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COMPAGNIE LE PHENIX
Notre groupe, Le Phénix, comme beaucoup de troupes, est né d’une amitié et
d’un projet commun.
L’amitié : dix ans, trente ans de théâtre et d’expériences partagées. Groupe
lyrique, mises en scène, créations en milieu scolaire, écriture, adaptations…
Comme l’animal fabuleux qui renaît de ses cendres, toute représentation est
un phénix, qui naît, se déploie, disparaît, ressuscite sous une autre forme.
C’est le propre du spectacle éphémère.
Le projet : renaître et faire renaître. Nous choisissons donc des œuvres
oubliées ou rarement jouées, des chefs d’œuvre qui ne veulent pas s’endormir
dans les rayons d’une bibliothèque.
Les formes sont diverses : lecture-spectacle ou mise en scène, texte intégral
ou adaptation, tout dépend bien sûr du texte choisi.
Tout dépend aussi de la structure d’accueil : médiathèque, auditorium,
théâtre…
Le noyau de la troupe est un trio : Yann Albert, Catherine Barbier, Sylvie
Jedynak.
Autour de ce centre gravitent des comédiens ou artistes qui se joignent à nous
le temps d’un spectacle.
Nous sommes parisiens, mais le théâtre des Ateliers d’Amphoux qui nous
accueille en Avignon est notre point d’ancrage.
Nous y présentons nos créations depuis 5 ans.
PARCOURS
Winnie : Sylvie Jedynak
Sylvie Jedynak joue d'abord avec la troupe du Gros Caillou
(Les Mille et une nuits, rôle de Schéhérazade). Elle est
ensuite formée par Ariane Mnouchkine, Clémence Massart,
Jacques Lecoq, Didier Bezace, et Jean-Pierre Vincent.
Elle participe au choeur de L'Annonce faite à Marie, de
Paul Claudel, sous la direction de Frédéric Fisbach (2002).
Elle interprète Dissident il va sans dire de Michel Vinaver, en 2002, et joue
en 2003 Sans fleurs ni couronnes, d'Odette Elina, en Avignon puis en tournée.
A la suite du spectacle, Sylvie Jedynak a obtenu la réédition de l'oeuvre, aux
éditions Fayard (collection des Mille et une Nuits, 2004).
Avec Catherine Barbier et Yann Albert, elle crée le groupe Phénix.
Phénix a présenté au festival d'Avignon, dans la salle des actes des Ateliers
d'Amphoux, deux lectures : Naissance d'une cité, de Jean-Richard Bloch ; Le
Premier Homme, d'Albert Camus.
Willie : Patrick de Mareuil
Eleve de Denis d’Inès (ancien doyen de la Comédie
française), Patrick de Mareuil rejoint la Comédie de Neuilly
où il fait ses classes de comédien et de metteur en scène
jusqu’en 1974.
Il joue Achard, Daudet, Diego Fabri, Tchekhov, Molière,
Feydeau…
Il met en scène Voulez-vous jouer avec moi de Marcel
Achard, Marie Octobre de Henri Janson…
En 1975, il rejoint la troupe de la Compagnie La Rieuse, à Bois-Colombes,
association plus que centenaire aujourd’hui, pour mettre en scène Du vent
dans les branches de sassafras de René de Obaldia. Il ne quittera plus La
Rieuse.
En 35 ans, il joue une trentaine de rôles comiques et dramatiques, et réalise
une vingtaine de mises en scène.
Ses choix de mise en scène sont éclectiques : comédies ou drames, prose ou
vers, classiques ou contemporains.
Quelques réalisations :
Les sorcières de Salem d’Arthur Miller ; Antigone de Jean Anouilh ; Major
Barbara de Georges-Bernard Shaw ; L’atelier de Jean-Claude Grumberg ;
Misère et noblesse de Scarpetta ; Le dindon de Feydeau ; Les femmes savantes
de Molière ; Filumena Marturano de Eduardo de Filippo ; L’assemblée des
femmes, Aristophane/Robert Merle, Musée haut, musée bas de Jean Michel
Ribes…
Ses deux inspirateurs principaux sont deux grands directeurs de troupe aussi
différents que talentueux : Jean Vilar et Jacques Fabbri.
Metteur en scène : Catherine Barbier
Catherine Barbier approche d'abord le théâtre par une licence d'études
théâtrales (à Censier) et par une longue expérience de théâtre amateur (avec le
Gros Caillou). Puis elle se forme auprès d'Olivier Scotto, Clémence Massart
et Didier Bezace. (1967- 1980)
Elle étudie la danse et la chorégraphie avec Ursula Winkler, durant 15 ans.
(1975-1990)
Elle met en scène, avec des adolescents, les oeuvres du répertoire classique
(Marivaux, Musset...) et celles du théâtre contemporain (Cocteau, Sartre,
Camus, Giraudoux, Ionesco, Anouilh, Brecht...). Elle compose et présente de
nombreux spectacles poétiques (Baudelaire, Verlaine, Apollinaire,
Michaux...). Enfin, avec Sylvie Jedynak, elle réécrit et monte une Antigone
qui tisse et confronte les trois textes de Sophocle, Anouilh et Brecht. (19702007)
Par ailleurs, après avoir travaillé la voix et le chant avec le Roy Art Théâtre,
elle fonde avec Dominique Mathieu le groupe lyrique Les Voix du LAC. Elle
met en scène dès lors tous les spectacles de la troupe, qui présente les grands
opéra-bouffe d'Offenbach : La Vie parisienne, Barbe Bleue, La Périchole, La
Belle Hélène, Orphée aux enfers, Madame l'Archiduc, Geneviève de Brabant,
Les Brigands. (1995- 2011)
Enfin, avec Sylvie Jedynak et Yann Albert, elle crée la compagnie du Phénix,
consacrée d'abord aux lectures-spectacles à trois voix. Phénix a présenté en
particulier aux Ateliers d'Amphoux, en Avignon, deux adaptations d'oeuvres
du XXème siècle : Jean-Richard Bloch, Naissance d'une cité (2006-2007)
Albert Camus, Le Premier homme (2008-2009).
Décorateur : Christian Hoffmann
Christian Après une formation de 4 ans à l'école des Arts Appliqués et des
Métiers d'arts, complétée par une année de spécialisation à la section
animation de l'école de l'image des Gobelins, Christian HOFFMANN débute
sa carrière comme graphiste, qu'il poursuit en tant que designer et storyboarder dans l'animation 3D. Il a enseigné le rough et le story-board à l'Ecole
Supérieure des Arts Modernes de Paris.
Actuellement, et ce depuis une dizaine d'année, Christian HOFFMANN
exerce comme 1er assistant décorateur dans le cadre de la conception de
décors pour la télévision.
Aujourd'hui, grâce à son expérience artistique, il s'expérimente à la
scénographie de théâtre, de la conception à la réalisation, au service de
l'œuvre de Beckett. Ce décor, dans le souci de respecter le caractère
surréaliste de cette pièce, a été conçu de manière à provoquer un fort impact
visuel, dans un esprit onirique, suggestif et graphique.
L’AUTEUR
Samuel Beckett, né à Dublin le 13 Avril 1906, mort à Paris le 22 Décembre
1989, est un écrivain irlandais d´expression anglaise et française. Nommé en
1928 lecteur à l´ENS de Paris, il fait la connaissance de James Joyce, dont il
devient le secrétaire. En 1938, il se fixe définitivement à Paris.
Ses oeuvres, à partir de 1945 sont d´abord traduites, puis écrites directement
en français.
Après les romans (Molloy, Mercier et Camier), les récits (Nouvelles et textes
pour rien), le théâtre offre à Beckett une renommée mondiale : En attendant
Godot (1952), Fin de Partie (1957), Oh les beaux jours (1963). Le prix Nobel
couronne l´oeuvre en 1969.
Dans une langue singulière, une syntaxe réinventée, qui suit au plus près le
souffle, la voix, Beckett atteint la nudité de l`être. Le temps, l´attente, le
quotidien, la mort, la difficulté et la nécessité vitale du langage, l´impossible
rencontre entre les êtres, ces thèmes toujours repris serrent au plus concret le
sens (ou le non-sens) de la condition humaine.
L’ŒUVRE
Enterrée jusqu´à la taille dans la terre qui l´avale et l´aspire, une femme parlepour vivre, pour affirmer au fond du trou, encore : oh les beaux jours ! Dans
cette solitude radicale, Winnie appelle Willie, l´homme caché, presque muet,
seul compagnon. Un lien peut-il encore se tisser dans cet impossible dialogue
? Que reste-t-il de la vie quand on a tout perdu ?
Le tragique n´exclut pas l´humour, la dérision n´empêche pas la tendresse. Le
bord du gouffre conduit peut-être aux racines de la vie.
HISTOIRE D’UNE CREATION / 2007- 2011
Lorsque j´ai rencontré Sylvie Jedynak, elle jouait Schéhérazade. Autre
histoire de femme, de parole arrachée à la mort. Depuis, je l´ai accompagnée
dans tous ses projets théâtraux.
C´est un parcours bien particulier qui conduit Sylvie Jedynak vers Winnie un des rôles les plus difficiles du répertoire, que Madeleine Renaud a rendu
presque intouchable.
Depuis 2002 surtout, s´appuyant sur sa double formation de clown et de
tragédienne, puisant aussi dans sa propre sensibilité, l´actrice interprète de très
grands textes -Claudel, Camus- et marche volontiers au seuil des gouffres.
Elle prête ainsi sa voix à la mère de Dissident il va sans dire (Vinaver), et
surtout au témoignage bouleversant d´Odette Elina, écrit au retour
d´Auschwitz : Sans Fleurs ni couronnes (Avignon, 2003).
Dès 2007, Sylvie Jedynak entreprend avec Anne Thorez une longue avancée
vers la représentation possible, souhaitée, de oh les beaux jours. Travail
secret, travail montré. En 2009, Sylvie Jedynak présente à Paris le premier
acte, dans le cadre d´un atelier. Son visage, sa voix, sa présence, la justesse du
travail conduit par Anne Thorez nous ont impressionnés. Une certitude : il
faut poursuivre et jouer la pièce dans son intégralité.
Françoise Cuomo - metteur en scène, chanteuse, compositeur- accompagne
alors Sylvie durant un an dans cette oeuvre exigeante. Conseiller artistique,
j´assiste à plusieurs répétitions et à toutes les représentations en Avignon.
Les Ateliers d´Amphoux, en effet, accueillent Sylvie Jedynak depuis
plusieurs saisons ; pour le festival 2010, la directrice, Monique Cerf, insiste
pour soutenir cette création. Elle aime Beckett ; convaincue de la qualité du
spectacle, elle nous encourage et écarte nos dernières inquiétudes.
J’ai repris en septembre la direction d´acteur et transformé la mise en
scène. Après avoir joué deux semaines, tous les jours, nous savons ce qu´il
faut affiner et approfondir. C´est une tâche délicate de recevoir le témoin, de
poursuivre la course sans heurt, sans discontinuité, tout en infléchissant le
travail, mené en toute liberté. Mais c´est aussi une chance : on a rarement
l´occasion de conduire encore plus loin un spectacle déjà achevé. En nous
conviant à revenir, les nouveaux directeurs des Ateliers d´Amphoux, David et
Valérie Bourbonnaud, nous offrent ce privilège.
La pièce de Beckett se laisse lentement apprivoiser ; nous abordons notre
quatrième année de répétitions. Mais au fil du temps s´éclairent les rythmes
qui la composent, les tempos qui lui donnent sa voix propre, les silences qui
en révèlent le sens.
Nous allons, plus encore, vers la fidélité au texte, l'attention au détail ; en
approfondissant d'année en année la connaissance intime de l'oeuvre, j'ai été
de plus en plus convaincue par la nécessité de chaque mot, de chaque
respiration. Il faut simplement comprendre, écouter, se laisser conduire dans
cet univers étrange : il semble d’abord déconstruit, décousu, absurde ou
insensé ; peu à peu il livre son sens, et dévoile une extraordinaire
composition, qui, comme en musique, établit autour de thèmes majeurs
d’infinies variations.
NOTE D'INTENTION
 Le rituel
Par les didascalies qui conduisent l´action théâtrale, Beckett invente ici une
mise en scène-écriture.
Les indications scéniques montent et démontent la mécanique de la pièce,
donnent aux personnages une voix et un rythme propres, isolant leur parole
dans un espace défini.
Adieu le réalisme, la pièce devient graphique et picturale. Musicale, aussi,
et chorégraphique : chaque action est exactement dessinée, mesurée, dans
l´espace et le temps.
Les actes de Winnie, ses gestes s´inscrivent comme des rituels immuables et
sacrés. "Commence ta journée, Winnie" : c´est à la fois une épreuve familière
et une cérémonie. Que faire, au fond d´un trou ? Pour officier, pour "tirer la
journée", pour rendre supportable la durée insupportable, la femme enterrée
vivante n´a plus que quelques objets familiers, laissés là encore, "dans le sac,
hors le sac", ce sac qui condense à lui seul toute une vie : ces humbles
choses, peigne, glace, brosse et dentifrice, sont les derniers vestiges d´une vie
antérieure au malheur, antérieure au cataclysme inexpliqué. Trésors bientôt
épuisés, témoins du temps délétère : "plus pour longtemps ! Vieux yeux,
vieilles choses !"
 La parole arrachée au néant
La répétition des mêmes gestes, le ressassement des mêmes phrases
requièrent pourtant d´infinies trouvailles, une inlassable création, une sorte
d´inspiration de chaque instant sans laquelle tout s´arrêterait.
Dépossédée de son corps, Winnie confie à la parole la charge de la vie.
Parler pour continuer à exister, puisque toute la vie s´est concentrée dans le
langage.
Il y a là un étrange suspens, une suspension toujours possible de la parole et
donc de l´action : chaque phrase, chaque fragment, bien enclos par un point
définitif, pourrait dire la fin.
Fin de la pièce, fin de la vie, fin de partie.
 Les silences
C´est pourquoi Beckett, avec une minutie aiguë, a noté les temps réservés aux
silences : "un temps... un temps..." Chaque parole est un fragment de vie
arraché au néant. Parfois le silence se prolonge : "temps long". Il faut oser
vivre cette suspension qui dit le temps de la pensée, de la recherche ou de la
réflexion, mais aussi ce vide que l´on frôle, gouffre attirant, terrifiant, du
Rien rendu palpable.
"Je ne peux plus rien faire. - Plus rien dire. - Mais je dois dire plus. "
C´est le langage lui-même qui est investi du pouvoir dramaturgique : se taire,
c´est accepter la disparition.
 Le vieux style
Le temps codifié jusqu`à l´excès suit une nécessité inexplicable. Réveil et
sommeil sont imposés par une sonnerie stridente : "ça fait mal, comme une
lame" ; c´est elle qui rythme les "jours". Mais le mot "jour" lui-même a perdu
son sens, il appartient au "vieux style"- celui du monde des vivants. On le dit
encore par habitude, avec un sourire, comme le mot "vie" ; car "il n´est pas
d´autre vocable".
Oui, dans ce monde impensable et pourtant si présent, une frontière a été
franchie. "Etrange ? - Non, ici tout est étrange".
Toutes les lois ont changé. La pesanteur, l´irrésistible attraction de la terre qui
"suce" les êtres, ce "brasier chaque jour plus féroce" qui enflamme l´ombrelle
et réduit tout en cendres...
 Derniers humains...
Ce monde féroce est inhabité. Pourtant, dans un passé déjà lointain, un couple
au nom à demi-oublié (Piper- Cooker ?) s´est arrêté un instant, le temps de
voir et de juger : " A quoi qu´elle joue ? dit-il- à quoi que ça rime ? dit-il- (...)
- ça signifie quoi ? dit-il " Est-ce la question des spectateurs, et ce couple
ordurier serait-il notre miroir caricatural ?
C´est plutôt me semble-t-il, une manière adroite de disqualifier la question ; le
moyen aussi d´éloigner encore Winnie et Willie, séparés à jamais des êtres
vivants. "Ils s´éloignent- flous- puis plus- derniers humains- à s´être
fourvoyés par ici."
 Dramaturgie
Comment dire à la fois le temps immobile et la progression de l´enlisement
?
Comment pousser au paroxysme une situation déjà extrême ?
Comment rendre sensible l´éternité et la marche du temps ?
Si Ionesco choisit souvent l´expansion ou la multiplication, comme dans
Rhinocéros ou Les Chaises, Beckett ici s´appuie sur l´art de la réduction.
Réduction de l´espace, du temps, de la parole.
L´acte 2 en effet s´ouvre sur une image violente, une des plus fortes du
théâtre, de celles que l´on n´oubliera jamais : seul le visage de la femme
émerge encore de son tombeau de terre, yeux, oreilles, bouche. Si cet acte
reprend dans ses grandes lignes le cérémonial de l´acte 1 (mêmes objets,
mêmes phrases, mêmes thèmes), tout a changé pourtant.
Le temps a passé, et Winnie sans cesse rapproche, compare ce qui fut et ce
qui est : "je pensais autrefois... je priais autrefois... il fut un temps... mais
non, plus maintenant... plus maintenant."
Plus encore, il y a soudain comme une précipitation ; les différentes phases de
la journée sont esquissées ou bâclées, faites et dites à la hâte ; les sonneries
retentissent, comme des horloges déréglées. Toute la force tragique vient de
cette accélération. Etrange paradoxe, unique ici peut-être, car Beckett rend
sensible à la fois l´arrêt du temps et l´imminence de la fin. Le temps mortifère
précipite avec lenteur la déréliction.
 Il y a mon histoire
Quand tout a disparu, que reste-t-il encore ? Et encore ? Il faut attendre les
derniers instants pour que Winnie accepte d´ouvrir quelques pans de sa
mémoire intime : au début de l´acte 1, elle effleure une jeunesse heureuse,
nostalgique- premier bal, premiers baisers. A l´acte 2, à deux reprises, elle
plonge au plus profond : " Il y a mon histoire, bien sûr, quand tout fait
défaut.- Une vie- Une longue vie". Ultime recours. La fin s´enroule autour de
l´origine : " Elle se souviendra de la matrice avant de mourir, la matrice
maternelle".
La parole s´aventure alors, cherche le souvenir enfoui, secret, inavoué. Elle
est interrompue, recule : "doucement, Winnie !" Comme dans un rêve, seuls
des fragments flottent au-delà de l´oubli : la poupée, le corridor, la souris, sa
petite cuisse, plus haut, et cria, cria... Quels mystérieux interdits, contacts,
intrusions, transgressions ?
 La condition humaine
Cette situation extrême retentit étrangement en chacun de nous ; elle évoque
toutes les solitudes radicales, invivables et pourtant vécues, celle du malade,
du vieillard, du fou... Une autre aussi plus existentielle : autour de l´individu
se trace un cercle invisible qui le retranche de ses semblables.
Pascal écrivait dans ses Pensées que tout le malheur de l´homme vient de ce
qu´il ne peut rester immobile dans sa chambre ; le malheur, selon le
philosophe chrétien, serait cette fuite en avant qui nous détourne de l´essentiel
: la contemplation de la condition humaine, la rencontre de Dieu.
Beckett pose la même question ; il expose son personnage à l´immobilité, à la
solitude, à la contemplation pure de sa condition. Mais ici nulle vision
salvatrice, nulle découverte d´un dieu rédempteur.
"Ça sonne", dit Winnie. Qui est ce "ça " ?
Quelle entité toute-puissante, quel malin génie, dieu absurde, aveugle et cruel,
bourreau vengeur, dramaturge fou ? S´il y a une transcendance, elle est
féroce et insensée. Un obscur pouvoir nous aliène, quel que soit son nom.
 Sisyphe heureux
Cet enfer arrache parfois à la femme enterrée vivante un cri de révolte
sauvage : " quand je perds courage et jalouse les bêtes qu´on égorge". Et
pourtant...
"Il faut imaginer Sysiphe heureux", écrit Camus de manière provocatrice et
paradoxale, au terme de son essai, Le mythe de Sisyphe.
Empruntons cette hypothèse ; peut-on imaginer une Winnie heureuse ?
La parenté entre les deux destins me frappe : une souffrance sans rémission,
un effort surhumain quotidiennement consenti, un perpétuel recommencement
d´une tâche absurde et pourtant nécessaire, qui définissent en somme la
condition humaine. Et malgré cette torture indéfiniment prolongée, Winnie
salue le jour nouveau, la "sainte lumière" qui est fournaise infernale, et rend
grâce : "ah le beau jour encore que ça aura été ! ".
Un tel émerveillement peut paraître insensé, ou dérisoire, ou même
douloureusement et tragiquement ironique. Mais il me semble plus riche de
lui accorder tout notre crédit. Le refrain du bonheur, refrain sans cesse réitéré,
jusqu´aux derniers instants, jusqu´aux derniers mots, trace l´étonnant
mystère de la pièce. Sa force paradoxale.
Aucun masochisme, bien sûr, dans cette exaltation ! Aucune valeur accordée
à la souffrance même. Mais une sorte de vaillance à vivre encore, même
lorsqu´il ne reste plus rien : oh les beaux jours !
En ce sens Winnie est un personnage mythique - si le mythe est bien
l´incarnation d´un destin exceptionnel qui représente pourtant la condition
humaine. Elle prend sa place aux côtés d´Atlas ou de Prométhée, dont le foie
est dévoré sans fin par le vautour.
Mais, contrairement aux mythes grecs qui expliquent la souffrance par un
châtiment des dieux offensés par la démesure humaine, ici aucune morale,
aucune faute commise, aucune justification.
 Et Willie ?
Dans cette aridité d´apocalypse, cette "fournaise d´infernale lumière", est-il
place encore pour la tendresse ? Dans cette immobilité mortuaire, est-il place
encore pour la vie ?
La pièce porte en sa matière le dédoublement, l´opposition et le miroir
inversé : qui sont ces deux personnages aux noms presque semblables,
Winnie, Willie ? L´homophonie annonce l´identité, mais l´homme et la
femme sont séparés par un mur peut-être infranchissable. Ce couple scellé par
le mamelon de terre est séparé, radicalement. Dans l´univers de Beckett,
possible est impossible ; le dialogue se mue en monologue ; les deux
personnages ne se voient pas, ne se touchent pas, ne se répondent pas ; pas, ou
presque pas – et dans ce presque se tapit l´espoir.
Winnie est exposée, Willie caché, invisible, ou morcelé, une main, un crâne ;
qu´entend-il ? Que voit-il ? Son univers s´est rétréci jusqu`à l´infiniment
minuscule, réduit à quelques très vieux restes ou débris d´un univers masculin
caricatural : quelques phrases du journal, une carte obscène, quelques mots
grivois.
Winnie parle de tout, Willie ne sort de son silence que pour dire quelque
platitude ou quelque obscénité (son nom même évoque en anglais le sexe
masculin).
Et pourtant, cette présence si absente lui est nécessaire, vitale. Winnie ne
parle que pour Willie, pour échapper au désert de la solitude.
"Willie. - Quel Willie ? - (Affirmative avec véhémence) Mon Willie ! (Appelant) Willie ! - (Plus fort) Willie ! "
Elle l´appelle, quête son approbation, rappelle leurs souvenirs, s´inquiète, ou
l´encourage, le gourmande, s´indigne, s´émerveille, bref conjugue toutes les
tonalités du couple ou des relations humaines.
A l'acte 2, ces mots lancés pour rejoindre un compagnon devenu muet se
brisent sur un mur sans faille. Et pourtant, la litanie des Willie reste
infatigable. Elan inlassable, héroïque ou dérisoire, qui se fracasse au néant.
 Et la chanson...
Au néant ? Pas tout à fait. Winnie peut encore un peu vivre, puisque Willie est
là. Il la fait rire, sourire, respirer. Il se traîne jusqu'au mamelon, qu´il tente
d´escalader, de conquérir... La fin est étrangement apaisée, d´une tonalité rare
: un regard, enfin, un nom de tendresse enfin prononcé, Win, et la chanson, la
chanson de Winnie – "Heure exquise, Qui nous grise, Lentement..."
Cette chanson, fredonnée par Willie à la fin du premier acte, éveille une
sensation profonde, intime, indéfinissable. La voix ne parle plus, mais chante
l´acquiescement. Est-ce une réconciliation miraculeuse de l´être humain avec
le temps qui passe et le détruit ?
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