 1770.
Grâce à cette vitalité économique, l’Angleterre
abritait la population la mieux nourrie et logée
d’Europe. Une grande part de cette population, environ
30 %, ne dépendait plus de l’agriculture pour vivre. Un
petit nombre de propriétaires fonciers constituaient
l’élite. L’Angleterre se démarquait aussi par sa classe
moyenne, qui représentait près de 40 % de la population. La classe moyenne regroupait des banquiers, des
marchands, des professionnels, des négociants, des
commerçants et des artisans indépendants. Ces conditions préalables de nature économique et sociale ont
permis le déclenchement de la révolution industrielle
dans les années 1780. L’étincelle qui a mis la machine
en marche a été la demande des consommateurs.
La demande
et l’effet multiplicateur
L’industrie artisanale faisait en sorte que les gens
travaillent chez eux, mais ne pouvait plus répondre à la
demande. De plus en plus de gens avaient un revenu
suffisant pour s’acheter des produits exotiques et des
biens comme des vêtements en coton et de la vaisselle
en porcelaine. Ce sont les « intermédiaires » qui ont le
plus profité de cette nouvelle situation. Ces négociants
achetaient des matières brutes, telles que le coton ou la
laine, les remettaient à des artisans payés à la pièce qui
en faisaient des vêtements, puis revendaient le produit
fini. Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ils ont
vite constaté que s’ils produisaient plus pour moins
248 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
cher, ils auraient une clientèle plus nombreuse et
feraient de plus grands profits.
Les entrepreneurs industriels sont apparus en
raison des limites du commerce intérieur et de la
demande. Les négociants avaient au départ des fonds
limités et un crédit restreint. Ils ont investi dans des
biens et des machines. Les innovations étaient risquées
et certaines conduisaient à l’échec. Mais quand ils
réussissaient, les entrepreneurs réinvestissaient leurs
profits. Ainsi, l’industrialisation était un processus
dynamique. La technologie favorisait la croissance
autonome. Les inventions mécaniques, présentes dans
bien des industries, ont stimulé la recherche, car il
fallait de nouvelles machines pour dépasser les limites
technologiques. Ce phénomène, nommé « effet multiplicateur », montre comment l’innovation industrielle
est un processus continu.
La technologie et la société
Les machines réglaient certains problèmes, mais en
créaient d’autres. Prenons l’exemple de l’industrie textile,
soit l’une des plus touchées par la révolution industrielle. La première étape consistait à fabriquer du fil à
partir de la laine ou du coton brut. Ensuite, le fil était
tissé à la main pour produire le tissu. James Kay a
inventé la navette volante en 1733, ce qui a accru
la productivité des tisserands, mais en même temps
augmenté la charge de travail des fileurs. Le filage a
donc été le premier processus industrialisé, avec l’invention de la spinning jenny par James Hargreaves en 1764
et l’utilisation de l’énergie hydraulique pour alimenter
les usines et les filatures.
La productivité des filatures a augmenté davantage
quand la vapeur a remplacé l’énergie hydraulique. Ces
innovations ont, à leur tour, surchargé le tissage. Étonnamment, la mécanisation du filage a amené le travail
en usine, mais a aussi fait travailler un plus grand
nombre de tisserands artisanaux. Cependant, le tissage
était plus difficile à mécaniser que le filage. Le métier
à tisser, la mule jenny de Samuel Compton, inventé en
1779, était une machine encombrante qui a requis de
nombreuses modifications avant d’être efficace. Quelques
décennies plus tard, en 1830, le Français Barthélemy
Thimonnier, inventait et obtenait un brevet pour la
machine à coudre. Il s’est écoulé au moins 30 à 40 ans
entre la mécanisation du filage et celle du tissage. Avant
la deuxième décennie du XIXe siècle, peu d’usines de textile possédaient des métiers à tisser alimentés à la vapeur.
On a longtemps jugé que l’industrie textile avait
eu le plus grand effet multiplicateur durant la première
révolution industrielle. Elle a été l’une des premières à
employer des machines et la vapeur et a transformé
complètement la ville de Manchester. Toutefois, des
historiennes et des historiens contemporains ont souligné que le développement de l’industrie du charbon
et du fer ainsi que de la conception des machines a eu
un effet plus marquant sur l’économie. Ensemble, le
charbon, le fer et la vapeur ont eu un effet multiplicateur
plus important que celui de l’industrie du coton sur le
plan de l’innovation et du nombre d’emplois. On peut
le constater dans les années 1830 et 1840 avec l’avènement de la locomotion à la vapeur et l’essor de la construction de chemins de fer, qui allaient jouer un rôle
clé dans l’industrialisation de l’Europe continentale.
En 1830, la Grande-Bretagne constituait la première
puissance industrielle du monde. Avec une population
de 21 millions d’habitants, soit moins de 10 % de la
population de l’Europe en 1850, elle produisait les
deux tiers du charbon dans le monde, la moitié du fer
et la moitié du coton.
L’industrialisation
du continent européen
Le continent européen s’est industrialisé deux ou trois
générations après la Grande-Bretagne. Ce délai s’explique par des différences politiques et sociales entre
les Britanniques et le reste de l’Europe. Les disparités
dans les modes d’industrialisation sur le continent ont
eu des conséquences importantes. Les conflits sociaux
et les mouvements politiques de l’Europe continentale
de la première moitié du XIXe siècle ont aussi découlé
de ces différences. Du côté de la France, plusieurs
historiennes et historiens attribuent son industrialisa-
CHAPITRE SEPT
tion plus tardive à la fragilité politique héritée de la
Révolution française et de l’époque napoléonienne.
L’accroissement de la demande pour des biens
fabriqués a constitué un élément clé du changement
industriel. De plus, la population a augmenté sur le
continent européen et en Grande-Bretagne. La population de l’Europe est passée de 188 millions d’habitants
en 1800 à 266 millions en 1850. La Grande-Bretagne
a connu un taux d’accroissement encore plus grand,
passant de 10 à 21 millions d’habitants durant
cette période. Sa croissance économique a surpassé sa
croissance démographique, alors qu’on observait le
contraire dans le reste de l’Europe. Par conséquent, il
y avait une main-d’œuvre abondante et bon marché
sur le continent, mais les paysans et les travailleurs
voyaient leur niveau de vie se dégrader et ne pouvaient
acheter les biens fabriqués. C’est pourquoi l’industrialisation du continent était en retard sur celle de la
Grande-Bretagne.
De nombreux autres facteurs ont contribué à
retarder l’industrialisation. Les guerres napoléoniennes
ont perturbé le commerce, consommé les ressources
des États européens et conscrit des travailleurs. Les
divisions politiques, notamment dans les États et
principautés d’Allemagne, ont aussi nui au commerce.
En 1834, la Prusse et plusieurs États allemands ont
signé l’accord Zollverein. Cette union douanière a
facilité le transport de marchandises et a fait du Rhin
une voie de transport majeure. Le transport terrestre
demeurait toutefois difficile. Dans bien des régions,
cela empêchait l’exploitation du charbon et du fer.
Au moment de la défaite de Napoléon à Waterloo
en 1815, il y avait quelques endroits où on produisait
des textiles, du charbon et du fer dans le nord de la
France et l’actuelle Belgique. Ces entreprises copiaient
certaines techniques et inventions britanniques. Afin
de conserver sa position dominante et de prévenir l’espionnage industriel, le gouvernement britannique a
interdit l’exportation de machines ainsi que l’émigration des ingénieurs et des machinistes. En revanche,
les entrepreneurs britanniques ont traversé la Manche
afin d’exploiter leur capital, leurs inventions et leurs
connaissances.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
249
Les industriels du continent ont envoyé des
représentants observer ce qui se passait en GrandeBretagne. Il est d’ailleurs bien connu que Friedrich Engels
(1820-1895), un des fondateurs du communisme, a
vécu à Manchester à la demande de son père, qui
possédait une usine textile en Allemagne. Là, Engels a
conçu sa vision de l’avenir de la nouvelle industrie.
Son ouvrage classique, La situation de la classe
laborieuse en Angleterre (1844), a beaucoup influencé
Karl Marx (1818-1883) et d’autres penseurs socialistes.
Sur le continent, les nouvelles industries sont apparues
plus lentement que les entrepreneurs britanniques et
Engels l’avaient imaginé.
La révolution industrielle s’est réellement affirmée
avec la construction des chemins de fer. L’Europe a
rapidement imité la Grande-Bretagne et utilisé la locomotion à vapeur. En France, la construction de
chemins de fer a constitué la principale industrie des
années 1830 et 1840. En Allemagne, on a construit les
voies ferrées, essentielles au transport des matières
premières et des produits finis, dans les années 1840 et
1850. Les chemins de fer ont eu un effet multiplicateur,
car ils exigeaient une grande production de charbon,
de fer, de locomotives à vapeur, de wagons et de diverses
machines. Leur construction a posé les fondements
des industries lourdes du continent et créé de nouvelles catégories d’emplois.
Les effets sociaux
de la révolution industrielle
Les premières années de la révolution industrielle ont
suscité d’intenses conflits sociaux. Même si les changements apportés par l’industrie semblent remarquables,
il ne faut pas exagérer la vitesse à laquelle ils sont survenus. Le travail en usine ne constituait pas la norme.
Même en Grande-Bretagne, il y avait plus de travailleurs agricoles que d’ouvriers en 1850. Les usines
de coton employaient 272 000 femmes, tandis qu’il y
avait 905 000 servantes. Les nouvelles exigences de
l’industrie favorisaient la création de nouveaux emplois,
250 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
mais encourageaient également la production artisanale
et traditionnelle. Par exemple, des femmes et des
enfants travaillant à la pièce fabriquaient des matériaux
de construction. Ces ouvriers avaient toujours les pires
conditions de travail et les salaires les plus bas.
Des moralistes conservateurs, comme Thomas
Carlyle (1795-1881) et l’artiste William Hogarth (16971764), ainsi que des radicaux politiques comme Engels,
ont dénoncé les conditions de vie dans les villes industrielles et les nouvelles relations entre les employeurs
et les travailleurs. Les économistes et les ingénieurs leur
opposaient une croissance de la richesse sans précédent,
l’efficacité des nouvelles machines de même que
l’amélioration du niveau de vie des propriétaires et des
ouvriers. Ces observations contradictoires ont suscité
un débat sur les effets de la révolution industrielle. Ce
débat dure toujours.
Le niveau de vie
Selon les critères modernes, les conditions de travail et
l’environnement urbain des années 1850 étaient épouvantables. Cependant, la pauvreté extrême existait déjà
avant la révolution industrielle. Tous s’entendent sur le
fait que l’aristocratie et la classe moyenne ont bénéficié
de la révolution industrielle en tant que propriétaires,
investisseurs et consommateurs. Par contre, il y a des
divergences d’opinion quant au niveau de vie des travailleurs salariés, qui composaient plus des deux tiers
de la population de Grande-Bretagne. De même, tous
reconnaissent qu’après 1850, la révolution industrielle
a offert, à long terme, davantage de produits à toutes les
classes sociales, mais ne s’entendent pas sur ses effets
à court terme.
La communauté urbaine :
les conditions de vie en ville
L’analyse du XIXe siècle permet de constater deux évolutions notables : une croissance démographique
remarquable en Europe (de 188 millions d’habitants en
1800 à 401 millions en 1900) et une augmentation de
la population des villes. Sauf en Grande-Bretagne, la
majeure partie de la population vivait à la campagne,
même dans la deuxième moitié du siècle. Les grandes
villes ont toutefois dominé le paysage social et politique, surtout les grandes capitales qui allaient devenir
les métropoles d’aujourd’hui.
L’industrialisation a transformé les petits centres
de commerce et de fabrication artisanale en grandes
villes modernes. De plus en plus de gens vivaient en
ville. En 1800, l’Europe comprenait 22 villes de plus
de 100 000 habitants ; en 1895, il y en avait 120. Leur
population représentait 10 % de la population d’Europe.
Au début du XIXe siècle, l’Allemagne abritait 2 villes de
plus de 60 000 habitants, Berlin et Hambourg. En 1871,
elle comptait 8 villes de plus de 100 000 habitants.
Cette croissance des villes était remarquable.
Avant les années 1860, elles grossissaient seulement
en raison de l’arrivée des gens de la campagne. En
l’absence totale d’urbanisme, il est clair que la surpopulation, la médiocrité des logements, la pénurie
d’eau potable et les sytèmes sanitaires insuffisants ou
inexistants ont fait des villes un environnement idéal
pour la propagation des maladies. Le taux de mortalité
y excédait celui des naissances.
Les régions industrialisées des îles Britanniques
fournissent les cas les plus exceptionnels de croissance
urbaine de 1780 à 1850. Il y a eu des signes d’urbanisation en Belgique et en France à partir des années 1830,
mais le rythme s’est intensifié après les années 1840, là
et en Allemagne. Les municipalités britanniques
symbolisaient une ère nouvelle et effrayante, avec une
explosion ni planifiée ni réglementée à partir des
années 1820. À ce moment, 17 % de la population britannique vivait dans des villes de plus de 20 000 habitants.
En 1851, ce nombre est passé à 35 %, puis à plus de 50 %
en 1891. Au cours des décennies charnières de 1830 et
1840, les principales villes industrielles ont crû à une
vitesse phénoménale.
La croissance des villes
industrielles de Grande-Bretagne
Les gens de la campagne arrivaient en masse dans les
villes en quête de travail. Après l’emploi, la priorité était
de trouver un endroit où vivre. Avant la Révolution
française, des riches et des pauvres vivaient souvent à
des étages différents d’un même immeuble. Cette mixité
sociale a disparu au XIXe siècle, avec la domination de
la classe moyenne et l’expansion du prolétariat (la
classe la plus pauvre). Dans chaque ville européenne,
les bourgeois ont eu leurs propres quartiers et les prolétaires se sont retrouvés dans des ghettos.
Les logements des pauvres différaient des maisons
de la classe moyenne. Ils étaient sales et délabrés.
N’importe qui pouvait y entrer, même dans les moments
les plus intimes. On y trouvait quelques matelas, des
ustensiles de cuisine, une table, des chaises et parfois
un coffre familial. Des familles entières vivaient dans
une ou deux pièces. Très rarement, il y avait un objet
personnel, comme un oiseau en cage, ou une marque
d’intimité, comme des rideaux. En guise de tableaux,
les gens fixaient au mur des images découpées dans des
magazines. Les planchers étaient mal carrelés et les plafonds, supportés par de grossières poutres en bois noires.
Les conditions de vie des citadins pauvres du XIXe siècle étaient
épouvantables. Il n’était pas rare que plusieurs personnes cohabitent
dans une seule pièce.
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
251
La pénurie de logements s’aggravait avec la croissance
des villes. Les logements étaient surpeuplés et il n’y
avait plus d’intimité possible.
Les ouvriers devaient vivre près de leur lieu de
travail, car il n’y avait pas de transport en commun. De
plus, ils étaient habitués à cette façon de faire, car à la
campagne, parents et enfants travaillaient souvent
ensemble. Le repas principal était à midi. Pour manger
à la maison, les ouvriers devaient aller et venir plusieurs
fois durant leur journée de travail, qui durait de 12 à
16 heures. Les employeurs et les constructeurs ont vite
construit des logis à peu de frais. Ils se préoccupaient
davantage du profit que des conditions de vie.
Il était fréquent qu’une famille ne dispose que de
deux pièces, l’une pour cuisiner et s’asseoir, l’autre
pour dormir. Parfois, il n’y avait qu’un seul lit. Dans les
pires cas, 8 à 10 personnes pouvaient vivre dans une
pièce. Des familles ou des célibataires des deux sexes
devaient partager le même lit, au désarroi des moralistes
de l’époque. On construisait les maisons en rangées ou
en pâtés, avec une cour commune où se trouvaient un
robinet et une toilette. Il y avait donc peu d’air frais,
peu d’eau potable et peu de moyens d’enlever les
ordures, y compris les excréments. James Hole
(11819-1895) a décrit les conditions de Leeds dans un
rapport parlementaire datant de 1845 :
Les régions de loin les plus insalubres de Leeds
sont les pâtés de maisons fermés, communément
appelés cours, érigés pour loger les travailleurs.
Certains, quoique situés sur un terrain relativement surélevé, sont privés d’air en raison de leur
structure fermée et complètement dépourvus de
canalisations sanitaires, de toilettes ou d’endroits
pour se laver. Ce sont des ensembles humides et
sales… On jette les cendres, ordures et saletés de
toute sorte dans la rue et les cours par les portes
et fenêtres des maisons… Les cabinets [toilettes]
sont peu nombreux par rapport au nombre
d’habitants. On peut voir dedans de l’avant et de
l’arrière, ils sont invariablement insalubres et
passent souvent six mois sans qu’on les vide. Les
gens semblent dépourvus de savoir-vivre et, en
252 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
raison de l’état de contamination constant de
l’atmosphère, on trouve quantité de personnes en
mauvaise santé. Cela provoque un manque
d’énergie ainsi qu’un désir d’alcool et d’opiacés.
L’influence combinée de ces conditions entraîne
des pertes de temps, une augmentation de la
pauvreté et la mort prématurée de bien des gens.
Les artisans qualifiés et les mécaniciens mieux
rémunérés avaient un meilleur niveau de vie.
Cependant, beaucoup d’ouvriers des usines textiles de
Leeds et d’ailleurs vivaient dans les conditions surpeuplées et insalubres décrites par James Hole.
Les propriétés rurales
La révolution industrielle a fait naître le mythe de la
campagne. Selon ce mythe, qui persiste aujourd’hui, la
vie à la campagne était plus saine, l’air frais y abondait
et les enfants y étaient plus heureux et en santé. Les
maisons des pauvres vivant à la campagne au XIXe siècle
n’évoquent pourtant pas une vie saine et douce. Une
description des petites fermes de France indique que
les demeures n’avaient qu’une pièce, servant de cuisine,
de salle à manger et de chambre à coucher pour toute
la famille (et parfois même d’écurie ou d’étable). Le
texte ajoute ceci : « On se sert parfois de lampes à
l’huile, noircies par la fumée, pour s’éclairer, mais la
lumière ne provient généralement que du feu. Le sol
est en terre battue avec des flaques çà et là. Un pas
dans celles-ci, et les enfants pataugent dans la boue. »
Une autre description, trouvée dans un rapport médical
du milieu du XIXe siècle, illustre la vie des pauvres de
la campagne :
On emploie le même taudis pour préparer les
aliments, entreposer les restes servant à nourrir
les animaux et ranger le petit matériel agricole.
L’évier se trouve dans un coin, les lits, dans l’autre.
On suspend les vêtements à une extrémité et
la viande salée à l’autre. On transforme le lait en
fromage et la pâte en pain. Même les animaux
partagent la pièce, où ils mangent et font leurs
besoins. La cheminée, trop courte et trop large,
laisse pénétrer le vent frais, ramenant la fumée
dans cette misérable demeure, foyer du fermier et
de sa famille.
Les conditions de travail
En plus de s’adapter à la ville, les ouvriers ont dû
s’habituer à de nouvelles conditions de travail. Durant
la période artisanale qui a précédé la révolution industrielle, la famille travaillait en groupe et déterminait
son rythme de travail dans une certaine mesure. Pour
un produit en demande, les gens travaillaient dur et
longtemps. Si la demande baissait, ils travaillaient à un
rythme modéré. Dans le système de production des
usines, mécanisé et spécialisé, les tâches étaient
ennuyeuses et répétitives. C’est la machine qui fixait le
rythme. À l’usine, l’employeur établissait les périodes
de travail et de repos.
Les premières usines possédaient des horloges à
l’entrée, car les travailleurs devaient se présenter à une
heure précise. Il a été difficile d’imposer cette nouvelle
discipline temporelle. Les ouvriers gardaient l’habitude
préindustrielle du « lundi saint », qui consistait à prendre
congé pour se remettre des excès du samedi soir et
du dimanche. Les employeurs imposaient des amendes
et des sanctions pour les retards, les interruptions
de travail et l’absentéisme. De nombreuses mesures
disciplinaires appliquées dans les écoles strictes du
XIXe siècle reproduisaient celles des usines : punitions
pour les retards, permissions pour sortir, silence dans
les corridors, châtiments corporels pour les écarts de
conduite, etc.
Au-delà du rythme des machines et de l’horaire
strict, il y avait la question des heures de travail. La
semaine de travail suivait le principe biblique des six
jours de travail et du repos le dimanche. Les ouvriers
recevaient leur paie le samedi, alors ils sortaient,
faisaient les courses et s’amusaient le samedi soir. Ce
sont les vendeuses qui travaillaient le plus, jusqu’à
90 heures par semaine. Ces filles et jeunes femmes
CHAPITRE SEPT
Loisirs
d’autrefois
Au XIXe siècle, les ouvriers avaient peu de congés.
Même si la Loi sur les usines de 1833 stipulait le droit à
certains congés fériés durant l’année, les employeurs
s’y conformaient avec difficulté. Dans leurs temps
libres, les ouvriers aimaient s’éloigner de la saleté, de
la congestion et de l’agitation des villes pour retrouver
la tranquillité, la propreté et la beauté naturelle des
campagnes. Les stations balnéaires comme Blackpool
et Brighton sont devenues les lieux de prédilection
des masses. Les gens s’y rendaient en bateau à vapeur
ou en train. Toutefois, l’hébergement ne valait pas
beaucoup mieux que leur foyer. En haute saison, la
nourriture était mauvaise et six personnes ou plus
devaient partager un seul lit.
occupaient un emploi respectable, mais peu rémunéré.
Une journée à l’usine commençait vers 5 h ou 6 h, avec
un petit déjeuner à 8 h. Le temps de travail réel était de
12 à 14 heures, mais la journée durait de 14 à 16 heures
avec les repas et se terminait vers 20 h ou 21 h. Les
conditions étaient peu sécuritaires, les blessures et les
maladies liées à la tâche étaient communes.
L’ÉVOLUTION
DE LA FAMILLE
Le travail et la vie privée
Le travail des enfants a été un des sujets les plus
controversés de la révolution industrielle. Au début
des années 1830, le mouvement abolitionniste qui
s’opposait à l’esclavage dans les Indes occidentales était
en plein essor. Le moraliste et réformateur industriel
Richard Oastler a profité de l’occasion pour mener une
campagne efficace contre ce qu’il nommait «l’esclavage
du Yorkshire». Oastler prétendait que le travail des
enfants dans les usines de laine se comparait à
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
253
l’esclavage d’Africains sur les plantations d’Amérique.
Il a également fait campagne pour limiter les journées
de travail à 10 heures.
La révolution industrielle n’a pas inventé le travail
des enfants. Dans le système artisanal préindustriel, les
enfants contribuaient au revenu familial. Les garçons
et les filles de 9 ou 10 ans allaient vivre et travailler
chez des fermiers, des maîtres d’œuvre ou des
marchands. La première génération d’ouvriers a voulu
préserver la pratique du travail familial. Ainsi, les usines
embauchaient des familles entières pour s’occuper des
machines à filer. Avec des machines plus grosses, on a
eu moins besoin d’hommes adultes. Les usines ont
engagé plus de femmes et d’enfants. Cependant, selon
les mœurs de l’époque, l’homme était le soutien de
famille principal. Ainsi, les femmes recevaient un salaire
moindre, puisqu’il s’agissait d’un revenu secondaire.
Les hommes se sont concentrés sur le travail. Ils
passaient leurs temps libres avec leurs collègues,
notamment dans les tavernes et les sociétés d’aide
mutuelle. Les femmes partageaient leur temps entre le
travail et la maison. Les cours ou les rues de quartier
sont devenues leur domaine. En général, les femmes
mariées quittaient leur emploi, surtout à la naissance
d’un premier enfant. Cependant, le travail était essentiel
pour de nombreuses femmes, veuves, seules avec leurs
enfants ou ayant des maris malades ou sans emploi.
L’industrie textile embauchait presque uniquement des
femmes et des enfants. Les grands-mères prenaient soin
des bébés. Beaucoup de femmes devaient à la fois
travailler et s’occuper des tâches ménagères. Malgré
tout, les réformateurs de la classe moyenne leur
reprochaient de négliger leur ménage et leurs enfants.
Ils blâmaient aussi les maris de ne pas gagner assez
d’argent et les disaient paresseux et alcooliques. À cette
époque, il fallait travailler jusqu’à la mort. Ainsi, la
vieillesse était synonyme de pauvreté, car il n’y avait
pas de pension de l’État ou autre. Bien entendu, la
maladie, un accident de travail ou le chômage avait des
conséquences dramatiques à tout âge.
Le mariage et le divorce
Puisque les enfants sont plus petits que les adultes, ils convenaient
bien aux travaux dans les puits et les tunnels étroits des mines.
Selon toi, quel effet cela a-t-il eu sur les enfants ?
254 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Malgré les efforts de la classe moyenne pour favoriser
des comportements moraux et respectables, les choses
ont changé lentement en Europe. Avant le XIXe siècle,
les hommes se mariaient tard et il y avait beaucoup de
femmes célibataires. Les mariages à un jeune âge ont
commencé au cours des trois premières décennies du
XIXe siècle. Cela a entraîné une hausse significative du
taux de natalité. Dans la deuxième moitié du siècle, les
femmes de nombreux pays d’Europe ont eu moins
d’enfants en raison du déclin de la mortalité infantile
et d’autres facteurs. Une activité sexuelle accrue chez
les personnes non mariées a fait bondir le nombre
d’enfants illégitimes. Dans bien des régions, les curés
et les ministres du culte ont tenté d’arranger des
mariages pour éviter des naissances illégitimes. On
estime toutefois que jusqu’à 50 % des Parisiennes et
des Parisiens du XIXe siècle sont nés hors mariage.
La nouvelle morale voyait d’un mauvais œil les
gens qui choisissaient de vivre ensemble sans s’épouser.
Cette pratique était très répandue en Angleterre. La Loi
sur le mariage de 1753 avait pour but de mettre fin aux
unions irrégulières en simplifiant les mariages civils.
Pourtant, bien des couples des régions rurales ont
continué de vivre ensemble sans se marier. Chez les
couples mariés, l’adultère était répandu. Même si on
considérait la vie en couple en dehors des liens du
mariage comme de la bigamie, les colonies telles
l’Afrique du Sud et l’Australie n’ont pas appliqué les
lois de l’Angleterre sur le mariage.
À la dissolution d’un mariage, les conséquences
variaient selon la classe sociale. Avant la révision de la
Loi sur le mariage en 1857, seuls les riches et les gens
influents pouvaient se payer un divorce légal en
Angleterre. Les gens des classes inférieures divorçaient
aussi, même si c’était illégal. Une femme abandonnée
ou battue pouvait rendre son alliance devant témoins
pour signaler la fin du mariage. La plupart des couples
ne se souciaient pas des cérémonies. En cas de rupture,
ils se séparaient, puis se mariaient parfois de nouveau,
même sans divorce officiel.
La violence familiale
La violence familiale variait selon la classe sociale.
Chez les ouvriers, un homme avait le droit de battre sa
femme. Les maris, ivres ou frustrés par leur longue
journée de travail, passaient souvent leur colère sur
leur femme. Ils pouvaient donner comme raison : « Le
repas n’était pas prêt et le feu s’était éteint. » Les
enfants de toutes les classes subissaient aussi de la
violence, mais au XIXe siècle, les femmes constituaient
les principales victimes. La violence familiale est
devenue le thème privilégié des histoires de crimes des
journaux. Les articles illustraient de manière éloquente
les problèmes de la vie privée au XIXe siècle.
CHAPITRE SEPT
Le changement de rôles
des hommes et des femmes
Le code Napoléon, qui a posé les fondements des lois
de presque tout le continent européen ainsi qu’au
Québec avec le Code civil, accordait l’autorité au mari
dans la famille. L’article 213 du Code civil enlevait
aux femmes et aux mères toute capacité juridique : « Le
mari doit protection à sa femme, la femme obéissance
à son mari. » Comme les femmes mariées n’avaient
aucun droit juridique, elles ne pouvaient pas participer
aux conseils de famille où se prenaient les décisions
importantes. Elles ne pouvaient pas non plus être
tutrices d’un enfant mineur, car ce rôle revenait à un
parent masculin. De plus, les hommes adultères ne
couraient aucun risque, alors qu’on pouvait punir les
femmes adultères, même de mort, sous prétexte
qu’elles pouvaient nuire à l’institution familiale même.
En effet, un héritier mâle et légitime devait perpétuer
le nom de la famille. Enfin, les hommes possédaient
tous les biens familiaux. Seuls les gens riches, qui
signaient un contrat protégeant les biens des épouses,
pouvaient aboutir à une entente équitable en cas de
divorce. Au XIXe siècle, le mari recevait également le
salaire de sa femme. Il lui versait ensuite sa part pour
qu’elle achète la nourriture et le nécessaire. L’emprise
du mari sur l’argent du couple est demeurée la norme
en France jusqu’à ce que la loi soit modifiée en 1907.
Le père avait aussi une autorité entière sur ses
enfants. Il prenait toutes les décisions relatives à l’éducation ou au mariage. On croyait que les femmes suivaient
leurs sentiments plutôt que la raison quand elles prenaient des décisions à propos de leurs enfants. En cas
de désobéissance ou d’obstination, le père pouvait les
faire arrêter et emprisonner.
Le rôle des femmes
Au XIXe siècle, les femmes ont commencé à revendiquer des changements qui allaient transformer leur
participation à la vie sociale. Toutefois, la vie dans les
foyers était au mieux restreinte, au pire, dure et brutale.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
255
À cet égard, le philosophe et économiste John Stuart
Mill (1806-1873) a mené une campagne dénonçant la
violence envers les femmes et le peu d’action des
tribunaux. En 1869, il a publié De l’assujettissement des
femmes. Dans cet ouvrage influent, il demandait la fin
de la violence physique. Il soutenait aussi que les femmes
avaient autant droit au bonheur que les hommes. Il
affirmait ainsi :
Je crois que les relations sociales des deux sexes,
qui subordonnent un sexe à l’autre au nom de la
loi, sont mauvaises en elles-mêmes et forment
aujourd’hui l’un des principaux obstacles qui
s’opposent au progrès de l’humanité ; je crois
qu’elles doivent faire place à une égalité parfaite,
sans privilège ni pouvoir pour un sexe, comme
sans incapacité pour l’autre2.
D’autres ont milité pour les droits des femmes. En
1825, William Thompson (1775-1833), a publié un
traité intitulé Réclamation d’une moitié de la race
humaine, les femmes, contre les prétentions de l’autre
moitié, les hommes, qui les gardent en esclavage politique
et, par conséquent, civil et domestique. Thompson y prétendait que les foyers n’étaient pas un « lieu de bonheur
tranquille », mais « l’éternelle prison de la femme ». Il
a ajouté : « La maison appartient à l’homme, avec tout
ce qu’elle contient ; de tout le mobilier, le plus abject
est sa machine procréatrice, son épouse. »
Le XIXe siècle a constitué une période de transition
pour les femmes. Malgré une exploitation continue,
elles ont appris à lire et à écrire, et ont entrepris la
croisade qui leur permettrait d’obtenir leurs pleins
droits au XXe siècle. Au Canada, des positions aussi
avant-gardistes que celles de Thompson et Stuart Mill
seront défendues un peu plus tard par quelques-uns,
en particulier Nellie McClung (1873-1951) était politicienne et activiste des droits des femmes.
256 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Relis, réfléchis, réagis
1. a) Quelles conditions préalables en GrandeBretagne ont conduit à la révolution industrielle ?
b) Laquelle a eu la plus grande influence ?
Explique ta réponse.
2. Au moyen d’un schéma, illustre le concept d’effet
multiplicateur. Montre le principe de causalité entre
les inventions mécaniques et les changements du
début de la révolution industrielle.
3. « La famille nucléaire d’aujourd’hui est le résultat
des forces d’industrialisation et d’urbanisation de
la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. »
Explique pourquoi tu es d’accord ou non avec
cet énoncé.
LE RÔLE SOCIAL
DU GOUVERNEMENT
Les changements du niveau de vie, des modes de travail,
de la vie familiale et des expériences ont perturbé la
société et exigé des adaptations importantes tant des
individus que des communautés. Les cycles de croissance et de ralentissement économique influaient
directement sur le bien-être des gens et des communautés. À ses débuts, la révolution industrielle a connu
des hauts et des bas. Durant les périodes de croissance,
un grand nombre d’emplois assurait de meilleures
conditions de vie. En revanche, au cours des dépressions, le chômage généralisé des grandes villes, comme
Manchester en Angleterre, constituait un grave problème social.
Ce va-et-vient entre la prospérité et la misère a fait
évoluer les attentes des gens. Après avoir connu des
moments agréables, les gens enduraient moins les
périodes difficiles. Ils demandaient alors aux employeurs
et au gouvernement d’agir. L’industrialisation a fait
naître un sentiment d’appartenance chez les ouvriers.
Cela s’est traduit par l’exigence du droit de vote et de
changements sociaux.
Les activistes politiques de la classe ouvrière, les
radicaux de la classe moyenne et les moralistes conservateurs ont interprété la misère urbaine et la dureté des
conditions de travail comme étant une nouvelle forme
de rapports humains. L’historien écossais Thomas
Carlyle (1795-1881) croyait à la nécessité d’avoir des
dirigeants, ou « capitaines » d’industrie, ainsi qu’au
devoir de travail des ouvriers. Il estimait que les relations humaines se réduisaient désormais à un
« paiement en espèces ». Selon lui, l’employeur ne pensait qu’à faire des profits et ne considérait plus ses
employés comme des humains, mais comme un facteur
coût de la production.
Les ouvriers syndiqués et d’autres militants de la
classe ouvrière ont rejeté la domination du paiement
en espèces et ont défendu les valeurs de communauté
et de coopération. Ils ont cherché une solution :
la démocratie égalitaire. Thomas Carlyle et d’autres
moralistes conservateurs, comme le politicien Benjamin
Disraeli (1804-1881) et l’écrivain Charles Dickens
(1812-1870), ont tenté de justifier la hiérarchie sociale.
C’est le cas dans Oliver Twist et Les grandes espérances.
Ils espéraient rétablir une sorte de paternalisme où les
employeurs et l’État avaient des obligations morales
envers les moins fortunés.
Le laisser-faire : aucune intervention
gouvernementale
Les industriels pensaient bien comprendre le
fonctionnement de la nouvelle économie libre d’une
moralité démodée. D’ailleurs, la nouvelle science
économique prétendait que le laisser-faire, c’est-à-dire
l’absence d’intervention gouvernementale et de restriction, améliorait la croissance économique. Au début
du XIXe siècle, les partisans du laisser-faire ou d’une
économie de marché étaient pessimistes quant aux
possibilités d’améliorer le niveau de vie des pauvres.
Thomas Malthus (1766-1834), un pasteur anglican, a été un des premiers démographes. Il a étudié
l’accroissement de la population et de la pauvreté dans
CHAPITRE SEPT
les campagnes anglaises. Dans son Essai sur le principe
de population (1798), il a soutenu que la population
augmentait plus rapidement que l’approvisionnement
en nourriture. Même avec un meilleur niveau de vie,
les pauvres feraient plus d’enfants et, ainsi, redeviendraient pauvres. L’économiste britannique David
Ricardo a combiné les théories d’Adam Smith sur la
recherche de l’intérêt personnel aux théories démographiques de Malthus dans son ouvrage Principes d’économie politique publié en 1817. Selon lui, une
augmentation de la population et une baisse de profits
limitaient les salaires de façon stricte. Par conséquent,
il y avait peu de choses à faire pour améliorer le niveau
de vie.
Ces théories ont offert un appui considérable aux
politiques libérales du laisser-faire et au refus de toute
réglementation du commerce et de l’industrie. Elles
confirmaient aussi la vision que les entrepreneurs
avaient de leur propre réussite, attribuable à l’autodiscipline, à la diligence, à l’épargne et à l’indépendance.
Il y avait toutefois une contradiction entre la théorie
libérale et la réalité sociale.
Des moralistes chrétiens choqués par les conditions
dans les nouvelles industries et les villes en expansion
ont voulu intervenir. En Grande-Bretagne, les torys
paternalistes, fatigués des critiques libérales du statu
quo, ont dénoncé la souffrance humaine dans les usines.
Les émeutes, les grèves et les protestations politiques
des travailleurs de fermes et d’usines qui exigeaient
une amélioration de leurs conditions sociales et
économiques ont accru le sentiment d’urgence.
Suivant une politique de laisser-faire, le gouvernement
n’a pas réagi. Pourtant, les réalités sociales avaient
grand besoin d’une intervention politique.
L’utilitarisme : l’intervention et
la réglementation gouvernementales
Le philosophe et moraliste libéral Jeremy Bentham
(1748-1832) a proposé un moyen de sortir de l’impasse
sociale du début du XIXe siècle. Cet homme original et
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
257
influent croyait, comme Adam Smith, qu’il valait mieux
laisser les gens rechercher leur intérêt personnel.
Selon Smith, une «main invisible» résolvait les conflits
créés par la concurrence et restaurait naturellement
l’équilibre du marché. Plus réaliste, Bentham admettait
les conflits et acceptait qu’il y avait des gagnants et
des perdants.
Bentham partait du principe que les réactions
humaines sont soit agréables, soit douloureuses. Il
pensait qu’on pouvait mesurer les effets d’une législation au moyen d’une formule simple, appelée
« principe d’utilité ». Selon ce principe, une loi devait
viser « le plus grand bonheur pour le plus grand
nombre ». En cas de conflits, le gouvernement pouvait
intervenir et créer une mesure artificielle de l’utilité
pour la société. Bentham croyait toutefois que le
principe de libre concurrence d’Adam Smith permettait
de recourir à cette mesure seulement en cas de conflit.
Les interventions étaient donc exceptionnelles. Sa
philosophie utilitariste a contribué à rendre acceptables
les interventions gouvernementales. Après sa mort en
1832, son influence s’est manifestée chez ses disciples,
qui ont étudié les conditions sociales et influencé la
nouvelle législation sociale des années 1830 et 1840.
Ironiquement, pendant cette période de laisser-faire, le
rôle de l’État s’est accru et la fonction publique moderne
est apparue. Et ce, en partie grâce à Bentham.
La législation sociale
La législation sociale de cette époque abordait des
sujets tels que l’aide aux démunis, les conditions de
travail dans les usines ou la réglementation sur la santé
publique. La population rurale plus nombreuse et plus
pauvre et le recours abusif à l’aide paroissiale (une aide
financière offerte aux pauvres) ont amené les contribuables à protester contre la vieille Loi sur les pauvres,
instaurée en 1597 durant le règne d’Élisabeth Ire. Au
moment de modifier la Loi, le gouvernement a analysé
pour la première fois le système existant. Les membres
de la commission d’enquête se sont servis des résultats
258 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
pour élaborer la nouvelle Loi sur les pauvres de 1834.
Ils se sont basés sur un rapport plaisir-douleur appelé
« principe de moindre préférence ». Pour obtenir une
assistance publique, une personne devait être internée
dans un « asile des pauvres ». Les conditions y étaient
pires qu’à l’extérieur afin de décourager les gens d’y
recourir. Avec des conditions pires que celles de
l’emploi le moins bien rémunéré, la Loi voulait pousser
les pauvres des campagnes à intégrer l’économie de
marché. La nouvelle loi a aussi mis en place une idée
de Bentham, celle d’un conseil central pour superviser
l’administration locale.
La nouvelle Loi sur les pauvres a permis de corriger
les abus dans les campagnes, mais elle ne convenait
pas aux régions industrielles soumises à des vagues
massives de chômage. Il y a donc eu beaucoup de protestations. Les gens considéraient les asiles des pauvres
comme des prisons. La Loi est néanmoins demeurée la
principale source d’aide sociale jusqu’en 1909. Durant
ses 75 années d’existence, environ 5 % de la population
a dépendu de ses allocations.
Les théories de Bentham ont aussi influencé
d’autres principes législatifs. Des évangélistes, scandalisés par les conditions de travail dans les usines textiles,
ont demandé la réglementation du travail des femmes
et des enfants. La Loi sur les usines de 1833 a interdit
l’embauche des enfants de moins de 9 ans et limité les
heures de travail des jeunes de moins de 18 ans.
Contrairement aux précédentes, cette loi a été efficace
parce qu’elle incluait la proposition de Bentham
d’établir une autorité centrale avec des inspecteurs.
Grâce à l’expérience des inspecteurs ainsi qu’à la
pression des évangélistes et des syndicats, la Loi sur les
usines de 1847 a limité les journées de travail des
enfants à 10 heures. Cette limite est devenue la norme
pour les adultes dans les usines textiles.
Une autre commission d’enquête a révélé les conditions scandaleuses du travail souterrain effectué par
des femmes et des enfants dans les mines de charbon.
Dans les communautés minières, les enfants avaient
un retard de croissance et atteignaient la puberté plus
tard. Les adultes vieillissaient prématurément. Des
femmes enceintes, qui tiraient des wagons de charbon
jusqu’à la surface, faisaient des fausses couches et souffraient de blessures internes. La Loi sur les mines de
1842 a ainsi interdit l’embauche de femmes et d’enfants de moins de 10 ans dans les mines.
Anecdotes
d u pas s é
Les chirurgies n’ont jamais fait rire… du moins
jusqu’au XIXe siècle, quand Sir Humphrey Davy
a suggéré l’emploi d’oxyde nitrique comme
anesthésique. Auparavant, d’autres substances
servaient à atténuer la douleur, par exemple l’alcool.
Au début, des fêtards et des poètes célèbres, tels
Wordsworth et Coleridge, utilisaient l’acide nitrique.
Ils croyaient que cela rehaussait leurs perceptions
sensorielles. La vraie révolution a toutefois consisté
dans l’emploi du gaz hilarant chez les dentistes à partir
des années 1840. Peu après, on s’est servi d’autres
substances, telles que l’éther et le chloroforme,
pour atténuer la douleur de ceux qui allaient chez
le dentiste ou sur la table d’opération.
Dans les années 1840, le médecin Edwin Chadwick
a souligné le taux élevé de mortalité dans les villes.
Chadwick avait été secrétaire de Bentham et membre
des commissions menant aux lois sur les pauvres et les
mines. Une épidémie de choléra ainsi que la pression
de l’opinion publique ont alors poussé le gouvernement à agir. Chadwick, de nouveau membre d’une commission d’enquête, a participé à la rédaction de la Loi
sur la santé publique de 1848.
Cette loi exigeait la formation d’un comité général
de la santé chargé de surveiller les conditions sanitaires.
Dans son ensemble, la législation sociale adoptée
durant la période de laisser-faire a redéfini le rôle
social du gouvernement. Elle a établi de nouvelles
méthodes d’enquête sur les problèmes sociaux et mis
en place des fonctionnaires qui influenceraient les
lois ultérieures.
CHAPITRE SEPT
LE MAINTIEN
DE L’ORDRE POLITIQUE
Dès 1815, de grands changements étaient en marche
en Grande-Bretagne et allaient avoir des répercussions
sur le continent. Quand les monarques se sont rassemblés pour redessiner les frontières de l’Europe, les forces
dominantes étaient plus réactionnaires que réformatrices. Le vieil ordre social de la noblesse terrienne
subsistait en Europe, à l’exception de la France et de
son héritage révolutionnaire. Au début du XIXe siècle,
le Canada subissait le même sort. Son gouvernement
était géré au Bas-Canada par la « clique du Château »,
pour la plupart de riches marchands britanniques.
Dans le Haut-Canada, c’était le « Pacte de Famille » qui
dominait, c’est-à-dire une alliance entre des élites traditionnelles et un groupe de fonctionnaires.
Après la défaite de Napoléon, les dirigeants
d’Europe ont entrepris de redonner leur trône aux
monarques déchus. C’est ce qu’on a appelé la Restauration. Il était toutefois impossible de revenir en
arrière : la Révolution française avait créé une nouvelle
vision politique et déchaîné la force des insurrections
populaires. La réforme politique, modérée ou radicale,
avait une seule issue possible : l’affaiblissement de
l’autorité et la réduction des privilèges des rois et
des nobles.
Les guerres napoléoniennes avaient fait prendre
conscience d’un autre danger. Il fallait éviter qu’une
puissance de l’Europe restaurée puisse dominer les
autres. Les diplomates ont alors conclu une très bonne
entente de paix. En effet, il n’y a eu aucune grande
guerre en Europe jusqu’en 1914.
La Restauration a été moins efficace à l’intérieur
des pays. D’une part, la croissance démographique et
les changements économiques ont ébranlé les bases de
l’ordre restauré. D’autre part, le mécontentement social
a donné un nouveau sens à la célèbre devise « Liberté,
Égalité, Fraternité ». Les forces réactionnaires ne
pouvaient pas résister aux exigences du libéralisme, de
la démocratie, du nationalisme et du socialisme.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
259
Metternich et le congrès de Vienne
Les alliés victorieux ont redonné son trône au prétendant légitime des Bourbons, Louis XVIII, pendant que
les Autrichiens et les Prussiens occupaient Paris et que
Napoléon était exilé sur l’île d’Elbe. Les termes de ce
traité, le traité de Paris, reconnaissaient en mai 1814
les frontières de la France d’avant la révolution.
Quand les alliés se sont réunis de nouveau à
Vienne en octobre 1814, les monarques d’Europe ont
emmené leurs courtisans. L’empereur d’Autriche
devait offrir des logements, des banquets somptueux et
des divertissements à environ 14 000 personnes.
Les représentants des principales puissances, à
savoir l’Autriche, la Russie, la Prusse, la GrandeBretagne et la France, négociaient les termes du traité
en privé, ce qui ne plaisait pas aux princes des petits
États. La nouvelle du retour triomphal de Napoléon en
mars 1815 a interrompu le Congrès. Cent jours plus
tard, en juin, Napoléon subissait la défaite à Waterloo
(dans l’actuelle Belgique), puis retournait en exil
sur l’île de Sainte-Hélène, une possession britannique
au sud de l’Atlantique. Cet épisode a sans contredit
affaibli le pouvoir de négociation du délégué français,
le prince de Talleyrand, mais a peu changé les objectifs
du Congrès.
Le personnage principal du Congrès était le ministre
des Affaires étrangères d’Autriche, le prince Klemens
Wenzel von Metternich (1773-1859). Cet aristocrate
était plein d’assurance et vaniteux. Il a cherché à maintenir et à protéger la position de l’Autriche dans l’ordre
européen restauré. Moins visionnaire que réaliste, il a
reconnu qu’il fallait, pour servir les intérêts de
l’Autriche, préserver les institutions et les principes
conservateurs qu’il chérissait et établir des relations
diplomatiques stables.
Le concert européen :
le maintien de la stabilité politique
Le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, Klemens Wenzel
von Metternich (1773-1859)
260 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Le congrès de Vienne a établi un accord territorial,
mais il a aussi instauré la pratique de tenir des réunions
diplomatiques pour résoudre les disputes. La conception de « concert » européen convenait parfaitement en
regard de la France. Les quatre puissances victorieuses,
à savoir la Russie, la Prusse, l’Autriche et la GrandeBretagne, ont alors formé la Quadruple-Alliance en
novembre 1815. Elles ont convenu d’agir ensemble si
la France reprenait ses idées expansionnistes.
Deux mois plus tôt, le tsar Alexandre Ier (17771825) avait soumis un projet plutôt controversé. Très
absolutiste, il voulait combiner la diplomatie à son
mysticisme chrétien. Selon lui, l’harmonie européenne
dépendait de l’adoption d’un ordre souverain, sanctionné
par Dieu et dirigé par des monarques légitimes. Son
principe de légitimité prétendait que Dieu choisissait
les dirigeants selon un mode de succession héréditaire
plutôt que par des élections. Le Congrès avait respecté
ce principe en restaurant les Bourbons sur les trônes
de France, d’Espagne et de Naples. Afin de protéger ces
souverains légitimes, le tsar a proposé que les membres
de la Sainte-Alliance acceptent d’intervenir dans les
affaires internes des États qui seraient aux prises avec
les fléaux de la Révolution française, c’est-à-dire le libéralisme, les insurrections populaires et le nationalisme.
L’Autriche et la Prusse se sont jointes à la SainteAlliance afin de ne pas offenser le tsar et par crainte des
forces réformatrices.
Metternich n’avait pas le mysticisme du tsar, mais
il s’opposait à toute forme de libéralisme. Jusqu’à ce
que la révolution de 1848 entraîne sa perte, Metternich
a résisté à la vague déstabilisatrice des réformes libérales.
C’est pourquoi il a accepté de faire appel à l’armée
autrichienne et d’appuyer les membres de la SainteAlliance. Lord Castlereagh, ministre des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne, a appuyé Metternich dans
l’établissement du nouvel équilibre politique, mais il a
refusé d’adhérer à la Sainte-Alliance. La Grande-Bretagne
était une monarchie constitutionnelle. George III (et
après lui, George IV) y régnait par l’entremise d’un
puissant parlement élu. Castlereagh n’acceptait pas le
principe selon lequel la Sainte-Alliance pouvait intervenir dans les affaires internes des autres États pour y
imposer un ordre politique d’inspiration divine.
En 1820, à la suite de soulèvements en Espagne et
en Italie, l’Autriche, la Prusse et la Russie ont signé le
protocole de Troppau. Ces pays s’engageaient ainsi à
intervenir au moindre signe de crise révolutionnaire.
Castlereagh a encore refusé de signer, car selon lui, de
telles interventions ne faisaient qu’aggraver les conflits.
La Grande-Bretagne protégeait également ses intérêts :
les colonies hispano-américaines étaient en train de se
révolter, leur indépendance en ferait de nouveaux
marchés. Castlereagh ne voulait pas participer à une
alliance qui rétablirait l’Espagne en Amérique du Sud.
Les désaccords au sujet de la Sainte-Alliance
annonçaient des troubles à venir. La Restauration avait
créé un nouvel équilibre des puissances et les petits
États en payaient le prix, car ils se retrouvaient sous
l’autorité des grands. Les monarques avaient retenu
toute l’attention et on n’avait pas pensé aux droits de
leurs sujets. Metternich et ses alliés voulaient effacer
les conséquences de la Révolution française, mais ils
CHAPITRE SEPT
ont plutôt ranimé les forces révolutionnaires qu’ils
désiraient vaincre, car ils ont ignoré la volonté et les
besoins des peuples.
Les réactionnaires
et les réformistes, de 1815 à 1830
Napoléon et ses armées prétendaient libérer l’Europe
de l’absolutisme et des privilèges de l’aristocratie. Les
peuples conquis ont souvent interprété ces déclarations
comme étant de la propagande, mais elles comportaient
néanmoins une part de vérité. Napoléon a adopté des
constitutions et des lois dans l’esprit des Lumières et
de la Révolution. Les réformes napoléoniennes ont
profité à certains bourgeois des Pays-Bas, de la
Rhénanie, de l’Espagne et de l’Italie. Ces gens ont donc
mal accueilli la restauration de l’absolutisme en 1815.
Par contre, au centre et à l’est de l’Europe, sauf en
Pologne, les réformes avaient eu peu d’effet. L’absolutisme est demeuré fort en Russie, en Prusse et dans
l’Empire d’Autriche. Par intérêt personnel, les deux
grandes puissances, la Grande-Bretagne et la France,
ont coopéré à la restauration des gouvernements
légitimes. Elles ont ainsi ouvert la voie aux conflits.
Le libéralisme, la démocratie
et le nationalisme
Le libéralisme était une philosophie politique en
accord avec les intérêts de la bourgeoisie. Il insistait
sur la liberté des individus, tant en regard de l’État que
de l’économie. Les libéraux craignaient que la
démocratie et le suffrage universel fassent passer la
volonté de la majorité avant les intérêts des individus.
C’est pourquoi ils ont lié les droits citoyens, y compris
le droit de vote, à la propriété. De leur côté, les démocrates radicaux, dont des bourgeois moins fortunés
(comme des commerçants, des professionnels et de
petits propriétaires terriens), ainsi que des artisans et
des ouvriers, ont voulu obtenir l’égalité au moyen du
suffrage universel.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
261
Jusqu’en 1848, le libéralisme a remis en question
le pouvoir absolu de la monarchie tout en rejetant les
demandes de démocratie populaire. Quant au conservatisme renouvelé, qui défendait l’ordre restauré en 1815,
il s’opposait aux revendications des libéraux et des
radicaux démocrates. Libéraux et radicaux se sont donc
souvent alliés pour lutter contre l’absolutisme, mais leurs
différences ont réapparu quand leur alliance réformatrice a remporté la victoire. Ils ne s’entendaient pas sur
les grands enjeux : qui devait avoir le droit de vote, qui
était un citoyen à part entière, quels intérêts économiques l’État devait protéger et promouvoir. La croissance démographique et l’essor économique ont fait
passer ces enjeux au centre des programmes politiques.
Alors que les réformistes gagnaient du terrain sur
les conservateurs, la principale lutte opposait le libéralisme à la démocratie. L’accroissement de la population
urbaine et la croissance de l’industrie ont amené les
bourgeois radicaux, les artisans et les ouvriers partisans
de la démocratie à redéfinir leurs objectifs politiques et
sociaux en fonction de la nouvelle idéologie socialiste.
La Révolution française a fait naître un autre
concept lié à la fois au libéralisme et à la démocratie :
le nationalisme. Ce nouveau sentiment d’identité associé à la citoyenneté reposait sur la notion de souveraineté populaire. La Révolution et les guerres
napoléoniennes avaient renforcé l’idée que le gouvernement tirait son autorité du peuple. Les soldats se
considéraient avant tout comme des citoyens armés
destinés à libérer le peuple des forces réactionnaires de
l’aristocratie. Cependant, les conquêtes françaises
provoquaient la réaction contraire, surtout dans les
États allemands, où les gens se définissaient comme
étant des opposants à l’occupation.
Dans les faits, il y a eu peu d’exemples de nationalisme populaire avant 1848. Les gens continuaient de
s’identifier à leur région, à respecter les notables et à
établir un vague lien avec un monarque distant. Le
nationalisme était à la fois nouveau et radical. Cela dit,
la carte de l’Europe d’après 1815 imposée par le
congrès de Vienne a mis en place les conditions d’une
fusion entre les revendications modérées du libéralisme et les premiers élans nationalistes.
262 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
La défense de l’absolutisme
En 1819, Metternich, alors ministre des Affaires
étrangère de l’Autriche, se méfiait du moindre signe
de libéralisme. Il a persuadé les principaux États
allemands d’adopter les décrets de Karlsbad. Ces décrets
restreignaient les réunions politiques, censuraient la
presse et les universités et limitaient le pouvoir des
assemblées législatives. Cette intervention a entraîné
un recul significatif du libéralisme dans les États
allemands. Elle a fait augmenter la surveillance policière,
comme en Autriche, et a renforcé le pouvoir aristocratique de la Prusse.
En 1820 et 1821, Metternich a affronté des
soulèvements libéraux et nationalistes dans plusieurs
États italiens qui n’étaient pas sous la domination de
l’Autriche. Il a étouffé les révoltes par une intervention
rapide de l’armée autrichienne. Les protestations qui
ont suivi à Naples et au Piémont, inspirées par le petit
groupe révolutionnaire des carbonari, ont posé les
fondements du mouvement nationaliste d’Italie.
En Espagne, le soulèvement contre la monarchie
de Ferdinand VII a eu plus de succès, du moins temporairement. La Constitution espagnole de 1812,
proclamée durant l’invasion napoléonienne, comprenait
le principe radical du suffrage universel des hommes.
La monarchie des Bourbons a cependant aboli cette
mesure démocratique. En 1820, un groupe de bourgeois,
mené par des officiers de l’armée, a réussi à détrôner
la monarchie et à rétablir la Constitution de 1812.
En 1823, la France et ses alliés sont intervenus avec
100 000 soldats pour rétablir la monarchie.
L’indépendance de la Grèce,
de 1821 à 1830
La lutte de la Grèce pour obtenir son indépendance de
l’État ottoman, de 1821 à 1830, est l’une de celles qui
ont attiré le plus de sympathie en Europe. Un mélange
évocateur d’histoire, de culture et de religion donnait à
cette lutte la dimension d’un combat de David contre
Goliath. Selon le point de vue subjectif de l’Europe, les
Turcs ottomans représentaient la culture décadente,
exotique et non croyante de l’Orient islamique. Les
combats ont eu lieu dans les régions montagneuses
et les îles de la mer Égée, rendues célèbres par les récits
d’Homère et l’histoire de la Grèce antique. La résistance
grecque a stimulé les passions politiques et l’imagination
fantaisiste des principaux poètes et écrivains du mouvement romantique en Occident. À Athènes, l’Acropole
et son Parthénon constituaient un décor spectaculaire
pour les combats opposant les Grecs aux Turcs. Le poète
anglais Lord Byron (1788-1824) était aussi romantique
dans la vie que dans sa poésie. Il s’est précipité en
Grèce pour soutenir la cause grecque, mais a connu
une mort prématurée à la suite d’une infection.
Au bout du compte, les facteurs qui ont déterminé
le résultat de la lutte grecque n’avaient rien de romantique. Les grandes puissances avaient des intérêts
divergents liés au déclin de l’Empire ottoman.
L’Autriche cherchait alors à augmenter son emprise
dans les Balkans. Elle craignait que la Russie invite les
Grecs et d’autres peuples à se joindre à elle en raison
de leur religion commune, le christianisme orthodoxe.
Les Britanniques avaient aussi un intérêt stratégique
dans la région, qui abritait la route allant de l’Est
méditerranéen au golfe Persique, essentielle au commerce avec l’Inde. Ces intérêts divergents ont entraîné
un long affrontement politique appelé la « question
d’Orient ». Cet affrontement a représenté une source
de tensions et de conflits jusqu’en 1914. Le plus grand
avantage des Turcs ottomans reposait sur la supériorité
de leur flotte. Les puissances européennes ont donc
uni leurs efforts et défait les Turcs au port grec de
Navarin en 1827. Cette intervention a favorisé les
Grecs, qui ont obtenu leur indépendance en 1830.
La Restauration
et la réforme parlementaire :
la France et l’Angleterre
de 1815 à 1848
En France, les rêves non réalisés et les souvenirs
douloureux de la Révolution continuaient d’influer sur
les luttes politiques. Au même moment, la croissance
CHAPITRE SEPT
démographique et les changements dans l’industrie
mettaient une nouvelle pression sur l’État et ses
dirigeants politiques. Ces tensions ont entraîné des
crises révolutionnaires en 1830 et en 1848.
Lors de la restauration des Bourbons, Louis XVIII
a accepté le principe d’une monarchie constitutionnelle plutôt qu’absolue. Le roi prétendait toujours
régner en vertu du droit divin, mais une charte constitutionnelle, demeurée en vigueur jusqu’en 1848, limitait
son autorité et protégeait certaines réformes de la
Révolution. La Charte accordait l’égalité devant la loi,
y compris son application selon les procédures prévues.
Contrairement à la pratique de l’Ancien Régime d’avant
1789, elle ne réservait plus les fonctions officielles
d’importance à la noblesse. Les carrières étaient désormais « ouvertes au talent ». La Charte garantissait la
liberté de conscience, de culte et d’expression, mais la
place de la religion catholique demeurait incertaine.
Elle garantissait aussi la propriété privée. On voulait
ainsi éviter que des aristocrates viennent réclamer
leurs titres ou possessions dans le but de protéger les
gains des bourgeois et des paysans riches. De plus, un
corps législatif était instauré et comprenait un Sénat et
une Chambre des députés. Le poste de sénateur était
héréditaire, tandis que les députés étaient élus. Le
corps électoral, très restreint, se composait de propriétaires fonciers. Sur une population de 28 millions de
personnes, à peine 100 000 personnes avaient le droit
de voter.
Même s’il a conservé le faste et les rituels d’un
monarque absolu, Louis XVIII était un politicien
pragmatique. Il a reconnu de nombreuses réformes
centralisatrices de Napoléon. Il a également compris
que les bourgeois les plus riches s’étaient enrichis et
avaient amélioré leur statut ainsi que leur condition
sous Napoléon. Il valait donc mieux accepter ces
nouvelles sources d’influence et de pouvoir que d’essayer de rétablir les conditions d’avant 1789.
Malheureusement, bon nombre des parents, des amis
et des conseillers du roi n’étaient pas de cet avis.
En exil, ils avaient nourri des fantaisies conservatrices. Ces ultraroyalistes souhaitaient que le roi
restaure l’absolutisme.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
263
La mort de Louis XVIII en 1824 leur a fourni une
occasion d’atteindre leur but. Son frère, Charles X, est
monté sur le trône à 62 ans. Ce nouveau roi, plus conservateur et moins astucieux, a favorisé ses amis nobles
ultraroyalistes. Après un moment, ses mesures
extrémistes lui ont fait perdre l’appui des bourgeois
influents. Après l’élection de 1830, Charles X a dissous
le corps législatif et restreint la presse. Il a demandé
une nouvelle élection, avec un nouvel électorat qui
n’élirait pas ses opposants. Le roi avait ainsi préparé un
coup d’État contre son propre État. En juillet 1830, des
étudiants, des travailleurs et des politiciens libéraux
ont lancé un appel à l’insurrection populaire. Ils ont
posé des barricades dans les rues de Paris. Pendant
trois jours, l’armée n’a pas réussi à maîtriser les
émeutes et les manifestations. Impuissant, Charles X a
dû quitter le pays. Son cousin, Louis-Philippe, est
monté sur le trône à la demande des monarchistes
libéraux et modérés ainsi que de la Chambre des
députés. Il avait également l’appui de l’armée. C’est ce
qu’on allait appeler la « monarchie de Juillet ».
La monarchie de Juillet,
de 1830 à 1848
Le sacre du nouveau monarque le 31 juillet a pris des
airs de constitution libérale. D’abord, Louis-Philippe
a été proclamé « roi des Français » plutôt que « roi de
France ». Ensuite, on a adopté comme drapeau national
le drapeau tricolore de la Révolution, dont le rouge, le
blanc et le bleu symbolisaient la liberté, l’égalité et la
fraternité.
Les réformes constitutionnelles qui ont suivi illustraient également le libéralisme du nouveau gouvernement. Le droit de vote a, par exemple, été étendu à
200 000 personnes sur une population de 32 millions.
De plus, on a aboli la censure de la presse et séparé
l’Église et l’État. Toutefois, la monarchie de Juillet
n’était ni une république ni une démocratie : c’était une
oligarchie libérale de propriétaires fonciers. Elle a certes
supprimé l’influence politique du clergé et des ultraroyalistes, mais n’a pas su satisfaire les radicaux et les
264 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
démocrates. En juin 1832, des étudiants et des travailleurs ont élevé à Paris de nouvelles barricades.
Victor Hugo a rendu cet épisode célèbre avec son
roman Les Misérables. On a maté l’insurrection avec
efficacité, mais aussi avec violence.
La monarchie de Juillet a dû se montrer plus
répressive, malgré ses fondements libéraux, pour faire
face au mécontentement général et à l’opposition des
propriétaires fonciers. Le moment décisif a eu lieu en
1835. Après une tentative d’assassinat contre LouisPhilippe, le gouvernement a adopté les lois de septembre
afin de déjouer les complots. Ces lois limitaient les
associations politiques radicales et censuraient la
presse. Se rappelant 1789 et 1830, les radicaux ont
tenté de résoudre cette impasse politique au moyen
d’une révolution. Il y a d’abord eu deux essais ratés,
menés par Louis Napoléon entre 1835 et 1844, puis
une grave dépression de 1845 à 1847. Les mauvaises
récoltes et le prix élevé des aliments ont accru le
mécontentement dans les régions rurales et urbaines.
Puis, en 1848, la révolution a cessé d’être un rêve et est
devenue une réalité politique.
L’Angleterre : les protestations
et les réactions de 1815 à 1821
Après la guerre contre la France, l’Angleterre a connu
une dépression jusqu’en 1821. Deux nouvelles classes
sont issues de ces années de grands conflits sociaux : la
classe moyenne et la classe ouvrière. Les difficultés économiques ont provoqué des protestations. Par ailleurs,
la répression gouvernementale confirmait la nécessité
d’une réforme. En effet, les pressions exigeant une
réforme parlementaire s’intensifiaient depuis 1760.
La croissance démographique et le développement
industriel ont aggravé les problèmes de représentation.
Le Sud rural était surreprésenté, alors que les régions
industrielles des Midlands et du Nord ne l’étaient pas
assez. Certaines nouvelles villes industrielles n’avaient
aucun représentant au Parlement. Beaucoup de membres
des classes moyenne et ouvrière ne pouvaient pas voter
compte tenu des particularités locales d’éligibilité.
Une vaste campagne de sabotage de machines a eu
lieu en 1811 et 1812 dans les régions de tricotage des
Midlands et les régions textiles du nord de l’Angleterre.
Les saboteurs se disaient disciples du général Ned Ludd,
un personnage mythique, redresseur de torts à la
manière de Robin des Bois. Les luddites tentaient ainsi
de protéger les emplois et les salaires que les machines
éliminaient. Ils prétendaient faire respecter des lois
existantes. Ils ont menacé et brutalisé les propriétaires
des nouvelles industries, puis ont détruit leurs biens et
leurs machines. Un ouvrier anonyme a écrit au sujet de
sa situation désespérée:
J’ai cinq enfants et une femme. Les enfants ont
tous moins de huit ans. Je gagne 9 d [9 pence]
nets [par semaine]… Je travaille 16 heures par
jour pour les obtenir… Il me faut 2 d par semaine
pour le charbon et 1 d pour les chandelles. Ma
famille vit principalement de pommes de terre et
nous avons une pinte de lait par jour.
WEB
LIEN
IN
TERNET
www.cheneliere.ca
Pour plus d’information sur les luddites,
rends-toi à l’adresse ci-dessus.
Après la répression des luddites, il y a eu d’autres
perturbations générales durant la dépression de 1815 à
1818. Un très grand nombre de gens suivaient des
défilés, puis se rassemblaient dans des espaces publics
où des orateurs populaires prononçaient des discours.
Le 16 août 1819, 60 000 personnes s’étaient réunies
à St. Peter’s Field, près de Manchester, pour écouter
l’orateur Hunt. Des membres de la cavalerie ont alors
chargé la foule, faisant 11 morts et plus de 400 blessés.
Par dérision, les radicaux ont nommé cet épisode le
« massacre de Peterloo », faisant allusion à la victoire
de Wellington à Waterloo. Cet événement est devenu
un symbole de la tyrannie des gouvernements.
CHAPITRE SEPT
La réforme du parlement
britannique, de 1830 à 1832
En 1830, l’arrivée sur le trône de Guillaume IV a
nécessité la tenue d’une élection. Dans le Sud rural,
des émeutes ont fait craindre une insurrection agraire.
Puis, en juillet, on a appris qu’une révolution avait
renversé Charles X à Paris. Les réformateurs ont alors
repris leur campagne pour une réforme parlementaire.
Chez les parlementaires, les whigs aristocrates n’avaient
pas pris le pouvoir depuis 40 ans. Eux aussi souhaitaient une réforme.
Le projet de loi sur la réforme présenté par Lord
John Russell tentait de démêler le mélange archaïque
de circonscriptions et de restrictions au droit de vote.
Il proposait également une redistribution massive des
sièges. Les petits arrondissements devaient perdre
leurs sièges au profit des nouvelles villes industrielles.
De plus, Russell étendait le droit de vote aux propriétaires ou aux locataires d’un logement de 10 £ net. Par
contre, il apportait peu de changements au droit de
vote dans les arrondissements ruraux ou de comté.
Le Parlement a finalement adopté cette loi en
1832. C’était une période de ralentissement économique. L’agitation sociale et les crises politiques augmentaient le risque d’une révolution. La redistribution des
sièges aux centres industriels a eu une portée plus
immédiate que la tentative de rendre le droit de vote
équitable. Malgré ces changements, les circonscriptions
rurales dominaient toujours avec plus des deux tiers
des députés. Néanmoins, les régions industrielles avaient
dorénavant une voix au Parlement.
L’attribution du droit de vote et l’adoption de la loi
ont eu des conséquences à plus long terme. Avec la
modification de l’ancien système, certains estimaient
que rien ne pourrait plus empêcher d’autres réformes.
Ils redoutaient d’ouvrir la voie à la démocratie avec la
modeste réforme de 1832, ce qui allait se produire plus
tard. Sir Robert Peel, premier ministre de 1834 à 1835
et de 1841 à 1846, mettait les gens en garde. Selon lui,
en rendant la Chambre des communes plus représentative, la réforme parlementaire diminuait l’importance du monarque ainsi que celle de la Chambre des
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
265
lords. La Grande-Bretagne risquait aussi de devenir
une « démocratie totale ». Au Canada, il faudra attendre
jusqu’en 1848 avant que les gouvernements issus de
l’Acte constitutionnel de 1791 soient responsables
devant les assemblées législatives et non plus redevables au pouvoir britannique.
LES COURANTS
DE LA PENSÉE POLITIQUE
Les origines du socialisme
Le libéralisme, la démocratie et le socialisme ont découlé de la Révolution française et de sa devise, «Liberté,
Égalité, Fraternité ». Durant la Révolution, des gens se
sont demandé si le suffrage universel pouvait vraiment
réaliser ces idéaux. Selon eux, l’émancipation de tous
les membres de la société exigeait plus que de nouvelles constitutions, lois ou élections. Dans la première
moitié du XIXe siècle, la croissance démographique, la
transformation de l’industrie et l’écart croissant entre
riches et pauvres ont confirmé la pensée des radicaux
qui exigeaient une nouvelle forme de société.
Des personnages clés :
trois utopistes socialistes
Le comte Henri de Saint-Simon
Le comte de Saint-Simon (1760-1825) était un visionnaire excentrique qui doutait que des changements
constitutionnels soient suffisants pour améliorer le
bien-être matériel et spirituel de toute une population.
Il se passionnait pour les découvertes scientifiques et
croyait que la technologie allait générer l’abondance
matérielle. La difficulté consistait à distribuer les
richesses à tous au lieu qu’elles restent entre les mains
d’une minorité. Il a défini son objectif selon le principe
suivant : « De chacun, selon sa capacité ; à chacun,
selon son travail. » Sa contribution repose sur le constat
que la libération politique demeurait incomplète
266 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
sans changement social. Selon lui, les innovations
technologiques et la planification sociale allaient rendre
la vie meilleure et plus équitable.
Robert Owen
En Angleterre, Robert Owen (1771-1858) partageait
l’optimisme de Saint-Simon à propos du potentiel
social des technologies industrielles. Cependant, il
produisait lui-même du coton et redoutait les conséquences d’un capitalisme non contenu. Selon lui,
la façon dont les entrepreneurs favorisaient l’individualisme et la concurrence détruisait le tissu
social, entre autres parce qu’ils cherchaient à maximiser leurs profits. Owen craignait la déchéance des
ouvriers et l’hostilité entre les classes, ce qui pourrait
entraîner une guerre destructrice. Il croyait ainsi en
une réforme progressive, à l’éducation ainsi qu’à des
communautés unies.
Pierre Joseph Proudhon
Dans les années 1830, les idéologies socialistes ont
commencé à influencer les demandes politiques des
démocrates radicaux. Ces derniers voulaient procéder
à des réformes socialistes. Le radical français Pierre
Joseph Proudhon (1809-1865) a étudié l’origine de la
violence et de la répression dans la société. Il attribuait
la responsabilité de cette violence et de ses crimes à
l’État, et non à l’individu. Par ses lois et son corps
policier, l’État imposait aux gens des conditions
d’inégalité et d’oppression qui n’étaient pas naturelles.
Selon lui, l’accès à la propriété constituait la plus
grande inégalité. Dans son célèbre pamphlet Qu’est-ce
que la propriété ?, écrit en 1840, Proudhon a répondu :
« C’est le vol.» Dans son esprit, une révolution devait
abolir la propriété privée et créer des conditions
sociales équitables. Une fois la source de l’oppression
et de la violence éliminée, l’État ne serait plus nécessaire. Contrairement à la plupart des penseurs radicaux
de son époque, Proudhon se méfiait donc de l’État. Il
condamnait la nature répressive du gouvernement et a
été l’un des fondateurs de l’anarchisme.
Karl Marx et Friedrich Engels
Pendant la dépression économique de 1845-1847, la
Ligue des communistes prévoyait des affrontements
politiques. Ce groupe de radicaux exilés d’Allemagne
a demandé à un de ses membres de rédiger un texte
indiquant aux ouvriers allemands comment réagir à la
crise imminente. Karl Marx (1818-1883) a rédigé en
six semaines, avec l’aide de Friedrich Engels, le
Manifeste du parti communiste publié en février 1848.
Il s’agit d’un des ouvrages les plus influents de l’histoire
moderne. Le terme « communiste » visait à le distinguer des autres publications socialistes. En effet, les
œuvres des « socialistes utopiques » provenaient
surtout d’intellectuels bourgeois critiquant le système
capitaliste de la propriété privée. Le communisme
recommandait la propriété commune des moyens de
production, mais prenait le parti de la nouvelle classe
ouvrière. Les communistes soutenaient que la raison
et les votes ne pourraient mener au nouvel ordre
socialiste, mais qu’une révolution le permettrait.
Les leçons de l’histoire
Comment un ordre social nouveau et libérateur
pouvait-il naître dans un ordre social et politique
oppressif ? Marx pensait que la réponse à cette question difficile se trouvait dans l’histoire, mais qu’elle
n’était pas simple. Le Manifeste du parti communiste
commence ainsi : « L’histoire de toute société jusqu’à
nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. »
Marx a étudié la Révolution française de 1789. Il
a affirmé que l’ancien féodalisme aristocratique avait
atteint un stade de crise révolutionnaire et qu’il
avait été renversé par le capitalisme bourgeois. Ce
nouvel ordre, favorisé par la révolution industrielle
d’Angleterre, reposait sur une concurrence qui rendait
les riches plus riches et les pauvres, plus pauvres. Avec
CHAPITRE SEPT
le temps, la richesse se concentrait entre les mains d’un
nombre décroissant de personnes. Les producteurs,
plus nombreux et plus pauvres, devaient « vendre »
leur travail pour vivre. Ce travail des prolétaires salariés
constituait la source de la richesse des bourgeois, c’està-dire les propriétaires d’usine, les banquiers et les
marchands. Marx a conclu que la bourgeoisie faisait
des profits en volant le travail d’autrui.
Marx a appliqué le concept de la dialectique de
Friedrich Hegel (1770-1831), c’est-à-dire l’opposition
d’une thèse et d’une antithèse dans le but de résoudre
un conflit par une vérité, appelée « synthèse ». Selon
Marx, chaque période de l’histoire a donné naissance à
des forces contraires, qui ont plus tard contribué à la
détruire. Le féodalisme aristocratique (thèse) avait
engendré le capitalisme bourgeois (antithèse). Marx a
prédit que les forces opposées du capitalisme, c’està-dire la bourgeoisie et le prolétariat, conduiraient au
communisme du prolétariat (synthèse). Ces contradictions historiques étaient le résultat de profonds
changements dans le temps et qui atteignaient leur
paroxysme dans une révolution causée par les luttes de
classes. Marx appelait les révolutions les « locomotives
de l’histoire ».
La première partie du Manifeste expose la théorie
historique de Marx avec une insistance sur la lutte des
classes et l’inévitable déclenchement d’une révolution.
Marx soutenait que sa théorie, la dialectique matérialiste, n’était pas utopique ou idéaliste, comme celle
des premiers socialistes. Il la considérait comme scientifique, car elle reposait sur les lois de l’évolution
historique. Selon lui, on ne pouvait pas choisir sa
stratégie politique, car la révolution était inévitable.
On pouvait seulement tenter d’accélérer l’avènement
de la révolution. À cet égard, le rôle d’un parti politique
formé par des ouvriers éclairés était essentiel. C’est en
effet au Parti communiste qu’il revenait de jouer le rôle
d’élément catalyseur faisant advenir « l’histoire ».
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
267
Sources primaires
Le Manifeste du parti communiste
Le Manifeste du parti communiste, par Karl Marx et Friedrich Engels, a été publié en février 1848. Ce document
de seulement 23 pages à sa première édition est l’un des ouvrages les plus influents de l’histoire moderne.
Marx et Engels ont écrit Le Manifeste à la demande de la Ligue des communistes, un groupe de radicaux
exilés d’Allemagne. L’Europe traversait alors une grande dépression économique et une vague de chômage
élevé. La Ligue souhaitait disposer d’un texte indiquant aux ouvriers allemands la manière de réagir à la
crise. Le Manifeste devait aussi servir à énoncer les principes collectifs de la Ligue. Pour respecter
l’échéance imposée par la Ligue, Marx et Engels ont rédigé le Manifeste du parti communiste en six semaines.
Ce manifeste expose avec puissance des principes fondés sur l’étude des changements historiques.
La première section présente l’analyse historique des auteurs, qui insistent sur la lutte des classes entre
le prolétariat (les travailleurs) et la bourgeoisie possédant les
moyens de production. Selon Marx et Engels, cette lutte mène
inévitablement à une révolution. Les auteurs ont formulé
l’hypothèse selon laquelle le prolétariat allait acquérir sa propre
conscience, renverser la bourgeoisie et établir une nouvelle
société qui abolirait les classes. La deuxième partie du
Manifeste du parti communiste présente le programme
des communistes allemands.
Au cours des années qui ont suivi sa publication,
Le Manifeste du parti communiste a eu une profonde influence
intellectuelle sur tous les domaines, que ce soit les sciences
humaines, sociales ou naturelles. Dans la sphère politique,
il a déclenché un mouvement qui a changé le monde de façon
radicale. Ses idées principales ont inspiré le système politique
Le philosophe politique Karl Marx a écrit
communiste. À son apogée, près de la moitié de la population
Le Manifeste du parti communiste en Angleterre,
mondiale vivait dans le système communiste, qui a défini le
où il a vécu dans la pauvreté avec sa famille.
conflit idéologique de la deuxième moitié du XXe siècle.
Le Manifeste du parti communiste
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes.
Hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres de jurande et
compagnons, en un mot, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre
ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée ; une guerre qui finissait toujours ou par une
transformation révolutionnaire de la société tout entière, ou par la destruction des deux classes
en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une division
hiérarchique de la société, une échelle graduée de positions sociales. Dans la Rome antique,
nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens et des esclaves ; au moyen âge, des
seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs ; et, dans chacune de ces classes,
des gradations spéciales.
268 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli
les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer aux anciennes de nouvelles classes,
de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte.
[…]
Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de la classe
oppressive et de la classe opprimée. Mais, pour opprimer une classe, il faut, au moins, pouvoir
lui garantir les conditions d’existence qui lui permettent de vivre en esclave. Le serf, en pleine
féodalité, parvenait à se faire membre de la commune ; le bourgeois embryonnaire du moyen âge
atteignait la position de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne au
contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous
même du niveau des conditions de sa propre classe. Le travailleur tombe dans le paupérisme, et
le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste
que la bourgeoisie est incapable de remplir le rôle de classe régnante et d’imposer à la société,
comme loi suprême, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut régner, parce qu’elle ne
peut plus assurer l’existence à son esclave, même dans les conditions de son esclavage, parce
qu’elle est obligée de le laisser tomber dans une situation telle qu’elle doit le nourrir au lieu de
s’en faire nourrir. La société ne peut plus exister sous sa domination, ce qui revient à dire que
son existence est désormais incompatible avec celle de la société.
La condition essentielle d’existence et de suprématie pour la classe bourgeoise est l’accumulation
de la richesse dans des mains privées, la formation et l’accroissement du capital ; la condition du
capital est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux.
Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent passif et inconscient, remplace l’isolement
des ouvriers par leur union révolutionnaire au moyen de l’association. Le développement de la
grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi
son système de production et d’appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres
fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables3.
1. Décris les craintes de la classe ouvrière d’Angleterre dans une liste
de dénonciations qui représentent ses préoccupations fondamentales.
2. Prépare un jeu de rôle afin de présenter les espoirs et les craintes de ces segments
de la société anglaise du milieu du XIXe siècle : aristocrates, industriels de la
classe moyenne, ouvriers d’usine, travailleurs agricoles.
3. Énumère les classes de la société nord-américaine d’aujourd’hui.
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
269
Relis, réfléchis, réagis
1. Comment la révolution industrielle a-t-elle changé
les attentes des gens à l’égard du gouvernement ?
Mentionne la classe ouvrière, la classe moyenne,
les marchands et l’aristocratie.
2. Comment le congrès de Vienne a-t-il ouvert
la voie au libéralisme et au nationalisme ?
3. Quelle philosophie du socialisme utopique
te séduit le plus ? Pourquoi ?
1848 : L’ANNÉE DES
RÉVOLUTIONS EUROPÉENNES
Marx a donné son opinion sur les circonstances particulières de 1848 à la lumière de son interprétation historique. La deuxième partie de son Manifeste présentait
le programme des communistes allemands. Une partie
0
de leur plateforme reprenait des propositions radicales
et bien établies qui remontaient à la Révolution française :
unification du pays, suffrage universel et impôt progressif pour les riches. Les nouveaux objectifs socialistes
visaient notamment à accorder la propriété des banques,
des mines et des chemins de fer à l’État ainsi qu’à
créer une agriculture scientifique et collective de grande
envergure. Le Manifeste du parti communiste se terminait
par ce conseil aux radicaux et aux ouvriers : « Prolétaires
de tous les pays, unissez-vous ! »
En 1848, Marx a eu l’occasion d’observer de près
plusieurs révolutions. Cette année révolutionnaire a
confirmé son analyse dans une certaine mesure. Il était
clair que les révolutions étaient possibles et même
communes. Il était également évident que les conditions
historiques qui auraient assuré la réussite d’une révolution prolétaire n’étaient pas encore en place. Dans
l’Europe centrale, même les révolutions bourgeoises
remportaient des victoires temporaires et non définitives.
500 km
FIGURE 7.2 Les révolutions d’Europe au XIXe siècle
Remarque les endroits où il n’y a eu aucune révolution importante. Pourquoi, selon toi ?
270 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Une révolution à Paris a renversé la monarchie de
Juillet en février 1848. Au cours des mois suivants, il y
a eu une vague de révolutions dans les capitales
d’Europe, mais de brève durée. En juin, les révolutionnaires de Paris ont rebâti leurs barricades, mais cette
fois, le gouvernement reconstitué les a vite vaincus.
Pendant l’année suivante, les monarques et les
généraux ont ramené l’ordre dans toute l’Europe.
ont forcé Louis-Philippe à abdiquer le 24 février. Au
cours des six premiers mois de 1848, des révolutions
semblables ont eu lieu à Vienne, à Budapest, à Berlin, à
Prague et dans diverses villes italiennes.
LA CONTRE-OFFENSIVE :
JUIN 1848
La France
La crise économique
Les révolutions ont eu lieu en raison d’une grave crise
économique. À long terme, l’accroissement de la population a exercé une pression sur les réserves alimentaires, ce qui a fait diminuer le niveau de vie. À court
terme, les mauvaises récoltes et le mildiou de la
pomme de terre ont entraîné, de 1845 à 1847, une
hausse des prix des aliments. Dans certaines régions
rurales d’Allemagne, d’Europe centrale et d’Italie, les
paysans luttaient pour survivre. En 1846, en Irlande,
les récoltes de pommes de terre perdues ont causé une
grave famine accélérant l’immigration vers le Canada.
En outre, au même moment, une crise financière a
perturbé le commerce et l’industrie, puis créé un
chômage élevé. En France, plus d’un million de personnes étaient sans emploi. La détresse économique
a fait descendre le peuple dans la rue. Les gens
réclamaient une intervention politique qui soulagerait
leur fardeau.
La force révolutionnaire :
février 1848
Les exigences des libéraux et des nationalistes quant à
un nouvel ordre constitutionnel ainsi que le mécontentement populaire ont conduit à la crise révolutionnaire de 1848. Tout a commencé à Palerme, en Sicile.
Ensuite, les émeutes et les barricades de Paris, de même
que l’incapacité de la Garde nationale à ramener l’ordre,
CHAPITRE SEPT
À la suite de la révolution de février 1848, la France a
proclamé la IIe République. Le gouvernement provisoire était dominé par des républicains modérés et des
réformateurs libéraux. Il a accordé à contrecœur le suffrage universel, mais a résisté à la mise en place de
réformes sociales et économiques. Louis Blanc, un des
deux représentants de la classe ouvrière de Paris, a
reçu un appui pour son projet d’ateliers nationaux, un
programme de travaux publics pour les chômeurs. Les
élections d’avril ont confirmé la tendance modérée
de la République. En effet, les radicaux ont fait élire à
peine 100 délégués sur les 800 membres de l’Assemblée
constituante. À la campagne, les petits propriétaires
terriens se méfiaient de plus en plus des radicaux de
Paris, car ils ne voulaient pas perdre leurs possessions.
En juin, 120 000 personnes travaillaient dans les
ateliers nationaux. Avec le soutien de la France rurale
et des propriétaires terriens de la classe moyenne,
le gouvernement a décidé de fermer ces ateliers. Les
ouvriers ont érigé de nouvelles barricades. Du 23 au
26 juin, les rues de Paris ont connu une guerre de
classes sanglante. Durant ces « journées de juin 1848 »,
le gouvernement et l’armée ont remporté la victoire,
mais plus de 10 000 personnes ont été tuées ou blessées.
Ce carnage a longtemps influé sur les relations entre les
classes et sur la politique dans la deuxième moitié du
XIXe siècle. L’élection présidentielle de décembre 1848
a par la suite marqué le retour d’un nom familier dans
la politique française : Louis Napoléon Bonaparte, neveu
de l’ancien empereur, a remporté une victoire décisive.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
271
L’Empire d’Autriche
Les fonctionnaires aristocrates et les chefs militaires de
l’Empire d’Autriche n’avaient plus confiance en leur
empereur, Ferdinand 1er. Son abdication en 1848 en
faveur de son neveu, François-Joseph, les a donc
rassurés. Les réformes de mars avaient quand même
permis un gain : les paysans ont été libérés du servage
et des devoirs féodaux au courant du mois de septembre.
Satisfaites, les populations rurales ont alors assisté
passivement aux luttes des villes.
Les soldats qui devaient affronter les civils dans les
villes hésitaient à se battre contre des compatriotes. De
plus, l’armée n’osait pas employer l’artillerie, car elle
pouvait détruire des propriétés en plus de faire des
victimes. Malgré cela, les commandants autrichiens
ont canonné Prague le 17 juin afin de mater la révolte
des étudiants et des radicaux tchèques. Vers la fin
juillet, les forces autrichiennes ont obtenu un succès
semblable contre des libéraux et des nationalistes du
nord de l’Italie. En octobre, l’armée a repris Vienne des
mains des radicaux et des étudiants.
Des radicaux républicains d’Italie, menés par
Giuseppe Mazzini (1805-1872), ont tenu jusqu’en
juillet 1849, soit jusqu’à l’intervention de l’armée
française qui a restauré le pape Pie X. Les nationalistes
hongrois, qui avaient établi leur propre État et levé
leur propre armée, ont été renversés les derniers. Les
Autrichiens ont obtenu l’aide de minorités ethniques
rivales, comme les Roumains et les Croates, mais il a
tout de même fallu l’aide de 130 000 troupes russes
pour mettre fin à l’indépendance hongroise à l’été 1849.
Certains affirment que les révolutions de 1848
n’ont pas laissé de trace durable. Pourtant, après le
printemps 1848, les États modernes n’ont jamais été
aussi fragiles devant les insurrections populaires. Les
jours de l’absolutisme étaient comptés et l’Empire
d’Autriche a aboli le servage. Il est resté des monarques
aux prétentions absolutistes en Prusse, en Autriche et
en Russie, mais après la révolution, ces États ont
redéfini le fondement de leur pouvoir.
La France, mère de la Révolution et des idéologies
politiques modernes, a eu le premier politicien moderne :
Louis Napoléon Bonaparte. Ce dernier est devenu prési272 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Giuseppe Mazzini (1805–1872)
dent en promettant de rétablir l’ordre. Paysans et bourgeois l’ont élu et il a continué à s’assurer leur appui une
fois proclamé empereur en 1852. L’élection démocratique a ainsi transformé les bases de la légitimité politique
et s’est avérée le secret de la stabilité des États modernes.
L’ART OCCIDENTAL
DU XIX e SIÈCLE
L’étude de l’histoire révèle qu’un grand nombre
d’idéologies et de croyances ont découlé des défis liés
au progrès industriel. En plus des « ismes » politiques,
tels que le libéralisme, le radicalisme et le socialisme
par exemple, il y a eu un nombre égal de « ismes » artistiques. Romantisme, réalisme, naturalisme, expressionnisme, tous ces mouvements reflétaient l’agitation et la
curiosité intellectuelles de la société européenne du
XIXe siècle. Les artistes ont mis de côté les traditions et
les conventions. Face au grand nombre de doctrines
qui leur étaient proposées, ils ont cherché des solutions
dans leur conception personnelle de la vie et de l’art.
Dans son contexte artistique, le mot « romantisme »
évoque la liberté, les sentiments, la nature et l’individu.
Le mouvement romantique, qui se caractérise par un
traitement très imaginatif et sensible de l’existence,
a débuté à la fin du XVIIIe siècle et s’est poursuivi
jusqu’au milieu du XIXe siècle. C’était le courant dominant du début de ce siècle où les artistes ont exploré le
subconscient de la société dans leur art.
On nomme parfois le XVIIIe siècle l’âge de la raison. En réaction à la rationalité, à la symétrie et au
formalisme du monde classique, beaucoup d’artistes
de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle ont
décidé de se libérer des restrictions et contraintes
académiques. Une révolution artistique a eu lieu parallèlement aux révolutions politiques et sociales de la fin
du XVIIIe siècle. Parmi les artistes les plus célèbres de
cette période, on compte les Français Ingres, Géricault
et Delacroix ainsi que l’Espagnol Goya. Ces quatre
peintres offrent une perspective différente du climat
politique et social de leur temps. Et chacun révèle sa
propre vision intime.
Jean Auguste Ingres
Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) a été très
influencé par le classicisme. Son style et sa technique
s’approchent de ceux de David. Il était le principal représentant des peintres académiques. Ceux-ci désapprouvaient l’art de Delacroix et de Géricault, qui peignaient
dans un style plus libre et romantique. L’importance
d’Ingres réside dans ses portraits des personnages
influents de son temps. Son portrait de Napoléon empereur est une contrepartie intéressante au Napoléon
conquérant de David. Les deux artistes ont rendu la
manière dont Napoléon se percevait à des moments différents de sa vie. David a peint le jeune Napoléon romantique et héroïque qui avait frappé l’imagination de
Beethoven. Ingres a réalisé un empereur rigide, suffisant
et peut-être même méprisant envers le romantisme.
Ses portraits d’odalisques sont ses œuvres les plus
célèbres et les plus admirées. Le style de ses nus rappelle le style de la Renaissance, notamment celui de
Raphaël. Le sujet, une femme d’un harem, témoigne
Ingres a réalisé La Grande Odalisque en 1814. Les odalisques sont des femmes de harem. Ingres adorait les peindre. L’artiste a exagéré la longueur
de la colonne vertébrale de celle-ci afin de lui donner la pose qu’il désirait.
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
273
Intitulée 3 mai 1808, cette grande toile de Goya (2,67 m sur 3,45 m) représente la tristement célèbre exécution de rebelles espagnols
par des soldats français le 3 mai 1808. C’est le gouvernement libéral suivant qui a commandé l’œuvre pour commémorer cette atrocité
des guerres napoléoniennes.
cependant du penchant romantique pour l’exotisme et
même l’érotisme. Dans un sens, l’œuvre a des qualités
semblables à une sculpture ; pourtant, le corps allongé
n’est pas réaliste. Même si l’art d’Ingres provoque une
réaction intellectuelle au départ, une étude plus approfondie révèle un monde romantique.
Francisco de Goya
La vision artistique du peintre espagnol Francisco de
Goya (1746-1828) est une antithèse de l’idéal classique
d’Ingres. Si Ingres s’est approché du romantisme, Goya
l’a vécu. En fait, l’œuvre de Goya est si originale qu’elle
n’appartient à aucune école. Goya était toutefois un
véritable héros romantique en raison de sa méfiance
envers le régime autoritaire de l’Espagne de son temps.
274 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Il est donc étonnant qu’il ait passé des années à la cour
à titre de peintre du roi d’Espagne, Charles IV.
Goya a été témoin de la brutalité de l’occupation
napoléonienne dans son pays. Sa série d’eaux-fortes,
Désastres de la guerre, décrit les horreurs et les cruautés
infligées à l’Espagne par Napoléon. Son accusation la
plus virulente se trouve dans sa toile 3 mai 1808, qui
représente des fusiliers exécutant un groupe de
citoyens espagnols.
Goya a réduit de façon spectaculaire l’espace entre
les fusiliers et les victimes, puis a accentué le contraste
entre les soldats, sans visage et déshumanisés, et le
groupe de villageois qui attend la mort. L’élément central de l’œuvre est l’homme à la chemise blanche, qui
écarte les bras en signe de mépris et de désespoir. Cette
toile est devenue un symbole de l’horreur et de la
Le Radeau de la Méduse est une énorme toile de 4,88 m sur 7,16 m. Géricault a pris de grands risques. Il a illustré un horrible événement ayant
causé un scandale en France de façon inhabituelle et avec un grand réalisme.
brutalité des guerres. La vision sombre de Goya rejetait
la conception de l’humanité raisonnable du XVIIIe siècle
et celle de l’humanité naturellement bonne du XIXe siècle.
Théodore Géricault
Théodore Géricault (1791-1824) était aussi un peintre
fasciné par l’obscurité de l’esprit humain et de la mort.
Cependant, alors que Goya déformait les humains,
Géricault les peignait de manière classique. Il a représenté les événements de son temps avec d’immenses
toiles épiques. Goya diabolisait Napoléon, Géricault le
glorifiait. Il considérait la guerre comme une expérience
glorieuse. Les œuvres de Géricault sont très fortes.
Elles plaisent parce qu’elles échappent à la réalité,
même si elles illustrent des situations réelles.
CHAPITRE SEPT
Le Radeau de la Méduse (1819) est son œuvre la
plus célèbre et la plus complexe. Elle représente un
événement choquant, dont les détails scandaleux et
horribles avaient été mentionnés dans les journaux
de l’époque.
L’équipage d’un négrier qui sombrait dans une
mer houleuse a construit un radeau et y a fait embarquer les esclaves afin de réduire la charge du bateau.
L’équipage a ensuite coupé la corde qui reliait le radeau
au navire, abandonnant les esclaves à leur sort. Des
survivants ont raconté leur épreuve au cours de laquelle
ils ont dû manger les morts pour survivre. Géricault a
décidé de décrire l’événement de la façon la plus crue
possible. Il a même demandé au charpentier du négrier
de reconstruire le radeau. Il a visité les morgues pour
dessiner des cadavres et des membres tranchés. Il a
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
275
produit une œuvre plus grande que nature. Ses esclaves
mourants sont sculpturaux, dans le style néoclassique
de David. Il ne montre pas les hommes tels qu’ils
étaient : mourants et rendus fous par la soif et la faim.
Eugène Delacroix
Eugène Delacroix (1798-1863) admirait l’œuvre de
Géricault. On considère généralement qu’il est allé
plus loin que ce dernier dans sa vision de la nature
humaine, de la mort et de la souffrance. Il a aussi
représenté des scènes épiques de la souffrance humaine,
certaines réelles, d’autres imaginaires ou d’inspiration
littéraire. Son œuvre dévoile sa conception personnelle
selon laquelle l’aspect sauvage et primitif de l’humanité
nous unit à la nature. Les tableaux de Delacroix sont
dynamiques et pleins de mouvement. Delacroix considérait l’histoire comme secondaire par rapport à l’intensité émotive du moment. Comme bien des romantiques,
il voulait choquer et émouvoir en vue de toucher
l’imagination et d’inspirer une passion ou une crainte.
La Liberté guidant le peuple (1831) et La Mort de
Sardanapale (1828) sont deux de ses plus grandes
œuvres narratives. La première inspire et la seconde
provoque. La Liberté est une allégorie de la révolution
parisienne de 1830. Elle raconte une histoire, mais ne
met en scène aucun événement réel. La Liberté y est
représentée par une femme partiellement dévêtue,
rappelant la Vénus de Milo. Elle brandit le drapeau de
la révolution entourée des membres de la société qui
sont devenus révolutionnaires. L’œuvre fait écho au
Radeau de la Méduse de Géricault par sa Liberté qui se
déplace parmi les morts et les mourants ainsi que par
sa composition. En effet, le bras brandissant le drapeau
évoque le geste du matelot sur le radeau. Les deux
figures constituent un puissant symbole d’espoir
devant la mort imminente. Les tableaux de Delacroix
révèlent l’atmosphère politique du début du XIXe siècle :
une atmosphère de tensions et de révoltes dans tous
les aspects de la société.
Ces deux œuvres présentent les deux faces de la
vision de la nature humaine de Delacroix. D’un côté,
il a immortalisé la bravoure humaine au cœur de la
misère ; de l’autre, il a offert une vision semblable, et
peut-être plus réaliste, de l’aptitude de l’être humain
pour la cruauté.
La peinture romantique anglaise
La peinture romantique de l’Angleterre diffère de celle
de la France et s’apparente davantage aux œuvres des
romantiques allemands, tel Caspar David Friedrich
(1774-1840). Les Français illustraient les sentiments
et l’action au moyen d’œuvres qui représentaient des
événements ou des situations. Pour leur part, les
Anglais et les Allemands communiquaient leurs sentiments par des paysages naturels. Il y avait en même
temps un puissant mouvement romantique en littérature, dont la poésie naturaliste de Wordsworth et de
Coleridge. John Constable et Joseph Turner ont été
deux grands paysagistes anglais.
John Constable
La peinture de John Constable (1776-1837) se rapproche de la poésie de William Wordsworth. Tous deux
ont exprimé un amour profond de la nature dans leur
art. Constable cherchait la vérité dans la nature et
Delacroix a voulu choquer par sa présentation explicite du barbarisme
dans La Mort de Sardanapale (1828). Imagine l’effet de ce tableau
de 3,06 m sur 4,8 m.
276 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
consigner tous les aspects des cycles naturels. Par
exemple, il a peint des centaines d’études de nuages
pour saisir les déplacements de la brume et les
changements atmosphériques.
Son œuvre la plus célèbre est La Charrette de foin.
Ce tableau, en apparence simple, représente une charrette de foin qui traverse un ruisseau. Il invite le regard
à parcourir le paysage : de l’avant-plan au centre, jusqu’au
ciel lointain. Les œuvres de Constable sont d’une
beauté agréable et sont accessibles à tous.
Joseph Turner
Les paysages de Constable montrent une vision romantique de la campagne
anglaise sous une lumière dorée, comme cette représentation de la
cathédrale de Salisbury (1823). En quoi cette œuvre est-elle romantique ?
notait chaque détail qu’il observait. Il ne s’attachait
toutefois pas à une vision entièrement réaliste. Son
approche était à la fois scientifique et poétique. Il voulait
Joseph Mallord William Turner (1775-1851) ne cherchait pas à plaire ou à rassurer. Il était rebelle, révolté,
et ne se préoccupait pas du public. Sa vision personnelle de la nature, entre autres de la mer et du ciel,
ressemble un peu à celle de Delacroix. Turner était lui
aussi fasciné par les forces de la nature, souvent
destructrices. Il cherchait également à comprendre la
Joseph Turner aimait beaucoup peindre des bateaux en mer ainsi que des jeux de lumière et de couleur sur l’eau. Le Dernier Voyage du Téméraire (1838)
illustre un voilier anglais du XIXe siècle à côté d’un bateau à vapeur, opposant l’ancienne technologie et la nouvelle.
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
277
La musique à travers les âges
L’Ouverture 1812 de Tchaïkovski
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) ne se destinait pas à la musique au départ. En fait, il doutait de ses
habiletés musicales. Il a souvent pensé à abandonner la composition. L’année 1877 a constitué un
moment décisif de sa vie, pour le meilleur et pour le pire.
Tchaïkovski a épousé une ancienne élève, âgée de 28 ans, afin de faire taire les rumeurs sur son
homosexualité. Il avait aussi une relation étrange avec une riche veuve, Nadejda von Meck. Cette
dernière lui a promis de lui verser une rente jusqu’à la fin de ses jours à condition qu’ils ne se rencontrent
jamais. Ils se sont vus une fois, par hasard, et se sont éloignés rapidement. Quant à son mariage, ce fut
un échec. Après quelques mois, Tchaïkovski a sombré dans une profonde dépression et a tenté de se suicider.
Il a ensuite quitté sa femme pour vivre seul. Les lettres de Nadejda von Meck l’ont aidé à combattre sa
dépression et à se remettre à la composition.
Son ami Nicolas Rubinstein devait organiser une exposition
nationale des arts et des sciences. Il a invité Tchaïkosvki à composer
une pièce pour l’occasion, mais ce dernier a refusé. Il a fini par
accepter de le faire en échange d’une grosse somme d’argent.
La musique était son métier après tout.
La commande a ensuite changé : en plus de l’exposition de 1882
à Moscou, l’œuvre devait célébrer la consécration de la cathédrale
du Christ Sauveur, rebâtie pour commémorer la victoire des Russes
contre Napoléon. Cette cathédrale a été détruite en 1917, durant la
Révolution russe.
La première de l’Ouverture 1812 a eu lieu le 20 août 1882 et
l’œuvre a reçu un très bon accueil. Elle est devenue très populaire.
On l’a jouée non seulement en Russie, mais partout dans le monde.
Elle plaisait beaucoup, en partie parce qu’on y entend un vrai coup
de canon, des cloches d’église et de nombreux et puissants coups
Tchaikovsky (1840–1893)
de cymbales. Tchaïkovski la trouvait « très explosive et tapageuse ».
Jusque-là, la musique de cour de la Russie n’avait pas fait une
très grande impression à l’étranger. Toutefois, à la mort de Tchaïkovski, l’œuvre du compositeur avait fait
connaître la musique russe dans le monde, en grande partie grâce à la populaire Ouverture 1812.
L’œuvre intègre un ancien chant russe, Dieu, sauve ton peuple et l’hymne national de la France,
La Marseillaise. Elle inclut aussi l’hymne national russe de l’époque des tsars, Dieu, sauve le tsar.
Il est intéressant de noter qu’au moment de la grande bataille de Borodino célébrée dans l’Ouverture 1812,
ces pays ne jouaient pas leurs hymnes.
1. L’Ouverture 1812 de Tchaïkovski commémore la bataille de Borodino.
Décris cette bataille en un ou deux paragraphes.
2. Selon toi, pourquoi Tchaïkovski a-t-il placé un passage de La Marseillaise
dans son Ouverture 1812 ?
278 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
lumière et les couleurs. Il a beaucoup expérimenté en
vue de rendre les jeux de lumière avec précision. Il
avait peu d’espoir quand au sort de l’humanité. Toutes
ces facettes de son esthétisme et de sa personnalité ont
fait de lui un des plus grands peintres de l’histoire de
l’art en Angleterre.
Comme bien des romantiques, Turner a d’abord
peint selon la tradition classique. Son intérêt pour la
lumière et la couleur l’a cependant amené à développer
un style personnel. À ses yeux, la lumière permettait
de communiquer des sentiments profonds. Dans certains
tableaux, des rouges et des orangés intenses illustrent
la guerre et la destruction. Dans d’autres, des ombres
noires, violettes et bleues représentent la tristesse et la
mort. Turner a exploité le symbolisme des couleurs à
fond dans son œuvre narrative Le Dernier Voyage du
Téméraire.
Le soleil rouge-orangé qui embrase le ciel derrière
le vieux navire symbolise les guerres qu’il a traversées.
Le splendide creux bleu-noir sous ce même vaisseau
représente sa mort et l’époque révolue des grands
voiliers, remplacés par les bateaux à vapeur de l’âge
industriel. Les peintres qui ont suivi Turner, notamment les impressionnistes, ont grandement bénéficié
de sa technique et de son emploi innovateur de la
lumière et des couleurs. Turner a dû surmonter tant de
difficultés pour atteindre ses objectifs qu’on peut le
qualifier de véritable héros romantique.
La musique au XIXe siècle
La musique a fait partie de la culture de tous les
Européens du XIXe siècle, avec l’art et la littérature. Par
sa nature, la musique fait appel aux sentiments. La
période romantique accordait une grande place aux
sentiments individuels. C’était l’occasion idéale pour
les musiciens d’échapper aux règles strictes et d’explorer
leur vision artistique personnelle. Les percées technologiques, le transfert de l’économie de l’aristocratie à la
bourgeoisie et la philosophie de l’époque ont inspiré
plusieurs grandes œuvres.
La révolution industrielle a eu une influence notable
sur l’évolution de la musique. La technologie a permis
CHAPITRE SEPT
Le Concert par James Tissot montre la présentation d’un concert
dans un salon du XIXe siècle. L’artiste français nous fait entrer dans
une maison chic de l’époque. Tu peux voir des gens élégants s’amuser
avec de la musique et des divertissements littéraires ou intellectuels.
de fabriquer des instruments moins chers et de
meilleure qualité. Par exemple, avec l’amélioration des
instruments à vent, les cors ont pu jouer des mélodies.
L’invention du tuba et du saxophone a enrichi le son
des orchestres. Des changements apportés au piano lui
ont conféré une sonorité plus grave et puissante. Cela
a donné lieu à un nouveau type de concerto pour piano.
Des orchestres plus grands pouvaient jouer des
types de compositions variés. Ils permettaient de
produire des sonorités différentes. Au XVIIIe siècle, la
musique était douce ou forte. L’ajout de nombreux
instruments à l’orchestre a permis aux compositeurs
de varier l’ambiance par des contrastes de tempo,
d’harmonie et de puissance. La musique d’orchestre est
devenue une nouvelle forme d’art. Les compositeurs
pouvaient créer des ambiances comme les peintres le
faisaient avec les couleurs et les contrastes d’ombre et
de lumière. Un nouveau vocabulaire de la dynamique
musicale est apparu pour transmettre ces émotions.
La nouvelle importance de la classe moyenne et de
l’éducation a favorisé l’ouverture d’écoles de musique.
Les musiciens ont alors reçu une meilleure formation.
Les compositeurs du XIXe siècle avaient désormais
d’excellents interprètes à leur disposition. Ils ont
commencé à interpréter leur musique dans des salles
de concert publiques plutôt que des églises. Le nombre
et la taille des orchestres ont alors augmenté, de même
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
279
que la taille de l’auditoire. Les musiciens disposaient
désormais d’une plus grande liberté quant à la forme et
au contenu, car ils ne dépendaient plus d’un mécène
aristocrate. C’est la classe moyenne qui les soutenait.
Ils devaient donc séduire un auditoire plus vaste. Les
solistes sont devenus des vedettes que les gens de la
haute société aimaient recevoir.
Les musiciens ont aussi enseigné et ont fondé
des conservatoires au milieu du XIXe siècle. Felix
Mendelssohn a fondé le célèbre conservatoire de
musique de Leipzig, une ville où Jean-Sébastien Bach a
longtemps vécu. Richard Wagner a aussi ouvert sa
propre école de théâtre. Il y a enseigné son style révolutionnaire d’opéra, qu’il a qualifié de « drame musical ».
Grâce à l’impression de partitions et de revues musicales,
les gens ont pu apprécier la musique dans leurs foyers.
Du côté de la France, Hector Berlioz, compositeur
français, est reconnu comme étant un des artistes les
plus influents de l’époque romantique. On lui doit
notamment la fameuse Symphonie fantastique (1830),
œuvre dans laquelle les passions amoureuses vécues
par le compositeur se déchaînent.
En même temps, le nombre d’interprètes féminines
augmentait. De nombreuses femmes devenaient des
pianistes accomplies, car il était bien vu que les
femmes divertissent leurs invités en jouant de cet
instrument. D’autres ont eu des carrières de chanteuses
d’opéra. Il y avait toutefois peu de compositrices. Clara
Wieck-Schumann (1819-1896), l’épouse du compositeur allemand Robert Schumann (1810-1856), était
une pianiste renommée et une véritable compositrice.
Dans l’esprit nationaliste de l’époque, les compositeurs ont incorporé des styles folkloriques et nationaux
à leurs œuvres. Les gens de partout découvraient des
éléments de folklore incorporés dans les œuvres. Les
compositeurs ne s’inspiraient pas seulement de leur
propre identité nationale. Ceux du Nord étaient fascinés
par la musique traditionnelle d’Espagne et d’Italie,
tandis que des compositeurs russes ont cherché leur
inspiration en Asie. Déjà, la grande influence qu’allait
avoir la musique asiatique et orientale sur les compositeurs du début du XXe siècle se faisait sentir.
280 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
LA LITTÉRATURE
DU XIX e SIÈCLE
La période romantique
Le mouvement romantique en littérature est apparu en
France et en Allemagne au XVIIIe siècle. Les écrits des
philosophes français Rousseau et Voltaire ont bien sûr
inspiré les intellectuels qui ont mené la Révolution,
mais aussi les poètes et les philosophes des îles Britanniques. Il est remarquable qu’un si petit groupe
d’hommes et de femmes ait été à l’origine d’une telle
transformation de la pensée et de la sensibilité de tout
un continent et, en même temps, d’un mouvement
littéraire qui influence encore la littérature européenne.
Il est difficile de décrire la littérature du début du
XIXe siècle, car les poètes et les écrivains dits romantiques
voulaient avant tout créer une œuvre qui leur était
propre. Les mots employés jusqu’ici pour décrire le
romantisme peuvent aider à la définir : sentiment,
révolution, liberté, nature, peuple. Ces concepts se
retrouvent dans une grande partie de la littérature du
début du siècle.
Les écrivains romantiques ont cherché à transmettre
des émotions d’une grande intensité dans leurs œuvres.
Ces expériences résultaient souvent d’un rapport avec
la nature. Au XVIIIe siècle, les gens voulaient soumettre
la nature à la raison ; mais la nature n’est pas raisonnable,
elle est très instable, capricieuse, irrationnelle, même
cruelle et souvent dangereuse. Ces caractéristiques ont
charmé les romantiques. Comme les émotions intenses,
la nature était impulsive. Elle touchait les sens plutôt
que la pensée.
La France et l’Allemagne ont eu leur propre mouvement romantique. François-René de Chateaubriand a
lancé le mouvement en France. Il rejetait la société et la
moralité du XVIIIe siècle. Dans sa poésie, il a exploré les
univers du mystérieux et de l’irrationnel. Il avait une
personnalité semblable à celle de Byron : il était agité,
désespéré et d’humeur changeante. Les grands romantiques français venus après lui sont Victor Hugo, auteur
des Misérables, Honoré de Balzac, auteur de nombreux
romans dénonçant l’hypocrisie postrévolutionnaire à
Paris, et Alexandre Dumas, auteur des Trois Mousquetaires
et du Comte de Monte-Cristo.
En Allemagne, le mouvement s’étendait à divers
groupes dans plusieurs villes. La plupart des auteurs
français et allemands reconnaissaient l’influence de
Johann Wolfgang von Goethe, philosophe et écrivain
allemand du XVIIIe siècle, dans les débuts du mouvement en Europe. Son attitude envers la nature et la
liberté annonçait le romantisme.
Ces romantiques britanniques ont aussi beaucoup
marqué la littérature du XIXe siècle. Les poètes romantiques d’Angleterre habitaient des régions isolées des
îles Britanniques. Ils blâmaient la révolution industrielle
pour avoir détruit les villes qu’ils avaient quittées. Ils
déploraient aussi l’état de la civilisation. Ils admiraient
la conception rousseauiste du « noble sauvage ». Ils
croyaient que pour se connaître soi-même, il fallait s’éloigner des distractions urbaines et trouver son identité
intérieure en recherchant les beaux paysages naturels.
La nature était désormais une inspiration plutôt qu’un
fléau. Cette impression subsiste encore aujourd’hui.
La Révolution française est le principal événement
historique qui a influencé la révolution littéraire et
artistique des romantiques. Les poètes romantiques
étaient souvent des révolutionnaires et ont admiré
la lutte des Français contre l’aristocratie. Ils ont
défendu l’individualité, car ils estimaient qu’elle avait
disparu à cause des brusques changements industriels
et sociaux survenus en Grande-Bretagne. C’est pourquoi
leur littérature a glorifié les pauvres travailleurs qui les
entouraient. Cinquante ans plus tôt, les poèmes et les
écrits importants ne parlaient que de la noblesse. Seuls
les romans faisaient mention des pauvres. Maintenant,
les travailleurs les plus démunis faisaient l’objet de
longues dissertations.
poème, La Vigne et la Maison (1856). Dès son plus jeune
âge, Lamartine se passionne pour la lecture. Après des
études classiques chez les Jésuites, il effectue plusieurs
séjours en Italie au cours desquels sa vocation littéraire
prend forme. De retour chez lui en 1812, Lamartine se
tourne vers la politique et devient maire de Milly. En
1816, il fait une cure thermale à Aix-les-Bains (Savoie).
Il rencontre alors Julie Charles, qui restera à jamais le
grand amour de sa vie. C’est pour elle qu’il écrit Le Lac
en 1820. Ce poème fait partie des Méditations poétiques,
recueil qui obtient un grand succès. À partir de cette
date, sa vie d’homme de lettres et sa carrière de diplomate, d’officier et de politicien s’entrecroisent. Il publie
successivement Les Harmonies, Jocelyn, L’Histoire des
Girondins et Voyage en Orient.
Alphonse de Lamartine
Alphonse de Lamartine (1790-1869) est né à Mâcon,
mais très vite sa famille s’installe dans la propriété
familiale de Milly (Bourgogne). Il restera très attaché
à sa maison d’enfance et lui dédiera un émouvant
CHAPITRE SEPT
Alphonse de Lamartine (1790-1869) a eu à la fois une carrière
d’écrivain et d’homme politique.
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
281
Lamartine meurt à Paris, laissant le souvenir d’un
poète romantique sensible, dominé essentiellement par
une rêverie hors du commun.
Le lac
[…]
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos,
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
« Ô temps, suspends ton vol ! et vous,
heures propices,
Suspendez votre cours !
[…]
Alfred de Musset
Alfred de Musset (1810-1857) est né à Paris dans une
famille riche et cultivée. Après de brillantes études,
il fréquente les salons littéraires. Contrairement à
Lamartine, il refuse rapidement l’étiquette de poète
romantique, même si on dit de lui qu’il est « le plus
classique des romantiques et le plus romantique des
classiques ». Il veut être un homme du monde et ses
amis s’appellent Stendhal, Mérimée et Delacroix. Son
côté « dandy » et ses fréquentations douteuses ne l’empêchent pas de faire des débuts littéraires prometteurs.
En effet, à 19 ans, il publie son premier recueil de
poèmes, Contes d’Espagne et d’Italie, ce qui lui vaut le
titre de « prince de la jeunesse ». Malheureusement
l’année suivante, sa pièce de théâtre Nuit vénitienne ne
connaît pas le même succès. De 1833 à 1837, son
immense talent et sa liaison mouvementée avec George
Sand lui permettent d’écrire ses plus belles pièces de
théâtre : Les Caprices de Marianne, On ne badine pas
avec l’amour, Lorenzaccio et Il ne faut jurer de rien. Ses
écrits poétiques sont aussi le reflet de cette passion
destructrice qui le fait souffrir. Ils expriment également
les deux côtés de sa personnalité « ange et démon » que
l’on retrouve dans le couple formé d’Octave et de Célio
282 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Alfred Musset (1810-1857) s’est fait connaître pour sa poésie, mais
également pour ses piéces de théâtre passionnées.
(Lorenzaccio). En 1836, il s’adresse à George Sand dans
son livre La Confession d’un enfant du siècle. Dans ce
roman autobiographique, Musset décrit les maux d’une
génération qui a du mal à trouver sa place entre un
passé disparu et un avenir incertain. Mais la poésie
restera sa passion : il y mélangera toujours avec habileté,
l’ironie et les formes traditionnelles de l’écriture. Ainsi,
voici sa réponse à la question : qu’est-ce que la Poésie ?
Impromptu
Chasser tout souvenir et fixer sa pensée,
Sur un bel axe d’or la tenir balancée,
Incertaine, inquiète, immobile pourtant,
Peut-être éterniser le rêve d’un instant ;
Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie ;
Ecouter dans son coeur l’écho de son génie ;
Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard ;
D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard
Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme
Un tableau romantique pour les funérailles d’un poète romantique : Le bûcher de Shelley (1899) par Louis Édouard Fournier. Le poète Byron se
tient debout près du bûcher funéraire de Shelley. Byron connaîtra aussi une mort romantique en défendant la cause de l’indépendance de la Grèce.
Faire une perle d’une larme :
Du poète ici-bas voilà la passion,
Voilà son bien, sa vie et son ambition4.
Stendhal
Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle (1783-1842),
est né à Grenoble. Son roman autobiographique, La vie
d’Henry Brulard, paru en 1890, permet de comprendre
les motivations de l’écrivain. En effet, par manque de
confiance envers ses contemporains, il reconnaît n’écrire
que pour une minorité d’entre eux : « J’écris pour des
amis inconnus, une poignée d’élus qui me ressemblent:
les happy few ». Ses romans révèlent une analyste
pointue de l’âme humaine et des émotions. Cet art
de l’introspection rend son style un peu sec, mais
efficace, sans les grandes envolées lyriques des
Romantiques du XVIIIe siècle. Un peu comme Musset, il
mène une carrière militaire et politique qui le conduit
CHAPITRE SEPT
en Italie. La Restauration ramène Stendhal à Paris. Il
fréquente alors les salons littéraires et se consacre à
l’écriture. En 1830, il publie Le Rouge et le Noir. Son
héros, Julien Sorel, est l’exemple parfait du jeune homme
ambitieux qui rêve de se faire une place dans la bonne
société. Malheureusement, le livre passe inaperçu.
Quelques années plus tard, en 1839, il écrit son autre
chef d’œuvre La Chartreuse de Parme. Ce n’est qu’après sa
mort, un peu comme il l’avait prédit : « Je mets un billet
de loterie dont le gros lot se résume à ceci : être lu en
1935. », qu’il sera reconnu comme un écrivain marquant.
Lord Byron
George Gordon Byron (1788-1824), ou Lord Byron, est
davantage connu pour son style de vie et ses aventures
romantiques que pour sa poésie. Il lui importait de
vivre comme un héros romantique. Il était célèbre pour
ses nombreuses liaisons amoureuses et ses disputes avec
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
283
des membres de l’aristocratie. Comme Géricault, il
tentait la mort. Il est d’ailleurs mort dans la trentaine, en
Grèce. Il était allé appuyer les Grecs qui luttaient contre
les Turcs ottomans pour obtenir leur indépendance.
La poésie de Byron ressemble davantage à celle du
XVIIIe siècle qu’à celle du XIXe siècle. Sa plus grande
œuvre, Don Juan, est une satire du monde moderne
dans un style épique. Ses poèmes d’amour rappellent
la poésie lyrique et chevaleresque du XVIIe siècle.
L’œuvre de Byron est importante par son exploration
du héros démoniaque qu’est Don Juan. Peut-être
s’agit-il d’une incarnation de sa propre personnalité de
prince rebelle.
Percy Bysshe Shelley
Percy Bysshe Shelley (1792-1822) était un autre rebelle
romantique. La société londonienne, en effet, l’accusait
d’être athée et révolutionnaire. C’est aussi dans des
circonstances douloureuses de sa vie personnelle
qu’il a écrit ses meilleurs poèmes. Son œuvre célèbre,
Prométhée délivré, est un drame symbolique qui
explore la nature du mal humain et glorifie le héros qui
a défié les dieux. Selon Shelley, l’humanité a la responsabilité morale de combattre le mal. C’est seulement en
dominant ce mal que les gens peuvent atteindre leur
plein potentiel créateur.
John Keats
John Keats (1795-1821) a été un véritable héros romantique. Il a réalisé une formidable œuvre poétique
durant sa brève existence. Son Ode à l’automne révèle
une analyse pénétrante de la nature et de la place de
l’être humain. La poésie de Keats fait appel à tous les
sens et permet de vivre à fond l’expérience poétique.
La construction des poèmes révèle également une
grande maîtrise de la langue. Keats était capable de
s’absorber dans la contemplation de la beauté. Ses
œuvres montrent la nature éphémère de la beauté et de
la joie, mais comportent également une note de tristesse.
Pour Keats, l’amour et la mort étaient deux façons d’échapper à la cruelle réalité de sa situation désespérée.
284 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
C’est avec Indiana qu’Aurore Dupin acquiert le nom de plume qui la
rendra célèbre : George Sand.
George Sand
Aurore Dupin (1804-1876) est née à Paris. Toute petite,
sa mère la berce avec des chansons et lui raconte des
contes remplis de fées, de magiciens et d’anges. Aurore
n’a que quatre ans lorsque son père meurt d’un accident
de cheval. Elle va alors devoir vivre auprès d’une mère
et d’une grand-mère qui se détestent et se battent pour
obtenir son amour : « Ma mère et ma grand-mère, avides
de mon affection, s’arrachèrent les lambeaux de mon
cœur5 ». Mais, elle sera finalement élevée à Nohant,
dans la propriété de sa grand-mère paternelle devenue
sa tutrice légale. Après le décès de sa grand-mère, elle
séjourne chez des amis de son père. C’est là qu’elle
épouse, en 1823, François-Casimir Dudevant. Très vite,
elle s’aperçoit de l’échec de son mariage. Elle retrouve
à Paris son amant, Jules Sandeau. Ils écrivent ensemble
Le Commissionnaire, paru sous le nom de Jules Sand.
En 1831, Aurore publie avec succès son premier roman,
Indiana, et signe alors G. Sand. Ce n’est qu’un peu plus
tard qu’elle utilisera le nom complet de George Sand.
En même temps, elle adopte les vêtements masculins
et fume le cigare. Cette transformation lui permet de se
promener dans des lieux qui lui seraient habituellement
interdits. Elle est ainsi un témoin privilégié des préjugés
et des codes sociaux de l’époque. 1833 marque l’année
de sa rencontre avec Musset. Ensemble, ils partent pour
l’Italie. Très rapidement ils mettent fin à cette liaison,
et George Sand rentre à Paris. Parallèlement à sa vie
amoureuse, elle continue d’écrire. Et ce qui est remarquable pour l’époque, elle vit grâce à son écriture. C’est
d’ailleurs sa plus grande passion : « J’ai un but, une tâche,
disons le mot, une passion.6 », écrit-elle. De 1831 à 1876,
presque chaque année, elle publie des écrits variés :
romans, contes, pièces de théâtre, nouvelles, articles
politiques, correspondance. En 1838, elle s’installe
de nouveau à Nohant. Cette existence campagnarde
l’amène à écrire des romans aux thèmes plus champêtres, tels que : Le Compagnon du Tour de France, La
Mare au diable, François le Champi et La petite Fadette.
À sa mort, George Sand aura écrit plus de quatre-vingt
dix romans !
Relis, réfléchis, réagis
1. Dans quelle mesure les révolutionnaires de 1848
ont-ils atteint leurs objectifs et apporté des
changements en Europe ?
2. Préfères-tu l’art néoclassique du XVIIIe siècle ou
l’art romantique de la fin du XVIIIe et du début du
XIXe siècle ? Explique ton choix à l’aide d’exemples.
3. Définis le terme « romantique » dans son contexte
artistique, musical et littéraire.
Réflexion
Le XIXe siècle a constitué une période de transformations, tant dans la vie quotidienne qu’en politique, en économie,
en peinture, en musique et en littérature. Après 1848, les États qui ont le mieux réussi à unifier leur territoire et à consolider leur autorité, c’est-à-dire l’Allemagne et l’Italie, ont définitivement rejeté l’absolutisme. Ils ont redéfini les bases de
l’autorité en soumettant le pouvoir élitiste à l’élection par une majorité démocratique. Les régimes qui ont perpétué
l’absolutisme et n’ont pas obtenu leur légitimité d’un corps électoral, comme l’Empire d’Autriche et la Russie, en ont
subi les conséquences : l’Empire d’Autriche allait plus tard être démembré et la Russie tsariste connaîtrait une révolution.
Les véritables révolutionnaires, c’est-à-dire les radicaux socialistes et la classe ouvrière, semblent à première vue être
les perdants de 1848. Pourtant, les événements de 1848 ont confirmé ce qu’ils croyaient, c’est-à-dire que le suffrage
universel ne pouvait éliminer à lui seul l’oppression sociale et économique. Ces événements ont aussi mis fin au mythe
romantique selon lequel toute insurrection populaire recevait l’appui du peuple et provoquait la chute des gouvernements. La population n’était pas uniforme, avec ses classes sociales. La majorité des propriétaires terriens et même
des pauvres préféraient la stabilité au changement. Après 1850, la croissance industrielle a bénéficié tant aux travailleurs
qu’aux propriétaires. Un meilleur niveau de vie a amené une stabilité politique. Même si la démocratie a évité des
révolutions, elle a tout de même permis certaines réformes. Contrairement à la théorie de Marx et d’Engels, la société
la plus industrialisée, c’est-à-dire la Grande-Bretagne, a résisté aux révolutions, tandis que la société la moins développée,
la Russie, y a été la plus vulnérable.
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
285
Révision du chapitre
En résumé
Dans ce chapitre, tu as vu:
• comment 25 années de guerres et de révolutions ont poussé les dirigeants d’Europe à chercher la paix
et à mettre sur pied des organisations de coopération au XIXe siècle ;
• comment et pourquoi le principe de causalité est un outil essentiel dans l’analyse des événements
de la révolution industrielle ;
• l’incidence de la pensée occidentale moderne sur son évolution économique, politique et sociale durant
la première moitié du XIXe siècle ;
• l’évolution des structures et des rôles familiaux en raison de la révolution industrielle.
Connaissance et compréhension
1. Pour comprendre l’histoire du XIXe siècle, il faut connaître les concepts, les événements et
les personnages ci-dessous ainsi que leur rôle dans la réorganisation de la culture et de la société
européennes. Choisis au moins deux éléments de chaque colonne et décris-les.
Concepts
Événements
Personnages
la « révolution double »
l’économie morale
l’effet multiplicateur
le paiement en espèces
le libéralisme
le communisme
le romantisme
la première révolution industrielle
le «lundi saint»
la Loi sur les pauvres de 1834
la Loi sur les usines de 1833
la monarchie de Juillet
Adam Smith
Friedrich Engels
John Stuart Mill
Thomas Malthus
Jeremy Bentham
les luddites
Karl Marx
2. La révolution industrielle a modifié de manière radicale de nombreux aspects de la vie en Europe.
Au moyen d’un réseau conceptuel, indique les façons dont la révolution industrielle a influencé la
société européenne. Ensuite, recopie le tableau ci-dessous et remplis-le à l’aide des éléments de ton
réseau conceptuel.
Les effets de la révolution industrielle sur la société européenne
Effets politiques
Effets sociaux
Effets économiques
Effets culturels
Habiletés de la pensée
3. Dans le Manifeste du parti communiste, Karl Marx a présenté une conception historique selon laquelle la
société européenne était parvenue au point où une révolution, qui allait mettre en place une société sans
distinction de classes, était imminente. Il a écrit :
286 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes. […] Cependant, le caractère
distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes.
La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux classes ennemies,
en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.
Dans quelle mesure cette citation et ta connaissance du Manifeste du parti communiste appuient-elles
l’hypothèse selon laquelle cette œuvre est un produit de son temps ? S’agit-il plutôt d’une œuvre perspicace
et prophétique sur le cours de l’histoire à grande échelle ? Réponds en trois à cinq paragraphes.
4. Il est clair que les conséquences à long terme de la révolution industrielle ont été d’augmenter le niveau
de vie de la majorité des Européens. Le débat se poursuit toutefois à savoir si la révolution industrielle a
avantagé la classe ouvrière à court terme. En deux pages, analyse la question : a) du point de vue des
industriels, et b) du point de vue des ouvriers d’usine ou des travailleurs agricoles.
Mise en application
5. La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix (à la page 242) est l’un des tableaux les plus connus du
mouvement romantique. Examine-le, puis réfléchis à ces questions : Quelles émotions ressens-tu ? Selon
toi, qu’ont dû ressentir les gens devant ce tableau au XIXe siècle ? Penses-tu que la femme du XIXe siècle
représente la liberté ? Explique.
Observe le tableau de nouveau et réponds aux questions suivantes :
a) Delacroix était-il pour ou contre la révolution de 1830 ? Explique ta réponse.
b) Qui était son public cible ?
c) Quel était son but ?
d) Selon toi, dans quelle mesure Delacroix a-t-il atteint son but ?
6. Le début du XIXe siècle était une période propice à la pensée philosophique. Les gens ont cherché à
comprendre la société et l’humanité alors qu’ils vivaient des changements sans précédent. Choisis un
des philosophes mentionnés dans ce chapitre. Fais une recherche, puis rédige cinq questions que tu lui
poserais si tu le rencontrais. Pour chaque question, inclus une réponse possible.
Communication
7. Illustre l’effet multiplicateur à l’aide de supports visuels (images, symboles, icônes) et de phrases ou de
mots clés. Montre la relation entre les innovations technologiques et les changements sociaux. Inspire-toi
des œuvres d’art présentées dans ce chapitre.
8. Imagine que tu vis dans les années 1830. Écris une chronique sur les conditions de travail des ouvriers
hommes, enfants et femmes dans les usines d’Angleterre pour le London Times. Ton article de 500 à
700 mots doit décrire avec précision les conditions de travail pour les trois afin d’éveiller et de maintenir
l’attention d’un public instruit. Appuie-toi sur des faits historiques et emploie un style journalistique.
CHAPITRE SEPT
La naissance de la société industrielle en Europe, de 1815 à 1850
287
C H A P I T R E
H U I T
Le bouleversement des nations :
l’Europe de 1850 à 1914
OBJECTIFS DU CHAPITRE
À la fin de ce chapitre, tu pourras :
• décrire l’évolution et les effets
de l’urbanisation moderne ;
• évaluer l’influence de personnalités et
de groupes qui ont contribué à façonner
les attitudes dans la société occidentale ;
• analyser l’influence des forces
qui ont contribué aux changements dans
l’expression artistique en Occident ;
• expliquer les facteurs qui ont contribué
à l’émergence de l’État-nation en Occident
et à son expansion dans le reste du monde.
« L’Action féministe » Des Françaises renversent des urnes pour
protester contre le fait que les femmes n’ont pas le droit de vote.
288 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
N
otre réalité politique, sociale et intellectuelle repose en grande partie sur
des bases établies durant la seconde moitié du XIXe siècle. L’Europe sortait
alors d’une période de révolutions, après que des intellectuels idéalistes avaient
tenté de transformer la politique et la société. De 1850 à 1914, les idéalistes et les
révolutionnaires ont peu à peu cédé la place à des politiciens aguerris et à des
activistes militant pour les droits des femmes et de la classe ouvrière.
CONCEPTS ET
ÉVÉNEMENTS CLÉS
Comme dans toute période historique, certains concepts philosophiques ont
alimenté les forces de changement. Le nationalisme a motivé des changements
politiques à l’échelle nationale à une époque où les pays cherchaient à affermir
leur pouvoir. Le socialisme a été à l’origine de transformations sociales, alors que
les organisations ouvrières et les féministes réclamaient la reconnaissance
juridique de leur droit à l’égalité et à de meilleurs traitements. Le réalisme a
imprégné les grands mouvements artistiques européens. Dorénavant, les poètes
et les peintres souhaitaient montrer la société telle qu’elle était et non telle qu’elle
aurait dû être.
l’affaire Dreyfus
Au cours de la même période, un certain nombre de dirigeants politiques d’Europe
ont tenté d’étendre et de consolider leur autorité en regroupant des territoires
plus petits en États-nations. Cela a mené à l’unification de l’Allemagne et de
l’Italie. En France, Louis Napoléon Bonaparte œuvrait à renforcer l’autorité de
l’État en sollicitant l’appui de la population pour ses politiques et son gouvernement. Les nationalistes italiens se sont battus pour unir de nombreux États, à la
fois par l’insurrection populaire et par les négociations diplomatiques. Enfin, le
comte Otto von Bismarck a inspiré l’alliance de divers États allemands et de la
puissance militaire de la Prusse. Il a ainsi pavé la voie à l’Allemagne moderne.
P E RS O N N AG E S
CLÉS
l’impérialisme
la guerre de Crimée
la guerre franco-allemande
la Commune de Paris
la IIIe République
la deuxième vague de la
révolution industrielle
le réalisme
le mouvement
des suffragettes
l’Acte de l’Amérique
du Nord britannique
Louis Napoléon Bonaparte
Otto von Bismarck
Giuseppe Garibaldi
le tsar Alexandre II
Benjamin Disraeli
Emmeline Pankhurst
Vladimir Ilitch Oulianov
(Lénine)
Charles Darwin
Marie Curie
Albert Einstein
Friedrich Nietzsche
Paroles de sage
L’oubli, et je dirai même
l’erreur historique, sont
un facteur essentiel de
la création d’une nation.
Ernest Renan,
Qu’est-ce qu’une nation ?
(1882)
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
289
CHRONOLOGIE :
LE BOULEVERSEMENT DES NATIONS
Louis Napoléon Bonaparte établit
le Second Empire de France.
1852
1853–1856
Ottawa devient la capitale du Canada.
1857
1859
Édouard Manet peint Le Déjeuner sur l’herbe.
290 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Marie Sklodowska Curie, Pierre Curie
et Henri Becquerel reçoivent le prix Nobel
pour leurs travaux sur la radioactivité.
1904
1905
Henri Bergson publie L’Évolution créatrice.
Marconi reçoit le premier message radio
à Terre-Neuve : début de la radio transatlantique.
1902
1903
Max Weber publie L’Éthique protestante
et l’esprit du capitalisme ; Giacomo Pucini
compose Madame Butterfly.
Auguste Rodin sculpte Balzac.
1899
1901
Lénine publie Que faire ?
Fermeture des écoles françaises au Manitoba
1894–1906
1897
Sigmund Freud publie L’interprétation des rêves.
Invention du téléphone
par Alexander Graham Bell
1885
1890
L’Affaire Dreyfus éclate.
John Stuart Mill publie
De l’assujettissement des femmes.
1870-1871
1876
Soulèvement des Métis
sous le commandement de Louis-Riel
La guerre austro-prussienne est suivie
du traité de Prague.
1867
1869
Guerre franco-allemande : Napoléon III est vaincu ;
c’est la chute du Second Empire.
Charles Darwin publie L’origine des espèces.
1863
1866
Karl Marx publie Le Capital, livre 1 ;
l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique
est en vigueur : c’est le début
de la confédération canadienne.
La guerre de Crimée éclate.
Première Révolution russe ; Albert Einstein
formule la théorie de la relativité restreinte.
1907
Pas à l’échelle
L’ÉMERGENCE
DE L’ÉTAT-NATION
elle dépendait davantage de l’importance et de l’étendue
de son économie. Par conséquent, les États se disputaient des richesses et des territoires en dehors de
l’Europe dans un esprit impérialiste, c’est-à-dire qu’ils
étendaient leur territoire en s’emparant de colonies et
de dépendances.
En plus de soutenir l’expansion de l’Europe, le
nationalisme s’est avéré un puissant outil de mobilisation populaire à l’appui des gouvernements et de leurs
politiques. Depuis les grandes révolutions, la plupart
des gouvernements reconnaissaient la souveraineté du
peuple, du moins en théorie. Le nationalisme identifiait
l’individu à l’État et associait ses sentiments de fierté,
de prestige et de pouvoir à la puissance de la nation.
Le pouvoir de l’idéologie nationaliste reposait sur
de nouvelles conditions historiques, une nouvelle forme
d’économie et une société de plus en plus urbanisée.
Ces éléments sont apparus en Europe au cours de la
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le nationalisme
est le concept philosophique qui a motivé les forces
du changement. Cependant, le nationalisme dans son
sens de fierté et d’engagement à l’égard de la puissance
de l’État-nation est rarement issu de la population. Le
plus souvent, des dirigeants politiques ont encouragé
ce sentiment afin d’accroître leur pouvoir.
En 1871, ce mouvement de consolidation et
d’unification a produit l’Allemagne et l’Italie modernes
et, par conséquent, modifié l’équilibre du pouvoir en
Europe. Même s’il n’y a pas eu de guerre majeure en
Europe avant 1914, le continent n’était pas en paix
pour autant. Les choses avaient changé. Auparavant, la
puissance d’un État dépendait de la taille de son territoire, de sa population et de son armée. Après 1871,
0
Royaume
de Norvège
et de Suède
500 km
Moscou
M er
B a l t i qu e
Danemark
Dublin
Londres
Berlin
Amsterdam
n
Rhi
Allemagne
Belgique
Paris eLuxembourg
Océan
Atlantique
ne
Loire
France
Berne
Vienne
Suisse
Budapest
Roumanie
Danub
e
.
Mer Noire
Bosnie
Bucarest
er
Serbie
A
Sofia E
Rome d r
m Constantinople
i a Albanie
tiq
Bulgarie pire ottoman
ue
Italie M
Madrid
Espagne
Varsovie
Empire
austro-hongrois
Si
Portugal
Russie
Grande- Pays-Bas
Bretagne
Irlande
Lisbonne
Saint-Pétersbourg
Stockholm
Christiania
Mer
du Nord
Finlande
Sardaigne
Macédoine
Gibraltar
Grèce
Sicile
Mer Méditerranée
FIGURE 8.1 La carte géopolitique de l’Europe en 1871
La Suisse et le Luxembourg n’ont pas de façade maritime. À ton avis, pourquoi était-il important pour un pays d’avoir un tel accès ?
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
291
seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi au Canada.
C’est en effet en 1867, sous l’impulsion de John A.
MacDonald et de George-Étienne Cartier, que l’Acte de
l’Amérique du Nord britannique allait favoriser l’essor
du nouveau pays. Même si la profondeur et la sincérité
d’un sentiment nationaliste avaient une certaine
influence, l’histoire montre que la réussite d’une nation
ne dépendait pas seulement de ce sentiment, mais d’un
certain nombre de conditions, par exemple le développement du chemin de fer au Canada.
LA FRANCE :
DES PERSONNAGES CLÉS
Louis Napoléon Bonaparte
La France était l’une des seules nations européennes
à ne plus être une monarchie. Elle était dorénavant une
république, c’est-à-dire un État où le peuple et ses
représentants élus possédaient le pouvoir. Durant la
seconde moitié du XIXe siècle, la France a établi un
équilibre précaire entre la démocratie et l’autocratie.
Son chef, Louis Napoléon Bonaparte, était un autocrate
qui avait su faire vibrer la corde nationaliste de la
population et amener celle-ci à appuyer ses politiques.
En effet, le neveu de Napoléon Bonaparte, Louis
Napoléon Bonaparte (1808-1873), a fait la preuve que
la popularité découlait de la réussite. Il a été président
de la République (1848-1852), puis empereur de
France (sous le nom de Napoléon III, de 1852 à 1870)
durant des années de prospérité qui ont redonné à la
France son titre de capitale diplomatique et culturelle
de l’Europe. La République allait cependant connaître
une fin désastreuse. L’écrasante victoire de la Prusse
sur la France, en 1871, allait marquer la fin humiliante
de Napoléon III et de son Second Empire. On verrait
également l’Allemagne moderne devenir une puissance
dominante de l’Europe centrale.
Louis Napoléon Bonaparte était peu connu avant
son élection à la présidence de la IIe République, en
décembre 1848. Après les répressions sanglantes des
journées de juin, l’électorat français était encore divisé
292 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
entre les monarchistes et les républicains. Pour les
monarchistes, le nom de Napoléon signifiait l’ordre
plutôt que l’anarchie républicaine ; pour les républicains, il symbolisait la vertu républicaine plutôt que la
corruption de l’aristocratie. Les uns et les autres ont
voté pour Louis Napoléon Bonaparte, qui a obtenu
près de quatre millions de voix de plus que son plus
proche rival.
Pour Louis Napoléon, la constitution de la
IIe République comportait un défaut majeur : elle
limitait à quatre ans le mandat du président, sans
réélection possible. Ironiquement, Louis Napoléon a
voulu en appeler au peuple pour tenter de changer la
situation, ce que l’Assemblée nationale lui a permis
de faire. Il y avait alors à l’Assemblée une majorité de
monarchistes qui aimaient l’idée d’avoir un empereur
en France. Craignant toujours le radicalisme de Paris,
l’Assemblée nationale a censuré la presse et revu le
droit de vote. Elle a restreint le droit de vote aux propriétaires fonciers et fait arrêter les députés radicaux.
Dans ses nombreux discours publics, Louis Napoléon
rappelait la mémoire de son oncle et l’associait au
principe de souveraineté populaire et à son propre
leadership. En octobre 1849, il a déclaré : « Le nom de
Napoléon est à lui seul un programme ; il veut dire à
l’intérieur ordre, autorité, religion, bien-être du peuple,
à l’extérieur dignité nationale. »
Dans le but d’accroître son pouvoir, Louis
Napoléon a orchestré un coup d’État dans la nuit du
1er au 2 décembre 1851 : l’armée a occupé Paris et la
police a arrêté 78 députés de l’Assemblée nationale. À
leur réveil, le 2 décembre, les Parisiens ont appris que
le président avait dissous l’Assemblée nationale et
restauré le suffrage universel masculin. Le coup d’État
devait se faire dans le calme, mais l’armée a néanmoins
abattu 200 émeutiers à Paris le 4 décembre, et freiné du
même coup un soulèvement de la gauche.
De cette manière, Louis Napoléon se déclarait
empereur et affirmait en même temps restaurer la démocratie. Pour le prouver, il a mis en place un nouveau
type d’élection par vote direct, appelé « plébiscite ».
Deux fois, en décembre 1851 et en décembre 1852,
l’électorat français a plébiscité l’empereur Napoléon III
et le Second Empire. Il semble que sous Napoléon III, le
peuple français appréciait les symboles de la démocratie
plus que la démocratie elle-même. L’économie allait
bien, notamment grâce à l’essor du réseau ferroviaire,
qui agissait comme catalyseur sur les industries
françaises et générait des emplois. Napoléon III avait
de bons conseillers qui préconisaient la planification et
l’aide gouvernementales selon les idées de Saint-Simon.
Ses réformes ont facilité la création d’entreprises à
responsabilité limitée et par association de capitaux.
Le Second Empire a aussi fondé le Crédit immobilier.
Les citoyens pouvaient y déposer leurs économies afin
qu’elles servent au développement industriel. Tous ces
signes de prospérité semblaient satisfaire la population
et diminuer le désir d’une démocratie véritable.
Paris représentait le mieux la planification du
Second Empire. Dès 1853, le baron Georges Haussmann
a dirigé les travaux de réaménagement du centre de
Paris. Il a éliminé des immeubles surpeuplés et transformé des rues étroites en grands boulevards. Il a fait
de Paris l’une des splendeurs de l’Europe.
La prospérité a maintenu le calme politique
pendant quelques années. En 1860, des scandales
financiers, des dissensions à l’égard de la politique
étrangère et l’irritation que causait la censure imposée
à la presse ont ranimé les critiques à l’égard du pouvoir.
En réaction, Napoléon III a appliqué des réformes : il a
accru la liberté de la presse, il a permis la tenue de
débats parlementaires plus libres, il a augmenté la
responsabilité des ministres à l’égard des représentants
élus, il a réduit l’influence de l’Église en éducation, il a
facilité l’accès des femmes aux études et il a légalisé les
syndicats et le droit de grève. Ces réformes, réalisées
entre 1860 et 1869, ont contribué à préserver la popularité de Napoléon III. Le plébiscite de 1870 a montré
que 7,3 millions de Français appuyaient les politiques
de l’Empereur contre 1,5 million.
les chrétiens de l’Empire ottoman. La guerre de Crimée
qui s’en est suivie (1853-1856) visait en fait à freiner
l’expansion russe dans les Balkans et la Méditerranée
orientale. Aucune des grandes armées, soit française,
britannique et russe, ne s’est distinguée, la maladie
ayant tué plus de soldats que les armes. L’infirmière
anglaise Florence Nightingale et les nouveaux correspondants de guerre des journaux ont fait connaître au
monde entier les conditions horribles de cette guerre.
Sur le plan politique, les Russes ont perdu davantage.
Le grand vainqueur a été Napoléon III. Le traité de
Paris de 1856 a accepté les concessions de la Russie
et a rendu à Paris son titre de centre diplomatique
de l’Europe.
Suisse
200 km
0
Lombardie Vénétie
Istrie
Milan Venise
Piémont Parme
France
Gênes
Modène
Bologne
Nice
Saint-Marin
Pise
Yougoslavie
Toscane Pérouse
Modène
Lucques
M
Sienne États
er
Ad
pontificaux
ri
at
Corse
iq
Rome
ue
Turin
Naples
Sardaigne
Tarente
Royaume des
Deux-Siciles
Mer Méditerranée
Palerme
Messine
Sicile
Tunisie
Un conflit et la guerre
Napoléon III souhaitait imiter son oncle en restaurant
le prestige de la France en Europe. En 1854, il s’est
opposé à la Russie, qui se disait la protectrice de tous
Tyrol
Savoie
Territoires annexés
en 1859
Territoires annexés
en 1860
Territoires annexés
en 1866
Territoires annexés
en 1870
Territoires cédés à la
France en 1860
Frontière de 1871
FIGURE 8.2 L’Italie unifiée
Examine cette carte de ce qui allait devenir l’Italie. Quelles régions
autonomes ont disparu à la suite de l’unification des États italiens ?
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
293
L’ITALIE :
DES PERSONNAGES CLÉS
La lutte pour l’unification de l’Italie (1848-1871)
relevait à la fois d’un nationalisme idéaliste en quête de
libération par l’insurrection populaire et d’un exercice
de realpolitik, c’est-à-dire une politique basée sur des
réalités et des besoins matériels plutôt que sur des
idéaux et des principes moraux. L’unification de l’Italie
n’aurait pas pu se faire sans l’idéalisme des nationalistes et le réalisme des politiciens. Pourtant, ces deux
éléments s’opposaient souvent au lieu de s’harmoniser.
La création d’une nationalité italienne n’allait pas
de soi. Ni la géographie ni l’histoire n’y conduisaient.
Il a fallu que les nationalistes italiens luttent afin de
créer une nouvelle nation. L’Autriche et le pape s’opposaient à l’unification, de même que certains dirigeants
politiques de plus petits États qui défendaient leurs
intérêts.
Le Risorgimento était un mouvement pour l’unification de l’Italie, formé avant l’occupation française du
nord de l’Italie par les armées révolutionnaires et
napoléoniennes. Après 1815, de petits groupes d’intellectuels et d’étudiants ont constitué des sociétés
secrètes radicales appelées les carbonari. Ils organisaient des soulèvements contre les Autrichiens, qui
occupaient les territoires du nord. Ils s’en prenaient
aux États pontificaux pour y dénoncer la corruption
de l’administration. Ils attaquaient aussi la monarchie
des Bourbons restaurée à Naples. En 1820 et en 1821,
puis à nouveau en 1831, les insurrections sont restées
des incidents isolés qui n’ont pas délogé les autorités
en place.
Giuseppe Mazzini
et Giuseppe Garibaldi
Après l’échec des insurrections de 1831, Giuseppe
Mazzini (1805-1872), qui avait été arrêté pour conspiration, a fondé à Marseille en France le mouvement
Jeune-Italie. Né à Gênes, ce fils de médecin a incarné le
nationalisme révolutionnaire romantique pour les
Italiens et même pour toute l’Europe. Avec Jeune-Italie,
294 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Mazzini et Garibaldi, les fondateurs de l’Italie moderne. À ton avis,
que serait-il advenu de la péninsule italienne sans l’unification ?
Mazzini a fait connaître les objectifs du nationalisme
italien, soit réunir les principes du nationalisme et du
libéralisme. La nouvelle Italie selon Mazzini serait à la
fois une démocratie et une république. Mazzini voulait
amener le peuple à se soulever afin d’atteindre ce but.
Des membres de Jeune-Italie ont participé à des
insurrections successives dans les principales villes de
la péninsule italienne, notamment Palerme, Naples,
Turin, Milan et Venise. Lors d’un soulèvement à Rome,
Mazzini a été désigné président d’une république démocratique radicale. Or, Rome était aussi le siège du
Vatican. Son statut ne concernait donc pas uniquement
les Italiens, mais la communauté internationale également. Dans une action concertée pour rendre Rome à
l’Église catholique, 30 000 soldats de Naples, d’Autriche
et de France sont intervenus contre la République
romaine. Giuseppe Garibaldi (1807-1882) était un
révolutionnaire romantique et l’un des principaux
représentants de la guérilla du XIXe siècle. Il a dirigé
une armée de 10 000 hommes, les Chemises rouges, et
a défendu avec héroïsme la République romaine.
Toutefois, il a dû abandonner la ville et s’enfuir dans
les montagnes. Peu après, en août 1849, la république
de Venise s’est rendue aux Autrichiens. C’était le dernier
fief des révolutions de 1848.
WEB
LIEN
IN
TERNET
www.cheneliere.ca
Pour plus d’information sur Giuseppe
Garibaldi et les Chemises rouges, rends-toi
à l’adresse ci-dessus.
La défaite des républiques de Rome et de Venise a
marqué la fin du rêve du Risorgimento de Mazzini.
L’unification nécessitait une direction plus centralisée
et une personne plus experte en politique. On a confié
cette tâche au comte de Cavour (1810-1861), un
libéral modéré du Piémont. Premier ministre du Piémont,
en 1852, Cavour avait montré qu’il était plutôt réaliste.
Il a consolidé ses appuis politiques en se servant du
processus électoral de façon astucieuse, presque frauduleuse. En matière de politique étrangère, il a atteint ses
objectifs à force de ruse diplomatique et de menaces de
guerre. Cavour s’est aperçu qu’il avait besoin d’appuis
hors de l’Italie. Il s’est donc allié à la France pour combattre la Russie pendant la guerre de Crimée ; plus
tard, il s’est allié à la Russie contre l’Autriche. Ce sont
là deux bons exemples de realpolitik. Ses manœuvres
diplomatiques ont permis à Cavour d’aborder la question
italienne au congrès de Paris de 1856 et de procéder à
l’unification du nord de l’Italie, à l’exception de Venise.
Garibaldi a alors pris la relève. Ses Chemises rouges
avaient combattu en Lombardie. Au lieu de disperser son
armée privée, Garibaldi a réuni 1 000 soldats (les Mille)
au sud de la Sicile. Ainsi, les Chemises rouges, aidées
de paysans, ont défait l’armée du roi Bourbon,
François II. Les Chemises rouges ont ensuite envahi le
continent et ont rapidement pris Naples.
Les victoires de Garibaldi dans le Sud ennuyaient
Cavour, au Nord. Tout semblait indiquer que les forces
des républicains radicaux et l’insurrection populaire
du Sud allaient progresser vers le Nord. Cavour a placé
l’armée de Sardaigne dans les États pontificaux et a
rencontré Garibaldi au sud de Rome. Garibaldi, plus
révolutionnaire que politicien, a accepté l’union du
Nord et du Sud selon les conditions de Cavour. En
mars 1861, le nouveau royaume d’Italie était créé. Victor
Emmanuel II en était le monarque constitutionnel. Des
propriétaires fonciers habilités à voter ont élu un
parlement. Turin, dans le Piémont, est devenue la capitale. Cavour est mort en 1861, 11 semaines seulement
après la création du royaume d’Italie.
Toutefois, il manquait quelques éléments au
royaume. Venise appartenait toujours à l’Autriche. Le
pape Pie IX contrôlait toujours le reste des États pontificaux et Rome. À nouveau, la diplomatie et la guerre
ont complété l’unification. En 1866, l’Italie a soutenu
la Prusse dans une courte guerre remportée contre
l’Autriche. En guise de récompense, la Prusse lui a
cédé Venise. En 1870, Napoléon III, en guerre contre
la Prusse, a fait revenir ses soldats de Rome. Les
troupes italiennes ont alors occupé la ville, le pape s’est
retiré au Vatican et Rome est devenue la capitale de
l’Italie complètement unifiée en 1871. Comme en
France, des politiciens réalistes ont su gérer le sentiment nationaliste idéaliste pour faire progresser la
cause d’un État-nation plus fort.
L’ALLEMAGNE MODERNE :
DES PERSONNAGES CLÉS
L’occupation des territoires allemands par Napoléon et
l’intérêt du mouvement romantique pour les traditions
populaires et l’histoire ont favorisé l’émergence d’une
culture et d’une tradition communes aux peuples germanophones. Toutefois, il faut noter que l’unification
de l’Allemagne n’a pas résulté d’un mouvement
nationaliste populaire, mais bien d’un exercice de
realpolitik, et ce, encore plus clairement qu’en Italie.
De 1815 à 1848, les nationalistes libéraux ont rêvé
d’une unité allemande gérée par une constitution
libérale. Il y avait cependant d’importants obstacles
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
295
Mer
Baltique
Mer
du Nord
Dantzig
Amsterdam
Hambourg
Brême
Berlin
Rhi
Varsovie
n
Cologne
Bonn
Mayence Francfort
Stuttgart
Prague
Olmutz
Nuremberg
Munich
Vienne
Da
nu be
Innsbruck
0
Budapest
250 km
de la
Territoires annexés A d r i aFrontière
tic
par la Prusse en 1866
S e Confédération
a
allemande en 1815
Territoires cédés par
la France en 1871
Frontière de la
Confédération de
Territoires s’étant ralliés
Corsica
l’Allemagne du Nord
à la Prusse pour former
en 1867
la Confédération de
l’Allemagne du Nord en 1867
FIGURE 8.3 L’unité allemande
Examine les transformations qu’a connues l’Allemagne. Selon toi,
ces changements annonçaient-ils des problèmes ?
politiques. La Confédération allemande de 1815 avait
réuni 39 États. Parmi eux, les plus grands et les plus
puissants étaient la Prusse et l’Autriche. Cette confédération ne visait pas l’unification des États germanophones. Elle servait plutôt à préserver les structures
politiques existantes de petits États gouvernés par des
princes absolutistes. La Prusse et l’Autriche représentaient deux dirigeants possibles de la Confédération.
En outre, les petits États ne savaient à quelle puissance
accorder leur loyauté. Le progrès social et économique
a en partie réglé ces questions. En 1834, le Zollverein,
une union douanière allemande, a réuni la Prusse et des
États allemands du Nord, mais non l’Autriche, dans
une association économique plus étroite. Le prolonge-
296 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
ment du réseau ferroviaire et l’urbanisation des années
1840 et 1850 ont affaibli l’esprit de clocher des
régions. De plus, ils ont fait progresser l’idée qu’un
plus grand État-nation pouvait mieux assurer la croissance économique et une influence diplomatique.
Les nationalistes libéraux ont eu une occasion de
concrétiser leur rêve en 1848. Toutefois, leur première
tentative a échoué. Réunis au parlement de Francfort,
ils n’ont pas réussi à s’entendre sur la définition du
nouvel État allemand. Les partisans de la « solution
grande-allemande », qui incluait l’Autriche, provenaient surtout des régions catholiques du Sud. Les partisans de la « solution petite-allemande », qui excluait
l’Autriche et favorisait la Prusse, provenaient surtout
des régions protestantes du Nord. L’échec du parlement de Francfort et la réaffirmation de l’autocratie
royale à Berlin et à Vienne, en 1848-1849, ont mis un
terme à la fusion du libéralisme et du nationalisme
dans l’unification de l’Allemagne.
Otto von Bismarck
Otto von Bismarck (1815-1898) était un aristocrate
conservateur. Il défendait la monarchie prussienne
contre les attaques des nationalistes libéraux de 1848.
Cependant, contre toute attente, il a été l’artisan de
l’unification de l’Allemagne. Bismarck avait une force
physique et une vitalité exceptionnelles. Par ailleurs, il
avait une intelligence remarquable. Il a notamment
raconté dans ses mémoires avoir suivi un plan à long
terme, même si sa véritable force résidait dans sa
capacité de s’adapter aux situations tout en cherchant
constamment à accroître la puissance de la Prusse. En
revanche, cette habileté lui a valu la réputation d’éviter
de respecter ses engagements à long terme au moyen
de beaux discours rusés et trompeurs : seule comptait
l’atteinte de ses objectifs. Bismarck a bien exprimé son
mépris pour le libéralisme et sa foi dans le rôle central
du pouvoir en politique et en diplomatie dans son
célèbre discours du 29 septembre 1862 :
L’Allemagne ne recherche pas le libéralisme de
la Prusse, mais sa puissance […] La Prusse doit
préserver sa puissance en prévision du bon
moment, lequel s’est déjà présenté plusieurs fois.
Les frontières de la Prusse ne conviennent pas à
une vie nationale saine. Les grandes questions de
notre temps ne seront pas tranchées par des
discours et des majorités – l’erreur commise en
1848-1849 – mais par le fer et le sang.
Du conflit à l’unification
En 1864, le Danemark a revendiqué la propriété du
Schleswig et du Holstein. Ces deux duchés voisins
avaient des populations germanophones. Cette action
a provoqué la colère des nationalistes allemands, qui
ont exigé réparation. Bismarck a pris les devants. Il a
organisé une intervention militaire conjointe de
l’Autriche et de la Prusse. La guerre de courte durée a
permis à la Prusse de montrer la supériorité de son
armée sur celle du Danemark, mais les vainqueurs
n’ont pas réussi à s’entendre sur l’avenir des deux
duchés conquis.
Afin d’alerter l’opinion publique allemande sur la
question, Bismarck a posé un geste inattendu. Il a
proposé une réorganisation de la Confédération allemande ainsi que la création d’une assemblée nationale
élue par suffrage universel masculin. Il savait que
l’Autriche allait rejeter tout de suite cette proposition.
Les libéraux se méfiaient toujours de Bismarck et du
militarisme prussien, mais cette proposition semblait
montrer que la réforme dont on parlait depuis si
longtemps avait plus d’appuis à Berlin qu’à Vienne.
Dans la capitale autrichienne, l’empereur FrançoisJoseph et ses ministres croyaient que la guerre était une
conséquence inévitable de la proposition de Bismarck.
Ils ont cru que l’Autriche l’emporterait. Sous le haut
commandement de Helmut von Moltke, les généraux
prussiens ont utilisé de nouvelles technologies industrielles pour remporter la bataille. Ils ont ainsi ouvert
la voie à une nouvelle façon de faire la guerre. D’abord,
les soldats prussiens disposaient des nouveaux fusils
Dreyse plus modernes. Ces armes, à culasse mobile, leur
permettaient de tirer jusqu’à 8 coups la minute. De plus,
ces soldats se déplaçaient plus vite grâce au réseau ferroviaire. Enfin, l’utilisation du télégraphe a accru la
vitesse des communications. Sûrs de remporter la victoire, les généraux prussiens étaient prêts à marcher
sur Vienne. Bismarck gardait néanmoins à l’esprit ses
objectifs politiques et a plutôt négocié un accord de
paix. La guerre austro-prussienne n’a finalement duré
que sept semaines, soit de juin à août 1866. La Prusse
a vaincu l’Autriche sur le terrain et Bismarck a réformé
la Confédération allemande.
Le traité de Prague de 1866 a mis un terme à la
lutte qui opposait l’Autriche et la Prusse au sein de la
Confédération allemande. Il a eu de nombreuses
retombées. Premièrement, l’Italie a obtenu Venise, une
possession autrichienne, en récompense de sa participation à la guerre aux côtés de la Prusse.
Deuxièmement, la nouvelle Confédération de
l’Allemagne du Nord excluait l’Autriche, mais comprenait une Prusse plus grande. En effet, l’annexion par la
Prusse d’États auparavant indépendants lui a permis
de s’enrichir de quelque 3 300 km2 et 4,5 millions
d’habitants. La nouvelle confédération incorporait les
deux tiers de la confédération précédente, à l’exception des États du Sud. La Prusse était le joueur le plus
puissant de la nouvelle confédération et le roi
Guillaume Ier de Prusse en a pris la direction. Ce nouveau gouvernement s’est doté d’un parlement au
suffrage universel masculin. Bismarck avait la certitude
que les électeurs des régions rurales éliraient des
propriétaires conservateurs, et non des libéraux de la
classe moyenne. Des ministres de la Confédération,
nommés par le roi et sous contrôle prussien, devaient
aussi gérer les affaires militaires et étrangères.
Troisièmement, les quatre États allemands du Sud,
soit la Bavière, le royaume de Wurtemberg, le grandduché de Bade et le Hesse-Darmstadt, ont signé une
alliance militaire avec la Prusse, même s’ils demeuraient
exclus de la Confédération de l’Allemagne du Nord.
Face à l’échec de l’Autriche, ces États devaient absolument développer des relations économiques et politiques
plus étroites avec la nouvelle confédération. Bismarck
gardait cependant la France à l’œil après avoir constaté
que Paris se méfiait de la nouvelle Allemagne.
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
297
Une caricature française qui témoigne du mélange de défiance et
de sarcasme qu’inspirait Bismarck en France. Elle est particulièrement
éloquente de l’autoritarisme qu’on prêtait à l’homme politique allemand.
LA GUERRE FRANCOALLEMANDE (1870-1871)
Cette guerre a commencé à la suite d’un incident diplomatique concernant la succession d’Espagne. L’incident
était mineur, mais la guerre a eu des conséquences profondes. En 1868, une révolution en Espagne a poussé
la reine Isabelle II à abdiquer. Madrid a proposé le
trône au prince Léopold de Hohenzollern, un parent
éloigné du roi Guillaume Ier de Prusse.
Bismarck aimait l’idée d’avoir un allié en Espagne.
En revanche, la France redoutait une alliance entre la
Prusse et l’Espagne et craignait d’être attaquée sur deux
fronts. Les journaux français et allemands, encouragés
par des politiciens, dont Bismarck, ont attisé l’opinion
298 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
publique. Ils ont prétendu que la dispute mettait en
jeu la dignité et le prestige de leur nation respective.
L’ambassadeur français a rencontré Guillaume Ier,
à Ems en Allemagne, et a obtenu le retrait du candidat
Hohenzollern. Il a aussi exigé une garantie que ce
retrait serait définitif. Guillaume Ier a refusé cette
deuxième requête et a transmis par télégramme le
compte rendu de sa rencontre à Bismarck. Bismarck a
raccourci le texte, ce qui faisait paraître le refus du roi
beaucoup plus rude, puis l’a transmis à la presse. La
nouvelle a embrasé l’opinion publique française.
Napoléon III, pour défendre l’honneur de la nation, a
déclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870.
Les Prussiens ont remporté une victoire écrasante
contre la France à l’aide des méthodes modernes qui
avaient fait leurs preuves contre l’Autriche, entre
autres le transport en train de 500 000 soldats vers le
front. La capture de Napoléon III et de 100 000 soldats
français à Sedan, en septembre 1870, a entraîné la
chute du Second Empire. La guerre a duré encore quatre
mois. Les Allemands ont assiégé Paris. Les Parisiens
ont dû manger leurs animaux de compagnie et même
des rats pour éviter de mourir de faim. Le traité de
Francfort, signé en mai 1871, a imposé de dures conditions à la France : celle-ci a dû céder les provinces
d’Alsace et de Lorraine à l’Allemagne, lui verser cinq
milliards de francs et subir l’occupation allemande
pendant les trois années nécessaires pour régler cette
dette. Pis encore, Guillaume Ier a été proclamé empereur
de l’Allemagne unifiée dans la galerie des Glaces de
Versailles, l’ancien palais de Louis XIV, Roi-Soleil et
gloire de la France.
L’Empire autrichien:
l’anomalie européenne
Contrairement à ce qui s’est produit en Italie et en
Allemagne, le nationalisme a affaibli le grand empire
autocrate d’Autriche au lieu de le renforcer. Après la
révolution de 1848-1849, la monarchie des Habsbourg
a vaincu les forces nationalistes et libérales. Cependant,
l’Empire autrichien n’était plus de son temps. C’était
une dynastie, et non un État-nation. Les Habsbourg se
transmettaient les territoires et la population de l’Empire
d’une génération à l’autre. Le jeune François-Joseph Ier,
qui serait empereur et roi jusqu’à sa mort en 1916,
avait combattu l’élan révolutionnaire en 1848. Il estimait
que le règne des Habsbourg devait servir à préserver le
patrimoine territorial et, si possible, d’en étendre les
frontières. Pour ce faire, la monarchie avait le soutien
de l’aristocratie terrienne, de l’Église catholique, de
l’imposante bureaucratie et de l’armée, dont une grande
partie relevait de fonctionnaires germanophones.
Soumis à l’oppression du règne Habsbourg, les
groupes minoritaires savaient au moins à quoi s’en
tenir. La séparation du pays était un objectif réalisable.
Toutefois, elle pouvait conduire à une prise de contrôle
par les Hohenzollern du nouvel Empire allemand ou
par les Romanov de la Russie tsariste. Cela ne valait
pas mieux.
Cet équilibre entre les intérêts des nationalistes et
de la dynastie a été mis en péril par le déclin de l’Empire
ottoman dans les Balkans. Dans ces régions, le nationalisme slave a ouvert la porte à l’influence russe. À Vienne,
François-Joseph Ier et ses conseillers voulaient déjouer
les intrigues des Russes tout en tirant profit de la faiblesse de l’Empire ottoman. L’ambition nationaliste et la
rivalité entre grandes puissances ont entraîné une
situation explosive dans l’Empire austro-hongrois et les
Balkans. Bismarck a même déclaré qu’il s’agissait d’une
véritable poudrière. Et il suffira d’une étincelle pour
déclencher un conflit bien plus important en 1914.
LA RUSSIE TSARISTE:
RÉFORME ET RÉPRESSION
La Russie constituait l’autre grande monarchie autocrate de l’époque. Elle souhaitait préserver l’aristocratie conservatrice, mais avait un grand besoin de
réformes économiques et industrielles. La défaite de la
Russie à la guerre de Crimée (1854-1856) avait montré
la nécessité de moderniser son armée et d’industrialiser
son économie. Le tsar Alexandre II (1818-1881) a
entrepris ces réformes difficiles. Réformateur prudent
et modéré, il a régné de 1855 à 1881.
L’émancipation de 22,5 millions de serfs en 1861 a
représenté le changement le plus important. Afin de ne
pas nuire aux propriétaires terriens, qui craignaient de
perdre leurs revenus de la terre, le contrôle des paysans
et leurs privilèges, on a fait payer aux paysans le prix
de la réforme. Les paysans, libres et propriétaires de
parcelles de terrain, ont dû payer une indemnité à
l’État pour leur émancipation.
Les aristocrates et les réformateurs avaient peur de
voir apparaître une population rurale sans terre, sans
lieu d’attache et donc dangereuse. Par conséquent, les
communes de paysans traditionnelles ont continué de
contrôler l’utilisation du territoire et de limiter les
déplacements des paysans à l’extérieur des communes.
Les paysans vivaient donc toujours dans la pauvreté, et
cela empirait avec l’accroissement de la population.
L’exportation de céréales a augmenté rapidement avec
le développement du réseau ferroviaire, mais en même
temps, le prix des céréales a chuté. Les paysans devaient
produire plus de céréales pour un revenu moindre,
avec des familles plus nombreuses à nourrir et dans un
système agricole qui décourageait l’innovation. Dans ces
conditions, une mauvaise récolte pouvait transformer
le mécontentement en manifestations violentes.
La situation se dégradait aussi dans les zones
urbaines de la Russie. Le gouvernement avait soutenu
la première vague d’industrialisation dans les années
1860. La construction du réseau ferroviaire et le développement industriel avaient fait croître des villes et
créé une nouvelle classe ouvrière. Comme les premiers
travailleurs industriels ailleurs dans le monde, ces
ouvriers se faisaient exploiter ; ils avaient de bas salaires
et aucune loi ne les protégeait. Les dirigeants de groupes
de travailleurs ont commencé à étudier l’analyse
marxiste du capitalisme industriel et à chercher une
solution révolutionnaire à leur oppression.
Alexandre II, ses fonctionnaires et l’aristocratie
avaient amorcé la réforme avec précaution. Ils ont
appliqué une politique de répression en réaction aux
critiques et au mécontentement, puis à un soulèvement nationaliste en Pologne (que la Russie contrôlait
en partie) en 1863. La répression a accru l’insatisfaction des différentes classes sociales.
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
299
Les quelques intellectuels du pays, de plus en plus
nombreux, étaient troublés par le recul de leur patrie.
Les populistes interprétaient l’insurrection populaire
des paysans comme un désir de revenir aux traditions
russes, plutôt que d’adopter les pratiques occidentales.
Certaines personnes aimaient les idées des anarchistes.
D’autres croyaient que seule la violence pouvait faire
changer les choses.
En 1881, Alexandre II est mort, tué par l’explosion
d’une bombe artisanale. Contrairement aux attentes de
l’assassin, la mort du tsar n’a pas provoqué un soulèvement général. Plutôt, une longue période de répression
a commencé sous Alexandre III (1881-1894). Après
1881, la Russie a suivi la voie contraire à la tendance
observée en Europe occidentale. En Russie, les forces
autocratiques se sont renforcées; dans l’Europe occidentale, les nouvelles politiques démocratiques ont
marqué l’après 1870.
Relis, réfléchis, réagis
1. a) Quelle est la différence entre une nation
et un État ?
b) Rédige une définition claire du terme « Étatnation ». Inspire-toi des exemples du chapitre
et du contexte.
2. Le terme « État-nation » peut-il s’appliquer
au Canada ? Pourquoi ?
3. En quoi la situation de la Russie et de l’Autriche
au XIXe siècle différait-elle de celle de la plupart
des pays européens ?
L’ÉVOLUTION
DE LA PENSÉE POLITIQUE :
L’ESSOR DE LA DÉMOCRATIE
Outre le nationalisme, une autre force a façonné le
paysage politique de l’Europe. À divers degrés, les nations
ont adopté des principes démocratiques qui les ont rapprochées des nations que nous connaissons aujourd’hui.
300 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Entre 1850 et 1914, la plupart des pays ont accordé un
droit de vote élargi, voire le suffrage universel masculin.
En 1871, le nouvel Empire allemand et la IIIe République française ont tenu un suffrage « démocratique ».
Tous les citoyens adultes masculins ont pu voter. En
Grande-Bretagne, après 1867, les propriétaires masculins
des villes et les locataires payant plus de 10 livres sterling
par année pouvaient voter aux élections législatives. En
1914, même la Russie et l’Autriche avaient introduit le
suffrage universel masculin.
Entre 1815 et 1848, la perspective d’un électorat
populaire avait terrifié les conservateurs et les libéraux ;
pourtant, le désastre annoncé ne s’est pas produit. En
fait, des conservateurs comme Otto von Bismarck,
en Allemagne, et Benjamin Disraeli (1804-1881), en
Grande-Bretagne, ont même accordé le droit de vote
aux hommes de la classe ouvrière. En général, les élus
étaient des politiciens conventionnels qui devaient
leur majorité aux propriétaires terriens et à la classe
moyenne supérieure, et ces derniers adhéraient à des
principes libéraux conservateurs ou modérés. La population exprimait davantage le désir d’un nationalisme
militant que de réformes radicales.
La France : la IIIe République
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la démocratie
en France a dû surmonter diverses difficultés. Entre
autres, mentionnons l’antagonisme qui opposait Paris
et la province, la répression des contestataires par
l’État, les tentatives des monarchistes de rétablir un
gouvernement autoritaire et l’antisémitisme.
Selon une tendance qui s’observe encore aujourd’hui
dans la plupart des pays, le centre urbain qu’était Paris
et les régions de la France avaient des vues politiques
divergentes. Après la chute du Second Empire, le
nouveau gouvernement de la IIIe République a été élu
au suffrage universel masculin. Paris venait de subir
un siège de quatre mois et n’a pas voté comme les
régions. Les élections nationales ont redonné le pouvoir
à une majorité monarchiste, qui était disposée à accepter
les conditions de paix de l’Allemagne. Or, les Parisiens
s’opposaient aux conditions de paix et considéraient
les politiciens comme des traîtres. Pour empirer les
choses, le gouvernement a accédé à la demande des
propriétaires. Ces derniers désiraient que les locataires
paient leurs loyers pour la période du siège.
Les Parisiens mécontents ont fait des manifestations,
violemment réprimées par le gouvernement. Cela a menacé la démocratie déjà fragile. Ils sont descendus dans
la rue pour protester contre le nouveau gouvernement.
En 1871, ils ont créé la Commune. Les dirigeants étaient
des démocrates radicaux appuyés par les socialistes.
Après six semaines, l’armée de la IIIe République a
réprimé l’insurrection avec une sauvagerie sans précédent. Au cours des derniers jours de la Commune, les
communards ont tué environ 100 otages, dont l’archevêque de Paris. Selon les estimations, de 20 000 à
25 000 communards ont été exécutés dans la semaine
qui a suivi les affrontements dans les rues de Paris. Les
exécutions étaient souvent sommaires, c’est-à-dire sans
procès. L’expérience de la Commune a vidé les rangs de
la gauche française pour plus de 10 ans. Elle a affaibli et
aigri les radicaux dans toute l’Europe. La Commune est
aussi devenue un symbole des valeurs parisiennes et
républicaines. Son souvenir a subsisté dans la haine et la
peur entre la bourgeoisie et la classe ouvrière.
La majorité monarchiste du premier gouvernement de la IIIe République avait oublié les leçons
politiques du Second Empire. Elle espérait ramener
l’ordre en restaurant la monarchie. Napoléon III avait
prouvé que le suffrage universel pouvait aller de pair
avec un gouvernement autoritaire, pourvu que l’économie demeure prospère et que le peuple sente qu’il
participe à la nation au moyen de la démocratie. Les
monarchistes faisaient toutefois erreur. Ils ont eu de la
difficulté à trouver un candidat au trône. En outre, le
candidat des Bourbons refusait de reconnaître le drapeau
tricolore, symbole de la République de France.
Les monarchistes de droite n’avaient jamais été à
l’aise avec la constitution républicaine et avaient souvent
tenté de la réformer. En 1877, le maréchal Patrice de
Mac-Mahon (1808-1893), alors président de la France,
a essayé sans succès de révoquer le gouvernement et
d’influencer le résultat des élections afin de soutenir la
cause royaliste. Il a fini par démissionner en 1879. Une
deuxième manœuvre de la droite a échoué en 1889,
quand le général Boulanger (1837-1891) a voulu
restaurer un empire bonapartiste. La droite attirait à la
fois les royalistes et les bonapartistes, qui défendaient
l’Église catholique contre le sécularisme républicain,
ainsi que des nationalistes en quête d’une revanche
contre l’Allemagne pour effacer l’humiliation de 1871.
Tous ces groupes avaient associé le républicanisme à la
faiblesse et au déshonneur. Il leur fallait donc un bouc
émissaire pour expliquer l’échec de la République. Ils
ont alors choisi les Juifs.
L’affaire Dreyfus
L’antisémitisme virulent nuisait à la force de la République et aux principes démocratiques qu’elle prétendait
suivre. Il a pris des proportions explosives en 1898-1899
et a divisé la société française avec l’affaire Dreyfus, qui
a duré de 1894 à 1906.
En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935),
un officier juif attaché à l’état-major du ministère de la
Guerre, a été accusé d’avoir livré des renseignements
secrets à l’Allemagne. Or, l’espionnage s’est poursuivi
même après l’emprisonnement de Dreyfus et des accusations ont été portées contre un autre officier de l’étatmajor. Durant son procès, des officiers de l’armée ont
cependant tenté d’étouffer l’affaire et ont même produit
de faux documents pour inculper Dreyfus. Informée de
l’affaire, la société française s’est divisée en deux camps.
D’un côté, les patriotes de la droite supportaient les
accusations portées contre Dreyfus ; de l’autre côté, les
défenseurs de la République jugeaient Dreyfus innocent
et accusaient l’état-major d’avoir déshonoré la France. On
a finalement acquitté Dreyfus et il a pu réintégrer l’armée.
Toutefois, sa cause a laissé de profondes cicatrices.
Les socialistes de la gauche française étaient peu
nombreux depuis la suppression de la Commune
en 1871. Ils ont commencé à se réorganiser dans les
années 1880. Ils étaient les héritiers de la tradition
révolutionnaire, se rappelaient la Commune et
n’aimaient pas collaborer avec les politiciens bourgeois
de la République. Cependant, ils ont fini par appuyer
ses institutions, car la droite menaçait la République.
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
301
En fin de compte, les propriétaires terriens,
l’armée et l’Église, qui constituaient la minorité de
droite, n’ont pas réussi à démanteler la République. La
République bénéficiait du soutien de l’électorat issu
de la classe moyenne urbaine, des petits propriétaires,
des entrepreneurs indépendants et des commerçants
de la France provinciale. Ce mariage entre l’idéologie
politique et le soutien de l’électorat a finalement sauvé
la République.
L’ALLEMAGNE DE
BISMARCK, DE 1871 À 1890
La constitution de l’Empire allemand de 1871 relevait
d’une démocratie plus symbolique que réelle. Le parlement, ou Reichstag, était élu au suffrage universel
masculin, mais avait des pouvoirs très limités. Il ne
pouvait promulguer des lois, mais pouvait empêcher
leur adoption. Sur le plan financier, il pouvait approuver
les budgets, mais ne le faisait jamais. Les ministres
n’étaient pas responsables envers les représentants élus.
L’empereur les nommait et les congédiait.
La structure constitutionnelle allemande pouvait
causer du mécontentement à l’égard de la domination
prussienne. Pour éviter le risque de fragmentation,
Bismarck a fait en sorte d’obtenir des appuis pour ses
politiques. Au cours des années 1870, la principale
opposition venait du Parti du centre, un parti catholique
bien appuyé dans la Rhénanie et dans les États allemands du Sud. Pour contrer son influence, le chancelier
Bismarck a adopté une politique nationale de laïcité, le
KulturKampf. Cette politique anticléricale limitait les
droits de l’Église catholique en Allemagne. Bismarck a
aussi tenté de limiter l’influence de l’Église sur l’éducation et la famille. Il a fait appel à la fibre séculière des
libéraux nationalistes qui avaient appuyé sa politique
d’unification des années 1860. Sa stratégie a cependant
échoué, le Parti du centre ayant obtenu de nouveaux
appuis. Par ailleurs, les conservateurs prussiens craignaient que cette politique ne réduise l’influence de
toutes les Églises sur l’État.
302 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
En 1878, Bismarck a abandonné le KulturKampf
pour s’attaquer plutôt aux socialistes. En effet, en 1875,
le nouveau Parti ouvrier-socialiste (SPA) réunissait des
marxistes et des disciples de l’économiste allemand
Ferdinand Lassalle (1825-1864). Ce dernier avait milité
pour la mise en place de réformes politiques et sociales
dans les années 1860. Le SPA a rapidement obtenu des
appuis dans les circonscriptions ouvrières des villes.
Bismarck, qui avait déjà qualifié les socialistes et leurs
partisans de la classe ouvrière de « bande de voleurs
menaçants avec qui nous partageons nos plus grandes
villes », a décidé de neutraliser le mouvement avant qu’il
ne prenne de l’ampleur. En 1878, il a promulgué des lois
antisocialistes qui faisaient du socialisme un ennemi
de l’État. La loi limitait aussi la presse et les rassemblements socialistes ainsi que toutes les activités des sociauxdémocrates et des syndicats. Bismarck a constaté que
la politique d’interdiction du SPA ne suffisait pas, si
bien qu’entre 1881 et 1888, il a promulgué la législation
sociale la plus progressiste d’Europe afin de miner
l’influence des socialistes. Sa législation comprenait
notamment une assurance maladie et accident et un
programme de retraite.
En dépit des tentatives de Bismarck pour supprimer
le mouvement socialiste, l’industrialisation et l’urbanisation rapides de la fin du XIXe siècle ont favorisé l’appui
populaire au SPA, devenu le Parti social-démocrate en
1890. Ce dernier est finalement devenu le parti politique
le plus populaire de l’Empire. Conscient du danger,
Bismarck a envisagé de restreindre le droit de vote. Le
jeune empereur Guillaume II (1888-1918) aspirait alors
à la popularité et souhaitait se débarrasser de l’influence
qu’exerçait Bismarck sur les affaires étrangères. Il a
donc congédié son chancelier vieillissant en 1890.
L’importance croissante du SPD accentuait la faiblesse
grandissante du Reichstag face aux ministres de l’empereur. L’État allemand, son empereur et ses ministres
avaient besoin d’un appui populaire qui dépassait la politique intérieure et les réformes sociales. À partir de 1890,
la rivalité internationale accrue a nourri le nationalisme
militant et fourni des outils pour rallier le peuple
allemand sans réforme démocratique significative.
LA GRANDE-BRETAGNE
DE 1867 À 1894 :
DISRAELI ET GLADSTONE
La démocratie n’était pas une idée nouvelle en GrandeBretagne. Le pays avait eu de nombreux gouvernements
pacifiques où un monarque et un parlement avaient
collaboré sans difficulté. Le régime parlementaire avait
montré sa capacité de se réformer. À partir des années
1860, il était entendu qu’il fallait étendre le droit de
vote, mais il restait à déterminer à qui on l’accorderait.
On a procédé par étapes. En 1867, le premier ministre
Benjamin Disraeli (1804-1881) et son gouvernement
conservateur ont voté la loi sur la réforme, qui accordait,
à certaines conditions, le droit de vote aux hommes de
la classe ouvrière. En 1884, le premier ministre William
Gladstone (1809-1898) et son gouvernement libéral
ont accordé le droit de vote selon les mêmes conditions
aux hommes propriétaires des circonscriptions rurales.
Cependant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les
forces du changement et des réformes sociales se sont
opposées aux forces du statu quo, qui défendaient la
monarchie et les traditions.
Benjamin Disraeli était différent de bien des
membres de son parti. Il faisait preuve d’optimisme et
d’un certain flair politique. Il croyait à une alliance
naturelle entre les propriétaires terriens paternalistes et
une classe ouvrière respectueuse. À l’inverse, il existait
une animosité naturelle entre les travailleurs et les
industriels de la classe moyenne qui appuyaient les
libéraux de Gladstone. Dans un discours célèbre à
Crystal Palace en 1872, Disraeli a redéfini l’attrait du
conservatisme pour toutes les classes au moyen de la
tradition, du patriotisme et du paternalisme et de principes clés : la monarchie, l’empire et la réforme sociale.
Devenu premier ministre pour une seconde fois en
1874, Disraeli a basé ses politiques sur ces trois principes.
D’abord, il a convaincu la reine Victoria de sortir de
l’isolement, car elle s’était retirée après la mort de son
mari en 1861. Sous l’influence de Disraeli, la famille
royale est devenue un symbole de la tradition étroitement
associé au Parti conservateur.
Disraeli a aussi cultivé la fierté à l’égard de l’Empire
britannique. Il a nommé la reine Victoria impératrice
des Indes et a acheté des actions du canal de Suez. Il a
opté pour une politique coloniale active, en participant
à des conflits en Afghanistan et en Afrique du Sud. Son
gouvernement a également voté des réformes sociales
novatrices. Il a ainsi amélioré le statut juridique des
syndicats et introduit des législations sur la protection
des consommateurs, la sécurité au travail et le logement social. À cet égard, Disraeli a contribué à la construction du Parti conservateur moderne.
Avec William Gladstone, le cri de ralliement des
libéraux était « paix, réduction des dépenses et réforme ».
« Paix » était synonyme de libre-échange et d’opposition
aux coûteuses expéditions à l’étranger et dans les
colonies. « Réduction des dépenses » faisait allusion à
une politique de non-intervention qui limitait le rôle
du gouvernement et les taxes au minimum. Par
« réforme », les libéraux visaient l’élimination de lois
obsolètes qui profitaient seulement à quelques privilégiés. Par conséquent, les libéraux ont réformé l’armée et
la fonction publique de façon à éliminer le favoritisme,
ont autorisé l’accès aux universités d’Oxford et de
Cambridge à des étudiants non anglicans et, en 1870, ont
rendu accessible l’instruction primaire dans tout le pays.
En fin de compte, c’est l’aspect « paix » de leur
programme qui a mené les libéraux à leur perte. En
1876, les Turcs ont tué plus de 12 000 chrétiens
bulgares. À ce moment-là, Disraeli a stratégiquement
pris le parti de l’Empire ottoman dans sa guerre
contre la Russie (1877-1878). William Gladstone a
profité de l’intérêt que suscitaient ces questions de
morale et de stratégie auprès de la population en
1879-1880. Il a mené la première campagne électorale
moderne de l’histoire. En 1879, il a fait le trajet reliant
Liverpool à Édimbourg en train. Il s’est arrêté dans
chaque ville où passait le train pour faire des discours
qui condamnaient l’immoralité et les coûts de la
politique impériale de Disraeli. Après une deuxième
campagne écossaise en 1880, l’électorat a donné une
majorité aux conservateurs de Disraeli et mis fin au
mandat des libéraux.
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
303
Gladstone avait appuyé la cause de la libération
nationale en Europe. Il a toutefois mal manœuvré dans
les conflits qui opposaient l’Empire britannique et les
Boers en Afrique et en regard du nationalisme en Irlande.
Son projet de loi sur l’autonomie politique de l’Irlande,
en 1886, a divisé le Parti libéral. À cause de lui, les
conservateurs, le parti du patriotisme et de l’Empire, et
leur chef Lord Salisbury ont dominé la scène politique
britannique durant les deux décennies suivantes.
Le sentier de la guerre:
de 1900 à 1914
L’industrialisation, la concurrence et la rivalité croissante entre les États européens et l’ambition impériale
ont entraîné une course aux armements et la formation
d’alliances diplomatiques en prévision de la guerre. Le
nationalisme exacerbait la loyauté à l’égard du pays,
mais aussi l’antipathie envers les pays qui représentaient
une menace. John A. Hobson, un économiste libéral
britannique et un critique de l’impérialisme, a noté la
réaction chauviniste du peuple britannique durant la
guerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902). Dans
The Psychology of Jingoism (La psychologie du chauvinisme), publié en 1901, il a écrit que le nationalisme
agressif était devenu une forme de patriotisme renversé
selon lequel l’amour de sa propre nation se transforme
en haine et en un désir féroce de détruire les membres
d’autres nations.
Ainsi, les rivalités ont exercé de nouvelles pressions
sur la politique nationale des États. L’aristocratie prussienne, à la tête du gouvernement et de l’armée, associait sa propre puissance à la supériorité de la nation
allemande. Avec le soutien d’industriels impatients de
profiter de la course aux armements, les politiciens et
les généraux allemands ont voulu résoudre le problème
d’encerclement de l’Allemagne. Ils ont commencé à
voir dans la guerre le seul moyen pour l’Allemagne de
prendre la place dominante qui lui revenait sur le continent. Par conséquent, durant la crise de juillet 1914, ils
ont cru qu’il était temps de s’assurer d’une paix durable
en remportant une guerre.
304 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
En Grande-Bretagne, la rivalité avec l’Allemagne,
surtout en regard de la course aux armements navals,
a entraîné une crise constitutionnelle. Le gouvernement
libéral devait financer à la fois les vaisseaux de guerre et
les nouvelles mesures sociales, notamment les pensions
de vieillesse. Le budget de 1909 proposé par le chancelier
de l’échiquier David Lloyd George (1863-1945) comportait des taxes sur les biens reçus en héritage. L’aristocratie
terrienne de la Chambre des lords a alors voté contre ce
budget et a fait tomber le gouvernement. Le fait que des
gens privilégiés par la naissance fassent tomber un gouvernement élu par le peuple traduisait une volonté nouvelle
des groupes conservateurs de contester l’autorité de l’État.
Le nationalisme et les origines
de la Première Guerre mondiale
Le nationalisme agressif et la polarisation observée
dans la politique nationale expliquent en partie pourquoi les nations européennes étaient prêtes à se lancer
dans une guerre en août 1914. L’attrait que le nationalisme agressif exerçait sur le peuple explique en partie
pourquoi les considérations de politique nationale
n’ont pas réussi à empêcher les politiciens et les
généraux d’aller en guerre. Il explique aussi pourquoi,
une fois la guerre déclarée, les hommes se sont vite
enrôlés, prêts à se battre et à mourir pour leur patrie.
Le nationalisme permet aussi de mieux expliquer
la cause principale de la guerre. Le nationalisme agressif
constituait une menace, surtout dans les Balkans. Divers
groupes culturels et linguistiques et deux empires
archaïques, soit l’Empire ottoman et l’Empire austrohongrois, n’avaient pas su concilier les revendications
des diverses nationalités. Les Roumains, les Bulgares, les
Serbes, les Bosniaques, les Croates et autres se trouvaient
à la fois dans l’Empire austro-hongrois et dans l’Empire
ottoman voisin. Deux guerres locales dans les Balkans,
en 1912-1913, n’avaient toujours pas réglé les ambitions
des nationalistes et des grandes puissances russe, austrohongroise et ottomane. Ces guerres ont ainsi durci les
positions de chaque camp, personne ne voulant faire le
moindre compromis.
Dans ces conditions, une étincelle pouvait allumer
un brasier. C’est arrivé quand un nationaliste serbe,
Gavrilo Princip, a assassiné l’archiduc FrançoisFerdinand, héritier du trône d’Autriche, et sa femme, à
Sarajevo, le 28 juin 1914. En six semaines, la confrontation serbo-autrichienne s’est transformée en une guerre
européenne, puis mondiale. En ce début de XXe siècle,
le moteur du changement historique ne serait finalement
pas la révolution, mais plutôt une guerre mondiale.
LA SOCIÉTÉ DANS
L’EUROPE MODERNE
L’ascension de la classe moyenne
Les transformations politiques examinées jusqu’à
maintenant, c’est-à-dire la consolidation des Étatsnations, l’attrait du nationalisme et les progrès de la
démocratie, se sont produites dans un contexte social
et culturel inédit. Bien des caractéristiques de cette
nouvelle société urbanisée et industrialisée trouvent
leur origine avant 1850. Toutefois, le phénomène de
l’industrialisation s’est grandement accéléré dans la
seconde moitié du XIXe siècle.
De 1850 à 1900, la population européenne a
connu une croissance remarquable. Elle est passée de
266 millions à 401 millions de personnes. L’économie
a aussi crû de façon accélérée, notamment le volume
des échanges et la valeur de la production industrielle.
Par conséquent, le niveau de vie de la majorité des
populations d’Europe occidentale, y compris celui des
petits propriétaires terriens et des travailleurs industriels, s’est amélioré de 1850 à 1914. L’augmentation la
plus remarquable du niveau de vie s’est produite pendant la Grande Dépression, de 1873 à 1896. Durant
cette période, les prix ont diminué, en partie à cause
des progrès dans les transports et de l’augmentation de
la production. Les personnes qui avaient un revenu
régulier ont vu leur niveau de vie s’améliorer de façon
notable. En Grande-Bretagne, les travailleurs permanents ou qui avaient des compétences ont profité d’une
augmentation de leur revenu réel de 70 à 100%. En
revanche, la tendance s’est inversée à partir de la
moitié des années 1890 jusqu’à 1914 : les prix ont augmenté et les investisseurs de la classe moyenne ont
réalisé des profits, tandis que les consommateurs de la
classe ouvrière payaient tout plus cher et comptaient
sur des emplois plus précaires.
La société du XIXe siècle était caractérisée par le
rôle dominant qu’y jouait la classe moyenne. Avec la
révolution industrielle, l’Europe est passée d’une
société élitiste dominée par l’aristocratie à une culture
de masse. Autrement dit, c’est la classe moyenne qui
définissait les valeurs morales, les coutumes, la mode
et les tendances. Sans être des citoyens modèles, ces
gens exerçaient une influence considérable sur la
classe ouvrière. Un pouvoir économique accru signifiait aussi un plus grand pouvoir politique. Ainsi,
les marchands, les industriels, les banquiers et d’autres
professionnels ont joué un grand rôle dans la redéfinition de la société. De cette manière, l’ascension de la
classe moyenne a entraîné de profonds changements
sociaux.
La classe moyenne a pris conscience de son
importance à mesure qu’elle augmentait en nombre et
en influence. Ses représentants ont remis en question
de nombreux aspects de la société aristocratique. Leur
sens moral les a amenés à se préoccuper davantage des
pauvres et à valoriser la sobriété, l’épargne, l’ardeur au
travail, la piété et la respectabilité. Ce qui était
respectable variait, certes, mais certains comportements
étaient universellement condamnables, notamment
l’ébriété, l’athéisme, l’homosexualité, l’extravagance
vestimentaire et la promiscuité sexuelle. Dès leur
plus jeune âge, les enfants de la classe moyenne
apprenaient à adopter les comportements et les
vêtements qui convenaient aux vraies dames et aux
gentilshommes.
Malgré la diminution soudaine de l’importance de
la propriété et des titres de noblesse, la classe moyenne
émergente a donné un sens à ce monde nouveau et a
défini ses valeurs en fonction de l’aptitude à mener une
vie chrétienne à l’abri des pièges classiques de la
noblesse. Les bons chrétiens devaient vivre chaque
minute de la journée en accord avec certains principes
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
305
spirituels. Bien des gens de la classe moyenne considéraient que leur société était condamnable et attribuaient ce défaut à l’absence de la religion.
Ils critiquaient aussi l’aristocratie pour sa tolérance de l’infidélité masculine et pour les mariages
arrangés selon des intérêts politiques. Ces façons de
faire méprisaient la sollicitude et la camaraderie, jugées
pourtant essentielles au sacrement du mariage. Au
Royaume-Uni, cette conception sévère du comportement moralement acceptable et respectable a caractérisé l’époque victorienne (1837-1901).
L’ORGANISATION SOCIALE
AU XIX e SIÈCLE
La culture populaire
Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, des loisirs
plus variés ont changé la vie et les valeurs des classes
moyennes et ouvrières. Les différences en matière de
revenu disponible et de goût ont produit deux cultures.
La première s’adressait à l’élite aisée et l’autre, aux
masses populaires. Néanmoins, à la fin du siècle, les
frontières entre les classes dans les domaines du sport
et du divertissement sont devenues floues.
Les institutions populaires associées aux grandes
villes reflétaient la quête d’enrichissement culturel de
la classe moyenne, qui aspirait à devenir comme la
classe supérieure. Il y avait des galeries d’art, des musées,
des bibliothèques, des théâtres, des salles d’opéra et de
concert. Les innovations technologiques dans l’imprimerie et l’édition ont également permis de publier des
livres moins chers et ont créé un nouveau public impatient de découvrir les plus récents titres des auteurs à
la mode. En outre, le réseau ferroviaire permettait de
faire de courtes excursions à la campagne et au bord de
la mer, qui étaient des lieux pittoresques pour les citadins. Le missionnaire anglais Thomas Cook (1808-1892)
a été l’un des premiers agents de voyage. Il proposait
des séjours de vacances mémorables sur la Riviera, au
bord de la Méditerranée, dans les Alpes ou même en
Palestine et en Égypte.
306 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Loisirs
d’autrefois
On a beaucoup cherché à éliminer les barrières entre
les classes ouvrières et les classes supérieures au
XIXe siècle. Les sports et autres passe-temps faisaient
souvent l’objet d’analyses dans les journaux pour
déterminer s’ils remplissaient cette mission. Le cricket,
un incontournable, est devenu un sport populaire au
XIXe siècle, entre autres parce qu’il pouvait réunir
toutes les classes. En 1869, un journal a rapporté :
« […] le criquet transcende les classes sociales ; il est
et a toujours été l’un des principaux ciments qui
favorisent le contact entre les différentes classes, et
montre que Dieu distribue ses dons intellectuels,
moraux et naturels en parts égales parmi les paysans
et les pairs. » Il semble que dans certaines régions
d’Angleterre, les joueurs de criquet portaient une
devise à la ceinture : « Le prince et le paysan par le
criquet sont réunis. »
Les nouvelles formes de divertissement populaire,
combinées à la popularité des journaux grand public et
des romans bon marché, ont amené les moralistes à
déplorer le manque de goût propre à cette nouvelle
époque tournée vers la culture populaire. À leurs yeux,
les grandes villes favorisaient cette dégénérescence, où
tous étaient égaux et d’où avaient disparu les valeurs
de tradition et de religion.
La science et la technologie :
la deuxième vague
de la révolution industrielle
Comme la première vague, la deuxième vague de la
révolution industrielle (environ 1880-1939) s’est caractérisée par diverses percées technologiques et de
nouvelles façons d’organiser le travail et la production.
Certaines inventions généralement associées au début
du XXe siècle remontent en fait bien avant 1900. Il est
aisé de penser au téléphone, à l’éclairage électrique, au
phonographe, au cinéma et à l’automobile, mais il ne
faut pas omettre des développements moins frappants,
mais aussi importants de la fin du siècle. À cette époque,
les inventeurs trouvaient sans cesse de nouvelles applications au moteur à vapeur. La construction ferroviaire
se faisait bien plus rapidement que dans les années
1840 et 1850. Entre 1850 et 1870, l’utilisation de la
vapeur a été multipliée par 4,5 dans le monde et le
réseau ferroviaire a vu sa longueur multipliée par 8.
Le développement du moteur à combustion interne
et de l’automobile remonte au XIXe siècle. Cependant,
au départ, il s’agissait d’un substitut de luxe à la voiture
à cheval. En fait, la bicyclette et le tramway électrique
ont constitué les innovations les plus importantes dans
les années 1880 et 1890. Le tramway ainsi que le métro
de Londres et de Paris transportaient des millions de
personnes chaque jour, et ce, dès le début du XXe siècle.
À l’image de la vapeur durant la première vague,
de nouvelles sources d’énergie ont stimulé la deuxième
vague de la révolution industrielle. Cette fois, la recherche scientifique y a joué un rôle plus important. Des
découvertes en physique et en chimie ont produit de
nombreuses applications de l’électricité. Le pétrole raffiné a aussi permis d’améliorer le moteur à combustion
interne. À cet effet, l’Allemagne et les États-Unis étaient
des chefs de file en génie chimique et électrique. Ces
deux pays disposaient d’un marché intérieur plus grand
que la Grande-Bretagne. Cela leur permettait de la surpasser au chapitre de la productivité industrielle et de
l’innovation technologique. Londres demeurait cependant le centre financier mondial et la Grande-Bretagne
était toujours le chef de file en matière de transport mondial, de commerce et d’investissement. Enfin, le Japon
vivait aussi sa propre révolution industrielle et est alors
devenu le premier État non européen à s’industrialiser.
Les nouvelles technologies exigeaient des capitaux
plus importants. Les petites entreprises de moins de
50 employés étaient encore nombreuses, mais les nouveaux groupes industriels, très présents en Allemagne
et aux États-Unis, étaient bien plus gros. Krupp, le géant
allemand de l’acier, de la construction mécanique et
des munitions, est passé de 72 employés en 1848 à
12 000 en 1873. De plus gros établissements appartenant
à des sociétés d’association de capitaux ont également
commencé à contrôler les diverses étapes de production.
De grandes sociétés se consacraient désormais à tous
les aspects de la production : l’extraction et la transformation de matières premières, la fabrication de produits
finis, le transport des marchandises et le commerce de
détail. Ce type de concentration des capitaux est devenu
une tendance forte. Aux États-Unis et en Allemagne,
l’acier, le génie chimique et électrique et les industries
pétrolières se sont retrouvés entre les mains de grandes
sociétés qualifiées de cartels (des monopoles) et de trusts.
En plus de dominer des secteurs économiques entiers
en s’associant aux institutions financières, ces sociétés
étaient aussi gérées par des administrateurs étroitement liés aux dirigeants politiques.
Anecdotes
d u pas s é
XIXe
Le
siècle a vu apparaître des inventions
importantes qui reçoivent rarement la même attention
que le moteur à gaz. L’une de ces inventions est
l’ancêtre du réseau d’égouts moderne. Jusqu’au
XIXe siècle, des vidangeurs de nuit ramassaient les
excréments humains déposés dans des seaux. Ils les
revendaient plus tard comme engrais ou les jetaient
dans des fosses d’aisance. Une fois par an, on versait
le contenu de ces fosses dans le cours d’eau local,
celui où bien des gens puisaient leur eau.
Ces pratiques ont fini par entraîner des problèmes
de santé publique. Il est alors devenu essentiel de
mettre au point un réseau d’évacuation qui pouvait
filtrer et traiter les excréments humains, puis les
transporter jusqu’à la mer.
De nouvelles machines ont également facilité le
passage de la production artisanale à la production
manufacturière. Dans les années 1870, des machines
conçues aux États-Unis ont servi à fabriquer des
chaussures et des bottes. Les cordonniers se sont mis à
réparer des chaussures fabriquées à la machine. La
fondation de la compagnie Singer a aussi presque
éliminé les métiers de tailleurs et de couturières. Il y
avait dorénavant de petits ateliers qui payaient souvent
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
307
les femmes à la pièce pour coudre à la machine. La
production de masse de vêtements a révolutionné le
commerce de détail. Jusqu’aux années 1870, les vêtements étaient faits sur mesure. Désormais, de nouveaux
grands magasins vendaient du prêt-à-porter produit
par des opératrices de machines à coudre.
L’ÉVOLUTION DU MONDE
DES FEMMES
Le statut inférieur des femmes a eu des répercussions
importantes dans la sphère publique et au sein de la
famille. Les mouvements féministes sont apparus durant
la seconde moitié du XIXe siècle dans le but de changer
ce statut. Si la tradition l’imposait, la loi le reconnaissait.
L’insatisfaction des femmes s’est accrue quand tous les
hommes majeurs ont obtenu le droit de vote et l’égalité
devant la loi. L’inégalité basée sur le sexe entrait alors en
contradiction avec les nouveaux principes égalitaires.
L’émancipation des femmes a commencé avec les
efforts des féministes pour changer les lois et les
changements économiques et sociaux. Une classe
moyenne plus nombreuse, l’accès accru à l’instruction
publique, l’augmentation du temps consacré aux
loisirs et, surtout, de nouveaux types d’emplois ont
diminué certaines des restrictions imposées aux
femmes. Cette émancipation non officielle les a
amenées à prendre la pleine mesure de leur statut
juridique et politique inférieur.
Les mouvements féministes
en Europe et au Canada
Le cri de ralliement des suffragettes, « des votes pour
les femmes », avait une signification politique et
psychologique. Le droit de vote leur donnait l’occasion de choisir des politiciens plus sensibles à leurs
préoccupations.
Les mouvements féministes ont dû surmonter des
obstacles différents selon les pays. En Allemagne, c’était
la culture conservatrice des classes moyennes et des
308 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Églises qui sanctionnait la subordination des femmes.
En outre, le système politique rendait toute réforme
législative très difficile. Par conséquent, le mouvement
féministe allemand a poursuivi des objectifs modérés
jusqu’au début du XXe siècle. Au Canada, les femmes ont
fait une percée sur le marché du travail. Elles réclamaient
aussi plus de droits afin d’améliorer leurs conditions de
vie. Le Manitoba est la première province à leur avoir
accordé le droit de vote aux élections provinciales
de 1916. L’Ontario a suivi en 1917. Au palier fédéral,
le premier ministre Borden a accordé, la même année,
le droit de vote aux femmes. Toutefois, seules les
femmes dans l’armée ainsi que les épouses ou mères de
soldats pouvaient voter. L’année suivante, le droit de
vote a été accordé à toutes les femmes. Il faudra pourtant attendre 1929, notamment avec Nellie McClung et
Emily Murphy, avant que les femmes soient reconnues
comme étant des « personnes » lors d’une affaire portée
devant le Conseil privé d’Angleterre.
En France, la politique de la IIIe République
plaçait les féministes avec les défenseurs du républicanisme. L’opposition au féminisme provenait surtout
de l’Église catholique, qui défendait le statut subordonné de la femme et la famille traditionnelle. De fait,
l’application tardive des réformes en France reflète une
grande résistance au changement. Les féministes françaises ont, par exemple, commencé à réclamer une réforme de la législation du mariage dans les années 1880.
Dans les faits, les femmes mariées sont devenues des
personnes devant la loi et ont pu devenir propriétaires
seulement en 1938. Elles ont attendu jusqu’en 1945
pour obtenir le droit de vote.
WEB
LIEN
IN
TERNET
www.cheneliere.ca
Pour plus d’information sur les suffragettes
et les premiers mouvements féministes,
rends- toi à l’adresse ci-dessous.
En Grande-Bretagne, le mouvement féministe s’était
mis en branle plus tôt. Vers le début du XXe siècle, ses
groupes de suffragettes étaient les mieux organisés. Des
avaient les mêmes buts que les autres féministes, mais
employaient des méthodes différentes. Emmeline
Pankhurst et ses filles ont opté pour une campagne
musclée. Elles ont commencé par poser des questions
aux politiciens dans les lieux publics, puis ont perturbé
les rassemblements politiques et ont organisé des manifestations devant le Parlement. Les policiers procédaient
à des arrestations, ce qui entraînait d’autres manifestations en retour. Les suffragettes ont également fait de la
résistance passive : elles s’enchaînaient à des lampadaires, elles faisaient des grèves de la faim en prison et
elles refusaient de payer l’impôt.
Il y a eu quelques actes de vandalisme : les manifestantes ont cassé des fenêtres, détruit des symboles
masculins, incendié des édifices publics et lacéré des
tableaux dans des galeries d’art. Le geste le plus troublant a cependant été le suicide d’Emily Davison. En
guise de protestation politique, elle s’est jetée devant le
cheval du roi lors du derby d’Epsom, en 1913. Malgré
ces actions et leur campagne, les féministes n’ont rien
obtenu des libéraux. En fin de compte, les femmes de
plus de 30 ans n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1918.
Relis, réfléchis, réagis
Fondatrice de l’Union féminine sociale et politique (WSPU), Emmeline
Pankhurst est ici arrêtée en 1914.
tribunaux de divorce ont été créés en 1857. En 1882,
les femmes mariées avaient les mêmes droits que les
femmes célibataires au chapitre de la propriété foncière.
À partir de 1867, des projets de loi visant à accorder le
droit de vote aux femmes ont été proposés au parlement britannique, mais en vain. La frustration liée à
ces échecs a alimenté une vigoureuse campagne
faisant appel à de nouvelles tactiques de désobéissance
civile et de violence. En 1903, en Grande-Bretagne,
Emmeline Pankhurst (1858-1928) et ses filles ainsi que
Sylvia Christabel ont fondé une nouvelle association
pour promouvoir le droit de vote des femmes : l’Union
féminine sociale et politique (WSPU).
La WSPU réclamait des conditions identiques
pour les femmes et pour les hommes. Ses membres
1. Compare le style et les politiques des premiers
ministres britanniques William Gladstone et Benjamin
Disraeli en faisant ressortir les divergences.
À quel politicien aurais-tu accordé ton vote ?
Explique ton choix.
2. Explique pourquoi de nombreux analystes estiment
que les causes de la Première Guerre mondiale
remontent à la fin du XIXe siècle. Pour ce faire,
énumère, en ordre d’importance, quatre causes
importantes de cette guerre.
3. Quelles différences y a-t-il entre les inégalités que
vivent les femmes d’aujourd’hui et celles qu’ont
vécues les femmes à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe siècle ?
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
309
Sources primaires : les médias
Les médias : Sarah Josepha Hale
Sarah Josepha Hale (1788-1879) était une auteure
et une éditrice étasunienne. Elle a notamment écrit
Northwood : A Tale of New England, le premier roman
publié par une femme aux États-Unis. Elle a aussi
publié des ouvrages de poésie, dont l’un contient
la célèbre chanson Mary had a little lamb (1830).
Cependant, elle a exercé le plus d’influence
comme éditrice de magazines. À la mort de son
mari, qui était avocat, Sarah Josepha Hale s’est
retrouvée chef d’une famille de cinq enfants.
En partie grâce à la qualité de son roman, on lui
a offert le poste d’éditrice du Ladies’ Magazine,
présenté comme étant « le premier magazine publié
par une femme pour les femmes ». Hale a dirigé
cette publication de 1827 à 1836. Puis, pendant 40
ans, elle a été l’éditrice du Godey’s Lady’s Book. Ce
faisant, elle a exercé une grande influence sur le choix
des lectures, l’apprentissage et la conscience politique des
Étasuniennes. Godey’s Lady’s Book était le magazine féminin
le plus populaire de l’époque avec un tirage d’environ
150 000 exemplaires.
Sarah Josepha Hale, éditrice et activiste politique
En plus des pages de mode, des chansons sentimentales,
des recettes et des conseils ménagers, les lectrices y trouvaient
des textes littéraires sérieux. Le magazine publiait les textes
d’auteurs masculins reconnus, comme les Étasuniens Edgar Allan Poe, Henry Wadsworth Longfellow,
Ralph Waldo Emerson et Nathaniel Hawthorne, de même que ceux de nombreuses auteures étasuniennes.
Les éditoriaux de Hale influençaient profondément son vaste lectorat. Hale s’est servie du magazine
pour réclamer une meilleure éducation des femmes. Cela dit, la politique éditoriale de Hale était très
conservatrice. Hale voulait une meilleure éducation des femmes afin qu’elles deviennent de meilleures
épouses et de meilleures mères. Dans ses premiers éditoriaux, elle a écrit que les femmes étaient les gardiennes
de la spiritualité et du foyer. Elle s’opposait au mouvement de revendication des femmes et y voyait une
tentative d’éloigner les femmes de la maison, qu’elle considérait comme leur royaume.
Plus tard, cependant, Hale a appuyé l’idée du travail des femmes, lorsque l’industrialisation a rendu
leur participation au marché du travail nécessaire. Elle a également soutenu le concept de femmes médecins
engagées comme missionnaires en Afrique.
Voici un extrait d’un éditorial qu’elle a rédigé en 1855.
310 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Ce dont l’Amérique a besoin
Grâce à l’esprit de liberté chrétienne, les femmes de notre pays sont mieux traitées que celles
de toute autre nation. Les coutumes absurdes et dégradantes de la common law, de même que
les lois des rois, partiales et par conséquent injustes, que nos ancêtres ont importées d’Angleterre
s’éteignent rapidement ou sont invalidées par de nouveaux textes législatifs qui reflètent davantage
la raison et la justice. La loi agraire de 1862 et l’assurance donnée aux femmes mariées que leur
propriété demeurera en leur possession sont de salutaires garanties de leur confort domestique. Les
efforts déployés pour ouvrir de nouveaux champs d’industrie et des professions profitables
aux femmes qui doivent subvenir à leurs besoins méritent d’être salués. Une action doit cependant
encore être accomplie pour que justice soit rendue. Le gouvernement national ou celui de l’État n’a
pas encore offert une éducation appropriée aux femmes. Les filles et les garçons peuvent bénéficier
du réseau d’écoles publiques ; cependant, les gouvernements n’ont prévu aucun financement pour
un collège ou une université où une jeune femme recevrait une instruction semblable à celle que peuvent
recevoir les jeunes hommes dans tous les États de l’Union. S’il est vrai qu’on trouve de nombreux
établissements privés voués à l’éducation des filles, ceux-ci ne répondent pas aux besoins du modèle
supérieur que l’entreprise privée a défini. Bien sûr, meilleure sera l’éducation d’une femme, plus
grande sera l’estime qu’on lui témoignera, et plus prudents seront les législateurs au moment de
promulguer des lois justes et équitables visant à préserver son bonheur et ses droits ; les hommes
enrichiront ainsi leur cœur et verront plus loin. Le statut de la femme constitue le thermomètre
moral de la nation.
Fort de ces sentiments, notre publication n’a jamais dévié de son objectif d’aider les femmes à
s’améliorer, tout en visant à éveiller la conscience publique à cette cause. Pour ce faire, nous
proposons des modèles et des consignes pour favoriser l’embauche des femmes et nous montrons
les avantages de l’éducation féminine. Dans cet esprit, nous avons présenté notre requête deux fois
devant le Congrès ; nous la présentons maintenant une troisième fois, avec l’intention de persévérer
jusqu’à ce que quelque noble champion s’avance pour prendre la défense de la cause et remporter
la victoire.
1. Dans un texte d’une page, réagis à l’énoncé de Hale voulant que « le statut de la
femme constitue le thermomètre moral de la nation. » Inspire-toi des éléments
présentés dans l’extrait.
2. Quelle suggestion de Hale a fini par être retenue ? Pourquoi ?
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
311
Les communautés urbaines
et le syndicalisme
En Europe, la loi et son application variaient non
seulement selon le sexe, mais aussi selon la classe
sociale. Les travailleurs qui désiraient corriger l’iniquité
de leur statut économique et juridique avaient deux
options. Ils pouvaient choisir l’action directe afin
d’améliorer leur salaire et leurs conditions de travail.
Ou encore, ils pouvaient essayer de faire changer les lois.
Avec l’industri alisation, les travailleurs ont tenté
d’améliorer leurs conditions de travail en formant
des syndicats. Les premiers syndicats avaient des liens
historiques avec les corporations de l’époque préindustrielle. Les gens qui exerçaient des métiers spécialisés
tentaient de protéger leur travail de la concurrence
rendue possible par les nouveaux procédés industriels.
À mesure que l’industrie embauchait de plus en plus
de travailleurs, les syndicats se sont tournés vers des
employés non spécialisés. Ainsi, le syndicalisme industriel des années 1880 représentait tous les travailleurs
d’une industrie donnée, par exemple les travailleurs des
chemins de fer.
Le niveau de syndicalisme variait selon l’importance
de l’industrialisation. Au début du XXe siècle, plus de
deux millions de travailleurs britanniques faisaient
partie d’un syndicat, plus de trois millions en Allemagne
et plus d’un million en France. Les nouveaux syndicats
industriels étaient très militants. La loi déterminait la
capacité des syndiqués de recourir à des moyens de
pression, comme la grève, et limitait leurs activités
dans la plupart des pays. Par conséquent, les syndicats
réclamaient des changements politiques, notamment
dans les pays où la loi prévoyait des sanctions et où
beaucoup de travailleurs n’avaient toujours pas le droit
de vote.
L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE
POLITIQUE : LE SOCIALISME
Paru en 1908 dans le Petit Panache, le dessin illustre à quel point
le monde du travail était en ébullition. En effet, on peut lire au bas :
« Camarades, ce n’est pas des grèves fréquantes qu’il faut aux
travailleurs, c’est la grève permanente. »
312 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Le socialisme répondait directement aux exigences
politiques des syndicalistes et des travailleurs. Mis à part
le mouvement ouvrier britannique, les syndicalistes et
les socialistes d’Europe étaient fortement influencés
par l’analyse de Karl Marx (1818-1883). Ce dernier
avait prédit avec justesse que le capitalisme industriel
poursuivrait sa progression et attirerait un nombre
croissant de travailleurs salariés. De plus, sa description
du conflit général entre la bourgeoisie et la classe ouvrière
correspondait au quotidien de nombreux salariés de la
fin du XIXe siècle.
En plus d’analyser le capitalisme et de militer pour
une révolution des prolétaires, Marx a travaillé comme
organisateur politique afin de créer l’Association
internationale des travailleurs (aussi appelée Ire internationale), fondée en 1864. En 1871, l’échec de la
Commune de Paris allait inspirer à Marx son texte
La Guerre civile en France, entre autres l’idée que le
prolétariat ne peut seulement s’emparer de l’État mais
doit le détruire. La suppression de la Commune et la
désorganisation de la gauche française ont finalement
mené à la dissolution de la Ire internationale en 1872.
L’idée d’une organisation socialiste internationale
a refait surface avec la fondation en 1889 de
l’Internationale ouvrière, aussi connue sous le nom de
IIe Internationale. L’industrialisation était alors plus
avancée en Allemagne, en France et ailleurs sur le
continent. Les travailleurs faisaient déjà partie de
syndicats et de partis politiques mieux organisés. Cette
situation permettait d’espérer obtenir par des votes ce
que Marx ne croyait possible que par la révolution.
En 1899, le théoricien socialiste allemand Eduard
Bernstein (1850-1932) a avancé l’hypothèse selon
laquelle on pouvait instaurer le socialisme graduellement
à mesure que des gouvernements élus adopteraient des
mesures socialistes. Le débat soulevé par cette hypothèse
qualifiée de révisionniste a profondément divisé la
IIe internationale ainsi que divers mouvements
nationaux, dont les socio-démocrates en Allemagne et
les socialistes en Russie. Les adeptes de Marx continuaient de croire que seule la révolution permettrait
de restructurer l’économie et la société.
Bernstein et ses révisionnistes ont perdu le débat
au sein de la IIe internationale. Toutefois, en raison
des conditions politiques, certains partis socialistes
révolutionnaires sur le plan idéologique, demeuraient
révisionnistes dans la pratique. Le Parti socialdémocrate d’Allemagne (SPD) était ainsi le parti le mieux
représenté du Reichstag en 1912. En théorie, il n’avait
pas renoncé à la révolution, mais il concentrait son
énergie à prendre le pouvoir par des élections classiques.
La gauche française était divisée entre ceux qui
croyaient en la révolution et acceptaient la politique
électorale et ceux qui privilégiaient l’action directe
révolutionnaire. Les syndicats préféraient ainsi les grèves
et le sabotage industriel aux élections. Les modérés,
eux, penchaient pour le socialisme humaniste de Jean
Jaurès (1859-1914), un philosophe et journaliste issu
de la classe moyenne et devenu un orateur de premier
plan en France à la fin du XIXe siècle. Jaurès a rallié de
nombreux partisans de la classe ouvrière et a refusé
toute coalition avec des partis non socialistes. En
1914, il a fait campagne, au prix de sa vie, contre les
dangers du nationalisme militant. En effet, la même
année, il a été assassiné par un nationaliste fanatique.
Le mouvement ouvrier britannique a été le plus révisionniste de tous dans sa stratégie politique. Le Parti
travailliste est apparu en 1900, avec la croissance du
mouvement syndical, du Parti travailliste indépendant
et d’autres groupes britanniques. Il a présenté des candidats aux élections de 1906 afin d’accélérer la mise en
place de réformes. La coalition comptait aussi des groupes
de la classe moyenne, comme la Société fabienne, dont
les membres étaient des chercheurs et présentaient des
propositions de législation sociale. Les membres de la
Société fabienne croyaient dans le pouvoir des réformes
graduelles et cherchaient à infiltrer les rangs des conservateurs et des libéraux. Les plus connus de ces membres
sont Sidney et Beatrice Webb, ainsi que George Bernard
Shaw. Au Canada, certains groupes, comme les Fermiers
Unis de l’Alberta, faisaient des pressions au sein du gouvernement afin de promouvoir un système de coopératives. Ils appuyaient aussi le droit de vote des femmes.
À la veille de la Première Guerre mondiale, dans
divers États européens, la rhétorique révolutionnaire
des socialistes et le militantisme des syndicats ont donné
l’impression que l’économie et l’État étaient des cibles
de choix de l’action directe des groupes de la classe
ouvrière. En Europe occidentale, la perception d’une
crise industrielle et politique n’était pas vraiment fondée.
À l’est, cependant, les régimes politiques étaient plus
répressifs et les économies, moins avancées. Le sentiment de crise, voire de révolution, était bel et bien réel.
La Révolution russe de 1905
En Russie, le débat socialiste entre la révolution et le
révisionnisme a atteint un sommet en 1905. Au début
des années 1890, la Russie favorisait le développement
industriel rapide et exerçait une répression politique.
Toutes les conditions étaient en place pour une révolution. Sergei Witte (1849-1915), le premier premier
ministre de la nouvelle Constitution de la Russie tsariste,
a financé une deuxième vague de développement
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
313
industriel rapide avec des capitaux étrangers. Avec
l’industrialisation, il y a eu plus d’ouvriers et plus d’activités révolutionnaires clandestines, sous la surveillance
de la police secrète du tsar.
Le Parti social-démocrate de Russie était le principal groupe marxiste de Russie, mais ses dirigeants
vivaient en exil en Suisse. Avec d’autres partis socialistes,
il a alimenté le débat sur le révisionnisme. En 1902, un
de ses principaux militants a publié un pamphlet intitulé Que faire ? Il s’agissait de Vladimir Ilitch Oulianov,
mieux connu sous le nom de Lénine (1870-1924).
Dans son pamphlet, il défendait la nécessité d’une
révolution sans attendre une insurrection spontanée. Il
proposait qu’une équipe de révolutionnaires du Parti
exploite une crise politique afin de guider les ouvriers
vers une véritable révolution. Par la suite, Lénine et sa
faction la plus militante ont obtenu une petite majorité
et ont pris le nom de bolcheviks. Leurs adversaires
socio-démocrates plus modérés étaient les mencheviks.
Pour les socialistes russes, ces débats dépassaient
la théorie. En 1905, ils se sont retrouvés au cœur d’une
véritable révolution. Au cours d’une période de
dépression économique qui engendrait la misère chez
les paysans et les travailleurs, la défaite militaire russe
face au Japon en 1904-1905 a entraîné une crise politique. Le 22 janvier 1905, appelé le Dimanche rouge,
cette crise est devenue une révolution quand les forces
de l’ordre ont tué quelques centaines de manifestants
pacifistes non armés venus au palais d’Hiver présenter
une pétition au tsar afin d’obtenir des réformes.
Nicolas II (1894-1917) a dû créer un parlement, la
Douma, après une longue crise constitutionnelle, des
émeutes dans les campagnes, des grèves générales
récurrentes comme celle des 100 000 ouvriers de
Saint-Pétersbourg, une mutinerie au sein de la marine
et d’autres incidents politiques violents.
La nouvelle Douma avait, comme le Reichstag
allemand, des pouvoirs limités. Elle était de facto
placée sous la tutelle d’une chambre haute. De plus, le
tsar gardait un droit de veto sur les lois votées.
Néanmoins, la réforme a suffi pour diviser les forces
du changement. Les révolutionnaires sociaux ont tenté
314 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
de poursuivre le mouvement de grève, mais l’armée les
a écrasés à la fin de 1905. Une réforme régressive de
la loi électorale a fait pencher le poids politique de la
Douma du côté des propriétaires terriens conservateurs.
Nicolas II régnait de façon de plus en plus autocratique. Il n’avait jamais vraiment accepté le gouvernement constitutionnel, même modéré. Quelques années
plus tard, une crise beaucoup plus grave, générée par
la guerre, allait provoquer la grande Révolution russe
de 1917.
L’évolution de la pensée religieuse
Le nouvel environnement urbain était séculier. Il était
beaucoup plus difficile pour les Églises de sauver les
âmes des masses. En Angleterre, un recensement
religieux réalisé en 1851 a causé beaucoup d’émoi. En
effet, il a révélé que seulement 50 % de la population
fréquentait l’église, et même seulement 10 % dans
certaines régions très ouvrières. Dans les pays catholiques, l’Église catholique a affirmé qu’elle s’opposait à
la sécularisation et à la modernisation. Dans le Syllabus
de 1864, le pape Pie IX a rejeté l’idée que « le Pontife
romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le
progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Dans
certains pays, comme la France et l’Italie, l’identification de l’Église au conservatisme a amené les réformateurs libéraux et les radicaux de la classe ouvrière à
inclure l’anticléricalisme dans le credo du progrès.
Au cours des années 1880 et 1890, les défenseurs
du catholicisme social en France et en Allemagne ont
critiqué les répercussions du capitalisme industriel et
ont développé des programmes de réformes sociales
afin de soutenir la classe ouvrière. C’est le cas de
Félicité de Lamennais (1782-1854), prêtre sympatique
aux idées républicaines, mais aussi de Frédéric Ozanam
(1813-1853), fondateur de la Société de Saint-Vincentde-Paul en 1833. De même, dans les pays protestants,
les Églises ont compris qu’elles devaient se préoccuper
de la réforme sociale. Cet « évangile social » avait cours
en Grande-Bretagne avec les baptistes, les méthodistes,
certains éléments de l’Église d’Angleterre et de
nouveaux organismes religieux, comme l’Armée du
Salut, fondée en 1865 par le pasteur William Booth
(1829-1912). Il a contribué à l’acceptation d’une législation sociale et même du socialisme démocratique.
Quoi qu’il en soit, ce mouvement n’a pas empêché un
nombre croissant de citadins de délaisser la religion.
L’ÉVOLUTION DE
LA PENSÉE SCIENTIFIQUE
La nouvelle physique
Ce sont les scientifiques qui ont le plus remis en
question les certitudes des sciences. En physique, par
exemple, les lois du mouvement établies par Isaac
Newton au XVIIe siècle décrivaient un Univers ordonné
et un modèle de vérité scientifique qui s’appuyaient
sur une précision mathématique. Avec le temps, des
scientifiques se sont aperçus que ces explications ne
convenaient plus à certains aspects de la structure de
la matière et à certaines dimensions de l’espace. Ils ont
alors dû revoir et corriger l’Univers newtonien.
Le concept de la matière solide ne tenait plus à la
lumière des travaux de Marie Curie (1867-1934) sur le
radium et la radioactivité, et d’autres recherches sur
l’atome. Le monde subatomique ne se comportait pas
comme un miniunivers, contrairement à la prédiction
de Newton. Les propriétés mystérieuses des particules
atomiques s’expliquaient plutôt par la nouvelle théorie
de physique quantique du physicien allemand Max
Planck (1858-1947). Les probabilités expliquaient le
comportement de la matière et de l’énergie mieux que
les lois de Newton.
Ces nouvelles recherches sur la physique des particules subatomiques ont influé sur l’étude du cosmos.
Pour Albert Einstein (1879-1955), un mathématicien
et physicien allemand, l’hypothèse selon laquelle la
matière et l’énergie, ou le temps et l’espace, étaient des
valeurs absolues n’expliquait pas les phénomènes
naturels associés à la vitesse de la lumière. Dans sa
théorie de la relativité restreinte (1905), Einstein a formulé l’hypothèse révolutionnaire selon laquelle le
temps et l’espace étaient relatifs au cadre de référence
de l’observateur. Il a montré l’équivalence de la matière
et de l’énergie à l’aide de sa célèbre équation : E = mc2.
La nouvelle physique quantique et la théorie de
la relativité faisaient appel à des connaissances mathématiques avancées et ont élargi le fossé entre les
scientifiques et le public instruit. La nouvelle physique
menaçait aussi l’idée d’une science objective, indépendante des valeurs de l’observateur. Dans les travaux
scientifiques et humanistes, dans l’étude des phénomènes naturels et de la pensée humaine, l’observateur
devait dorénavant mieux expliquer ses sujets afin de
les rendre intelligibles.
LA PHILOSOPHIE
ET LA SOCIÉTÉ
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la foi dans la raison, les sciences et le progrès prévalait. Toutefois, une
minorité significative d’artistes, de scientifiques et
d’intellectuels créatifs de l’époque ont remis cette certitude en question. Cette génération d’avant 1914 a
établi le cadre intellectuel et culturel du monde plus
troublé, plus sceptique et plus désordonné qui suivrait
au XXe siècle.
Friedrich Nietzsche
Parmi ceux qui ont douté du progrès et de la raison
humaine, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche
(1844-1900) a eu une influence troublante sur ses
contemporains. Même un siècle plus tard, sa pensée
jette toujours un éclairage critique sur la superficialité
de notre culture. Nietzsche contestait la primauté de la
raison dans la civilisation occidentale et affirmait que
la créativité reposait sur la volonté humaine. Par son
célèbre «Dieu est mort», il rejetait la sagesse supposée
du christianisme et affirmait que l’individu doit trouver
un sens et un but par la volonté de son esprit. Il voyait
les tendances dominantes de l’époque comme des
sources d’illusion et de faiblesse, c’est-à-dire la montée
de la culture de masse, l’émergence de la politique
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
315
Le génie à travers les âges
Charles Darwin
Les théories évolutionnistes du biologiste britannique
Charles Darwin (1809-1882) ont beaucoup influencé la pensée
religieuse et scientifique de son époque. D’ailleurs, les idées
de Darwin nous influencent encore aujourd’hui.
Toutefois, Darwin n’a pas formulé la première hypothèse
sur l’évolution. En France, Jean-Baptiste de Lamarck avait
parlé de l’évolution animale au début du XIXe siècle. Darwin
a par ailleurs subi l’influence de deux théoriciens anglais.
Thomas Malthus avait soulevé d’importantes questions sur
l’augmentation de la population et son contrôle naturel, et le
géologue Sir Charles Lyell avait utilisé l’étude des strates pour
remettre en question la notion biblique de la création récente
de la Terre.
Charles Darwin a bouleversé la vision que nous
La grande question était : Que s’est-il passé ? Darwin a laissé avons de notre place dans le monde.
un formidable héritage à l’humanité avec sa proposition d’un
mécanisme de l’évolution, qu’il a appelé « la sélection naturelle ».
Sa réflexion a permis de formuler des hypothèses scientifiques sur l’évolution et d’en faire des théories
vérifiables. Ses travaux contiennent des observations biologiques approfondies, présentées d’une façon
si cohérente et persuasive qu’elles ont fini par convaincre presque tous les biologistes.
Un grand nombre des idées importantes de Darwin sur la sélection naturelle reposent sur son
observation de la nature. Darwin a réalisé lui-même une bonne part de ses observations scientifiques
à titre de naturaliste pendant une expédition du HMS Beagle. Le bateau a jeté l’ancre dans l’archipel
des Galápagos, au large des côtes de l’Équateur, en 1835. Pendant une année, Darwin a étudié et
documenté les diverses espèces qui y vivaient.
Darwin se demandait pourquoi des espèces d’une région étaient très semblables à d’autres espèces
éteintes. Il se demandait également pourquoi des espèces qui vivaient dans des environnements légèrement
différents présentaient aussi des caractéristiques légèrement différentes.
À son retour en Angleterre, en 1836, Darwin a catalogué tous ses spécimens et présenté ses idées
dans de courts articles. Vers 1844, il a tracé les grandes lignes de sa théorie sur la sélection naturelle.
Au cours de la décennie suivante, il a condensé et ordonné ses nombreuses notes dans un ouvrage phare
intitulé L’Origine des espèces par la sélection naturelle (1859).
En termes simples, la théorie de Darwin pose que la vie sur Terre est le résultat de millions d’années
d’adaptation à des environnements changeants. Les espèces qui ont survécu sont celles qui ont réussi à
s’adapter.
Dans son deuxième ouvrage phare, La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871), Darwin
a écrit que l’être humain, comme tous les organismes vivants, était le résultat de l’évolution :
Nous devons cependant reconnaître, me semble-t-il, que l’Homme, en dépit de ses nobles qualités
[…] porte encore dans son enveloppe corporelle la marque indélébile de son origine inférieure.
316 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Les idées de Darwin étaient très subversives. Elles contredisaient la vision biblique de la création et
la place de l’être humain au centre de l’Univers. L’Origine des espèces a subi de nombreuses attaques de la
part des religieux parce que le livre ne s’accordait pas avec le récit de la création proposé dans la Genèse.
Les idées de Darwin ont d’abord soulevé la controverse, mais elles ont fini par changer notre façon de
voir l’être humain, la nature et même les relations sociales. Le procès de l’enseignant John T. Scopes dans
l’État du Tennessee en 1925 a donné lieu à un important débat. Scopes était accusé d’avoir enseigné la théorie
de l’évolution à ses élèves. Ce procès retentissant, défendu par le célèbre avocat Clarence Darrow et par
l’homme d’État conservateur William Jennings Bryan, a fait les manchettes et a inspiré une pièce de théâtre
célèbre : Inherit the Wind.
Vers la fin du XIXe siècle, des penseurs se sont inspirés des idées darwiniennes en ce qui regarde la
société, la politique et l’économie. C’est le cas du philosophe anglais Herbert Spencer à qui l’on doit la
célèbre formule « la sélection des plus aptes ». Ainsi allait naître une école de pensée : le darwinisme social.
Poussé à l’extrême, le darwinisme social soutenait que l’État ne devait pas aider les entreprises en faillite,
ni donner à manger aux gens qui ont faim, et que la maladie et la mort étaient des mécanismes destinés à
éliminer les individus les moins aptes. Ces idées sont devenues populaires à la fin du XIXe siècle, dans les
sociétés qui soutenaient la libre entreprise, notamment les États-Unis. Spencer croyait plutôt que l’individu devait avoir le droit d’ignorer l’État et donc de refuser ses services ; il prônait un État minimaliste.
Divers auteurs ont utilisé la théorie de Darwin sur l’évolution pour appuyer leur point de vue sur les
sociétés. Ces points de vue, associés au darwinisme social, concordaient rarement avec la théorie de Darwin.
Ils montraient toutefois la grande influence du concept d’évolution par la sélection naturelle. Herbert Spencer
posait que l’individualisme et la nature compétitive du capitalisme étaient l’expression des lois naturelles.
À l’opposé, certains disciples de Marx déclaraient qu’il avait compris les lois de l’histoire, tout comme Darwin
avait compris les lois du développement biologique. Les deux théories visaient des objectifs différents, mais
elles comportaient la notion de changement progressif et l’idée que ces changements découlaient d’un conflit
et étaient gouvernés par des forces naturelles incontrôlables.
Enfin, à la fin du XIXe siècle, on a même appliqué les idées de Darwin aux conflits internationaux et
interraciaux. Entre autres, l’entrepreneur et homme d’État britannique Cecil Rhodes soutenait que la lutte
pour survivre était inhérente à la condition humaine et que les plus puissants gagnaient inévitablement.
Le darwinisme social a exercé une influence marquée en Allemagne, jeune nation préoccupée par son statut
et par les minorités ethniques d’Europe centrale, et aux États-Unis, qui faisaient la guerre aux Autochtones,
renforçaient la ségrégation des Noirs après leur émancipation et cherchaient à imposer un statut inférieur
aux immigrants.
En Grande-Bretagne, la société victorienne se voyait comme étant le sommet de la réussite humaine.
Elle qualifiait les autres peuples de rétrogrades ou de naïfs primitifs. Ces points de vue se sont répandus
durant le règne de l’impérialisme, alors que les puissances européennes installaient des colonies en Asie, en
Afrique et dans les îles du Pacifique, et réduisaient à l’infériorité des cultures et des peuples auparavant
autonomes.
1. Vois-tu des exemples de « darwinisme social » dans la société d’aujourd’hui ?
Décris ces exemples et indique où tu les vois.
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
317
démocratique et l’énergie nouvelle du socialisme. Il
critiquait autant les prétentions égalitaires de la
culture bourgeoise et croyait que seuls les êtres exceptionnels pouvaient exploiter leur potentiel créatif par
une force de caractère supérieure.
La réputation de Nietzsche a été entachée plus
tard, d’abord en raison de son amitié avec le compositeur
Richard Wagner (1813-1883), qui dédiait son art au
nationalisme allemand. Mais surtout, des gens ont repris
certaines de ses idées pour justifier les atrocités commises par Hitler et le IIIe Reich. Nietzsche était toutefois
très critique à l’égard du militarisme, du nationalisme
et de l’antisémitisme de son époque. Il a interpellé
des penseurs, des artistes et des scientifiques par sa
perception des limites de la raison humaine, sa vision
de la science comme étant une création humaine plutôt
qu’une description objective de la nature et son effort
pour comprendre les sources de la créativité humaine.
Certains penseurs contemporains ont aussi exploré
le comportement humain. Le Français Émile Durkheim
(1858-1917), un des pères de la sociologie, a exploré
les sources de la conscience collective. Il avait d’abord
étudié la solitude et l’aliénation, dont la conséquence
la plus tragique est le suicide. Durkheim s’est opposé
aux hypothèses classiques libérales et a affirmé que la
société moderne risquait de créer un individualisme
excessif, dangereux pour la santé mentale et le bien-être
social. L’économiste libéral allemand Max Weber
(1864-1920) redoutait aussi les effets de la vie dans un
environnement impersonnel et séculier. Sa pensée a
exercé une profonde influence sur les sciences sociales du
XXe siècle. Dans son ouvrage phare, L’éthique protestante
et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Weber contestait
la vision économique de Marx et faisait valoir que les
croyances et les valeurs façonnent la vie économique.
Weber se préoccupait particulièrement des fondements de l’action dans les sociétés capitalistes modernes.
Le prix de ce nouvel ordre rationnel était, selon Weber,
le « désenchantement du monde » et une bureaucratie
plus lourde. Pour Weber, il fallait un chef dynamique
ou charismatique pour surmonter cette bureaucratie.
Il n’a pas prédit l’émergence des dictateurs ni plaidé en
leur faveur.
318 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Finalement, Henri Bergson (1859-1941) a publié
sa propre théorie de l’évolution dans son livre
L’Évolution créatrice. Il affirmait que l’évolution se faisait
à partir d’un « élan vital » dépassant la seule volonté de
vivre. De plus, il s’opposait au calcul du temps traditionnel et croyait qu’il se faisait de façon intuitive. Il a
reçu le prix Nobel de littérature en 1927.
LA FAMILLE
AU XIX e SIÈCLE
Au XIXe siècle, la société paternaliste maintenait subordonnées les femmes. Néanmoins, durant la première
moitié du siècle, les femmes de la bourgeoisie participaient à la bonne marche des entreprises familiales.
Dans les années 1850 et 1860, les entreprises ont cependant grossi. Les propriétaires bourgeois ne vivaient
plus près de leur entreprise, mais allaient s’établir dans
de nouveaux quartiers plus coûteux. Les femmes, elles,
restaient à la maison pour élever les enfants, diriger les
domestiques et organiser des événements de charité.
Les femmes de la classe ouvrière étaient aussi des
ménagères et des mères. Elles avaient toutefois moins
de temps libres que les femmes des classes supérieures.
La liste de leurs tâches était impressionnante. En premier lieu, elles devaient prendre soin des enfants, faire
les courses au plus bas prix possible, souvent en
marchandant. Elles devaient aussi préparer les repas,
trouver de quoi chauffer la maison, aller chercher de
l’eau, laver, coudre et raccommoder les vêtements, etc.
En plus de toutes ces tâches, de nombreuses femmes
de la classe ouvrière gagnaient un revenu supplémentaire
en faisant le ménage chez les familles plus aisées, en
faisant la lessive, en faisant des livraisons ou en vendant
des articles sur le trottoir. Durant les 30 dernières années
du XIXe siècle, l’industrie du vêtement a commencé à
exploiter ce bassin de travailleuses et les payait à la pièce
pour coudre des vêtements chez elles. Le travail en usine
a fini par éliminer le travail à la pièce mal rémunéré.
Au Canada, les femmes ont toujours joué un rôle
important au sein de l’unité familiale, en particulier
celles des milieux ruraux où l’autosubsistance était la
règle. De façon générale, 90 % des filles nées entre
1810 et 1870 se sont mariées. Les femmes faisaient aussi
de plus en plus partie intégrante de la vie économique
et réclamaient donc plus de droits. Fait à souligner, le
taux de scolarisation des filles est passé de 23,1 % à
75,6 % entre 1842 et 18811.
L’enfance
Au cours du XIXe siècle, les enfants ont commencé à
occuper une place centrale dans la famille européenne.
On s’est intéressé aux principes d’éducation et aux
soins à donner aux enfants. Par conséquent, les femmes
de la classe moyenne ont allaité elles-mêmes leurs
bébés au lieu d’embaucher des nourrices. De même, elles
ont cessé de langer les bébés, c’est-à-dire les envelopper
dans des couvertures afin de les empêcher de bouger.
Vers la moitié du XIXe siècle, des gouvernements ont
adopté les premières lois visant à assurer le mieux-être
des enfants. En 1841, la France a limité le nombre
d’heures de travail des enfants en usine. Malgré son
inefficacité relative, cette loi constituait une reconnaissance symbolique de la nécessité de protéger les enfants.
Les femmes accouchaient toujours à la maison. En
revanche, les familles aisées préféraient les services
d’un médecin, qui était toujours un homme à l’époque,
à ceux de la sage-femme traditionnelle. Accoucher à
l’hôpital était encore un signe de pauvreté ou de
grossesse hors mariage. C’est d’ailleurs là que des jeunes
filles de la campagne venaient accoucher avant
d’abandonner leur bébé. À l’arrivée du bébé, le père
déclarait la naissance à la mairie, ce qui marquait son
entrée dans la famille et dans la communauté.
Avant les années 1800, l’enfance était une longue
période mal définie, semblable pour les garçons et
pour les filles. Au XIXe siècle, les spécialistes divisaient
l’enfance en trois étapes : la petite enfance, jusqu’à huit
ans, l’enfance et l’adolescence. La mère s’occupait de
l’éducation et des soins pendant la petite enfance, car
tous les enfants étaient traités comme des filles. Les
enfants de moins de quatre ans portaient des robes,
avaient les cheveux longs et s’amusaient avec des
poupées plutôt androgynes.
À huit ans, on considérait qu’un enfant avait atteint
l’âge de raison. Parfois, les pères de la classe moyenne
jouaient un rôle dans l’éducation des jeunes garçons,
par exemple en devenant leur tuteur. En revanche, ils
s’occupaient rarement de l’éducation des filles. À 15
ans, la plupart des jeunes filles de la classe moyenne
entraient au pensionnat afin d’achever leur éducation
morale et de se préparer à la vie en société. Souvent, les
garçons partaient plus tôt pour le pensionnat. Dans ces
établissements très stricts, ils se préparaient à obtenir
leur baccalauréat, signe distinctif de la bourgeoisie.
L’ART OCCIDENTAL
AU XIX e SIÈCLE
Le réalisme
L’art de la seconde moitié du XIXe siècle contrastait avec
le courant romantique de la première moitié du siècle,
car il cherchait à représenter la vie d’une façon beaucoup
plus réaliste. L’intérêt pour les sciences et la technologie dépassait l’intérêt pour la spiritualité. L’art cherchait la vérité par la représentation de faits plutôt
d’expériences personnelles.
Comme d’autres artistes de son époque, Jean-François Millet aimait
peindre des ouvriers et des paysans. L’Angélus (1857-1859) représente
la prière d’une famille de paysans pauvres. Quelle impression ces gens
te donnent-ils ?
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
319
Honoré Daumier a fréquemment représenté la classe ouvrière. Selon toi, quels sentiments l’animaient quand il a peint les gens dans ce tableau
intitulé Le wagon de troisième classe (1862) ?
Jean-François Millet
Jean-François Millet (1814-1875) est considéré
comme un des fondateurs de l’école de Barbizon. Il est
célèbre pour ses tableaux de travailleurs, surtout des
paysans. Millet a traduit son admiration pour la classe
ouvrière en lui donnant des silhouettes sculpturales.
Son œuvre reflète aussi les idées socialistes populaires
à son époque. Même si elle est considérée réaliste, on
estime que cette œuvre aura une influence considérable sur les impressionnistes de la fin du XIXe siècle.
Honoré Daumier
L’œuvre d’Honoré Daumier (1808-1879) communique
aussi une préoccupation pour les problèmes sociaux
de son temps. Comme William Hogarth au siècle
précédent, Daumier souligne par la satire les maux de
son époque. Daumier n’a pas glorifié la classe ouvrière ;
au contraire, il représentait ces gens tels qu’il les voyait :
des victimes de la société industrielle qui déshumanisait
320 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
peu à peu les masses. Daumier était également un
dessinateur et un caricaturiste de talent. Il prenait pour
sujets les politiciens, les avocats et les médecins. Il
a notamment collaboré à l’illustration de romans
d’Honoré de Balzac.
Gustave Courbet
L’art était dorénavant plus préoccupé par le concret
que par l’abstrait. Gustave Courbet (1819-1877) et
Édouard Manet sont deux grands peintres réalistes qui
ont abordé certains de ces problèmes sociaux et esthétiques. Courbet représentait la société française telle
qu’il la voyait. Ses tableaux sombres ne visaient pas à
embellir le paysage français ni les habitants. Le public
et les critiques trouvaient ses œuvres trop ordinaires,
sa technique, rudimentaire et ses sujets, trop grossiers.
Néanmoins, les classes moyenne et ouvrière avaient
acquis un poids politique. Certaines personnes ont vu
les artistes, tel Courbet, comme étant des défenseurs
de la classe ouvrière. L’œuvre de Courbet rappelle les
romans réalistes de Balzac, de Zola et de Dickens, en
vogue à l’époque.
L’œuvre monumentale de Courbet Un enterrement
à Ornans illustre parfaitement la vigueur de son style.
Courbet ne cherchait pas à étonner ou à divertir. Sans
compromis, il a représenté un enterrement dans une
petite ville. Le contenu et les formes sont simples.
Édouard Manet
La façon dont Courbet se méfiait du goût populaire a
conduit à un mouvement artistique appelé « impressionnisme ». Édouard Manet (1832-1883) a été l’un des
fondateurs de ce mouvement. L’art de Manet a aussi
choqué le public et proposait une nouvelle perspective
de la vie. Avec des couleurs vives et de grands plans
lumineux, Manet parvenait à présenter une vision
détachée de l’humanité et de la nature. Son réalisme
tient aussi de la photographie : Manet ne recherchait
pas consciemment la beauté, néanmoins la composition et les sujets inhabituels de ses tableaux en font des
œuvres remarquables.
Manet empruntait parfois des sujets à d’autres
écoles. Il a ainsi repris une œuvre d’un peintre de la
Renaissance, Fête champêtre de Giorgione. Il a placé les
mêmes sujets dans un parc parisien au lieu de la campagne. Si des gens qualifiaient cette œuvre d’indécente,
Manet les invitait à aller voir l’original au musée du
Louvre. Les expérimentations audacieuses de Manet
avec les sujets et la forme, de même que sa préférence
pour l’abstrait ont jeté les bases de l’art moderne.
Manet a ainsi ouvert la voie aux impressionnistes, le
mouvement qui a marqué l’art occidental du XIXe siècle.
Les impressionnistes
Appelé à devenir célèbre, le terme « impressionniste »
a été pour la première fois utilisé en 1874 par un critique
choqué par un tableau de Claude Monet. Lui et d’autres
étaient des artistes qui tentaient de représenter la vie
contemporaine par des impressions artistiques qui
reflétaient l’intérêt à l’égard des sciences et de l’étude
de la lumière. Comme les poètes romantiques, ils se
percevaient comme étant des innovateurs. En effet,
Un enterrement à Ornans (1849-1850) par Courbet, mesure 3,14 m sur 6,63 m. Selon toi, pourquoi l’artiste a-t-il choisi de peindre cette scène
plutôt banale sur une si grande surface ?
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
321
Olympia (1863), d’Édouard Manet, présente un sujet connu d’une nouvelle façon. À l’époque, ce tableau a choqué beaucoup de gens en raison
de son évidente connotation sexuelle. Que révèle cette réaction sur la moralité de la fin du XIXe siècle ?
chaque peintre impressionniste possédait un style
unique, mais il avait de nombreuses qualités en commun
avec les autres impressionnistes. Cette école comprenait
de nombreux grands artistes, dont Auguste Renoir,
Edgar Degas, Camille Pissarro et Alfred Sisley.
Claude Monet
L’œuvre de Claude Monet (1840-1926) témoigne d’un
intérêt obsessif à l’égard des propriétés de la lumière
combiné à un intérêt émotionnel envers les sensations
que procurent ces propriétés. Afin de rendre une perception juste de la lumière, Monet a peint certains
sujets jusqu’à 40 fois, notamment la cathédrale de
Rouen ou des meules de foin dans un champ. Chaque
fois, il utilisait le même point de vue, mais dans une
322 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
lumière et des conditions atmosphériques différentes.
Monet a également expérimenté avec la couleur. Il
plaçait côte à côte des couleurs complémentaires pour
créer des effets d’ombre. Pour ce faire, il appliquait la
peinture par touches texturées à l’aide d’un gros pinceau.
Monet a passé les dernières années de sa vie
à peindre des scènes de son jardin, à Giverny. Ses
nénuphars peints sur d’immenses toiles illustrent
toute la sensibilité du peintre, l’expression pure du
sens esthétique de Monet. Il a rendu d’une façon
exquise la couleur, la lumière et les textures de l’étang
de son jardin, avec les arbres, les plantes et les nuages
qui s’y reflétaient. Les tableaux de Monet présentent
l’essence même de l’impressionnisme. En même
temps, son œuvre demeure unique, comme celle des
autres impressionnistes.
Les postimpressionistes
Georges Seurat
Le mot « impressionniste » vient de ce tableau de Monet, intitulé
Impression, soleil levant (1873). Qu’est-ce qui rend cette œuvre
impressionniste ?
Dans sa forme la plus pure, le mouvement impressionniste a été de courte durée. Cependant, il a amené de
nombreux artistes à aller plus loin. Georges Seurat
(1859-1891) a adopté une approche de la peinture
strictement intellectuelle. Il utilisait le pointillisme,
c’est-à-dire qu’il créait des formes et des masses à partir
de petits points de couleur. Il a basé sa technique sur
ses études scientifiques de la lumière et de la couleur.
À l’époque, beaucoup d’artistes s’inspiraient des nouvelles connaissances sur les aspects psychologiques et
scientifiques de la couleur.
Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884, 2 m sur 3 m) par Georges Seurat. L’artiste a étudié les théories scientifiques de l’optique
et de la couleur. Cette scène montrant des gens à la mode est entièrement faite de minuscules points de couleur. À quelle classe les personnages
appartiennent-ils ?
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
323
Paul Cézanne
Durant les années 1880, Cézanne a peint de nombreuses scènes
champêtres dans le sud de la France. Il peignait le même paysage
plusieurs fois afin d’explorer les formes, la lumière, les couleurs et
la perspective. Cette œuvre est intitulée Plaine au pied de la montagne
Ste-Victoire (1882-1885).
Paul Cézanne (1839-1906) cherchait aussi à exprimer
le caractère ordonné de la nature par la peinture. Son
approche classique consistait à utiliser les formes
géométriques pour créer des formes monumentales.
Il aimait en particulier explorer la couleur et la lumière
dans des natures mortes, car la couleur ne change et ne
bouge jamais. Cézanne privilégiait les couleurs unies
pour accentuer la solidité des formes. Comme Monet,
il a peint des scènes qu’il connaissait bien, comme la
montagne Sainte-Victoire, près de chez lui. Cézanne a
peu à peu adopté un style réaliste et a fini par omettre
les détails afin de faire ressortir la forme élémentaire de
ses sujets.
Ce tableau de Vincent Van Gogh s’intitule La nuit étoilée sur le Rhône (1888). Que ressens-tu en le regardant ?
324 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Vincent Van Gogh
La démarche artistique de Vincent Van Gogh (18531890) est à l’opposé de l’approche intellectuelle de
Cézanne. De nombreuses histoires ont couru sur cet
artiste. Les tableaux de Van Gogh reflètent-ils la nature
tourmentée de l’artiste ? Il est difficile d’en douter. En
effet, Van Gogh avait des problèmes de santé mentale et
s’est suicidé à 37 ans. Ses mouvements de pinceau
révèlent un esprit nerveux, presque affolé. Cependant,
ce sont les couleurs de ses tableaux qui touchent le
plus les gens. Depuis la mort de Van Gogh, aucune
génération n’est restée insensible à des œuvres comme
La nuit étoilée sur le Rhône (1889), à ses tableaux de
tournesols et d’iris ou à ses autoportraits. Les couleurs
expressives et la touche texturée de Van Gogh livrent
la vision personnelle d’un être complexe, intelligent
et troublé.
Relis, réfléchis, réagis
1. Comment la deuxième vague de la révolution
industrielle a-t-elle alimenté le socialisme dans
des pays comme l’Allemagne, la France et la
Grande-Bretagne ?
2. Comment Lénine a-t-il adapté la théorie marxiste
à la situation russe ?
3. Comment les idées de Nietzsche et de Darwin
ont-elles ébranlé les fondements de la société
occidentale et de son art ?
LA LITTÉRATURE
AU XIX e SIÈCLE
essayistes comme Thomas Carlyle (1795-1881),
Thomas Macaulay (1800-1859), John Henry Newman
(1801-1890) et Thomas Huxley (1825-1895) ont écrit
sur l’histoire, les sciences et l’éducation. Leurs travaux
s’attaquaient surtout à des problèmes concrets.
La poésie de l’ère victorienne en Angleterre tentait
aussi d’aborder des réalités sociales et morales difficiles. La structure de la poésie victorienne reflétait
souvent la structure des débats. Néanmoins, les poètes
pouvaient transporter leurs lecteurs vers d’autres
mondes pour y explorer les tourments amoureux.
Alfred Tennyson
Aucune œuvre n’exprime mieux l’époque victorienne
que celle du poète Alfred Tennyson (1809-1892). On
le connaît pour son long poème In Memoriam. Ce
poème renferme, par sa forme et son contenu, le sens
général de la littérature victorienne. In Memoriam est
une élégie qui exprime la réaction de l’auteur à la mort
d’Arthur Hallam, un ami proche.
Tennyson aimait les légendes. The Lady of Shalott
raconte l’une des légendes arthuriennes selon une
perspective psychologique. Ulysses, un monologue
dramatique, s’inspire de la mythologie grecque. Le
narrateur est un vieil Ulysse, qui pleure sur son passé
et ses aventures et qui aspire à repartir et à risquer tout
ce qu’il possède pour vivre de nouvelles aventures. Ces
vers tirés du poème illustrent parfaitement le credo de
l’ère victorienne :
Un tempérament à l’image des cœurs héroïques
Affaibli par le temps et le destin, mais déterminé
à prospérer, à chercher sans jamais renoncer.
Charles Dickens
Durant ce siècle, la littérature est passée du romantisme au réalisme. Elle reflétait un profond désir de
résoudre les graves problèmes causés par la nouvelle et
prospère ère industrielle.
La littérature a également exploré les conflits
associés à la religion et aux sciences de même que les
effets pervers de la prospérité et de l’impérialisme. Des
Les romans de Charles Dickens (1812-1870) constituent une mine de commentaires sociaux révélateurs.
Au moyen d’intrigues complexes et de personnages
plus vrais que nature, Dickens dénonçait les injustices
sociales qui frappaient les pauvres de l’Angleterre
industrialisée. Dickens écrivait des histoires de son
époque, dont l’action se déroulait surtout en milieu
urbain, comme Londres. Oliver Twist, David Copperfield,
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
325
Les grandes espérances, Les papiers posthumes du
Pickwick Club et Un chant de Noël comptent parmi ses
romans les plus célèbres.
WEB
LIEN
IN
TERNET
www.cheneliere.ca
Pour plus d’information sur la littérature
française du XIXe siècle, rends-toi à l’adresse
ci-dessus.
Gustave Flaubert
Gustave Flaubert (1821-1880) est né à Rouen. Il
est le second enfant d’une fratrie de trois. Pour son
père, seul l’aîné, qui deviendra à son tour chirurgien,
était digne d’intérêt. Comme le remarque Jean
d’Ormesson : « Dès l’enfance apparaissent deux traits
fondamentaux de Flaubert : une certaine fascination
du mal, de la souffrance, de l’horrible, et le souci d’une
information un peu sinistre, sur les événements et la
vie qui entraînera un goût du document assez impressionnant2. » Flaubert poursuit alors une scolarité sans
éclat. À cette même époque, il publie quelques courts
récits dans une revue littéraire locale. Puis, il entreprend,
sans conviction, des études de droit à Paris. En 1844,
une première crise d’épilepsie le surprend et l’amène à
interrompre ses études. Il se tourne vers l’écriture et
commence une première version de L’Éducation
sentimentale (1843-1845). Flaubert publiera ce roman,
dans sa forme définitive, en 1869. Cet ouvrage,
fortement autobiographique, décrit avec réalisme
« l’éducation » amoureuse, artistique, politique et
sociale d’un jeune étudiant provincial à Paris. De
retour d’un long séjour en Orient (1849-1852), Flaubert
fréquente les salons parisiens. C’est une source
d’inspiration pour son nouveau roman Madame
Bovary (1857). Ce livre entraîne toutefois son auteur
dans un procès retentissant. En effet, on accuse
Flaubert d’immoralité, mais il sera acquitté. Les années
qui suivent seront marquées par la parution de
plusieurs autres romans : Salammbô (1862), La tentation de Saint-Antoine (1874) et Les trois contes (1877).
326 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
Émile Zola et Honoré de Balzac
Les grands romanciers français exploraient à peu près
les mêmes questions dans leurs œuvres. Émile Zola
(1840-1902) et Honoré de Balzac (1799-1850) ont
dénoncé l’hypocrisie et la dégénérescence de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Leurs romans condamnaient
la richesse outrancière et la puissance exercée aux dépens du peuple. Comme les peintres Courbet et Manet,
ils cherchaient à exprimer la vérité par le réalisme. Ils
ont non seulement mis en scène les maux de la société,
mais ont aussi présenté une analyse psychologique
approfondie de la condition humaine. Zola a notamment
écrit l’histoire d’une famille, Les Rougon-Macquart, en
plusieurs romans, dont Nana et Germinal. Honoré de
Balzac a écrit plus de 95 romans, réunis sous le titre La
Comédie humaine, dont Le père Goriot.
De 1892 à 1897, le sculpteur Auguste Rodin a travaillé sur de nombreuses
versions de cette sculpture et d’autres portraits du prodigieux écrivain
français Honoré de Balzac. Cette sculpture de bronze mesure près de
3 m de hauteur.
Victor Hugo
Victor Hugo (1802-1885) est sans conteste le plus
connu des écrivains français. Il est né à Besançon. Très
tôt, ses parents se séparent. Son enfance se déroule
alors en allers et retours entre un père militaire, toujours en déplacement, et une mère vivant à Paris avec
son nouveau compagnon. À quatorze ans, Hugo écrit
dans son journal qu’il veut égaler Chateaubriand. Il a
dix-neuf ans, lorsqu’il publie en 1821 Odes, son premier
recueil de poèmes. Son ambition et son génie ne se
démentiront plus. En effet, il sera à la fois poète (La
légende des siècles, de 1859 à 1883), romancier (NotreDame de Paris, 1831 ; Les Misérables, 1862), dramaturge
(Hernani, 1830 ; Ruy Blas, 1838), historien, journaliste
et critique littéraire. À peine âgé de trente ans, Hugo
règne déjà sur le Romantisme, réussit à moderniser le
théâtre et propose même une nouvelle écriture
poétique. Sa longue vie est à l’image de ses écrits :
riche, intense, et remplie d’événements heureux et
tristes, tels la perte de sa fille Léopoldine et la folie de
son autre fille, Adèle.
En même temps qu’il écrit, Victor Hugo commence
aussi une carrière politique. À partir de 1848, il siège
comme député républicain. Très rapidement, il désapprouve « L’Empire autoritaire » qui réduit au silence
l’opposition parlementaire et la presse. Après le coup
d’État de décembre 1851, il s’exile dans les îles de
Jersey, puis de Guernesey, au large des côtes françaises.
Géant de la littérature française, Victor Hugo a été à la fois romancier,
poète, dramaturge et homme politique.
Hugo écrit alors Les Châtiments (1853), poèmes
satiriques contre l’Empereur. Il rentre en France en 1870,
après vingt années d’exil, et meurt paisiblement à Paris
en 1885. L’État lui fera des obsèques nationales et
transfèrera son corps au Panthéon.
Réflexion
Les conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation ont transformé les lieux de travail et les foyers durant le
XIXe siècle. Le changement a été beaucoup moins rapide dans les régions rurales. Le niveau de vie des paysans souvent
oubliés a connu peu d’amélioration. Pendant que des théoriciens politiques, comme Karl Marx, et des scientifiques,
comme Charles Darwin, remodelaient le paysage politique et intellectuel de l’Europe, des changements plus subtils, mais
tout aussi importants se produisaient dans les maisons. Les relations familiales ont évolué, l’éducation des enfants aussi
et une nouvelle moralité a transformé les valeurs et les mœurs : la classe moyenne a donné le ton à la culture européenne.
À la même époque, les femmes ont commencé à réclamer leur juste place dans la société. La pauvreté généralisée de la
population européenne depuis des siècles allait disparaître. Bientôt, la plupart des maisons seraient mieux chauffées et
ventilées, et la société en général allait prendre conscience de l’importance d’une bonne hygiène dans la prévention des
maladies. Le XIXe siècle a fait entrer la société européenne dans l’ère industrielle moderne. Le prochain siècle allait
apporter des changements à un rythme encore plus rapide, et entraîner des difficultés et des bienfaits encore jamais vus.
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
327
Révision du chapitre
En résumé
Dans ce chapitre, tu as vu :
• le rapport de cause à effet comme étant un outil essentiel à l’analyse historique ;
• les conséquences de la pensée occidentale moderne sur les dimensions économique, sociale
et politique du développement en Occident ;
• les changements qui ont marqué l’organisation familiale au cours du XIXe siècle ;
• les façons dont l’industrialisation et l’urbanisation de l’Europe ont transformé les relations
et l’organisation sociales.
Connaissance et compréhension
1. Pour comprendre l’histoire de la fin du XIXe siècle en Europe, il faut connaître les concepts, les événements
et les personnages ci-dessous, ainsi que leur rôle déterminant dans l’évolution de l’histoire mondiale de
la seconde moitié du XXe siècle. Choisis deux éléments de chaque colonne et décris-les.
Concepts
Événements
Personnages
le nationalisme
le socialisme
le réalisme
l’impérialisme
Kulturkampf
le féminisme
le conservatisme
le prolétariat
la guerre de Crimée
l’affaire Dreyfus
la Commune de Paris
la deuxième vague
de la révolution industrielle
Marie Curie
Otto von Bismarck
Giuseppe Garibaldi
Giuseppe Mazzini
Emmeline Pankhurst
Friedrich Nietzsche
Claude Monet
2. Les conséquences de la révolution industrielle ont largement débordé les usines. Dans un tableau
ou un diagramme de Venn, présente les effets de la révolution industrielle sur l’augmentation des
emplois de bureau, sur les habitudes de consommation et l’industrie de la vente au détail ainsi que
sur la vie quotidienne.
Habiletés de la pensée
3. On dit que le XIXe siècle a constitué une période de transition pour la société européenne : transition
de l’aristocratie à la démocratie, de la culture de l’élite à la culture de masse, de la fabrication artisanale
à la fabrication industrielle. Défends ou réfute cette vision du XIXe siècle. Inspire-toi d’exemples tirés
du chapitre.
4. Écrivain et historien canadien-français, Laurent-Olivier David (1840-1926) a publié en 1873 une
« esquisse biographique » de George-Étienne Cartier, un des pères de la Confédération canadienne.
Lui-même un « rouge », c’est-à-dire un libéral, son propos n’était toutefois pas exempt d’éloges à l’égard
328 M O D U L E T R O I S
L’Europe moderne
de ce « bleu » aussi célèbre que conspué à la fin de sa carrière politique. Il nous renseigne aussi sur la vision
qu’on avait à l’époque des hommes politiques :
Quoi qu’il en soit, il est un fait que tous les partis doivent constater à l’honneur de M. Cartier : c’est sa vie
sobre, laborieuse, exemptes de vices et de ces faiblesses qui déshonorent si souvent les hommes de haute
capacité. […] M. Cartier était essentiellement un chef de parti, un organisateur, un administrateur. Les traits
dominants de son caractère étaient l’énergie, l’impétuosité, l’esprit de domination, le désir de se faire un nom,
la confiance en lui-même, l’amour du travail, le désintéressement. […] On prétend généralement que, pour
gouverner dans un état démocratique, il faut être peu particulier sur les moyens ; on dit même que la corruption
est une conséquence nécessaire du régime populaire. Nous n’en persistons pas moins à dire que le véritable
mérite de l’homme d’État est de savoir allier l’honnêteté avec l’habileté et de perdre le pouvoir plutôt que de
contribuer à l’abaissement des mœurs publiques.
Choisis un politicien du XIXe siècle présenté dans ce chapitre. Cette personne correspond-elle à la
description que propose David ? Explique ta réponse.
Mise en application
5. Dans son livre Darwin, Marx, Wagner : Critique
d’un héritage (1941), Jacques Barzun écrit : « Désigner
Darwin, Marx et Wagner comme étant les trois grands
prophètes de notre destinée équivaut à énoncer un
fait. » Selon Barzun, tous les ouvrages traitant des
problèmes de notre époque font de Darwin et Marx
un duo incontournable dont les concepts ont révolutionné le monde moderne. Es-tu d’accord avec Barzun
quant à l’importance des idées de Karl Marx et de
Charles Darwin, non seulement pour leur époque,
mais aussi pour la nôtre ? Explique ta réponse à
l’aide de faits historiques.
Les mangeurs de pommes de terre (1885)
6. Compare Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (page 323) de Georges Seurat avec
Les mangeurs de pommes de terre (ci-contre), de Vincent Van Gogh. La toile représente une famille de
paysans mangeant des pommes de terre au Pays-Bas. Pour chaque tableau, rédige un dialogue plausible
entre les personnages. Inspire-toi de l’information de ce chapitre. Tes dialogues devraient illustrer la
différence entre le quotidien de l’élite et celui de la classe ouvrière.
Communication
7. Choisis un des tes disques compacts et conçois un visuel pour le boîtier dans le style impressionniste ou
postimpressionniste. Explique ensuite en un paragraphe si, à ton avis, ce style convient au disque compact
en question. Ta réponse doit montrer pourquoi les artistes de la fin du XIXe siècle ont opté pour ces styles.
8. Imagine que la WSPU te demande de rédiger Le Manifeste des femmes. Ta mission consiste à rendre de
façon claire, succincte et vivante les objectifs et les revendications du mouvement féministe du XIXe siècle.
Tu dois énoncer les griefs des femmes à l’origine du mouvement féministe et de ton manifeste.
CHAPITRE HUIT
Le bouleversement des nations : l’Europe de 1850 à 1914
329
Téléchargement