Références et métaphores théâtrales dans Un amour de Swann

Swann et Odette de Crécy se rencontrent pour la première fois au
théâtre, dans ce lieu double où les mondains viennent parader, et
accessoirement regarder le spectacle, miroir ou modèle de leur vie.
Cette première rencontre est un peu emblématique de leurs relations
amoureuses, comme des rapports de la plupart des personnages d’A la
recherche du temps perdu. Le théâtre occupe en effet dans le roman une
place considérable, non seulement par les récits qui sont faits de
certaines représentations et qui permettent de faire figurer l’art
dramatique comme un art à part entière, mais aussi parce qu’il est
intimement lié à l’existence des personnages : on va au théâtre, on
donne chez soi des soirées dramatiques mais, surtout, on se donne soi-
même en spectacle, on se fait son propre théâtre. A cet égard, au cours
de la soirée chez Mme de Saint-Euverte, une remarque du général de
Froberville, à propos d’une réception à laquelle il a assisté, me paraît
très révélatrice : « Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre
jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez1. » Le
double sens de « donner une jolie soirée de comédie » est évidemment
volontaire de la part de Proust. L’amie du général a donné une soirée où
chacun a joué parfaitement son rôle et où l’on s’est bien amusé… ou bien
elle a vraiment offert une soirée théâtrale à ses invités. Cette ambiguïté
est caractéristique de la confusion, volontaire, qui s’instaure dans le
récit entre vie et théâtre.
*
Du théâtre-salon au salon-théâtre
Se montrer au théâtre avec quelqu’un peut devenir un rite, ou une
officialisation de ses relations avec un individu ou un groupe. Avant de
connaître Odette, Swann va régulièrement à l’Opéra avec une
1
Références et métaphores théâtrales dans
Un amour de Swann
Danièle GASIGLIA-LASTER
Américaine qui a son jour réservé à cette sortie et, sachant qu’il n’est pas
libre ce jour-là, les gens qu’il fréquente trouvent son absence toute
naturelle: « Inutile de compter sur Swann ce soir, (…), vous savez bien
que c’est le jour d’Opéra de son Américaine2». De même, pour consacrer
son intégration au sein du clan Verdurin, Swann devra les rejoindre, en
compagnie d’Odette et des fidèles, « au Châtelet ». Le théâtre devient
ainsi une sorte de complément ou de prolongation du salon : il y a les
théâtres où, dans certains milieux, on se doit d’aller. Odette, qui
énumère à Swann tous les « endroits chics », y inclut « L’Eden Théâtre ».
Plus tard, elle voudra se rendre à Bayreuth en compagnie des Verdurin,
moins par intérêt pour Wagner que par snobisme.
On se donne facilement en spectacle dans les théâtres, même quand
on n’est pas acteur, et on devient acteur dans le théâtre mondain que
sont les salons. Mais dans ce théâtre de la vie comme dans l’autre,
certains jouent mieux que d’autres. Cottard, par exemple, qui ne
connaît pas très bien les codes du langage social, ne donne pas toujours
la bonne réplique à ses interlocuteurs. Il semble sorti d’une pièce de
Feydeau – dont Proust connaît bien les œuvres –, tant ses réparties sont
d’un comique énorme, tant il est constamment en décalage par rapport
aux dialogues de convention. Un de ses principaux défauts est de
presque tout prendre au premier degré, en particulier les formules de
politesse :
Quel que fût l’aveuglement de Mme Verdurin à son égard, elle avait
fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que
quand elle l’invitait dans une avant-scène à entendre Sarah Bernhardt,
lui disant, pour plus de grâce : «Vous êtes trop aimable d’être venu,
Docteur, d’autant plus que je suis sûre que vous avez déjà souvent
entendu Sarah Bernhardt, et puis nous sommes trop près de la scène »,
le docteur Cottard qui était entré dans la loge avec un sourire qui
attendait pour se préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé
le renseignât sur la valeur du spectacle, lui répondait : «En effet, on est
beaucoup trop près et on a commencé à être fatigué de Sarah Bernhardt.
Mais vous m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs
sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre service. Que ne
ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne3» !
On pense là, entre autres, à l’arrivée inopinée de Mathieu chez les
Pinglet dans L’Hôtel du libre échange de Feydeau4. Les Pinglet, avec qui
Mathieu a passé les vacances, lui ayant dit « si jamais vous venez à
Paris… vous ne descendrez pas ailleurs que chez nous », Mathieu les
prend au mot et décide de venir s’installer pour un mois chez eux avec
2
ses quatre filles. Furieux de cette invasion, Pinglet répond à Mathieu
qui lui rappelle son invitation : « Mais quoi !… ce sont des choses qu’on
dit par politesse ! » Les gestes et mimiques de Cottard, comme ses
répliques, sont constamment déplacés. Il fait des clins d’œil à Swann
qui s’imagine que le docteur l’a rencontré dans des lieux douteux, alors
que ces clins d’œil n’ont pas du tout, pour le docteur, le sens donné par
leur destinataire. Ce qui sauve Cottard, malgré ces faux pas, aux yeux
des Verdurin, c’est qu’il les admire, eux et leur salon, et le proclame.
D’autre part, il est bien accordé au style de cette société bourgeoise un
peu vulgaire. Si le fond n’y est pas, la forme y est… Swann, en
revanche, habitué à un autre monde, ne joue pas toujours le rôle que les
Verdurin voudraient lui voir interpréter et n’est pas dans le ton ; on
pourrait quasiment dire qu’il est, chez eux, à contre-emploi. Par
contrecoup il n’est pas non plus très bon public dans ce salon-théâtre où
les textes ne lui conviennent guère : ni les « tirades prétentieuses et
vulgaires que le peintre lançait à certains jours », ni les « plaisanteries
de commis voyageur que risquait Cottard » ; Swann, « qui les aimait l’un
et l’autre », leur « trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le
courage et l’hypocrisie d’applaudir5».
Pourtant, lui aussi sait jouer la comédie, faire des effets. Il brosse
un tableau flatteur des Verdurin à un de ses anciens camarades avec,
précise le narrateur, « cette légère émotion qu’on éprouve quand, même
sans bien s’en rendre compte, on dit une chose non parce qu’elle est
vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on l’écoute dans sa propre
voix comme si elle venait d’ailleurs que nous-mêmes6». Swann s’écoute
donc parler comme un acteur cabotin et comme s’il récitait le texte de
quelqu’un d’autre. Dans les salons aristocratiques, les femmes ont
l’habitude de ses métaphores flatteuses et bien tournées qui sont
devenues pour lui, quand il a un interlocuteur et surtout une
interlocutrice, une seconde nature: à tel point qu’il utilise le même style
face à une jeune prostituée à qui il confie ses chagrins et face à une
duchesse. Swann peut donc être, lui aussi, mauvais acteur quand il
n’est pas dans le style de salon qui lui convient et qu’il ne tient pas
compte de l’horizon d’attente (comme on dirait aujourd’hui) de son
public.
Les Verdurin, en revanche, révèlent non seulement des talents
d’acteurs mais également de metteurs en scène. Il faut dire qu’ils sont
les maîtres d’œuvre du théâtre qui se joue chez eux. Ils dirigent leurs
invités avec autorité, acceptant mal que ceux-ci ne restent pas à la place
qui leur est impartie, ne soient pas fidèles à la distribution des rôles :
3Références et métaphores théâtrales dans Un amour de Swann
En demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme
Verdurin l’effet de renverser les rôles (au point qu’en réponse, elle dit en
insistant sur la différence : « Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la
bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette7) ...».
Eux connaissent parfaitement leurs textes et leurs rôles, les
préparent, les rejouent. En parlant au peintre Biche du portrait qu’il est
en train de faire du docteur Cottard, Mme Verdurin, certaine de son
succès, offre un bis :
« Pensez bien (…) à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant,
de l’œil. Vous savez que ce que je veux surtout avoir, c’est son sourire, ce
que je vous ai demandé, c’est le portrait de son sourire ». Et comme
cette expression lui sembla remarquable elle la répéta très haut pour être
sûre que plusieurs invités l’eussent entendue, et même, sous un prétexte
vague, en fit rapprocher quelques-uns.8
Comme tout comédien, le couple vedette a ses textes préférés. M.
Verdurin a l’habitude de demander à leur ami musicien de jouer
l’arrangement pour piano d’une sonate. Et sa femme lui donne la
réplique :
– Ah ! non, non, pas ma sonate ! (…) je n’ai pas envie à force de
pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales,
comme la dernière fois ; merci du cadeau, je ne tiens pas à
recommencer ; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas
vous qui garderez le lit huit jours9!
Cette petite scène, explique le narrateur, « qui se renouvelait
chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien
que si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante
originalité de la “Patronne” et de sa sensibilité musicale. Ceux qui
étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou
jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose (…).
Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient pas pu venir
en leur disant que la scène avait été encore plus amusante que
d’habitude10 ».
La femme et le mari ont mis au point, chacun de leur côté, un jeu de
scène pour montrer qu’ils rient et limiter leurs efforts. Mme Verdurin se
livre « à la place à une mimique conventionnelle » en « plongeant sa
figure dans ses mains ». Envieux de cette trouvaille, M. Verdurin trouve
lui aussi le moyen de mimer le rire:
4
A peine avait-il commencé à faire le mouvement d’épaules de quelqu’un
qui s’esclaffe qu’aussitôt il se mettait à tousser comme si, en riant trop
fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la gardant toujours au coin
de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le simulacre de suffocation et
d’hilarité.
Ainsi, commente le narrateur, « lui et Mme Verdurin (…) avaient
l’air de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaîté11 ».
Mme Verdurin se compose souvent, en effet, un masque, pour
prendre ses distances, comme dans le théâtre antique, avec les
spectateurs. Pour bien montrer qu’elle n’est plus dans le même espace
que les autres, qu’elle est ailleurs. Ce qui lui permet aussi de refuser
une répartie ou un dialogue qui lui répugne. Quand, par exemple,
Forcheville évoque les relations aristocratiques de Swann, la
«Patronne » dépouille son visage « de toute vie, de toute motilité ». On
dirait « que sa bouche entr’ouverte » va « parler ». Ce n’est plus « qu’une
cire perdue, qu’un masque de plâtre12 (…) ». Cette soudaine prise de
distance permet aussi à la « patronne » de montrer qu’elle prend de la
hauteur, qu’elle est supérieure au reste de la troupe. Elle met en scène
cette supériorité en s’installant, pendant les discussions avec les fidèles,
sur « un haut siège suédois ».
Habitué à cet univers artificiel où on ne dit pas la vérité, où on se
compose un personnage, Swann ne sait plus démêler le vrai du faux.
Odette est-elle sincère ou lui joue-telle constamment la comédie? Les
moments passés avec elle sont-ils authentiques ou ne sont-ils qu’une
succession de scènes de théâtre ? C’est cette dernière hypothèse qui
l’emporte le plus souvent, sauf pendant de courts moments de sérénité :
Il avait le brusque soupçon que cette heure passée chez Odette, sous
la lampe, n’était peut-être pas une heure factice, à son usage à lui (…),
avec des accessoires de théâtre ou des fruits de carton13
Swann sait-il qu’Odette a été une actrice de troisième ordre ? Ce
détail nous sera révélé dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs par son
portrait en « Miss Sacripant » découvert par le narrateur chez Elstir.
S’agirait-il du rôle de Giovanino, héros d’un opéra-comique de Jules
Duprato, intitulé Sacripant14 ? Ce rôle doublement ambigu – l’actrice
incarne un homme mais est censée être déguisée en femme dans les
deux dernières scènes – ressemble étrangement à celui que lui prête
Swann : il la soupçonne d’avoir des relations amoureuses avec des
femmes.
5Références et métaphores théâtrales dans Un amour de Swann
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