Lettre No 8
Odéon-Théâtre de l’Europe janvier 2014
OD ON
PLATONOV
ANTON TCHEKHOV
BENJAMIN PORÉE
Platonov ou la vie perdue
LES FAUSSES CONFIDENCES
MARIVAUX
LUC BONDY
Cacher l'objet d'un désir supposé
LES BIBLIOTHÈQUES DE L'ODÉON
POURCHASSEZ
LE NATUREL !
2 3
Patrice Chéreau et Pascal Greggory lors des répétitions
de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès
Manufacture des Oeillets à Ivry
Odéon-Théâtre de l'Europe, 1995 © Ros Ribas
4 5
sommaire
p. 4 à 8
PLATONOV OU LA VIE PERDUE
PLATONOV
Anton Tchekhov
Benjamin Porée
p. 12 à 16
CAC HER L'O B JET
D'UN DÉSIR SUPPOSÉ
LES FAUSSES CONFIDENCES
Marivaux
Luc Bondy
p. 9
POURCHASSEZ LE NATUREL !
LES BIBLIOTHÈQUES DE L'ODÉON
p. 10
SURTITRAGE, L'ESPRIT
ET LA LETTRE
LES BIBLIOTHÈQUES DE L'ODÉON
p. 17
RED STAR
FOOTBALL CLUB À L'ODÉON
LE CERCLE DE L'ODÉON
p. 18
AVANTAGES ABONNÉS
Invitations et tarifs préférentiels
p. 19
ACHETER ET RÉSERVER
SES PLACES
p. 20
LES 50 ANS DE FRANCE INTER
Daniel Loayza – Quels ont été vos débuts
de metteur en scène?
Benjamin Porée – Il y a eu une première
étape en 2006. J'étais au cours Florent en
deuxme ane du cycle de formation
professionnelle. C'est là que j'ai rencon-
tré Matthieu Dessertine, qui était dans
la classe libre. Il avait 17 ans, j'en avais
20. On se parlait, sans trop se connaître.
Il présentait Une Saison en enfer, de
Rimbaud, avec une amie à lui. Je suis al
le voir. Quelque temps aps, je devais
à mon tour montrer un travail au cours,
j'ai choisi des brouillons d'Une Saison
en enfer. Et deux semaines plus tard,
Matthieu m'a demandé de le mettre seul
en sne, toujours dans le même texte.
On a joué trois, quatre dates dans le
Marais. Puis en Avignon dans le festival
«off». Puis au Théâtre de Nesle et peu à
peu la salle a commencé à se remplir.
Un jour on s'est rendu compte qu'on ne
connaissait plus les gens dans le public:
le bouche-à-oreille avait dû fonctionner...
D. L. – À vous entendre, vous semblez
être venu à la mise en sne presque par
hasard...
B. P. – En fait, non. J'ai toujours eu des
professeurs qui me poussaient à écrire,
et j'aimais ça. Je faisais des montages
de textes, que les autres ne compre-
naient pas toujours... D'un autre côté,
j'ai toujours aimé aider mes camarades
à travailler leurs snes, à leur servir de
«regard extérieur», comme on dit. J'étais
dans une recherche, mais de là à désirer
monter quelque chose... Tout s'est forgé
pendant Une Saison en enfer, un mono-
logue. Et pourtant la premre pièce que
j'ai vraiment voulu monter, c'était un
Racine...
D. L. – Lequel?
B. P. – N'importe lequel! Du coup, après
le Rimbaud, qu'on a quand même joué
soixante-dix fois, comme Matthieu était
un peu fatigué, je me suis dit que j'allais
passer enfin à «mon» Racine. Ça a été la
deuxme étape: Andromaque. Je vou-
lais entendre cette langue... Le vers raci-
nien me fascinait. Ce travail m'a occu
trois saisons de suite. Entretemps, j'ai
connu le directeur du Théâtre de Vanves,
José Alfarroba. J'ai insisté, je l'ai relancé,
jusqu'à ce qu'il me propose de lui mon-
trer une maquette, et on lui a psen
l'intégralité de la pièce! Il nous a tout de
suite programmés pour trois dates dans
la saison suivante.
D. L. – Comment s'est opéré le passage
de Racine à Tchekhov?
B. P. – Quand je passe d'un travail à
l'autre, je n'ai pas d'esthétique propre,
pas de «patte». L'auteur me guide vers
une théâtralité difrente à chaque fois.
Je me suis inressé à Platonov pour
la langue de Tchekhov, cette langue si
dense, comme une épaisseur des âmes,
qui passe organiquement par les corps
pour questionner les mots au plus ps
de nous, de nos erreurs, de nos pen-
es... Après Racine, je voulais aborder
une langue très parlée, très simple, fluide,
cinématographique, et qui nous laisse-
rait une immense liberté de mouvement.
Il y a ts peu d'indications ou de didas-
calies chez Tchekhov. Par contre, beau-
coup de premiers et de deuxièmes plans.
Et la durée tchékhovienne, dans Platonov
en particulier, me faisait penser à un très
long film, à un énorme plan-séquence...
À partir de ce brouillon absolu qu'est la
pièce, on a dressé un parcours unique par
le choix des coupes, du montage issu de
la dramaturgie du plateau. J'aime beau-
coup le cinéma, et plus généralement la
picturalité. Dans les premiers temps d'un
travail, j'apporte souvent des images,
des tableaux, des photos, qui consti-
tuent une base de références communes,
qu'on digère. J'ai encore beaucoup de
ces images dans mon ordinateur. Beau-
coup de femmes, peintes à la fin du
XIXe ou au début du XXe par Whistler ou
Joaquín Sorolla... Des artistes qui ne sont
pas cantonnés dans le réalisme, qui ont
une palette lyrique aux couleurs ts
profondes. On a regardé certains films
comme Damnation de Béla Tarr, on s'est
imprégnés de la série photographique
des «chambres d'amour» de Bernard
Faucon... Un codien, quand il com-
mence à accumuler des images, des cou-
leurs, des matières, voit plus facilement
où le metteur en scène veut amener le
projet. J'ai aussi donné à voir beaucoup
de paysages, d'extérieurs.
D. L. – Vous pensiez déjà à des choix de
cor?
B. P. – Comme point de départ, je le
voulais infiniment grand: la nature
tchékhovienne elle-même. Nous
avons adapté les deux premiers actes
en les transposant dans la nature,
en extérieurs : le domaine d'Anna
Petrovna, les environs de l’école où
habite Platonov. Dans ces extérieurs,
l'être est pour ainsi dire caché, avalé
par l’immensité, nous le percevons
comme plongé dans l’illusion d’une
appartenance aux autres. Puis, par
un effet de bascule, on n'est plus que
dans des espaces intérieurs pour les
deux derniers actes. Encore une fois
chez Platonov à l'acte III, chez Anna
Petrovna à l'acte IV. Un espace du
mental, resserré, avec la chair au pre-
mier plan, vue par le biais d’une autre
focale.
D. L. – Comment voyez-vous le rôle-titre?
B. P. – Le vrai titre de la pièce est perdu,
puisque la premre page du manus-
crit manque. Mais d'après une allusion
dans une lettre, il s'agissait peut-être
d'un mot russe intraduisible, «l'ère des
enfants sans père». Ce ne sont pas seu-
lement les pères physiques, mais les
res moraux, les pères spirituels, qui
font défaut ou ne tiennent pas leur rang.
Les pères et les repères... De ce point de
vue, le personnage de Platonov occupe
une position particulre. C’est sa pen-
e, c’est surtout son corps qui parle,
qui porte les maux. C'est un héros/anti-
héros, une figure inhabituelle dans le
théâtre et qui résonne énormément. À
travers ses paroles filtre la question de
la vérité: «étudier, travailler, chercher la
vérité»,une question ou une quête que
la société moderne semble avoir délais-
sée, abandonnée, presque trahie. C'est
Platonov qui demande : «Vivre? Com-
ment faut-il faire?» Tous les person-
nages énoncent en eux cette question
de la vérité. Ce qui est intéressant, c’est
d’observer qui la trahit dans la pièce et
qui la supporte jusquau bout.
D. L. – Vous parlez de «supporter» cette
question: elle est donc douloureuse?
B. P. – C'est vrai que je souhaitais recher-
cher dans ce travail comment parler de
la fission de l'être, interroger la manre
dont on panse les blessures personnelles,
sociétales, humaines. L’endroit de la plaie
et de la fissure est le centre de la pièce,
là ou nos regards de spectateurs se
posent avec un inavouable trouble. L'un
des points centraux dans notre travail
consiste à reconstruire la réalité qui nous
fait souffrir. À revenir en tout à lorigine de
la faille. Le premier verre d’alcool, le pre-
mier mot qui casse lêtre... Doù l’envie de
buter le spectacle par un monologue de
Platonov adressé au public, tel un secret
livré. Un secret de la douleur, donné à
nous, témoins actifs de nos propres dou-
leurs. C’est un spectacle du vide, du rien,
un tâtre du néant et de la vie.
D. L. – Comme l'écrit Rimbaud dans Une
Saison en enfer: «La vraie vie est absente.
Nous ne sommes pas au monde»...
B. P. – Rimbaud et Tchekhov étaient
quasiment contemporains ! Et ces
mots de la Vierge folle, quasiment
tous les personnages de la pièce pour-
raient les reprendre à leur compte.
Tous attendent la vie nouvelle qui ne
viendra jamais, pour aucun d’entre
eux, tout n’étant qu'illusions perdues,
«vie perdue», comme le précise Plato-
nov. La vie contient le réel, et le réel
ne reviendra jamais, puisqu’il est déjà
là. Tous vivent donc la vie sans la vie,
ce «chaos de la non-vie, l'absence
d’être», pour citer Hofmannsthal.
Mais il y a tentative de vivre. Il faut
entendre Anna Petrovna: «Vis! tout
vit, tout bouge... la vie est là. Vivons à
notre tour! Cette nuit, oui, vivre, vivre,
vivre!» À quoi le héros répond: «Jai
mal à Platonov»...
«Brouillon absolu» où un auteur de moins de vingt ans esquisse les thèmes de toute son
œuvre à venir, Platonov est un texte-laboratoire qui fascine les metteurs en scène.
Benjamin Porée nous parle de sa rencontre avec l'inépuisable jeunesse de Tchekhov.
«... la langue
de Tchekhov,
cette langue
si dense,
comme une
épaisseur
des âmes...»
PLATONOV
OU LA VIE
PERDUE
Sophie Dumont, Baptiste Chabauty et Zoé Fauconnet dans Platonov © Benoit Jeannot
(suite p.7)
6 7
Platonov
C'est l’expression même de cette
lucidité face à la vie qui ne reviendra
pas, mais qui est là si puissante et qui
tape dans les veines, dans la chair, le
corps... Pour moi, elle ne prend son
sens et son poids tragique qu’en effet
miroir, à travers une autre réplique
moins connue du même personnage:
«Elle supporte tout, la peau! elle veut
toujours vivre». Voilà d’où vient le mal.
Le mal de vivre, certes, mais surtout
de vouloir vivre.
D. L. – Comment avez-vous constitué
la distribution?
B. P. – C'est en partie parce qu'elle
s'imposait déjà à moi que j'ai été
attiré par Platonov. Une bonne par-
tie des comédiens étaient présents
sur Andromaque. J'avais le désir de
leur donner du travail, de continuer
à avancer ensemble. Il fallait donc
une pièce-monument, une masse de
théâtre, et Platonov en est une, d'au-
tant plus qu'elle est comme un gigan-
tesque brouillon qui est gros de tout le
théâtre tchékhovien à venir. Un projet
comme celui-là m'a donc permis aussi
d'élargir l'équipe. Un certain esprit de
communauté dans la recherche au
plateau est tout ce que je demande.
Ce qui me touche, ce qui me nourrit,
c'est ce que chaque interpte apporte
humainement.
D. L. – Comment maîtrise-t-on le
rythme d'une pièce pareille?
B. P. – Tel qu'il est composé, le deuxme
acte est construit en deux parties.
C'est cela qui donne un côté déséqui-
libré à l'ensemble. Il ne faut pas oublier
que c'est la toute première pièce de
Tchekhov, écrite entre 17 et 20 ans...
L'acte I tire un peu en longueur, avec
son défilé des difrents person-
nages. C'est une des rares pces de
Tchekhov où l'acte I dure autant, et il
y a presque vingt rôles. On a essayé
de trouver des rythmes qui aillent au-
delà des exigences de l'exposition, qui
nous libèrent de ses figures imposées.
Des rythmes qui soient réglés sur des
enjeux et des sous-enjeux, et qui des-
sinent déjà des failles.
D. L. – Et pour le deuxième acte?
B. P. – Pour sa première partie, j'ai eu
envie de la recentrer autour d'un grand
repas. Dans le texte, il est bien question
d'un repas qui va être servi à l'intérieur,
mais en fait, la scène est à l'extérieur
de la maison, et on n'a qu'une suc-
cession de scènes à deux. J'ai voulu
remettre tout le monde ensemble à
l'intérieur. On a donc fait un montage.
Certaines scènes ne sont pas forcé-
ment joes à la place où elles figurent
dans le manuscrit. Nous avons orga-
nisé cette masse-là autour d'un avant-
repas de sept ou huit scènes, suivi
immédiatement d'un repas.
D. L. – Entre les deux premiers actes,
quelle est la continuité temporelle?
B. P. – C'est difrent. À la fin de
l'acte I, Platonov retrouve Sofia. Dans
l'acte II, le mari de Sofia lui reproche
d'avoir changé depuis quelques jours,
de l'éviter ou de lui faire la tête. Elle
lui demande de partir, et Voïnitsev
accepte de quitter sa belle-mère, ce
qui n'est pas une mince affaire pour
ce personnage-enfant. Puis Sofia
reproche à Platonov de la suivre, de la
harceler... Il est clair que le rapport a
évolué depuis leurs retrouvailles. Il y a
donc un laps de temps assez important
qui s'est écoulé entre les deux actes.
Nous avons supposé qu'une dizaine de
jours sont pass. Il est ts important
de le faire sentir. Dans les transitions,
nous avons donc essayé de marquer
l'écoulement du temps plus nettement.
Pour un comédien, savoir s'il y a ou non
continuité de sens, de pensée, de par-
cours, c'est essentiel. Si deux scènes
qu'une minute sépare au plateau sont
en fait distantes d'une semaine, ça
change tout. La charge, la tension inté-
rieure sont complètement différentes.
D. L. – Comment s'enchnent les
moments suivants?
B. P. – Entre l'acte II, deuxième tableau
et l'acte III, c'est très explicite, trois
semaines sont passées. Et entre l'acte
III et IV, une seule nuit. Platonov, qui
devait partir avec Sofia, finit par ne
pas le faire, et le lendemain matin, il
est chez Anna Petrovna. Par rapport
à notre première version, nous avons
travaillé à mieux marquer les plis du
temps. Cette fois-ci, la dramaturgie est
plus aboutie, on a trouvé les ponts, les
rythmes.
D. L. – Quel rôle assignez-vous au
public dans la construction du fait
théâtral?
B. P. – Le philosophe Clément Rosset
parle de «l'urgence d'une coïncidence
avec soi-même»... Pour Platonov, elle
ne peut avoir lieu que dans la mort. À cet
égard, il est tout à fait conforme à l'un
de ses modèles avoués: Hamlet, prince
du Danemark. Mais contrairement à
Hamlet, Platonov n'a pas d'Horatio à ses
tés, pas de confident ou de témoin
privilégié qui l'assiste au moment
de mourir et à qui il confie le soin de
raconter son histoire. Nous y sommes
confrontés, en face-à-face, sans
intermédiaire. Comme devant un
miroir. La repsentation de la pièce
Platonov nous offre la vision de notre
propre vide, un spectacle de sa propre
image. Le tâtre nous rend, nous
restitue, visibles aux yeux de tous,
il contient le pouvoir de s’arrêter un
instant à soi-même, à nous-mêmes.
Françoise Morvan conclut sa préface
par une phrase qui exprime au plus
juste la place que je souhaite donner
aux spectateurs : Platonov est une
«œuvre qui n'appelle pas l’achèvement,
mais l’impulsion d'autrui.»
Propos recueillis par Daniel Loayza,
Paris, 6 septembre 2013
- Что ?
- Ничего... Скучненько...
- Alors?
- Rien... On s'ennuyote...
Platonov, premières répliques
8 janvier – 1er février / Berthier 17e
PLATONOV
d'Anton Tchekhov
mise en scène
Benjamin Porée
traduction
Françoise Morvan et
André Markowicz
éditions Les Solitaires Intempestifs
lumière
Marie Christine Soma
scénographie
Benjamin Porée
costumes
Marion Moinet et
Roxane Verna
avec
Lucas Bonnifait
Valentin Boraud
Anthony Boullonnois
Baptiste Chabauty
Arnaud Charin
Guillaume Compiano
Charles d’Oiron
Emilien Diard-Detoeuf
Sophie Dumont
Macha Dussart
Zoé Fauconnet
Joseph Fourez
Mathieu Gervaise
Tristan Gonzalez
Elsa Granat
Benjamin Porée
Aurélien Rondeau
production
Compagnie La Musicienne du Silence
coproduction
Odéon–Théâtre de l'Europe,
Théâtre de Vanves
créé le 11 mai 2012
au Tâtre de Vanves
durée 4h30 avec entracte
Rencontre avec
l'équipe artistique
dimanche 19 janvier
à l'issue de la représentation
Patrice Creau – La distribution du film privigiait la nature de chaque comédien, au tâtre, il était important qu'on
revienne à une sorte de travail sur la composition. Il était important de sortir les élèves d'une esce de cliché, en allant
me jusqu'aux contre-emplois, en proposant des choses dont je n'étais pas absolument sûr qu'ils soient capables de les
attraper. Là où je n'avais pas envie de prendre des risques au cima, il était évident que le tâtre était le lieu naturel de
ce type de risques. Je crois qu'on apprend beaucoup en jouant des rôles de composition, on apprend ce que c'est que le
théâtre: oser davantage en jouant un personnage qui n'est pas soi, mais qu'il convient de chercher en soi. […] Pour ceux
qui avaient conservé le même rôle, s'ils refaisaient ce qu'ils faisaient dans le film, je ne le supportais pas: qu'est-ce que
c'est que cette connerie? Cela n'a pas lieu d'être ici sur le plateau! Il n'existe au tâtre quand on joue Platonov qu'une
seule vérité: comment Tchekhov a écrit la pce.
Laurent Grevill – Dans le film, je jouais quelqu'un qui se laisse aller et c'est ce que je reproduisais au tâtre. Et puis
Patrice m'a dit: «Cela ne va pas; je pense que Platonov est quelqu'un qui, dans sa détresse, dans son malheur, est
actif.» Cette remarque m'a un peu sauvé la vie, car j'avais de plus en plus de mal à jouer ce type qui s'affaissait.
Quand Patrice a prononcé le mot «actif» cela m'a redonné cette esce d'électricité que doit avoir Platonov: c'est
quelqu'un qui réagit, pas quelqu'un de dépressif.
Propos cités dans
Platonov
, dossier réalisé par Marion Forey et Yves Steinmetz, Scérén - CNDP, 2005.
1986: Hôtel de France, réalisation Patrice Chéreau, d'après Platonov d'Anton Tchekhov.
1987: Platonov, mise en scène de Patrice Chéreau, Festival d'Avignon.
Texte français d'Elsa Triolet (adaptation de Patrice Chéreau).
Avec Laurent Grevill dans le rôle de Platonovet Laura Benson dans le rôle d'Anna Petrovna.
PLATONOV LOGE À L'TEL DE FRANCE
Un an après avoir tourné tel de France, librement inspiré de Platonov,
Patrice Chéreau présente en 1987 la pièce à Avignon, avec les élèves de
l'École de comédiens des Amandiers de Nanterre.
Platonov
, d'Anton Tchekhov, mise en scène de Patrice Chéreau,
Avec Marc Citti, Laurent Grevill et Valeria Bruni Tedeschi.
Festival d'Avignon, juillet 1987 © Marc Enguérand CDDS
Macha Dussart et Joseph Fourez dans Platonov © Benoit Jeannot
8 9
Au débouché d'une première volée de
marches, à main droite sur le palier,
un bas-relief de bronze couvre toute
une paroi. La masse patie est d'une
teinte sombre, presque noire. Si
quelques aspérités vous accrochent
au passage, pareilles aux plis de sable
et aux paquets d'algues informes que
laisse la marée en se retirant, peut-
être vous arrêterez-vous un instant
pour les examiner de plus ps; dès
lors, le charme propre au Musée de la
Chasse et de la Nature commence à
opérer. Cette lourde plaque qui tient
à la fois de l'œuvre d'art contempo-
raine et de l'échantillon d'histoire
naturelle pourra vous faire songer au
moulage d'un sol fossile où se seraient
imprimées pêle-mêle, toutes époques
confondues, les traces qu'a déposées
la vie dans un hallier, sous toutes ses
formes – humus, fumées, jonchées,
nervures squelettiques de feuilles
de plusieurs essences, mâchoire de
renard aux canines aiguës, débris
d'armes diverses de chasseurs depuis
longtemps retournés à la poussière...
Certains se laisseront ainsi captiver
avant même d'avoir franchi le seuil
de la première salle. Pour d'autres, la
magie du Mue ne prendra effet que
plus loin dans le labyrinthe: ici, deux
Dianes dues à Rubens et à Jan Bruegel
de Velours, que veillent du haut d'un
plafond insomniaque des masques de
chouettes incrustées d'yeux humains
par Jan Fabre; plus loin, un cerf sur-
pris en pleine métamorphose – sem-
blable au sac d'une cornemuse, son
corps vidé de souffle se convulse sous
un lustre fait de formes évoquant à la
fois ses bois, les troncs en clair-obs-
cur d'une futaie d'hiver ou les racines
d'arbres sacrés qui perceraient la
voûte du ciel... Ce lieu qu'aurait aimé
Leibniz propose autant de points d'ac-
s à ses merveilles qu'il compte de
points de vue qui le parcourent.
La plupart des autres musées fondent
leur identité sur les collections qu'ils
présentent. Les uns sont consacrés à
un domaine général clairement défini:
sciences et techniques, beaux-arts,
archéologie... (L'on pourrait croire,
à lire l'intitulé de son nom, que le
Mue de la Chasse et de la Nature
est de ceux-là, et l'on se tromperait).
D'autres s'attachent à explorer une sin-
gularité mémorable, celle d'une ville,
par exemple, ou d'un grand homme.
De telles institutions proposent le plus
souvent à leurs visiteurs de s'orienter
dans un savoir déjà élaboré et défriché,
regroupant les objets selon un plan thé-
matique ou historique d'où les visées
éducatives ne sont jamais absentes. La
fréquentation des musées, en hausse
régulière, semble démontrer qu'une
telle conception de l'exposition répond à
une attente réelle d'un très large public.
Mais pourquoi s'interdire de rêver à des
lieux conçus selon d'autres règles, en
vue de privilégier d'autres terrains ?
Plutôt que d'y progresser de balise en
balise en cherchant à y vérifier ou à y
étendre sa culture, on y flâne au gré
de son émotion à l'écart des parcours
obligés. On y prend moins rendez-vous
avec un corps de savoir constitué qu'on
n'y exerce son imagination en s'expo-
sant à des rencontres hasardeuses et
changeantes selon les saisons. Au lieu
d'y déchiffrer des descriptions d'ob-
jets assez remarquables pour mériter
d'être consers, on s'y tient à l'affût
de signes, d'éclats énigmatiques ou
de clins d'œil, de détails s'offrant au
caprice comme autant d'invitations à
un voyage onirique et baroque. De tels
mues sont rares, mais il s'en trouve;
et parmi eux, le Mue de la Chasse et
de la Nature occupe une place tout à fait
particulière. Son conservateur en chef
paraît avoir eu à cœur de l'organiser à
l'image de la Nature baudelairienne,
«forêt de symboles» aux correspon-
dances subtilement concertées de salle
en salle, brouillant les frontres et les
codes entre collections permanentes
et installations temporaires, créatures
imaginaires et spécimens authentiques
– tant il est vrai que le sens du naturel
(non moins que le sens de l'humour)
clame d'être cultivé, et comme si la
Nature ne pouvait dignement s'exposer
sans réveiller en nous un autre usage de
nos facultés qui soit à sa mystérieuse
mesure, à la fois très archaïque et très
profondément savant.
En plein cœur du Marais, au 62 de la rue
des Archives, c'est bien une forêt-musée
qui s'étend; elle se visite moins qu'on
ne s'y promène, et de splendides esca-
liers dessinés par Mansart y tiennent
lieu de clairière. Chacun est libre d'y
cueillir à sa guise les impressions que
suscitent dans chaque pièce ses
constellations d'objets: Jeff Koons y
toie Chardin, les poèmes de Jean
Ristat s'y mêlent aux bronzes ani-
maliers et aux fusils qu'auraient pu
breveter Carelman, aux feuilles de
laurier solutréennes, aux reliques
de licornes, aux bésoars... Large-
ment ouvert à de grands plasticiens
contemporains, le musée que dirige
Claude d'Anthenaise offre l'hospita-
lité à Thibault de Montalembert et aux
codiens qu'il dirige dans un cycle de
lectures spécialement choisies pour
exalter l'esprit du lieu. Cette initiative,
en partenariat avec l'Odéon-Théâtre de
l'Europe, fournit une belle occasion de
découvrir l'un des hôtels particuliers
les plus séduisants et secrets du vieux
Paris.
Daniel Loayza, 21 octobre 2013
Un cycle orchestré par Thibault de
Montalembert et l'Odéon. (dates p.10)
Programme détaillé de
«Pourchassez le naturel» : theatre-odeon.eu
«... toutes
époques
confondues,
les traces
qu’a dépo-
sées la vie...»
«... des
masques de
chouettes
incrustées
d'yeux
humains...»
«De
splendides
escaliers
dessinés
par Mansart
tiennent lieu
de clairière...»
Un cycle de lectures, présenté au Musée de la Chasse et de la Nature du 24 janvier au 13
juin 2014 et au Salon Roger Blin dans le cadre des Bibliothèques de l'Odéon, vous offre
l'occasion de découvrir l'un des musées les plus attachants et singuliers de la capitale.
À ne pas manquer!
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Correspondances
Charles Baudelaire
in Les Fleurs du mal
Cerf naturalisé © Paris, Musée de la Chasse et de la Nature. Sophie Lloyd
NIHILISME ET TERRORISME
Platonov en son temps
1878? 1880? on ignore la date exacte de l'écriture de Platonov, manuscrit inachevé
et sans titre retrouvé en 1920 dans les archives de Tchekhov. Baptisée par conven-
tion d'après son personnage principal, la pièce est parfois intitulée Être sans père:
c'est en effet ainsi qu'elle est désignée dans une lettre par un frère d'Anton Tchekhov.
Le manuscrit ne porte aucune date. Le foisonnement dramaturgique ainsi que la
graphie font cependant songer à une œuvre de jeunesse, datation confirmée par le
témoignage de Michael Tchekhov, qui se souvenait l'avoir recopiée alors qu'il était
collégien. L'auteur avait sans doute moins de vingt ans.
La rédaction de Platonov se situerait donc aux alentours des morts de Dostoïevski et
du tsar Alexandre II. En mars 1881, un mois après les funérailles nationales du grand
écrivain, le tsar succombe à un attentat à la bombe perpétré par un groupe popu-
liste terroriste, Narodnaïa Volia («La Volonté du Peuple»), proche du nihiliste Sergueï
Netchaïev. Il avait déjà échappé à plusieurs tentatives d'attentat, en 1866, en 1879, et
encore en février 1880. C'est ce climat terroriste qui entoure la genèse de Platonov.
Tchekhov avait à peine un an lorsqu'Alexandre II, sentant la nécessité de restructu-
rer lconomie de la Russie après la défaite de la Guerre de Crimée, décréta l'aboli-
tion du servage en 1861. La réforme s'était poursuivie par la création d'assemblées
territoriales élues au suffrage indirect, l'instauration d'une justice égale pour tous,
une transformation de l'enseignement et le service militaire obligatoire. Ces réformes
de libers individuelles et d'égalité civile permirent le lent démarrage du capita-
lisme en Russie. Mais elles suscitèrent aussi l'agitation des paysans, déçus de ne
pas accéder à la propriété de la terre, ainsi que l'indignation de la noblesse (qui s'es-
timait lésée et déclassée) et de l'intelligentsia (déjà en partie acquise au nihilisme).
Dans ce pays jeune, sans tradition philosophique, de très jeunes gens, frères
des lycéens tragiques de Lautréamont, se sont emparés de la pensée alle-
mande et en ont incarné, dans le sang, les conséquences. Un «prolétariat de
bacheliers» a pris alors le relais du grand mouvement d'émancipation de l'homme,
pour lui donner son visage le plus convulsé. [] La religion de l'homme, mise déjà en
formules par les docteurs allemands, manquait d'apôtres et de martyrs. Les chré-
tiens russes, détournés de leur vocation originelle, ont joué ce rôle. Pour cela, ils ont
dû accepter de vivre sans transcendance et sans vertu. [] Ils ne croyaient à rien qu'à
la raison et à l'intérêt. Albert Camus:
L'Homme révolté
(Gallimard,1951, pp.187 ss.)
Le terme même de «nihilisme» a été popularisé par Ivan Tourgueniev dans son roman
Pères et Fils (1862), qui décrit au travers de son héros, Bazarov (nihiliste «parce qu'il ne
s'incline devant aucune autorité, n'accepte aucun principe sans examen») les vues posi-
tivistes de l'intelligentsia radicale russe émergente. «Nous n'avons, dit Bazarov, à nous
glorifier que de la stérile conscience de comprendre, jusqu'à un certain point, la stéri-
lité de ce qui est.» Le livre remporta un grand succès, et son héros plus encore. Dans
le conflit qui oppose les jeunes gens du roman aux parents se révèle l'esprit d'une nou-
velle génération assumant d'«être sans père», rompant avec les traditions et le roman-
tisme de ses aînés. Devant le durcissement du régime tsariste dans les années 1870,
un mouvement populiste tente de s’appuyer sur les masses paysannes pour se révol-
ter, sans vrai succès.
Dans la mesure où l'intelligentsia n'a pas ramené le peuple à elle, elle s'est
sentie seule à nouveau devant l'autocratie; à nouveau le monde lui est apparu
sous les espèces du maître et de l'esclave. Le groupe de La Volonté du Peuple
va donc ériger le terrorisme individuel en principe et inaugurer une série de meurtres
[]. Les terroristes naissent à cet endroit, détournés de l'amour, dressés contre la
culpabilité des maîtres, mais solidaires avec leur désespoir, face à leurs contradictions
qu'ils ne pourront résoudre que dans le double sacrifice de leur innocence et de leur
vie. [...] Le nihilisme, étroitement mêlé au mouvement d'une religion déçue, s'achève
ainsi en terrorisme. Albert Camus:
L'Homme révolté
(Gallimard,1951, p. 205)
Platonov, le brillant étudiant frotté aux idées nouvelles, devenu modeste et caustique
instituteur de village, se retrouve englué dans la banalité quotidienne, très loin de toute
illusion d'héroïsme. Il ne lui reste qu'à se «régler [son] compte à [soi]-même sans diable
ni dieu pour soutien.» Sans dieu ni maître, serait-on tenté d'ajouter, mais en rêvant
malgré tout d'un monde meilleur. Juliette Caron
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