Dossier
L’idée d’Europe après guerre
chez les chrétiens issus de la résistance
et de l’opposition au nazisme1
par Fabrice Larat
Maître de conférence à l’Université de Mannheim.
Nombreux sont les auteurs à avoir déjà mis en évidence le rôle joué
par la résistance au nazisme dans le développement de l’idée européenne
après guerre. À cette occasion, un très grand nombre de documents issus
des différents mouvements de résistance ont été réunis et publiés2. Joints
aux prises de positions en faveur de l’Europe des principaux acteurs de la
période, ils constituent une source irremplaçable pour l’étude du
processus d’unification européenne.
À côté de cette dimension résistante, d’autres sources d’influence
peuvent être dégagées, en particulier la dimension chrétienne,
parfaitement perceptible dans certains mouvements et dans l’action de
maints européistes3. Il a été ainsi montré que ce n’était pas un hasard, si
1. Ce texte est également paru en italien sous le titre « L’idea d’Europa nel
dopoguerra tra i cattolici provenienti dalla Resistenz e d’all’opposizione al nazismo », in
Alfredo Canavero et Jean-Dominique Durand (dir.), Il fattore religioso nell'integrazione
europea. Milan : Unicopli, 1999.
2. Ce qui a été fait de manière magistrale par Walter Lipgens dans son ouvrage
Europa-Föderationspläne der Widerstandsbewegungen, 1940-1945, München, 1968,
sources reprises en grande partie et complétées par les quatre volumes édités sous la
direction de Walter Lipgens et de Wilfried Loth sous le titre Documents on the History of
the European Integration, Berlin/New York, 1991.
3. On trouve en effet dans la mouvance européiste des groupes d’inspiration
ouvertement chrétienne, comme Les nouvelles équipes internationales. Sur ces Nouvelles
équipes internationales issues du mouvement démocrate chrétien, on se reportera à
Heribert Gisch, « The “Nouvelles Équipes Internationales” of the Christian Democrats »,
44 Fabrice Larat
tant de chrétiens convaincus s’étaient impliqués dans le processus de
construction européenne4. De fait, on connaît l’action d’hommes d’État
catholiques comme Robert Schuman, Konrad Adenauer ou Alcide De
Gasperi. Mais qu’en est-il exactement du rôle joué par tous ces chrétiens
laïcs qui n’exerçaient pas de fonctions dirigeantes, et dont nombre
d’indices portent toutefois à croire que leurs convictions religieuses ne
furent pas sans effet sur la nature du combat qu’ils ont mené pour
l’Europe ? Dans l’état actuel de la recherche, il est difficile de répondre à
cette question, tant cet aspect des choses est resté en grande partie
négligé.
Le rôle des élites politiques (leaders politiques et parlementaires, hauts
responsables administratifs) dans le processus de construction européenne
a bien fait l’objet d’études intéressantes, et celles-ci ont d’ailleurs
souligné le rôle des individualités dans le processus de décision5. Mais
pour ce qui est de l’influence des responsables socio-économiques, des
syndicalistes, des journalistes ou autres acteurs du champ culturel et
intellectuel, il subsiste encore des lacunes importantes, entre autre du fait
des difficultés à identifier ces acteurs et à mesurer leur influence.
D’autre part, comme ont pu le relever Ann Deighton et Gérard
Bossuat, à l’instar de la perception du passé ou du vécu de la guerre, les
mentalités, qu’elles soient individuelles ou phénomène de groupe, liées à
la culture nationale ou à l’image du voisin, ont pesé d’un poids
considérable sur les décideurs6. Aussi, quand on considère les analyses et
les raisonnements qui ont conduit aux prises de décision en faveur de
l’unité de l’Europe, on ne peut que constater l’existence – au-delà des
spécificités nationales – de facteurs communs liés aux mentalités, à des
expériences historiques communes7.
in W. Lipgens, Documents on the History of the European Integration, volume 4, pp. 479-
484 ; ainsi qu’au chapitre que Thomas Jansen a consacré à ce mouvement in Die
Entstehung einer europäischen Partei. Vorgeschichte, Gründung und Entwicklung der
EVP, Bonn : 1996. Par européiste, nous entendrons, au sens large du terme, toutes les
personnes qui, pour une raison ou une autre, ont adopté une attitude ouvertement
favorable à la construction européenne, qu’elles aient été membre d’une organisation
européenne de type unioniste ou fédéraliste.
4. Martin Greschat et Wilfried Loth, Die Christen und die Entstehung der
Europäischer Gemeinschaft. Stuttgart : Kohlhammer Verlag, 1994, p. 11.
5. Ann Deighton et Gérard Bossuat, « Les élites politiques et la question de l'unité de
l'Europe » in Identité et conscience européenne au XXe siècle, sous la direction de René
Girault, et Gérard Bossuat, Paris : Hachette, 1994, p. 115.
6. Ibidem, p. 117.
7. Ibidem. Sur le rôle les effets de la guerre sur la conscience d’être européen, cf.
Antoine Fleury et Robert Frank, « Le rôle des guerres dans la mémoire des Européens :
Dossier : L’idée d’Europe après guerre chez les chrétiens… 45
À ses débuts, le combat en faveur de la construction européenne n’a
ainsi pas tant été le fait de partis politiques et de structures déjà existantes
que le produit et l’initiative d’individus s’appuyant sur une certaine
vision du monde qu’ils partageaient avec d’autres ; vision du monde elle-
même fruit de leur expérience personnelle et de leur réflexion sur les
événements qui venaient de se produire. Comment la foi chrétienne et
l’expérience de la résistance au nazisme sont intervenues dans la prise de
conscience européenne de certains individus, dans quelle mesure cette
« combinaison » était-elle représentative d’un état d’esprit plus largement
répandu dans les cercles européistes de l’époque, et enfin en quoi
consistait exactement cette vision du monde au sein de laquelle s’opérait
la conjonction de ces deux facteurs d’influence ? La réponse à ces
questions peut être trouvée dans l’étude de l’itinéraire et les prises de
position de quatre personnalités marquantes de la mouvance européiste.
1. Quatre figures-clef du mouvement européen
Lorsque l’on étudie les activités des mouvements européistes dans
l’immédiat après-guerre, plusieurs noms reviennent régulièrement. Il
s’agit des figures de proue des groupes de promotion de l’idée
européenne : fondateurs et dirigeants, initiateurs des principales prises de
position ou déclaration, etc. Parlant du rôle joué après guerre par les
anciens résistants dans l’Union européenne des Fédéralistes, W. Lipgens
évoque ainsi la « troïka » constituée par Frenay, Kogon et Spinelli à la
tête du mouvement pendant de longues années8. Ces trois personnages ne
furent pas les seuls à remplir des fonctions dirigeantes dans ce
mouvement, d’autres noms peuvent être cités : ainsi Henri Brugmans élu
président du comité exécutif de l’UEF en 1947, et Denis de Rougemont
élu délégué général de l’UEF au congrès de La Haye en 1948.
Toutefois, à bien y prêter attention, c’est en effet presque toujours le
même petit groupe d’individus qui occupe le plus souvent le devant de la
scène, au moins en ce qui concerne les activités transnationales du
mouvement européen et des groupements qui le composaient. À
l’intérieur de ce cercle restreint, quatre personnalités retiennent l’attention
à cause du rôle proéminent qu’ils ont joué sur une assez longue période
dans le combat pour l’Europe, de même que pour la constance avec
leur effet sur leur conscience d'être européen » in Identité et conscience européennes au
XXe siècle, sous la direction de René Girault, Paris, 1994, pp. 149-156.
8. Walter Lipgens, Europa-Föderationspläne der Widerstandbewegung, 1940-1945,
München, 1968, p. 26.
46 Fabrice Larat
laquelle leurs itinéraires se croisent et s’entrecroisent : Henri Frenay,
Henri Brugmans, Denis de Rougemont et Eugen Kogon. Malgré leur
individualité et la particularité de leur destin national, ils présentent tous
un grand nombre de caractéristiques communes, de similitudes et de
convergences. Ces points communs consistent en une vision du monde
qui se base sur les mêmes valeurs morales et sur une conception de
l’homme sensiblement identique. Dans les quatre cas, on retrouve en effet
la même conscience de la nécessité de l’engagement personnel et du
combat pour la paix, pour plus de justice sociale, pour la construction
d’une Europe affranchie du totalitarisme et du nationalisme et qui soit à
même de garantir le respect de ces valeurs, notamment grâce au
fédéralisme.
En retraçant l’itinéraire de ces individus et en présentant leurs
réflexions respectives sur ces sujets, il est possible de dégager la base
idéologique qui servait de motivation à leur prise de position et à leur
engagement européen. De cette manière, on obtient une illustration
intéressante des liens existant entre, d’une part, les convictions
chrétiennes de certains laïcs ayant participé à la construction européenne
et, d’autre part, leur expérience de la résistance contre le nazisme.
Lorsque l’on évoque l’engagement pro-européen, les convictions
chrétiennes et l’opposition au nazisme, plusieurs noms viennent
spontanément à l’esprit : que cela soit des personnalités politiques ou de
la haute fonction publique comme Alcide De Gasperi en Italie9, Paul
Reuter10 ou André Philip11 en France, le comte Helmuth James von
9. Dont on sait que son engagement politique et son énergie reposaient sur un
idéalisme moral et une vision des choses eux-mêmes d’origine chrétienne. Cf. Norbert
Kohlhase, Einheit in der Vielfalt - Essays zur europäischen Geschichte, Kultur und
Gesellschaft, Baden Baden : Nomos Verlagsgesellschaft, 1988, p. 86 ; ainsi que le portrait
que Denis de Rougemont dressa de lui (héros de la résistance antifasciste, catholique laïc
et démocrate, grand européen, etc.) dans « De Gasperi l’européen », texte paru in Preuve,
n°44, octobre 1954 et reproduit in Écrits sur l’Europe, volume premier, op. cit., pp. 211-
213.
10. Professeur de droit, membre de différents cabinets ministériels de 1944 à 1948,
Paul Reuter (1911-1989) était passé pendant la guerre par l’école des cadres d’Uriage
fondée par Dunoyer de Ségonzac dont-il rejoignit le bureau d’études en 1942.
Jurisconsulte du Quai d’Orsay, il participe en avril 1950 à la rédaction du projet CECA en
compagnie de Jean Monnet, d’Etienne Hirsch et de Pierre Uri, puis à la rédaction du
projet d’armée européenne.
11. André Philip poursuivit une double carrière universitaire et politique. Député
socialiste en 1940, André Philip (1902-1970) fut l’un des rares membres de son groupe à
refuser de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940. Engagé très tôt
dans la résistance, il participa à la création du mouvement Libération Sud, puis exerça
Dossier : L’idée d’Europe après guerre chez les chrétiens… 47
Moltke12 ou le pasteur Niemöller en Allemagne13. Cependant, peu
d’individus présentent la triple caractéristique en question (convictions
chrétiennes affichées, engagement dans la résistance active ou opposition
clairement affichée au nazisme, engagement européen) de manière aussi
prononcée que ces quatre individus.
Notre étude va donc porter sur quatre européistes de la première
heure, qui se sont tous distingués par leur militantisme et leur
engagement. Il s’agit d’Henri Frenay, d’Henri Brugmans, de Denis de
Rougemont et d’Eugen Kogon. Un Français, un Néerlandais, un Suisse et
un Allemand : sans être absolument représentatives, ces personnes sont
de part leurs origines nationales et leur itinéraire personnel suffisamment
différentes pour que la mise en évidence de points communs et de
parallèles soit significative et témoigne véritablement de l’existence
d’une certaine vision du monde commune à de très nombreux
européistes.
diverses fonctions à Londres et à Alger. A. Philip, qui était protestant, combina lui aussi le
militantisme chrétien (il participa avant-guerre au mouvement du christianisme social)
avec l’engagement européen. Élu délégué général du comité exécutif du Mouvement
européen en 1949, il profita de ses fonctions de président de la commission internationale
de la Fédération protestante de France pour influencer l’attitude des protestants français
en faveur de l’Europe. Sur l’engagement européen d’André Philip, cf. « André Philip und
das Projekt eines Sozialistischen Europas » in M. Greschat und W. Loth, Die Christen
und die Entstehung der europäischen Gemeinschaft, Kohlhammer Verlag, Stuttgart u.a,
1994, p. 189 à 200.
12 .Helmuth von Moltke (1907-1945) fut le fondateur du cercle de Kreisau qui
regroupait des opposants conservateurs au régime hitlérien. Il était persuadé qu’une
coopération européenne serait possible à l’avenir à cause de la diffusion des idéaux
supranationaux chrétiens, humanistes et socialistes. En avril 1941, il formula le projet de
créer des États-Unis d’Europe et chercha à entrer en contacts avec d’autres mouvements
de résistance européens. Arrêté à l’issu du putsch manqué contre Hitler en juillet 1944, il
fut condamné à mort et exécuté le 23 janvier 1945. Sur le rôle joué par H. von Moltke et
le cercle de Kreisau dans la pensée européenne de la résistance allemande, cf. W. Lipgens,
Transnational contacts, in Documents on the History of the European integration, volume
1, op. cit., p. 660.
13. Né en 1892, Martin Niemöller devint pasteur de Berlin/Dahlem en 1931.
Fondateur de la ligue Pfarrernotbund en 1933, il contribua à la naissance de la
Bekennende Kirche (ou Église confessante) qui mena une activité de résistance
souterraine contre le régime nazi. Interné en camps de concentration de 1937 à 1945, il
occupa après guerre plusieurs fonctions dirigeantes au niveau national avant de devenir
président de la World Council Church de 1961 à 1963. Martin Niemöller prit position en
faveur de l’unification européenne, défendant notamment l’idée que l’Europe ne serait
capable de remplir sa mission historique que si sa civilisation restait marquée par
l’influence du christianisme.
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