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Au débouché d'une première volée de
marches, à main droite sur le palier,
un bas-relief de bronze couvre toute
une paroi. La masse patinée est d'une
teinte sombre, presque noire. Si
quelques aspérités vous accrochent
au passage, pareilles aux plis de sable
et aux paquets d'algues informes que
laisse la marée en se retirant, peut-
être vous arrêterez-vous un instant
pour les examiner de plus près; dès
lors, le charme propre au Musée de la
Chasse et de la Nature commence à
opérer. Cette lourde plaque qui tient
à la fois de l'œuvre d'art contempo-
raine et de l'échantillon d'histoire
naturelle pourra vous faire songer au
moulage d'un sol fossile où se seraient
imprimées pêle-mêle, toutes époques
confondues, les traces qu'a déposées
la vie dans un hallier, sous toutes ses
formes – humus, fumées, jonchées,
nervures squelettiques de feuilles
de plusieurs essences, mâchoire de
renard aux canines aiguës, débris
d'armes diverses de chasseurs depuis
longtemps retournés à la poussière...
Certains se laisseront ainsi captiver
avant même d'avoir franchi le seuil
de la première salle. Pour d'autres, la
magie du Musée ne prendra effet que
plus loin dans le labyrinthe: ici, deux
Dianes dues à Rubens et à Jan Bruegel
de Velours, que veillent du haut d'un
plafond insomniaque des masques de
chouettes incrustées d'yeux humains
par Jan Fabre; plus loin, un cerf sur-
pris en pleine métamorphose – sem-
blable au sac d'une cornemuse, son
corps vidé de souffle se convulse sous
un lustre fait de formes évoquant à la
fois ses bois, les troncs en clair-obs-
cur d'une futaie d'hiver ou les racines
d'arbres sacrés qui perceraient la
voûte du ciel... Ce lieu qu'aurait aimé
Leibniz propose autant de points d'ac-
cès à ses merveilles qu'il compte de
points de vue qui le parcourent.
La plupart des autres musées fondent
leur identité sur les collections qu'ils
présentent. Les uns sont consacrés à
un domaine général clairement défini:
sciences et techniques, beaux-arts,
archéologie... (L'on pourrait croire,
à lire l'intitulé de son nom, que le
Musée de la Chasse et de la Nature
est de ceux-là, et l'on se tromperait).
D'autres s'attachent à explorer une sin-
gularité mémorable, celle d'une ville,
par exemple, ou d'un grand homme.
De telles institutions proposent le plus
souvent à leurs visiteurs de s'orienter
dans un savoir déjà élaboré et défriché,
regroupant les objets selon un plan thé-
matique ou historique d'où les visées
éducatives ne sont jamais absentes. La
fréquentation des musées, en hausse
régulière, semble démontrer qu'une
telle conception de l'exposition répond à
une attente réelle d'un très large public.
Mais pourquoi s'interdire de rêver à des
lieux conçus selon d'autres règles, en
vue de privilégier d'autres terrains ?
Plutôt que d'y progresser de balise en
balise en cherchant à y vérifier ou à y
étendre sa culture, on y flâne au gré
de son émotion à l'écart des parcours
obligés. On y prend moins rendez-vous
avec un corps de savoir constitué qu'on
n'y exerce son imagination en s'expo-
sant à des rencontres hasardeuses et
changeantes selon les saisons. Au lieu
d'y déchiffrer des descriptions d'ob-
jets assez remarquables pour mériter
d'être conservés, on s'y tient à l'affût
de signes, d'éclats énigmatiques ou
de clins d'œil, de détails s'offrant au
caprice comme autant d'invitations à
un voyage onirique et baroque. De tels
musées sont rares, mais il s'en trouve;
et parmi eux, le Musée de la Chasse et
de la Nature occupe une place tout à fait
particulière. Son conservateur en chef
paraît avoir eu à cœur de l'organiser à
l'image de la Nature baudelairienne,
«forêt de symboles» aux correspon-
dances subtilement concertées de salle
en salle, brouillant les frontières et les
codes entre collections permanentes
et installations temporaires, créatures
imaginaires et spécimens authentiques
– tant il est vrai que le sens du naturel
(non moins que le sens de l'humour)
réclame d'être cultivé, et comme si la
Nature ne pouvait dignement s'exposer
sans réveiller en nous un autre usage de
nos facultés qui soit à sa mystérieuse
mesure, à la fois très archaïque et très
profondément savant.
En plein cœur du Marais, au 62 de la rue
des Archives, c'est bien une forêt-musée
qui s'étend; elle se visite moins qu'on
ne s'y promène, et de splendides esca-
liers dessinés par Mansart y tiennent
lieu de clairière. Chacun est libre d'y
cueillir à sa guise les impressions que
suscitent dans chaque pièce ses
constellations d'objets: Jeff Koons y
côtoie Chardin, les poèmes de Jean
Ristat s'y mêlent aux bronzes ani-
maliers et aux fusils qu'auraient pu
breveter Carelman, aux feuilles de
laurier solutréennes, aux reliques
de licornes, aux bésoars... Large-
ment ouvert à de grands plasticiens
contemporains, le musée que dirige
Claude d'Anthenaise offre l'hospita-
lité à Thibault de Montalembert et aux
comédiens qu'il dirige dans un cycle de
lectures spécialement choisies pour
exalter l'esprit du lieu. Cette initiative,
en partenariat avec l'Odéon-Théâtre de
l'Europe, fournit une belle occasion de
découvrir l'un des hôtels particuliers
les plus séduisants et secrets du vieux
Paris.
Daniel Loayza, 21 octobre 2013
Un cycle orchestré par Thibault de
Montalembert et l'Odéon. (dates p.10)
Programme détaillé de
«Pourchassez le naturel» : theatre-odeon.eu
«... toutes
époques
confondues,
les traces
qu’a dépo-
sées la vie...»
«... des
masques de
chouettes
incrustées
d'yeux
humains...»
«De
splendides
escaliers
dessinés
par Mansart
tiennent lieu
de clairière...»
Un cycle de lectures, présenté au Musée de la Chasse et de la Nature du 24 janvier au 13
juin 2014 et au Salon Roger Blin dans le cadre des Bibliothèques de l'Odéon, vous offre
l'occasion de découvrir l'un des musées les plus attachants et singuliers de la capitale.
À ne pas manquer!
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Correspondances
Charles Baudelaire
in Les Fleurs du mal
Cerf naturalisé © Paris, Musée de la Chasse et de la Nature. Sophie Lloyd
NIHILISME ET TERRORISME
Platonov en son temps
1878? 1880? on ignore la date exacte de l'écriture de Platonov, manuscrit inachevé
et sans titre retrouvé en 1920 dans les archives de Tchekhov. Baptisée par conven-
tion d'après son personnage principal, la pièce est parfois intitulée Être sans père:
c'est en effet ainsi qu'elle est désignée dans une lettre par un frère d'Anton Tchekhov.
Le manuscrit ne porte aucune date. Le foisonnement dramaturgique ainsi que la
graphie font cependant songer à une œuvre de jeunesse, datation confirmée par le
témoignage de Michael Tchekhov, qui se souvenait l'avoir recopiée alors qu'il était
collégien. L'auteur avait sans doute moins de vingt ans.
La rédaction de Platonov se situerait donc aux alentours des morts de Dostoïevski et
du tsar Alexandre II. En mars 1881, un mois après les funérailles nationales du grand
écrivain, le tsar succombe à un attentat à la bombe perpétré par un groupe popu-
liste terroriste, Narodnaïa Volia («La Volonté du Peuple»), proche du nihiliste Sergueï
Netchaïev. Il avait déjà échappé à plusieurs tentatives d'attentat, en 1866, en 1879, et
encore en février 1880. C'est ce climat terroriste qui entoure la genèse de Platonov.
Tchekhov avait à peine un an lorsqu'Alexandre II, sentant la nécessité de restructu-
rer l'économie de la Russie après la défaite de la Guerre de Crimée, décréta l'aboli-
tion du servage en 1861. La réforme s'était poursuivie par la création d'assemblées
territoriales élues au suffrage indirect, l'instauration d'une justice égale pour tous,
une transformation de l'enseignement et le service militaire obligatoire. Ces réformes
de libertés individuelles et d'égalité civile permirent le lent démarrage du capita-
lisme en Russie. Mais elles suscitèrent aussi l'agitation des paysans, déçus de ne
pas accéder à la propriété de la terre, ainsi que l'indignation de la noblesse (qui s'es-
timait lésée et déclassée) et de l'intelligentsia (déjà en partie acquise au nihilisme).
Dans ce pays jeune, sans tradition philosophique, de très jeunes gens, frères
des lycéens tragiques de Lautréamont, se sont emparés de la pensée alle-
mande et en ont incarné, dans le sang, les conséquences. Un «prolétariat de
bacheliers» a pris alors le relais du grand mouvement d'émancipation de l'homme,
pour lui donner son visage le plus convulsé. […] La religion de l'homme, mise déjà en
formules par les docteurs allemands, manquait d'apôtres et de martyrs. Les chré-
tiens russes, détournés de leur vocation originelle, ont joué ce rôle. Pour cela, ils ont
dû accepter de vivre sans transcendance et sans vertu. […] Ils ne croyaient à rien qu'à
la raison et à l'intérêt. Albert Camus:
L'Homme révolté
(Gallimard,1951, pp.187 ss.)
Le terme même de «nihilisme» a été popularisé par Ivan Tourgueniev dans son roman
Pères et Fils (1862), qui décrit au travers de son héros, Bazarov (nihiliste «parce qu'il ne
s'incline devant aucune autorité, n'accepte aucun principe sans examen») les vues posi-
tivistes de l'intelligentsia radicale russe émergente. «Nous n'avons, dit Bazarov, à nous
glorifier que de la stérile conscience de comprendre, jusqu'à un certain point, la stéri-
lité de ce qui est.» Le livre remporta un grand succès, et son héros plus encore. Dans
le conflit qui oppose les jeunes gens du roman aux parents se révèle l'esprit d'une nou-
velle génération assumant d'«être sans père», rompant avec les traditions et le roman-
tisme de ses aînés. Devant le durcissement du régime tsariste dans les années 1870,
un mouvement populiste tente de s’appuyer sur les masses paysannes pour se révol-
ter, sans vrai succès.
Dans la mesure où l'intelligentsia n'a pas ramené le peuple à elle, elle s'est
sentie seule à nouveau devant l'autocratie; à nouveau le monde lui est apparu
sous les espèces du maître et de l'esclave. Le groupe de La Volonté du Peuple
va donc ériger le terrorisme individuel en principe et inaugurer une série de meurtres
[…]. Les terroristes naissent à cet endroit, détournés de l'amour, dressés contre la
culpabilité des maîtres, mais solidaires avec leur désespoir, face à leurs contradictions
qu'ils ne pourront résoudre que dans le double sacrifice de leur innocence et de leur
vie. [...] Le nihilisme, étroitement mêlé au mouvement d'une religion déçue, s'achève
ainsi en terrorisme. Albert Camus:
L'Homme révolté
(Gallimard,1951, p. 205)
Platonov, le brillant étudiant frotté aux idées nouvelles, devenu modeste et caustique
instituteur de village, se retrouve englué dans la banalité quotidienne, très loin de toute
illusion d'héroïsme. Il ne lui reste qu'à se «régler [son] compte à [soi]-même sans diable
ni dieu pour soutien.» Sans dieu ni maître, serait-on tenté d'ajouter, mais en rêvant
malgré tout d'un monde meilleur. Juliette Caron
POURCHASSEZ
LE NATUREL !
8888 Platonov
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