digression : transcendance de l`interieur

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DIGRESSION :
TRANSCENDANCE DE L'INTERIEUR,
TRANSCENDANCE DANS L'ICI-BAS
[127] Une remarque personnelle peut faciliter J'entree en matiere
dans une discussion difficile1• J'ai toujours repondu aux objections
venues de mes collegues philosophes et sociologues2; aujourd'hui
aussi, j'affronte avec plaisir la critique de Fred R. Dallmayr et
Robert Wuthnow. Jusqu'a present, je me suis soustrait a Ja confron­
tation avec !es theoJogiens : je prefererais d'ailleurs continuer a me
taire. En tant que mutisme embarrasse, ce serait meme justifie; je
ne suis en effet pas vraiment famiJiarise avec Ja discussion theo­
logique, et ne me meus que peu volontiers en un terrain insuffi­
samment reconnu. D'un autre cöte, les theoJogiens, tant en
Republique föderale qu'aux Etats-Unis, m'ont integre, depuis des
dizaines d'annees, dans Jeurs discussions. D'une fa<;on generale, iJs
se sont reföres a la tradition de Ja Theorie critique3, et ont aussi
reagi a mes propos4. Dans cette Situation, se taire donnerait une
fausse information. Celui qui est interpelle et se tait s'enveJoppe
d'une aura de signification indeterminee et impose Je silence.
Heidegger n'est qu'un exempJe parmi beaucoup d'autres. En rai­
son de ce caractere autoritaire, Sartre a qualifie a juste titre le
siJence de
«
reactionnaire
».
1. Reponse a des contributions d'un congres organise en 1988 par la faculte de
theologie de l'univcrsite de Chicago.
2. Voir ma postface a Connaissance et interet, Paris, Gallimard, 1976, ainsi que
mes repliques dans I. B. Thompson, D. Held (ed.), Habermas - Critical Debates,
Londres, 1982 ; R. 1. Bernstein (ed.), Habermas and Modernity, Cambridge, 1985 ;
A. Honneth, H. Joas (ed.), Kommunikatives Handeln, Francfort-sur-le-Main, 1986.
3. H. G. GEYER, H. N. JANOWSKI, A. SCHMIDT, Theologie und Soziologie,
Stuttgart, 1970; R. J. SIEBERT, The Critical Theory of Religion. The Frankfurt
School, Berlin, New York, Amsterdam, 1985.
4. Voir l'impressionnant compte rendu de E. AHRENS dans E. Ahrens (ed.),
Habermas und die Theologie, Düsseldorf, 1989, p. 9-38.
86
TEXTES ET CONTEXTES
J'aimerais tout d'abord m'assurer de quelques prem1sses sous
lesquelles theologiens et philosophes discutent aujourd'hui, dans la
mesure ou ils partagent une appreciation autocritique de Ja moder­
nite
(1). [128]
Ensuite, je vais essayer de comprendre Je statut, et
Ja pretention a la verite, des discours theologiques (II). Pour
conclure, je traiterai des objections essentielles venues du cöte theo­
logique (III) et prendrai finalement position sur la critique des non­
theoJogiens (IV).
1
A
une certaine distance, il est plus facile de parler les uns des
autres que les uns avec les autres. Pour le sociologue, il est plus
facile d'expliquer Ies traditions religieuses et leur röle dans Ja pers­
pective de l'observateur que de s'en approcher dans une attitude
performative. L'adoption de l'attitude performative d'un participant
virtuel au discours religieux ne conserve pour lui, pour autant qu'il
ne s'ecarte pas de son röle professionnel, que Je sens methodique
d'une etape hermeneutique intermediaire. C'est une Situation lege­
rement differente qui se presente au philosophe, a tout le moins a
celui qui a grandi dans les universites allemandes avec Fichte,
Schelling et Hegel, de meme qu'avec l'heritage marxiste de ce der­
nier. Car vue de cette perspective, une attitude purement objecti­
vante a l'egard des traditions juives et chretiennes, en particulier a
l'egard de la mystique juive et protestante, speculativement si
feconde, des debuts de la modernite, transmise par Je pietisme
souabe d'un Bengel ou d'un Oetinger, est chose exclue d'emblee.
De meme que par Je concept d' Absolu, I'idealisme allemand vou­
lait recouvrer le Dieu de Ja creation ou de l'amour misericordieux,
de meme voulait-il recouvrer theoriquement, par une reconstruc­
tion logique du processus mondial dans sa totalite, les traces de
l'histoire du salut. Meme Kant ne peut se comprendre si l'on n'y
conr;oit pas les contenus pratiques essentiels de Ja tradition chre­
tienne comme pouvant survivre devant Je forum de la raison. Mais
sur l'ambivalence de ces tentatives de transformations, les contem­
porains etaient eux-memes tout a fait au clair. Par son concept de
«
depassement
»
(Aufhebung),
Hegel a integre cette ambivalence
dans la methode dialectique elle-meme. L e depassement du monde
de representation religieux dans Je concept philosophique ne pou­
vait en sauver les contenus essentiels qu'en leur retirant Ja sub­
stance de Ja piete. Certes, Je noyau atheiste restait reserve aux
phi]osophes, SOUS ]'ecorce d'une intuition esoterique. [129] C'est
pourquoi Je vieux Hegel n'a accorde a Ja raison philosophique
DIGRESSION
87
qu'une force de reconciliation partielle; il avait abandonne l'espoir
en l'universel concret de cette religion publique qui - d'apres Je
«
plus ancien programme systematique
»
- devait rendre Je peuple
raisonnable et les philosophes sensibles. Le peuple est abandonne
par ses pretres qui Je sont devenus par Ja voie philosophique5.
L'atheisme
methodique de Ja philosophie Mgelienne, et d'une
fa<;on generale toute appropriation philosophique de contenus reli­
gieux essentiels (qui ne dit encore rien sur Ja comprehension per­
sonnelle qu'ont d'eux-memes les auteurs philosophiques) n'est
devenu un scandale public qu'apres Ja mort de Hegel, lorsque
s'engagea le
«
processus de decomposition de l'esprit absolu
»
(Marx). Les hegeliens de droite, qui jusqu'a aujourd'hui ne reagis­
sent a ce scandale que par la defensive, nous doivent toujours une
reponse convaincante; SOUS les premisses d'une pensee postmeta­
physique, il ne suffit en effet pas de se retrancher derriere le concept
d'un absolu qui ne se laisse pas separer de concepts de la
«
Logique
»
hegelienne, mais qui ne peut plus non plus se dffendre
sans une reconstruction
aujourd'hui eclairante, se rattachant a nos
discours philosophiques, de la dialectique hegelienne6. Evidemment,
les jeunes hegeliens n'ont pas vu avec la meme acuite qu'avec les
concepts metaphysiques de base, l'atheisme affirme de fa<;on meta­
physique est lui-meme devenu intenable; quelle que soit la forme
sous laquelle surgisse Je materialisme, il represente, dans l'horizon
du type de pensee scientifico-faillibiliste, une hypothese, qui dans
Je meilleur des cas et jusqu'a nouvel avis ne peut pretendre qu'a
la plausibilite.
Sous nos latitudes, les raisons en faveur d'un atheisme motive
politiquement, disons mieux : en faveur d'une
lai'cite militante, ont
entre-temps egalement largement disparu. Pendant mes etudes, ce
furent avant tout des theologiens comme Gollwitzer et lwand qui
ont donne des reponses moralo-scrupuleuses aux questions poli­
tiques qui nous pressaient apres la guerre. Ce fut l'Eglise confes­
sante qui a !' epoque, avec son aveu de culpabilite,
[ 130] avait au
moins tente un nouveau depart. Au sein des deux confessions, tant
parmi les la'ics que parmi Jes theologiens, s'etaient formes des
groupes de gauche qui voulaient arracher l'Eglise a sa confortable
liaison avec Je pouvoir etatique et les rapports sociaux existants,
qui visaient, plutöt qu'une restauration, un renouvellement, et qui
voulaient faire valoir, au sein de l'espace public politique, des cri­
teres d'appreciation universalistes. Avec ce changement de menta-
5. J. HABERMAS, Le Discours philosophique de la modernite, Paris, Gallimard,
1988, p. 40s. Yoir aussi K. LöWITH,
Religion», dans
«
Hegels Aufhebung der christlichen
Zur Kritik der christlichen Überlieferung,
Stuttgart, 1966, p. 54-
96.
6. Teile me scmble la situation inconfortable dans laquelle se trouve F. Dallmayr.
88
TEXTES ET CONTEXTES
lite atteste de fa�on exemplaire, et de grande portee, nalt l'image
d'un engagement religieux rompant avec Ja conventionnalite et
l'interiorite d'une confession de foi purement privee. Par sa com­
prehension non dogmatique de Ja transcendance et de Ja foi, cet
engagement prend au serieux !es buts d'ici-bas de J'emancipation
sociale et de la dignite humaine, et se joint, dans une arene aux
multiples voix, a d'autres forces visant une democratisation radi­
cale.
Sur l'arriere-plan d'une praxis a laquelle personne ne refusera
son respect, nous rencontrons une theologie critique qui interprete
la comprehension que cette praxis a d'elle-meme d'une maniere
teile qu'elle aide a exprimer nos meilleures intuitions morales, sans
rompre les ponts avec les langues et les cultures seculieres. Un bon
exemple d'une teile theologie politique se rattachant aux recherches
de philosophie morale et de theorie sociale contemporaines nous
est offert par Ja theologie fondamentale de Schüssler-Fiorenza7. II
commence par caracteriser les transformations qu'ont subies la reli­
gion et Ja theologie sous les conditions, devenues inevitables dans
Ja modernite, de la pensee postmetaphysique, dans une triple pers­
pective8. II insiste sur I'affranchissernent de Ja religion, qui a Ja
fois s'interiorise et s'ouvre au rnonde secularise, de son exigence
d'expliquer les irnages du rnonde cosrnologiques; Ja« dogrnatique
»
(Glaubenslehre) au sens de Schleierrnacher se defait de ce qui en
fait une irnage du monde. En consequence de la reconnaissance du
pluralisrne des forces religieuses, advient en outre un rapport reflexif
a Ja particularite de sa propre foi a l'horizon de l'universalite du
religieux en general. Enfin, a cela se trouve liee la connaissance
du fait [ 131] que les ethiques, qui resultent des contextes des dif­
ferentes religions mondiales, concordent quant aux principes d'une
morale universaliste. Dans une etape ulterieure, Schüssler-Fiorenza
expose !es lirnites d'une theorie morale philosophique se lirnitant
a l'explication et a Ja fondation du point de vue rnoral, et expli­
cite les problernes resultant de telles abstractions propres a une teile
ethique de la justice.
Parce que la philosophie devenue autocritique ne se croit plus
capable de produire des enonces generaux sur la totalite concrete
de formes de vie exernplaires, eile doit renvoyer les concernes a
des discours dans lesquels ceux-ci repondent eux-rnernes a leurs
questions substantielles. Les parties doivent tester dans des argu­
mentations morales ce qui est egalement bon pour tous; mais aupa-
7. F. Sc1-1üsSLER-F10RENZA, Foundational Theology. Jesus and the Church, New
York, 1984.
8. F. SCHÜSSLER-FIORENZA,
«
Die Kirche als Interpretationsgemeinschaft
»,
dans
AHRENS (l 989), p. 115-144. Les indications de page se rapportent a cet article.
DIGRESSION
89
ravant, elles doivent etre au clair sur ce qu'est pour elles, a chaque
fois, dans Jeur contexte, le bien. Ces questions ethiques au sens
etroit, portant sur une vie non endommagee ou preferable, ne peu­
vent trouver reponse que dans des discours d'autocomprehension
tributaires des contextes. Et ces reponses seront d'autant plus dif­
ferenciees et adequates que seront riches !es traditions constitutives
de °I'identite sur lesquelles peut reposer cette quete de ses propres
garanties: Schüssler-Fiorenza le dit dans !es termes de Rawls : la
question de son identite propre - qui nous sommes et qui nous
voulons etre - requiert
«
un concept fort du bien ». Ainsi, chaque
partie doit faire apport dans !es argumentations morales de ses repre­
sentations de la vie bonne ou preferable afin de pouvoir ensuite
decouvrir avec !es autres parties ce que tous peuvent vouloir. II
parle d'une
«
dialectique entre des principes de justice universali­
sables et l'hermeneutique reconstructive d'une tradition normative»
( 138) et attribue aux Eglises dans Je monde moderne Je röle de
«
communautes d'interpretation au sein desquelles les questions de
Ja justice et les conceptions du bien sont publiquement discutees »
( 142). Aujourd'hui, les communautes d'interpretation ecclesias­
tiques sont en concurrence avec d'autres communautes d'interpre­
tation s'enracinant dans des traditions seculieres. Meme vu de
l'exterieur, il pourrait se reveler par Ja que les traditions mono­
theistes disposent d'une langue au potentiel semantique encore non
acquitte, qui apparaitrait superieure dans sa force de revelation du
monde et de constitution identitaire, dans sa capacite de renouvel­
lement, dans sa differenciation et dans son etendue.
[132] Ce qui m'interesse dans cet exemple, c'est l'observation
selon laquelle Ja ou l'argumentation theologique est poussee suffi­
samment avant dans le voisinage d'autres discours, les regards de
l'interieur et de l'exterieur se rencontrent sans contrainte. C'est dans
ce sens aussi que je comprends ces correlational methods que David
Tracy prend en compte pour les public theologies qui ont cours
aux Etats-Unis. Elles ont pour but de mettre en rapport de critique
reciproque des interpretations de Ja modernite propres a la philo­
sophie et aux theories de la societe et des lectures theologiques de
la tradition chretienne, donc de les mettre en relation argumenta­
tive.
Cette
intention
concorde
des
lors
que
les projets
de
l'Aujklärung et de la theologie dont parle Helmut Peukert sont
decrits de la meme maniere des deux cötes :
«
La these me semble
plausible, que le probleme non resolu des grandes civilisations est
celui de la maitrise de Ja tendance a l'accroissement de leur puis­
sance9. » Matthew L. Lamb observe la maniere dont cette tendance
9. H. PEUKERT,
«
Communicative Action, Systems and Power Accumulation and
the Unfinishcd Project of Enlightenment and Theology
AHRENS ( 1989), p. 39s. (ici p. 44).
»,
en allcmand dans
90
TEXTES ET CONTEXTES
s'accroit dans la modernite, induisant deux fausses reactions, l'une
romantique et l'autre historique; il plaide pour que Ja modernite
trouve en elle-meme ses propres garanties et puisse ainsi rompre
avec les cycles fatals des hauts et des bas de la reprobation nihi­
liste et de l'auto-affirmation dogmatique :
«
l'auto-affirmation dog­
matique moderne est nihiliste a Ja base, de Ja meme maniere que
Je nihilisme moderne est irresponsablement dogmatique10.
»
David
Tracy precise le concept de raison qui guide un tel diagnostic. Le
double echec du positivisme et de Ja philosophie de Ja conscience
confirme Je tournant pragmatique accompli de Peirce a Dewey en
direction d'un concept non fondamentaliste de raison communica­
tionnelle; celle-ci contredit en meme temps les consequences que
tirent de cet echec Rorty et Derrida, que ce soit dans Ja forme d'un
contextualisme radical ou sur la voie d'une esthetisation de Ja theo­
rie. Tracy repousse de fa\:OO tout aussi decidee les lectures selec­
tives qui manquent Je sens ambivalent de la modernisation, et ne
per'Yoivent celle-ci que comme decadence d'une raison s'imposant
lineairement, se pavanant d'etre totalite, et centree sur le sujet.
[133]
Meme dans la modernite, la raison ne s'atrophie pas jusqu'a n'etre
qu'instrumentale :
Si la comprehension est dialogique, eile est
«
[ ...] a la fois historique et contextuelle. Mais [ ..] tout acte de com­
.
prehension met implicitement en avant une exigence depassant la
comprehension subjective. Tout acte de comprehension s'adresse a
tous les autres avec une exigence quant a sa validite - une vali­
dite qu'en principe le locuteur se sentira oblige d'honorer si d'autres
le lui demandent 11•
»
Tracy tire de cette intuition pragmatiste des consequences pour
la theologie elle-meme, qui est selon lui travail scientifique, et en
aucune maniere uniquement don de Ja foi.- Peukert con\:oit Je tra­
vail theologique comme une forme methodiquement contrölee de
la religion. Gary M. Simpson compare Je monde de la vie qui se
reproduit a travers l'agir communicationneJ et des pretentions a Ja
vaJidite criticables a
«
un monde charge forensiquement
»
et pense
que sur la croix, Dieu Jui-meme se soumet a ce forum. C'est pour­
quoi aucun de ses segments, ni donc - c'est ainsi que je com­
prends la phrase - la theologie, ne peut s'immuniser contre la
justification argumentative12. Si tel est cependant le sol commun de
la theologie, de la science et de la philosophie, qu'est-ce qui consti­
tue encore la specificite du discours theologique? Qu'est-ce qui
10. M. L. LAMB,
«
Communicative Praxis and Theology », en allemand dans
ÄHRENS (1989), p. 241S. (ici p. 245).
11. D. TRACY, Theology, Critical Social Theory and the Public Rea/m, 9.
12. G. M. StMPSON, « Die Yersprachlichung (und Verflüssigung?) des Sakralen»,
dans AHRENS (1989), p. 145s. (ici p. 158s.).
DIGRESSION
91
separe la perspective theologique interne de la perspective externe
de ceux qui entrent en dialogue avec Ja theologie? Cela ne peut
pas etre le rapport aux discours religieux en general, mais unique­
ment le type de rapport au discours religieux mene au sein d'une
communaute religieuse a chaque fois propre.
II
Lorsqu'aux theoJogies neo-aristoteliciennes et neo-thomistes il
oppose une theologie critique, Schüssler-Fiorenza en appelle a Ja
tradition qui va de Schleiermacher a Bultmann et Niebuhr.
Evidemment, l'exempJe grandiose de Karl Barth montre que l'aban­
don consequent par la theologie des pretentions explicatives meta­
physico-cosmologiques ne signifie pas eo ipso la disposition a
affirmer la force de conviction de la theologie
[ 134] dans une
confrontation avec les discours scientifiques. Dans la perspective
barthienne, l'evenement de la revelation atteste bibliquement se
refuse, dans sa facticite historique, a une argumentation reposant
uniquement sur la raison 13• Dans le milieu universitaire allemand
impregne de protestantisme, Jes facultes de theologie ont toujours
joui d'un Statut particulier. L'histoire recente de l'universite de
Francfort montre cette tension de fac;on frappante. Lorsque dans !es
annees vingt, des chaires theologiques devaient y etre introduites,
surgirent des controverses qui ne purent etre aplanies qu'en refu­
sant alix enseignements catholiques, protestants et juifs Ja recon­
naissance d'un enseignement specifiquement theologique. De
maniere interessante, dans ce climat socio-scientifiquement deter­
rnine propre a une universite issue d'une ecole superieure de com­
merce, ce sont finalement des personnalites telles que Steinbüchel,
Buber et Tillich qui se sont imposees, c'est-a-dire en un sens large
des theologiens politiques qui pouvaient se mouvoir sans autres
dans !es discours des disciplines des sciences de l'esprit et des
sciences sociales14• Si je vois bien, en Republique federale, c'est
plutöt une serie de theologiens catholiques, qui ont toujours entre­
tenu un rapport plus tranquille a la Lumen naturale, qui se sont rat­
taches a cette tradition. Plus la theologie s'ouvre aux discours
scientifiques en general, plus s'accroit par Ja meme le danger de
13. Yoir Pclcr EICHER,
«
Die Botschaft von der Versöhnung und die Theorie
des kommunikativen Handelns», dans AHRENS (1989), p. 199s.
14. P. KLUKE, Die Stiftungsuniversität Frankfurt am Main 1914-1932, Francfon­
sur-le-Main, 1972 ; N. HAMMERSTEIN, Die Johann-Wolfgang-Goethe-Universität,
vol. I, Francfon-sur-le-Main, 1989.
92
TEXTES ET CONTEXTES
perdre dans ce reseau de tentatives d'echanges reciproques son sta­
tut propre.
Le discours religieux, tenu au sein de la communaute des croyants,
se meut dans le contexte d'une tradition determinee, a teneur nor­
mative, et elaboree de fa9on dogmatique; il renvoie a une praxis
rituelle commune et repose sur les experiences specifiquement reli­
gieuses de l'individu. Mais ce n'est pas seulement le rapport non
objectivant et hermeneutico-comprehensif a l'egard des discours reli­
gieux et des experiences qui leur sont sous-jacentes qui caracterise
la theologie. Car Ja meme chose vaut pour une philosophie qui se
comprend comme appropriation critique et transformation, comme
reprise de contenus essentiellement religieux dans l'universel [ 135]
de discours pouvant etre fondes. Cette autocomprehension hegelienne
de la philosophie n'a pas non plus ete abandonnee par les eleves
materialistes de Hegel, et survit en particulier chez Bloch, Benjamin
et dans la Theorie critique. Certes, Hegel fut le dernier au sein de
la tradition idealiste, tradition qui a maintenu l'exigence de la meta­
physique
SOUS
une forme transformee et qui a mene l'appropriation
philosophique de la tradition judeo-chretienne aussi loin qu'il etait
jamais possible
SOUS
les conditions de la pensee metaphysique. La
philosophie de Hegel est le resultat de cette grande experience qui
determine l'histoire de l'esprit europeen de fa9on centrale, experience
qui devait produire une synthese entre Ja foi d'Israel et l'esprit grec
- une synthese qui, d'un cöte, a mene a l'hellenisation de la chre­
tiente, de l'autre a !'ambivalente christianisation de Ja metaphysique
grecque. Le dieu dialectique des philosophes fait pälir I' alter ego de
la priere jusqu'a n'etre que la pensee anonyme de l'absolu. Depuis
au plus tard Kierkegaard, cette synthese est devenue fragile, parce
qu'elle a ete mise en question des deux cötes.
La protestation theologique d'un J. B. Metz s'oppose de la meme
maniere que la critique philosophique d'Adorno aux concepts fon­
damentaux d'une metaphysique qui, meme lorsqu'ils sont mis en
mouvement dialectique, restent trop rigides pour pouvoir restituer
rationnellement, sans les mutiler, sans rien negliger de la quantite
de leurs significations specifiques, ces experiences, articulees dans
la langue de l'histoire du salut judeo-chretien, de redemption,
d'alliance universelle et d'individualite insubstituable. Metz insiste
avec Benjamin sur la constitution anamnetique de la raison, et veut
comprendre la foi d'lsrael egalement a partir de son propre esprit
historique15; et Adorno tourne autour du non-identique, veut pen-
15. J.
B.
METZ,
art.
«
Erinnerung
>>,
dans
Handbuch philosophischer
Grundbegriffe (ed. par H. Krings et al.), vol. 1, Munich, 1973 ;
«
Anamnetische
Vernunft», dans Honneth, McCarthy, OtTe, Wellmer (ed.), Zwischenbetrachtungen,
Francfort-sur-le-Main, 1989, p. 733s.
DIGRESSION
93
ser avec des concepts au-dela de tous les concepts objectivants,
parce qu'il suit la meme impulsion : sauver des intuitions dont on
n'a pas pu rendre justice dans la philosophie. Il s'agit Ia de l'expe­
rience d'une egalite non nivelante, d'une communaute individuante,
de l'experience d'une proximite au-dela de la distance a un autrui
reconnu dans sa difference, de l'experience d'une imbrication entre
autonomie
[ 136]
et devouement, d'une reconciliation qui n'evacue
pas les differences, d'une justice orientee vers le futur qui soit soli­
daire de la souffrance non expiee des generations passees, de l'expe­
rience de la reciprocite d'une reconnaissance liberatrice, d'une
relation ou un sujet soit associe a un autre sans se soumettre a la
violence deshonorante de l'echange - une violence meprisante qui
ne tolere Je bonheur et Ja puissance de l'un qu'au prix du malheur
et de l'impuissance de l'autre.
Si toutefois ce tournant anti-platonicien s'accomplit des deux
cötes, ce ne peut pas etre Je type postmetaphysique de Ja relation
a l'egard du discours religieux qui, aujourd'hui, separe Ja philoso­
phie d'une theologie prete au dialogue. Sous les conditions de Ja
pensee postmetaphysique, c'est plutöt une autre difference qui se
manifeste clairement, qui, jusqu'a Hegel, fut marquee par des ambi­
valences : l'atheisme methodique dans Ja maniere philosophique
d'etablir une relation aux contenus des experiences religieuses. La
philosophie ne peut pas faire sienne ce dont il est question dans Je
discours religieux en tant qu'experiences religieuses; celles-ci ne
peuvent entrer dans Je tresor d'experiences de Ja philosophie, recon­
nues comme sa base d'experiences propre, que lorsque Ja philoso­
phie les identifie par une description qui n'est plus empruntee a Ja
langue d'une tradition religieuse particuliere, mais qui appartient a
l'universel d'un discours de fondation, decouple de l'evenement de
la revelation. Aux points de rupture ou une traduction neutralisante
de ce type ne reussit plus, le discours philosophique doit s'avouer
son impuissance; l'usage metaphorique de vocables tels que
redemption, lumiere messianique, restitution de Ja nature, etc., fait
de l'experience religieuse une pure citation.
A
ces moments-la de
son impuissance, Je discours argumentatif passe, au-dela de Ja reli­
gion et de Ja science, dans Ja litterature, dans un mode de presen­
tation qui ne se mesure plus frontalement a des exigences de verite.
De maniere analogue, Ja theologie perd eile aussi son identite
Iorsqu'elle ne fait que citer des experiences religieuses, ne les recon­
naissant plus dans les descriptions du discours religieux lui-meme
comme son fondement propre. C'est pourquoi je pense qu'entre
urie theologie et une philosophie qui utilisent Ja langue de la litte­
rature religieuse et se rejoignent par Je biais d'experiences reli­
gieuses devenues litteraires, le dialogue doit echouer.
[ 137] Evidemment, la theologie qui veut, comme Tracy et
Peukert Je soulignent, s'exposer sans reserve a l'argumentation
94
TEXTES ET CONTEXTES
scientifique, ne se retrouvera pas dans Ja critere distinctif que je
propose. Qu'est-ce que ceJa veut dire, deja, qu' « atheisme metho­
dique »? Afin de repondre a cette question, j'aimerais operer un
certain detour.
Les discours reJigieux sont affilies a une praxis rituelle dans
Jaquelle Jes degres de liberte de la communication sont, en com­
paraison avec la praxis profane du quotidien, limites d'une maniere
specifique. D'un point de vue fonctionnaliste, la foi, par son ancrage
dans le culte, est protegee contre une problematisation radicale.
Celle-ci apparait inevitablement lorsque les aspects de validite
ontiques, normatifs et expressifs qui, dans Ja conception d'un Dieu
createur et redempteur, d'un Dieu de la theodicee et du salut, doi­
vent rester fusionnes, se separent analytiquement les uns des
autres16• Or, le discours theologique se distingue du discours reli­
gieux par le fait qu'il s'affranchit de la praxis rituelle en l'expli­
quant - par exemple en interpretant des sacrements comme la
sainte Cene ou le bapteme. La theologie aussi vise une pretention
a la verite differenciee au sein du spectre des pretentions a la vali­
dite restantes. Au-dela du degre de desecurisation que signifie pour
le savoir pratique toute incursion de la reflexion, la theologie ne
devait cependant pas representer de <langer pour la foi de la com­
munaute aussi longtemps qu'elle se servait des concepts fonda­
mentaux de la metaphysique. Ceux-ci etaient en effet tout autant
immunises contre la differenciation des aspects de validite que
l'etaient les concepts fondamentaux de Ja religion. Cette situation
ne se modifia qu'avec l'ecroulement de Ja metaphysique. Celui qui
aujourd'hui, sous les conditions de la pensee postmetaphysique,
eleve une pretention a Ja verite, doit cependant traduire les expe­
riences qui ont leur siege dans le discours .religieux dans la langue
d'une culture scientifique d'experts - et de la les retraduire dans
la praxis.
Cette operation de traduction exigee par la theologie critique peut
se comparer formellement a celle que doit egalement entreprendre
la philosophie moderne. Celle-ci se trouve en effet dans une
[ 138]
relation intime analogue au common sense qu'elle reconstruit et
sape en meme temps. Elle fonctionne ensuite, en direction oppo­
see, comme un interprete qui doit alimenter la pratique quotidienne
de contenus essentiels issus de la culture des experts. Cette täche
de mediation n'est pas depourvue d'un certain paradoxe, puisqu'au
sein de la culture des experts, le savoir est a chaque fois elabore
sous des aspects de validite particuliers, alors que dans la pratique
quotidienne, toute.1· les fonctions langagieres et tous les aspects de
validite s'imbriquent les uns dans )es autres, ils forment un syn-
16. J. HABERMAS, Theorie de l'agir communicationne/, Paris,
Ed. du
Ccrf, vol. 2.
DIGRESSION
95
drome17. 11 est vrai que Ja philosophie a, d'une certaine maniere,
une täche plus facile avec le bon sens, que la theologie avec les
discours religieux qui lui sont predonnes. Ceux-ci ne se tiennent
assurement plus a l'egard de Ja praxis profane quotidienne dans Ja
distance qui separait autrefois )es domaines de vie sacres et pro­
fanes - et ceci d'autant moins que s'imposent les representations
d'une Public Theology. Mais a Ja reforme a laquelle est soumis Je
bon sens dans les societes modernes - que ce soit avec ou sans
l'appui des phiJosophes --, Je syndrome, maintenu dans Ja praxis
rituelle, de Ja foi en Ja reveJation oppose pourtant un barrage spe­
cifique. Car les discours religieux perdraient leur identite s'ils
s'ouvraient a un type d'interpretation qui ne laisserait plus valoir
les experiences religieuses en tant qu'experiences religieuses.
Toujours est-il qu'il faudrait compter sur une problematisation
poussee si avant, au cas ou le discours theologique ne choisirait
plus l'une des deux premisses caracterisant Ja theologie moderne.
Apres Kierkegaard, la theologie s'est soit engagee dans Ja
protestante
»,
«
voie
en en appelant au kerygme et a la foi comme une
source totalement independante de la raison; soit eile a choisi la
voie du
«
catholicisme eclaire
»,
au sens ou eile abandonne la posi­
tion d'un discours privilegie et expose sur toute la ligne ses enon­
ces a la discussion scientifique, evidemment sans renoncer a
reconnaltre Ies experiences articulees dans la langue de la tradition
judeo-chretienne comme sa base d'experiences propre. Seule cette
reserve pennet une distanciation [139] d'avec le jeu de langage des
discours religieux, sans l'abroger; eile laisse intact Je jeu de lan­
gage religieux. La troisieme voie, eile, est caracterisee par ce que
j'ai appele l' « atheisme methodique
».
Celui-ci conduit d'abord a
un programme de demythologisation qui equivaut a une experience
[Experiment]. Sans cette reserve, l'accomplissement du programme
reste en effet suspendu a Ja question de savoir si une interpretation
theologique (ne relevant donc nullement de Ja science des religions)
du discours reJigieux, et reposant uniquement sur l'argumentation,
autorise un rattachement a Ja discussion scientifique qui soit tel que
Je jeu de Jangage religieux puisse rester intact, ou au contraire se
desagrege. Je comprends par exemple Ja
«
dogmatique politique
»
du theologien de Copenhague Jens Glebe-Möller comme une expe­
rience de ce genre.
Se rattachant aux approches theoriques d'Apel, Döbert et moi,
et s'appuyant sur l'ethique de Ja discussion, Glebe-Möller soumet
les dogmes chretiens a une interpretation demythologisante qui me
rappelle un mot de Hugo Ball : Dieu est la liberte du plus petit
17. J. HABERMAS, Le Discours philosophique de /a modernite, Paris, Gallimard,
1988, p. 240s. ; voir aussi mon article,
phie
»,
«
La Redefinition du r61e de Ja phi loso­
dans Morale et communication, Paris,
Ed.
du Cerf; 1983.
96
TEXTES ET CONTEXTES
dans Ja communication spirituelle de tous. Glebe-Möller interprete
le bapteme, l'eucharistie, l'imitation du Christ, Je röJe de J'EgJise
et l'eschatologie dans Je sens d'une theologie de Ja Jiberation amor­
cee du point de vue d'une theorie de la communication, Jaquelle
ouvre egaJement Ja BibJe de far;on fascinante (et qui me convainc
moi-meme) a des messages devenus etrangers a des oreilles
modernes. Mais je me demande qui se reconnalt dans cette inter­
pretation.
Le jeu de Jangage chretien reste-t-iJ intact, si l'on comprend l'idee
de Dieu a la maniere clont Je propose GJebe-Möller?
«
L'idee d'un
pouvoir divin personnifie impJique necessairement heteronomie, et
ceci est une idee qui s'oppose directement au concept moderne de
J'autonomie humaine. Dans Je contexte moderne, une dogmatique
poJitique doit par consequent etre athee. Mais cela ne veut pas dire
qu'il n'y ait pas de reflexion sur Dieu, ou que l'idee de Dieu soit
videe de tout contenu18•
»
la suite d'une reflexion de Peukert, il
A
explique cela comme suit :
Si nous desirons maintenir une soli­
«
darite avec tous les autres dans une communaute communication­
nelle, meme les morts
[ ... ],
alors nous devons en appeler a une
realite qui puisse aller au-dela du ici et du maintenant, ou qui puisse
nous connecter au-dela de notre propre mort a ceux qui, avant nous,
furent aneantis innocemment. Et voila
dition chretienne appelle Dieu
[140]
la realite que Ja tra­
(110). Mais a la difference de
Peukert, Glebe-Möller en reste a une version athee de cette pen­
see, en posant Ja question :
«
»
Mais ne sommes-nous pas alors de
retour au point ou seule Ja foi dans une delivrance divine puisse
nous sauver - Ja ou, avec Peukert, nous devons reintroduire Ja
pensee de Dieu? Je continue a etre convaincu qu'aujourd'hui, nous
sommes incapables de penser cette pensee. Cela veut dire que Ja
culpabilite reste en vigueur. Au lieu, cependant, de nous y resigner,
nous devons transformer Ja conscience de Ja culpabilite en quelque
chose de positif, quelque chose qui nous stimule a lutter contre les
conditions qui ont provoque Ja culpabilite. Ceci peut advenir si
nous maintenons fermement notre solidarite avec ceux qui ont souf­
fert, sont morts et meurent aujourd'hui. Cette solidarite ou com­
munaute contient en elle-meme un pouvoir
«
messianique
»
qui
transforme toute conscience passive de culpabilite en un combat
actif contre Jes conditions de Ja culpabilite - de meme que ce fut
Jesus qui, il y a mille ans, pardonna aux pecheurs et libera les gens
pour continuer ce combat. Mais peut-on etre solidaires? En der­
niere analyse, nous ne pouvons etre rien d'autre, car la solidarite
- la communaute de communication ideale - est presupposee
dans tout ce que nous disons et faisons
»
( 112).
18. J. GLEBE-MÖLLER, A political dogmatic, Philadelphie, 1987, p. 103.
97
DIGRESSION
III
Les theologiens qui, dans ce volume, s'engagent dans une dis­
cussion avec moi, ne voudront sans doute pas se laisser enfermer
dans l'un des trois termes de l'altemative. Ils veulent tout aussi peu
suivre la voie d'une demythologisation radicale que celle, protes­
tante-classique, qui mene dans notre siecle a Karl Barth. Mais ils ne
doivent pas non plus accepter pour eux-memes cette reserve que j'ai
liee a la caracterisation et au nom de
«
catholicisme eclaire
».
Car
maintenir une base d'experience qui reste liee a priori a la langue
d'une tradition particuliere signifie operer une limitation particula­
riste des exigences de verite theologiques, qui pourtant, en tant qu'exi­
gences, depassent tous les contextes purement locaux - et la-dessus,
D. Tracy n'aimerait ceder en rien. C'est pourquoi, de maniere conse­
quente, mes interlocuteurs theologiens choisissent Ie procede indirect
de ·1·argumentation apologetique, et essaient d'acculer, par la voie de
la critique immanente, leur adversaire seculier a des impasses telles
qu'il ne [141] puisse se tirer des apories mises en evidence qu'en
concedant les affirmations defendues d'un point de vue theologique.
H. Peukert poursuit magistralement ce but dans sa grande etude
«
Theorie de la science - theorie de l'action - theologie fonda­
mentale19
Comme D. Tracy et S. Briggs, il commence par cri­
».
tiquer Ja description unilateralement fonctionnaliste que j'ai donnee
de la religion dans la Theorie de l'agir communicationnel. Meme
dans les societes traditionnelles, les grandes religions ne fonction­
nent pas uniquement comme legitimation de Ja souverainete eta­
tique
:
«
Originairement et dans leur essence, elles representent
souvent des mouvements de protestation contre la tendance fonda­
mentale du developpement social, et essaient de fonder d'autres
types de comportement entre hommes et avec la realite dans sa
totalite20.
»
Je ne veux pas contester cela. J'aimerais egalement
admettre que j'ai range quelque peu precipitamment, avec Max
Weber, Je developpement de la religion dans Ia modernite sous Je
signe de Ia
«
privatisation des puissances de foi
»,
et que j'ai sug­
gere trop rapidement une reponse affirmative a la question de savoir
«
si donc, apres que les images du monde religieuses se sont desa­
gregees, on ne pouvait sauver des verites religieuses rien de plus
et rien d'autre que les principes profanes d'une ethique de la res­
ponsabilite universaliste, et cela veut dire : assumes par de bonnes
raisons, par discernement21.
»
Cette question doit rester ouverte,
19. Wissenschaftstheorie-Handlungstheoriejundamentale Theologie, Düsseldorf,
1976, Francfort-sur-lc-Main, 1978.
20. PEUKERT dans AHRENS ( 1989), p. 56s.
2 l. J. HABERMAS, Die neue Unübersichtlichkeit, Francfort-sur-le-Main, 1985, p. 52.
98
TEXTES ET CONTEXTES
tant dans la perspective du sociologue procedant reconstructive­
ment, et qui se garde de denombrer de fa9on purement lineaire des
tendances de developpement, que dans celle du philosophe s'appro­
priant des traditions, et qui, dans une attitude performative, fait
l' experience selon laquelle des intuitions, qui ont ete articulees
depuis longtemps dans la langue religieuse, ne peuvent ni etre reje­
tees ni etre sans autre recouvrees rationnellement - comme je l'ai
.•
montre par l'exemple du concept d'individualite22• Le processus
d'une appropriation critique de contenus essentiels de la tradition
religieuse est encore en cours, son resultat est difficile a prevoir.
Je. le repete volontiers :
«
Tant que Je langage religieux comporte
des contenus semantiques qui nous inspirent ou meme nous sont
indispensables, et qui Uusqu'a nouveJ ordre?) se derobent a la force
expressive d'un langage philosophique, n'etant pas encore traduits
dans des discours argumentes, la philosophie - meme SOUS Sa
forme postmetaphysique - ne pourra ni rernpJacer ni evincer la
religion23.
»
Cela ne signifie pas encore l'acquiescernent a la these de Peukert
selon laquelle la theorie discursive de la morale et de l'ethique
s'ernbrouille a ce point dans des questions-lirnites qu'elle se voit
contrainte a une fondation theologique. Certes, un agir pedago­
gique, OU efficace quant a Ja SOCialisation, qui veut provoquer, SOUS
couvert d'une rnajorite qu'on anticipe, la liberte chez l'autre doit
compter avec le caractere favorable de circonstances et de forces
spontanees qu'il ne peut pas en rnerne ternps contröler. Et par le
fait de s'orienter en fonction d'attentes moraJes inconditionnees, Je
sujet augrnente Je type de vuJnerabilite qui le rend precisernent
dependant du cornporternent rnoraJernent protecteur d'autrui. Le
risque d'un echec, voire l'annihilation de la liberte ne ternoigne
pourtant, precisernent dans les processus qui devraient favoriser et
reaJiser la Jiberte, que de la constitution de notre existence finie -
je veux dire de Ja necessite, cornrne Peirce l'a toujours souligne,
d'une anticipation transcendante, se depassant elle-rnerne, vers une
communaute de communication illimitee, anticipation qui nous est
simultanement octroyee et exigee. Dans l'agir cornmunicationnel,
nous nous orientons en fonction de pretentions a la validite que
nous ne pouvons factuellement elever que dans le contexte de
nos
langues et de nos forrnes de vie, merne si la capacite a les hono­
rer qui implicitement les accornpagne fait
22. J. HABERMAS,
«
signe
au-dela de la pro-
lndividuierung durch Vergesellschaftung
»
(Individuation
par socialisation), dans Naclunetaphy.'iische.'i Denken, Francl'ort-sür-lc-Main, 1988,
p. 187-241, surtout p.
192s. [En franc;:ais
:
La Pensee postmetaphy.'iique, trad.
Rainer Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, p. 187-242].
23. HABERMAS ( 1993), p. 60-6 J.
DIGRESSION
99
vincialite de chaque lieu historique respectif. Nous sommes sou­
mis au mouvement d'une transcendance de l'interieur qui est aussi
peu a notre disposition que l'actualite de Ja parole proferee nous
rend maltres de Ja structure du langage (ou du Logos). La raison
constituee de fac;on anamnetique, que prönent avec raison Metz et
Peukert contre une raison communicationnelle insensible au temps,
amputee a Ja maniere platonicienne, nous confronte a Ja delicate
question du salut des victimes aneanties. Par Ja, nous devenons
conscients des· limites de cette transcendance de l'interieur orien­
tee vers l'au-deJa; mais eile ne peut cependant pas nous assurer du
mouvement contraire d'une transcendance faisant contrepoids, issue
de l 'au-deJa.
(143) Le fait que Ja communaute universelle ne doive pouvoir
devenir efficace retroactivernent, vers Je passe, que dans le medium
faible de notre mernoire, du souvenir des generations vivantes et
des temoins anamnetiques qui nous sont transrnis, contrevient a
notre besoin moral. Mais l'experience bn11ante d'un deficit n'est
pas encore un argument suffisant pour accepter une
lue, salvatrice dans Ja rnort24
».
«
liberte abso­
Le postulat d'un Dieu
«
qui est
projete dans l'agir cornmuntcationnel ternporel, fini, se depassant
lui-meme, sous Ja forme d'une attente pleine d'espoir25
»
repose
sur une experience qui est soit reconnue en tant que teile dans la
langue du discours religieux - soit perd de son evidence. Peukert
lui-meme recourt a une experience accessibLe uniquement dans La
Langue de La tradition chretienne, indissolublement liee au discours
religieux : qu'avec la mort sur la croix, le contexte funeste du mal
est rompu. Sans cette bonte
«
prevenante
»
de Dieu, une solidarite
entre !es hommes, qui se reconnaissent inconditionnellement les
uns les autres, reste sans Ja garantie d'un succes qui depasse l'acte
singulier et !'instant de ]' etincelle qui eveille dans les yeux de
l'autre. Cela est bien vrai : ce qui, d'une fac;on generale, reussit
aux hornmes, ils Je doivent a ces constellations rares ou leurs forces
propres peuvent etre liees a un moment historique favorable. Mais
l'experience selon laquelle nous somrnes renvoyes a ce moment
favorable n'est pas encore une licence pour accepter une promesse
de salut divin.
C'est Ja meme figure de pensee apologetique que prend en
cornpte Charles Davis lorsqu'il aimerait rnontrer que le point de
vue moral sis dans Ja structure de l'agir oriente en fonction de
24. Pour plus de details sur cet argumcnt, voir Th. McCARTHY,
«
Philosophical
Foundations of Political Theology : Kant, Peukert and the Frankfurt School
»,
dans L. S. Rouner (ed.), Civil Religion and Political Theology, Notrc Dame, 1986,
p. 23-40.
25. PEUKERT dans All RENS ( 1989), p. 61.
100
TEXTES ET CONTEXTES
l'intercomprehension et la perspective d'une vie commune en soli­
darite et justice restent sans consistance sans un enracinement dans
l'espoir chretien :
«
Un espoir seculier sans religion ne peut pas
affirmer avec certitude
[...] un accomplissement futur26. »
[144) De nouveau, je ne vois pas pourquoi un superadditum serait
inevitable pour que nous nous efforcions d'agir selon des com­
mandements moraux et des intellections ethiques, des lors que ceux­
ci
exigent
quelque
chose
qui
est
objectivement
possible.
Effectivement, une philosophie qui pense sur le mode postmeta­
physique ne peut pas repondre a la question que rappelte aussi
D. Tracy : pourquoi, de fac;on generale, etre moral? Mais en meme
temps, elle peut montrer pourquoi, pour des individus socialises
communicationnellement, cette question ne se pose pas du tout de
fac;on douee de sens. Nous acquerons nos intuitions morales dans
la maison familiale, non a l'ecole. Et les intellections morales nous
disent que nous n'avons pas de bonnes raisons de nous comporter
differemment : pour cela, il n'y a pas besoin d'une surenchere de
la morale par elle-meme. Nous nous comportons souvent certes dif­
feremment, mais avec mauvaise conscience. L'un de ces termes
prouve la faibJesse de Ja force motivante des bonnes raisons; l'autre,
que Ja motivation rationneJle par des raisons n'est pas non plus rien
- !es convictions morales ne se laissent pas pietiner sans resis­
tance.
Tout cela ne concerne pas encore ce combat contre les condi­
tions qui, toujours, nous font defaillir. Glebe-Möller, Davis, Peukert
et d'autres n'ont pas seulement a l'esprit l'observation de devoirs
concrets, mais un engagement continu pour l'aboJition de situations
injustes, pour la promotion de formes de vie qui rendraient impu­
table un agir solidaire non seulement de fac;on probable, mais
Serieuse. Qui OU quoi nous donne Je Courage pour un tel engage­
ment total qui, a travers les conditions de privation et d'humilia­
tion, s'exprime deja par le fait que les maJheureux et demunis se
relevent chaque matin a nouveau pour continuer? La question du
sens de la vie n'est pas depourvue de sens. Cependant, le fait que
des arguments avant-derniers inspirent rien moins que de la
confiance ne suffit pas a fonder un espoir qui ne peut s'alimenter
qu'a une langue reJigieuse. Les pensees et attentes orientees en
fonction du bien collectif n'ont, apres Ja metaphysique, qu'un sta­
tut instabJe. Une theorie de Ja societe postmarxiste, plus modeste,
a pris Ja pJace de la poJitique aristotelicienne et de Ja philosophie
de l'histoire hegeJienne, theorie de Ja societe qui essaie d'epuiser
le potentiel d'argumentation propre aux sciences de l'homme, afin
de contribuer aux enonces concernant la genese, la constitution et
26. Ch. DAVIS,
Hoffnung
»,
«
Kommunikative Rationalität und die Grundlegung christlicher
dans AHRENS ( 1989), p. 1 1 1.
DIGRESSION
101
Je developpement ambivalent de la modemite. Ces diagnostics res­
tent, meme si leur fondation
[145]
n'est qu'a moitie convaincante,
sujets a controverse. Ils rendent avant tout des services critiques;
ils peuvent detruire les prejuges reciproques des theories affirma­
tive� du progres et des theories negativistes de la decadence, des
ideologies de bric et de broc et des totalisations hätives. Mais dans
la traversee des univers de discours de Ja science et de Ja philoso­
phie, on ne pourra meme pas remplir l'espoir peircien d'une theo­
rie faillible du developpement de l'etant dans sa totalite, y compris
du souverain bien. Kant deja avait repondu a la question :
pouvons-nous esperer?
»
«
Que
par un postulat de la raison pratique, et
non par une certitude pre-moderne qui pourrait nous inspirer
confiance.
Je pense avoir montre que nous ne pouvons pas eviter de pre­
supposer, dans l'agir communicationnel, l'idee d'une intersubjecti­
vite
intacte;
celle-ci
peut
a
son
tour
etre
conc;ue
comme
caracterisation formelle de conditions necessaires de figures non
anticipables d'une vie non endommagee. Pour ces totalites memes,
il n'y a pas de theorie. Certes, Ja praxis requiert un encouragement,
eile est inspiree par des anticipations intuitives sur le tout. J'ai deja,
a l'occasion, formule une intuition qui s'impose a moi. Si les pro­
gres historiques consistent a attenuer, a faire disparai'tre ou a empe­
cher Ies souffrances d'une creature vulnerable; et si l'experience
historique nous apprend que Je malheur suit immediatement les pro­
gres finalement atteints, on est tente de croire que Ja balance de ce
qui est supportable ne peut etre maintenue que si nous deployons
toutes nos forces en vue de progres possibles27• Peut-etre sont-ce
de telles suppositions qui, certes, ne peuvent pas donner d'assu­
rance a une praxis ramenee a ses certitudes, mais qui, tout de meme,
Iaissent un espoir.
C'est une chose que de refuser des figures de pensee apologe­
tiques; c'en est une autre que d'apprendre quelque chose des objec­
tions meritant reflexion venues de collegues theologiens. Je laisse
de cöte les reserves qu'emet D. Tracy a l'egard d'approches theo­
riques evolutionnistes, et me concentre sur sa these d'apres laquelle
c'est la discussion, et non l'argumentation, qui constitue l'approche
Ja plus englobante pour l'etude de Ja raison communicationnelle.
[ 146)
Le discours argumentatif est certes Ja forme Ja plus spe­
ciale de Ja communication. Les pretentions a Ja validite, qui sinon
restent implicites, parce qu'elevees de fac;on performative, y sont
specifiquement thematisees; c'est pourquoi il a un caractere reflexif
qui requiert des presuppositions de communication plus exigeantes.
Les presuppositions de l'agir oriente en fonction de l'intercompre27. J. HABERMAS, Eine Art Schadensabwicklung, Francfort-sur-le-Main, 1987,
p. 146.
102
TEXTES ET CONTEXTES
hension sont plus aisement saisissables dans les argumentations.
Cet avantage quant a la Strategie de recherche n'equivaut pas a un
privilege ontologique, comme si l'argumentation etait plus impor­
tante ou meme plus fondamentale que la discussion ou meme Ja
pratique communicationnelle quotidienne fa�onnee dans le monde
de Ja vie, praxis qui forme l'horizon Je plus englobant. Dans ce
sens, meme l'anaJyse des actes de Jangage ne jouit que d'un avan­
tage heuristique. Elle represente la clef d'une analyse pragmatique
qui doit, comme Tracy l'exige a juste titre, s'etendre a J'ensemble
du spectre du monde des formes symboliques
-
a des symboJes
et a des images, a des indices et a des gestes expressifs, a des reJa­
tions de similitude, clone a tOUS les signes qui Se trouvent SOUS le
niveau du discours propositionnellement differencie, et qui peuvent
incarner des contenus semantiques meme s'ils n'ont pas d'auteur
qui leur confäre signification. La semiotique de Ch. S. Peirce a
ouvert cette archeologie du signe; la richesse de cette theorie n'est
encore de loin pas epuisee, pas non plus pour une esthetique qui
manifeste Ja fonction d'ouverture du monde au gre de sa materia­
lite sans langage28.
En me rattachant a des travaux de A. Wellmer29 et M. Seel30,
j'ai entre-temps corrige les reductions propres a l'esthetique expres­
siviste que suggere, a tout le moins, la Theorie de l'agir commu­
nicationnel, et que Tracy critique de fa�on repetee. Bien qu'une
force ouvrant le monde de fa�on innovative revienne aux deux, au
discours prophetique comme a l'art devenu autonome, [147] j'hesi­
terais a rassembJer en un les symboles religieux et esthetiques. Je
suis sur que D. Tracy aimerait suggerer tout autre chose qu'une
conception esthctique du religieux. L'experience esthetique est deve­
nue partie integrante du monde moderne par le fait qu'elle s'est
autonomisee en une sphere de vaJeur culturelle. Une teile diffe­
renciation, visant a etre, comme Je voit N. Luhmann, un sous-sys­
teme sociaJ speciaJise dans Ja maitrise de la contingence, ne
stabiJiserait Ja reJigion qu'au prix d'une neutralisation complete de
ses contenus d'experience.
A
l'encontre de cela, Ja theologie poli­
tique Jutte pour un röJe public de Ja religion, egalement et preci­
sement dans les societes modernes; le symbolisme religieux ne doit
28. Ch. S. PEIRCE, Chronological Edition, vol. 3, 104.
29. A. WELLMER,
des Modernität
»,
«
Wahrheit, Schein, Versöhnung. Adornos ästhetische Rettung
dans Zur Dialektik von Modeme und Postmoderne, Francfort­
sur-le-Main, 1985, p. 9-47; [En fran�ais : Albrecht WELLMER,
«
VCrite-apparence­
reconciliation. Adorno et le sauvetage esthetique de la modernite », dans Rainer
Rochlitz (ed.), Theories esthetiques apres Adorno, Ed. Actes Sud, 1990, p. 249-
293. M. SEEL, Die Kunst der Entzweiung, Francfort-sur-le-Main, 1986.
30. J. HABERMAS, « Questions and Counterquestions », dans R. J. BERNSTEIN,
Habermas and Modernity, Londres, 1985, p. I 92s. (ici p. 202s.) ; en outre,
J. HABERMAS, Le Discours philosophique de La modernite, p. 000.
DIGRESSION
103
pas alors s'assimiJer au symboJisme esthetique, donc aux formes
d'expression d'une culture d'experts, mais doit affirmer une atti­
tude holiste au sein du monde de Ja vie.
Au demeurant, je prends tres au serieux J'admonestation de Peukert
de prendre en consideration Ja dimension temporelle de l'agir oriente
vers l'intercomprehension. Des anaJyses phenomenoJogiques du style
de Etre et temps ne se Jaissent assurement pas simpJement transplanter
dans une theorie de Ja communication. Peut-etre la semiotique de
Peirce offre-t-elle une meilleure approche, jusqu'ici encore non expJoi­
tee. Apel et moi nous sommes d'abord appropries l'intuition fonda­
mentale de sa theorie de la verite, selon laquelle une force
transcendante est inherente aux pretentions a la validite, assurant a
chaque acte de parole une relation au futur :
«
Ainsi, la pensee n'est
rationnelle que dans la mesure ou eile s'adresse a une pensee future
possible. Ou en d'autres termes, la rationalite de la pensee reside dans
sa reference a un futur possible.
»
Mais Je jeune Peirce avait deja
donne une indication interessante quant au fait que le processus semio­
tique produirait de Ja continuite. Dans des contextes de la theorie de
la connaissance, il attribue en effet au symbole singulier Ja force de
pouvoir produire cette continuite dans Je flux de nos experiences
vecues que Kant voulait voir assuree par Je
«
Je pense
»
de l'aper­
ception transcendantale qui les accompagne. Parce que l'experience
vecue singuliere adopte elle-meme la structure a trois termes d'un
signe qui se rapporte en meme temps a un objet passe et a un inter­
pretant futur, eile peut, au-dela de la distance temporelle, entrer en
relation semantique avec d'autres experiences vecues, et produire ainsi
un contexte temporel dans Ja suite d'une multiplicite qui, sinon, [148]
se desagregerait a Ja maniere d'un kaleidoscope31• C'est de cette
maniere que Peirce explique Jes rapports temporeJs qui ne sont tout
d'abord produits que par Ja structure des signes en general. Le medium
de la langue pourrait emprunter a cette structure semiotique sa dyna­
mique de temporalisation deployee dans des contextes de tradition.
Pour conclure, je traite d'objections qui ne sont pas motivees par
des reflexions specifiquement theologiques.
IV
(1) Sheila Briggs opere au sein du paradigme de Ja philosophie
de Ja praxis des distinctions que je trouve plausibles. Cependant,
je ne vois pas encore tout a fait cömment on peut, avec ses pre-
31. Ch. S. PEIRCE, Chronologica/ Edition, vol. 3, p. 68-71.
104
TEXTES ET CONTEXTES
misses, abautir a ce type d'ethique du dialague qui aimerait fon­
der la capacite universelle a la respansabilite et l'integrite de l'iden­
tite particuliere de taut un chacun, sans prendre en cansideratian
les paints de vue universalistes de l'egalite et de la justice. Meme
Seyla Benhabib, sur les travaux de laquelle S. Briggs s'appuie paur
ses theses föministes, reste fidele aux intentions universalistes de
Kant et de Hegel. S. Benhabib developpe sa conceptian en cam­
ptet accard avec moi :
«
Puisqu'il est d'accord avec le fait que les
litiges normatifs peuvent etre rationnellement regles, et que l'equite,
Ja reciprocite et taute procedure d'universalisatian sont ses cansti­
tuants, c'est-a-dire des conditions necessaires du point de vue maral,
l'universalisme interactif considere la difference camme un paint
de c;lepart de Ja reflexion et de l'action. En ce sens, I'« universa­
lite
»
est un ideal regulatif qui ne nie pas notre identite incarnee
et enchassee, mais vise a developper des attitudes morales et a
encourager des transformations politiques qui puissent produire une
perspective acceptable paur tous. L'universalite n'est pas le consen­
sus ideal de sujets definis fictivement, mais, dans le domaine poli­
tique et maral, le processus concret de la lutte de sujets concrets,
enchasses, tendant vers l'autonomie32.
»
Benhabib met toutefois en
question la reductian de l'argumentation morale a des problemes
de justice, parce qu'elle croit que la distinction logique entre les
questions de justice et les questians concernant la vie banne
[ 149]
repose sur la distinction socialogique entre espace public et sphere
privee, au du moins lui carrespond. Une morale raccourcie de fac;on
legaliste devrait se ramener, pense-t-elle, aux questions de justice
palitique. Tautes les relations privees, ainsi que tout ce qui concerne
Ja sphere privee qu'une societe patriarcale abandanne de prefärence
aux femmes, tomberaient alars par definition en dehors du damaine
de competence de la morale. Cette hypothese n'est toutefois pas
correcte. Car la distinction logique entre les probJemes de justice
et ceux cancernant une vie banne est independante de Ja distinc­
tian sacialogique entre les spheres d'existence. Nous faisons de la
raison pratique un usage moral lorsque nous demandons ce qui est
egalement bon pour chacun; un usage ethique lorsque nous deman­
dons ce qui est respectivement bon pour mai ou pour nous. L es
questions de justice permettent, du point de vue maral de ce que
tous pourraient vouloir, des reponses en principe universellement
valides; en revanche, les questions ethiques ne peuvent etre clari­
fiees rationnellement que dans Je contexte d'une histoire de vie par­
ticuliere ou d'une forme de vie particuliere. Ces questions sont en
effet taillees, de fac;on perspectiviste, a Ja mesure d'un individu ou
d'une communaute particuliere qui aimeraient savoir ce qu'ils sont
32. S. BENHABIB, « Thc Gcneralized and the Concrete Othcr
International, vol. 5, janvicr 1986, p. 406.
»,
Praxis
DIGRESSION
105
ou aimeraient etre. De tels processus de comprehension de soi se
distinguent des argumentations quant au type de leur questionne­
ment, mais non quant au lieu specifiquement sexue de leur theme.
Cela ne signifie evidemment pas que dans les questions morales,
nous devrions faire abstraction de l'autre concret. Briggs et
Benhabib distinguent deux perspe�tives, selon que nous conside­
rons a chaque fois )es concemes dans leur ensemble ou l'individu
singulier dans sa situation. Dans les argumentations morales, les
deux perspectives doivent entrer en jeu. Mais elles doivent se croi­
ser. Dans les
discours de fondation, la raison pratique se manifeste
par un principe d'universalisation, tandis que les cas singuliers ne
sont pris en consideration qu'en tant qu'exemples illustratifs. Des
normes fondees ne peuvent evidemment aspirer a la validite que
prima facie; savoir quelle norme vaut, dans le cas particulier,
comme norme adequate, et donc laquelle doit etre preferee a
d'autres, valables egalement
prima facie, ne peut pas etre decide
de la meme maniere. Cette application de normes requiert plutöt
un discours d'un autre type. De tels
discours d'application [150]
suivent une autre logique que les discours de fondation. II s'agit
ici en effet de l'autre concret dans Je contexte des circonstances a
chaque fois donnees, des relations sociales particulieres, de l'iden­
tite singuliere et de l'histoire de vie. Ce n'est qu'a la lumiere de
la description la plus complete possible de toutes les caracteris­
tiques pertinentes qu'on peut juger quelle norme est a chaque fois
la norme
adequate33. S'il faut d'une fa<;on generale reprocher
quelque chose a L. Kohlberg, contre lequel S. Benhabib fait valoir
des reflexions de C. Gilligan, ce n'est pas son explicitation, fon­
dee sur G. H. Mead, du point de vue moral a partir de Ja proce­
dure de l'adoption ideale de röle, mais Je fait d'avoir neglige Je
probleme de l'application.
(2) Je ne peux reagir ici que par quelques remarques a Ja critique
riche en idees, mais exposee de fa<;on plutöt allusive, de R. Wuthnow.
Un grand travail hermeneutique preparatoire serait necessaire des
deux cötes. Toute l'entreprise d'une theorie critique de Ja societe
recouvrant en quelque sorte reflexivement tout son contexte d'emer­
gence et reposant sur Je potentiel rationnel sis dans le medium lan­
gagier de Ja socialisation elle-meme lui paralt suspecte34. II ne separe
pas les differents niveaux anaJytiques et ne tient pas compte de la
difference methodique entre Ja theorie du langage, de l'argumenta­
tion et de l'action menee d'un point de vue formel-pragmatique
d'une part, et de Ja theorie sociologique de l'action et du systeme
33. K. GüNTHER, Der Sinn für Angemessenheit. Anwendungsdiskurse in Moral
und Recht, Francfort-sur-le-Main, 1988.
34. [Yoir mon introduction i\ J. HABERMAS, Theorie et pratique, Paris, Payot.]
106
TEXTES ET CONTEXTES
de l'autre; il ne distingue ni entre un emploi formel-pragmatique
du concept de monde de Ja vie, et un emploi sociologique, ni entre
une theorie discursive de Ja verite, de Ja morale, du droit, procedant
de fac;on normative d'un cöte, et les tentatives de reconstruction a
teneur empirique visant la description de l'autre. Cette construction
theorique n'est certes pas sans problemes, mais sans une connais­
sance plus intime du plan de construction, on peut difficilement dis­
cuter de reserves extraites ad hoc.
Par exemple, il n'est pas vrai que j'oppose a un passe devalo­
rise un futur rayonnant. Le concept proceduraliste de rationalite que
je propose ne peut absolument pas assumer des projets utopiques
pour des formes de vie dans leur totalite. [ 151] La theorie de la
societe dans le cadre de laquelle se meuvent mes analyses peut au
meilleur des cas conduire a des descriptions diagnostiques qui per­
mettent de manifester plus clairement l'ambivalence de tendances
de developpement opposees. II ne peut absolument pas etre ques­
tion d'une idealisation de J'avenir; dans L'Espace public, je me
suis plutöt rendu coupable d'une idealisation du passe.
II est vrai que je defends une theorie de la signification prag­
matique d'apres laquelle un auditeur comprend un enonce lorsqu'il
connalt les conditions sous lesquelles celui-ci pourrait etre accepte
comme valide. La pensee de fond est simple : on ne comprend une
expression que lorsque J'on sait comment on pourrait l'employer
afin de se comprendre avec quelqu'un a propos de quelque chose
dans le monde. Cette relation interne entre l'intercomprehension et
la rationalite resulte de l'attitude, methodiquement adoptee, d' un
participant virtuel. Mais de Ja, il n'y a pas de chemin direct qui
mene a un rationalisme socioscientifique, qui serait muet face
«
a
Ja liberte personnelle, aux violations deliberees de normes etablies,
au pluralisme, aux modes d'expressions non reducteurs35
».
Dans
la rationalite communicationnelle inherente au medium langagier,
Wuthnow n'arrive a reconnaltre qu'une extension de Ja rationalite
instrumentale. Il se fonde pour cela sur les analyses, presentees au
debut du premier volume de la Theorie de l'agir communication­
nel, de l'emploi du savoir propositionnel dans les affirmations d'un
cöte, dans les actions orientees en fonction d'une fin de l'autre. II
ne tient pas compte du fait que ces deux cas-modeles ne forment
que le point de depart d'une analyse elargie pas a pas. D'ailleurs,
je ne considere les informations et l'agir regule par les normes (de
meme que l'autopresentation expressive) que comme des cas limites
de l'agir communicationnel; l'opposition entre usage innovatif et
usage idiosyncratique du Jangage ne sert qu'a l'explicitation de
l'usage des expressions evaluatives.
35. R. Wun1Now,
«
Rationality and the Limits of Rational Theory »,ms, p. 16.
107
DIGRESSION
Toutes ces choses doivent tout d'abord etre mises en pJace avant
que !'interessante remarque de Wuthnow sur Ja resacraJisation du
monde de Ja vie puisse etre discutee. Tel est bien le veritable point
de Jitige : savoir si Ja liberation de Ja pratique quotidienne de l'aJie­
nation et de Ja coJonisation doit pJutöt etre decrite comme ratio­
nalisation du monde de Ja vie, au sens ou je l'entends,
au sens d?Odo Marquard, comme
«
re-enchantement36
(3) Le travail de Fred Dallmayr sur
ciliation
»
«
[ 152] ou,
».
Theorie critique et recon­
me cause queJques difficuJtes. Dallmayr poursuit avec
une grande comprehension d'importants motifs reJigieux d'arriere­
pJan dans la Dialectique de La raison de Horkheimer et Adorno,
ainsi que dans Ja phiJosophie tardive d'Adorno. II analyse les apo­
ries dans lesquelles s'embarrasse Ja Theorie critique de la meme
maniere que moi. Sur cet arriere-plan, il sournet ensuite la Theorie
de l'agir communicationnel a une critique etonnarnrnent partiale.
Etonnarnrnent, car Dallrnayr a une connaissance approfondie de
rnes ecrits. II cornrnente depuis des dizaines d'annees rnes pubJi­
cations, et ce nullernent de fa<;on non critique, rnais avec une grande
sensibilite et une connaissance englobante du contexte de discus­
sion allernand37.
Dallrnayr a pose les jalons de la presente confrontation dans son
article interessant
«
Is CriticaJ Theory a Hurnanisrn?
»
rie critique est-el le un hurnanisrne ?). La, I' expression
nisrne
»
(La theo­
«
hurna­
est, cornrne chez Heidegger, utiJisee dans un sens pejoratif
et ne signifie rien rnoins qu'anthropocentrisrne. Dallrnayr veut dire
que finaJement, je ne fais qu'echanger le sujet transcendantal contre
une intersubjectivite quasi transcendantaJe. Le tournant Jinguistique
de Ja Theorie critique ne ferait que masquer Je fait que Ja subjec­
tivite serait reintegree au-deJa de Ja langue dans ses droits carte­
siens :
«
La perspective de Habermas
decrite cornrne un
«
hurnanisrne
»
[ ...] peut Iegitirnement etre
- si ce terrne designe une orien­
tation plus ou moins centree sur l'hornrne ou Je sujet. Les distinc­
tions entre ernpirisme et hermeneutique, systerne et monde de la
vie, ainsi qu'entre enonces propositionneJs et enonces reflexifs peu­
vent etre, sans violence indue, rarnenees a Ja distinction cartesienne
et kantienne entre sujet et objet (et donc au cadre fondarnental de
la rnetaphysique)38.
»
Cette pointe critique doit naturellernent sur­
prendre un auteur qui, selon la cornprehension qu'il a de lui-rnerne,
a opere Je tournant pragrnatico-Jinguistique pour critiquer toute
forme de philosophie du sujet - evidernrnent avec suffisarnrnent
36. Odo MARQUARD, Abschied vom Prinzipiellen, Stuttgart, 1981.
37. F. DALLMAYR, Beyond Dogma and Dispair, Notre Dame, 1981, p. 220s., et
246s. ; Twilight of Subjectivity, Amherst, 1981, p. l 79s., et 279s.
38. F. DALLMAYR, Polis and Praxis, Cambridge (Mass.), 1984, p. 158.
108
TEXTES ET CONTEXTES
de prudence pour que du Charybde de la philosophie du sujet,
[ 153]
on ne tombe pas dans le Scylla d'une histoire de l'etre delimitee
selon une metaphysique negative. C'est precisement cette pointe
antiheideggerienne du changement de paradigme qui peut pousser
Dallmayr a nier celui-ci meme.
Cela est particulierement difficile en regard d'un livre comme le
Discours philosophique de la modernite,
ou je developpe le nouveau
paradigme de l'intercomprehension a partir de son texte philosophico­
historique, et ce dans l'intention de montrer comment l'on peut se
soustraire aux embuches de la philosophie du sujet sans par ta
s'emmeter dans les apories d'un.e critique de la raison autoreferente
et totalisante - ·ni dans la version deconstructiviste des heidegge­
riens tardifs, ni dans la version contextualiste des wittgensteiniens
tardifs39. Comme la substance argumentative de la troisieme partie,
critique, de la contribution de Dallmayr ne suffit pas pour une contro­
verse de fond, je me limite a quelques remarques cursives :
(a) Dallmayr fonde son affirmation d'une
«
continuite
»
entre le
paradigme de l'intercomprehension et celui de la relation sujet-objet
sur la remarque que les actes de langage manifestent la meme struc­
ture telfologique que les activites orientees en fonction d'une fin.
Mais, comme je l'ai montre ailleurs40, le jeu de langage telfolo­
gique a un autre sens dans la theorie du langage que dans la theo­
rie de l'action; les memes concepts fondamentaux sont a chaque
fois interpretes dans un sens different - et donc interpretes diffe­
remment dans un sens pertinent pour notre question.
A
la diffe­
rence des actions teleologiques, les actes de langage sont orientes
Vers des buts illocutionnaires qui n'ont pas le Statut d'un but a rea­
liser
dans le monde, [ 154]
qui ne peuvent pas non plus etre reali­
ses sans la cooperation et l'assentiment
non contraints
d'un
destinataire, et qui enfin ne peuvent etre expliques qu'en ayant
recours au concept d'intercomprehension
inherent
au medium lan­
gagier. En outre, a la difference des actions teleologiques, les actes
de langage, en raison de leur double structure illocutionnaire-pro­
positionnelle, s'interpretent eux-memes : en accomplissant des actes
de langage, on dit en meme temps .ce que l'on fait.
39. Voir DALLMAYR,
(and Habermas)
»,
«
The Discourse ofModernity: Hegel, Nietzsche, Heidegger
Praxis International, vol. 8, janvier 1989, p. 377-406 ; voir
aussi Je compte rendu de Ja Theorie de l'agir communicationnel dans F. DALLMAYR,
Polis and Praxis (1984), Appendice, p. 224-253. Egalement pJein de prejugcs :
F. DALLMAYR, « Habermas and Rationality », Political Theory, vol. 16, novembre
1988, p. 553-579. Dans sa replique, R. J. Bernstein remarque concernant Dallmayr :
«
Consi<lcrant sa sensibilite hcrmeneutiquc, sa recente discussion de Habermas fait
l'effet d'un choc. Car bien qu'il fasse un !arge usage de citations pour crcer
l'impression que c'est l"'auteur" lui-mcme qui parle, Je resultat est unc distorsion
des vues de Habermas » (ibid., p. 580).
40. J. HABERMAS, La Pensee postmetaphysique, p. 64s .
DIGRESSION
109
(b) Dallmayr pense en outre que Ja theorie des actes de Jangage
privilegie Je röle du Jocuteur, et ne prend pas en consideration les
operations de l'auditeur. C'est Je contraire qui est vrai, dans une
analyse qui (contre Searle) maintient que tout acte de Jangage reste
incomplet sans Ja prise de position par oui/non d'un auditeur poten­
tiel. Celui-ci doit adopter l'attitude d'une deuxieme personne, aban­
donner Ja perspective de J'observateur au profit de Ja perspective
du participant, et s'engager dans un monde de Ja vie intersubjecti­
vement partage par une communaute linguistique, s'il veut tirer
avantage de la reflexivite particuliere de la langue naturelle. Cette
conception de part en part hermeneutique de la langue s'oppose au
theoricisme d'un modele de comprehen·sion causaliste de la Jangue
partage par Quine, Davidson et d'autres.
(c) Dallmayr souligne ensuite la complementarite du parler et du
taire :
«
Le langage fait echo a son propre silence.
quant a I' (( insondabilite
»
»
Cette remarque
ontologique de Ja langue requiert evi­
demment, au-dela des allusions linguistico-mystiques du vieux
Heidegger, une explication. Si Dallmayr ne veut pas d'emblee sous­
traire les phenomenes du silence a une analyse linguistique, il peut
utiliser ma theorie de la communication : le silence non auratique
tire de chaque contexte respectif une signification plus ou moins
evidente. D'ailleurs, naturellement, tout acte de langage est situe,
et chaque situation de parole est enchässee dans un contexte du
monde de la vie intersubjectivement partage qui couronne en silence
ce qui est dit d'une presence muette41•
(d) Ensuite, Dallmayr m'attribue une conception instrumentaliste
de la langue. Cet empirisme linguistique a deja ete depasse par
Hamann et Humboldt. Moi-meme, [155) je ne relie pas la theorie
de la communication a Locke, mais a J'hermeneutique et au prag­
matisme americain. Evidemment, l'acte de Ja denomination, qui a
joue un röle paradigmatique (et, en regard des speculations chre­
tiennes sur le Logos, riche en associations) depuis Ja philosophie du
langage romantique jusqu'a Benjamin, se revele etre un modele
quelque peu unilateral pour l'explication des puissances d'innova­
tion linguistique. Dans une interpretation stricte, cela conduit a une
conception semantico-reförentielle de la langue d'apres laquelle les
expressions doivent representer des etats de choses de la meme
maniere qu'un nom designe un objet - ce qui est faux. Tout aussi
fausse est l'interpretation speculative du modele de la denomination
qui hypostasie l'operation constitutive de la Jangue, celle donc qui
revele le monde, et neglige en outre l'importance de la validite des
pratiques rendues linguistiquement possibles dans le monde (celle
de la confrontation entre ceux qui se rencontrent dans le monde).
41. Voir mon analyse du monde de la vie dans J. HABERNAS (1993), p. 88104.
110
TEXTES ET CONTEXTES
(e) Dallmayr m'accuse enfin de restaurer le rationalisme - en
Allemagne, on disait jusqu'en 1945 le rationaJisme
«
pJat
»
- de
l'Aufklärung. Le plat et le profond ont Jeur perfidie propre. J'ai
toujours essaye de naviguer entre Je Charybde d'un empirisme nive­
lant et sans transcendance, et Je Scylla d'un idealisme portant la
transcendance aux nues. J'ai, je l'espere, beaucoup appris de Kant,
mais si je ne suis pas devenu un kantien dallmayrien, c'est deja
parce que la theorie de J'agir communicationnel integre dans Ja pra­
tique de l'agir communicationnel quotidien Jui-meme Ja tension
transcendantaJe entre J'Intelligible et Je monde des phenomenes,
sans pour autant, par Ja, l'annihiler. Le logos de Ja Jangue institue
J'intersubjectivite du monde de Ja vie dans Jequel nous nous trou­
vons deja en intercomprehension preaJable, afin que nous puissions
nous rencontrer Jes uns les autres, en tant que sujets, les yeux dans
Jes yeux, et clone en tant que sujets qui se presupposent la res­
ponsabiJite, c'est-a-dire la capacite d'orienter Jeur action en fonc­
tion de pretentions a la validite transcendantes. En meme temps, le
monde de la vie se reproduit a travers Je medium de chacune des
adions communicationneJles clont nous avons a repondre, sans pour
autant qu'il soit a notre disposition. En tant qu'acteurs agissant
communicationnellement, nous sommes exposes a une transcen­
dance enchässee dans Jes conditions de reproduction langagieres,
sans que nous lui soyons livres. Cette conception s'accorde mal
avec l'illusion productiviste d'une [156] espece se produisant elle­
meme, et se substituant a un absoJu denie. L'intersubjectivite lan­
gagiere depasse Jes sujets sans Jes assujettir. Elle n'est pas une
subjectivite de rang superieur, et peut pour cette raison meme se
passer du concept d'un absolu, sans renoncer a une transcendance
de l'interieur. Nous pouvons renoncer tant a cet heritage du chris­
tianisme hellenise qu'a ces constructions d'ascendance hegeJienne
de droite auxquelles Dallmayr, aujourd'hui comme naguere, semble
se remettre.
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