
DEUX APPROCHES CONTRASTÉES DE L’ÉTHIQUE MACROÉCONOMIQUE 3
À la première objection on peut répondre, que de nombreux besoins sont insolvables et que la
demande, toute efficace qu’elle soit, ne répond pas à tout. L’existence des politiques de lutte
contre la pauvreté, y compris dans les pays les plus riches, le montre clairement. Lorsque des
groupes sociaux luttent pour satisfaire leurs besoins fondamentaux, ce n’est pas au marché qu’ils
s’adressent. Ils prennent des initiatives en dehors de l’économie de marché, comme le montrent
par exemple les services d’échanges locaux qui se situent volontairement à la marge de
l’économie monétarisée.
Deuxièmement, le concept de rapports sociaux réduit le champ de l’économie au rapport capital-
travail et oublie le facteur terre ou nature, heureusement remis en valeur par le mouvement
écologiste.
Troisièmement, la prise en compte des désirs attire justement l’attention sur les aspects
immatériels, psychologiques et symboliques de nombreux besoins. Il n’en reste pas moins que le
concept de besoin garde tout son sens dans la mesure où l’on prend en compte certains invariants
de l’humain, pour ne pas parler de nature humaine. Et même s’il est vrai que la nature humaine est
de vivre à l’état de culture, il y a un spécifique humain, que certains appellent la différence
anthropologique4
Eliminer le concept de besoin peut sans doute satisfaire certaines exigences d'abstraction et de
scientificité, mais dès que la recherche se fait proche de la population en économie du
développement, en socio-économie urbaine, en politique sociale ou en économie du travail et de
l'emploi, elle se trouve bel et bien confrontée à la problématique des besoins. On ne peut éliminer
de l'explication un mobile essentiel de l'activité de l'homme économique. Il y a donc retour à la
problématique des besoins.
Les raisons de ce retour paraissent être à la fois de nature. épistémologique, politique et éthique.
• La raison épistémologique est celle du rationalisme appliqué dans les sciences de la société : la
science sociale ne peut éliminer les fins de l'acteur sans mutiler gravement la construction du
savoir. La reconnaissance du sujet à la fois comme acteur et comme objet du processus de
connaissance, loin d'éloigner de la science en rapproche. Telle est la forme que prend le
rationalisme appliqué dans les sciences sociales. Que les populations soient associées à l'étude
de leur milieu et à l'analyse des moyens de sa transformation n'est pas moins scientifique que la
recherche purement extérieure et «objective», même armée des techniques quantitatives les plus
sophistiquées. Elle est même plus scientifique dans la mesure où elle est plus proche de
l'intervention sociale et plus efficace pour l'action. Elle pousse plus loin le rationalisme appliqué à
l'objet social. On voit donc que, loin d'être non scientifique, la problématique des besoins fonde
une démarche d'économie humaine parfaitement pertinente par rapport à son objet.
•L'analyse de ses besoins par une population est une démarche démocratique fondamentale. Elle
peut être aidée par des méthodes d'enquêtes appropriées. En même temps que scientifique, cette
démarche est anti-technocratique. Elle est potentiellement subversive, car elle trouble le jeu des
notables, des socioprofessionnels et des politiciens en place. Elle constitue un recours de la
société civile contre un État qui tendrait à la sclérose, un appel à la démocratie directe contre des
pouvoirs que tendent à confisquer partis politiques, bureaucraties syndicales, administrations
publiques, grandes firmes. La démocratie représentative est une grande chose et ceux qui en sont
privés savent ce qu'ils perdent, mais elle a besoin d'être corrigée et complétée par un mouvement
de démocratie directe ou démocratie de participation. On appelle cela désormais la gouvernance.
La mise en œuvre sur le terrain de la problématique des besoins fondamentaux, en particulier par
des enquêtes qui impliquent les populations concernées, appuie un tel mouvement.
• Raison éthique enfin, car la dimension du besoin est essentielle à l'homme économique. Elle ne
saurait être éliminée ou réduite, car c'est elle qui fonde un double principe de protestation et de
créativité qui constitue la vérité de l'homme économique : protestation contre des structures
aliénantes, créativité au service d'une économie plus humaine, c'est-à-dire plus communautaire et
plus universelle, plus juste et plus paisible, plus fraternelle et plus cultivée.
4 Frank Tinland, La Différence anthropologique. Essai sur les rapports de la nature et de l’artifice, Paris,
Aubier Montaigne, 1977.