Jean-François Melcer JUSTICE et rhétorique SELON Chaïm Perelman ou comment dire le juste ? * L’éloquence de la raison ouverture philosophique Justice et rhétorique selon Chaïm Perelman, ou comment dire le juste ? Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Jacques STEIWER, Les méandres de la raison impure, 2013. Philippe RIVIALE, L’éternel dans le fini. Rencontre de Maître Eckhart et de Simone Weil, 2013. Norbert HILLAIRE, La fin de la modernité sans fin, 2013. Jean-Pierre GRES, La démocratie et le vivant. Un système à l’épreuve des hommes, 2012. François HEIDSIECK, L’Ontologie de Merleau-Ponty (réédition), 2012. María PUIG de la BELLACASA, Politiques féministes et construction des savoirs, 2012. Pascal KOLESNORE, Histoire et liberté : éclairages kantiens, 2012. Mahamadé SAVADOGO, Penser l’engagement, 2012 Françoise KLELTZ-DRAPEAU, Une dette à l’égard de la culture grecque. La juste mesure d’Aristote, 2012. Julien GARGANI, Poincaré, le Hasard et l’étude des Systèmes Complexes, 2012. Jean-Pascal COLLEGIA, Spinoza, la matrice, 2012. Miklos VETÖ, Explorations métaphysiques, 2012. Marcel NGUIMBI, Penser l’épistémologie de Karl Popper, 2012. Joachim Daniel DUPUIS, Gilles Châtelet, Gilles Deleuze et Félix Guattari. De l’expérience diagrammatique, 2012. Jean-François Melcer Justice et rhétorique selon Chaïm Perelman, ou comment dire le juste ? L’ÉLOQUENCE DE LA RAISON * L’HARMATTAN © L'HARMATTAN, 2013 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-29169-7 EAN : 9782336291697 Pour Stéphane, Nicolas et Florian. A mes grands-pères inconnus, Adam Melcer et François Pomiès. Aux professeurs qui ont compté, Jacques Bouveresse et Françoise Dastur. Pour les élèves qui m'ont appris l'endurance de la pensée, et qui se reconnaîtront. A Polhymnie, enfin, la bienveillante inspiratrice. Tous mes remerciements à Mesdames et Messieurs les Professeurs Alain Boyer, Nanine Charbonnel, Suzanne Goyard-Fabre et Guy Haarscher, pour leur appréciation de ma thèse doctorale, dont ce livre est issu. A Nanine Charbonnel, particulièrement, pour la ténacité de ses encouragements. « Mais cette perfection (…), si le sage en assume la peine, ce ne sera pas pour parler aux hommes et traiter avec eux, mais pour se mettre en état, autant qu'il dépend de lui, de plaire aux dieux par ses paroles et toute sa conduite. » Platon, Phèdre (273 c -274 a) « En outre, on pourrait aussi bien dire que la politique gouverne les dieux (...), sous prétexte que ses prescriptions s'appliquent à toutes les affaires de la cité » Aristote, Ethique à Nicomaque (VI, 13, 1145 a) Sommaire Sommaire ........................................................................................... 11 Introduction ...................................................................................... 13 I/ Perelman et Kelsen, une critique rhétorique de la raison juridique ............................. 23 Introduction ................................................................................... 23 1/ Le normativisme ........................................................................ 24 2/ Philosophie du droit et théorie de la connaissance .................... 36 3/ Droit et politique........................................................................ 46 4/ Ontologie et méthodologie du droit ........................................... 56 5/ Les objections positivistes ......................................................... 70 Conclusion ..................................................................................... 79 II/ La sociologie morale d'Eugène Dupréel, ou la raison des conventions ........................................................... 81 Introduction ................................................................................... 81 1/ La moralité en général ............................................................... 82 2/ Les formes particulières du mérite moral .................................. 93 3/ Les valeurs absolues selon Dupréel ......................................... 107 4/ Convention et raison ................................................................ 121 Conclusion ................................................................................... 141 III/ Le cercle métaphysico-sophistique, ou Perelman et Aristote : une rhétorique non platonicienne ................................................ 143 Introduction ................................................................................. 143 1/ Dialectique et rhétorique ......................................................... 144 2/ L'analogie manquée ................................................................. 152 3/ Entre chien et loup ................................................................... 164 Conclusion ................................................................................... 183 IV/ Principes généraux du droit ou droit naturel : une rhétorique non sophistique .................................................... 187 Introduction ................................................................................. 187 1/ Une critique dialectique de la nouvelle rhétorique : M. Villey 188 11 2/ Critique rhétorique du réalisme dialectique : principes généraux du droit ou principes droit naturel ?............................................. 198 3/ Le fondement des droits de l'Homme ...................................... 214 Conclusion ................................................................................... 221 Conclusion ....................................................................................... 223 Bibliographie ................................................................................... 233 Œuvres de Chaïm Perelman ........................................................ 233 Commentaires des œuvres de Perelman ...................................... 233 Autres ouvrages cités ................................................................... 234 Table des matières .......................................................................... 237 Introduction L'injustice est la chose du monde la mieux partagée. Nos prescriptions morales en témoignent souvent mieux qu'un amoralisme proclamé. Certains croient justifier les leurs par la vérité des valeurs sur lesquelles ils les fondent : qu'elle soit éternelle ou historique, traditionnelle ou à venir. Le conservateur sûr de son droit, le révolutionnaire acquis à "la juste cause" et même le sage socratique se disputent la scène pour faire prévaloir l'exemplarité de leur conduite sur la raison de leurs choix ou le choix de leurs raisons. Le premier se convainc volontiers de son excellence par l'élégance intellectuelle de ses jugements ou la qualité de sa renommée ; le deuxième, par l'épreuve de son engagement ou la rigueur de son savoir théorique ; le troisième, par la solitude tragique à laquelle le condamne son intransigeance logique. Mais comment discerner qu'une valeur est "vraie" ? Et penser la justice sous l'égide de l'Un, n'est-ce pas déjà l'avoir trahie ? D'autres admettront peut-être que la vertu de nos actes pallient les limites de notre raison et que le vertueux se reconnaît à ses bienfaits. Mais qui peut évaluer le bien dont il se présume l'auteur ? Les plus sceptiques, en apparence, ou les plus libéraux, concèdent la relativité subjective, sinon culturelle, de leurs convictions éthiques. Supposons les de bonne foi : ne devront-ils pas, alors, soit nier l'intolérable, soit y consentir ? Dans le cas contraire, leur conduite ne témoigne-t-elle pas contre eux ? Le même, qui sourit de la naïveté des critiques de l'injustice, n'est pas le dernier à s'en indigner, lorsqu'il la subit si peu que ce soit. Que faire profession de nos maximes à l'usage d'autrui soit le plus sûr moyen de nous dispenser de les suivre n'autorise pas à feindre un tel détachement Nous expliquera-t-on que la valeur des normes ne tient qu'à leur fonction de cohésion sociale? Le propos, s'il n'est pas désespéré, sera volontiers cynique. L'important n'est pas de savoir si les autres sont dupes, mais de s'en persuader. Ce pacte inavoué de tromperie mutuelle est une règle élémentaire de civilité : que chacun concède à tous le bénéfice du doute qu'il s'accorde à lui-même, et l'ordre régnera. On voit que la sagesse sociologique a tôt fait de tourner au kantisme perverti. Mais la mauvaise foi éclairée, pour être plus magnanime, ne change pas de nature. La lucidité fait le jeu de la bonne conscience, en lui permettant de se voir sous son jour le plus raffiné, et le moins propice à l'action. On nous objectera que l'ordre est favorable à la paix, et que cela suffit à le légitimer. Mais un consensus acquis au détriment de la pensée est-il vraiment bénéfique ? Aussi longtemps qu'il dure, et pour d'autres mobiles que ceux de la raison. Quand les compromis fondés sur l'intérêt ne sont plus négociables, et que fait défaut la culture du différend, la guerre reprend ses droits. On comprendra trop tard qu'elle n'a pas été surmontée, mais seulement suspendue. Concédons que le sérieux de la vie sociale nous oblige à nous satisfaire de tels expédients moraux. Mais comment ne pas s'étonner que les philosophes aient été nombreux à les confirmer, quand ils n'ont pas pris leur parti de la 13 "guerre des dieux"1 en érigeant le conflit en valeur suprême ? La tolérance dévoyée et la foi idéologique sont les deux dangers qui menacent notre liberté de juger. Est-ce pour le leur avoir rappelé et s'être abstenu d'opposer la pensée pure au droit2, que Chaïm Perelman a détourné de lui l'attention de la plupart des philosophes contemporains ?3 Il n'a, certes, pas été ignoré, mais ils ne l'ont pas souvent reconnu comme l'un des leurs. Notre intention est de contester cette idée reçue, sans attribuer à son œuvre un sens d'autant plus profond qu'il eût été incompris, ou serait resté secret : elle soutient, pour l'essentiel, la pluralité objective, mais non équivalente, de nos principes moraux. Résumons-la à trois partis pris, qui sont désormais les nôtres. Il s'agit de faire prévaloir : (i) la justice légale sur la bonne intention ; (ii) la justice politique sur la justice légale ; (iii) l'équité de la pensée sur la justice politique. Le refus de l'idéalisme philosophique, dont cet ordre témoigne, a pour contreparties constructives les critiques successives du subjectivisme moral par la philosophie du droit, du positivisme juridique par la philosophie politique, et des idéologies politiques par une philosophie morale instruite de culture juridique. On voit que, si le droit occupe une place centrale dans la pensée de Perelman, celui-ci n'est pas seulement un juriste philosophiquement éclairé, mais un philosophe du droit au sens le plus fort du terme : capable de remonter du droit positif à ses conditions de possibilité ou de penser les limites la raison juridique. Commençons, pourtant, par en convenir : la pensée de Perelman se prête mal aux commentaires philosophiques. Tout en elle s'oppose, en effet, à l'esprit de système auquel se reconnaît habituellement l'œuvre d'un philosophe. C'est un fait qu'il ne propose pas de méthode unifiée susceptible de répondre aux questions qu'il se pose. La pluralité des domaines théoriques dont Perelman sollicite le concours l'atteste suffisamment : littérature, jurisprudence, logique et épistémologie, philosophie... De plus, une grande part des écrits pérelmaniens est disséminée dans des articles, dont le rassemblement sous un titre commun tient souvent à la seule unité thématique4. Certains ouvrages font, certes, exception, dont le célèbre Traité de l'argumentation, initiateur de ce qu'il est convenu d'appeler la "nouvelle rhétorique". Mais le contenu philosophique du Traité n'apparaît pas immédiatement. La plupart des textes auxquels il se réfère appartiennent au genre littéraire, entendu bau sens large : le philosophe y côtoie l'écrivain, non moins que l'orateur ou le théologien. L'éclectisme de l'œuvre pérelmanienne s'aggrave ici d'un goût prononcé pour le formalisme. Enfin, à 1 Cf. Max Weber, Le savant et le politique, trad. Julien Freund, Plon, 1959, p. 91. Cf. la dénonciation par Socrate des "preuves" d'avocat dans Gorgias, 471-472. 3 Il y a, bien sûr, à cela de notables exceptions, comme celles de Barbara Cassin, Hans-Georg Gadamer, Paul Gochet, Gilbert Hottois, Francis Jacques, Paul Ricœur, ou Michel Villey, pour ne rien dire de ceux ont développé leur pensée à partir de la sienne : Guy Haarscher et Michel Meyer, par exemple. Mais il est indéniable que l'œuvre de Perelman est restée dans la marge de la philosophie de son temps et qu'elle a été beaucoup mieux accueillie par la critique littéraire ou les sciences du langage. 4 Cf., par exemple, Éthique et droit, Editions de l'Université de Bruxelles, 1990. 2 14 défaut d'être systématique, une philosophie peut valoir par la vertu inventive de son questionnement : elle juge de ce qui mérite de nous étonner ; car ce n'est pas seulement par leurs réponses que les doctrines philosophiques divergent, mais par leur pouvoir d'interrogation. Or, là encore, Perelman déroge à la règle en posant une question "naïve". Celle-ci a trait au désarroi de tout apprenti philosophe confronté au "différend" des discours philosophiques et, au-delà, à celui de tout homme pour qui parle ce mot de Wittgenstein : « Nous sentons que, même si toutes les possibles questions scientifiques ont trouvé leur réponse, nos problèmes de vie n'ont pas même été effleurés »5. Il s'agit de savoir s'il est possible de justifier le choix des valeurs qui orientent notre vie de manière implicite. Bref, le discours philosophique se trouve destitué de toute fonction hégémonique sans cesser d'être éminent. Car notre auteur ne cède pas à la critique autodestructrice du discours philosophique qui, en son temps, s'autorisait déjà du positivisme logique, de Marx ou de Freud, de Nietzsche ou de Heidegger. La conscience des limites de la philosophie n'a pas ruiné chez lui le souci intempestif d'en perpétuer le sens. On l'aura compris, ce souci est moral. Deux refus animent, en effet, l'œuvre de Perelman : ceux de l'absolutisme et du relativisme éthiques. Le premier désigne toute doctrine qui prétend déduire ses préceptes de principes qui se donnent comme rationnellement évidents, donc indiscutables. Le second affirme, au contraire, l'incommensurabilité des règles de vie instituées dans des traditions culturelles dont il tient la distance pour infranchissable. Loin de prétendre à une synthèse de ces positions extrêmes, le refus pérelmanien témoigne de l'intention de prendre au sérieux la complexité et la finitude de l'expérience humaine sans renoncer à ce qu'elle comporte d'universalité : bref, de préserver la possibilité et de faire valoir l'exigence d'une morale du "raisonnable", qui soit à la mesure de la condition humaine6. En ce sens, la philosophie de Perelman est une philosophie, à la fois, "engagée" et responsable, qui ne sacrifie pas la plurivocité de l'Histoire au "jeu dialectique de l'Esprit", et résiste aux idéologies sans renoncer à la pensée. Un tel scrupule décevra quiconque attend de cette dernière qu'elle tienne la promesse hégélienne de résoudre par elle-même les "contradictions" de l'expérience. Car il n'est pas seulement logiquement présomptueux, mais moralement inadmissible de vouloir surmonter par une construction intellectuelle les conflits de désirs, d'intérêts ou de valeurs qui ont déchiré les hommes jusqu'à l'ignominie. La morale du raisonnable réclame un autre usage de la raison, quand le temps est venu de refaire l'éloge du mauvais infini. Cet usage, Perelman l'appelle "argumentatif", en entendant par "argument" toute raison susceptible de justifier une opinion, et par "argumentation" l'activité logique et discursive par laquelle un sujet pensant s'efforce d'obtenir l'assentiment d'autrui en faisant appel à son jugement. C'est donc à triple titre 5 Cf. Tractatus logico-philosophicus, trad. Pierre Klossowski, 6-52, Gallimard, 1961. Ce sera l'une des tâches de notre travail de préciser le sens de cette "raisonnabilité" dans la pensée de Perelman. 6 15 qu'éthique et argumentation ont partie liée : (i) L'étude de l'argumentation réoriente l'usage pratique de la raison afin qu'il puisse arbitrer les discussions morales. ; (ii) Le sujet argumentant est un sujet responsable de son discours, qui ne parle pas au nom de l'Autre (la Vérité, Dieu, l'Homme, l'Histoire, l'Inconscient, etc.), mais à l'autre. (iii) L'acte argumentatif comporte, comme tel, une vocation morale : puisque celui qui l'effectue s'oblige à présumer que son destinataire est digne d'évaluer ses raisons. C'est pourquoi le fil directeur de notre lecture de l'œuvre de Perelman ne sera ni sa genèse, ni la visée d'une unité systématique, mais l'intention idéale qui, selon nous, l'anime : celle de contribuer à une éthique de l'argumentation fondée sur une théorie du raisonnement pratique. Plutôt que nous faire l'historien de sa pensée, ou de reconstruire la logique de ses raisons selon un ordre idéal, nous nous efforcerons de réactualiser, au regard de ce projet, les problèmes et les dialogues (effectifs ou virtuels) à l'épreuve desquels elle s'est constituée. Si notre programme de recherche traverse les terrains successifs de la philosophie du droit, de la logique juridique et de la philosophie pratique – où nous analysons respectivement la spécificité rhétorique du jugement judiciaire, du raisonnement jurisprudentiel et de la raison pratique –, il se limitera ici au premier. L'une des difficultés majeures auxquelles tout lecteur de Perelman se trouve exposé est d'apprendre à discerner ces trois dimensions de son œuvre, sans pour autant les séparer. C'est la raison pour laquelle nous avons jugé utile d'y distinguer cinq thèses. Le lien de la rhétorique à la rationalité, ou de la raison au discours, donc à la visée de persuader un auditoire en faisant usage d'arguments, est le thèse inaugurale de la pensée pérelmanienne (que nous noterons T1) : la "nouvelle rhétorique " n'est pas une invention, mais un retour à la Rhétorique d'Aristote. En tant que théorie de l'argumentation, elle s'oppose à la rhétorique des figures, ou à l'art du beau discours (dont les règles ont été codifiées aux XVIIe et XVIIIe siècles par Du Marsais et Fontanier) pour contribuer au renouveau de la rhétorique gréco-latine, dont Cicéron et Quintilien ont été, après Aristote, les principaux théoriciens. L'un des enjeux majeurs de ce renouveau, selon Perelman, sera de dissocier la rhétorique de la sophistique, en montrant pourquoi la première ne se réduit pas à l'usage efficace des techniques du discours persuasif. Une deuxième thèse (T2) traverse l'œuvre pérelmanienne : celle du modèle jurisprudentiel de rationalité. Cette thèse directrice, nous la déclinerons selon les trois perspectives précédemment distinguées. Sur le terrain de la philosophie du droit, nous opposerons la pratique jurisprudentielle, comprise comme une invention du droit qui fait tradition, aux doctrines juridiques, de manière à mettre en évidence l'autonomie et l'ingéniosité du jugement judiciaire (T2 R, version restreinte). Sur celui de la logique juridique, nous préciserons la nature du raisonnement jurisprudentiel, afin d'expliquer pourquoi la logique formelle ne suffit pas à en rendre compte (T2 M, version méthodique). Les deux premiers points de vue sont complémentaires : il s'agit, dans les deux cas, de développer les implications de l'affirmation de Perelman selon laquelle « le raisonnement 16 juridique se manifeste par excellence dans le processus judiciaire »7. La perspective de la philosophie pratique, en revanche, est indépendante des deux précédentes, dont elle constitue une généralisation : nous y examinons la possibilité d'étendre le modèle jurisprudentiel de rationalité au "champ de l'argumentation", c'est-à-dire partout où l'usage de la raison comporte un jugement préférentiel, qu'il lui incombe de justifier (T2 G, version générale). Parallèlement à cette thèse directrice, l'œuvre de notre auteur développe une troisième thèse (T3), de nature méthodologique, qui parcourt également les trois domaines que nous y avons discernés, mais qui se rapporte plus spécifiquement à la logique juridique (donc à T2 M) : celle de la corrélation de la méthode et de l'ontologie. Nous la tiendrons pour fondatrice du projet néo-rhétorique du point de vue épistémologique. Mais on ne doit pas la comprendre en un sens trop restrictif : concevoir l'ontologie en fonction de la méthode n'équivaut pas à la tenir pour une illusion de langage. Une telle conséquence présupposerait l'admission d'une méthode de raisonnement unique, ce qui contredirait le pluralisme méthodique soutenu par notre auteur. Malgré l'apparence, cette thèse n'apparente pas sa pensée au positivisme logique. Notre intérêt présent sera donc centré sur la philosophie du droit et, plus précisément, sur la rhétorique du jugement judicaire : soit le lien de T1 et de T2 R8. La question directrice est celle des critères de la juridicité des normes juridiques, ou du fondement de leur normativité. Tout le monde s'accorde à reconnaître que le droit a affaire à un certain type de règles de vie sociales, mais les divergences se font jour lorsqu'il s'agit d'identifier ce qui en fait des normes juridiques. Si Perelman récuse les conceptions traditionnelles du droit, c'est parce qu'aucune ne prend suffisamment en compte les dimensions herméneutique et rhétorique du jugement juri-dictionnel. Entendons par là que celui-ci n'est pas seulement la conséquence nécessaire d'un raisonnement logique, mais qu'il doit arbitrer les conflits d'interprétation auxquels donnent lieu les textes de lois, pour qu'il soit possible de dire le juste. Que les normes juridiques doivent être conformes à un modèle de justice a priori, conçu comme "droit naturel", est l'une des réponses les plus constantes que la philosophie du droit ait apportée à la question du fondement de leur normativité. Ce fondement a été pensé, soit comme une norme idéale (droit naturel antique au sens platonicien), soit comme un "droit subjectif " attaché aux individus et dont ils sont supposés titulaires avant de coexister sous des lois communes (droit naturel moderne), soit comme une norme à découvrir au terme 7 Cf. Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Dalloz, Paris, 1979, p. 154. Nous le noterons LJ. T2 G et T2 M (ou T3) sont respectivement explorées dans Ethique et rhétorique (d')après Chaïm Perelman, ou la raison hospitalière, L'Harmattan, 2013 et Logique et rhétorique selon Chaïm Perelman, ou le jugement partagé, à paraître, chez le même éditeur. Nous les mentionnerons ici par leurs sous-titres. Pour une vue d'ensemble, nous renvoyons le lecteur à notre article "Les enjeux philosophiques de la topique juridique selon Perelman", paru dans la Revue de Métaphysique et de morale, PUF, avril 2010. 8 17 d'un débat "dialectique" (au sens du droit naturel antique aristotélicien)9. Face à cette tradition de pensée "jusnaturaliste", elle-même hétérogène, se dresse une contre-tradition résumable sous le titre de "positivisme juridique" : la normativité des normes juridiques ne tient qu'à leur fonction de commandement légal. Mais ici encore on observe de profondes divergences : entre le positivisme juridique de stricte obédience, légaliste et volontariste, de l'Ecole de l'exégèse (qui rattache exclusivement l'impérativité des normes de droit à la volonté du législateur), le normativisme de Hans Kelsen (qui objecte à la doctrine précédente la rationalité formelle de l'ordre juridique) et le positivisme sociologique d'un Herbert L.A.Hart (qui vise à réduire l'écart existant entre les normes juridiques et le droit coutumier). Aucune de ces théories antithétiques ne prend suffisamment en compte la rhétorique herméneutique du jugement judiciaire, parce qu'elles méconnaissent toutes la contribution de cette dernière à l'institution du droit. Vérifions-le en les classant deux à deux, selon un ordre de complexité décroissante (du point de vue juridique) à partir de la position centrale, occupée par la nouvelle rhétorique10 : essentialisme platonicien ↑ jusnaturalisme moderne ↑ réalisme dialectique ↑ nouvelle rhétorique ↓ normativisme ↓ positivisme sociologique ↓ positivisme juridique L'antinomie de l'essentialisme platonicien et du positivisme volontariste le confirme immédiatement : n'évaluer les lois qu'au regard d'une norme idéale, c'est condamner l'institution judiciaire à ne pouvoir prononcer que des jugements approximatifs, sinon fallacieux ; réduire, inversement, la justice à la loi, c'est soumettre entièrement le juge au législateur, le droit à la politique, la raison à la volonté. Les théoriciens du positivisme juridique revendiquent la seconde option : le juge doit s'abstenir d'interpréter les textes de loi. Certes, ils n'ignorent pas que le corpus législatif comporte des lacunes et des antinomies auxquelles il doit remédier, depuis que le Code Napoléon (article 4) lui fait 9 Nous mettons ici entre parenthèses les versions du droit naturel qui font appel à la Volonté divine ou aux traditions religieuses, parce qu'elles ont en commun avec les précédentes de suspendre la validité des lois à l'autorité d'un Loi qui leur est transcendante. 10 Nous nous inspirons ici de Gaston Bachelard : cf. Le rationalisme appliqué, PUF, 1966, p. 5. 18 obligation de dire la loi en toutes circonstances, au motif de ne pas « dénier le justice ». Mais ils ne l'admettent qu'à titre d'exception et sous la condition que le juge respecte scrupuleusement l'intention présumée du législateur. Il n'est donc pas question que celui-ci fasse œuvre d'herméneute, encore moins de rhétoricien ! Il est clair, de leur point de vue, qu'un juge qui prétendrait arbitrer entre plusieurs interprétations de la loi se substituerait au législateur, donc outrepasserait sa fonction. Le différend du jusnaturalisme moderne et du positivisme sociologique aboutit à un résultat comparable. Le premier offre un terrain propice à l'herméneutique juridique, du fait que la conflictualité des droits subjectifs donne matière à la controverse, mais l'arbitrage du juge n'en est pas moins subordonné à une théorie de la justice préconçue. C'est, pour l'essentiel, le sens du regard critique porté par Perelman sur le discours des droits de l'Homme11. Quant au positivisme juridique d'inspiration sociologique, s'il recourt volontiers à l'herméneutique, c'est dans une mesure restreinte, puisque la justice y dépend, en dernière instance, de conventions sociales extra-juridiques. Les discussions de Perelman avec Eugène Dupréel et Herbert L.A.Hart12 – la première sur le terrain de la sociologie des normes, l'autre sur celui d'une philosophie du droit attentive aux usages normatifs du langage ordinaire – témoignent de ce qui sépare la nouvelle rhétorique d'un positivisme socio-juridique : le souci de ne pas subordonner l'autorité des lois à celle des normes coutumières. Il est vrai qu'en s'efforçant de penser la genèse de la raison à partir des conventions normatives, Dupréel a largement dépassé ce point de vue. Nous verrons combien il a contribué à la redécouverte pérelmanienne de la raison pratique, au sens aristotélicien, sinon kantien. C'est pourquoi nous lui donnerons une place prépondérante dans les discussions présentes. Mais son point de vue sociologique l'a rendu inattentif à la spécificité logique du raisonnement juridique, comme a fortiori à celle du jugement judiciaire, faute d'avoir pris la mesure de leur contribution à l'élaboration de la raison normative. Le normativisme de Hans Kelsen et le réalisme dialectique soutenu par Michel Villey ne sont pas plus favorables à l'herméneutique ni à la rhétorique juridiques. Mais ce sont, de toutes les doctrines jusqu'ici envisagées, les seules qui puissent revendiquer, au même titre que la nouvelle rhétorique, d'être d'authentiques théories du droit. Si nous avons pris le parti de privilégier le dialogue de Perelman avec Kelsen, ce n'est pas seulement parce que nous pensons que leur confrontation donne rétrospectivement la clef de la philosophie du droit néo-rhétorique, mais c'est aussi parce qu'il a effectivement eu lieu, du moins sous la forme du commentaire tardif que notre auteur a consacré à la Théorie pure du droit et d'un article ultérieur de Norberto Bobbio, partisan du normativisme, où l'on apprend que Kelsen, en dépit de son silence, est loin 11 Perelman formule ce type d'objection contre la Théorie de la justice de John Rawls. Cf. Droit, morale et philosophie, LGDJ, Bibliothèque de philosophie du droit, volume VIII, Paris, 1976. Soit DMP. Nous développons cette discussion dans La raison hospitalière. 12 Cf. Le concept de droit, trad. Michel Van de Kerchove, Université St Louis, Bruxelles, 1976. 19