Jérôme Pellissier – « Robinson et Vendredi »,
in Yves Gineste (dir.), Silence, on frappe… De la maltraitance à la bientraitance en institution (éditions Animagine, 2004)
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c’est, dans le réel, distinguer le tolérable de l’inacceptable1. Partager ce savoir, c’est créer la
force commune pour tenter de changer la situation. C’est également permettre à l’acte de soin
de se réaliser le moins mal possible, parce qu’à ces contraintes ne s’ajouteront pas la
frustration du soignant, le ressentiment de la famille, l’incompréhension du patient.
Frontières
Nous touchons peut-être là l’une des frontières qui séparent la « mal-traitance » de la
maltraitance. Prenons le manque de personnels (explication – voire excuse – à de nombreux
actes maltraitants) : un nombre réellement insuffisant de personnels conduit par exemple un
soignant à mettre une couche à une vieille personne continente. Est-il « mal-traitant » ou
maltraitant ?
Où placer la frontière ? La notion de partage que nous avons évoquée apporte peut-être une
piste de réponse. Si le soignant qui accomplit cet acte le fait silencieusement, en ne
fournissant à la personne aucune explication, en lui donnant une explication mensongère (« Si
vous allez aux toilettes, vous allez tomber ! »), ou en lui intimant l’ordre de faire dans sa
couche, il se place du côté de la maltraitance. S’il accomplit cet acte en expliquant à la
personne qu’il sait bien qu’elle n’est pas incontinente mais que, malheureusement, il ne
pourra probablement pas être disponible pour l’accompagner aux toilettes au moment où elle
le souhaitera, etc., il reste peut-être du côté d’une « mal-traitance » qu’il ne peut éviter. Parce
qu’il partage avec la personne le fait de subir des contraintes, car ils en subissent tous les
deux, au lieu de reproduire sur elle, grossier de sa propre impuissance, la « mal-traitance »
professionnelle qu’il subit.
Soulignons néanmoins que la prolongation dans le temps de cette pratique, par ce soignant,
son équipe, son établissement, sous le regard des familles, etc., parce qu’elle revient à ne pas
lutter pour qu’elle cesse, à transformer un bricolage en norme, à inscrire cette pratique dans
l’ordre naturel des choses, devient une maltraitance. Et l’on sait à quel point, dans nos
institutions, nombreuses sont ainsi les maltraitances qui ne sont que des solutions d’urgence
ou des arrangements temporaires enkystées et normalisées, que plus personne ne perçoit donc
comme telles.
Précisons également que le partage n’est pas une solution, encore moins une acceptation.
Mais tant que ces contraintes existeront, car elles ne disparaîtront pas immédiatement, il
permet peut-être de ne pas transformer une situation de « mal-traitance » en un acte de
maltraitance. Car, et nous y reviendrons, la position qu’occupe le vieux résident par rapport au
soignant n’est pas la même que celle qu’occupe le soignant par rapport à l’institution et à la
société. Là où le soignant est « mal-traité » dans son travail et son rôle, le vieux est maltraité
dans son corps et dans son esprit. Là où le soignant vit une situation professionnelle difficile,
le vieux endure une situation de vie difficile. Là où l’un risque le découragement, l’autre
risque le désespoir. Là où l’un peut en arriver à désirer quitter son travail, l’autre peut en
arriver à désirer quitter la vie. Là où l’un peut toujours, par son énergie, son courage, grâce à
ses collègues, ses amis, sa famille, partager le poids des difficultés, l’autre est le plus souvent
seul. Là où l’un risque d’abord de reporter sur le résident la violence qu’il subit, l’autre risque
surtout de reproduire sur lui-même la violence qu’on lui fait subir.
Ne serait-ce pas alors aussi la difficulté, comme la noblesse, du métier de soignant, quand ses
conditions de travail sont difficiles, de tout faire pour que le résident en subisse le moins
possible les conséquences ?
Cette frontière entre « maltraitance » et « mal-traitance » n’est pas très loin de celle, évoquée
dans ce livre, qui sépare la force de la violence, la contrainte de la tyrannie2. Il existe des