1 1 L`imagination, une fonction du possible pratique ? C`est dans un

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L'imagination, une fonction du possible pratique ?
Peu d’idées sont aujourd’hui plus salubres et plus libérantes
que l’idée qu’il y a une raison pratique,
mais non une science de la pratique.
Paul Ricœur, « La raison pratique » [1979] dans Du texte à l’action, Seuil, 1986, p. 250.
C’est dans un texte exploratoire, contemporain des réflexions sur l’innovation
mantique déployées dans La taphore vive (1975) que Ricœur en vient à parler de
« l’imagination comme fonction générale du possible pratique
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. » Ce faisant, il
franchissait un pas de plus dans sa ditation plus générale portant sur les relations
entre la structure et l’événement, le contexte et l’action. En effet, un trait fondamental
de sa philosophie de la liberté tient en ceci qu’elle installe au cœur de la volonté cette
dernière un fond de passivité et d’opacité avec laquelle elle lutte. L’initiative n’est
pas un commencement absolu mais un acte de commencer en situation. Vouloir n’est
pas créer
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. Cette idée l’a conduit à penser l’initiative dans le champ du discours tout
d’abord (la dialectique événement/structure ) ; dans le champ de l’action ensuite (la
dialectique action/contexte). Ainsi Ricœur est-il passé d’une réflexion portant sur
l’innovation sémantique, autrement dit sur la capacité d’initiative engagée par le
sujet parlant dans la structure codifiée de la langue (la langue comme milieu
préalable structurant un dire : parole/langue en psychanalyse ou en linguistique),
vers une analyse concentrée sur l’innovation pratique
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. Cette dernière engage une
méditation sur l’homme capable, sur ses capacités d’initiatives, qui autoriserait à
parler de l’action en termes d’inventivité pratique, laquelle engagerait une
discussion-confrontation avec la communauté historique en laquelle elle s’insère,
entendue comme vie éthique concrète porteuse de traditions pratiques structurantes.
L’enjeu est donc, en donnant toute sa place à l’imagination, de construire non
seulement une théorie de l’action mais, dans le cadre d’une anthropologie
philosophique, d’élaborer une anthropologie de l’homme capable. Ce faisant, Ricœur
a donc mené, dans les champs éthique, juridique et politique, un combat similaire à
celui qu’il a pu mener dans le champ épistémologique des sciences humaines.
du point de vue théorique il s’agissait de sauver la possibilité de l’événement au
cœur même de la structure (de parenté, langagière, métaphorisante, textuelle), il
s’agira du point de vue pratique de maintenir la possibilité d’une action libre au sein
de ce qui tend à restreindre ou aliéner ses marges d’initiatives (les interactions
réglées, les objectivations du social, les institutions). Comment alors penser une
imagination de la liberté dans des contextes marqués par la grande rationalisation du
monde vécu, l’administration, la complexité et la pluralité ? Parler de l’imagination
comme fonction du possible pratique ne porte-t-il pas un triple enjeu : résister à la
sociébureaucratique qui conduit à confondre le monde vécu avec la causalité du
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Paul Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action » [1976] repris dans Du texte à l’action, Essais
d’herméneutique, II, Seuil, 1986, p. 225.
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Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, I. Le volontaire et l’involontaire, Aubier, 1950, p. 456.
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Voir sur ce point, le texte charnière de Ricœur, « L’initiative » [1986] repris dans Du texte à l’action, Op. Cit.,
p. 261-277.
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monde des choses
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; responsabiliser en étayant les acteurs trop souvent confondus,
par la torie des jeux et la science de la praxis des « éthiciens » avec des agents ou
« idiots rationnels » selon l’heureuse formule d’Amartya Sen, par une conception
renouvelée de la raison pratique ; et enfin anticiper en explorant en imagination
d’autres possibles qui pluraliseraient les manières de faire monde commun ? Bref, il
s’agira donc de se rendre attentif à l’importance de l’anticipation dans le projet, au
le de motivation et de ressources imageantes que jouent les grandes images qui
nous habitent ; et de se livrer à ces variations imaginatives en lesquelles le sujet
capable s’essaye à être autrement qu’il n’est dans des explorations de soi comme soi
agissant.
Afin de rendre compte de ce projet, nous commencerons par nous demander
pour quelle philosophie l’imagination est-elle un enjeu ? Nous verrons ensuite
comment et quelle place Ricoeur accorde-t-il à l’imagination dans son anthropologie
de l’homme capable. Enfin, nous examinerons la façon dont l’imagination subvertit le
raisonnement pratique et invite, ce faisant, à refuser l’idée d’une science de la praxis
telle qu’on la trouve aujourd’hui encouragée par l’idéologie de l’expertise éthique
sous la figure de l’éthicien, en valorisant le vif de l’action.
1. Pour quelles philosophies l’imagination est-elle un problème ?
Penser les relations entre philosophie pratique et imagination à propos de Ricœur
pourrait se faire d’une façon génétique. On interrogerait alors le parcours d’une
philosophie qui annoncera très t une poétique de la volonté (Le Volontaire et
l’involontaire, 1950
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.) Ricoeur la laissa en suspens au profit d’une herméneutique des
symboles (La symbolique du mal, 1960) dans le cadre de ce qu’il a pu appeler la greffe
herméneutique sur la phénoménologie de l’imagination. Il prolongera cette dernière
par une herméneutique des textes attentive à l’inventivité sémantique qui travaille le
vif de l’activité métaphorisante (La métaphore vive, 1975.) Il retrouvera alors bientôt le
monde de l’action, en insistant sur l’idée que la poétique, en reconfigurant le monde,
est l’occasion d’une poïétique, d’une recréation du monde (Temps et Récit, 1983-1985),
subvertissant au passage l’idée de mimesis. Elle n’est plus subordonnée au couple
modèle-copie dans l’imitation mais, parce qu’elle sait apercevoir le semblable, elle
propose une redescription, une recréation du monde de l’action. Enfin, et finalement
Ricoeur se concentrera sur l’importance de l’imagination dans l’action éthique (Soi-
me comme un autre, 1990) et politique (L’idéologie et l’utopie). Vue sous cet angle, la
question des relations de l’imagination et de l’action tonalise ainsi le parcours
philosophique de Ricœur, très tôt et constamment, - y compris dans sa lecture de la
Bible et de l’importance de la narrativité des paraboles -, pour résoudre des
situations pratiques.
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C’est la tâche de l’imagination productrice de lutter contre cette terrifiante entropie dans les relations
humaines. […] de préserver et d’identifier la différence entre le cours de l’histoire et le cours des choses. Paul
Ricœur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », Op. Cit., p. 228.
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Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, I. Le volontaire et l’involontaire, Op. Cit., p. 456.
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De la sorte, ce n’est pas tant le couple imagination-entendement mais le couple
imagination-volonté qui retient Ricœur comme ce fond de passivité et créativité qui
contribuerait à redéployer autrement la compréhension de l’autonomie morale. En
cela fidèle à sa méthode relevant d’une dialectique à synthèse ajournée, Ricœur
ploie, sur le plan pratique, une dialectique des relations entre imagination et
volonté. la raison torique en son programme épistémologique investissait la
tension « expliquer plus pour comprendre mieux », la raison pratique, en se faisant
sagesse pratique, investira la tension d’un « imaginer plus pour mieux vouloir ».
les critiques et moralistes dévaluent l’imagination comme ce qui détournerait de
l’action voire la fuirait en rêvant d’un autre monde ou en s’aliénant à des illusions,
Ricœur soutiendra la thèse contraire. Il ne faut pas confondre les pathologies de
l’imagination avec ses puissances. d’ordinaire la valorisation de l’imagination
est conçue comme une diminution, voire une abdication du le de la volonté,
Ricœur voudra montrer que travailler à imaginer davantage augmente iconiquement
notre pouvoir de vouloir en en pluralisant les possibles, invitant à repenser l’idée
d’autonomie. Ce sera l’objet d’une discussion et d’une prise de distance avec Kant
pour un philosophe qui renoncera à Hegel, devenant ce faisant un « kantien
posthégélien
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». En effet, s’il retient de Kant l’importance du schématisme pour
rendre compte du caractère productif de l’imagination, (cet «art caché dans les
profondeurs de l’âme humaine »
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) il s’en marque, en démontrant l’efficacité de la
schématisation dans le cadre de la philosophie pratique. On notera que c’est cette
attention au schème qui lui fera également prendre ses distances avec les approches
structuralistes et formelles qui ne parviennent pas à rendre compte de ce travail
d’innovation engagée dans le schématisme.
Mais, de façon plus thématique, on peut aussi se demander pourquoi la question
de l’imagination s’impose-t-elle comme décisive pour servir une compréhension plus
ajustée de la philosophie pratique ? Dans cette perspective, on pourrait se concentrer
sur Ricœur et le moment de l’imagination dans la philosophie contemporaine (1945-
1990), et plus particulièrement dans la philosophie morale et politique. Si on raisonne
en histoire des idées à partir du concept de moment, au sens où Frédéric Worms a pu
parler d’un moment de l’existence, d’un moment de la structure ou aujourd’hui d’un
moment du soin, peut-on dire que Ricœur fait partie de ces philosophes et
intellectuels qui, avec d’autres vont contribuer à rappeler ce qu’il en est du pouvoir
de l’imagination dans le cadre d’un moment de l’imagination dans l’après-guerre ?
Sartre publie L’imaginaire, essai sur une phénoménologie de l’imagination en 1940 ;
Gaston Bachelard publie ses poétiques des éléments, publiant L’air et les songes en
1942 en pleine guerre mondiale avant de revendiquer un droit de ver, son disciple
Gilbert Durand écrivant un peu plus tard ses Structures anthropologiques de
l’imaginaire, etc. Bref, il faudrait travailler plus précisément à la constitution de ce
moment de l’imagination lié non seulement à la philosophie française mais aussi au-
delà. On se contentera d’observer ici que cette prise en compte de l’imagination dans
le domaine de l’agir renvoie à des philosophies marquées par la nécessité de repenser
une raison pratique qui semble avoir été tenue en échec par l’expérience du mal
6
L’expression est de Ricœur lui-me. « La raison pratique » [1979] dans Du texte à l’action, Op. Cit., p. 251.
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Kant, Critique de la raison pure, A 141/B 180.
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totalitaire (Hannah Arendt et sa réflexion sur le jugement), technologique (Hans
Jonas et le mal imaginé de la catastrophe ; nter Anders et le télé-meurtre) ou
administratif dans l’invisibilisation de l’autre homme (l’héritage rien critique de
la rationalité instrumentale). Ceci nous conduit à nous demander pour quelle
philosophie l’imagination est-elle un problème ?
Ricœur est, avec d'autres (Kant, Cassirer, Sartre, Bachelard) un des philosophes
qui a contribué à revaloriser l'importance de l'imagination. Plus singulièrement il est,
avec ses contemporains, un de ceux (Hannah Arendt, Hans Jonas, Cornelius
Castoriadis) qui s’est le plus attaché à en explorer la condité dans le champ
pratique. Étrange paradoxe, il l'a fait non plus du de la raison théorique qui a
nourri une longue dévaluation de l’imagination par la théorie de la connaissance lui
préférant le vrai au vraisemblable, le prouvé au plausible, mais du de la raison
pratique. L'imagination aurait son importance non seulement dans une théorie de la
connaissance, laquelle l’a longtemps discrédité psychologiquement comme n’étant
qu’un duplicata et ontologiquement comme un moindre être ; mais également pour
une philosophie de l'action. Elle permettrait de promouvoir une poétique de l'action
laquelle expliciterait les conditions de possibilité de l’expérience pratique,
individuelle ou collective en s’attachant à l’importance des symboles et des
imaginaires qui sont bien plus que des représentations.
Mais un préalable s’impose alors. Pour quel type de philosophie,
l’image/l'imagination devient-elle un problème ? Nous répondrons qu’elle est une
philosophie qui est davantage une philosophie de l’expression qu’une philosophie de
l’intuition dans la relation qu’elle entretient avec le vrai, le bien ou le sens : la vérité
se fait cheminement dans un patient travail d’interprétation et non évidence
intellectuelle dans l’idée claire et distincte. Elle serait également une philosophie qui
accorde sa valeur, parce qu’elle se situe dans le plein des médiations sensibles, aux
expériences imageantes (mentales ou plastiques) n’ignorant pas que l’imagination
n’est pas sans la vie des images. On aimerait que l’imagination soit une puissance
totale de commencement alors qu’elle est travaillée et traverse l’épaisseur de toutes
ces expressions pratiques qui donnent un style à une culture ou à une existence ; une
philosophie qui ne réduit l’image ni à une illustration (exemple), ni à un symptôme
(pathologie) mais bien à une expérience diatrice. Une philosophie de l’image est
aussi une philosophie qui se refuse à ne penser et de ne vivre les enjeux humains
qu’à partir de l’efficacité de la raison abstraite, calculante et technicienne sans pour
autant être irrationnelle. Paul Ricœur développe une telle philosophie, adjoignant à
l’herméneutique du récit, une nouvelle province : l’herméneutique des images.
Certes, il ne le fait pas à la manière d'un Gadamer car chez Ricœur l'image ou
l'imagination se fait la plupart du temps narration. L'image est narrative chez
Ricoeur, raison pour laquelle il préférera parler de taphore, de mythe, de parabole
ou de symbole plutôt que d'image d'ailleurs. Mais cette philosophie de l'imagination
est une philosophie de la fonction tierce, du schème situé entre le percept et le
concept. En cela elle est encore héritière de la tradition kantienne, mais avec cette
spécificité que Kant cherche à construire la raison pratique sur le modèle de la
raison théorique, Ricœur tire la raison pratique en infléchissant l'analyse du du
jugement réfléchissant exploré dans la Critique de la faculté de juger, proche en cela des
derniers travaux d'Hannah Arendt. L’imagination, fonction du possible pratique, se
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fera attentive à la dynamique des forces plutôt qu’à la statique des formes engagée
dans la vie des images et la vie éthique concrète. Elle est soucieuse de suivre les
processus de tamorphoses plutôt que de se cantonner dans les oppositions et les
dualismes.
En somme ce type de philosophies, irréductibles dans leur pluralité, vise à se
libérer d’un fonctionnalisme des images ou des symboles qui n’y voit que ce qui sert
à structurer et faire fonctionner un collectif ; à se libérer d’un psychologisme qui
ferait du monde l’espace de projection psychique qui annulerait le monde jusqu’à lui
tourner le dos. Elle recherche par contre à montrer que l'activité de l'imagination sert
une approche approfondissante du monde en nourrissant les mobiles de l’action en
même temps qu’elle promeut un élargissement des possibles par un travail de
l’anticipation qui renouvelle la compréhension de la responsabilité, si l’on pense par
exemple à la lecture que Ricœur fera de Hans Jonas philosophe du mal imaginé et de
l’heuristique de la peur. L’image ne sert pas une évasion mais une intensification de
notre présence au monde dans sa dimension interne en même temps qu’elle travaille
à une ouverture des possibles dans son activité d’anticipation. En somme, la
philosophie de l’imagination de Ricœur articule les trois dimensions attachées à
l’activité symbolisante : la dimension d’articulation au monde présente dans sa
dimension de cosmicité (la hiérophanie étudiée par l’histoire des religions) ; la
dimension de l’onirisme présente dans la dynamique psychique et pulsionnelle du
sujet (étudié par la psychanalyse) et la portée poétique qui est puissance de
formation des images (la poétique des éléments bachelardienne). (Voir symbolique
du mal) mais Ricœur donnera à cette importance reconnue à l’imagination tout sa
condité dans le champ pratique.
2. L’imagination et l’anthropologie de l’homme capable
Parler de l’imagination comme fonction du possible pratique est révélateur du
projet philosophique de Ricœur. Dans l’anthropologie ricoeurienne, qui est, comme
on le sait, une anthropologie de l’homme capable et pas seulement de l’homme
coupable, l’imagination tient une place majeure. Le cogito ricoeurien, s’il est capable
de sentir, de désirer, de percevoir, de penser, de vouloir est donc aussi un cogito
capable d’imaginer. L’homme capable ne manque pas d’imagination. Plus et
davantage même, l’imagination fait partie de ses capacités fondamentales qui lui
signifient sa liberté. Elle manifeste en l’homme la possibilité de configurer un monde
comme son monde et d’explorer et de faire advenir des attentes en rupture avec
« l’ordre des choses », t-il un ordre moral ! Puissance de subversion, il y a dans
l’imagination une capacité d’ouverture qui installe le cœur de la philosophie pratique
moins du cô du souci de la norme et de la loi que du côté de l’éthique et de la visée.
L’aspiration et l’anticipation en imagination de ce qui pourrait être ou de ce qui est
souhaitable est premier par rapport à ce qui devrait être. Il faudra nous en souvenir
car dans la thématisation ricoeurienne, l’antériorité logique de l’éthique sur la morale
nous semble tenir à cette importance donnée à la visée en imagination
préférentiellement à l’exigence de la norme ou du principe moral. N’est-ce pas au
fait que le jugement morala besoin de l’art de raconter pour, si l’on peut dire, schématiser
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