Tout ce que je sais, c`est que je sais rien

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« TOUT CE QUE JE SAIS, C’EST QUE JE NE SAIS RIEN. » 3
« ON NE SE BAIGNE JAMAIS DEUX FOIS DANS
LE MÊME FLEUVE. » 4
« L’hOMME EST UN LOUP POUR L’hOMME. » 5
« CE DONT ON NE PEUT PARLER, IL FAUT LE TAIRE. » 6…
Et si l’histoire de la philosophie se résumait à quelques mots ? Une
poignée de citations, des souvenirs flous, le bac, tout ce fond de
culture encombrant qu’on n’a jamais trop bien compris.
D’héraclite à Deleuze, en passant par Aristote, hegel ou Marx ce
petit livre relève le pari de raconter trois millénaires de sagesse
en 32 citations.
Un outil simple et décomplexant pour détricoter le jargon philosophique en apprenant à penser.
Interdit par les cuistres. Recommandé aux autres.
TOUT CE QUE JE SAIS, C’EST QUE JE NE SAIS RIEN
« JE PENSE, DONC JE SUIS. » 2
PETITE hISTOIRE DE LA PhILOSOPhIE EN 32 CITATIONS
« DEVIENS QUI TU ES. » 1
en entreprise et anime plusieurs cafés philosophiques.
Friedrich Nietzsche
René Descartes
Socrate
héraclite
Thomas Hobbes
Ludwig Wittgenstein
www.tallandier.com
Couverture : [email protected]
ISBN : 978-2-84734-368-7
Imprimé en France 03.2009
1.
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6.
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15 €
MAThIAS LEBœUF
mathias lebœuf est docteur en philosophie. il intervient régulièrement
ON NE SE BAIGNE JAMAIS DEUX FOIS
DANS LE MÊME FLEUVE CONNAIS-TOI
TOI-MÊME MAThIAS LEBœUF VOILÀ
NOTRE CONDITION : CONFINÉS AU
FOND D’UN CREUX DE LA TERRE, NOUS
CROYONS EN hABITER LA SURFACE
TOUT CE QUE JE SAIS, C’EST QUE JE
NE SAIS RIEN UNE hIRONDELLE NE
FAIT PAS LE PRINTEMPS, NI NON PLUS
UN SEUL JOUR LE PLAISIR EST LE
COMMENCEMENT ET LA FIN DE LA VIE
hEUREUSE PARMI LES ChOSES QUI
EXISTENT, LES UNES DÉPENDENT DE
NOUS, LES AUTRES NE DÉPENDENT PAS
DE NOUS IL NE FAUT PAS MULTIPLIER
LES ENTITÉS SANS NÉCESSITÉ IL
EST BEAUCOUP PLUS SÛR D’ÊTRE
CRAINT QU’AIMÉ PETITE hISTOIRE
DE LA PhILOSOPhIE EN 32 CITATIONS
LE PILOTE NE QUITTE PAS SON NAVIRE
DANS LA TEMPÊTE, PARCE QU’IL NE PEUT
MAÎTRISER LES VENTS J’AIME MIEUX
FORGER MON ÂME, QUE LA MEUBLER
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TOUT CE QUE JE SAIS,
C’EST QUE JE NE SAIS RIEN
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MATHIAS LEBŒUF
TOUT CE QUE JE SAIS,
C’EST QUE JE NE SAIS RIEN
Petite histoire de la philosophie
en 32 citations
TALLANDIER
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Date : 1/4/2009 16h38 Page 6/240
© Éditions Tallandier, 2009
Éditions Tallandier 2, rue Rotrou 75006 Paris
http://www.tallandier.com
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À la mémoire d’Andrée.
À l’avenir de Juliette.
À L.
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Remerciements
À mes parents, pour qui il n’a pas été toujours facile de vivre
avec un apprenti Taon.
À mon frère, qui doit maintenant lire le livre et l’expliquer
plus tard à sa fille.
À mes amis, qui m’ont supporté dans tous les sens du terme
(dédicaces spéciales à Éric, Sophie et Michèle).
À Michel Nebenzahl et François Laruelle, dont les enseignements m’ont fait aimer la philosophie.
À tous ceux que cela amuse qu’une pensée profonde soit
nécessairement creuse.
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« Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route,
qui surgissent tout armés, et dépouillent le flâneur de sa conviction. »
Walter BENJAMIN, Sens unique,
Paris, Maurice Nadeau, 1978, p. 215.
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Sommaire
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve
(Héraclite) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2. Connais-toi toi-même (Socrate) . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3. Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien (Socrate) . . .
4. Voilà notre condition : confinés au fond d’un creux
de la terre, nous croyons en habiter la surface (Platon) . .
5. Une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus
un seul jour… (Aristote) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
6. Le plaisir est le commencement et la fin de la vie
heureuse (Épicure) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7. Parmi les choses qui existent, les unes dépendent
de nous, les autres ne dépendent pas de nous (Épictète)
8. Il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité
(Guillaume d’Ockham) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9. Il est beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé
(Machiavel) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
10. Le pilote ne quitte pas son navire dans la tempête,
parce qu’il ne peut maîtriser les vents (More) . . . . . . . .
11. J’aime mieux forger mon âme, que la meubler
(Montaigne) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
12. L’homme est un loup pour l’homme (Hobbes) . . . . . .
13. Je pense, donc je suis (Descartes) . . . . . . . . . . . . . . . .
14. Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point
(Pascal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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TOUT CE QUE JE SAIS, C'EST QUE JE NE SAIS RIEN
15. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature,
mais c’est un roseau pensant (Pascal) . . . . . . . . . . . . . .
16. Deus sive Natura – Dieu ou la Nature (Spinoza) . . . . . .
17. Le désir est l’essence même de l’homme (Spinoza) . . .
18. Dieu a choisi le meilleur de tous les univers possibles
(Leibniz) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
19. Il faut cultiver notre jardin (Voltaire) . . . . . . . . . . . . . .
20. L’accoutumance est le grand guide de la vie humaine
(Hume) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21. L’homme est né libre, et partout il est dans les fers
(Rousseau) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
22. Je dus abolir le savoir afin d’obtenir une place pour
la croyance (Kant) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
23. La chouette de Minerve ne prend son vol
qu’à la tombée du crépuscule (Hegel) . . . . . . . . . . . . . .
24. La propriété, c’est le vol (Proudhon) . . . . . . . . . . . . . .
25. Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu
possèdes, plus ta vie aliénée grandit (Marx) . . . . . . . . . .
26. Ce qui ne me tue pas me rend plus fort (Nietzsche) . . .
27. Tu dois devenir qui tu es (Nietzsche) . . . . . . . . . . . . .
28. Le moi n’est pas maître dans sa propre maison (Freud)
29. Ce dont on ne peut parler, il faut le taire (Wittgenstein)
30. L’existence précède l’essence (Sartre) . . . . . . . . . . . . .
31. Il faut imaginer Sisyphe heureux (Camus) . . . . . . . . . .
32. Toute entrée est bonne, du moment que les sorties
sont multiples (Deleuze) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Avant-propos
Je suis toujours désemparé lorsqu’on me demande un conseil
de lecture pour découvrir la philosophie. Par où commencer ?
Suivant les centres d’intérêt de l’interlocuteur et son inclination
spontanée pour telle ou telle forme de pensée, il est quasiment impossible de suggérer le bon livre, celui qui donnera
à son lecteur l’impression de s’y « retrouver » quelque peu et
l’envie de poursuivre plus avant la lecture des philosophes.
Depuis plus de deux mille cinq cents ans, la philosophie ne
cesse de nous étonner, de nous interroger et de nous appeler à
réfléchir à ce que nous faisons de nos vies. Aujourd’hui plus
que jamais, cet intérêt ne se dément pas et se renforce même,
parfois mêlé d’incompréhension : il est difficile de pénétrer dans
la forêt opaque des concepts. Pourtant, la philosophie fait
partie de nos vies, parfois même à notre insu, ancrée dans nos
mémoires : « Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien », « Je pense,
donc je suis », « L’homme est un loup pour l’homme », « Ce qui ne te
tue pas te rend plus fort »… autant de formules qui résonnent en
nous comme des échos de sagesse ou des slogans philosophiques, dont nous avons la plupart du temps perdu le sens, la
portée et l’enjeu. Ces citations font partie de notre mémoire
collective, chacun les connaît, parfois sans oser vraiment les
comprendre. La philosophie est toujours là déjà en nous, qui
attend d’être redécouverte.
Malheureusement, il faut bien l’admettre, elle reste encore
beaucoup trop une affaire de spécialistes. Et les philosophes en
sont les premiers responsables. La philosophie, qui devrait aider
à concevoir les choses, devient un casse-tête, un problème sup-
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TOUT CE QUE JE SAIS, C'EST QUE JE NE SAIS RIEN
plémentaire. Avant même de livrer ses richesses, elle décourage
les meilleures volontés. Les philosophes, alors, se plaignent de
ne pas être compris, sans plus longtemps se questionner sur la
complexité souvent excessive de leur propos. C’est toujours le
lecteur qui fait défaut (de patience, de docilité, de compréhension…), et jamais l’auteur.
Avouons-le, trop souvent, le philosophe a recours à un langage abscons et obscur, à un vocabulaire technique et « amphigourique » (!), c’est-à-dire à une formulation volontairement
compliquée, ampoulée, pour décrire des réalités simples. La
philosophie donne alors l’impression qu’elle est là uniquement
pour compliquer les choses.
Trop souvent, encore, le philosophe est semblable au
sophiste qu’il combat : il joue avec les mots et les idées, inventant des raisonnements vides, uniquement construits sur la
prétention de leur auteur à avoir le dernier mot, et surtout le
plus original.
Trop souvent, enfin, la philosophie s’enferme sur elle-même,
sur son histoire, et se coupe du monde en se réfugiant dans un
académisme stérile, nourrissant des débats de spécialistes tellement pointilleux que le non-philosophe peut légitimement se
demander si elle a encore quelque chose à lui dire. La philosophie ne s’est-elle pas coupée de l’homme « ordinaire » et de la
société (et l'on se rappelle quelle l’importance les Grecs attachaient au lien entre la philosophie et la société), produisant des
débats inaccessibles et centrés sur eux-mêmes ?
Et pourtant, comment ne pas être sensible aux questions
qu’elle pose : qu’est-ce que le bonheur ? comment réussir sa
vie ? qui suis-je ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? que puis-je savoir ? qu’est-ce que l’homme ? comment
vivre ensemble ?… Comment ne pas être curieux des différentes réponses apportées par les philosophes au cours de l’histoire ? Il serait bien dommage de passer à côté de ces richesses.
Ne soyons pas pour autant démagogues. La philosophie est
et restera une activité difficile, ardue. Le chemin philosophique
est toujours escarpé et demande effectivement un effort. On ne
philosophe jamais sans s’en rendre compte ou malgré soi. C’est
un travail patient, continu, fait de rencontres avec un auteur,
une œuvre…
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AVANT-PROPOS
15
D’une certaine façon, ce livre est là pour cela. Son ambition
est d’en favoriser l’occasion, à travers ces citations qui sont
autant d’incitations à la philosophie. Elles seront les « portes
d’entrée » pour découvrir les philosophies qui se cachent derrière, les problèmes parfois incongrus et les mouvements de
pensée de leur auteur.
Ce livre s’adresse donc à tous ceux qui souhaitent s’initier
simplement à quelques-unes des questions de la philosophie et
aux réponses qu’elle y a apporté. Le parcours qu’il propose est
celui d’un flâneur : le choix des citations n’est pas exhaustif. Il
est partial, partiel, et revendiqué comme tel. Certaines s’imposaient d’elles-mêmes, du haut de leur célébrité, d’autres sont
moins connues, mais non moins surprenantes. Chaque citation, par ailleurs, n’est pas close sur elle-même, mais au
contraire s’ouvre sur une nouvelle citation incitant le lecteur à
continuer le chemin…
Enfin, parce que la philosophie ne doit pas nécessairement
être ennuyeuse pour être crédible, un peu de désinvolture dans
le ton ne peut faire de mal, quand ce n’est pas au détriment de
la véracité. Pour citer Hume, « les erreurs en religion sont dangereuses, en philosophie seulement ridicules 1 ». Même s’il ne tue pas,
j’espère y avoir échappé en ayant été fidèle aux pensées des
philosophes cités. De façon ludique et décomplexée, j’espère
avoir réussi à présenter, sans les dénaturer, les philosophies qui
suivent.
1. HUME, A Treatise of Human Nature, I, IV, 7, op. cit., p. 272.
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1.
On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve
Héraclite (v. 550-480 av. J.-C.)
Derrière une phrase apparemment anodine se cache parfois
toute une conception métaphysique du monde. De ces philosophes que les modernes ont négligemment rangés sous l’appellation de « présocratiques », l’aphorisme le plus connu reste
certainement : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même
fleuve 1 », dû à Héraclite d’Éphèse, dit Héraclite l’Obscur. Ces
deux qualificatifs sont riches d’enseignement et vont nous servir
de jalons dans l’approche de cet auteur aussi radical que primordial. Tenter de comprendre Héraclite, c’est nécessairement
commencer par faire un détour par le cadre géographique et
mental dans lequel il s’inscrit.
La philosophie n’est pas apparue soudainement et miraculeusement – telle Athéna, déesse de la sagesse, surgissant tout
armée de la tête de Zeus – dans l’Athènes du Ve siècle av. J.-C.,
avec la figure tutélaire de Socrate. Elle est née plusieurs décennies auparavant, dans les colonies grecques d’Asie Mineure
(l’actuelle Turquie) et de Grande Grèce (l’Italie du Sud) :
Milet (avec Thalès, Anaximène, Anaximandre), Éphèse (avec
Héraclite), Élée (avec Parménide et Zénon) ou encore Crotone
(avec Pythagore, Alcméon, Philolaos).
C’est en ces lieux et en ce temps, un siècle avant que Périclès
(494-429) ne conduise Athènes à son apogée, que des « archéophilosophes » ou « protophilosophes » apportent une nouvelle
lecture du monde, un nouveau mode d’explication du cosmos.
Contrairement aux poètes et aux prêtres, principaux détenteurs
de la « culture », qui ont recours à une lecture mythologique de
l’univers sous une forme poético-religieuse (le muthos), Thalès
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18
TOUT CE QUE JE SAIS, C'EST QUE JE NE SAIS RIEN
et les savants milésiens questionnent les principes de la Nature
(phusis) sans recourir au récit des actions divines. Avec ces
« physiologues » (ils sont conjointement mathématiciens, géomètres, astronomes…) se produit une véritable « rupture épistémologique », une trouée dans la trame du savoir qui va féconder
une forme de pensée inédite : la philosophie.
Thalès, ses contemporains et ses successeurs cherchent à
définir un principe rationnel régissant la Nature selon des lois,
le logos. Un type de questionnement neuf apparaît, interrogeant
l’Être du monde, ainsi que ses événements. Sa question emblématique est : « Qu’est-ce qui demeure par-delà tous les changements ? » La réponse – la première réponse philosophique –
est : la substance.
Reste à savoir ce qu’est cette substance primordiale qui persiste au fond de toute chose. Les querelles philosophiques
peuvent commencer. Pour Thalès, c’est l’eau. Pour son élève
Anaximandre, il s’agit d’un principe non sensible et indéterminé : l’apeiron, que l’on peut traduire par « infini » ou « illimité ».
Pour Héraclite, ce principe premier et permanent est le feu.
Mais au-delà de leurs divergences, ces premiers philosophes
vont conjointement produire le début de ce que Merleau-Ponty
appelait la « prose du monde ». Ils inventent et proposent une
image du monde et de la pensée radicalement neuve, dans
laquelle vont s’inscrire tous les penseurs dits « présocratiques » à
commencer par Héraclite, enfant terrible et éminence « noire »
de la philosophie naissante.
Obscur, Héraclite l’est autant en raison de la complexité de
sa pensée que de son caractère réputé difficile et excessif. Issu
d’une famille aristocratique de premier rang, Héraclite renonce
aux charges politiques et religieuses auxquelles il pouvait prétendre. Hautain, ombrageux, colérique, méprisant et irritable,
misanthrope et mélancolique, orgueilleux, la mauvaise réputation du philosophe n’est plus à faire. Ses contemporains s’en
sont si bien chargés qu’elle nous est parvenue intacte, à la différence de sa pensée, dont, malheureusement, moins de cent cinquante fragments ont été recueillis et transmis jusqu’à nous par
des auteurs postérieurs.
Il semblerait qu’Héraclite ait été l’auteur d’un seul ouvrage,
divisé en trois parties : physique, théologie et politique. Les frag-
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ON NE SE BAIGNE JAMAIS DEUX FOIS DANS LE MÊME FLEUVE
19
ments restés en notre possession proviennent apparemment surtout de la première. Cette réception parcellaire n’explique pas, à
elle seule, la difficulté de la pensée héraclitéenne. Ses contemporains étaient, eux aussi, profondément déroutés par cette
parole obscure, dont ils jugeaient déjà l’interprétation délicate
et aléatoire. On peut pourtant penser que ce style péremptoire,
souvent paradoxal et contradictoire, reflète avec justesse la pensée du philosophe et relève même d’une véritable stratégie
d’écriture.
Héraclite est le premier penseur du changement, de la
contradiction et de l’impermanence des choses. La formule
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » vient
justement illustrer et condenser l’ensemble de sa philosophie.
Malheureusement, cette traduction, la plus courante, écrase la
tension au cœur de la pensée du philosophe et en occulte la
véritable originalité. Une autre, plus exacte, quoique moins
littéraire, serait : « Sur ceux qui entrent dans les mêmes fleuves,
s’écoulent d’autres et d’autres eaux 2. » Ce qui, comme le fait
remarquer Lucien Jerphagnon, met davantage l’accent sur
l’opposition entre le même et l’autre que sur le continuum de
l’écoulement 3. En fait, ces deux axes de la pensée d’Héraclite
sont conjoints : il n’y a du flux que parce qu’il existe au sein
des choses un combat entre le même et l’autre qui les maintient en mouvement. On se baigne toujours dans le même
fleuve, mais celui-ci est à chaque fois différent, puisqu’à
chaque instant une autre eau vient remplacer la précédente.
À la question que se posent tous les présocratiques : « Qu’estce qui perdure dans l’être ? », Héraclite répond : le changement
lui-même. Aucune chose n’est identique à elle-même, et son
identité consiste justement dans cette impermanence.
Si l’on ne se baigne jamais dans le même fleuve, c’est que,
comme l’exprime un autre aphorisme d’Héraclite, « tout
s’écoule 4 ». Et ce n’est pas parce que tout s’écoule que tout
s’écroule ! La pensée d’Héraclite décrit ici un cercle qui, à défaut
d’être vicieux, structure et explique le cosmos, la naissance et la
vie de chaque chose : le changement alimente les contraires qui,
à leur tour, nourrissent le changement. Tout ce qui existe,
n’existe que grâce aux contraires, mais il faut – dit le penseur
d’Éphèse – que ces contraires s’unissent dans un mouvement
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TOUT CE QUE JE SAIS, C'EST QUE JE NE SAIS RIEN
dialectique pour que les choses puissent exister. Seul ce jeu de
l’opposition dialectique des contraires dans l’unité d’une différence engendre la réalité des choses comme fluctuation permanente du même à l’autre. Ainsi, « la vie et la mort sont une seule et
même chose ; de même, la veille et le sommeil, la jeunesse et la
vieillesse ; car les premiers de ces états sont devenus les seconds et les
seconds, à rebours, devenus les premiers 5 ». Le changement de l’Un
donnant l’Autre, et réciproquement, dans la répétition d’une
différence sans cesse recommencée.
Cette tension définit le cœur et le cours des choses. Héraclite formule cet état dans une maxime restée, elle aussi, célèbre
et mythique, et qui est souvent mal interprétée : « La guerre
(polémos) est le père de toute chose 6. » Il ne s’agit absolument pas
ici d’une fanfaronnade belliqueuse, mais d’une conception
métaphysique profonde : l’harmonie du monde repose sur cet
incessant balancement des contraires. Et si le feu est le principe
de toute chose, tout s’échange en permanence, rien ne perdure : « […] les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit,
l’humide s’assèche, le sec s’humidifie 7. » Cette transmutation des
contraires en un mouvement perpétuel, c’est la marche du
monde écrite par le logos. Le logos, raison des choses et structure
du monde, fait coïncider les contraires dans une tension qui se
donne dans l’unité d’un monde en mouvement.
La sagesse, pour Héraclite, consiste précisément à connaître
cette tension au cœur des choses et à décrypter le logos. Héraclite est obscur parce qu’il tente de se faire l’oracle, le traducteur de ce logos, unité des opposés où se forge l’harmonie du
monde : le commencement et la fin du cercle coïncident, et
c’est le même chemin qui monte et qui descend. Ceux qui
n’arrivent pas à l’éveil, à cette conscience de la fluctuation, ne
connaissent pas la sagesse, ils n’entendent pas le logos et restent
figés dans l’immobilité. Et Héraclite de préciser avec dédain
que c’est le cas de la majorité de ses contemporains, car « les
porcs se complaisent plus dans la fange que dans l’eau pure 8 ». Les
intéressés ont dû apprécier !
La contradiction, et son assomption dans une dialectique
des contraires, est le principe du devenir des choses. C’est ce
que vient exprimer l’aphorisme : « Sur ceux qui entrent dans les
mêmes fleuves, s’écoulent d’autres et d’autres eaux. »
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TOUTE ENTRÉE EST BONNE, DU MOMENT QUE LES SORTIES...
24. Ibid., p. 192.
25. G. DELEUZE et C. PARNET, Dialogues, op. cit., p. 10.
26. G. DELEUZE, Pourparlers, op. cit., p. 192-193.
27. G. DELEUZE et C. PARNET, Dialogues, op. cit., p. 18.
28. G. DELEUZE, Pourparlers, op. cit., p. 225.
29. G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 115.
Achevé d’imprimer en mars 2009
Dépôt légal : avril 2009
ISBN : 978-2-84734-368-7 – No d’édition : 3288
Imprimé en France
239
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