DIGRESSION : TRANSCENDANCE DE L'INTERIEUR, TRANSCENDANCE DANS L'ICI-BAS [127] Une remarque personnelle peut faciliter J'entree en matiere dans une discussion difficile1• J'ai toujours repondu aux objections venues de mes collegues philosophes et sociologues2; aujourd'hui aussi, j'affronte avec plaisir la critique de Fred R. Dallmayr et Robert Wuthnow. Jusqu'a present, je me suis soustrait a Ja confron­ tation avec !es theoJogiens : je prefererais d'ailleurs continuer a me taire. En tant que mutisme embarrasse, ce serait meme justifie; je ne suis en effet pas vraiment famiJiarise avec Ja discussion theo­ logique, et ne me meus que peu volontiers en un terrain insuffi­ samment reconnu. D'un autre cöte, les theoJogiens, tant en Republique föderale qu'aux Etats-Unis, m'ont integre, depuis des dizaines d'annees, dans Jeurs discussions. D'une fa<;on generale, iJs se sont reföres a la tradition de Ja Theorie critique3, et ont aussi reagi a mes propos4. Dans cette Situation, se taire donnerait une fausse information. Celui qui est interpelle et se tait s'enveJoppe d'une aura de signification indeterminee et impose Je silence. Heidegger n'est qu'un exempJe parmi beaucoup d'autres. En rai­ son de ce caractere autoritaire, Sartre a qualifie a juste titre le siJence de « reactionnaire ». 1. Reponse a des contributions d'un congres organise en 1988 par la faculte de theologie de l'univcrsite de Chicago. 2. Voir ma postface a Connaissance et interet, Paris, Gallimard, 1976, ainsi que mes repliques dans I. B. Thompson, D. Held (ed.), Habermas - Critical Debates, Londres, 1982 ; R. 1. Bernstein (ed.), Habermas and Modernity, Cambridge, 1985 ; A. Honneth, H. Joas (ed.), Kommunikatives Handeln, Francfort-sur-le-Main, 1986. 3. H. G. GEYER, H. N. JANOWSKI, A. SCHMIDT, Theologie und Soziologie, Stuttgart, 1970; R. J. SIEBERT, The Critical Theory of Religion. The Frankfurt School, Berlin, New York, Amsterdam, 1985. 4. Voir l'impressionnant compte rendu de E. AHRENS dans E. Ahrens (ed.), Habermas und die Theologie, Düsseldorf, 1989, p. 9-38. 86 TEXTES ET CONTEXTES J'aimerais tout d'abord m'assurer de quelques prem1sses sous lesquelles theologiens et philosophes discutent aujourd'hui, dans la mesure ou ils partagent une appreciation autocritique de Ja moder­ nite (1). [128] Ensuite, je vais essayer de comprendre Je statut, et Ja pretention a la verite, des discours theologiques (II). Pour conclure, je traiterai des objections essentielles venues du cöte theo­ logique (III) et prendrai finalement position sur la critique des non­ theoJogiens (IV). 1 A une certaine distance, il est plus facile de parler les uns des autres que les uns avec les autres. Pour le sociologue, il est plus facile d'expliquer Ies traditions religieuses et leur röle dans Ja pers­ pective de l'observateur que de s'en approcher dans une attitude performative. L'adoption de l'attitude performative d'un participant virtuel au discours religieux ne conserve pour lui, pour autant qu'il ne s'ecarte pas de son röle professionnel, que Je sens methodique d'une etape hermeneutique intermediaire. C'est une Situation lege­ rement differente qui se presente au philosophe, a tout le moins a celui qui a grandi dans les universites allemandes avec Fichte, Schelling et Hegel, de meme qu'avec l'heritage marxiste de ce der­ nier. Car vue de cette perspective, une attitude purement objecti­ vante a l'egard des traditions juives et chretiennes, en particulier a l'egard de la mystique juive et protestante, speculativement si feconde, des debuts de la modernite, transmise par Je pietisme souabe d'un Bengel ou d'un Oetinger, est chose exclue d'emblee. De meme que par Je concept d' Absolu, I'idealisme allemand vou­ lait recouvrer le Dieu de Ja creation ou de l'amour misericordieux, de meme voulait-il recouvrer theoriquement, par une reconstruc­ tion logique du processus mondial dans sa totalite, les traces de l'histoire du salut. Meme Kant ne peut se comprendre si l'on n'y conr;oit pas les contenus pratiques essentiels de Ja tradition chre­ tienne comme pouvant survivre devant Je forum de la raison. Mais sur l'ambivalence de ces tentatives de transformations, les contem­ porains etaient eux-memes tout a fait au clair. Par son concept de « depassement » (Aufhebung), Hegel a integre cette ambivalence dans la methode dialectique elle-meme. L e depassement du monde de representation religieux dans Je concept philosophique ne pou­ vait en sauver les contenus essentiels qu'en leur retirant Ja sub­ stance de Ja piete. Certes, Je noyau atheiste restait reserve aux phi]osophes, SOUS ]'ecorce d'une intuition esoterique. [129] C'est pourquoi Je vieux Hegel n'a accorde a Ja raison philosophique DIGRESSION 87 qu'une force de reconciliation partielle; il avait abandonne l'espoir en l'universel concret de cette religion publique qui - d'apres Je « plus ancien programme systematique » - devait rendre Je peuple raisonnable et les philosophes sensibles. Le peuple est abandonne par ses pretres qui Je sont devenus par Ja voie philosophique5. L'atheisme methodique de Ja philosophie Mgelienne, et d'une fa<;on generale toute appropriation philosophique de contenus reli­ gieux essentiels (qui ne dit encore rien sur Ja comprehension per­ sonnelle qu'ont d'eux-memes les auteurs philosophiques) n'est devenu un scandale public qu'apres Ja mort de Hegel, lorsque s'engagea le « processus de decomposition de l'esprit absolu » (Marx). Les hegeliens de droite, qui jusqu'a aujourd'hui ne reagis­ sent a ce scandale que par la defensive, nous doivent toujours une reponse convaincante; SOUS les premisses d'une pensee postmeta­ physique, il ne suffit en effet pas de se retrancher derriere le concept d'un absolu qui ne se laisse pas separer de concepts de la « Logique » hegelienne, mais qui ne peut plus non plus se dffendre sans une reconstruction aujourd'hui eclairante, se rattachant a nos discours philosophiques, de la dialectique hegelienne6. Evidemment, les jeunes hegeliens n'ont pas vu avec la meme acuite qu'avec les concepts metaphysiques de base, l'atheisme affirme de fa<;on meta­ physique est lui-meme devenu intenable; quelle que soit la forme sous laquelle surgisse Je materialisme, il represente, dans l'horizon du type de pensee scientifico-faillibiliste, une hypothese, qui dans Je meilleur des cas et jusqu'a nouvel avis ne peut pretendre qu'a la plausibilite. Sous nos latitudes, les raisons en faveur d'un atheisme motive politiquement, disons mieux : en faveur d'une lai'cite militante, ont entre-temps egalement largement disparu. Pendant mes etudes, ce furent avant tout des theologiens comme Gollwitzer et lwand qui ont donne des reponses moralo-scrupuleuses aux questions poli­ tiques qui nous pressaient apres la guerre. Ce fut l'Eglise confes­ sante qui a !' epoque, avec son aveu de culpabilite, [ 130] avait au moins tente un nouveau depart. Au sein des deux confessions, tant parmi les la'ics que parmi Jes theologiens, s'etaient formes des groupes de gauche qui voulaient arracher l'Eglise a sa confortable liaison avec Je pouvoir etatique et les rapports sociaux existants, qui visaient, plutöt qu'une restauration, un renouvellement, et qui voulaient faire valoir, au sein de l'espace public politique, des cri­ teres d'appreciation universalistes. Avec ce changement de menta- 5. J. HABERMAS, Le Discours philosophique de la modernite, Paris, Gallimard, 1988, p. 40s. Yoir aussi K. LöWITH, Religion», dans « Hegels Aufhebung der christlichen Zur Kritik der christlichen Überlieferung, Stuttgart, 1966, p. 54- 96. 6. Teile me scmble la situation inconfortable dans laquelle se trouve F. Dallmayr. 88 TEXTES ET CONTEXTES lite atteste de fa�on exemplaire, et de grande portee, nalt l'image d'un engagement religieux rompant avec Ja conventionnalite et l'interiorite d'une confession de foi purement privee. Par sa com­ prehension non dogmatique de Ja transcendance et de Ja foi, cet engagement prend au serieux !es buts d'ici-bas de J'emancipation sociale et de la dignite humaine, et se joint, dans une arene aux multiples voix, a d'autres forces visant une democratisation radi­ cale. Sur l'arriere-plan d'une praxis a laquelle personne ne refusera son respect, nous rencontrons une theologie critique qui interprete la comprehension que cette praxis a d'elle-meme d'une maniere teile qu'elle aide a exprimer nos meilleures intuitions morales, sans rompre les ponts avec les langues et les cultures seculieres. Un bon exemple d'une teile theologie politique se rattachant aux recherches de philosophie morale et de theorie sociale contemporaines nous est offert par Ja theologie fondamentale de Schüssler-Fiorenza7. II commence par caracteriser les transformations qu'ont subies la reli­ gion et Ja theologie sous les conditions, devenues inevitables dans Ja modernite, de la pensee postmetaphysique, dans une triple pers­ pective8. II insiste sur I'affranchissernent de Ja religion, qui a Ja fois s'interiorise et s'ouvre au rnonde secularise, de son exigence d'expliquer les irnages du rnonde cosrnologiques; Ja« dogrnatique » (Glaubenslehre) au sens de Schleierrnacher se defait de ce qui en fait une irnage du monde. En consequence de la reconnaissance du pluralisrne des forces religieuses, advient en outre un rapport reflexif a Ja particularite de sa propre foi a l'horizon de l'universalite du religieux en general. Enfin, a cela se trouve liee la connaissance du fait [ 131] que les ethiques, qui resultent des contextes des dif­ ferentes religions mondiales, concordent quant aux principes d'une morale universaliste. Dans une etape ulterieure, Schüssler-Fiorenza expose !es lirnites d'une theorie morale philosophique se lirnitant a l'explication et a Ja fondation du point de vue rnoral, et expli­ cite les problernes resultant de telles abstractions propres a une teile ethique de la justice. Parce que la philosophie devenue autocritique ne se croit plus capable de produire des enonces generaux sur la totalite concrete de formes de vie exernplaires, eile doit renvoyer les concernes a des discours dans lesquels ceux-ci repondent eux-rnernes a leurs questions substantielles. Les parties doivent tester dans des argu­ mentations morales ce qui est egalement bon pour tous; mais aupa- 7. F. Sc1-1üsSLER-F10RENZA, Foundational Theology. Jesus and the Church, New York, 1984. 8. F. SCHÜSSLER-FIORENZA, « Die Kirche als Interpretationsgemeinschaft », dans AHRENS (l 989), p. 115-144. Les indications de page se rapportent a cet article. DIGRESSION 89 ravant, elles doivent etre au clair sur ce qu'est pour elles, a chaque fois, dans Jeur contexte, le bien. Ces questions ethiques au sens etroit, portant sur une vie non endommagee ou preferable, ne peu­ vent trouver reponse que dans des discours d'autocomprehension tributaires des contextes. Et ces reponses seront d'autant plus dif­ ferenciees et adequates que seront riches !es traditions constitutives de °I'identite sur lesquelles peut reposer cette quete de ses propres garanties: Schüssler-Fiorenza le dit dans !es termes de Rawls : la question de son identite propre - qui nous sommes et qui nous voulons etre - requiert « un concept fort du bien ». Ainsi, chaque partie doit faire apport dans !es argumentations morales de ses repre­ sentations de la vie bonne ou preferable afin de pouvoir ensuite decouvrir avec !es autres parties ce que tous peuvent vouloir. II parle d'une « dialectique entre des principes de justice universali­ sables et l'hermeneutique reconstructive d'une tradition normative» ( 138) et attribue aux Eglises dans Je monde moderne Je röle de « communautes d'interpretation au sein desquelles les questions de Ja justice et les conceptions du bien sont publiquement discutees » ( 142). Aujourd'hui, les communautes d'interpretation ecclesias­ tiques sont en concurrence avec d'autres communautes d'interpre­ tation s'enracinant dans des traditions seculieres. Meme vu de l'exterieur, il pourrait se reveler par Ja que les traditions mono­ theistes disposent d'une langue au potentiel semantique encore non acquitte, qui apparaitrait superieure dans sa force de revelation du monde et de constitution identitaire, dans sa capacite de renouvel­ lement, dans sa differenciation et dans son etendue. [132] Ce qui m'interesse dans cet exemple, c'est l'observation selon laquelle Ja ou l'argumentation theologique est poussee suffi­ samment avant dans le voisinage d'autres discours, les regards de l'interieur et de l'exterieur se rencontrent sans contrainte. C'est dans ce sens aussi que je comprends ces correlational methods que David Tracy prend en compte pour les public theologies qui ont cours aux Etats-Unis. Elles ont pour but de mettre en rapport de critique reciproque des interpretations de Ja modernite propres a la philo­ sophie et aux theories de la societe et des lectures theologiques de la tradition chretienne, donc de les mettre en relation argumenta­ tive. Cette intention concorde des lors que les projets de l'Aujklärung et de la theologie dont parle Helmut Peukert sont decrits de la meme maniere des deux cötes : « La these me semble plausible, que le probleme non resolu des grandes civilisations est celui de la maitrise de Ja tendance a l'accroissement de leur puis­ sance9. » Matthew L. Lamb observe la maniere dont cette tendance 9. H. PEUKERT, « Communicative Action, Systems and Power Accumulation and the Unfinishcd Project of Enlightenment and Theology AHRENS ( 1989), p. 39s. (ici p. 44). », en allcmand dans 90 TEXTES ET CONTEXTES s'accroit dans la modernite, induisant deux fausses reactions, l'une romantique et l'autre historique; il plaide pour que Ja modernite trouve en elle-meme ses propres garanties et puisse ainsi rompre avec les cycles fatals des hauts et des bas de la reprobation nihi­ liste et de l'auto-affirmation dogmatique : « l'auto-affirmation dog­ matique moderne est nihiliste a Ja base, de Ja meme maniere que Je nihilisme moderne est irresponsablement dogmatique10. » David Tracy precise le concept de raison qui guide un tel diagnostic. Le double echec du positivisme et de Ja philosophie de Ja conscience confirme Je tournant pragmatique accompli de Peirce a Dewey en direction d'un concept non fondamentaliste de raison communica­ tionnelle; celle-ci contredit en meme temps les consequences que tirent de cet echec Rorty et Derrida, que ce soit dans Ja forme d'un contextualisme radical ou sur la voie d'une esthetisation de Ja theo­ rie. Tracy repousse de fa\:OO tout aussi decidee les lectures selec­ tives qui manquent Je sens ambivalent de la modernisation, et ne per'Yoivent celle-ci que comme decadence d'une raison s'imposant lineairement, se pavanant d'etre totalite, et centree sur le sujet. [133] Meme dans la modernite, la raison ne s'atrophie pas jusqu'a n'etre qu'instrumentale : Si la comprehension est dialogique, eile est « [ ...] a la fois historique et contextuelle. Mais [ ..] tout acte de com­ . prehension met implicitement en avant une exigence depassant la comprehension subjective. Tout acte de comprehension s'adresse a tous les autres avec une exigence quant a sa validite - une vali­ dite qu'en principe le locuteur se sentira oblige d'honorer si d'autres le lui demandent 11• » Tracy tire de cette intuition pragmatiste des consequences pour la theologie elle-meme, qui est selon lui travail scientifique, et en aucune maniere uniquement don de Ja foi.- Peukert con\:oit Je tra­ vail theologique comme une forme methodiquement contrölee de la religion. Gary M. Simpson compare Je monde de la vie qui se reproduit a travers l'agir communicationneJ et des pretentions a Ja vaJidite criticables a « un monde charge forensiquement » et pense que sur la croix, Dieu Jui-meme se soumet a ce forum. C'est pour­ quoi aucun de ses segments, ni donc - c'est ainsi que je com­ prends la phrase - la theologie, ne peut s'immuniser contre la justification argumentative12. Si tel est cependant le sol commun de la theologie, de la science et de la philosophie, qu'est-ce qui consti­ tue encore la specificite du discours theologique? Qu'est-ce qui 10. M. L. LAMB, « Communicative Praxis and Theology », en allemand dans ÄHRENS (1989), p. 241S. (ici p. 245). 11. D. TRACY, Theology, Critical Social Theory and the Public Rea/m, 9. 12. G. M. StMPSON, « Die Yersprachlichung (und Verflüssigung?) des Sakralen», dans AHRENS (1989), p. 145s. (ici p. 158s.). DIGRESSION 91 separe la perspective theologique interne de la perspective externe de ceux qui entrent en dialogue avec Ja theologie? Cela ne peut pas etre le rapport aux discours religieux en general, mais unique­ ment le type de rapport au discours religieux mene au sein d'une communaute religieuse a chaque fois propre. II Lorsqu'aux theoJogies neo-aristoteliciennes et neo-thomistes il oppose une theologie critique, Schüssler-Fiorenza en appelle a Ja tradition qui va de Schleiermacher a Bultmann et Niebuhr. Evidemment, l'exempJe grandiose de Karl Barth montre que l'aban­ don consequent par la theologie des pretentions explicatives meta­ physico-cosmologiques ne signifie pas eo ipso la disposition a affirmer la force de conviction de la theologie [ 134] dans une confrontation avec les discours scientifiques. Dans la perspective barthienne, l'evenement de la revelation atteste bibliquement se refuse, dans sa facticite historique, a une argumentation reposant uniquement sur la raison 13• Dans le milieu universitaire allemand impregne de protestantisme, Jes facultes de theologie ont toujours joui d'un Statut particulier. L'histoire recente de l'universite de Francfort montre cette tension de fac;on frappante. Lorsque dans !es annees vingt, des chaires theologiques devaient y etre introduites, surgirent des controverses qui ne purent etre aplanies qu'en refu­ sant alix enseignements catholiques, protestants et juifs Ja recon­ naissance d'un enseignement specifiquement theologique. De maniere interessante, dans ce climat socio-scientifiquement deter­ rnine propre a une universite issue d'une ecole superieure de com­ merce, ce sont finalement des personnalites telles que Steinbüchel, Buber et Tillich qui se sont imposees, c'est-a-dire en un sens large des theologiens politiques qui pouvaient se mouvoir sans autres dans !es discours des disciplines des sciences de l'esprit et des sciences sociales14• Si je vois bien, en Republique federale, c'est plutöt une serie de theologiens catholiques, qui ont toujours entre­ tenu un rapport plus tranquille a la Lumen naturale, qui se sont rat­ taches a cette tradition. Plus la theologie s'ouvre aux discours scientifiques en general, plus s'accroit par Ja meme le danger de 13. Yoir Pclcr EICHER, « Die Botschaft von der Versöhnung und die Theorie des kommunikativen Handelns», dans AHRENS (1989), p. 199s. 14. P. KLUKE, Die Stiftungsuniversität Frankfurt am Main 1914-1932, Francfon­ sur-le-Main, 1972 ; N. HAMMERSTEIN, Die Johann-Wolfgang-Goethe-Universität, vol. I, Francfon-sur-le-Main, 1989. 92 TEXTES ET CONTEXTES perdre dans ce reseau de tentatives d'echanges reciproques son sta­ tut propre. Le discours religieux, tenu au sein de la communaute des croyants, se meut dans le contexte d'une tradition determinee, a teneur nor­ mative, et elaboree de fa9on dogmatique; il renvoie a une praxis rituelle commune et repose sur les experiences specifiquement reli­ gieuses de l'individu. Mais ce n'est pas seulement le rapport non objectivant et hermeneutico-comprehensif a l'egard des discours reli­ gieux et des experiences qui leur sont sous-jacentes qui caracterise la theologie. Car Ja meme chose vaut pour une philosophie qui se comprend comme appropriation critique et transformation, comme reprise de contenus essentiellement religieux dans l'universel [ 135] de discours pouvant etre fondes. Cette autocomprehension hegelienne de la philosophie n'a pas non plus ete abandonnee par les eleves materialistes de Hegel, et survit en particulier chez Bloch, Benjamin et dans la Theorie critique. Certes, Hegel fut le dernier au sein de la tradition idealiste, tradition qui a maintenu l'exigence de la meta­ physique SOUS une forme transformee et qui a mene l'appropriation philosophique de la tradition judeo-chretienne aussi loin qu'il etait jamais possible SOUS les conditions de la pensee metaphysique. La philosophie de Hegel est le resultat de cette grande experience qui determine l'histoire de l'esprit europeen de fa9on centrale, experience qui devait produire une synthese entre Ja foi d'Israel et l'esprit grec - une synthese qui, d'un cöte, a mene a l'hellenisation de la chre­ tiente, de l'autre a !'ambivalente christianisation de Ja metaphysique grecque. Le dieu dialectique des philosophes fait pälir I' alter ego de la priere jusqu'a n'etre que la pensee anonyme de l'absolu. Depuis au plus tard Kierkegaard, cette synthese est devenue fragile, parce qu'elle a ete mise en question des deux cötes. La protestation theologique d'un J. B. Metz s'oppose de la meme maniere que la critique philosophique d'Adorno aux concepts fon­ damentaux d'une metaphysique qui, meme lorsqu'ils sont mis en mouvement dialectique, restent trop rigides pour pouvoir restituer rationnellement, sans les mutiler, sans rien negliger de la quantite de leurs significations specifiques, ces experiences, articulees dans la langue de l'histoire du salut judeo-chretien, de redemption, d'alliance universelle et d'individualite insubstituable. Metz insiste avec Benjamin sur la constitution anamnetique de la raison, et veut comprendre la foi d'lsrael egalement a partir de son propre esprit historique15; et Adorno tourne autour du non-identique, veut pen- 15. J. B. METZ, art. « Erinnerung >>, dans Handbuch philosophischer Grundbegriffe (ed. par H. Krings et al.), vol. 1, Munich, 1973 ; « Anamnetische Vernunft», dans Honneth, McCarthy, OtTe, Wellmer (ed.), Zwischenbetrachtungen, Francfort-sur-le-Main, 1989, p. 733s. DIGRESSION 93 ser avec des concepts au-dela de tous les concepts objectivants, parce qu'il suit la meme impulsion : sauver des intuitions dont on n'a pas pu rendre justice dans la philosophie. Il s'agit Ia de l'expe­ rience d'une egalite non nivelante, d'une communaute individuante, de l'experience d'une proximite au-dela de la distance a un autrui reconnu dans sa difference, de l'experience d'une imbrication entre autonomie [ 136] et devouement, d'une reconciliation qui n'evacue pas les differences, d'une justice orientee vers le futur qui soit soli­ daire de la souffrance non expiee des generations passees, de l'expe­ rience de la reciprocite d'une reconnaissance liberatrice, d'une relation ou un sujet soit associe a un autre sans se soumettre a la violence deshonorante de l'echange - une violence meprisante qui ne tolere Je bonheur et Ja puissance de l'un qu'au prix du malheur et de l'impuissance de l'autre. Si toutefois ce tournant anti-platonicien s'accomplit des deux cötes, ce ne peut pas etre Je type postmetaphysique de Ja relation a l'egard du discours religieux qui, aujourd'hui, separe Ja philoso­ phie d'une theologie prete au dialogue. Sous les conditions de Ja pensee postmetaphysique, c'est plutöt une autre difference qui se manifeste clairement, qui, jusqu'a Hegel, fut marquee par des ambi­ valences : l'atheisme methodique dans Ja maniere philosophique d'etablir une relation aux contenus des experiences religieuses. La philosophie ne peut pas faire sienne ce dont il est question dans Je discours religieux en tant qu'experiences religieuses; celles-ci ne peuvent entrer dans Je tresor d'experiences de Ja philosophie, recon­ nues comme sa base d'experiences propre, que lorsque Ja philoso­ phie les identifie par une description qui n'est plus empruntee a Ja langue d'une tradition religieuse particuliere, mais qui appartient a l'universel d'un discours de fondation, decouple de l'evenement de la revelation. Aux points de rupture ou une traduction neutralisante de ce type ne reussit plus, le discours philosophique doit s'avouer son impuissance; l'usage metaphorique de vocables tels que redemption, lumiere messianique, restitution de Ja nature, etc., fait de l'experience religieuse une pure citation. A ces moments-la de son impuissance, Je discours argumentatif passe, au-dela de Ja reli­ gion et de Ja science, dans Ja litterature, dans un mode de presen­ tation qui ne se mesure plus frontalement a des exigences de verite. De maniere analogue, Ja theologie perd eile aussi son identite Iorsqu'elle ne fait que citer des experiences religieuses, ne les recon­ naissant plus dans les descriptions du discours religieux lui-meme comme son fondement propre. C'est pourquoi je pense qu'entre urie theologie et une philosophie qui utilisent Ja langue de la litte­ rature religieuse et se rejoignent par Je biais d'experiences reli­ gieuses devenues litteraires, le dialogue doit echouer. [ 137] Evidemment, la theologie qui veut, comme Tracy et Peukert Je soulignent, s'exposer sans reserve a l'argumentation 94 TEXTES ET CONTEXTES scientifique, ne se retrouvera pas dans Ja critere distinctif que je propose. Qu'est-ce que ceJa veut dire, deja, qu' « atheisme metho­ dique »? Afin de repondre a cette question, j'aimerais operer un certain detour. Les discours reJigieux sont affilies a une praxis rituelle dans Jaquelle Jes degres de liberte de la communication sont, en com­ paraison avec la praxis profane du quotidien, limites d'une maniere specifique. D'un point de vue fonctionnaliste, la foi, par son ancrage dans le culte, est protegee contre une problematisation radicale. Celle-ci apparait inevitablement lorsque les aspects de validite ontiques, normatifs et expressifs qui, dans Ja conception d'un Dieu createur et redempteur, d'un Dieu de la theodicee et du salut, doi­ vent rester fusionnes, se separent analytiquement les uns des autres16• Or, le discours theologique se distingue du discours reli­ gieux par le fait qu'il s'affranchit de la praxis rituelle en l'expli­ quant - par exemple en interpretant des sacrements comme la sainte Cene ou le bapteme. La theologie aussi vise une pretention a la verite differenciee au sein du spectre des pretentions a la vali­ dite restantes. Au-dela du degre de desecurisation que signifie pour le savoir pratique toute incursion de la reflexion, la theologie ne devait cependant pas representer de <langer pour la foi de la com­ munaute aussi longtemps qu'elle se servait des concepts fonda­ mentaux de la metaphysique. Ceux-ci etaient en effet tout autant immunises contre la differenciation des aspects de validite que l'etaient les concepts fondamentaux de Ja religion. Cette situation ne se modifia qu'avec l'ecroulement de Ja metaphysique. Celui qui aujourd'hui, sous les conditions de la pensee postmetaphysique, eleve une pretention a Ja verite, doit cependant traduire les expe­ riences qui ont leur siege dans le discours .religieux dans la langue d'une culture scientifique d'experts - et de la les retraduire dans la praxis. Cette operation de traduction exigee par la theologie critique peut se comparer formellement a celle que doit egalement entreprendre la philosophie moderne. Celle-ci se trouve en effet dans une [ 138] relation intime analogue au common sense qu'elle reconstruit et sape en meme temps. Elle fonctionne ensuite, en direction oppo­ see, comme un interprete qui doit alimenter la pratique quotidienne de contenus essentiels issus de la culture des experts. Cette täche de mediation n'est pas depourvue d'un certain paradoxe, puisqu'au sein de la culture des experts, le savoir est a chaque fois elabore sous des aspects de validite particuliers, alors que dans la pratique quotidienne, toute.1· les fonctions langagieres et tous les aspects de validite s'imbriquent les uns dans )es autres, ils forment un syn- 16. J. HABERMAS, Theorie de l'agir communicationne/, Paris, Ed. du Ccrf, vol. 2. DIGRESSION 95 drome17. 11 est vrai que Ja philosophie a, d'une certaine maniere, une täche plus facile avec le bon sens, que la theologie avec les discours religieux qui lui sont predonnes. Ceux-ci ne se tiennent assurement plus a l'egard de Ja praxis profane quotidienne dans Ja distance qui separait autrefois )es domaines de vie sacres et pro­ fanes - et ceci d'autant moins que s'imposent les representations d'une Public Theology. Mais a Ja reforme a laquelle est soumis Je bon sens dans les societes modernes - que ce soit avec ou sans l'appui des phiJosophes --, Je syndrome, maintenu dans Ja praxis rituelle, de Ja foi en Ja reveJation oppose pourtant un barrage spe­ cifique. Car les discours religieux perdraient leur identite s'ils s'ouvraient a un type d'interpretation qui ne laisserait plus valoir les experiences religieuses en tant qu'experiences religieuses. Toujours est-il qu'il faudrait compter sur une problematisation poussee si avant, au cas ou le discours theologique ne choisirait plus l'une des deux premisses caracterisant Ja theologie moderne. Apres Kierkegaard, la theologie s'est soit engagee dans Ja protestante », « voie en en appelant au kerygme et a la foi comme une source totalement independante de la raison; soit eile a choisi la voie du « catholicisme eclaire », au sens ou eile abandonne la posi­ tion d'un discours privilegie et expose sur toute la ligne ses enon­ ces a la discussion scientifique, evidemment sans renoncer a reconnaltre Ies experiences articulees dans la langue de la tradition judeo-chretienne comme sa base d'experiences propre. Seule cette reserve pennet une distanciation [139] d'avec le jeu de langage des discours religieux, sans l'abroger; eile laisse intact Je jeu de lan­ gage religieux. La troisieme voie, eile, est caracterisee par ce que j'ai appele l' « atheisme methodique ». Celui-ci conduit d'abord a un programme de demythologisation qui equivaut a une experience [Experiment]. Sans cette reserve, l'accomplissement du programme reste en effet suspendu a Ja question de savoir si une interpretation theologique (ne relevant donc nullement de Ja science des religions) du discours reJigieux, et reposant uniquement sur l'argumentation, autorise un rattachement a Ja discussion scientifique qui soit tel que Je jeu de Jangage religieux puisse rester intact, ou au contraire se desagrege. Je comprends par exemple Ja « dogmatique politique » du theologien de Copenhague Jens Glebe-Möller comme une expe­ rience de ce genre. Se rattachant aux approches theoriques d'Apel, Döbert et moi, et s'appuyant sur l'ethique de Ja discussion, Glebe-Möller soumet les dogmes chretiens a une interpretation demythologisante qui me rappelle un mot de Hugo Ball : Dieu est la liberte du plus petit 17. J. HABERMAS, Le Discours philosophique de /a modernite, Paris, Gallimard, 1988, p. 240s. ; voir aussi mon article, phie », « La Redefinition du r61e de Ja phi loso­ dans Morale et communication, Paris, Ed. du Cerf; 1983. 96 TEXTES ET CONTEXTES dans Ja communication spirituelle de tous. Glebe-Möller interprete le bapteme, l'eucharistie, l'imitation du Christ, Je röJe de J'EgJise et l'eschatologie dans Je sens d'une theologie de Ja Jiberation amor­ cee du point de vue d'une theorie de la communication, Jaquelle ouvre egaJement Ja BibJe de far;on fascinante (et qui me convainc moi-meme) a des messages devenus etrangers a des oreilles modernes. Mais je me demande qui se reconnalt dans cette inter­ pretation. Le jeu de Jangage chretien reste-t-iJ intact, si l'on comprend l'idee de Dieu a la maniere clont Je propose GJebe-Möller? « L'idee d'un pouvoir divin personnifie impJique necessairement heteronomie, et ceci est une idee qui s'oppose directement au concept moderne de J'autonomie humaine. Dans Je contexte moderne, une dogmatique poJitique doit par consequent etre athee. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de reflexion sur Dieu, ou que l'idee de Dieu soit videe de tout contenu18• » la suite d'une reflexion de Peukert, il A explique cela comme suit : Si nous desirons maintenir une soli­ « darite avec tous les autres dans une communaute communication­ nelle, meme les morts [ ... ], alors nous devons en appeler a une realite qui puisse aller au-dela du ici et du maintenant, ou qui puisse nous connecter au-dela de notre propre mort a ceux qui, avant nous, furent aneantis innocemment. Et voila dition chretienne appelle Dieu [140] la realite que Ja tra­ (110). Mais a la difference de Peukert, Glebe-Möller en reste a une version athee de cette pen­ see, en posant Ja question : « » Mais ne sommes-nous pas alors de retour au point ou seule Ja foi dans une delivrance divine puisse nous sauver - Ja ou, avec Peukert, nous devons reintroduire Ja pensee de Dieu? Je continue a etre convaincu qu'aujourd'hui, nous sommes incapables de penser cette pensee. Cela veut dire que Ja culpabilite reste en vigueur. Au lieu, cependant, de nous y resigner, nous devons transformer Ja conscience de Ja culpabilite en quelque chose de positif, quelque chose qui nous stimule a lutter contre les conditions qui ont provoque Ja culpabilite. Ceci peut advenir si nous maintenons fermement notre solidarite avec ceux qui ont souf­ fert, sont morts et meurent aujourd'hui. Cette solidarite ou com­ munaute contient en elle-meme un pouvoir « messianique » qui transforme toute conscience passive de culpabilite en un combat actif contre Jes conditions de Ja culpabilite - de meme que ce fut Jesus qui, il y a mille ans, pardonna aux pecheurs et libera les gens pour continuer ce combat. Mais peut-on etre solidaires? En der­ niere analyse, nous ne pouvons etre rien d'autre, car la solidarite - la communaute de communication ideale - est presupposee dans tout ce que nous disons et faisons » ( 112). 18. J. GLEBE-MÖLLER, A political dogmatic, Philadelphie, 1987, p. 103. 97 DIGRESSION III Les theologiens qui, dans ce volume, s'engagent dans une dis­ cussion avec moi, ne voudront sans doute pas se laisser enfermer dans l'un des trois termes de l'altemative. Ils veulent tout aussi peu suivre la voie d'une demythologisation radicale que celle, protes­ tante-classique, qui mene dans notre siecle a Karl Barth. Mais ils ne doivent pas non plus accepter pour eux-memes cette reserve que j'ai liee a la caracterisation et au nom de « catholicisme eclaire ». Car maintenir une base d'experience qui reste liee a priori a la langue d'une tradition particuliere signifie operer une limitation particula­ riste des exigences de verite theologiques, qui pourtant, en tant qu'exi­ gences, depassent tous les contextes purement locaux - et la-dessus, D. Tracy n'aimerait ceder en rien. C'est pourquoi, de maniere conse­ quente, mes interlocuteurs theologiens choisissent Ie procede indirect de ·1·argumentation apologetique, et essaient d'acculer, par la voie de la critique immanente, leur adversaire seculier a des impasses telles qu'il ne [141] puisse se tirer des apories mises en evidence qu'en concedant les affirmations defendues d'un point de vue theologique. H. Peukert poursuit magistralement ce but dans sa grande etude « Theorie de la science - theorie de l'action - theologie fonda­ mentale19 Comme D. Tracy et S. Briggs, il commence par cri­ ». tiquer Ja description unilateralement fonctionnaliste que j'ai donnee de la religion dans la Theorie de l'agir communicationnel. Meme dans les societes traditionnelles, les grandes religions ne fonction­ nent pas uniquement comme legitimation de Ja souverainete eta­ tique : « Originairement et dans leur essence, elles representent souvent des mouvements de protestation contre la tendance fonda­ mentale du developpement social, et essaient de fonder d'autres types de comportement entre hommes et avec la realite dans sa totalite20. » Je ne veux pas contester cela. J'aimerais egalement admettre que j'ai range quelque peu precipitamment, avec Max Weber, Je developpement de la religion dans Ia modernite sous Je signe de Ia « privatisation des puissances de foi », et que j'ai sug­ gere trop rapidement une reponse affirmative a la question de savoir « si donc, apres que les images du monde religieuses se sont desa­ gregees, on ne pouvait sauver des verites religieuses rien de plus et rien d'autre que les principes profanes d'une ethique de la res­ ponsabilite universaliste, et cela veut dire : assumes par de bonnes raisons, par discernement21. » Cette question doit rester ouverte, 19. Wissenschaftstheorie-Handlungstheoriejundamentale Theologie, Düsseldorf, 1976, Francfort-sur-lc-Main, 1978. 20. PEUKERT dans AHRENS ( 1989), p. 56s. 2 l. J. HABERMAS, Die neue Unübersichtlichkeit, Francfort-sur-le-Main, 1985, p. 52. 98 TEXTES ET CONTEXTES tant dans la perspective du sociologue procedant reconstructive­ ment, et qui se garde de denombrer de fa9on purement lineaire des tendances de developpement, que dans celle du philosophe s'appro­ priant des traditions, et qui, dans une attitude performative, fait l' experience selon laquelle des intuitions, qui ont ete articulees depuis longtemps dans la langue religieuse, ne peuvent ni etre reje­ tees ni etre sans autre recouvrees rationnellement - comme je l'ai .• montre par l'exemple du concept d'individualite22• Le processus d'une appropriation critique de contenus essentiels de la tradition religieuse est encore en cours, son resultat est difficile a prevoir. Je. le repete volontiers : « Tant que Je langage religieux comporte des contenus semantiques qui nous inspirent ou meme nous sont indispensables, et qui Uusqu'a nouveJ ordre?) se derobent a la force expressive d'un langage philosophique, n'etant pas encore traduits dans des discours argumentes, la philosophie - meme SOUS Sa forme postmetaphysique - ne pourra ni rernpJacer ni evincer la religion23. » Cela ne signifie pas encore l'acquiescernent a la these de Peukert selon laquelle la theorie discursive de la morale et de l'ethique s'ernbrouille a ce point dans des questions-lirnites qu'elle se voit contrainte a une fondation theologique. Certes, un agir pedago­ gique, OU efficace quant a Ja SOCialisation, qui veut provoquer, SOUS couvert d'une rnajorite qu'on anticipe, la liberte chez l'autre doit compter avec le caractere favorable de circonstances et de forces spontanees qu'il ne peut pas en rnerne ternps contröler. Et par le fait de s'orienter en fonction d'attentes moraJes inconditionnees, Je sujet augrnente Je type de vuJnerabilite qui le rend precisernent dependant du cornporternent rnoraJernent protecteur d'autrui. Le risque d'un echec, voire l'annihilation de la liberte ne ternoigne pourtant, precisernent dans les processus qui devraient favoriser et reaJiser la Jiberte, que de la constitution de notre existence finie - je veux dire de Ja necessite, cornrne Peirce l'a toujours souligne, d'une anticipation transcendante, se depassant elle-rnerne, vers une communaute de communication illimitee, anticipation qui nous est simultanement octroyee et exigee. Dans l'agir cornmunicationnel, nous nous orientons en fonction de pretentions a la validite que nous ne pouvons factuellement elever que dans le contexte de nos langues et de nos forrnes de vie, merne si la capacite a les hono­ rer qui implicitement les accornpagne fait 22. J. HABERMAS, « signe au-dela de la pro- lndividuierung durch Vergesellschaftung » (Individuation par socialisation), dans Naclunetaphy.'iische.'i Denken, Francl'ort-sür-lc-Main, 1988, p. 187-241, surtout p. 192s. [En franc;:ais : La Pensee postmetaphy.'iique, trad. Rainer Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, p. 187-242]. 23. HABERMAS ( 1993), p. 60-6 J. DIGRESSION 99 vincialite de chaque lieu historique respectif. Nous sommes sou­ mis au mouvement d'une transcendance de l'interieur qui est aussi peu a notre disposition que l'actualite de Ja parole proferee nous rend maltres de Ja structure du langage (ou du Logos). La raison constituee de fac;on anamnetique, que prönent avec raison Metz et Peukert contre une raison communicationnelle insensible au temps, amputee a Ja maniere platonicienne, nous confronte a Ja delicate question du salut des victimes aneanties. Par Ja, nous devenons conscients des· limites de cette transcendance de l'interieur orien­ tee vers l'au-deJa; mais eile ne peut cependant pas nous assurer du mouvement contraire d'une transcendance faisant contrepoids, issue de l 'au-deJa. (143) Le fait que Ja communaute universelle ne doive pouvoir devenir efficace retroactivernent, vers Je passe, que dans le medium faible de notre mernoire, du souvenir des generations vivantes et des temoins anamnetiques qui nous sont transrnis, contrevient a notre besoin moral. Mais l'experience bn11ante d'un deficit n'est pas encore un argument suffisant pour accepter une lue, salvatrice dans Ja rnort24 ». « liberte abso­ Le postulat d'un Dieu « qui est projete dans l'agir cornmuntcationnel ternporel, fini, se depassant lui-meme, sous Ja forme d'une attente pleine d'espoir25 » repose sur une experience qui est soit reconnue en tant que teile dans la langue du discours religieux - soit perd de son evidence. Peukert lui-meme recourt a une experience accessibLe uniquement dans La Langue de La tradition chretienne, indissolublement liee au discours religieux : qu'avec la mort sur la croix, le contexte funeste du mal est rompu. Sans cette bonte « prevenante » de Dieu, une solidarite entre !es hommes, qui se reconnaissent inconditionnellement les uns les autres, reste sans Ja garantie d'un succes qui depasse l'acte singulier et !'instant de ]' etincelle qui eveille dans les yeux de l'autre. Cela est bien vrai : ce qui, d'une fac;on generale, reussit aux hornmes, ils Je doivent a ces constellations rares ou leurs forces propres peuvent etre liees a un moment historique favorable. Mais l'experience selon laquelle nous somrnes renvoyes a ce moment favorable n'est pas encore une licence pour accepter une promesse de salut divin. C'est Ja meme figure de pensee apologetique que prend en cornpte Charles Davis lorsqu'il aimerait rnontrer que le point de vue moral sis dans Ja structure de l'agir oriente en fonction de 24. Pour plus de details sur cet argumcnt, voir Th. McCARTHY, « Philosophical Foundations of Political Theology : Kant, Peukert and the Frankfurt School », dans L. S. Rouner (ed.), Civil Religion and Political Theology, Notrc Dame, 1986, p. 23-40. 25. PEUKERT dans All RENS ( 1989), p. 61. 100 TEXTES ET CONTEXTES l'intercomprehension et la perspective d'une vie commune en soli­ darite et justice restent sans consistance sans un enracinement dans l'espoir chretien : « Un espoir seculier sans religion ne peut pas affirmer avec certitude [...] un accomplissement futur26. » [144) De nouveau, je ne vois pas pourquoi un superadditum serait inevitable pour que nous nous efforcions d'agir selon des com­ mandements moraux et des intellections ethiques, des lors que ceux­ ci exigent quelque chose qui est objectivement possible. Effectivement, une philosophie qui pense sur le mode postmeta­ physique ne peut pas repondre a la question que rappelte aussi D. Tracy : pourquoi, de fac;on generale, etre moral? Mais en meme temps, elle peut montrer pourquoi, pour des individus socialises communicationnellement, cette question ne se pose pas du tout de fac;on douee de sens. Nous acquerons nos intuitions morales dans la maison familiale, non a l'ecole. Et les intellections morales nous disent que nous n'avons pas de bonnes raisons de nous comporter differemment : pour cela, il n'y a pas besoin d'une surenchere de la morale par elle-meme. Nous nous comportons souvent certes dif­ feremment, mais avec mauvaise conscience. L'un de ces termes prouve la faibJesse de Ja force motivante des bonnes raisons; l'autre, que Ja motivation rationneJle par des raisons n'est pas non plus rien - !es convictions morales ne se laissent pas pietiner sans resis­ tance. Tout cela ne concerne pas encore ce combat contre les condi­ tions qui, toujours, nous font defaillir. Glebe-Möller, Davis, Peukert et d'autres n'ont pas seulement a l'esprit l'observation de devoirs concrets, mais un engagement continu pour l'aboJition de situations injustes, pour la promotion de formes de vie qui rendraient impu­ table un agir solidaire non seulement de fac;on probable, mais Serieuse. Qui OU quoi nous donne Je Courage pour un tel engage­ ment total qui, a travers les conditions de privation et d'humilia­ tion, s'exprime deja par le fait que les maJheureux et demunis se relevent chaque matin a nouveau pour continuer? La question du sens de la vie n'est pas depourvue de sens. Cependant, le fait que des arguments avant-derniers inspirent rien moins que de la confiance ne suffit pas a fonder un espoir qui ne peut s'alimenter qu'a une langue reJigieuse. Les pensees et attentes orientees en fonction du bien collectif n'ont, apres Ja metaphysique, qu'un sta­ tut instabJe. Une theorie de Ja societe postmarxiste, plus modeste, a pris Ja pJace de la poJitique aristotelicienne et de Ja philosophie de l'histoire hegeJienne, theorie de Ja societe qui essaie d'epuiser le potentiel d'argumentation propre aux sciences de l'homme, afin de contribuer aux enonces concernant la genese, la constitution et 26. Ch. DAVIS, Hoffnung », « Kommunikative Rationalität und die Grundlegung christlicher dans AHRENS ( 1989), p. 1 1 1. DIGRESSION 101 Je developpement ambivalent de la modemite. Ces diagnostics res­ tent, meme si leur fondation [145] n'est qu'a moitie convaincante, sujets a controverse. Ils rendent avant tout des services critiques; ils peuvent detruire les prejuges reciproques des theories affirma­ tive� du progres et des theories negativistes de la decadence, des ideologies de bric et de broc et des totalisations hätives. Mais dans la traversee des univers de discours de Ja science et de Ja philoso­ phie, on ne pourra meme pas remplir l'espoir peircien d'une theo­ rie faillible du developpement de l'etant dans sa totalite, y compris du souverain bien. Kant deja avait repondu a la question : pouvons-nous esperer? » « Que par un postulat de la raison pratique, et non par une certitude pre-moderne qui pourrait nous inspirer confiance. Je pense avoir montre que nous ne pouvons pas eviter de pre­ supposer, dans l'agir communicationnel, l'idee d'une intersubjecti­ vite intacte; celle-ci peut a son tour etre conc;ue comme caracterisation formelle de conditions necessaires de figures non anticipables d'une vie non endommagee. Pour ces totalites memes, il n'y a pas de theorie. Certes, Ja praxis requiert un encouragement, eile est inspiree par des anticipations intuitives sur le tout. J'ai deja, a l'occasion, formule une intuition qui s'impose a moi. Si les pro­ gres historiques consistent a attenuer, a faire disparai'tre ou a empe­ cher Ies souffrances d'une creature vulnerable; et si l'experience historique nous apprend que Je malheur suit immediatement les pro­ gres finalement atteints, on est tente de croire que Ja balance de ce qui est supportable ne peut etre maintenue que si nous deployons toutes nos forces en vue de progres possibles27• Peut-etre sont-ce de telles suppositions qui, certes, ne peuvent pas donner d'assu­ rance a une praxis ramenee a ses certitudes, mais qui, tout de meme, Iaissent un espoir. C'est une chose que de refuser des figures de pensee apologe­ tiques; c'en est une autre que d'apprendre quelque chose des objec­ tions meritant reflexion venues de collegues theologiens. Je laisse de cöte les reserves qu'emet D. Tracy a l'egard d'approches theo­ riques evolutionnistes, et me concentre sur sa these d'apres laquelle c'est la discussion, et non l'argumentation, qui constitue l'approche Ja plus englobante pour l'etude de Ja raison communicationnelle. [ 146) Le discours argumentatif est certes Ja forme Ja plus spe­ ciale de Ja communication. Les pretentions a Ja validite, qui sinon restent implicites, parce qu'elevees de fac;on performative, y sont specifiquement thematisees; c'est pourquoi il a un caractere reflexif qui requiert des presuppositions de communication plus exigeantes. Les presuppositions de l'agir oriente en fonction de l'intercompre27. J. HABERMAS, Eine Art Schadensabwicklung, Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 146. 102 TEXTES ET CONTEXTES hension sont plus aisement saisissables dans les argumentations. Cet avantage quant a la Strategie de recherche n'equivaut pas a un privilege ontologique, comme si l'argumentation etait plus impor­ tante ou meme plus fondamentale que la discussion ou meme Ja pratique communicationnelle quotidienne fa�onnee dans le monde de Ja vie, praxis qui forme l'horizon Je plus englobant. Dans ce sens, meme l'anaJyse des actes de Jangage ne jouit que d'un avan­ tage heuristique. Elle represente la clef d'une analyse pragmatique qui doit, comme Tracy l'exige a juste titre, s'etendre a J'ensemble du spectre du monde des formes symboliques - a des symboJes et a des images, a des indices et a des gestes expressifs, a des reJa­ tions de similitude, clone a tOUS les signes qui Se trouvent SOUS le niveau du discours propositionnellement differencie, et qui peuvent incarner des contenus semantiques meme s'ils n'ont pas d'auteur qui leur confäre signification. La semiotique de Ch. S. Peirce a ouvert cette archeologie du signe; la richesse de cette theorie n'est encore de loin pas epuisee, pas non plus pour une esthetique qui manifeste Ja fonction d'ouverture du monde au gre de sa materia­ lite sans langage28. En me rattachant a des travaux de A. Wellmer29 et M. Seel30, j'ai entre-temps corrige les reductions propres a l'esthetique expres­ siviste que suggere, a tout le moins, la Theorie de l'agir commu­ nicationnel, et que Tracy critique de fa�on repetee. Bien qu'une force ouvrant le monde de fa�on innovative revienne aux deux, au discours prophetique comme a l'art devenu autonome, [147] j'hesi­ terais a rassembJer en un les symboles religieux et esthetiques. Je suis sur que D. Tracy aimerait suggerer tout autre chose qu'une conception esthctique du religieux. L'experience esthetique est deve­ nue partie integrante du monde moderne par le fait qu'elle s'est autonomisee en une sphere de vaJeur culturelle. Une teile diffe­ renciation, visant a etre, comme Je voit N. Luhmann, un sous-sys­ teme sociaJ speciaJise dans Ja maitrise de la contingence, ne stabiJiserait Ja reJigion qu'au prix d'une neutralisation complete de ses contenus d'experience. A l'encontre de cela, Ja theologie poli­ tique Jutte pour un röJe public de Ja religion, egalement et preci­ sement dans les societes modernes; le symbolisme religieux ne doit 28. Ch. S. PEIRCE, Chronological Edition, vol. 3, 104. 29. A. WELLMER, des Modernität », « Wahrheit, Schein, Versöhnung. Adornos ästhetische Rettung dans Zur Dialektik von Modeme und Postmoderne, Francfort­ sur-le-Main, 1985, p. 9-47; [En fran�ais : Albrecht WELLMER, « VCrite-apparence­ reconciliation. Adorno et le sauvetage esthetique de la modernite », dans Rainer Rochlitz (ed.), Theories esthetiques apres Adorno, Ed. Actes Sud, 1990, p. 249- 293. M. SEEL, Die Kunst der Entzweiung, Francfort-sur-le-Main, 1986. 30. J. HABERMAS, « Questions and Counterquestions », dans R. J. BERNSTEIN, Habermas and Modernity, Londres, 1985, p. I 92s. (ici p. 202s.) ; en outre, J. HABERMAS, Le Discours philosophique de La modernite, p. 000. DIGRESSION 103 pas alors s'assimiJer au symboJisme esthetique, donc aux formes d'expression d'une culture d'experts, mais doit affirmer une atti­ tude holiste au sein du monde de Ja vie. Au demeurant, je prends tres au serieux J'admonestation de Peukert de prendre en consideration Ja dimension temporelle de l'agir oriente vers l'intercomprehension. Des anaJyses phenomenoJogiques du style de Etre et temps ne se Jaissent assurement pas simpJement transplanter dans une theorie de Ja communication. Peut-etre la semiotique de Peirce offre-t-elle une meilleure approche, jusqu'ici encore non expJoi­ tee. Apel et moi nous sommes d'abord appropries l'intuition fonda­ mentale de sa theorie de la verite, selon laquelle une force transcendante est inherente aux pretentions a la validite, assurant a chaque acte de parole une relation au futur : « Ainsi, la pensee n'est rationnelle que dans la mesure ou eile s'adresse a une pensee future possible. Ou en d'autres termes, la rationalite de la pensee reside dans sa reference a un futur possible. » Mais Je jeune Peirce avait deja donne une indication interessante quant au fait que le processus semio­ tique produirait de Ja continuite. Dans des contextes de la theorie de la connaissance, il attribue en effet au symbole singulier Ja force de pouvoir produire cette continuite dans Je flux de nos experiences vecues que Kant voulait voir assuree par Je « Je pense » de l'aper­ ception transcendantale qui les accompagne. Parce que l'experience vecue singuliere adopte elle-meme la structure a trois termes d'un signe qui se rapporte en meme temps a un objet passe et a un inter­ pretant futur, eile peut, au-dela de la distance temporelle, entrer en relation semantique avec d'autres experiences vecues, et produire ainsi un contexte temporel dans Ja suite d'une multiplicite qui, sinon, [148] se desagregerait a Ja maniere d'un kaleidoscope31• C'est de cette maniere que Peirce explique Jes rapports temporeJs qui ne sont tout d'abord produits que par Ja structure des signes en general. Le medium de la langue pourrait emprunter a cette structure semiotique sa dyna­ mique de temporalisation deployee dans des contextes de tradition. Pour conclure, je traite d'objections qui ne sont pas motivees par des reflexions specifiquement theologiques. IV (1) Sheila Briggs opere au sein du paradigme de Ja philosophie de Ja praxis des distinctions que je trouve plausibles. Cependant, je ne vois pas encore tout a fait cömment on peut, avec ses pre- 31. Ch. S. PEIRCE, Chronologica/ Edition, vol. 3, p. 68-71. 104 TEXTES ET CONTEXTES misses, abautir a ce type d'ethique du dialague qui aimerait fon­ der la capacite universelle a la respansabilite et l'integrite de l'iden­ tite particuliere de taut un chacun, sans prendre en cansideratian les paints de vue universalistes de l'egalite et de la justice. Meme Seyla Benhabib, sur les travaux de laquelle S. Briggs s'appuie paur ses theses föministes, reste fidele aux intentions universalistes de Kant et de Hegel. S. Benhabib developpe sa conceptian en cam­ ptet accard avec moi : « Puisqu'il est d'accord avec le fait que les litiges normatifs peuvent etre rationnellement regles, et que l'equite, Ja reciprocite et taute procedure d'universalisatian sont ses cansti­ tuants, c'est-a-dire des conditions necessaires du point de vue maral, l'universalisme interactif considere la difference camme un paint de c;lepart de Ja reflexion et de l'action. En ce sens, I'« universa­ lite » est un ideal regulatif qui ne nie pas notre identite incarnee et enchassee, mais vise a developper des attitudes morales et a encourager des transformations politiques qui puissent produire une perspective acceptable paur tous. L'universalite n'est pas le consen­ sus ideal de sujets definis fictivement, mais, dans le domaine poli­ tique et maral, le processus concret de la lutte de sujets concrets, enchasses, tendant vers l'autonomie32. » Benhabib met toutefois en question la reductian de l'argumentation morale a des problemes de justice, parce qu'elle croit que la distinction logique entre les questions de justice et les questians concernant la vie banne [ 149] repose sur la distinction socialogique entre espace public et sphere privee, au du moins lui carrespond. Une morale raccourcie de fac;on legaliste devrait se ramener, pense-t-elle, aux questions de justice palitique. Tautes les relations privees, ainsi que tout ce qui concerne Ja sphere privee qu'une societe patriarcale abandanne de prefärence aux femmes, tomberaient alars par definition en dehors du damaine de competence de la morale. Cette hypothese n'est toutefois pas correcte. Car la distinction logique entre les probJemes de justice et ceux cancernant une vie banne est independante de Ja distinc­ tian sacialogique entre les spheres d'existence. Nous faisons de la raison pratique un usage moral lorsque nous demandons ce qui est egalement bon pour chacun; un usage ethique lorsque nous deman­ dons ce qui est respectivement bon pour mai ou pour nous. L es questions de justice permettent, du point de vue maral de ce que tous pourraient vouloir, des reponses en principe universellement valides; en revanche, les questions ethiques ne peuvent etre clari­ fiees rationnellement que dans Je contexte d'une histoire de vie par­ ticuliere ou d'une forme de vie particuliere. Ces questions sont en effet taillees, de fac;on perspectiviste, a Ja mesure d'un individu ou d'une communaute particuliere qui aimeraient savoir ce qu'ils sont 32. S. BENHABIB, « Thc Gcneralized and the Concrete Othcr International, vol. 5, janvicr 1986, p. 406. », Praxis DIGRESSION 105 ou aimeraient etre. De tels processus de comprehension de soi se distinguent des argumentations quant au type de leur questionne­ ment, mais non quant au lieu specifiquement sexue de leur theme. Cela ne signifie evidemment pas que dans les questions morales, nous devrions faire abstraction de l'autre concret. Briggs et Benhabib distinguent deux perspe�tives, selon que nous conside­ rons a chaque fois )es concemes dans leur ensemble ou l'individu singulier dans sa situation. Dans les argumentations morales, les deux perspectives doivent entrer en jeu. Mais elles doivent se croi­ ser. Dans les discours de fondation, la raison pratique se manifeste par un principe d'universalisation, tandis que les cas singuliers ne sont pris en consideration qu'en tant qu'exemples illustratifs. Des normes fondees ne peuvent evidemment aspirer a la validite que prima facie; savoir quelle norme vaut, dans le cas particulier, comme norme adequate, et donc laquelle doit etre preferee a d'autres, valables egalement prima facie, ne peut pas etre decide de la meme maniere. Cette application de normes requiert plutöt un discours d'un autre type. De tels discours d'application [150] suivent une autre logique que les discours de fondation. II s'agit ici en effet de l'autre concret dans Je contexte des circonstances a chaque fois donnees, des relations sociales particulieres, de l'iden­ tite singuliere et de l'histoire de vie. Ce n'est qu'a la lumiere de la description la plus complete possible de toutes les caracteris­ tiques pertinentes qu'on peut juger quelle norme est a chaque fois la norme adequate33. S'il faut d'une fa<;on generale reprocher quelque chose a L. Kohlberg, contre lequel S. Benhabib fait valoir des reflexions de C. Gilligan, ce n'est pas son explicitation, fon­ dee sur G. H. Mead, du point de vue moral a partir de Ja proce­ dure de l'adoption ideale de röle, mais Je fait d'avoir neglige Je probleme de l'application. (2) Je ne peux reagir ici que par quelques remarques a Ja critique riche en idees, mais exposee de fa<;on plutöt allusive, de R. Wuthnow. Un grand travail hermeneutique preparatoire serait necessaire des deux cötes. Toute l'entreprise d'une theorie critique de Ja societe recouvrant en quelque sorte reflexivement tout son contexte d'emer­ gence et reposant sur Je potentiel rationnel sis dans le medium lan­ gagier de Ja socialisation elle-meme lui paralt suspecte34. II ne separe pas les differents niveaux anaJytiques et ne tient pas compte de la difference methodique entre Ja theorie du langage, de l'argumenta­ tion et de l'action menee d'un point de vue formel-pragmatique d'une part, et de Ja theorie sociologique de l'action et du systeme 33. K. GüNTHER, Der Sinn für Angemessenheit. Anwendungsdiskurse in Moral und Recht, Francfort-sur-le-Main, 1988. 34. [Yoir mon introduction i\ J. HABERMAS, Theorie et pratique, Paris, Payot.] 106 TEXTES ET CONTEXTES de l'autre; il ne distingue ni entre un emploi formel-pragmatique du concept de monde de Ja vie, et un emploi sociologique, ni entre une theorie discursive de Ja verite, de Ja morale, du droit, procedant de fac;on normative d'un cöte, et les tentatives de reconstruction a teneur empirique visant la description de l'autre. Cette construction theorique n'est certes pas sans problemes, mais sans une connais­ sance plus intime du plan de construction, on peut difficilement dis­ cuter de reserves extraites ad hoc. Par exemple, il n'est pas vrai que j'oppose a un passe devalo­ rise un futur rayonnant. Le concept proceduraliste de rationalite que je propose ne peut absolument pas assumer des projets utopiques pour des formes de vie dans leur totalite. [ 151] La theorie de la societe dans le cadre de laquelle se meuvent mes analyses peut au meilleur des cas conduire a des descriptions diagnostiques qui per­ mettent de manifester plus clairement l'ambivalence de tendances de developpement opposees. II ne peut absolument pas etre ques­ tion d'une idealisation de J'avenir; dans L'Espace public, je me suis plutöt rendu coupable d'une idealisation du passe. II est vrai que je defends une theorie de la signification prag­ matique d'apres laquelle un auditeur comprend un enonce lorsqu'il connalt les conditions sous lesquelles celui-ci pourrait etre accepte comme valide. La pensee de fond est simple : on ne comprend une expression que lorsque J'on sait comment on pourrait l'employer afin de se comprendre avec quelqu'un a propos de quelque chose dans le monde. Cette relation interne entre l'intercomprehension et la rationalite resulte de l'attitude, methodiquement adoptee, d' un participant virtuel. Mais de Ja, il n'y a pas de chemin direct qui mene a un rationalisme socioscientifique, qui serait muet face « a Ja liberte personnelle, aux violations deliberees de normes etablies, au pluralisme, aux modes d'expressions non reducteurs35 ». Dans la rationalite communicationnelle inherente au medium langagier, Wuthnow n'arrive a reconnaltre qu'une extension de Ja rationalite instrumentale. Il se fonde pour cela sur les analyses, presentees au debut du premier volume de la Theorie de l'agir communication­ nel, de l'emploi du savoir propositionnel dans les affirmations d'un cöte, dans les actions orientees en fonction d'une fin de l'autre. II ne tient pas compte du fait que ces deux cas-modeles ne forment que le point de depart d'une analyse elargie pas a pas. D'ailleurs, je ne considere les informations et l'agir regule par les normes (de meme que l'autopresentation expressive) que comme des cas limites de l'agir communicationnel; l'opposition entre usage innovatif et usage idiosyncratique du Jangage ne sert qu'a l'explicitation de l'usage des expressions evaluatives. 35. R. Wun1Now, « Rationality and the Limits of Rational Theory »,ms, p. 16. 107 DIGRESSION Toutes ces choses doivent tout d'abord etre mises en pJace avant que !'interessante remarque de Wuthnow sur Ja resacraJisation du monde de Ja vie puisse etre discutee. Tel est bien le veritable point de Jitige : savoir si Ja liberation de Ja pratique quotidienne de l'aJie­ nation et de Ja coJonisation doit pJutöt etre decrite comme ratio­ nalisation du monde de Ja vie, au sens ou je l'entends, au sens d?Odo Marquard, comme « re-enchantement36 (3) Le travail de Fred Dallmayr sur ciliation » « [ 152] ou, ». Theorie critique et recon­ me cause queJques difficuJtes. Dallmayr poursuit avec une grande comprehension d'importants motifs reJigieux d'arriere­ pJan dans la Dialectique de La raison de Horkheimer et Adorno, ainsi que dans Ja phiJosophie tardive d'Adorno. II analyse les apo­ ries dans lesquelles s'embarrasse Ja Theorie critique de la meme maniere que moi. Sur cet arriere-plan, il sournet ensuite la Theorie de l'agir communicationnel a une critique etonnarnrnent partiale. Etonnarnrnent, car Dallrnayr a une connaissance approfondie de rnes ecrits. II cornrnente depuis des dizaines d'annees rnes pubJi­ cations, et ce nullernent de fa<;on non critique, rnais avec une grande sensibilite et une connaissance englobante du contexte de discus­ sion allernand37. Dallrnayr a pose les jalons de la presente confrontation dans son article interessant « Is CriticaJ Theory a Hurnanisrn? » rie critique est-el le un hurnanisrne ?). La, I' expression nisrne » (La theo­ « hurna­ est, cornrne chez Heidegger, utiJisee dans un sens pejoratif et ne signifie rien rnoins qu'anthropocentrisrne. Dallrnayr veut dire que finaJement, je ne fais qu'echanger le sujet transcendantal contre une intersubjectivite quasi transcendantaJe. Le tournant Jinguistique de Ja Theorie critique ne ferait que masquer Je fait que Ja subjec­ tivite serait reintegree au-deJa de Ja langue dans ses droits carte­ siens : « La perspective de Habermas decrite cornrne un « hurnanisrne » [ ...] peut Iegitirnement etre - si ce terrne designe une orien­ tation plus ou moins centree sur l'hornrne ou Je sujet. Les distinc­ tions entre ernpirisme et hermeneutique, systerne et monde de la vie, ainsi qu'entre enonces propositionneJs et enonces reflexifs peu­ vent etre, sans violence indue, rarnenees a Ja distinction cartesienne et kantienne entre sujet et objet (et donc au cadre fondarnental de la rnetaphysique)38. » Cette pointe critique doit naturellernent sur­ prendre un auteur qui, selon la cornprehension qu'il a de lui-rnerne, a opere Je tournant pragrnatico-Jinguistique pour critiquer toute forme de philosophie du sujet - evidernrnent avec suffisarnrnent 36. Odo MARQUARD, Abschied vom Prinzipiellen, Stuttgart, 1981. 37. F. DALLMAYR, Beyond Dogma and Dispair, Notre Dame, 1981, p. 220s., et 246s. ; Twilight of Subjectivity, Amherst, 1981, p. l 79s., et 279s. 38. F. DALLMAYR, Polis and Praxis, Cambridge (Mass.), 1984, p. 158. 108 TEXTES ET CONTEXTES de prudence pour que du Charybde de la philosophie du sujet, [ 153] on ne tombe pas dans le Scylla d'une histoire de l'etre delimitee selon une metaphysique negative. C'est precisement cette pointe antiheideggerienne du changement de paradigme qui peut pousser Dallmayr a nier celui-ci meme. Cela est particulierement difficile en regard d'un livre comme le Discours philosophique de la modernite, ou je developpe le nouveau paradigme de l'intercomprehension a partir de son texte philosophico­ historique, et ce dans l'intention de montrer comment l'on peut se soustraire aux embuches de la philosophie du sujet sans par ta s'emmeter dans les apories d'un.e critique de la raison autoreferente et totalisante - ·ni dans la version deconstructiviste des heidegge­ riens tardifs, ni dans la version contextualiste des wittgensteiniens tardifs39. Comme la substance argumentative de la troisieme partie, critique, de la contribution de Dallmayr ne suffit pas pour une contro­ verse de fond, je me limite a quelques remarques cursives : (a) Dallmayr fonde son affirmation d'une « continuite » entre le paradigme de l'intercomprehension et celui de la relation sujet-objet sur la remarque que les actes de langage manifestent la meme struc­ ture telfologique que les activites orientees en fonction d'une fin. Mais, comme je l'ai montre ailleurs40, le jeu de langage telfolo­ gique a un autre sens dans la theorie du langage que dans la theo­ rie de l'action; les memes concepts fondamentaux sont a chaque fois interpretes dans un sens different - et donc interpretes diffe­ remment dans un sens pertinent pour notre question. A la diffe­ rence des actions teleologiques, les actes de langage sont orientes Vers des buts illocutionnaires qui n'ont pas le Statut d'un but a rea­ liser dans le monde, [ 154] qui ne peuvent pas non plus etre reali­ ses sans la cooperation et l'assentiment non contraints d'un destinataire, et qui enfin ne peuvent etre expliques qu'en ayant recours au concept d'intercomprehension inherent au medium lan­ gagier. En outre, a la difference des actions teleologiques, les actes de langage, en raison de leur double structure illocutionnaire-pro­ positionnelle, s'interpretent eux-memes : en accomplissant des actes de langage, on dit en meme temps .ce que l'on fait. 39. Voir DALLMAYR, (and Habermas) », « The Discourse ofModernity: Hegel, Nietzsche, Heidegger Praxis International, vol. 8, janvier 1989, p. 377-406 ; voir aussi Je compte rendu de Ja Theorie de l'agir communicationnel dans F. DALLMAYR, Polis and Praxis (1984), Appendice, p. 224-253. Egalement pJein de prejugcs : F. DALLMAYR, « Habermas and Rationality », Political Theory, vol. 16, novembre 1988, p. 553-579. Dans sa replique, R. J. Bernstein remarque concernant Dallmayr : « Consi<lcrant sa sensibilite hcrmeneutiquc, sa recente discussion de Habermas fait l'effet d'un choc. Car bien qu'il fasse un !arge usage de citations pour crcer l'impression que c'est l"'auteur" lui-mcme qui parle, Je resultat est unc distorsion des vues de Habermas » (ibid., p. 580). 40. J. HABERMAS, La Pensee postmetaphysique, p. 64s . DIGRESSION 109 (b) Dallmayr pense en outre que Ja theorie des actes de Jangage privilegie Je röle du Jocuteur, et ne prend pas en consideration les operations de l'auditeur. C'est Je contraire qui est vrai, dans une analyse qui (contre Searle) maintient que tout acte de Jangage reste incomplet sans Ja prise de position par oui/non d'un auditeur poten­ tiel. Celui-ci doit adopter l'attitude d'une deuxieme personne, aban­ donner Ja perspective de J'observateur au profit de Ja perspective du participant, et s'engager dans un monde de Ja vie intersubjecti­ vement partage par une communaute linguistique, s'il veut tirer avantage de la reflexivite particuliere de la langue naturelle. Cette conception de part en part hermeneutique de la langue s'oppose au theoricisme d'un modele de comprehen·sion causaliste de la Jangue partage par Quine, Davidson et d'autres. (c) Dallmayr souligne ensuite la complementarite du parler et du taire : « Le langage fait echo a son propre silence. quant a I' (( insondabilite » » Cette remarque ontologique de Ja langue requiert evi­ demment, au-dela des allusions linguistico-mystiques du vieux Heidegger, une explication. Si Dallmayr ne veut pas d'emblee sous­ traire les phenomenes du silence a une analyse linguistique, il peut utiliser ma theorie de la communication : le silence non auratique tire de chaque contexte respectif une signification plus ou moins evidente. D'ailleurs, naturellement, tout acte de langage est situe, et chaque situation de parole est enchässee dans un contexte du monde de la vie intersubjectivement partage qui couronne en silence ce qui est dit d'une presence muette41• (d) Ensuite, Dallmayr m'attribue une conception instrumentaliste de la langue. Cet empirisme linguistique a deja ete depasse par Hamann et Humboldt. Moi-meme, [155) je ne relie pas la theorie de la communication a Locke, mais a J'hermeneutique et au prag­ matisme americain. Evidemment, l'acte de Ja denomination, qui a joue un röle paradigmatique (et, en regard des speculations chre­ tiennes sur le Logos, riche en associations) depuis Ja philosophie du langage romantique jusqu'a Benjamin, se revele etre un modele quelque peu unilateral pour l'explication des puissances d'innova­ tion linguistique. Dans une interpretation stricte, cela conduit a une conception semantico-reförentielle de la langue d'apres laquelle les expressions doivent representer des etats de choses de la meme maniere qu'un nom designe un objet - ce qui est faux. Tout aussi fausse est l'interpretation speculative du modele de la denomination qui hypostasie l'operation constitutive de la Jangue, celle donc qui revele le monde, et neglige en outre l'importance de la validite des pratiques rendues linguistiquement possibles dans le monde (celle de la confrontation entre ceux qui se rencontrent dans le monde). 41. Voir mon analyse du monde de la vie dans J. HABERNAS (1993), p. 88104. 110 TEXTES ET CONTEXTES (e) Dallmayr m'accuse enfin de restaurer le rationalisme - en Allemagne, on disait jusqu'en 1945 le rationaJisme « pJat » - de l'Aufklärung. Le plat et le profond ont Jeur perfidie propre. J'ai toujours essaye de naviguer entre Je Charybde d'un empirisme nive­ lant et sans transcendance, et Je Scylla d'un idealisme portant la transcendance aux nues. J'ai, je l'espere, beaucoup appris de Kant, mais si je ne suis pas devenu un kantien dallmayrien, c'est deja parce que la theorie de J'agir communicationnel integre dans Ja pra­ tique de l'agir communicationnel quotidien Jui-meme Ja tension transcendantaJe entre J'Intelligible et Je monde des phenomenes, sans pour autant, par Ja, l'annihiler. Le logos de Ja Jangue institue J'intersubjectivite du monde de Ja vie dans Jequel nous nous trou­ vons deja en intercomprehension preaJable, afin que nous puissions nous rencontrer Jes uns les autres, en tant que sujets, les yeux dans Jes yeux, et clone en tant que sujets qui se presupposent la res­ ponsabiJite, c'est-a-dire la capacite d'orienter Jeur action en fonc­ tion de pretentions a la validite transcendantes. En meme temps, le monde de la vie se reproduit a travers Je medium de chacune des adions communicationneJles clont nous avons a repondre, sans pour autant qu'il soit a notre disposition. En tant qu'acteurs agissant communicationnellement, nous sommes exposes a une transcen­ dance enchässee dans Jes conditions de reproduction langagieres, sans que nous lui soyons livres. Cette conception s'accorde mal avec l'illusion productiviste d'une [156] espece se produisant elle­ meme, et se substituant a un absoJu denie. L'intersubjectivite lan­ gagiere depasse Jes sujets sans Jes assujettir. Elle n'est pas une subjectivite de rang superieur, et peut pour cette raison meme se passer du concept d'un absolu, sans renoncer a une transcendance de l'interieur. Nous pouvons renoncer tant a cet heritage du chris­ tianisme hellenise qu'a ces constructions d'ascendance hegeJienne de droite auxquelles Dallmayr, aujourd'hui comme naguere, semble se remettre.