NE RESTE PAS DEHORS
Pour Aristide
Spectateur, te voilà.
Je ne t’attendais plus. Le théâtre est fermé depuis quelques heures, et si j’ai d’abord pensé que tu
viendrais, espéré et attendu, je suis restée là sans trop y croire, assise dans le parking, à guetter le pont
Mackenzie-King comme si tu allais en descendre. Enfant du paradis. Puis j’ai rejoint le canal gelé.
À Paris, il y a les bords de Seine pour ruminer ; ici c’est le canal Rideau et les queues de castor, sauf que
le kiosque des queues de castor est fermé lui aussi. Et je n’ai pas mes patins.
I. SORTIR
Quand tu n’y étais pas, je n’ai pas lâché mes chiens. Ni oiseaux bagués ni signaux de fumée. Pas posté
la drag queen Praline du show d’avril pour te faire de l’œil, te séduire. J’ai attendu. Je n’ai pas ouvert la
porte de derrière, celle où tu te vautrais parfois dans un nuage de fumée. Je ne t’avais pas vu. Fume,
fume, maintenant que je te replace dans la multitude.
Je voudrais que tu viennes, une seule fois, et peut-être une autre fois encore, seulement si cela te parle
d’être ici. Le théâtre, le siège rouge, le genou du voisin ou de la voisine qui te frôle, la nuit de la salle,
le vertige du début et celui de la n, les applaudissements.
J’ai fait de la publicité, j’ai créé des abonnements, des forfaits clignotants, j’ai ré échi pour TOI, que
j’ai imaginé pluriel. Je me suis pliée aux catégories, j’ai tracé des zones au crayon, bien que, tout ce qui
se joue, je l’aie pensé sans exclusion et sans âge, avec un droit de transgression universel. Je suis sortie,
j’ai voulu faire du théâtre dans un hangar ou une usine, autant pour l’espace que ses alentours. Il faut
un endroit pour jouer. Je me suis déplacée pour n’être plus le centre mais la périphérie, et que le centre,
ce soit toi, spectateur.
Tu n’ es pas un intrus, mais ne tarde pas. « Le spectateur […] est essentiel s’il arrive au bon moment.
Il est celui qui rend le geste et la parole. Celui qui les fait exister.Celui qui nit le processus de création
de la réalité. Il achève le processus de révélation de l’instant1. » Peut-être as-tu pensé que je donnerais
tout, et que ce tout n’était pas pour toi. Vois au contraire comme je demande ! J’attends de toi une
opération majeure: la révélation de l’instant !
Je pourrais supplier, mais j’attends : « […] au théâtre, personne n’est soumis, ni l’acteur, ni le
spectateur2. »
Je sais que « pour l’instant, il faut que tu te mé es, et si on te demande: qui est l’étranger qui est avec
toi ?, tu réponds : je ne sais pas, je ne sais pas3 ». Or si je reste à tes côtés, dans ta zone, ta zone aussi la
mienne, peut-être me diras-tu : « tu es invitée, tu es invitée, l’amie », et « ne reste pas dedans, rejoins-
moi dehors », et ce sera moi qui te visiterai, hors du théâtre, de l’autre côté de moi-même, sur notre
rive, spectateur.
Je resterai proche jusqu’à n’être plus étrangère. Je suis PROCHE.
II. PATINAGE ARTISTIQUE
Un ami acteur m’a raconté avoir joué dans les cendres d’un avion-cargo qui s’est écrasé en novembre
dernier sur un quartier populaire de Brazzaville, au Congo. Des morts, il y en a eu, dedans, dessus,
dessous, des o ciels et des clandestins, et rien de tel à la télévision d’ici. Une partie de sa troupe a refusé
de jouer, accablée par la tristesse du réel qui reprenait ses droits sur le théâtre. Mais l’ami a joué, et avec
lui d’autres amis. Ils ont joué pour saluer les morts et pour rester debout avec les vivants. À la n du
spectacle, un « théâtre-paysage » à ciel ouvert, retentissait le texte d’un auteur de là-bas4 qui disait,
raconte l’ami, quelque chose comme « le Canada, c’est quand on avait ni de marcher sur la terre,
derrière le globe y avait un trou, quand on tombait dans ce trou, ben c’était le Canada ».
1. Propos de Joël Pommerat, dans Joëlle Gayot et Joël Pommerat, Joël Pommerat, troubles, Actes Sud, 2009, p. 111.
2. La citation complètedit : « Nous reconstituons du sentiment, de l’émotion, du drame, tout ce qui, dans nos existences, ne nous
est pas si aisément accessible. Parce que, dans nos existences, toutes ces choses sont subies alors que là, au théâtre, personne n’est
soumis, ni l’acteur, ni le spectateur. » Ibid., p. 65.
3. Bernard-Marie Koltès, La nuit juste avant les forêts, Minuit, 1988, p. 28.
4. Bienvenue au Congo ! de Dieudonné Niangouna, un des morceaux composant le déambulatoire Sous le ciel de Brazzaville,
orchestré par Alexandre Koutchevsky et présenté à l’aéroport international Maya-Maya dans le cadre du festival Mantsina sur
scène en décembre dernier.
9.8.