Les petits Platons :

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J E U N E S S E
ADO
par Maggy RAYET
Les petits Platons :
des philosophes en mots et en images
Les petits Platons, c’est
le nom d’une jeune
maison d’édition et
celui d’une librairie
installée depuis peu à
Paris. Mais, avant tout,
c’est une collection
de beaux carnets
d’une soixantaine de
pages, accessibles dès
l’adolescence, invitant,
par le biais de la
fiction, à faire quelques
pas dans l’univers de «
grands » philosophes.
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epuis le tournant du millénaire se
sont multipliées les collections de
livres jeunesse liées de près ou de
loin à la philosophie. Ainsi, dès 2001, sont
apparus, chez Milan, « Les Goûters Philo »,
suivis, notamment, par « PhiloZenfants »
chez Nathan, « Philosopher ? » aux Éditions
Le Pommier ou, encore, « Chouette! Penser »
chez Gallimard Jeunesse… Chez nous, la revue
Philéas & Autobule, soutenue par le ministère
de la Communauté Wallonie-Bruxelles, est déjà
riche d’une bonne quarantaine de numéros. La
plupart de ces initiatives sont bâties sur des
thèmes : dans « Les Goûters Philo », on repère,
par exemple, La Chance et la Malchance, Moral
et pas moral, Mes premières grandes questions,
La Dictature et la Démocratie, La Tristesse et
la Joie, Possible et impossible… sans oublier
l’incontournable Être et avoir. Développant des
projets originaux, la plupart de ces initiatives se
rejoignent sur leur refus de présenter ce qu’on
pourrait appeler une galerie de philosophes.
Or, quand, en 2009, Jean-Paul Mongin décide
de se lancer dans l’édition et de construire
une collection s’adressant prioritairement à la
jeunesse, il part d’un autre point de vue. Son
projet est, en effet, d’introduire les jeunes,
dès l’enfance, à la pensée des « grands »
philosophes : « Pourquoi ne pas parler de
Descartes, de Socrate à des enfants, d’une
façon qui ne serait pas uniquement biographique, de façon à restituer la saveur d’un
univers philosophique ? » Mais comme il a
l’ambition de s’adresser « aux lecteurs de 9
à 99 ans », le défi est au moins double : être
compris par les plus jeunes, tout en captant
l’intérêt des plus vieux !
De la philo à la fiction
« Les petits Platons ! », en choisissant ce titre,
Jean-Paul Mongin place sa collection sous
l’aile d’un des premiers philosophes occidentaux, considéré même par certains comme
l’inventeur de la philosophie. Mais, en plus,
comme Platon s’exprime à travers ses fameux
Dialogues et que Socrate y joue un grand rôle,
il tient là une vedette incontournable pour ses
premiers livres. Des petits Platons consacrés à
Socrate, il y en a déjà trois : La Mort du divin
Socrate d’après L’Apologie, Criton et Phédon ;
Socrate sort de l’ombre, d’après La République ;
Socrate est amoureux, inspiré du Banquet.
Le postulat de départ impose que Les petits
Platons racontent des « histoires » inspirées,
quand c’est possible, des fictions que les philosophes ont eux-mêmes produites. Mais les
philosophes qui ont produit des fictions ne
sont pas légion, et encore plus rares sont ceux
qui ont écrit des fictions accessibles à la jeunesse. Il s’agit donc de trouver des auteurs
capables d’appréhender l’œuvre d’un penseur
et prêts à faire l’effort de s’adresser au jeune
public. C’est le cas de Jean-Paul Mongin luimême que ne rebute pas l’animation d’ateLectures 191, mai-juin 2015
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liers philo avec des enfants. Il a donc d’emblée
pris en charge un certain nombre de titres.
Reconnaissant néanmoins que certains d’entre
eux lui ont donné du fil à retordre ! Ainsi, La
Folle Journée du professeur Kant : « Kant est
un sujet nettement plus difficile que Socrate.
Il est un philosophe quasiment sans fictions. »
Quant à Denys l’Aréopagite et le nom de Dieu,
« il lui a pris tout un été ». On le croit volontiers. N’oublions pas que l’Histoire mêle deux
Denys. Le premier, dont la vie nous est contée
ici, ce personnage qui se serait manifesté devant l’Aréopage grec et qui aurait été converti
par l’apôtre Paul. Le second, Pseudo-Denys, qui
vécut cinq siècles plus tard et qui plaça son
œuvre sous le patronage du premier.
Pas simple d’écrire une fiction accessible aux
enfants sur ce philosophe existentialiste à la
réputation sulfureuse ! Il s’en tire joliment
grâce à une fable animale pleine d’humour
et qui peut se lire à divers niveaux. Le Cafard
de Martin Heidegger ! Hé non, ce titre ne fait
pas référence aux idées noires qui auraient
envahi l’esprit du philosophe. C’est dans un
cimetière que Yan Marchand donne rendezvous au lecteur. Martin - une blatte pleine
d’angoisse - a entrepris d’y explorer le corps
de feu Heidegger, en compagnie d’un escargot
prénommé Épicure et d’une colonie de fourmis noires particulièrement intolérantes…
Révéler le sens sans le définir
Docteur en philosophie, Yan Marchand est
écrivain et Breton. Intervenant dans les écoles,
mais aussi en médiathèque et en entreprise,
il a fait de l’animation en philosophie son
métier. Et, au passage, le projet des petits
Platons l’a manifestement séduit. Quatre volumes sont déjà nés sous sa signature : après
avoir pris en charge un Socrate, un Diogène
et un Épicure, il s’est tourné vers Heidegger.
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À côté de ces fictions imaginées par les « médiateurs généralistes » que sont Jean-Paul
Mongin et Yan Marchand, sont apparus en
quelques années une vingtaine de titres signés
chacun par un ou une spécialiste du philosophe choisi. Pour certains d’entre eux, c’était
la première fois qu’ils devaient veiller à être
compris non seulement par des « non-philo-
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sophes », mais, en plus, par des enfants ou, au
moins, des jeunes adolescents.
L’exercice tient sans doute parfois du tour de
force !
Olivier Abel avait déjà écrit à l’intention des
ados. C’est lui qui a rédigé La Conversation
dans la collection « Chouette! Penser » de
Gallimard Jeunesse. À la Faculté de théologie
protestante de Montpellier où il enseigne, il
s’occupe du Fonds Ricœur dont il fut l’élève.
Pour Les petits Platons, il a imaginé une conversation entre Paul Ricœur et une chouette.
L’idée est belle : cet oiseau de la nuit n’estil pas le symbole de la philosophie ? Olivier
Abel nous apprend que le philosophe possédait des centaines de figurines de chouettes
dans sa belle maison de Châtenay-Malabry.
Et il est clair qu’une chouette - tout comme
un petit enfant - peut se permettre de poser
des questions indiscrètes. Les réponses notées
par Olivier Abel expriment avant tout l’amour
d’un vieil homme pour les livres et la lecture.
Un homme pour qui la question n’était pas
« d’accepter de mourir, mais d’accepter d’être
né : se dire oui à soi-même » : Le Oui de Paul
Ricœur.
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Raconter Le Capital aux enfants est une entreprise audacieuse. Même pour quelqu’un qui,
comme Ronan de Calan, a gardé « une affection et une admiration sans bornes » pour
l’auteur du Manifeste ! Or cet enseignant
en philosophie des sciences s’est lancé dans
l’aventure avec compétence et humour. Le lecteur est entraîné par Karl Marx lui-même - sur
un ton de joyeux luron - dans une impeccable
explication des lois du marché, des différences
entre valeur d’usage et valeur marchande,
de la force de travail et du profit capitaliste.
Bref, toutes ces « menues choses » qui sont
longuement exposées dans le premier livre
du Capital. Et, apparemment, les collègues de
Ronan de Calan à la Faculté d’Orsay, ayant eu
vent de la parution du petit Platon Le Fantôme
de Karl Marx, se sont empressés de lui demander un exposé sur le sujet !
Les petits Platons ne s’occupent-ils que de la
philosophie occidentale ? Non. Un Lao-Tseu
est paru. C’est grâce à Tintin et à son Lotus bleu
que les enfants de chez nous ont entendu parler de ce personnage qui serait né à l’époque
de la dynastie Zhou. Rappelez-vous cette rencontre belliqueuse : « Il faut trouver la voie !
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Moi je l’ai trouvée. Il faut donc que vous la
trouviez aussi… Je vais d’abord vous couper la
tête. Ensuite vous trouverez la vérité ! »
Tout au contraire, c’est une fort jolie histoire
que raconte Miriam Henke - sinologue et
traductrice - dans Lao Tseu ou la voie du dragon. Par une nuit chaude et claire, une jeune
Chinoise, le regard levé vers le ciel, aurait vu
passer une comète et en aurait avalé avec le
noyau la prune qu’elle dégustait. Elle aurait
donné naissance à un enfant né avec des cheveux blancs et une barbe blanche : Lao Tseu !
En ouvrant un petit Platon consacré à Albert
Einstein, on rêve d’y découvrir une fiction
autour de l’abandon d’un temps absolu dans
lequel baignerait un espace qui en serait séparé. La tâche a été confiée au polytechnicien
Frédéric Morlot. L’ouvrage Les Illuminations
d’Albert Einstein est un exercice brillant, mettant en scène un Einstein jeune accompagnant
son oncle électricien chargé de l’éclairage à la
foire de Munich. Et voici le lecteur prisonnier
dans un lieu où toutes les dimensions sont
bizarrement bousculées. Mais Frédéric Morlot,
vulgarisateur de talent, n’a-t-il pas voulu expliquer trop de choses en soixante pages ? Pour
certains lecteurs, cette fiction sera peut-être
plus compliquée à lire que les textes écrits par
Einstein lui-même expliquant la relativité aux
« profanes ».
Marion Muller-Colard, auteure chez Gallimard
Jeunesse du roman Prunelle de mes yeux,
avait déjà rédigé un petit Platon consacré à
Freud, Le professeur Freud parle aux poissons.
Manifestement, cette théologienne protestante qui, nous dit-on, écrit depuis son plus
jeune âge, possède cet art de conter « qui
révèle le sens, sans commettre l’erreur de le
définir » comme disait Hanna Arendt. Et c’est
précisément vers cette philosophe qui préférait se définir comme professeure de théorie
politique qu’elle se tourne à présent : Le Petit
Théâtre de Hannah Arendt est l’un des plus récents titres parus. 1975. Un soir de décembre
dans un immeuble de Manhattan, Hannah
Arendt tente, malgré sa fatigue, d’achever La
Vie de l’esprit, dont elle avait entamé l’écriture après avoir assisté au procès d’Eichmann.
Quand, traversant le miroir, débarque une petite fille, une Hannah de 8 ans ! La « grande »
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entraîne la « petite » dans un théâtre. La scène
se transforme en agora. Et voici que défile l’histoire de notre société occidentale, commentée
par la « grande » à l’intention de la « petite ».
S’arrêtant évidemment longuement, sans la
nommer, sur la période sombre du nazisme, au
centre de la réflexion de Hannah Arendt.
Il n’y a pas que les mots
La collection « Les petits Platons » compte
à présent un peu plus de vingt-cinq titres.
Imprimés en France sur papier Fedrigoni, ce
sont de beaux « objets-livres ». La graphiste,
Yohanna Nguyen, Art Director de la maison,
enseigne, nous dit-on, au Paris College of Art.
Chaque cahier est confié à un illustrateur ou
une illustratrice qui s’efforce de porter la pensée parfois même là où les mots s’arrêtent. La
plupart de ces artistes sont passés par l’École
supérieure des arts décoratifs de Strasbourg.
Certains noms - Nathalie Novi, Ghislaine
Herbera, Clémence Pollet… - sont déjà familiers aux lecteurs d’albums jeunesse. Les premiers pas des autres dans ce domaine sont
prometteurs : on songe à Mayumi Otero, à
Eunhwa Lee, à Annabelle Buxton… Mais on
songe aussi aux gravures de Sylvestre Briquet,
aux sculptures de François Schwoebel…
La réédition entamée en format de poche
grâce à un partenariat avec le quotidien Le
Monde et deux autres magazines du groupe,
Télérama et La Vie, permettra sans doute
d’élargir le lectorat de la collection. Imprimée
en Chine et abandonnant, hélas ! au passage,
le beau papier Fedrigoni, sa présentation en
coffret est séduisante.
Quant à l’avenir, les prochains volumes
annoncés renseignent Galilée, Deleuze,
Héraclite et Pic de La Mirandole. Mais JeanPaul Mongin évoque aussi « d’autres grands
noms » tels qu’Aristote, Machiavel, Spinoza ou
Whitehead...
Peut-être n’y aura-t-il pas de Voltaire avant
longtemps, l’éditeur ayant des mots peu
amènes pour l’auteur de Candide. Mais pouvons-nous espérer des femmes philosophes ?
Et aussi d’autres escapades en dehors de la
philosophie occidentale ?
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