Isabelle Papieau LE RETOUR DE LA CELTITUDE De Brocéliande aux fées stars Série Études culturelles LOGIQUES SOCIALES Le retour de la celtitude De Brocéliande aux fées stars Isabelle PAPIEAU LE RETOUR DE LA CELTITUDE De Brocéliande aux fées stars Illustration de couverture : dessin d’Isabelle Papieau, création Photo Morlet © L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03235-1 EAN : 9782343032351 INTRODUCTION La « celtitude » ou la sensation d'appartenir à la culture celte, dépasse aujourd'hui le cadre des pratiques socio-culturelles, le champ musical traditionnel pour pénétrer l'univers cinématographique et celui du showbusiness... Nous connaissons le succès commercial de la trilogie Le Seigneur des Anneaux qui, construit sur une revivification des valeurs des mythes et de la signifiance des valeurs nord-européennes (dont des références celtes et arthuriennes), totalisa de 2001 à 2003 et pour chacun de ses trois films, pratiquement 7 millions d'entrées. Quelque dix ans plus tard, l'album Bretonne interprété par Nolwenn Leroy et empreint de consonances celtes, se vendra à raison de plus d'un million d'exemplaires... Nous assistons au retour en force d'un courant puisé aux sources d'une culture qui sut séduire de façon transgénérationnelle et qui conquiert dorénavant un public élargi à des franges de population non forcément bretonnantes, voire un public adolescent. La médiation de nouvelles créations émergentes, d'images et de musicalités inspirées de l'héritage d'une esthétique celte, projette dans la lumière, des concepteurs, cinéastes (englobant des réalisateurs d'heroic fantasy), artistes, qui ont modelé à son apogée une romantisation de cette esthétique cimentée sur des strates d'Histoire identitaire et que réinterprète l'imaginaire. De l'oralité à l'écriture, l'évolution du mode de transmission des mythes celtes atteignant le stade scriptural (dès le VIIe siècle ap. J. C.), a permis la consolidation et la valorisation du patrimoine légendaire celte : respectivement distancés de la domination romaine et non assujettis à la souveraineté des envahisseurs, l'Irlande et les cantons les plus reculés du Pays de Galles 7 vont ainsi pérenniser l'ancrage des textes issus de la tradition celte, que la christianisation de la globalité des îles britanniques va alors démythifier et dont elle va permettre moralement la retranscription écrite sans sacrilège1. De ce dispositif d'écriture, émergeront alors, aux XIe et XIIe siècles, un ensemble de récits irlandais conçus dans un registre linguistique détaché de la langue celtique, mais reflets de la christianisation et un ensemble de récits gallois convergeant autour du fabuleux roi Arthur2. Ciblant la classe chevaleresque, ces textes gallois — rédigés au Moyen Age et promouvant des légendes qui couvrent aussi bien l'île de Bretagne (appellation de la Grande-Bretagne par les historiens avant la fin de la phase médiévale britannique) que la Petite-Bretagne présente — vont constituer la « matière de Bretagne » : une matière représentant la source celtique, eu égard à la source carolingienne des chansons de geste et prouesses martiales de la « matière de France » et à la transposition de la littérature latine dans la « matière de Rome »3. Appropriée par différents pays celtes (l'Irlande, l'Angleterre, la France, voire la Russie4), la figure du roi Arthur ne cesse de fasciner. Valeureux héros des romans de La Table Ronde et protecteur de la foi chrétienne, Arthur incarne à travers le romanesque la glorification d'une matière celtique archaïque organisée autour de la quête sentimentale, spirituelle (que configure le Graal) et du magnétisme du Merveilleux : l'épopée chevaleresque passe ici par une mise en scène des épreuves, l'affrontement avec des monstres et la rencontre avec des fées, tantôt nourricières, tantôt envoûtantes (la Dame du Lac, qui y personnifie la fée des eaux, est issue de la tradition celtique même). Le Merveilleux est considéré comme une composante proprement bretonne repérée « plus littéraire » et objet d'humanisation, à la fois dans la légende arthurienne et celle de Tristan et Iseut5 : une 8 légende de Tristan conçue dans le Pays de Galles ou en Cornouailles, recueillie par les trouvères Béroul et Thomas, à la fin du XIIe siècle, puis qui connut une grande vague de succès dans toute l'Europe. Au bas Moyen Age et outre les riches manuscrits louant les valeurs chevaleresques, des productions à connotation arthurienne qui atteignent désormais une population bourgeoise et ne sont plus réservées à la seule sphère élitiste du mécénat, contribuent à transcender la légende6 : une légende certes forgée notamment au Pays de Galles, mais transcrite à travers une littérature rédigée d'abord en langue française (à l'intention notamment des Comtes de Champagne), puis adaptée en langues étrangères (l'écrivain anglais Sir Thomas Malory traduisit, transposa au XVe siècle les premiers romans français du cycle d'Arthur) et se propageant alors en Italie, Espagne et Europe du Nord7. Avec l'invention de l'imprimerie et notamment l'impact d'Antoine Vérard (grand imprimeur parisien qui édita particulièrement les premières éditions du Roman de la Rose et La Légende dorée), les romans arthuriens vont connaître à la Renaissance une nouvelle impulsion en termes de diffusion ; par le prisme d'Une nuit d'été, le théâtre shakespearien sera, quant à lui, reconnu comme l'élément dynamiseur, lors du XVIIe siècle naissant, de la valorisation en Grande-Bretagne d'icônes féeriques8. Un renouveau de l'engouement arthurien éclora puis s'épanouira en Angleterre, au XIXe siècle, sous l'influence retentissante de la peinture préraphaélite et de la poésie que marque l'œuvre du poète Alfred Tennyson, Idylls of the King, illustrée par Gustave Doré : le Romantisme dix-neuviémiste se conjugue alors avec une forme de Revival pour les mythes celtiques et réinspire une interprétation de l'univers des fées. L'opéra wagnérien célébrera en Allemagne la force de l'épopée arthurienne et de nombreux auteurs plus contemporains (dont Jean 9 Cocteau, avec Les Chevaliers de la Table Ronde et la trame de L'Eternel retour, ou Tolkien, avec Le Seigneur des Anneaux) emprunteront leurs références au patrimoine littéraire arthurien et par essence même au fond de mythologie populaire celtique9. Le mythe arthurien que croise et que sert l'imaginaire, se propagera dorénavant essentiellement par le biais du cinéma (dont les réalisateurs privilégient l'esthétique des textes de Sir Thomas Malory) et du medium télévision, vecteur dans les mémoires, de la série satirique Kaamelott. Ainsi, depuis le XIIe siècle, le fonds de la « matière de Bretagne » continue d'être un patrimoine singulièrement fantasmé, dont l'exploitation se décline en autant de supports nés de la progression des courants artistiques, de la translation des langages cinématographiques, picturaux et stylistiques (la bande dessinée), des nouvelles technologies (jeux vidéos). L'héritage de la culture celte dépasse toutefois le cadre formel de l'écrit et de l'image, donc de la rhétorique narrative et iconique. Il s'est étendu à d'autres signes référentiels testimoniaux que révèlent des pratiques sociales et artistiques focalisées sur l'archéologie d'une culture celtique traditionnelle. Tel est le cas, entre autres, d'Halloween dont la célébration a été réinvestie par l'arrivée des Irlandais dans le Nouveau Monde, de la musique celtique (produit des mouvements de circulation des Celtes et dont le Festival Interceltique de Lorient se veut fédérateur). Le public s'enthousiasme pour Alan Stivell, Tri Yann, Malicorne, The Corrs, Soldat Louis, Manau. Adoptant les codes de la modernité, la musique celte peut s'affranchir et jouer avec les genres, mixant rap et musique celtique, à l'exemple de la chanson La tribu de Dana, qu'interprète justement le groupe musical Manau (créé en 1998) et qui est demeurée au sommet du Top 50, durant douze semaines consécutives... 10 La celtitude se partage dans le cadre des Festivals, se commercialise à travers la vente de créations artisanales, dont celles de bijoux bien spécifiques (notamment les torques) ornés d'entrelacs, de triskells ; figurant initialement sur des monnaies celtes d'Europe du Nord, le triskell se démultiplie : gravé sur des boussoles ou motif de marque-pages, de dessous de plat, il peut orner les sacs ou les miroirs de sacs, foulards, boîtes à pilule, coussins, abat-jour... Compte tenu de la visibilité d'un engouement croissant pour les traces tangibles, voire spectaculaires, de la culture celte, il paraît intéressant de comprendre à notre époque et qui plus est, dans une société de consommation aseptisée, les raisons d'une telle passion, puis d'en analyser la progression tout en étudiant la nature des représentations qu'en donnent les différents traitements. Aussi, s’avère-t-il utile de reconstituer les principaux épisodes de l'Histoire ayant conduit à une renaissance de ce courant et, à partir d'un corpus constitué de longs métrages, de spectacles, de vidéo-clips, de chansons, de productions de stylistes, convient-il de s’interroger sur l'esthétique et les enjeux que renvoie le processus de création inhérent aux différents éléments de ce corpus. 11 I UNE SENSIBILITE DIX-NEUVIEMISTE Amorcé à la fin du XVIIIe siècle, un regain d'intérêt pour la culture celte s'est progressivement développé tout au long du XIXe. A. LA RECHERCHE D'UNE « CULTURE DES ORIGINES » Au XVIIIe siècle, le culte du « bon sauvage » et de « l'état de nature » génère une approche littéraire qui fait l'éloge, dans la logique des discours des Lumières, de lieux considérés comme utopiques (gommant les progrès et délivrant des écueils de la modernité que sont les inégalités, interdits, préjugés), des îles lointaines et atypiques, indemnes d'empreintes de civilisation et où l'on vit un bonheur naturel, spontané, jouissif. Inspiré par la philosophie rousseauiste, Bernardin de Saint-Pierre (qui a lu, enfant, Robinson Crusoé) explique ainsi la démarche l'ayant conduit à écrire Paul et Virginie qu'il publiera en 1787, après ses Etudes de la nature : « J'ai désiré », affirme-t-il, « réunir à la beauté de la nature entre les tropiques, la beauté morale d'une petite société. » Cautionné par les Encyclopédistes et Buffon, ce nouvel élan d'exaltation pour la nature s'imprimera d'ailleurs jusque dans les motifs des objets de décoration, dont le traitement plastique (par exemple, celui des surprenants orchestres de singes) est le miroir de cet engouement pour l'exotisme associé dans l'imaginaire collectif de cette époque, au voyage, à la recherche des effets sensoriels de l'inconnu... Toutefois, lors des dernières décennies de ce e XVIII siècle, le passé et la culture des pays celtiques nord-européens ainsi que les sites mégalithiques éveilleront la curiosité des intellectuels et des voyageurs découvrant alors Carnac et Locmariaquer : le voyage en 15 Bretagne de Louis-François Cassas effectué en 1776 et les études sur le vif que réalisa (en 1800) Pierre-Henri de Valenciennes dans la zone de Saint-Malo, concrétisent cette attirance naissante pour la péninsule bretonne, son histoire, son patrimoine et ses spécificités1 : une péninsule toutefois que la quasi-inexistence du réseau routier isole géographiquement, économiquement, au point de contribuer à entretenir son image énigmatique. La Bretagne et ses pratiques socio-culturelles commenceront également à séduire des dessinateurs dont François Valentin qui illustrera Voyage dans le Finistère (1798) de Jacques Cambry, à partir de sept gravures reflets de son inclination pour les costumes bretons2, puis, plus tard, des peintres comme l'aquarelliste Eugène Isabey. Cet enthousiasme pour le territoire breton et sa culture patrimoniale sera dynamisé dès les premières années du XIXe siècle par l'extension de la lithographie et la mode de la diffusion échelonnée des estampes en livrets3. Estompée par l'impact du legs de la culture grécolatine, la culture celte antique émane alors de siècles d'oubli et redevient une culture des origines s'affichant de nouveau à travers les coutumes et les constructions symboliques4. « Dans cette province isolée des grands courants continentaux et donc préservée de la romanisation, les ramasseurs de goëmons ou pilleurs d'épaves appartiennent tous à une race gauloise antérieure et sont donc les descendants presque directs des Celtes, dont les monuments druidiques passionnent depuis le rejet de l'omnipotence gréco-romaine. »5 : une sensibilité à l'archéologie insulaire s'épanouit. Dans ce contexte marqué par l'influence des Poésies galliques d'Ossian en vogue, point en 1804 l'Académie Celtique (cénacle groupé autour du préfet Jacques Cambry et dont la vocation fut de glaner les traces archéologiques, linguistiques et les coutumes de la Gaule). Compte tenu de 16 la volonté des érudits dix-neuviémistes de promouvoir le Moyen Age (à l'image du Romantisme anglais substituant au cartésianisme dix-huitiémiste, l'envoûtement de l'art gothique et des archétypes médiévaux), cette société savante deviendra la Société nationale des Antiquaires de France : les statuts de cette dernière élargiront ses missions à un recueil de données sur les antiquités gréco-romaines et médiévales, mais restreindront ses recherches sur la culture celtique, la civilisation gauloise, à « l'histoire et l'archéologie des Gaules et de la nation française jusqu'au XVIe siècle »6. Cependant, Emile Souvestre assure la publication dans La Revue des Deux Mondes, en 1833, d'une suite d'articles consacrés à la Bretagne : un espace géographique et une culture, que beaucoup de lecteurs vont découvrir à cette occasion7. Alors Inspecteur général des Monuments historiques et lors de son exploration sur le terrain, Mérimée découvre dans les années 1830 (ainsi que le révèlent ses Notes d'un voyage dans l'Ouest de la France) les mégalithes druidiques, les recense et reconnaît ces monuments comme des éléments méritant d'être intégrés dans le patrimoine national8. Ainsi, en 1840, le dolmen « de la Roche aux Fées » (situé en Ille-et-Vilaine) — perçu comme étant le produit d'une construction féerique pour héberger les âmes des personnes honnêtes — se situera parmi les mille premiers monuments à avoir bénéficié en France, d'un classement9. Sanctifiés dans le discours romantique en tant que patrimoine « préservé de la romanisation »10, les menhirs comme les dolmens vont être associés à des croyances, des légendes issues des arts populaires et du Merveilleux gommé à l'époque des Lumières : un réenchantement de la société industrielle du XIXe siècle. Les effets de cette reconnaissance patrimoniale seront conjugués avec un sentiment d'appartenance breton que développera l'édition (en 1839) d'une anthologie de chants populaires bretons 17 titrée Barzaz Breiz (chants recueillis par Théodore Hersart, vicomte de La Villemarqué)11 ; une telle prise de conscience va ancrer l'idée d'une valorisation de cet héritage identitaire. B. DU ROMANTISME A L'ECOLE DE PONT-AVEN Le XVIIIe siècle s'est avéré avoir été le grand siècle des voyages à connotation de rupture avec le phénomène d'oisiveté au profit d'actions constructives. Au XIXe siècle, le voyageur sera fasciné par « l'étrange » et le « mythe », le charme pimenté et exotique de paysages inaccoutumés qui, influant sur le sensitif et la psyché, agiront sur les états affectifs : une découverte du « pittoresque » que nous ont relatée de leur plume, des écrivains tels Chateaubriand, Lamartine, Dumas, Flaubert, George Sand... La passion des Romantiques pour l'archéologie, le fabuleux et l'art gothique est la manifestation même d'un culte du passé et du désir, en se distançant d'une société perçue vénale et perversive, d'un retour aux origines de l'Humanité, voire à la terre matricielle. Dans sa quête d'édens évanouis, le Romantique esthétise alors cette notion d'harmonie qui lie l'humain à la nature par essence primitive. Les Romantiques (dont, en particulier, Chateaubriand) trouveront ainsi dans la Bretagne un espace authentique, mystérieux et générant une certaine langueur, en phase avec leur idéal esthétique marqué par une sensibilité aux éléments : des éléments en mouvement représentés aussi bien dans la peinture que dans la littérature. « On leva l'ancre, moment solennel pour les navigateurs », note Chateaubriand (à propos de son embarquement à SaintMalo pour l'Amérique), « Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta (…). Le temps était sombre, la 18 brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encâblures du vaisseau. »12 Le déferlement anarchique de ces éléments non maîtrisables qui règlent l'univers cosmique s'inscrit littérairement et artistiquement dans une opposition aux espaces que la civilisation a rendus sécurisants, à l'image de la description que Flaubert fait de Concarneau : « une ville ceinte de murailles dont à marée haute, la vague vient battre la base ». Cette évocation rappelle en fait le rôle protecteur de la cité au Moyen Age — composée de maisons recentrées autour des clochers — transparaissant dans les gravures médiévales comme un espace sacré, antinomique de ces zones que forment les territoires non cultivés jugés dangereux, car profanes. Réalisées sur le motif dans les années 1850, des aquarelles du peintre de marines Eugène Isabey illustrent à travers un regard romantique les ciels troublés de Bretagne, des scènes figurant des naufrages : « Son usage presque exclusif de tons sombres et sourds, son utilisation de l'aquarelle, de la gouache et du fusain, le ressenti du sujet donnent à ses paysages et à ses vues de villages une réalité envoûtante teintée de mystère. »13 Parfois associée à la brise et instillée par les techniques picturales du peintre paysagiste Joseph Rebell, la reproduction de la variation des effets de lumière va exprimer la référence à un égrenage du temps qui cadence les journées, affecte à la fois la mer et le ciel : tel est, par exemple, le cas des toiles Le Port de Quimper (1857) que peint Eugène Boudin (fils de marin). Deuxième sujet d'intérêt après les mégalithes, les falaises de la côte bretonne et principalement la Pointe Saint-Mathieu (singularisée par ses ruines ecclésiales et la virulence tragico-romantique de ses éléments naturels) fascinent. Les ruines de la chapelle de Languidou (restaurée au Moyen Age, mais démantelée en 1794) deviennent également un motif prisé. Il naît une poétique des ruines qu'ovationnent les Romantiques : des ruines 19