Article Collège de l`Encyclopédie (d`Alembert)

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Article Collège de l’Encyclopédie (d’Alembert)
Nous n’entrerons point ici dans le détail historique de l’établissement des différents
collèges de Paris ; ce détail n’est point l’objet de notre ouvrage, et d’ailleurs intéresserait assez peu
le public : il est un autre objet bien plus important dont nous voulons ici nous occuper ; c’est
celui de l’éducation qu’on y donne à la jeunesse […].
On peut réduire à cinq chefs l’éducation publique ; les humanités, la rhétorique, la
philosophie, les mœurs et la religion […]
Il résulte de ce détail, qu’un jeune homme après avoir passé dans un collège dix années,
qu’on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu’il a le mieux employé
son temps, avec la connaissance très imparfaite d’une langue morte, avec des préceptes de
rhétorique et des principes de philosophie qu’il doit tâcher d’oublier ; souvent avec une
corruption de mœurs dont l’altération de la santé est la moindre suite ; quelquefois avec des
principes d’une dévotion mal entendue ; mais plus ordinairement avec une connaissance de la
religion si superficielle, qu’elle succombe à la première conversation impie, ou à la première
lecture dangereuse. […]
Il me semble qu’il ne serait pas impossible de donner une autre forme à l’éducation des
collèges : pourquoi passer six ans à apprendre, tant bien que mal, une langue morte ? Je suis bien
éloigné de désapprouver l’étude d’une langue dans laquelle les Horaces et les Tacites ont écrit ;
cette étude est absolument nécessaire pour connaître leurs admirables ouvrages : mais je crois
qu’on devrait se borner à les entendre, et que le temps qu’on emploie à composer en latin est un
temps perdu. Ce temps serait bien mieux employé à apprendre les principes de sa propre langue,
qu’on ignore toujours au sortir du collège, et qu’on ignore au point de la parler très mal. Une bonne
grammaire française serait tout à la fois une excellente logique, et une excellente métaphysique, et
vaudrait bien les rapsodies qu’on lui substitue. D’ailleurs, quel latin que celui de certains collèges !
nous en appelons au jugement des connaisseurs.
Au reste, quelque estime que j’aie pour quelques-uns de nos humanistes modernes, je les
plains d’être forcés à se donner tant de peine pour parler fort élégamment une autre langue que la
leur. Ils se trompent s’ils imaginent en cela avoir le mérite de la difficulté vaincue : il est plus
difficile d’écrire et de parler bien sa langue, que de parler et d’écrire bien une langue morte ; la
preuve en est frappante. Je vois que les Grecs et les Romains, dans le temps que leur langue était
vivante, n’ont pas eu plus de bons écrivains que nous n’en avons dans la nôtre ; je vois qu’ils
n’ont eu, ainsi que nous, qu’un très petit nombre d’excellents poètes, et qu’il en est de même de
toutes les nations. Je vois au contraire que le renouvellement des lettres a produit une quantité
prodigieuse de poètes latins, que nous avons la bonté d’admirer : d’où peut venir cette
différence ? et si Virgile ou Horace revenaient au monde pour juger ces héros modernes du
Parnasse latin, ne devrions-nous pas avoir grand peur pour eux ? Pourquoi, comme l’a remarqué
un auteur moderne, telle compagnie, fort estimable d’ailleurs, qui a produit une nuée de
versificateurs latins, n’a-t-elle pas un seul poète français qu’on puisse lire ? […]
Concluons de ces réflexions, que les compositions latines sont sujettes à de grands
inconvénients, et qu’on ferait beaucoup mieux d’y substituer des compositions françaises ; c’est
ce qu’on commence à faire dans l’université de Paris : on y tient cependant encore au latin par
préférence, mais enfin on commence à y enseigner le français.
J’ai entendu parfois regretter les thèses qu’on soutenait autrefois en grec ; j’ai bien plus de
regret qu’on ne les soutienne pas en français ; on serait obligé d’y parler raison, ou de se taire.
Les langues étrangères dans lesquelles nous avons un grand nombre de bons auteurs,
comme l’anglais et l’italien, et peut-être l’allemand et l’espagnol, devraient aussi entrer dans
l’éducation des collèges ; la plupart seraient plus utiles à savoir que des langues mortes, dont les
savants seuls sont à portée de faire usage.
J’en dis autant de l’histoire et de toutes les sciences qui s’y rapportent, comme la
chronologie et la géographie. Malgré le peu de cas que l’on paraît faire dans les collèges de l’étude
de l’histoire, c’est peut-être l’enfance qui est le temps le lus propres à l’apprendre. L’histoire, assez
inutile au commun des hommes, est fort utile aux enfants, par les exemples qu’elle leur présente,
et les leçons vivantes de vertu qu’elle peut leur donner, dans un âge où ils n’ont point encore de
principes fixes, ni bons ni mauvais. Ce n’est pas à trente ans qu’il faut commencer à l’apprendre, à
moins que ce ne soit pour la simple curiosité ; parce qu’à trente ans l’esprit et le cœur sont ce
qu’ils seront pour toute la vie. Au reste, un homme d’esprit de ma connaissance voudrait qu’on
étudiât et qu’on enseignât l’histoire à rebours, c’est-à-dire en commençant par notre temps, et
remontant de là aux siècles passés. Cette idée me paraît très juste, et très philosophique ; à quoi
bon ennuyer d’abord un enfant de l’histoire de Pharamond, de Clovis, de Charlemagne, de César
et d’Alexandre, et lui laisser ignorer celle de son temps, comme il arrive presque toujours, par le
dégoût que les commencements lui inspirent ? A l’égard de la rhétorique, on voudrait qu’elle
consistât beaucoup plus en exemples qu’en préceptes ; qu’on ne se bornât pas à lire des auteurs
anciens, à les faire admirer quelquefois assez mal à propos ; qu’on eût le courage de les critiquer
souvent, les comparer avec les auteurs modernes, et de faire voir en quoi nous avons de
l’avantage ou du désavantage sur les Romains et sur les Grecs. Peut-être même devrait-on faire
précéder la rhétorique par la philosophie ; car enfin, il faut apprendre à penser avant que d’écrire.
Dans la philosophie, on bornerait la logique à quelques lignes ; la métaphysique, à un
abrégé de Locke ; la morale purement philosophique, aux ouvrages de Sénèque et d’Epictète ; la
morale chrétienne, au sermon de Jésus-Christ sur la montagne ; la physique aux expériences et à
la géométrie, qui est de toutes les logiques et physiques la meilleure.
On voudrait enfin qu’on joignît à ces différentes études, celle des beaux-arts, et surtout de
la musique, étude si propre pour former le goût, et pour adoucir les mœurs, et dont on peut bien
dire avec Cicéron : Haec studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant, jucundas res ornant, adversis
perfugium et solatium proebent.
Ce plan d’études irait, je l’avoue, à multiplier les maîtres et le temps de l’éducation. Mais
1° Il me semble que les jeunes gens en sortant plus tard du collège, y gagneraient de toute
manière, s’ils en sortaient plus instruits ; 2° les enfants sont plus capables d’application et
d’intelligence qu’on ne le croit communément ; j’en appelle à l’expérience ; et si, par exemple, on
leur apprenait de bonne heure la géométrie, je ne doute point que les prodiges et les talents
précoces en ce genre ne fussent beaucoup plus fréquents ; il n’est guère de science dont on ne
puisse instruire l’esprit le plus borné, avec beaucoup d’ordre et de méthode ; mais c’est là pour
l’ordinaire par où l’on pèche ; 3° Il ne serait pas nécessaire d’appliquer tous les enfants à tous ces
objets à la fois ; on pourrait ne les montrer que successivement ; quelques-uns pourraient se
borner à un certain genre ; et dans cette quantité prodigieuses, il serait bien difficile qu’un jeune
homme n’eût du goût pour aucun. Au reste c’est au gouvernement, comme je l’ai dit, à faire
changer là-dessus la routine et l’usage ; qu’il parle, et il se trouvera assez de bons citoyens pour
proposer un excellent plan d’études. Mais en attendant cette réforme, dont nos neveux auront
peut-être le bonheur de jouir, je ne balance point à croire que l’éducation des collèges, telle qu’elle
est, est sujette à beaucoup plus d’inconvénients qu’une éducation, privée, où il est beaucoup plus
facile de se procurer les diverses connaissances dont je viens de faire le détail. […]
Lecture complémentaire : Littérature française du XVIIIe siècle, p. 301-308.
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