Principes de microéconomie. Méthodes empiriques et théories

Chapitre 15
L’équilibre général
Dans ce chapitre, nous prolongeons le chapitre sur l’équilibre partiel en introduisant
l’équilibre général, c’est-à-dire lorsque plusieurs marchés sont en équilibre et que
l’économie est fermée, pour reprendre la définition donnée par l’ouvrage de référence
de Mas-Colell, Whinston et Green1. Au cœur de cet équilibre général se trouve la
notion de marchés interdépendants. En effet, l’équilibre sur un marché donné dépend de
l’équilibre sur les autres marchés et vice-versa. Imaginons que l’on s’intéresse à l’équilibre
sur le marché particulier, comme l’exemple du poisson, dont la production et le prix
d’équilibre sont codéterminés par l’offre et la demande. Cet équilibre dépend, comme
nous l’avons étudié, à la fois de la courbe d’offre et des coûts marginaux croissants
(temps supplémentaire de sortie en mer, conditions climatiques qui se détériorent) et de
la demande, c’est-à-dire de la façon dont les consommateurs décident de consommer en
fonction du prix. Mais cet équilibre peut être lié, parfois de façon très étroite, à ce qui se
passe sur d’autres marchés.
Si par exemple le cours de la viande augmente du fait d’une épidémie ou de difficultés
d’approvisionnement, du fait d’une augmentation du cours des céréales, ou encore de
plus stricts contrôles sanitaires, alors il est vraisemblable que la demande de poisson
augmentera en raison d’un report des consommateurs ; ce sont des notions que nous
avions déjà vues lors de la discussion de la substituabilité et de la complémentarité à la
section 5.3. Nous allons donc devoir comprendre les interdépendances et développer des
outils d’analyse permettant de les représenter de façon pédagogique. Nous commencerons
par l’analyse de la boîte d’Edgeworth, qui représente une économie d’échange à deux
marchés ; puis nous généraliserons cette économie à la production ; nous évaluerons
lesconséquencesnormativesetnotammentlanalysedubien-êtredérivéedelathéorie
de l’équilibre général ; enfin, nous réexaminerons ces résultats en présence d’incertain
et introduirons les marchés de biens contingents. Cela nous amènera à conclure que,
dans les cas les plus plausibles, le fonctionnement des économies ne conduit pas à la
Pareto-efficacité, notamment dès lors que l’incertitude est suffisamment présente par
rapportaunombredemarchésdisponiblespouchanger.
1.
Andreu Mas-Colell, Michael D. Whinston et Jerry R. Green, Microeconomic Theory, Oxford University Press,
1995.
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310 Partie 3 La concurrence pure et parfaite : offre et équilibre
15.1 Exemples graphiques d’interdépendance
entre deux marchés
Commençons par l’exemple de l’introduction avec deux biens substituables. Rappelons
que deux biens sont substituables, par définition, si un prix plus élevé d’un des deux biens
augmente la demande de l’autre bien.
Dans le cadre de l’analyse d’un équilibre général, les changements intervenus sur un
marché affectent les conditions de vente sur un autre marché. On parle d’interaction
entre des marchés lorsque la variation du prix ou de la quantité d’un bien provoque
simultanément une variation du prix ou de la quantité d’un autre bien. Une analyse en
équilibre général détermine donc les prix et quantités de tous les marchés simultanément.
Prenons l’exemple de l’interaction entre le poisson et la viande, biens substituables dont
les courbes d’offre et de demande sont représentées sur la figure 15.1.
Figure 15.1 – Offreetdemandesurlemarchédupoisson
Interaction entre deux marchés :
biens substituables
Viande
p3
P
Q
O
D
O
D
p2
p1
q1
q2q3
Poisson
p5
P
Q
O
D
D
p4
q5
q4
Imaginons qu’à la suite d’une épidémie, la France décide de restreindre l’importation de
viande sur son territoire. Ce choix va tout d’abord créer une diminution de l’offre agrégée
de viande : la courbe d’offre O se déplaçant vers la gauche en O’. À demande inchangée,
cela entraînera donc une baisse de la quantité vendue de q1àq2et une hausse du prix de
la viande de p1àp2.
Ensuite, l’accroissement du prix de la viande peut conduire les consommateurs à reporter
leur achat sur un bien substituable, tel que le poisson, pour ainsi économiser sur leurs
dépenses. Il faut donc également considérer ce marché du poisson. Les conséquences de
l’épidémie sont de déplacer, sur le graphique de droite, la demande de D en D’, vers la
droite. Le prix du poisson est par conséquent aussi en augmentation, de p4àp5,ainsique
l’offre qui passe de q4àq5.
Mais, contrairement à l’analyse de la section 5.3, les conséquences de l’épidémie ne
s’interrompent pas à ce stade. En effet, puisque le prix du poisson augmente, la courbe de
lademandedeviandedoitelleaussiréagirenréponseàcequiseproduitsurlemarché
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Chapitre 15 L’équilibre général 311
du poisson. La hausse du prix du poisson provoque une hausse de la demande de viande
de D en D’ sur le graphique de gauche de la figure 15.1. Cela prolonge la hausse du prix
de vente de la viande, qui passe de p2àp3, et accentue encore plus les conséquences des
restrictions sur les importations. Les interactions se poursuivent ainsi jusqu’à atteindre
un nouvel équilibre en q3, qui peut théoriquement être plus élevé ou plus faible que q1,et
ce en fonction de l’importance de la hausse de prix du poisson.
Précisons que l’analyse en équilibre général intègre théoriquement l’effet des changements
au sein d’un marché sur tous les autres marchés et pas sur un seul autre marché
(voir l’encadré en fin de section). En pratique, on se limite à l’étude de deux ou trois
marchés, mais notons que l’on aurait tout aussi bien pu intégrer à l’analyse des effets des
changements dans l’importation de la viande sur le marché de la restauration rapide, des
steak houses et de la production agricole ovine.
On peut réitérer l’analyse précédente pour deux biens cette fois-ci complémentaires,
comme le poisson et le vin blanc, si l’on part du principe qu’un plat à base de poisson
s’accompagne volontiers d’un côtes-de-beaune ou d’un arbois. Considérons maintenant
un renchérissement du prix du gasoil qui augmente les coûts liés à la pêche. Cela est
illustré sur la figure 15.2, partie gauche, où la courbe d’offre passe de O à O’. L’effet direct
en est la baisse de l’offre générale de poisson, augmentant son prix de p1àp2et diminuant
sa quantité d’équilibre de q1àq2.
Cette fois-ci, la hausse du prix de vente du poisson a un effet négatif sur la quantité de
vin blanc vendue : la courbe de demande sur ce marché se déplace vers la gauche de D à
D’. Par conséquent, prix et quantité de vin à l’équilibre diminuent de p4àp5et de q4àq5
respectivement.
En retour, cela provoque à nouveau un effet sur le marché du poisson et, en particulier, une
diminutiondelademandedepoisson,deDàD’surlapartiedegauchedelafigure15.2.
L’interaction entre les marchés du poisson et du vin blanc entraîne ainsi une dynamique
Figure 15.2 – Offreetdemandesurlemarchédupoisson
Interaction entre deux marchés :
biens complémentaires
p3
P
Q
O
D
O
D
p2
p1
q1
q2
q3
Poisson Vin blanc
p5
P
Q
O
D
D
p4
q5
q4
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312 Partie 3 La concurrence pure et parfaite : offre et équilibre
de baisse de la quantité de poisson vendue, accentuant la baisse initiale. Une analyse
en équilibre partiel surestimerait l’effet d’une nouvelle taxe sur le prix. Dans l’exemple
précédent avec un bien substituable, c’était l’inverse : l’effet aurait été sous-estimé en
équilibre partiel par rapport à l’équilibre général.
On peut dès à présent noter que le résultat obtenu en équilibre général est très différent de
celui auquel on aurait abouti en équilibre partiel. Au lieu de regarder l’offre et la demande
d’un seul bien, les prix et quantités d’équilibre général s’obtiennent en considérant
simultanément les prix et quantités des autres biens. En d’autres termes, le niveau d’offre
et de demande de chaque bien tient compte de celui de tous les autres biens. On voit dès
maintenant que, pour Nmarchés, il nous faudra résoudre un système à 2Néquations,
une par offre et demande agrégée pour chaque marché.
Un exemple d’interdépendance : les aides au logement
Au chapitre précédent, nous avions vu l’effet des aides au logement dont l’impact
inflationniste sur les loyers a été établi par plusieurs études en France, celle de Gabrielle
Fack (« Are Housing Benefit an Effective Way to Redistribute Income? Evidence from a
Natural Experiment in France », Labour Economics, Elsevier, vol. 13, n˚ 6, p. 747-771,
décembre 2006) et plus récemment celle de Céline Grislain-Letrémy et Corentin
Trevien (« The Impact of Housing Subsidies on Rental Sector », présentation au
séminaire du département d’économie de Sciences Po, 4 avril 2014). Cet effet est
certainement la conséquence d’une offre peu élastiquedelogementslocatifsetdune
subvention à la demande dans un cadre d’équilibre partiel. Mais il existe aussi des
effets d’équilibre général.
En effet, l’augmentation de la demande de logement sur le marché locatif a au moins
deux effets. D’une part, en favorisant le marché locatif, celle-ci diminue la demande
de logement à l’achat-vente et conduit donc à diminuer le prix de vente sur le marc
immobilier. Pour nuancer ce premier effet, il faut cependant savoir que les aides au
logement sont aussi disponibles pour les propriétaires dits accédants, qui peuvent
financer une partie de leur emprunt immobilier par l’aide au logement. Rares sont
cependant les ménages acquéreurs qui y sont aussi éligibles. Toujours est-il que la
baisse du prix de l’immobilier impliquée par les aides au logement contribue à réduire
légèrement la demande de marché locatif.
D’autre part, il se peut que, dans les municipalités où les loyers augmentent, la
demande de logement social s’accroisse fortement. C’est notamment le cas en région
parisienne, où les délais d’obtention d’un logement social sont notoirement très élevés
(voir Alain Trannoy et Étienne Wasmer, « La politique du logement locatif », note
10 du CAE, octobre 2013). Dans certaines municipalités, cela conduit à augmenter
l’offre de logement social, ce qui réduit d’autant la demande sur le marché locatif privé
et atténue l’effet initial de hausse des loyers dans le parc privé. Cela étant, il est assez
vraisemblable que l’augmentation de l’offre du secteur social se fasse au détriment de
l’offre du secteur privé, à la location et à la vente, avec des effets potentiels d’éviction
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Chapitre 15 L’équilibre général 313
assez importants (voir sur ce point le mémoire de master et la thèse de doctorat de
Guillaume Chapelle, 2013, LIEPP et département d’économie de Sciences Po). Dans
ce cas, les courbes d’offre sur ces deux marchés se déplacent vers la gauche, ce qui
contribue à la hausse des prix à l’achat et renforce la hausse des loyers. Les élus locaux
qui luttent contre les loyers élevés en construisant du parc social ne doivent donc pas
le faire sur le parc privé, mais sur de nouveaux terrains qui n’auraient pas été mobilisés
par le parc privé.
15.2 L’échange en équilibre général :
la boîte d’Edgeworth
La théorie de l’équilibre général peut être exposée plus formellement de deux façons
différentes. La première est celle d’une économie d’échange à nagents et pbiens distincts,
sans que la production ne soit modélisée. Il en existe une représentation graphique
avec deux biens et deux agents connue sous le nom de boîte d’Edgeworth1.Danscette
économie, les allocations initiales des pbiens et des nagents sont échangées à un système
de prix de marché tel que la demande excédentaire de chaque bien est nulle.
L’avantage de l’échange
Commençons par un modèle en économie fermée sans production. La boîte d’Edgeworth
permet de représenter de manière compacte les paniers de biens des deux agents en un
seul graphique. Prenons l’exemple d’un couple qui prend son petit déjeuner et regarde ce
qui est disponible, en l’occurrence des croissants et des tranches de pain d’épice. Sur la
figure 15.3, l’axe horizontal représente le nombre d’unités de croissants, et l’axe vertical
celui des pains d’épice pour Agnès et Bertrand. Chaque point sur cette figure indique à la
fois le panier de biens de Bertrand et d’Agnès, c’est-à-dire la quantité de croissants et de
pains d’épice que chacun des deux agents possède.
Chacun a une quantité de départ de chaque bien. Le point Icorrespond aux dotations
initiales de Bertrand et d’Agnès. La somme de leurs deux dotations initiales correspond
à la quantité totale de croissants et de pains d’épice. Ici, le panier de biens initial d’Agnès
est (7C, 1P), ce qui signifie 7 croissants et 1 pain d’épice ; celui de Bertrand est (3C, 5P),
soit 3 croissants et 5 pains d’épice. Au total, cette économie, considérée en autarcie, est
composée de 10 croissants et de 6 pains d’épice.
Il est possible qu’Agnès préfère le pain d’épice relativement aux croissants, tandis que
Bertrand aime mieux les croissants que le pain d’épice. On retrouve ici le concept de taux
marginal de substitution, que nous introduirons formellement plus tard. Compte tenu de
leurs préférences, un échange peut avoir lieu entre eux, représenté par le point F. Agnès
échange 1 pain d’épice contre 2 croissants, et Bertrand 2 croissants contre 1 pain d’épice.
On peut constater que la quantité totale des deux biens n’a pas changé.
1. Du nom de Francis Ysidro Edgeworth (1845-1926), économiste et avocat irlandais.
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