L’Anthropologie 106 (2002) 295−326 www.elsevier.com/locate/anthro Mégalithes et sociétés préhistoriques : concepts et terminologie Megaliths and prehistoric societies: concepts and terminology François de Lanfranchi * Centre d’études et de recherches archéologiques en Alta Rocca, 20170 Levie, France Résumé La restitution des processus techniques de fabrication des mégalithes, avec ses chaînes opératoires et ses séquences, élargit le champ des signifiants dont chaque monolithe de Corse est porteur. À partir des sites mégalithiques de Poghjaredda de Monte Rotondu (Sotta, Corse), de Ciutulaghja (Appiettu) et de Presa (Altaghjè), certaines aires d’activités spécifiques (celles du pastoralisme, par exemple) ou structurées de l’espace (des villages et des tombes du Néolithique moyen) sont prises en compte. Les apports de disciplines sécantes permettent de donner une dimension socio-économique au choix de l’emplacement des mégalithes. Ces derniers apparaissent alors comme étant l’un des aspects d’un processus de néolithisation de l’île prenant en compte la sculpture et l’architecture. Ce travail s’achève par une réflexion sur la dénomination actuelle des pierres ouvrées. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The restitution of the megalith’s technical manufacture, whith their assemblies lines and their sequences, enlarges the coast of the sens incluse in each Corsican monoliths. From the megalithics sites of Poghjaredda of Monte Rotondu (Sotta), Ciutulaghja (Appietu), and Presa (Altaghjè), some specifics activities area (pastoralism for example) or activities structured in the space (villages and tombs of middle Neolithic) interest this study. The contributions of many sciences permit to give an economic and social dimension to the choice of megalithics sites. Then, those choices are an aspect of the Neolithic process in Corsica, making part of sculpture and architecture. This study is conclued by a consideration on the actual worked stones’ terminology. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. * Auteur correspondant. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 5 5 2 1 ( 0 2 ) 0 1 0 9 3 - 2 296 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Mots clés: Mégalithes; Sculpture; Architecture; Systèmes; Néolithique moyen Keywords: Megalith; Sculpture; Architecture; Systems; Middle Neolithic 1. Introduction : les archéologies Amorcée depuis plusieurs décennies, notre étude des mégalithes de la Corse procédait d’une archéologie fondamentalement descriptive. D’année en année, notre méconnaissance des sociétés préhistoriques devenait lancinante dans la mesure où, derrière le moindre petit fragment de poterie, par exemple, se cachait l’inaccessible homme d’un lointain passé. Un homme appartenant à un groupe social révélé par des habitations préhistoriques et leurs dépendances, par des pratiques agricoles ou pastorales inférées de divers documents archéologiques, et par des constructions funéraires. Depuis une dizaine d’années des matériels différents des restes lithiques ou céramiques proposaient à l’étude des réalités aussi diverses qu’un village néolithique, celui de Presa à Altaghjè, par exemple, (Lanfranchi à paraître 2002) ou qu’un complexe mégalithique comme celui de Poghjaredda de Monte Rotondu (Sotta), ou bien encore des informations archéozoologiques sur l’élevage (Vigne, 1987, 1988), et d’autres sur la sculpture et l’architecture préhistoriques (Lanfranchi à paraître 2002) et sur les tombes. Chaque science sollicitée apportait une contribution dans le sens d’une archéologie anthropologique libérée de la seule approche factuelle. Considérées comme appartenant à un système d’adaptation de l’homme à son environnement (selon Cleuziou, 1988), ces données nouvelles, globalisantes, nous incitèrent à une nouvelle réflexion épistémologique. Le système anthropique composé lui-même de plusieurs sous-systèmes (économique, social, religieux, etc.) conçus comme un ensemble de variables intercorrélées, élargit notre champ de recherche. D’autres variables relatives aux monuments mégalithiques étudiés prirent plus d’importance dans l’orientation actuelle de notre recherche. Nous avons fait nôtres des réflexions théoriques relatives au fait que les préhistoriens « s’approprient un concept élaboré par les ethnographes » (Karlin et al., 1991), notamment ceux de la chaîne opératoire et des systèmes techniques. En élargissant le champ des signifiants des mégalithes, nous avons constaté qu’ils appartiennent en fait à plusieurs systèmes à la fois : celui technique de l’exploitation des ressources minérales, mais également ceux symbolique et religieux. À l’aide d’exemples, nous rappellerons de manière succincte les éléments archéologiques qui nous ont conduit progressivement à la vision anthropologique et historique qui est actuellement la nôtre. La représentation schématique d’un système culturel, tel que nous le concevons à présent, prend la forme d’un ensemble corrélant divers sous-système d’une société. La schématisation du système culturel inscrit un mégalithe, par exemple, dans un ensemble de trois autres sous-systèmes (technique, symbolique, social) également corrélés (Fig. 1), du fait que chacun d’eux est lui-même composé d’un ensemble de variables (Fig. 2). Dans les années soixante, l’étude du mégalithe se limitait à une description repoussant à plus tard l’interprétation. F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 297 Fig. 1. Représentation schématique d’un système culturel. Schematic representation of a cultural systems’. 2. Le complexe mégalithique de Poghjaredda de Petralonga Filippi à Sotta (Fig. 3) Il n’entre pas dans notre intention de refaire l’historique de l’étude de ce complexe ni de présenter les résultats des fouilles. Rappelons simplement qu’en 1972, nous avions décrit la seule structure visible, à savoir le dolmen « fouillé » par des clandestins (Lanfranchi et Costa, 2000). Le monument recensé fut décrit, photographié puis relevé sur plan. En 1986, une nouvelle campagne de fouille nous fit prospecter une surface de 100 m2 (10 × 10 m) et en 1987 plus de 400 m2 (quatre carrés de 100 m2, l’un) carroyés couvraient l’ensemble monumental. Ces travaux mirent au jour un « complexe mégalithique funéraire » formé de cellules bien individualisées et relativement bien situées dans le temps, à savoir le Néolithique moyen. L’étude du mobilier (Lanfranchi et Costa, 2000) et les datations radiométriques nous invitèrent à ajouter à la dénomination de cette architecture, la périphrase « de la première génération », entendant par là qu’il s’agit d’une des premières constructions mégalithiques, datée du IVe millénaire avant J.-C. (Tableau 1) Nous définissons la proto-architecture comme étant un art de bâtir fondé sur la juxtaposition de gros blocs rocheux sur un sol archéologique. Par contre, l’architecture, dont l’émergence en Corse méridionale se situe au Bronze moyen, est fondée sur la construction d’un « mur » véritable en élévation (deux parements liés par des boutisses) et par la possibilité d’assurer également couvrement et couverture en pierre. Pour les commodités de la relation, nous distinguerons la sculpture de l’architecture annonçant ainsi le sous-système technique examiné. 298 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Fig. 2. Représentation schématique de sous-systèmes en interaction. Schematic representation of subsystems’ interaction. F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 299 Fig. 3. Le complexe mégalithique de Monte Rotondu. Megalithic complex of Monte Rotondu. 2.1. La sculpture Les pierres apportées par les hommes sur ce site, puis plantées, sont généralement façonnées. Dans l’optique du sculpteur, cette pierre dressée est une ronde bosse, autrement dit une statue. 2.1.1. Les statues-stèles Sur le site de Poghjaredda, deux monolithes dressés, inscrits dans un cercle de pierres, l’un intact, l’autre brisé au niveau du sol, ont été individualisés. De forme rectangulaire, 300 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Tableau 1 Cadre chronologique du village néolithique de Presa (Altaghjè). Chronological frame of the Neolithic village Presa (Altaghjè). Laboratoire Dates BP Dates av. J.-C Cultures Architecture Rome-428 Rome-832 LGQ-967 Rome 831 Rome-830 LGQ-966 Rome-829 6210 ± 80 6310 ± 75 5740 ± 60 5690 ± 60 5480 ± 60 5430 ± 180 5250 ± 60 – 5277, – 4948 – 5410, – 5069 – 4985, – 4254 – 4691, – 4384 – 4446, – 4171 – 4664, – 4171 – 4223, – 3965 Curasien* Curasien Présien* Présien Proto-Basien* Proto-Basin Basien* Proto-architecture Proto-architecture Proto-architecture Proto-architecture (Les astérisques renvoient à une explication en fin d’article). cintré en sa partie supérieure, le monolithe entier a la silhouette d’une borne de section plan-convexe. Elle mesure 1,30 m de grand axe, 0,20 m de petit axe (son épaisseur) et 1,70 m de hauteur. Un second monolithe arasé ne présente plus qu’une section également plan-convexe dont les axes mesurent respectivement 1,10 m sur 0,17 m (son épaisseur). Ces deux pierres plantées, enfermées dans un péristalithe de pierres, constituent les deux composantes du cercle à statues du complexe mégalithique de Poghjaredda de Monte Rotondu (Sotta). Nous donnons à cette sculpture en ronde bosse le nom de stèle, au sens de pierre dressée en forme de borne. Ce faisant, et par définition, nous sommes en présence d’une pierre plantée qui de surcroît est une statue, au sens du sculpteur. La dénomination de statue-stèle s’ouvre de la sorte sur les trois concepts de pierre plantée, sculptée en ronde bosse, et de forme rectangulaire cintrée en sa partie supérieure (forme de borne). Le monolithe ouvré entre alors dans le système technique de l’exploitation des ressources minérales (la roche), en interactivité avec les systèmes social et symbolique. La statue-stèle (les deux, devrions-nous dire) inscrite dans un cercle de pierre, est l’une des composantes du complexe mégalithique funéraire de la première génération de Poghjaredda (Fig. 3). Par sa destination dans un contexte funéraire et par sa forme non anthropomorphe, elle est un modèle qui perdurera en Corse méridionale depuis le Néolithique moyen jusqu’à l’âge du Bronze, voire l’âge du Fer, ainsi que nous autorisent à le dire les études récentes de Monte Rotondu (Sotta), Ciutulaghja (Appiettu) et même à Monte Revincu (Léandri, 2000) dans le Nord. Mais, bien que leurs similitudes soient très grandes, les œuvres néolithiques se différencient des productions des âges des Métaux par le fait qu’elles se trouvent dans des contextes différents. Effectivement, les premières sont des composantes d’une architecture funéraire néolithique alors que les secondes sont des éléments d’alignements mégalithiques, ou des statues dressées dans des casteddi de l’âge du Bronze, ou encore des monolithes plantés dans des points caractéristiques (cols, bordure de voies de passage, etc.). Dans le sud de la Corse, les plus anciennes appartiennent donc à un système religieux (lequel ?) alors que les plus récentes relèvent d’un système social (représentation d’un personnage dont la présence a pour but de l’immortaliser ?), voire d’un système symbolique (le fondateur d’une lignée, ou un héros, par exemple ?). Dans le nord de l’île, la stèle n’a pas (ou pas encore) été identifiée. F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 301 2.1.2. De la diffıculté à restituer des religions Toute religion relève du domaine immatériel des croyances. L’archéologie se fondant sur l’examen de documents concrets rencontre des difficultés pour remonter à des éléments spirituels ou pour restituer des pensées, des constructions de l’intelligence ou de la spiritualité, à partir des seuls témoins ayant une réalité physique. En revanche, les constructions matérielles, notamment architecturales et sculpturales sont l’expression de la pensée humaine. Dans ce cas, des faits spirituels ne peuvent être que déduits de ces productions matérielles. Plus concrètement, nous voyons que les aspects technologiques de l’assemblage des pierres au sol au Néolithique moyen, comme il est possible de le voir à Presa, traduisent un modèle mental des préhistoriques, avec notamment le symbolisme du cercle qui retient en son centre une construction matérielle. On constate par ailleurs, que la présence de réalisations répétitives comme les cercles de pierres de Poghjaredda, dans lesquels s’inscrivent des constructions aussi significatives que la chambre des morts ou la pierre dressée, est la matérialisation d’un modèle conceptuel. Par contre, on se perd en conjectures quant à la signification que pouvait avoir cette symbolique du cercle pour ces constructeurs. La religion ne se prête pas à l’expérimentation. Si l’on peut reproduire expérimentalement les fondations d’une habitation par l’assemblage de gros blocs, et la couverture par des éléments végétaux, si l’on peut construire des dolmens et sculpter des statues, on constatera avec d’autres chercheurs, que le « domaine religieux et le domaine juridique ne donnent pas prise à l’expérience par l’absence de documents » (Poplin et Mohen, 1980). Néanmoins, l’architecture remarquable de Monte Rotondu, par exemple, montre que les Néolithiques se donnaient les moyens de circuler autour de la tombe, par l’aménagement d’une couronne en terre battue. Le fait nous semble parfaitement attesté, non seulement en Corse, mais sur le continent, avec notamment les monuments de la nécropole néolithique de Caramany (Vignaud, 1993, 1995) dans les Pyrénées Orientales. Les vivants se voyaient offrir ainsi la possibilité de revenir sur les lieux du repos éternel de leurs disparus grâce à des aménagements matériels conceptuels (les unités symboliques que sont les aires de circulation en terre battue, les statues et les dolmens inscrits dans des cercles de pierres). Il n’est pas excessif de penser à l’existence d’un culte des morts caractérisé par des pratiques et des rites spécifiques propres à une croyance liée à la mort et à la conservation physique du trépassé. Or, par définition, les religions ne sont-elles pas « un ensemble de pratiques et de rites spécifiques » ? La découverte de déesses néolithiques volumétriques (Lanfranchi à paraître in Sculpture et architecture préhistoriques) sculptées dans la pierre et associées à des tombes néolithiques invite à y voir les divinités indispensables à la restitution d’une religion. L’étude de ce fait religieux en tant que phénomène social nous permet une approche raisonnée (néanmoins très limitée) des croyances du groupe de Poghjaredda de Monte Rotondu, par exemple. 302 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 2.2. L’architecture (au sens général du terme) 2.2.1. Le dolmen (Fig. 3) Le dolmen de Poghjaredda s’inscrit dans le même système technique que les stèles, plus précisément dans le sous-système technologique de l’agencement des roches sur le sol. Or, comme les montants du dolmen sont façonnés, il sont en interactivité avec les sous systèmes techniques intercorrélés de la sculpture et de l’architecture. La technique architecturale du dolmen repose sur la disposition des dalles posées de chant de manière à border une aire rectangulaire, la chambre funéraire. Dans la restitution de la chaîne opératoire, il faut rappeler que la fosse est creusée, ce qui inscrit sur le plan conceptuel ce type de tombe dans la familles des tombes à fosse. Face à l’ouverture se trouve la dalle de chevet côté interne. Une dalle de couverture assure la protection aérienne de la chambre. Comme les stèles, le dolmen de Poghjaredda se trouve au centre d’un cercle de pierres. L’aire circulaire, matérialisée par deux couronnes, l’une empierrée jouxtant le péristalithe, l’autre privée de pierres et disposée autour du coffre, forme une manière de déambulatoire. Dans le prolongement de l’entrée du dolmen se trouve une aire également en terre battue conduisant au péristalithe. Ce dernier caractère permet de ranger le monument dans la famille des dolmens à couloir. 2.2.2. Le petit coffre de pierres Dans un troisième cercle tangent à celui évoqué ci-dessus, s’inscrit un petit coffre de pierres dans lequel se trouvait une concentration de vestiges lithiques, invitant à l’interpréter comme un dépôt volontaire (offrandes ?) ; ce sont des éclats et de rares pièces finies en obsidienne (Lanfranchi et Costa, 2000). 2.2.3. Les structures de combustion Des aires fermées de forme assez irrégulière, constituées par des soles en argile, réalisent une structure de combustion. Faute de documents matériels, elles ouvrent la porte à de nombreuses hypothèses : aménagements destinés à la préparation de repas funéraires, à entretenir une flamme rituelle, à un sacrifice...? 2.2.4. L’habitation Entièrement détruite mais annoncée par une accumulation de pierres, une construction jouxtait le complexe mégalithique funéraire si bien que les mœllons provenant de cette ruine et celles issues du complexe funéraire s’enchevêtraient. Il en est probablement de même du mobilier recueilli qui, se trouvant pour cette raison dans cette frange d’incertitude, a subi un probable mélange. Pour cette raison, le mobilier a été étudié dans une rubrique « remanié ». Par contre le matériel de broyage (Lanfranchi et Costa, 2000) constitué par des éléments mobiles (broyeurs, molettes, etc.) appartient très probablement à l’habitation. Fait curieux, aucun élément fixe (les meules) n’a été identifié dans l’environnement immédiat de cet ensemble architectural. Par contre, on a recensés dans une aire située à 1 km environ à vol d’oiseau, deux types de meules en usage au Néolithique moyen (Lanfranchi, in Presa ; un village néolithique, à paraître). Cet F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 303 exemple tend à préciser que les meules relatives à cette habitation pouvaient se trouver assez loin de l’aire de pâturage et, partant, de l’habitation. L’individualisation de constructions probablement domestiques dans le site funéraire de Poghjaredda trouve sa confirmation dans d’autres complexes mégalithiques de la première génération, ceux de Ciutulaghja (Appiettu) et de Monte Revincu (Santu Petru di Tenda), un site fouillé par F. Léandri (Léandri, 2000) et que les mesures radiométriques situent vers 4200 av. J.-C. L’une des caractéristiques de ces complexes mégalithiques de la première génération est donc de présenter une structure d’habitat associée à des structures funéraires. Nous pensons à l’habitation d’un petit groupe familial isolé des groupes villageois. Ce groupe « marginal » pourrait fort bien être—tout comme l’était celui des années cinquante—celui du berger et de sa famille vivant au cœur de l’invistita dans laquelle se trouve l’ensemble mégalithique. 2.2.5. Vers la définition d’un complexe mégalithique funéraire Pour comprendre et définir un type monumental, il ne faut privilégier aucune de ses composantes. Au début de nos travaux nous avions donné à ce site le nom de « dolmen de Poghjaredda ». C’était ainsi favoriser le dolmen, à seule fin de faciliter des études comparatives entre une sélection de dolmens. Ce faisant, notre démarche constituait une mutilation non intentionnelle d’un contexte en ne tenant pas compte des autres cercles (nous ne connaissions pas encore l’existence des composantes monumentales de ce site). Afin de remédier à cette information lacunaire, nous résumerons la totalité des composantes des quatre types monumentaux actuellement individualisés sous le nom de « complexe mégalithique de la première génération ». 2.2.5.1. Le type I : Monte Rotondu de Sotta. Quatre composantes s’inscrivent dans un cercle de pierres : • le dolmen à couloir de Poghjaredda ; • le coffre de pierres ; • les deux menhirs ; • les deux foyers. 2.2.5.2. Le type II : Ciutulaghja d’Appiettu. Trois éléments sont identifiés : • le dolmen à couloir inscrit dans un cercle de pierres ; • l’alignement de gros blocs de pierres ; • l’aire stérile située à une vingtaine de mètres du dolmen, et cernée par des blocs de pierres. 2.2.5.3. Le type III : les complexes de Monte Rivincu de Santu Petru di Tenda. Bien que l’on retrouve les composantes des autres constructions, les complexes de ce site (la casa di l’Orcu, la Casa di l’Orca, etc.) nombreux et réunis dans une nécropole, comportent des éléments novateurs. Pour ces raisons, une typologie spécifique devra leur être réservée. 2.2.5.4. Le type IV : Settiva de Pitretu - Bicchisà). Bien que daté (?) du Bronze ancien (IIIe millénaire avant J.-C.) par une céramique composée de tasse coudées (a gomito) de 304 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 type Bonnanàro, une culture de près de deux millénaires plus récente que celle du Néolithique moyen, ce complexe présente de si grandes affinités avec ceux de la première génération que, sur le seul plan architectural, nous devons l’inscrire dans la famille des complexes mégalithiques funéraires néolithiques. On distinguera : • le dolmen inscrit dans un demi-cercle de pierres séparées par des blocs sphériques ; • le (ou les) statues (s) dressées à l’extérieur de la construction ; • l’alignement de blocs rocheux. Ajoutons que la présence d’un habitat de type familial (de dimensions modestes) a été repéré sur les trois sites funéraires examinés, à l’exception toutefois de Settiva. Néanmoins, comme il jouxte un chaos granitique, une prospection plus soutenue devrait permettre d’éclairer ce point. 3. Construction des chaînes opératoires Il s’agit de tenter de reconstruire toutes les opérations, depuis la décision de trouver un monolithe dont la morphologie réponde à l’image mentale que l’on se fait de la pierre dressée, jusqu’à son implantation dans un système technique architectural. Le soussystème d’acquisition de la roche s’inscrit donc dans une stratégie complexe comportant plusieurs phases comme l’acquisition proprement dite, sa transformation en vue de lui donner la forme recherchée, et son utilisation sur le site funéraire. Quelques exemples peuvent illustrer notre propos. 3.1. La statue de Poghjaredda de Monte Rotondu (Sotta) D’une manière générale, l’étude des « statues-menhirs » de la Corse à partir des années soixante avait pour axe prioritaire une prospection systématique en vue de leur découverte. Cette découverte était suivie seulement d’une description factuelle. L’objectif final se ramenait pratiquement à la réalisation d’un inventaire aboutissant à une typologie. Aujourd’hui, une partie du monde de la recherche tend à percevoir le monolithe étudié comme le produit d’une activité technique derrière laquelle se trouvait l’opérateur préhistorique exerçant son action sur la roche en vue d’obtenir un produit fini le plus proche possible du modèle mental. Le monolithe dressé de Poghjaredda sera donc considéré comme l’aboutissement d’un « processus technique, lui-même élément d’un groupe dans un site donné » (selon Karlin et al., 1991). Restituons la chaîne opératoire de la fabrication de cette statue dont les concepts (selon Creswell, 1983 ; Perlès, 1987 ; Karlin et al., 1991) appliqués à la statuaire mettent en évidence un processus technique se traduisant par un schème technique (Fig. 3). Pour ce faire, distinguons cinq grandes phases de cette chaîne opératoire. La première est celle de l’exécution du projet devant s’achever avec l’érection de la statue. Elle comprendra au moins deux démarches distinctes : la recherche de la matière première, apparemment un filon susceptible de livrer une roche de forme naturelle proche du modèle mental et possédant les qualités requises (Fig. 6(1)), et l’acquisition de la roche (Fig. 6(2)). F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 305 Fig. 4. Schématisation du système technique de la fabrication d’une pierre façonnée dressée (Statue). Diagram of the technical systeme to create an erected stone (statue). La seconde phase technique du façonnage de la roche comporte deux étapes correspondant aux deux modes de sculpture : la ronde bosse qui produit une statue et le relief qui crée sur la statue des motifs divers sculptés en bas-reliefs précisons que les statues néolithiques ne comportent pas ce mode de sculpture qui n’émergera qu’avec les premiers métaux. 306 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Fig. 5. Presa (Altaghjè) : les structures d’habitat des secteurs S1 et S2 du village néolithique. Presa (Altaghjè): structures of habitat from sectors S1 and S2 of the Neolithic village. La troisième phase peut se décomposer en trois étapes successives, l’épannelage (Fig. 4(3/1)), le bouchardage (n° 3/2) et le polissage (n° 3/3) du monolithe. On détaillera également pour les statues des âges des Métaux, trois étapes dans la quatrième phase, à savoir la représentation du modèle à sculpter sur la statue (Fig. 4(4/1)), l’enlèvement de matière autour de ce motif (n° 4/2), le polissage de l’élément sculpté en bas-relief (n° 4/3). L’œuvre est achevée mais il reste à réaliser sa mise en place. La cinquième et dernière phase sera donc celle de son transport du lieu de façonnage à son emplacement définitif (Fig. 4(5)), la préparation de son emplacement par le creusement d’une fosse, voire d’un plan incliné (n° 6) et enfin son érection à son emplacement définitif (n° 7). Dans ce schème, l’ordre du creusement de la fosse et de son transport sur le lieu d’installation du monolithe peut être inversé. 3.2. L’insertion de la statue dans un contexte architectural symbolique Pour remonter aux raisons qui poussèrent les hommes à choisir un site particulier pour y construire ses monuments mégalithiques, diverses hypothèses ont été proposées. Celle F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 307 Fig. 6. Presa (Altaghjè, Corse-du-Sud) : les structures d’habitat des secteurs S 51 à S54 du village néolithique. Presa (Altaghjè, South Corsica): dwelling structures from sectors S51 and S52 of the Neolithic village. qui prédomine est d’ordre géographique (colline, bord de plateau, etc.). Certes, la morphologie du terrain et son exposition ont sans doute une importance. Néanmoins, on pourrait considérer ces facteurs environnementaux comme secondaires, par rapport aux facteurs techniques et conceptuels de la sculpture et de l’architecture. 308 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Au Néolithique moyen, la pierre façonnée est destinée à être dressée sur un site funéraire. Ce dernier est choisi en fonction de critères habituellement retenus par l’homme. Mais, cette certitude peut être nuancée par la simple supposition que l’homme peut finalement aussi choisir un site qui fait partie d’un espace culturel déterminé non pas par lui-même, mais par une bande d’ovins ! La confiance que l’homme accorde à l’instinct d’une société animale peut être constatée aujourd’hui encore dans nos campagnes. Les enquêtes ethnographiques montrent effectivement que les paysans des années cinquante implantaient leur maison de campagne sur des sites où les bêtes se rassemblaient spontanément pour y passer la nuit. Les raisons de cette soumission à l’instinct animal prenaient en compte, par exemple, l’exposition, l’abri des vents, les méfaits de la foudre qui ne frappait jamais les endroits choisis par les bêtes, etc. Certes, on donnera à ce comparatisme la valeur d’exemple qu’il mérite, sans plus. Sans avoir une propension pour le paradoxe, nous rapporterons des observations ethnographiques faites en Corse méridionale et qui nous semblent pouvoir être mentionnées dans une communication qui se veut scientifique. Pour cela il faudra placer ces connaissances et les réflexions qui en découlent dans leur cadre qui est celui d’une orientation nouvelle de la recherche. Elle est pour nous une invitation à une réflexion collective sur l’étude d’un sujet particulier. Ce serait une manière de confirmer ou d’infirmer ce qui peut être considéré actuellement comme une hypothèse heuristique. Précisons d’abord que tous les monuments mégalithiques construits à partir du Néolithique moyen (ceux auxquels nous réservons le nom de « complexes mégalithiques de la première génération ») se trouvent dans l’aire privilégiée de l’invistita, qui n’est autre que le territoire de l’errance quotidienne d’une bande d’ovins. Les ethnologues (Ravis-Giordani, 1979) ayant étudié ce système d’élevage précisent qu’il répond à certains critères : la création d’une bande composée de sujets de « race corse traditionnelle » ; la sélection opérée en fonction de l’aptitude de la bête à faire corps avec la bande (le caractère de grégarité) lors de leurs déplacements quotidiens dans un espace ouvert. L’aire ainsi définie relèverait du sous-système technique de l’exploitation des ressources animales ; en y implantant son habitation et ses tombes l’homme s’inscrirait dans un sous-système social corrélé à deux autres, technique et symbolique. 3.3. Le choix de l’emplacement des monuments mégalithiques Précisons à nouveau que ces observations ne sont actuellement valables que pour les monuments mégalithiques du Néolithique moyen. Les tentatives réalisées par tous les spécialistes des mégalithes pour trouver les raisons du choix d’un emplacement pour y construire ces types monumentaux, aboutissent généralement à des données relevant de la géographie physique (butte, plateau, etc.) ou humaine (voie de passage, etc.). Or, la Corse a la chance (du seul point de vue de la recherche) d’avoir conservé des traditions archaïques, des bandes d’ovins (ces reliques d’un passé lointain) qu’un élevage moderne rejetterait, et des techniques qui remontent sans doute fort loin dans le temps. Leur approche réalisée par des ethnologues auxquels l’archéologie emprunte non seulement ses méthodes, mais également ses observations, nous montrent que, bien après la disparition des derniers bergers, les sites sont encore marqués par leur passage. Ce sont F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 309 par exemple leurs maisonnettes isolées dans le maquis, leurs tombes familiales aujourd’hui oubliées dans ces espaces vernaculaires. Or, en Corse méridionale, des monuments mégalithiques ainsi que des ruines d’habitations que nous pensons être celles des bergers préhistoriques, se trouvent toujours sur le territoire de l’invistita (nom vernaculaire désignant à la fois la technique pastorale, mais également le trajet des bêtes et leur espace vital). Tels sont les enseignements d’une démarche ethnoarchéologique ouvrant un champ exploratoire que nous tentons d’investir. Sur le continent, aussi bien qu’en Corse, on commence à s’interroger pour savoir s’il ne faudrait pas envisager une « dichotomie entre agriculteurs et éleveurs ? » (Vaquer, 1998). C’est ce que nous pensons personnellement depuis fort longtemps. Pour être encore plus précis, et pour montrer l’intérêt de l’orientation nouvelle que nous donnons à notre recherche, notons qu’à ce jour et à l’exception du Monte Revincu, le pastoralisme traditionnel de Haute Corse, bien que pratiquant l’invistita (que l’on nomme parfois imbestita en Balagne et versura en Castagniccia), ne possède pas de monuments mégalithiques de la première génération. Cela montre que la recherche dans un tel domaine en est encore à ses débuts et qu’elle nous réserve d’intéressantes découvertes. 4. Approche de la société du Néolithique moyen Pour la connaissance d’une société néolithique, nous ne disposons que de quelques documents matériels, ceux non périssables abandonnés par les hommes au moment de leur occupation d’un site. Pour cette raison, l’archéologie ne peut prétendre à une connaissance semblable à celle que les sociologues ou les anthropologues peuvent avoir des groupes d’humains vivants. Aussi notre propos ne devra être pris que comme une très modeste ébauche en direction de la définition d’une société préhistorique. En effet, comment l’archéologue peut-il appréhender les rapports sociaux ? À partir d’éléments matériels on ne peut remonter que rarement (voire jamais) aux faits sociaux comme le mariage, par exemple, pour la simple raison que ces derniers sont des concepts immatériels. Les documents de l’archéologie, s’ils ne sont pas toujours interprétables, n’en sont pas moins variés. À partir de la connaissance de l’équipement lithique et céramique restitué par la fouille, on peut inférer une forme de division du travail en fonction de la spécialisation et des techniques: les bergers, les potiers, les sculpteurs et leurs équipes, les constructeurs de monuments, etc. nous semblent être une réalité bien attestée. Par contre évoquer la division du travail en fonction du sexe semble être le résultat d’une démarche ethnographique fondée sur des observations actuelles plus que sur des documents archéologiques. La fabrication des vases réalisée actuellement par des femmes en Kabylie (Balfet, 1991) ou par des hommes, à Moknine dans le Sahel tunisien (id. p. 87), la conduite du troupeau, les labours, la chasse, sont actuellement le fait des hommes. Nous en sommes donc réduits à un comparatisme ethnographique qu’il faudrait proscrire car inapplicable à la réalité archéologique. À propos de la conduite du troupeau, nous ajouterons dans le catalogue des activités humaines, le système pastoral corse où la 310 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 bande organise seule son errance quotidienne, en quête de son alimentation. Force est de constater que nous sommes en présence d’un invariant car un troupeau de « race » corse, lâché sur un territoire inconnu, créera, dès les premiers jours le circuit de son invistita, qui se superpose exactement aux trajets qui étaient en usage bien des décennies avant. Nous avons reconnu ne disposer d’aucune preuve formelle sur des composantes sociologiques aussi importantes que les relations sociales du couple (mariage ?), pas plus que sur la constitution et la vie de famille. Par ailleurs, nous avons fait état des rares données permettant une approche de la religion supposée du groupe. Quand nous aurons ajouté que les tombes mégalithiques de Corse ne restituent jamais d’ossements, on jugera des énormes difficultés que rencontre l’étude de ces monuments insulaires. Néanmoins, et malgré ces réserves, certaines avancées nous autorisent à considérer des faits comme avérés. Nous retiendrons en premier lieu l’architecture (plus précisément la proto-architecture) domestique et funéraire du Néolithique moyen. Elle témoigne d’une certaine unité comme nous nous proposons de le montrer. 4.1. Le village néolithique de Presa d’Altaghjè (Figs. 5 et 6) Le complexe mégalithique de Poghjaredda fouillé de 1986 à 1987 (Lanfranchi et Costa, 2000), émerge dans le courant du Ve millénaire avant J.-C., tout comme ceux de Ciutulaghja (Appiettu) et de Monte Rotondu (Santu Petru di Tenda). Les composantes architecturales et structurales des constructions à destination funéraire sont l’œuvre d’un groupe social ou d’une partie de ce groupe (nous appuyant notamment sur les travaux archéozoologiques de J.-D. Vigne, nous pensons qu’à partir du Néolithique moyen, la division entre cultivateur et berger s’affirme). Par une heureuse occurrence, le village de Presa (Altaghjè), fouillé de 1990 à 1998 (Lanfranchi à paraître en 2002) est contemporain des monuments funéraires de Poghjaredda, un site de la piaghja (étage climatique mésoméditerranéen inférieur). L’individualisation de ce premier type d’agglomération montagnarde constitue à la fois un événement historique et sociologique d’importance. Historique dans la mesure où les premières agglomérations se situent à l’extrême fin du Néolithique ancien et au tout début du Néolithique moyen. Sociologique, car l’on passe de groupes humains de dimension familiale du Néolithique ancien révélés par un mobilier issu d’abris sous roche naturels, à d’autres groupes réunis en un même lieu, dans un véritable village de plein air. Par voie de conséquence, une telle réalisation constitue un événement de dimension socio-économique. L’agglomération implantée sur les terrasses du versant occidental de la masse pénéplainée de la Saradò est cernée par une ceinture de pierres agencées par juxtaposition et superposition d’énormes blocs rocheux, prenant appui contre un talus. C’est là une proto-architecture définie à partir des réalisations observées sur ce site. L’architecture véritable n’émergera que plus tard, au Bronze moyen, et sera marquée par l’apparition du mur à double parement observable dans la torra de Tusiu. Après l’abandon du village de Presa au Chalcolithique un nouveau village naît au début du Bronze ancien sur le site de Tusiu situé à quelques centaines de mètres du premier. La torra quant à elle, sera construite au Bronze moyen à la limite des deux villages. F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 311 La culture matérielle de la première occupation néolithique est définie par le mobilier lithique et céramique. Il a été donné le nom de Présien I ou Néolithique moyen, phase ancienne. à ces assemblages matériels caractérisés par une céramique à fond rond, de forme carénée à parois polies, fines, brillantes, et par une industrie lithique tirée surtout d’une roche locale, le quartz (le silex et l’obsidienne, quoique rares sont néanmoins présents). 4.2. La proto-architecture Si l’on réserve le nom d’architecture à celle qui émerge à partir du Bronze moyen, force a été de donner celui de proto-architecture à celle caractérisée par une technique fondée sur la juxtaposition de blocs volumineux (mégalithiques) sur le sol archéologique. Les habitations villageoises ont une forme subrectangulaire à angles arrondis (Figs. 5 et 6) déterminée au sol par l’agencement des blocs rocheux des fondations. La couverture était probablement assurée par des éléments végétaux. Les analyses carpologiques et anthracologiques attestent de la présence de bois comme l’aulne (Tenconi, 1997, 1998), La morphologie des troncs de cette espèce végétale (fûts droits et longs) a été sans doute recherchée comme bois de charpente, voire même comme matière première en vue de la fabrication d’objets et d’outils, car le bois est facile à travailler. Les résultats des analyses anthracologiques permettent de proposer l’intervention de diverses espèces comme l’aulne pour la grosse charpente et l’arbousier, voire la bruyère pour le support d’éléments végétaux herbacés (id. 1997, 1998). Des aires spécifiques sont aménagées dans le village en vue des travaux de meunerie et de broyage de produits divers, de fabrication de la céramique à partir d’une argile provenant de la proche ripisylve (M.M. Spella-Ottaviani in Lanfranchi : Presa, un village néolithique, à paraître). La concentration de centaines de colombins d’un diamètre de l’ordre de 3 à 5 mm en un même lieu nous facilite l’expérimentation et la définition d’une chaîne opératoire relative à la fabrication des vases, depuis les gîtes naturels d’argile, jusqu’à la cuisson sur la sole aménagée, en passant par le montage aux colombins. La notion de four de cuisson ne semble pas devoir être prise en compte en Corse au Néolithique moyen. On constate que la proto-architecture du village de Presa est techniquement semblable à celle mise en œuvre pour la construction du complexe mégalithique de Poghjaredda. Ces deux sites synchrones, attestant la maîtrise d’une même proto-architecture, utilisant un mobilier lithique et céramique semblables, peuvent être corrélés sur le plan culturel. Il reste à trouver une solution au problème posé par la présence de petites habitations extra-muros associées aux tombes mégalithiques. Leur individualisation invite à postuler que les membres d’une même agglomération ont pu se scinder en deux groupes d’inégale importance : l’un comprenant la grande majorité des habitants du village et l’autre la dimension d’une famille. Ce dernier groupe, à l’image des bergers traditionnels de Corse, s’était probablement installés au cœur d’une « invistita » où ils construisirent sans doute les complexes mégalithiques funéraires que nous étudions aujourd’hui. Pour comprendre cette possible organisation, nous avons fait appel à l’ethnoarchéologie. 312 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 4.3. Le territoire du village néolithique La décision de réaliser des « enquêtes ethnographiques sur des populations actuelles, effectuées dans le but explicite de résoudre des problèmes archéologiques » (au sens de Perlès, 1988), plus précisément dans le monde du pastoralisme, est conjoncturelle. Elle nous a été dictée par l’évolution d’un troupeau d’ovins sur le site archéologique de Ciutulaghja (Appiettu), un complexe mégalithique offrant de très grandes affinités avec celui de Poghjaredda. Lors de la campagne de fouille de 1986, nous assistions à l’évolution quotidienne d’une bande composée d’une centaine d’ovins livrés à euxmêmes sur un territoire ouvert, sans chien ni berger pour les accompagner. Cette errance quotidienne répétitive du groupe animal, dans le temps et dans l’espace, nous surprit au point de nous pousser à demander des explications au berger. L’étude ethnoarchéologique fut ainsi amorcée. Il n’entre pas dans notre intention de revenir longuement sur une technique pastorale (de Lanfranchi, 1991) en voie de disparition. Rappelons-en seulement ses grandes lignes. 4.4. L’invistita Encore pratiquée de nos jours sur un territoire ouvert, par les derniers bergers de la zone de Ciutulaghja (Appiettu), la technique commence avec la formation de la bande d’ovins. La sélection repose avant tout sur un critère de grégarité. L’aptitude des bêtes à rester groupées l’emporte pratiquement sur les autres (production de viande ou de lait). Lors de son errance quotidienne, les ovins se nourrissent en marchant selon un itinéraire tracé par le troupeau lui-même et hors de toute intervention humaine. Dans ce domaine, l’instinct de la « société animale »—c’est ainsi que le berger la perçoit—a toute sa confiance. Le tracé de l’invistita est évolutif. Il dépend des saisons (court au printemps et en automne, plus long en été et en hiver), du climat (saisons sèches ou humides), de l’état physiologique des bêtes (gravides ou non). L’aire ainsi délimitée par le contour virtuel du trajet constitue un rughjonu, autrement dit un territoire. Cet espace vital des ovins se superpose à un territoire archéologique. Nous entendons par-là, un espace révélé par des marqueurs comme la sculpture, l’architecture civile et funéraire, les éléments de meunerie, etc. Il reste à s’interroger sur la possibilité d’établir une relation entre une pratique pastorale actuelle et un territoire archéologique exploité il y a environ plus de quatre mille ans environ avant J.-C. Pour tenter de comprendre ce qui nous semble être une réelle invariance à la fois technique (l’invistita) et sociale (le choix de l’emplacement de la demeure du berger) il faudrait tout d’abord pouvoir confirmer l’existence d’une forme de pastoralisme au Néolithique moyen avec toutes les conséquences que cela peut comporter (émergence de la fonction pastorale entraînant la distinction entre berger et paysan éleveur, développement de la production de lait et fabrication de produits dérivés, etc.). Pour simplifier, nous résumons dans ce bref article quelques faits archéologiques observés à Presa, auxquels nous ajouterons des éléments techniques et sociologiques. F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 313 4.4.1. Le site catchment analysis de Presa (Fig. 7) L’analyse de l’aire d’approvisionnement (selon Higgs et Cl. Vita-Finzi, 1972), du groupe de Presa, que nous avons adapttée au relief du massif de la Saradò, nous permet d’inscrire les nombreux sites inventoriés dans un territoire anthropique conceptualisé. Avant de présenter quelques résultats partiels, rappelons deux limites à cette recherche. En premier lieu, l’état d’abandon de ce territoire livré aux ronces et autres épineux qui interdit aujourd’hui toute prospection rationnelle. Ensuite, en l’absence de fouilles archéologiques sur un territoire aussi vaste conduit à l’impossibilité de dater les vestiges fortuitement mis au jour (travaux agricoles, animaux fouisseurs, etc.). Parmi ces découvertes, nous retiendrons donc plus particulièrement des habitations isolées et des monuments funéraires. L’adaptation du catchment proposé par les deux auteurs (id. 1972), s’impose d’autant plus que le massif pénéplainé de la Saradò sur lequel se trouve le village néolithique de Presa, est limité par le Rizzanese au nord et son affluent le Fiumicicoli au sud (Fig. 7). Les deux profondes vallées ne dépassent guère 200m d’altitude alors que le massif culmine à 1033 m. En moins d’une demi-heure de marche on passe ainsi de l’étage mésoméditerranéen inférieur, au mésoméditerranéen supérieur. Les différences climatiques et végétales donnent à l’ensemble du territoire des potentialités économiques exceptionnelles qui expliquent sans doute l’importance du peuplement. Le schéma (Fig. 7) comprend trois cercles tracés sur une carte IGN au 1/25 000. Le premier, de 2 cm de rayon (500 m), délimite la zone fortement anthropisée de l’agglomération et de son environnement immédiat. Le second, de 4 cm de rayon (1 km), forme avec le premier une couronne isolant une aire réservée traditionnellement (jusque dans les années cinquante) à la culture des céréales, à une horticulture tardive (haricots et pommes de terre) et à l’élevage de bovins dans des enclos. C’est le domaine de la céréaliculture par excellence et d’un élevage enclosé. Le troisième, de 8 cm de rayon (2 km), génère une seconde couronne, celle du pastoralisme, une activité également éteinte dans les années cinquante. Dans cette aire, les chênaies naturelles abritent les porcs coureurs et assurent leur alimentation annuelle. 4.4.2. Les marqueurs archéologiques du mégalithique Soulignons que le fait de vivre dans une région où l’on utilise encore des procédés de production d’un passé indéfini (historique ? préhistorique ?) et d’avoir une certaine connaissance des techniques ancestrales (vieilles d’un à plusieurs siècles), ne nous autorise nullement à affirmer que les techniques pastorales de la Corse, par exemple, sont univoquement le modèle à appliquer aux Néolithiques de cette région. Les phénomènes de convergence invitent à une grande prudence car le comparatisme ethnographique réserve toujours des surprises. Pour ces raisons, nous avons exploré ces trois aires à vocation spécifique (village, aire agricole et espace pastoral et forestier) en archéologue soucieux de réaliser un inventaire des vestiges archéologiques, et ceci sans a priori. Comme nous l’avons dit supra, le premier cercle inscrit un village néolithique étagé en quinze terrasses, avec sur chacune d’elles trois habitations. Elles sont complexes avec une unité centrale de forme subrectangulaire à angles arrondis (voire subovalaire). Chaque structure comprend une assise née de la juxtaposition de gros blocs rocheux 314 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Fig. 7. Site catchment analysis de Presa (Altaghjè). Légendes : 1, dolmen ; 2, statue ; 3, village ; 4, coffres. Topographie : 1 = I Turriceddi ; 2 = Schena ; 3 = Pila ; 4 = Chiapponu. Site catchment analysis of Presa (Altaghjè). Legends: 1, dolmen; 2, statue; 3, village; 4, coffers. Topography: 1 = I Turriceddi; 2 = Schena; 3 = Pila; 4 = Chiapponu. F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 315 délimitant l’espace interne de l’habitation. La couverture était probablement assurée par des éléments végétaux. On distingue également une partie externe, fortement structurée et qui était sans doute couverte à tout le moins, partiellement. Nous avons précisé supra l’existence d’une concentration d’éléments de broyage que nous interprétons comme la trace de centre de meunerie, une aire de fabrication de poterie attestée par la présence de plusieurs dizaines de colombins et par des espaces rectangulaires empierrés et recouverts d’argile cuite, ainsi que par une sole de forme semi-circulaire constituant une aire probable de cuisson des vases. D’autres structures également présentes (les dallages, les pavages et les empierrements). Autour du village proprement dit, on observe la présence d’alignements d’énormes masses granitiques assemblées comme des files mégalithiques limitant un espace bâti et une manière d’ager (?). Une citerne subcirculaire réalisée par la juxtaposition de gros blocs (une technique mégalithique) se dresse devant une source naturelle (vestige préhistorique ou historique?). L’énumération de structures non interprétées confirmerait la densité des constructions collectives en bordure des habitations. La première couronne du catchment livre des vestiges relatifs à des activités agricoles ancestrales comme les aires à dépiquer le blé, le tribbiu (grosse pierre à gorge destinée à être tiré dans l’aire en vue du dépiquage des céréales). Si l’on ajoute l’épaisseur exceptionnelle (en Corse) de la terre noire (plus de 1,50 m par endroits) on dispose d’un ensemble de documents attestant que la zone possède des potentialités exceptionnelles favorables à la culture des céréales. Si l’on peut dater ces pratiques traditionnelles, on ne peut en aucune façon les attribuer avec certitude à la préhistoire. Par contre, cette couronne restitue au lieu-dit Schena (coordonnées Lambert 4 : x = 561, 12 E ; y = 156, 15 N et z = 817 m) des constructions mégalithiques. L’une d’elles (Fig. 8) comprend deux énormes dalles délimitant un couloir (chambre funéraire ?) de 95 cm de largeur environ. La première mesure 3,18 m de long et la seconde 3 m de long. Leur orientation est N.0. – S.E. La seconde couronne du catchment, réservée traditionnellement au pastoralisme (invistiti et maisons de bergers) livre également de nombreux vestiges, notamment à Pila, un site jouxtant celui d’Acqua Sparta (Fig. 9). On notera plus particulièrement les restes d’un dolmen et d’une statue (une pierre dressée, sculptée en ronde bosse). La construction mégalithique est représentée par des fragments (Fig. 10) d’une (ou de plusieurs) énorme dalle d’épaisseur constante, à face régularisée par bouchardage (Fig. 10(4, 5)). Le traitement de la roche procède d’une technique que les tailleurs de pierre locaux (i scalpellini) nomment petra scalpellinata, littéralement pierre travaillée au scalpellu (le burin des sculpteurs). Ce type monumental accompagné d’une pierre dressée semble pouvoir appartenir à un Néolithique (à définir notamment par un mobilier qu’une fouille conduite à son emplacement primitif permettrait d’obtenir). L’archéologie—nous le répétons après bien d’autres chercheurs—emprunte à certaines sciences ses techniques et ses résultats. Le fait de recourir au vocabulaire des sculpteurs montre que nous ne nous plaçons pas du côté de l’observateur décrivant des documents, et donc à une extrémité de la chaîne opératoire, mais de l’autre côté de l’œuvre, celui du sculpteur, plus précisément de la personne à l’origine de la « chaîne de causalité » aboutissant à la création de la chose observée. Nous avons employé le mot « statue ». S’agissant de pierres plantées, nous réservons le nom « menhir » aux pierres brutes dressées, et « statue » ou plus simplement 316 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Fig. 8. La structure mégalithique de Schena (Mela). Megalithic structure of Schena (Mela). F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 317 Fig. 9. Les dalles d’un dolmen et une statue de Pila (Levie). Flagstones of a dolmen and statue from Pila (Levie). « sculpture » aux pierres façonnées selon un ou deux modes de sculpture, à savoir la ronde bosse et le relief. Les fragments situés à proximité des restes du dolmen appartiennent sans doute à plusieurs stèles (deux peut-être). Pour nous, cette œuvre est une pierre plantée dont la forme subrectangulaire ou subtrapézoïdale présente une partie supérieure cintrée en forme de borne (Fig. 9). L’un de ces fragments de stèle (ou statue-stèle) mesure 140 cm de hauteur conservée et 90 cm de largeur maximale (Fig. 9(1)) pour une épaisseur moyenne de 20 cm. Un deuxième fragment de même épaisseur (Fig. 9(2)) mesure 70 cm de hauteur et 60 cm de largeur maximale. Le troisième (sans doute la partie enfouie de la stèle) mesure 30 cm d’épaisseur à la base (?), 45 cm à la fracture, 17/18 cm d’épaisseur et 125 cm de longueur (Fig. 10(3)). L’absence de mobilier s’explique sans doute par le fait que les fragments rocheux ont été arrachés à des monuments en place par le bulldozer qui les a entassés à la limite de la zone boisée et de la zone d’une invistita aujourd’hui occupée par un maquis composé d’épineux. Il n’en reste pas moins qu’une nouvelle fois, au cœur d’une invistita ayant fonctionné jusque dans les années cinquante, se trouvent les restes d’une tombe 318 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Fig. 10. Carte de situation de trois monuments mégalithiques de la première génération (Néolithique moyen). Situation map of three megalithic monuments from the first generation (Middle Neolithic). F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 319 mégalithique accompagnée d’une ou de deux stèles. Ce sont les composantes habituelles des complexes mégalithiques de la première génération. Nous aurions ainsi dans le catchment supposé pastoral du village néolithique de Presa une composante mégalithique de première importance. Pour pouvoir affirmer que nous sommes en présence d’un fait avéré, il reste à confirmer d’une part la chronologie et d’autre part la définition de la culture matérielle. C’est un objectif archéologique à fixer. Malgré ces réserves, et partant des seuls éléments en notre possession, nous pouvons résumer les composantes du schéma de la manière suivante : le domaine agricole (subactuel) livre des composantes de plusieurs coffres ; l’aire pastorale (également subactuelle avérée) restitue des éléments d’un complexe mégalithique. En nous abstenant de tirer une conclusion faute d’éléments chronologiques et culturels, constatons qu’une nouvelle fois, le territoire d’une invistita (sub-actuelle) recèle en Corse méridionale des éléments mégalithiques. 5. Les nécropoles mégalithiques Nous réservons le problème des groupements de tombes car une étude collective de la nécropole de Vasculacciu et des Bancali (Sotta et Figari) est actuellement en cours (Tramoni et de Lanfranchi). Prosper Mérimée (1840) situait sur la colline de Cervaricciu (Figari) ces vestiges qu’il découvrit lors de sa tournée d’inspection des monuments de la Corse. Six coffres (Fig. 11) furent fouillés en 1960 (Grosjean et Liegeois, 1964). Nous en avons découvert un septième, mais il est fort probable que dans un maquis dense composé d’épineux, d’autres structures puissent encore être mises au jour. De la présence d’un pic en pierre (qui, d’après l’étude tracéologique ne semble pas avoir servi) peut être inférée une technique constructive de ce type monumental. On a probablement creusé une fosse, puis on a placé contre chaque paroi des grandes dalles posées sur chant (Fig. 12) afin de créer une chambre de forme parallélépipédique mesurant 1,20 m sur 1,00 m. Cet agencement de dalles se prolonge vers l’aval par une construction semi-circulaire en pierre d’où émergent de petites pierres dressées (Fig. 12). Il est important de souligner que ces pierres sont plantées et font probablement partie d’un péristalithe, hypothèse que confirmera ou non la fouille projetée. Le déboisement actuellement en cours permettra d’avoir une vision globale des diverses structures. Le concept de tombe à fosse semble pouvoir enrichir la définition des coffres mégalithiques de la Corse méridionale. Le mobilier provenant de ramassages de surface a permis de mettre en évidence deux grandes phases (au moins), l’une, correspondant sans doute à l’emploi de ces tombes immédiatement après leur construction (Néolithique moyen ?), l’autre à une probable phase de remploi située probablement au tout début d’un Chalcolithique restant à définir. Les prochaines campagnes de fouilles confirmeront ou non cette hypothèse. L’observation de ces constructions funéraires semble confirmer celles faites à Poghjaredda de Monte Rotondu (Sotta), à Vasculacciu (Appiettu) et même à Settiva (Pitretu Bicchisanu), à savoir qu’il convient de distinguer nettement les monolithes plantés (Mp) de ceux couchés sur le sol archéologique (Mc), remployés (M.) ou déplacés (Md). Cela permet de retenir seulement des composantes architecturales réelles en vue de 320 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Fig. 11. Planimétrie des coffres de Vasculacciu d’après Grosjean et Liegeois, en haut (1), plan succinct d’une tombe de Vasculacciu, en bas (2), Planimetry of Vasculacciu chest, according to Grosjean and Liegeois on top (1) and succinct plan of one tomb from Vasculacciu. F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 321 Fig. 12. Planimétrie d’une tombe de Vasculacciu. Planimetry of a tomb from Vasculacciu. leur étude. Quant aux monolithes qui ne sont pas en place (ceux reposant sur la couche d’humus, notamment, ils n’en constituent pas moins des éléments à étudier. Les premiers (Mp) sont les composantes sculpturales de l’architecture de la tombe mégalithique (éléments plantés du péristalithe) les autres (Mc) sont des éléments architecturaux de la tombe, comme on peut le voir à Poghjaredda ou même dans la tombe B des Bancali de Vasculaccio. À Ciutulaghja (Appiettu) et à Settiva (Pitretu Bicchisanu) les monolithes (Mp) sont plantés en alternance avec des boules rocheuses posées sur le sol archéologique où ils dessinent un péristalithe. Or, ces pierres dressées ont été façonnées peu ou prou, évoquant ainsi l’intention de l’intervenant de donner une forme au monolithe. Ces derniers ont donc une morphologie pouvant (et devant) faire l’objet d’une classification. 322 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Par contre, d’autres monuments comme la tombe B de Vasculacciu (Figari) ou celle de Poghjaredda (Sotta) ont une bordure constituée par de longs monolithes couchés (Mc). Nous pensons que nous tenons là une piste exploratoire d’éléments entrant à la fois dans le système technique de l’architecture et de la sculpture, mais également dans celui du symbolisme. Les fouilles que nous nous proposons de réaliser à Vasculacciu avec P. Tramoni nous permettrons sans doute d’étayer notre propos grâce à des observations nouvelles dans une nécropole comportant des monuments anciens et d’autres nécessairement plus récents. Déjà, la distinction entre coffres et dolmens s’affirme. Quoi qu’il en soit, il nous semble que des progrès peuvent être attendus de notre démarche systémique et globalisante. 6. La sculpture et les outils employés Les pierres plantées et les dalles de dolmens ayant fait l’objet d’un façonnage entrent dans le système technique de la sculpture. Un monolithe destiné à être planté peut rester brut. Il sera donc érigé dans cet état en un lieu choisi. Nous le nommons « menhir » et le définissons provisoirement comme étant un « monolithe brut, allongé, destiné à être planté ». Par contre, une pierre dressée présentant des traces de façonnage sera par définition une sculpture en ronde bosse, autrement dit, une « statue » ou, si le mot fait peur, on retiendra celui de « sculpture ». La distinction entre ces deux monolithes, l’un façonné, l’autre non, constitue, au plan de l’interprétation, une importante avancée. L’épannelage d’une statue néolithique puis son bouchardage, sont deux opérations réalisées à l’aide de pierres dures à grains fins servant de marteau. Nos expérimentations à partir de tels outils, nous ont permis de donner une forme à la roche (sculpture en ronde bosse). Compte tenu de notre inexpérience dans un tel domaine, les résultats positifs obtenus permettent de conclure à la possibilité de réaliser une ronde bosse avec un outil (nommons-le marteau) en roche dure. Le second mode de sculpture (le bas-relief) consistant à représenter des motifs divers sur une statue pose problème. La technique se fondant sur un enlèvement de matière autour d’attributs destinés à être représentés sur la pierre, dégage un relief comprenant un plan réservé se détachant sur un plan d’enlèvement. L’expérimentation à l’aide d’outils en pierre ne nous a pas permis de réaliser une telle sculpture en relief. Seuls des outils métalliques nous semblent pouvoir permettre l’exécution d’une sculpture de motifs en relief (bas, moyen ou haut). Pour des raisons matérielles fondées sur la difficulté à obtenir en Corse des outils en bronze, nous n’avons travaillé qu’avec des outils en fer (ciseau et pointe). En conclusion, et malgré l’inexpérience des exécutants, nous pensons que les motifs sculptés en relief sur des statues ne peuvent avoir été faits qu’avec des outils métalliques. Ceux mis au jour en Sardaigne lors de fouilles archéologiques et conservés par les Musées Sanna de Sassari et Arborense d’Oristano sont des pics, des bipennes, des ciseaux et des marteaux (Fig. 13) de l’âge du Bronze final. De surcroît, dans le nuraghe de Torralba, Alberto Moravetti a découvert un ciseau non loin d’un « trône » en pierre F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 323 Fig. 13. Outils du Bronze final et de l’âge du Fer (n° 2) de Sardaigne : 1. Phase récente du premier âge du Fer. 2. Italie centrale : ciseau à douille de type « Limone » (Bronze final 2/3). 3. Ciseau. Tools of Final Bronze and Iron Age from Sardegna: 1. Recent phase of First Iron Age. 2. Central Italy: “Limmone” type chisel (Late Bronze Age 2/3). 3. Chisel. sculpté en bas-relief. Une telle association nous semble remarquable par la présence dans un même contexte de l’outil et de l’œuvre produite. Les analyses de la technologie confortées par l’expérimentation nous invitent à avancer que les statues anthropomorphes de Corse pourraient avoir été sculptées à partir de l’âge du Bronze et ce jusqu’à l’âge du Fer, à l’aide d’outils en métal (en bronze d’abord, en fer ensuite) en adéquation avec chacun des principaux stades d’évolution. 7. Une approche stimulante Les complexes mégalithiques du Néolithique moyen de l’île ne sont ni originaux ni spécifiques de la Corse, même si leur architecture est significative. Une évidente mise en relation avec le midi de la France s’impose, notamment avec les Pyrénées-Orientales, les Grands Causses, le Languedoc, la Provence (Vaquer, 1998) et la Catalogne, qui semblent offrir des points de comparaison avec les productions de Corse (Poghjaredda, Ciutulaghja) et de Sardaigne (Li Muri). C’est un lien qui pourrait donner le sens de la diffusion de ces modèles, compte tenu de leur adaptation aux petits groupes humains des campagnes de la Corse. L’ouverture de pistes exploratoires dans des directions aussi diverses que celles allant des techniques pastorales aux outils, en passant par l’architecture et la sculpture, nous semble très prometteuse (Fig 14). 324 F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 Fig. 14. Schéma de deux sous-systèmes d’exploitation des ressources animales et des ressources minérales et d’un sous-système sociologique. Diagram of two subsystems of animal and mineral ressouces exploitation, and one sociological system. L’étude des mégalithes s’éloigne de plus en plus des mythes pour s’orienter vers une recherche plus anthropique nous permettant de voir derrière toute construction ou production, des hommes, ou plus précisément des groupes humains spécifiques. Même si nous ne pouvons encore définir avec certitude leurs croyances, connaître leurs pensées, F. de Lanfranchi / L’Anthropologie 106 (2002) 295–326 325 déterminer l’organisation précise de leurs sociétés, nous savons au moins qu’ils étaient mus par une certaine religiosité qui s’affirme dans une architecture et une statuaire conceptuelles. Remerciements Toute ma gratitude à J.-D.Vigne qui m’a beaucoup apporté sur le plan conceptuel et à Antoine de Peretti qui expérimente bénévolement et avec beaucoup de courage et de patience la sculpture en ronde bosse et en relief dans des blocs de granite afin de voir quelles sont les limites des outils de ce temps lors de la fabrication d’une statue. Son mérite est de tenter l’expérimentation avec des outils qui ne sont pas les siens. Références Cleuziou, S., 1988. Archéologie systémique. In: Leroi-Gourhan, A., et al. (Eds.), Dictionnaire de la Préhistoire, Quadrige/P.U.F.. Grosjean, R., Liégeois, J., 1964. Les coffres mégalithiques de la région de Porto-Vecchio. Masson, Paris, pp. 527–548. Karlin, C., Bodu, P., Pelegrin, J., 1991. Processus techniques et chaînes opératoires. Comment les préhistoriens s’approprient un concept élaboré par les ethnographes. In: Balfet (dir.), H. (Ed.), Observer l’action technique des chaînes opératoires, pour quoi faire ? (direction de). Éditions du CNRS, 1991, pp. 191. Lanfranchi de, F., Costa, L., 2000. Nouvelles données et hypothèses relatives à la connaissance du Mégalithisme de Corse (l’exemple de Poghjaredda). L’Anthropologie 104, 549–567. Lanfranchi de, F., à paraître en 2002. Sculpture et architecture préhistoriques. Lanfranchi de, F., à paraître en 2002. Presa, un village néolithique. 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