Franck NEVEU
Professeur de Linguistique française
à l'Université de Paris-Sorbonne (UFR Langue française)
Directeur de l'Institut de Linguistique Française
(CNRS, FR 2393)
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PROFESSEUR FRANCK NEVEU
Problèmes et méthodes en linguistique française 2016-2017
Syntaxe et sémantique du détachement
1. Qu’appelle-t-on « détachement » en linguistique descriptive ?
Présentation générale
Figure de syntaxe consistant dans l’emploi d’un adjectif ou d’un participe en apposition,
mais intentionnellement séparé du nom sujet qu’il qualifie, en sorte qu’il se transforme
en modificateur du verbe qu’il avoisine […]. (Morier, 1961 : art. « Détachement »)
Par le détachement, un adjectif est séparé du substantif ou du pronom auquel il se
rapporte soit par une simple pause que transcrit la virgule, soit par une forme verbale.
Syntaxiquement, l’adjectif détaché ou appo est issu d’une proposition relative
appositive. Le détachement a généralement des raisons stylistiques. (Dubois & alii,
1973 : art. « Détachement »)
[…] la notion de détachement est un point de vue phonétique sur la phrase, ou, plus
précisément, un fait de syntaxe appréhendé au niveau du signifiant. (Dupont, 1985 :
309)
On aperçoit donc, non pas une fonction de « détachement », mais une fonction
« segmentation » qui ressortit à la solidarité et une fonction « apposition » qui
s’apparente à la coordination. Mais la relation de solidarité et celle de coordination
caractérisent chacune plusieurs phénomènes syntaxiques. (Dupont, 1985 : 322)
1/ « constructions topicalisées » (De cette histoire, il se souviendra longtemps),
2/ « constructions détachées sans rappel » (L’armée, j’ai déjà donné),
3/ « constructions à thème détaché » (Getty, il est difficile de parler à ses héritiers),
4/ « dislocation gauche » (Le plateau, tu le mets où ?),
5/ « dislocation droite » (Le jardinier l’a appuyée contre le mur, l’échelle),
6 « dislocation médiane » (Que Paul lui parle sur ce ton, à Marie, va nous attirer des ennuis).
[…] il ne paraît pas possible de partir d’une telle hypothèse, trop forte au demeurant,
qui impliquerait une structure de base plus simple, d’où serait dérivée la structure avec
construction détachée. Ni au plan théorique, ni au plan psycholinguistique, on ne peut
s’appuyer sur cette étiquette de « détachement » pour conclure trop rapidement qu’il y a
transformation, dislocation, d’une construction première. (Combettes, 1998 : 10)
2. Le traitement de la discontinuité syntaxique dans les grammaires
2.1. Du « détachement » à l’« annexe », ou ce qu’il advient du discours dans la
grammaire
2.1.1. Construction et déconstruction d’un objet de savoir : l’apposition
dans tous ses états
Grammaires récentes
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(1) Gary-Prieur, M.-N., 1985 :
De la grammaire à la linguistique - L’étude de la phrase
,
Paris, Armand Colin, p. 99, chap. 6, “Les fonctions”, 2.6., “Les fonctions marginales” :
Certaines grammaires font état d’autres fonctions, en signalant généralement qu’elles ne
sont pas exactement sur le même plan que les précédentes : l’apposition, l’apostrophe.
Comme l’indique Wagner-Pinchon (p. 25), le mot apposition “ne dénote pas une fonction à
proprement parler, mais un cas particulier de la construction que nous appelons mise en position
détachée”. Par exemple, dans (a) : (a) Pierre, un copain de ma soeur, doit arriver ce soir, le groupe
en apposition (ici, le SN souligné, mais cela peut être un groupe adjectival ou une relative) a la
même fonction dans la phrase que le terme auquel il est apposé (ici Pierre, sujet).
L’apposition est donc un simple “ajout” à la structure de la phrase, isolé par l’intonation.
Il en est de même pour l’apostrophe, qui a une intonation particulière, et qui est séparée du
reste de la phrase. Un peu comme l’interjection (apostrophe et interjection sont d’ailleurs
rassemblées dans le même paragraphe de la grammaire Bonnard, p. 36), l’apostrophe renvoie
directement à l’acte d’énonciation : (b) Vous, là-bas, taisez-vous ! (c) Pierre, veux-tu rentrer ?
La tradition grammaticale n’est parfois tentée d’en faire une fonction que par référence au
vocatif de la grammaire latine.
Il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre la grammaire Wagner-Pinchon quand on y
lit : “Une longue tradition impose d’utiliser certaines étiquettes pour dénommer les fonctions”
(p. 23). Cette tradition n’est vraiment longue que pour le sujet; toutes les autres fonctions sont
d’apparition récente, et le terme fonction lui-même ne s’introduit dans le discours grammatical
que dans le courant du XIXe siècle avec le sens que nous lui donnons aujourd’hui.
(2) Arrivé, M., Gadet, F., Galmiche, M., 1986 :
La Grammaire d’aujourd’hui - Guide
alphabétique de linguistique française
, Paris, Flammarion, article “Apposition” :
Le terme traditionnel d’apposition recouvre une série d’emplois du nom qui, variés au niveau de
la manifestation formelle, présentent cependant, du point de vue sémantico-syntaxique, deux
traits communs : a) Entre le nom en apposition et un autre syntagme nominal il existe une
relation identique à celle qui lie l’attribut et le terme auquel il renvoie; c’est l’existence de cette
relation qui distingue l’apposition des phénomènes de juxtaposition. b) Cette relation n’est pas
établie par un verbe. On observe ces deux traits dans les types de groupements suivants : 1. Le
roi Louis XIV, le poète Chatterton, mon ami le rémouleur. 2. Un discours fleuve, un employé modèle, une
femme médecin, un style nouille. 3. La ville de Paris et celle de Lyon, le mois de janvier. 4. Le terme d’analogie
et celui d’anomalie, la vertu de charité et celle de tolérance. 5. Cette canaille de Paul, cet imbécile de gendarme,
ton colonel de mari. 6. Le préfet, un colosse, sortit de la voiture. 7. Jean, ce crétin, aura encore manqson
train. 8. Maire de mon village, j’y passe trois jours par semaine; enfant, il eut de graves difficultés familiales.
[...]
Par analogie avec les constructions des types 2 et 3, on dit parfois de l’adjectif qu’il est
apposé dans les constructions du type quelqu’un d’intelligent, personne de beau, etc.
Par analogie avec la construction 8, on parle également d’adjectif apposé dans les cas
l’épithète est séparée du reste de la phrase par une double pause : cet élève, paresseux, a été renvoyé
du lycée.
(3) Chiss, J.-L., Filliolet, J., Maingueneau, D., 1992 :
Linguistique française -
Communication, syntaxe, poétique
, Paris, Hachette, deuxième partie “Eléments de
syntaxe”, 2 “Analyse des constituants majeurs de la phrase”, “Le syntagme nominal”, p. 92 :
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En position de modifieur de N, l’adjectif peut remplir deux fonctions : épithète et apposition.
C’est une distinction très importante; soit : (1) Les soldats, fatigués, font la sieste, (2) Les soldats fa-
tigués font la sieste. En (1), l’adjectif fatigués est en fonction d’apposition, et en (2), d’épithète.
L’épithète a une valeur restrictive (seuls les soldats fatigués font la sieste), alors que l’apposi-
tion ne restreint pas l’ensemble des soldats dénotés aux seuls fatigués : tous sont fatigués. [...]
Si l’on supprime l’adjectif apposé, le SN conserve le même référent, alors que la même
manipulation faite sur une épithète change le férent du SN. C’est la conséquence la plus
évidente de la valeur restrictive de l’épithète.
Ibid. “Le syntagme verbal”, p. 102-103 :
On peut s’étonner que nous traitions de la fonction apposition avec le GV attributif; c’est
que la relation entre le SN ou le SA apposés et le SN dont ils dépendent est strictement la
même que celle qui existe entre un SN1 et son attribut dans une phrase à copule. [...]
Dans la mesure la relation syntaxique entre ce SN apposé et son antécédent s’inscrit
dans la structure SN1 + copule + attribut, il n’est pas surprenant que le Det y connaisse des
contraintes comparables : ainsi un est-il souvent supplanté par Ø (ce garçon, (un) ingénieur très
doué, accepta de faire le travail).
Nous ne décrivons ici que les cas les plus canoniques d’appositions, celles qui sont
décalées, en retrait de l’énoncé; les grammaires en énumèrent d’autres types (cf. le roi Louis XII,
le roi mon frère, le mois de mai, le mot (de) liberté... Dans ce dernier cas il s’agit plutôt de deux SN
ayant le même référent et juxtaposés dans un SN unique.
(4) Charaudeau, P., 1992 :
Grammaire du sens et de l’expression
, Paris, Hachette, p. 42-43,
première partie, “Nommer”, “Caractéristiques formelles des adjectifs qualificatifs”, et p. 181,
deuxième partie, “L’actualisation et l’article”, “L’article zéro” :
Les adjectifs qualificatifs peuvent être : [...] séparés du nom par une pause graphique (virgule,
tiret) ou orale (rupture rythmique et intonative), sans l’intermédiaire d’un verbe (apposés). [...]
l’adjectif apposé se trouve inscrit dans une structure de qualification enchâssée qui joue le même
rôle sémantique de définition par rapport au nom que précédemment [i.e. dans le cas de l’adjectif
attribut, présentant une relation de qualification qui “décrit la propriété comme étant l’une des
composantes de la nature sémantique de l’être”], et un rôle d’explication par rapport à l’ensemble
de l’énoncé : “Le ministre, prudent, a fait un discours tout en nuance”. (= le ministre (qui) est
prudent, et = parce qu’il est prudent). N.B. : C’est le seul cas de construction l’adjectif peut
être attribué à un nom propre ou à un pronom (“César, lui, prudent, s’est tu”).
Remarque : La construction en apposition correspond à cette fonction d’étiquetage : Moderato
cantabile, roman de Marguerite Duras”; L’Eglise, comédie en cinq actes de L. F. Céline”;
“Chandos, capitaine anglais du XIVe siècle”; Madrid, capitale de l’Espagne”.
(5) Le Goffic, P., 1993 :
Grammaire de phrase française
, Paris, Hachette, § 267
“Caractérisation énonciative du sujet : Paul délire, ce fou”, p. 370 :
[...] - par différence avec une simple apposition interne au GN (en fonction secondaire : Paul,
notre médecin de famille, ...; cas non traité ici), la caractérisation énonciative est limitée à l’emploi
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de quelques termes péjoratifs ou injurieux se rapportant au sujet; l’apposition, illimitée
sémantiquement, moins limitée du point de vue de la détermination, est en revanche
nécessairement contiguë au N auquel elle se rapporte.
On trouve également quelques développements sur l’épithète détachée, § 41 “Limites entre les
niveaux primaire et secondaire”, p. 74, sur “l’adjectivation autonome” :
Des termes nominaux ou adjectivaux (ou quasi-adjectivaux), tout en ayant un rattachement
sans équivoque à un constituant nominal ou pronominal (ce qui est la définition même de la
fonction secondaire), jouent néanmoins un rôle manifeste, avec une nette autonomie du point
de vue énonciatif, au niveau de l’énoncé. Ainsi les termes initiaux détachés, dans Furieux, Paul a
claqué la porte. Voyant cela, Paul est parti. Imbécile ! je t’avais pourtant bien prévenu ! On peut certes
soutenir que le rôle joué par ces constituants est, en stricte syntaxe, secondaire, mais cela
devient plus difficile dans : Furieux, au bout de dix minutes, Paul s’en alla : l’adjectif est séparé, par
un circonstant, du nom qui le régit. Furieux, et sans rien vouloir entendre, Paul s’en alla : la coordina-
tion marque une homologie de fonctionnement entre un constituant réputé “secondaire”
(l’adjectif) et un constituant réputé “primaire” (le GP). [...]
et au § 261 “Attribution accessoire”, p. 361, dans le cadre d’une étude de la relation de l’attribut
accessoire au verbe qui peut être plus ou moins étroite :
[...] Il est tombé, mort de fatigue : épithète détachée, en fonction secondaire. Dans ce dernier
exemple, comme dans Marie est partie, toute joyeuse, le détachement brise la relation entre
l’adjectif et le verbe (relation nécessaire pour qu’il y ait attribut); l’adjectif n’est plus en relation
qu’avec le nom auquel il se rapporte, mais il n’est pas sémantiquement intégré au prédicat
verbal (la phrase n’implique aucunement un “départ joyeux”; il y a simplement concomitance
entre le départ et l’état joyeux de Marie) : c’est un complément secondaire (épithète) détaché.
L’éloignement progressif du verbe affaiblit (jusqu’à dissoudre) le lien “attribut”, cependant que
le lien au substantif support se maintient nécessairement.
(6) Denis, D. & Sancier-Chateau, A., 1994 :
Grammaire du français
, Paris, Livre de poche,
article “Apposition”.
Dans tous ces exemples [la ville de Paris, le roi Louis XV, Flaubert, le maître du réalisme], les élé-
ments apposés [ville (= Paris est une ville), roi (= Louis XV est un roi), maître du réalisme (=
Flaubert est le maître du réalisme)] sont des groupes nominaux qui référent bien au même être
que le terme auquel ils sont appos. Au contraire, cette co-référence n’est pas à l’oeuvre dans
les tours à base d’adjectifs (Souriante, la jeune fille se laissa embrasser). L’adjectif en effet ne désigne
pas, il énonce une propriété qui n’est qu’une composante de l’être mais ne le représente pas en
totalité. Il ne formule ni une identité ni une identification. Dans cette perspective, souriante
n’est donc pas en fonction d’apposition; on l’analysera comme épithète détachée.
On sera ainsi amené à réserver aux groupes à statut nominal la possibilité d’assumer la
fonction apposition.
La fonction apposition peut alors se définir à partir de deux critères mantiques : - la co-
référence, comme on l’a vu. Elle pose un rapport d’identité. Les termes mis en rapport
réfèrent au même être, on peut dire qu’ils sont superposables; - mais aussi la prédication : le
phénomène désigne, on le rappelle, le fait d’établir entre deux termes une relation telle que
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l’un dit quelque chose (prédicat) de l’autre (thème). L’apposition a toujours une valeur prédica-
tive; ainsi dans la phrase suivante, Flaubert, le maître du réalisme, mourut en 1880, il est dit non
seulement que Flaubert... mourut en 1880, mais aussi qu’il était le maître du réalisme. [...]
(7) Riegel, M., Pellat, J.-C., Rioul, R., 1994 :
Grammaire méthodique du français
, Paris,
PUF, deuxième partie “Syntaxe de la phrase simple”, chap. VI “Le groupe nominal”,
“Interprétation sémantique et usages communicatifs du groupe nominal”, p. 150 :
Lorsqu’ils [les modificateurs du nom] n’affectent pas l’extension du nom tête du GN (Les
spectateurs, déçus, sifflèrent copieusement les joueurs), ils exercent une fonction dite appositive ou
explicative. Appositive, parce que les modificateurs non restrictifs sont souvent séparés du reste
de l’énoncé par l’intonation ou par une pause, et dans l’écrit standard par une virgule;
explicative, parce que, faute de restreindre l’extension du nom, ces modificateurs s’interprètent
comme une caractérisation non identificatoire, mais néanmoins communicativement
pertinente, du référent identifié par le reste du GN.
Ibid., “Le groupe prépositionnel complément du nom”, p. 188 :
Les constructions du troisième type [ex. la barrière du langage] n’ont rien d’appositif. Elles sont
pourtant souvent assimilées à des appositions (C.f.. l’analyse traditionnelle de la ville de Paris)
pour la seule raison qu’elles marquent une relation d’identité référentielle entre le nom et son
complément. Cette analyse a été également étendue indûment aux constructions “qualitatives”
telles que ce fripon de valet, cet imbécile de Pierre, un amour de , une cochonnerie de voiture, ma chienne
de vie, etc. la construction syntaxique demeure celle d’un nom recteur caractérisant suivi
d’un complément nominal caractérisé. Comme si une même relation référentielle ne pouvait
pas se réaliser sous des formes syntaxiques multiples, et inversement !
Ibid., “Les modificateurs en position détachée”, p. 190-191 :
Les positons détachées attributives - Il s’agit tout d’abord des GN apposés, traditionnellement
appelés appositions. Cette dénomination est acceptable si on la prend dans son sens
strictement formel et étymologique apposition signifie “position à côté de”. Le GN apposé
est en effet placé à la suite d’un autre GN [...]. On ajoute généralement que les deux GN sont
dans un rapport d’identité référentielle : dans Paris, capitale de la France, il est indéniable que les
deux expressions définies désignent la même réalité [...]. Le terme d’apposition peut être
source de confusion. A l’origine, c’est exclusivement une fonction du nom, et particulièrement
dans la grammaire latine la fonction d’un nom accolé à un autre nom de me cas et
désignant le même référent, urbs Roma, rex Ancus. Les deux traductions possibles de tels
groupes (La ville de Paris, le roi Louis) ont amené à appliquer la notion aussi bien à des construc-
tions prépositionnelles qu’à des constructions détachées, alors que le premier type de
construction n’a aucune spécificité en français. L’application de la notion d’apposition à
l’adjectif qualificatif détaché (“adjectif apposé”) augmente encore le désordre terminologique.
(8) Le Querler, N., 1994 :
Précis de syntaxe française
, Caen, PUCaen, p. 156-157, et p. 159,
troisième partie Les fonctions secondaires”, chap. VIII “Les expansions du nom et du pro-
nom”:
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