PAC ANALYSE 2014/25
L’ODYSSEE DU CAPITALISME (3/4)
III. CRITIQUES
Par Jean Cornil
L’incroyable saga du capitalisme qui traverse les siècles et les
continents a évidemment engend des analyses critiques d’une
ampleur considérable, alliant toute la gamme des nuances les plus
modérées aux déconstructions radicales. Que l’on me permette ici,
de manière pédagogique et didactique, de les classifier, malgré la
dimension multiforme de la diversité des approches. Comme le
propose Philosophie Magazine, on pourrait établir la typologie
suivante des critiques du capitalisme : la critique sociale, la critique
morale, la critique anthropologique et la critique écologique.
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Face au développement de l’économie marchande, les interrogations morales et
sociales remontent à la Grèce antique et au Moyen-Âge. Pour le philosophe Aristote,
l’échange marchand doit rester dans certaines limites, sous peine d’hybris, de
démesure, péché capital pour les anciens grecs puisque ce comportement revenait à
défier les dieux et à bouleverser l’ordre naturel de l’harmonie du monde. L’échange
marchand est acceptable lorsqu’il vise à satisfaire un besoin, à obtenir une valeur
d’usage. L’argent n’est alors qu’un moyen afin de faire circuler les marchandises. En
revanche, Aristote condamne fermement l’accumulation sans limite de la richesse, ce
qu’il appelle la chrématistique et qui conduit à briser l’unité et la cohésion de la cité.
Il oppose d’ailleurs clairement l’économique (oikos, l’art d’administrer sa maison) et la
chrématistique (l’art d’acquérir de la richesse) qui nous fait oublier l’essentiel de la vie
au profit du luxe et du superflu.
Au Moyen-Âge, du V au Xème siècle, période marquée par un profond recul des
échanges marchands, Augustin considère que les problèmes économiques et
sociaux, marqués par le péché originel de l’homme, ne méritent aucune attention.
Seule la Cité de Dieu compte. Mais, dès le XIème siècle, de grandes transformations
apparaissent comme l’essor de la production marchande, des villes, du commerce et
de la finance. Devant de tels bouleversements, l’Eglise ne peut plus être indifférente
aux questions terrestres. Thomas d’Aquin accepte la logique de l’échange marchand
mais en moralise le fonctionnement. La propriété privée est admise pourvu que les
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riches fassent œuvre de générosité envers les plus démunis. Et, dans la ligne
d’Aristote, le marchand peut s’enrichir, en pratiquant un juste prix et en profitant d’un
gain modéré. Thomas d’Aquin admet même le prêt à intérêt dans les limites du
simple dédommagement. L’Eglise accepte donc le développement de l’économie
marchande mais en contrôlant son expansion par la morale chrétienne. Le Nouveau
Testament était déjà explicite dans son refus de la cupidité qui détourne le fidèle de
la voie de la vérité et du salut. A l’inverse, l’Ancien Testament ne s’oppose en rien à
l’accumulation des biens.
Entre le XVIème siècle et le XVIIIème siècle, période qui signe la naissance du
capitalisme, d’abord commercial puis industriel, en Europe, apparaissent des
courants de pensée nouveaux qui tentent d’analyser le processus de développement
de l’économie : d’abord le mercantilisme puis le libéralisme économique. Le
mercantilisme postule que la richesse provient de l’abondance de monnaie (or et
argent), d’une augmentation de la démographie et d’une intervention de l’Etat. La
politique de Colbert en France au XVIIème siècle en est une parfaite illustration. Il
s’agit d’une véritable mise en œuvre d’un protectionnisme élargi pour défendre les
produits manufacturés nationaux face à la concurrence.
A l’inverse, les théoriciens du libéralisme économique (Smith, Ricardo, Say,
Mandeville, Malthus), comme nous l’avons déjà noté, vont privilégier le libre jeu de
l’équilibre entre l’offre et la demande de biens. Chacun connait la prospérité
fastueuse de ces théories qui nous influencent encore majoritairement. Mais déjà à
l’époque des voix s’élèvent contre la naissance et le développement du capitalisme
au travers d’une vive critique sociale. C’est le cas par exemple de Thomas More en
Angleterre au XVIème siècle qui publie en 1516 l’Utopie, sévère dénonciation du
capitalisme et de la politique des enclosures qui chassent les paysans de leurs terres
pour y élever des moutons et développer l’industrie textile. More imagine une société
de type communiste sur une île bienheureuse la propriété privée serait abolie. Au
XIXème siècle, le français Charles Fourier, dans la même logique, développera un
socialisme utopique, au travers notamment des phalanstères, par l’association
librement constituée de petits groupes d’humains. Comme le fera aussi Robert Owen
avec la création de New Lanark, une entreprise idéaliste et collective. Comme l’avait
déjà imaginé Tommaso Campanella en 1623 dans la Cité du Soleil par une égalité
dans la distribution et la consommation des biens et une organisation collective de la
production.
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Revenons à notre classification initiale des critiques du capitalisme. En partant du
dossier de Philosophie Magazine, on peut les organiser en quatre axes
fondamentaux, même s’ils sont évidemment arbitraires dans leur découpage. Et
commençons par la critique anthropologique du capitalisme fondée notamment sur
les œuvres de Marcel Mauss et Karl Polanyi. Elle affirme que l’Homo oeconomicus
est une construction historique et déconstruit la définition de l’homme comme un être
rationnel uniquement déterminé par son intérêt et sa volonté de maximiser son profit.
L’échange marchand est une forme de lien en les hommes apparu à un moment de
l’histoire et nullement naturel en soi. D’autres formes d’échanges de biens ont existé,
et existent toujours, comme la réciprocité (le don et le contre-don), la centralisation
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redistributive par un Etat ou l’autarcie dans une organisation économique fermée.
Cette critique, dans la diversité de ses approches, conteste une vision de l’homme
parfaitement autodéterminé, seul maître de ses actes, strictement égoïste, en rivalité
constante avec les autres pour l’usage ou la possession de biens et totalement
rationnel. C’est d’ailleurs le concept dominant de l’interprétation de la nature humaine
aujourd’hui et qui s’amplifie encore par les logiques de la rentabilité, du management
ou de la compétitivité. Il s’agit de mettre en cause la vision existentielle du
capitalisme et d’interroger le sens de notre adhésion à ce système. Parmi la
multitude et la profondeur des analyses remettant en cause l’anthropologie de
l’homme capitaliste, soulignons celle de Christian Ansperger qui procède à une
véritable critique existentielle du capitalisme. Celui-ci fonctionne remarquablement
car il nourrit nos angoisses, devant la mort et devant les autres, tout en apportant
une illusion de réponse, ce qui fait sa terrifiante force. Il attise notre désir d’être
immortel et reconnu par les autres, par des actes économiques, de la production à la
consommation, du travail à l’épargne, qui nous confinent dans la fiction de l’élixir
d’immortalité et de reconnaissance sociale éternelle. Cycle infernal et sans fin des
anxiétés et des désirs de les surmonter qui se fécondent mutuellement et permettent
l’amplification permanente du système économique dominant.
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Deuxième perspective : la critique morale du capitalisme. En prenant comme point
de départ les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, cette critique considère que le
capitalisme prolifère sur nos vices (avidité, cupidité, luxe, compétition, transgression
des règles,…) et les encourage dans une spirale mortifère. La tyrannie de l’argent
détruit peu à peu toutes les autres valeurs comme la bienveillance, la générosité, la
solidarité, l’honnêteté, ce que Georges Orwell nomme la décence ordinaire. Une
dénonciation de l’immoralité du capitalisme qui doit dès lors être régulé par des
limites à l’emprise du marché et aux injustices qui en résultent. C’est tout le sens de
l’œuvre du philosophe américain Michael Sandel qui fixe une des limites à la
marchandisation quand l’argent corrompt la nature même du bien ou du service.
Peut-on acheter une amitié, un Prix Nobel, le ventre d’une femme pour y porter un
enfant, une présentation d’excuses, l’adoption d’un bébé, un rein, un déchet
nucléaire ? Non car la mise sur le marché d’un tel bien ou service dénaturerait
profondément son essence même, sa nature intrinsèque. Est-il normal de privilégier
un régime économique qui creuse des inégalités abyssales, détruit la planète,
blanchit l’argent du crime, permet à la finance d’empocher des gains en faisant subit
les pertes à la collectivité ? Selon Mandeville et Smith, les vices privés devaient
produire de la vertu publique. On l’a exprimé plus haut. Force est de constater que
l’ambition, la vanité et l’égoïsme de chacun qui par la dialectique du capitalisme
débouche sur des impasses planétaires et des inégalités vertigineuses n’entrent pas
vraiment dans le domaine de l’éthique. Certes la simple moralisation du capitalisme
empêcherait toute vraie réforme et ne signerait qu’une forme de néocapitalisme à
visage humain. La logique alternative à la main invisible serait au contraire une vision
politique et économique qui assurerait la prospérité à tous les terriens par
l’émergence des biens communs, de l’Etat Providence, des mécanismes de
solidarité, de limites drastiques à la prédation des écosystèmes. Renversement de
perspective : c’est l’attention aux autres et non exclusivement à soi qui produirait de
l’harmonie, de la concorde et de la coopération. La main se doit de devenir visible.
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Bernard de Mandeville, derrière les leçons de sa fable, avait d’ailleurs rédigé une
maxime cachée en affirmant préférer vivre à la campagne dans une petite société
paisible les hommes ne seraient pas objets d’envie de la part des autres. André
Comte-Sponville, dans son ouvrage sur le capitalisme distingue quatre ordres
différents structurés par des valeurs différentes qui ne peuvent s’appliquer qu’à
l’ordre qu’elles concernent. Et en conclut que l’ordre de la morale, avec l’opposition
du devoir et de l’interdit, ne peut recouvrir celui de l’ordre technoscientifique, donc de
l’économie, structuré par l’opposition possible et impossible. Pas sûr que devant les
ravages de l’économie marchande il ne soit nécessaire d’y injecter une bonne dose
de morale si cela reste en soi insuffisant pour en subvertir les fondements.
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Troisième critique du capitalisme : la critique sociale dont la référence reste Karl
Marx et qui se partage en de multiples courants allant de Toni Negri à Alain Badiou,
de Bernard Stiegler à Immanuel Wallerstein. Razmig Keucheyan en donne un aperçu
dans son livre Hémisphère gauche. Le cœur de cette critique est le caractère
fondamentalement inégalitaire et aliénant des rapports économiques et sociaux que
produit le capitalisme, dans la succession de ses phases historiques jusqu’à la
globalisation et l’économie immatérielle de notre nouveau siècle. Bien sûr Marx
n’avait pas pu prévoir l’essor de la société de consommation, le développement du
secteur tertiaire ou l’émergence de la classe moyenne notamment durant l’expansion
économique qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale. En un sens, la
contradiction entre bourgeoisie et prolétariat s’est disséminée dans une infinité de
strates socio-professionnelles. Loin d’une paupérisation inéluctable, la classe
ouvrière a conquis, et lutte toujours, pour son pouvoir d’achat et ses capacités à
produire et à consommer. Mais le néolibéralisme a engendré une atomisation du
social, a exacerbé l’individualisme, a renforcé la division internationale du travail, a
fragilisé les liens sociaux et poursuit son emprise sur l’ensemble du monde par une
redoutable exploitation des travailleurs, notamment dans les pays du Sud, au prix
d’inégalités croissantes. La financiarisation de l’économie, la mondialisation
croissante de biens et de services jusqu’alors exclus de l’échange marchand, le
pillage des ressources naturelles par les grandes firmes transnationales, traduisent la
victoire, jusqu’à présent, du système capitaliste et son emprise tenace sur
l’imaginaire humain. Dans la logique marxiste, la bourgeoisie mondiale, l’hyperclasse
des oligarques, révolutionne en permanence les moyens de production pour
accroître la rentabilité de ses investissements par une domination accrue des
travailleurs et des milieux naturels. Même les conquêtes des mouvements ouvriers,
comme la solidarité sociale ou le service public, sont soumis à l’inexorable
progression de la concurrence et de la compétitivité. Le capitalisme a envahi notre
univers mental. Il a forgé nos représentations du monde en imposant ses valeurs
pour accoucher d’une société liquide, selon la formule de Zygmunt Bauman, qui
dissout tous les anciens rapports sociaux et ouvre l’ère de l’homme achetable et
jetable. Toute valeur d’usage, jusqu’au tréfonds de notre intimité, est susceptible de
se transformer en valeur d’échange. Le capitalisme total est bien le syndrome de
notre contemporain.
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Quatrième et dernière critique du capitalisme : la critique écologique. Cette approche
dénonça le capitalisme comme système de domination et d’exploitation de la nature
au travers du dogme de la croissance économique, à la fois moteur et but de cette
organisation de l’économie. La surproduction, la surconsommation, en un mot la
surcroissance ne peut que se heurter, tôt ou tard, à la finitude de la biosphère et
engendrer des catastrophes dont les premières victimes sont déjà les plus pauvres.
Nous y reviendrons dans le dernier volet de cette odyssée du capitalisme.
Références :
Comment peut-on être anticapitaliste ? Philosophie Magazine, n° 26, Février 2009.
Jacques Valier, Brève histoire de l’a pensée économique, Flammarion, 2005.
Olivier Grenouilleau, Et le marché devient roi, Flammarion, 2013.
Thomas More, L’Utopie, Librio Philosophie, 2013.
Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie tome 5, L’Eudémonisme social, Grasset,
2008.
Tommaso Campanella, La Cité du Soleil, Mille et une nuits, 2000.
Jacques Généreux, La dissociété, Seuil, 2006.
Christian Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste, Le Cerf, 2005.
André Gorz, Ecologica, Galilée, 2008.
Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Flammarion, 2006.
Ivan Illich, La perte de sens, Fayard, 2004.
Alain Accardo, De notre servitude involontaire, Agora, 2001.
Toni Negri et Michael Hardt, Empire, Exils, 2000.
Alain Badiou, Pornographie du temps présent, Fayard, 2013.
Michaël Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, Seuil, 2014.
Bernard Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Galilée, 2009.
Dany-Robert Dufour, Le délire occidental, Les liens qui libèrent, 2014.
André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? Albin Michel, 2004.
Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche, La Découverte, 2010.
Zygmunt Bauman, La vie liquide, Le Rouergue, 2006.
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